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LE GRAIN DE SABLE

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Jean-Claude Denis

Le grain de sable

Roman

Éditions Persée

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J’ai emprunté les traits à des personnes réelles ou imaginaires, vivantes ou défuntes ; elles ne sont qu’une galerie de portraits de cette fiction. Leur opinion politique, leurs actes, ne sont que le produit de mon imagination. Ils s’exerce-ront au fil des pages à des considérations sur l’actualité d’alors, à raconter leurs histoires, à mener leurs affaires avec un certain détachement.

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Du même auteur

Le roi de Catalauni, 2012, Éd. BénéventUn diable dans les courants d’air, 2015, Éd. Persée

Turbulence, 2016, Éd. Persée

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I

Cette grande promenade tout le long des quais, de la station Saint-Michel, passant par l’île Saint-Louis jusqu’au pont des Arts et le quai Saint-Augustin, il m’arrivait souvent de la faire pour jouir du Paris mythique. Le point de vue que j’avais ce matin-là du pont des Arts en regardant vers la pointe du Vert Galant, la Cité et Notre-Dame, assurément je contemplais le centre historique qui, depuis des siècles, n’avait pour ainsi dire pas changé, res-tait immuable, intouchable et protégé, et si je me retournais dans la longue perspective de la Seine ; Le Louvre en enfilade, c’était prisé des peintres, des photographes, des touristes et des badauds.

Nous étions en juin, un samedi matin, et le vent de Seine m’était agréable. Je me posais sur un des bancs de la passerelle au centre, dans l’axe du fleuve, et entrepris de commencer à noircir la pre-mière page de mon bloc à dessins. Cette fois-ci je n’avais pas fait le tour habituel par le quai de la Mégisserie, j’avais pour but de passer chez Sennelier et d’y faire quelques achats de fournitures de dessin. À l’encre sépia, ce qui me convenait le mieux, par un encombrement minimum, j’avais le loisir de me déplacer au gré de ma fantaisie, de choisir un angle intéressant. J’avais dans l’idée de mettre  en œuvre  une  série  de  tableaux,  peut-être  des  huiles, mais ce n’était encore qu’un projet lointain.

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De ceux qui s’exerçaient ici ou là, nombreux n’étaient que des crouteux qui semblaient en vivre : de la peinture alimentaire dans le style accumulation de couches à simuler le relief. À les obser-ver, ces peintres de plein air, j’avais des doutes sur le plaisir qu’ils pouvaient tirer de leurs œuvres… Sempiternellement à exécuter le même sujet, de la peinture automatique à la chaîne ou aux pièces. Ceux-là proches de moi je les voyais à chaque fois que je passais sur le pont des Arts… Quel ennui, pensais-je, que ç’en était une astreinte  qu’ils  s’appliquaient  à  perpétuité…  un  style  pratique-ment identique que l’on retrouvait place Blanche, place du Tertre ou au Moulin Rouge. Le Sacré-Cœur portait incontestablement le flambeau de la duplication…

Celui qui occupait le coin du trottoir à l’entrée du pont Henri IV et du quai de la Tournelle depuis toujours peignait inlassable-ment Notre-Dame dans la perspective de l’île Saint-Louis. Il mar-chait au blanc  limé au café d’en  face. Déjà  là, quelques années auparavant quand je logeais à Arcueil chez Madame Gos1. Déjà je faisais cette promenade et m’arrêtais au comptoir pour y boire un diabolo-menthe, j’y dînais quelquefois le samedi ou le dimanche, une andouillette-frites, une spécialiste du bougnat… À la fin, intri-gué d’une telle assiduité, je posais la question au bistrotier.

— Vous voulez parler de Hyacinthe ? Quand j’ai repris le bis-trot, c’était déjà un habitué, mon plus vieux client, il a son rond de serviette dans le casier et sa table attitrée. Ses œuvres, vous voyez au mur du fond, elles doivent dater d’avant-guerre, c’est pour vous dire !… Faut pas croire, il a une clientèle : des touristes, des qui-dams et même le Bazar de l’Hôtel de Ville rayon beaux-arts.

Elles  alternaient  entre  les  enseignes Cointreau,  Picon, Byrrh et  l’affiche  obligatoire  sur  l’ébriété  publique :  Notre-Dame,  le Sacré-Cœur et le Moulin Rouge, j’en avais les yeux agacés, ces effroyables mélanges et  rapports de couleurs entre des marrons, 

1 – Un diable dans les courants d’air, Éd Persée.

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des jaune-citron et des vermillons proprement insoutenables… Je m’interrogeais de cette constance dans l’indigence, elles étaient patinées par l’atmosphère tabagique et par les chiures de mouches, attestant de leur ancienneté, généreusement empâtées. Il répliquait Hyacinthe,  trois  cent  soixante-cinq  jours  par  an,  son  ombrelle délavée  laissait  l’observateur  dubitatif  sur  sa  couleur  d’origine. Au fond, pensais-je, ce Hyacinthe était un philosophe : son zinc à disposition, son tabac, son bric-à-brac de Rapin, sa soupente rue du Puits-de-l’Ermite : une chambre de bonne éclairée d’un unique vasistas au sixième avec vue sur le dôme du Panthéon : une des-cription du  tenancier. Comment pouvait-on peindre pendant des lustres, jours après jours, sans progresser, sans voir le côté hideux de cette manière ? Une telle constance à barbouiller dans un style pareil relevait d’un manque de scrupule, d’un mépris total de la clientèle !… une insolence suprême au bon goût, et une insulte aux beaux-arts. Et moi qui déchirais, raclais, retranchais quand, de mes résultats, je ne retirais que de la contrariété !…

Place du Tertre haut lieu du tourisme artistique, voulant tenter ma chance, il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que je dérangeais, ils s’accrochaient à leur mètre carré de macadam ou de pavé, se feraient tuer sur place plutôt que de bouger d’un centimètre. Les esclandres n’étaient pas rares. Je leur laissais leurs places à dupliquer le Sacré-Cœur taillé au couteau, lissé à la spa-tule… Du Hyacinthe démultiplié !… Elles finiraient en décor de salle à manger des quartiers populaires, dans les HLM de Sarcelles ou d’ailleurs, provinciaux et  touristes, même des Japonais, c’est pour dire que  les  affaires  tournaient… Une heure  à barbouiller, autant à siroter une mominette ou à boire une mousse… ils s’inter-pelaient les uns les autres, tous avec la dégaine vestimentaire ad hoc…

J’avais tourné dans tous les sens sur cette place pour me faire une idée de l’ambiance puis je m’en écartais, cherchant un coin plus tranquille, Montmartre ne manque point de vues, de sujets à

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peindre. J’esquissais le Lapin Agile assis sur un banc, rien d’ori-ginal, mais l’expérience d’une série limitée, que j’espérais vendre à un prix raisonnable, me réservant un bénéfice… Ces belles jour-nées de  juin,  j’en profitais pour avancer cette  série d’encre à  la plume, en y incluant quelques personnages, des voitures et même un peintre et son chevalet.

Celui-là avait bien bougonné un peu, c’était son angle, son banc, son endroit depuis des années !… « C’est toujours pareil, il suffit qu’on s’absente !… Là où vous êtes, j’ai la rue Saint-Vincent en enfilade, et  il me montra sa  toile à demi achevée. Un adepte d’Utrillo, mais  seulement… Le  rendu  s’apparentait  au  style  du Tertre,  il y avait bien quelques réminiscences, il comparaît avec des cartes postales toutes tachetées de ses empreintes… Ça pou-vait faire illusion, mais un regard tant soit peu averti révélait un amateurisme  confirmé  par  des  mauvaises  habitudes,  fossilisé comme  tous  ces  peintres  de  circonstances.  Je  dus  me  décaler d’un bon mètre car, sans vergogne il s’installait carrément devant moi… après avoir étalé ses toiles sur le banc. Sur le point d’appor-ter la dernière touche, il ne me gênait guère, mais ce manque de savoir-vivre élémentaire avait le don de me mettre de travers et tout en fignolant quelques détails, je cherchais une réplique bien sentie, quelques remarques acides, elles me venaient nombreuses à l’esprit. Il reproduisait les personnages à la manière d’Utrillo : des femmes de l’époque en chapeau, en longue robe serrée et au gros derrière comme des vases. Une particulièrement remontant la rue Saint-Vincent, elle était disproportionnée par rapport à l’éloi-gnement. Je prenais soin de ranger mes planches dans mon carton, prêt à lever le camp.

« Vous pouvez reprendre votre banc… Si je peux me permettre, votre  personnage  à  la  Utrillo,  est-ce  une  géante ?  Faut  la  faire rebrousser bien de cent mètres… Une question de perspective !

— Non mais, vous êtes un peu jeune pour critiquer !… J’expose dans le monde entier, quand vous en serez là, on en reparlera !…

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— Hélas, comme tous vos congénères de la place du Tertre… » et je tournais les talons.

Si le coin était tranquille, je ne souhaitais pas envenimer la cau-serie, il suffisait d’hausser le ton pour que ça rapplique de partout. Les algarades entre la coterie installée et les nouveaux-venus se terminaient par l’éviction de ces derniers.

Un temps, il m’avait semblé pouvoir m’exercer à cette activité rémunératrice, mais je n’avais pas encore à l’esprit les pratiques et  les  codes…, et ma naïveté  innocente me cachait  les  réalités : cette nécessité de se conformer à un dogme de la représentation… celle que j’ai décrite sommairement, une concurrence féroce dans l’obtention des places. Il fallait entrer en connivence, payer à boire et attendre qu’une place se libère. Une corporation qui jouait de la cooptation… C’était donc une institution encadrée par la Ville de Paris, reposant sur une entente avec les commerçants qui y trou-vaient leurs comptes.

Les galeristes que je visitais déclinaient mes œuvres, prenaient une mine désolée, prétextaient un courant dont  ils ne pouvaient déroger et se rattrapaient par des conseils… « Lancez-vous dans l’abstraction informelle ou géométrique, c’est dans le temps… » Sous les yeux, cette exposition de Poliakov, si je pouvais être tenté c’était un peu par ce genre : des masses qui se contredisent, s’équi-librent dans des  teintes  rabattues ou vives. Celui-là n’avait plus rien à prouver, il n’avait qu’à continuer sur sa lancée…

Je venais de lire : La théorie des couleurs de Signac, leurs inte-ractions entre elles, il y avait là un peu de science sur la pratique des arts picturaux mais que de temps à y consacrer, satisfaire aux expériences, le genre exige de plus de l’espace. La peinture d’ate-lier est sans nul doute ce qui m’aurait convenu le mieux.

J’abandonnais le pont des Arts, Montmartre et les quais. L’idée m’avait traversé l’esprit un de ces matins où la journée promettait d’être agréable, propice à de longues marches. Je m’étais levé de bonne heure, me couchant comme les poules, c’est à la station

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Denfert que l’idée m’est venue de prendre le train de Robinson… Mais je changeais d’avis au guichet et demandais un billet pour Saint-Rémy-lès-Chevreuse.  Un  pas  si  lointain  souvenir  quand j’habitais chez Madame Gos à Arcueil. Dans sa Delahaye fami-liale, un de ses fils, agent de change, m’avait proposé de pique-niquer en famille avec son épouse et ses deux filles dont l’une, la cadette était si jolie… Il y a comme ça des jours marqués d’une pierre blanche, je pourrais en décrire toutes les sensations ; les pay-sages, les conversations, les senteurs végétales et le goût des vic-tuailles… La robe légère à rayures bleues de la petite Agnès sage et rieuse. C’était encore une jeune adolescente, elle en avait treize et moi dix-neuf… Dans cette prairie en pente douce descendant aux premières fermes de Chevreuse. Nous nous sommes installés à l’ombre d’un chêne, non loin du Château de Coubertin, face à un panorama agreste d’une belle colline boisée couronnée par la ruine imposante de la Madeleine : le repaire des Seigneurs de Chevreuse. Il m’avait suggéré d’emmener mon carton à dessins, on me savait avoir des dispositions artistiques pour en avoir donné des preuves à la salle de Patronage d’Arcueil : un décor de théâtre, une repré-sentation de « Sainte Odile », car l’agent de change s’investissait dans les animations de la Paroisse… Le temps d’une sieste, tous allongés dans les herbes folles, à la plume sur un papier canson, je croquais Chevreuse et le Château de la Madeleine qui surplombait le gros bourg… Et, les beaux cumulus d’été passant doucement, le ciel apportait un réalisme et une consistance au paysage, je leur en fis cadeau, en remerciement pour ce beau dimanche à la cam-pagne. Il en fut ravi, l’agent de change, et s’empressa d’en faire un  sous-verre  agrémenté  d’une marquise. Bien  en  vue,  entre  le portrait de sainte Thérèse de Lisieux et la basilique de Lourdes. Il doit y être encore… Des paroissiens assidus les Gos, j’y étais en pension le temps d’être appelé sous les drapeaux. Plus tard, taci-tement, j’avais rompu, quand je crus comprendre que je devenais pour eux un élément suspect, à craindre, et pourtant je prenais bien 

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soin de ne pas montrer mon penchant pour Agnès, sa grande jeu-nesse, mon adolescence attardée, à mon corps défendant ignorant l’interdit moral, même de tendance platonique, moi qui ne pen-sais nullement à mal puisque ce n’était qu’en pensée. La notion de majorité ne m’était pas étrangère et j’étais prêt à patienter le temps nécessaire. Le régiment, l’éloignement m’aurait été moins pesant.  Je n’étais qu’un  locataire en fin de compte mon dernier terme  payé,  dès  la  fin  juillet,  tous  partaient  à  Saint-Benoît-du-Sault dans la maison de location pour les grandes vacances. Il ne restait plus que Myriam la caissière du Grand Bazar d’Arcueil… Elle aussi, au mois d’août, elle irait les rejoindre le temps de ses congés annuels…

De la sœur aînée, je n’ai plus le souvenir de son nom, elle avait un côté grande perche, la sœur d’Agnès, elle ne lui ressemblait pas et c’est sans doute cette disparité qui me faisait n’avoir d’yeux que pour Agnès, forcément ça ne pouvait que se remarquer. Elle lui aurait ressemblé, dotée de formes plus féminines, j’aurais tout naturellement partagé mon regard, presque autant sur l’une que sur l’autre… Madame Gos n’aurait pas eu cette réflexion faite à mon frère Denis quand il est venu me voir à la fin de mon séjour à Arcueil : « que je tournais un peu trop autour d’une gamine à peine adolescente, qu’il était temps que je parte au régiment… »

De la gare de Saint-Rémy, en vingt minutes à pieds, je retrou-vais l’endroit à l’orée du bois de Méridon sous le gros chêne. Ce n’était plus les grandes herbes folles, mais une prairie ou quelques moutons  broutaient  tranquillement,  le  paysage  immuable,  à  le contempler, me faisait remonter en mémoire ce fameux dimanche à la campagne auprès d’Agnès. Je n’y pensais pas soudainement, déjà dans le train je guettais leur pavillon, on le voyait un peu en contre-plongée après la station Laplace, cette maison en terrasse couleur ocre, et toute proche prêt à la toucher, un pin parasol, une vision fugitive. Pour la première fois, je reprenais cette ligne mais sans descendre à Arcueil. Un curieux sentiment d’amertume m’as-

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saillait en regardant défiler ce paysage familier, des regrets d’un passé révolu et surtout d’un acte manqué…

Je refis pratiquement le même dessin à la plume dans le même format. C’était sous un ciel de petits cumulus d’été. Ils projetaient en passant, poussé par un vent du Nord-Est exactement comme lors de ce temps-là, des ombres glissantes sur les pâturages et les bois de la Madeleine éclairant, assombrissant tour à tour la vieille forteresse médiévale. Je prenais soin de rendre de ces éclairages un  détail  d’importance,  non  pas  une  marque  de  style  mais  de romantisme de bon aloi. Trop classique, le genre que l’on écarte dans les galeries rue de Seine ou rue Dauphine…

Il y a des contrées que j’ai toujours préférées à d’autres, la val-lée de Chevreuse en est, certainement liée à des souvenirs d’un temps  où  quitter mes  confins  champenois  et  découvrir  d’autres horizons m’exaltait.  Cette  fois-là  j’explorais  une  autre manière de vivre en dehors du cocon de ma petite enfance. Mademoiselle Jeanne ma marraine pensait, sous les conseils de Jacques, que me frotter pendant un bon mois à une vie en collectivité me ferait le plus grand bien.

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II

J’ai encore le souvenir de cette grande descente sableuse au flanc d’un coteau du côté d’Orsay : une ancienne sablière  livrée aux  jeux  des  enfants  en  général  encadrés  par  des  grandes  per-sonnes en ce qui nous concernait, c’était des louveteaux de la sec-tion d’Arcueil. Nous étions une trentaine la veille du départ pour les Rousses… Un exercice de mise en condition, car nous devions être aptes à faire des randonnées en montagne.

Du patronage cet embarquement dans un camion, un GMC, à la manière de petits soldats partant en campagne avec nos sacs à dos et tout le fourbis, des ustensiles indispensables à la vie en plein air, tout ce bazar sanglé dans des couvertures voyagerait dans le fourgon du  train  de Bellegarde. Nous  avions  un wagon de  pre-mière classe à notre disposition, un avantage auquel la famille Gos n’était pas étrangère : Cheminote de père en fils.

J’étais partagé par l’excitation de prendre un train de nuit et une certaine inquiétude de séjourner avec des inconnus qui se connais-saient  tous,  rompus à  la vie de  louveteaux, mon statut de pièce rapportée dans un milieu de petits Parigots dégourdis ne me lais-sait pas présager dans l’immédiat des contacts faciles.

Jacques devait sentir mes inquiétudes, se douter de mon malaise…  il  entreprit  donc  de  me  donner  quelques  conseils : « Marque  ton  territoire, montre  que  tu  existes,  vous  allez  vous