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Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité BRUYAS Benjamin Mémoire de Séminaire Science, Pouvoir et Société 2009 - 2010 Sous la direction de : Daniel Dufourt Membres du jury : Daniel Dufourt Jacques Michel

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Université de LyonUniversité lumière Lyon 2

Institut d'Études Politiques de Lyon

Le Consensus de Washington :Construction et Reconstruction d'uneLégitimité

BRUYAS BenjaminMémoire de Séminaire

Science, Pouvoir et Société2009 - 2010

Sous la direction de : Daniel Dufourt

Membres du jury : Daniel Dufourt Jacques Michel

Table des matièresRemerciements . . 4Introduction . . 5Quel Consensus pour Quelle Légitimité ? . . 9

Le Consensus Néolibéral : une construction médiatique ? . . 10La montée en puissance des théories néolibérales . . 11Friedman et les média : chronique d'un marketing scientifique réussi . . 12

Un Consensus scientifique difficile à atteindre . . 15Les dix points de Williamson . . 15Consensus ou Convergence ? . . 19

Que change le Consensus ? . . 21Avant le Consensus : les Plans d'Ajustement des années 80 . . 21Les années 90 : le FMI s'approprie le Consensus . . 23

Le cas de l'Argentine, ou l'échec de l'expérimentation . . 26De 1991 à 1994 : un succès à nuancer . . 26

Les ingrédients du « Miracle Economique » . . 27Le revers de la médaille . . 30

De 1994 à 1998 : de la crise « Tequila » à une reprise incomplète . . 32Une crise sans remise en question de fond . . 33Le retour des politiques sociales et les limites du système . . 34

De 1998 à 2002, ou de la crise systémique à l'abandon du modèle . . 37Un Consensus appliqué contre vents et marées . . 38De l'aide à l'abandon du Fonds . . 40

Après le Consensus, de la contestation au choix . . 43Quand la crise devient théorique . . 43

Le Consensus : la crise de la simplification . . 44Les institutions : la crise de l'arrogance . . 46

La fin du Consensus à Washington . . 49Les réponses divergentes des institutions . . 50La réponse de Williamson : un « Fondamentalisme des Institutions » ? . . 52

Les années 2000 : le FMI en quête de légitimité . . 56Une adaptation très timide . . 56Un monde sans Consensus, un monde sans Washington ? . . 59

Conclusion . . 63Bibliographie . . 66

Revues . . 66Ouvrages . . 67Rapports et articles Internet . . 68

Index des abréviations . . 70Annexes . . 71

Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité

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RemerciementsJe remercie tout d'abord les professeurs qui m'ont aidé à réaliser ce mémoire, Mr Dufourt et MrMichel, pour leurs précieux conseils et pour toutes les références qu'ils m'ont fourni.

Je remercie Mr Charbonnier, pour les contacts qu'il m'a fourni en Argentine.

Je remercie également mes proches, qui ont supporté mon humeur fluctuant au gré de laprogression de mon mémoire et n'ont cessé de m'encourager.

Enfin je remercie mes professeurs de Sciences Economiques et Sociales du lycée ClaudeLebois à Saint-Chamond, en particulier Mrs Chalayer et Goudard, qui m'ont appris à aimer lessciences économiques. Je remercie Baruch Spinoza, dont « L'Ethique » m'a appris à raisonner età aimer la raison. Et je remercie une amie à la fois proche et lointaine, qui m'a appris à aimer lapassion.

Introduction

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Introduction

« Les idées, justes ou fausses, des philosophes de l'économie et de la politique ont plusd'importance qu'on ne le pense en général. A vrai dire le monde est presque exclusivementmené par elles. Les hommes d'action qui se croient parfaitement affranchis des influencesdoctrinales sont d'ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. » Cette phrase,écrite par John Maynard Keynes dans son célèbre ouvrage, la « Théorie générale del'emploi, de l'intérêt et de la monnaie » ( 1936 ), exprime l'immense importance desproductions du champ scientifique, et en particulier du champ des sciences économiques,dans la détermination des politiques mises en œuvre par les gouvernements. En effet,l'importance des enjeux de ces politiques fait qu'elles ont besoin, pour être acceptéeslargement, de justifications théoriques solides, de façon à ce que les hommes politiques quiles défendent puissent les présenter non comme un choix partisan, mais comme le fruit dupur et simple bon sens, ne prêtant pas le flanc à la critique ou à la contestation.

Ce besoin de légitimité scientifique des politiques économiques a rencontré un échoimportant chez certains économistes, en particulier les théoriciens de l'économie ditenéolibérale ou monétariste1, tels que Friedrich Von Hayek ou Milton Friedman pour ne citerque les plus connus. Ceux ci, s'appuyant beaucoup sur des modèles mathématiques pourjustifier leurs hypothèses, ont en effet porté une volonté de scientifisation des scienceséconomiques, cherchant à acquérir une légitimité scientifique équivalente à celle dessciences dites « dures », par exemple les mathématiques ou la biologie, dans lesquellesles règles établies sont considérées comme des règles de la nature, intangibles etincontestables. De telles règles, si elles pouvaient être établies sans l'ombre d'un doute dansle champ de l'économie, permettraient d'indiquer de manière parfaitement « scientifique »,et donc incontestable, les politiques économiques à mener, et toute personne s'opposant àces dernières ne pourrait le faire que par méconnaissance ou incompréhension de la véritéscientifiquement établie.

Avant d'étudier cette légitimité scientifique, il s'agit de la définir. Nous entendrons ici par« légitimité scientifique » un concept proche de celui d'autorité scientifique défini par PierreBourdieu dans « la spécificité du champ scientifique » ( Bourdieu, 1975, extraits disponiblesen annexe ) auquel nous ajouterons une notion extérieure au champ scientifique : celui dela légitimité politique, c'est-à-dire de la perception positive émise par le champ politique àpropos d'une théorie, qui doit en principe faire écho à l'autorité scientifique de cette dernière.Si celle-ci dispose d'une autorité absolue, ou tout au moins très large, et est reconnue dansl'immense majorité du champ scientifique comme incontestable, comme par exemple lathéorie de l'évolution, soutenue par la très grande majorité des scientifiques de la planète,alors sa légitimité politique doit, a priori, être elle aussi absolue.

De manière générale, les économistes admettent cependant que les théorieséconomiques ne sauraient permettre la formation de règles absolues, en raison de la grande

1 Nous considérons ici les termes « néolibéral » et « monétariste » comme équivalent en terme de base théorique, correspondantà une volonté de diminution du rôle de l'Etat dans l'économie au profit des marchés, qui seraient selon ces écoles de pensée plusefficaces en termes de gestion. Nous introduisons toutefois une nuance entre ces deux termes, la théorie néolibérale représentantplutôt une simplification, ou une vulgarisation, de la théorie monétariste dans un but politique. En d'autres termes, le néolibéralismeest le monétarisme adapté au grand public et aux média de masse.

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diversité des situations et des contextes. Néanmoins, une théorie prétendant à une certainerigueur scientifique, au sens des sciences « dures », disposerait sans aucun doute d'unetrès grande légitimité politique. En d'autres terme, elles se retrouverait rapidement reprisepar la plupart des hommes et femmes politiques, acquérant ainsi une grande légitimité dansle discours politique, au sein duquel elle serait donc perçue comme à la fois pertinente dansson principe et juste dans son application. De manière générale on peut estimer que, dansle champ politique, la légitimité d'une idée vient du fait qu'elle soit répétée par des hommeset femmes politiques nombreux et de partis différents, de manière à apparaître comme uneopinion non partisane et donc, objective. C'est cette répétition des idées présentées commepertinentes qui leur donne une véritable autorité politique, qui doit en théorie être équivalenteà l'autorité dont elles jouissent dans le champ scientifique.

La véritable question que pose l'utilisation des théories économiques pour apporterune caution scientifique aux politiques et aux réformes des gouvernements est la suivante :comment les politiciens sélectionnent-ils les théories dont ils se prévalent ? Comment leséconomistes eux-même font ils pour que leurs théories soient perçues comme disposantd'une autorité scientifique par la sphère politique ? Quel lien existe-t-il entre l'autoritéscientifique et la légitimité politique des théories économiques ? En résumé, comment seforme la légitimité scientifique ?

Le cas du Consensus de Washington constitue un excellent objet d'étude pour apporterun début de réponse à ces questions. En effet, cet ensemble de dix objectifs économiquessupposés assurer aux pays en développement une croissance forte et une réduction de lapauvreté, élaboré en 1989 par l'économiste John Williamson, membre de l'Institut Peterson,( Institute for International Economics ) a véritablement incarné dans la sphère scientifiquecomme dans la sphère politique la théorie néo-libérale de l'économie du développement.Le terme même de « consensus », qui est d'ailleurs contesté à l'origine par certainséconomistes, montre bien une volonté d'établir une vérité incontestable car jouissant d'unassentiment généralisé. Cette idée d'une théorie largement établie comme valide, jouissantdonc d'une autorité scientifique et d'une justesse épistémologique confirmée par ce statutconsensuel, constitue une affirmation de légitimité scientifique qui ne peut que plaire a prioriaux « hommes d'action » dont parlait Keynes. Ceux-ci, et en particulier dans le cadre desinstitutions internationales chargées de faciliter le développement économique, adoptentrapidement les prescriptions de Williamson, et ces dernières sont appliquées dans plusieurspays, avec plus ou moins d'enthousiasme de la part des gouvernements concernés.

Le Consensus de Washington dispose donc à l'origine d'une grande légitimité tant dupoint de vue scientifique que du point de vue politique. En effet, dans le champ scientifique,cet ensemble d'hypothèses visant à une croissance forte dans les pays en développement,et en particulier ceux d'Amérique Latine, jouit dans ses grandes lignes d'un assentiment trèsample, principalement de la part des tenants des théories néo-libérales et monétaristes, quiy retrouvent nombre d'opinions qu'ils ont eux-même défendu. Par ailleurs la sphère politiquelui apporte rapidement une légitimité importante, principalement au sein du Fonds MonétaireInternational et de la Banque Mondiale, qui en firent pratiquement leur doctrine officielle.

Le FMI et la Banque Mondiale, de par leur statut d'institutions internationalestechnocratiques et spécialisées dans les questions économiques, jouent un rôle centraldans la légitimation des théories économiques, justifiant certaines en les adoptant, et endisqualifiant d'autres. La nature technocratique de ces deux institutions, qui comptent denombreux économistes de profession, fait d'ailleurs apparaître leurs prises de positioncomme justifiées scientifiquement, et ce même si celles-ci sont contestées en leur seinmême par certains de leurs économistes. Quoi qu'il en soit, l'adoption du Consensus de

Introduction

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Washington, en particulier par le FMI, a eu un rôle central dans son application dans denombreux pays émergents ou en développement, et ce d'autant plus que le Fonds disposede moyens lui permettant de faire mettre en œuvre les politiques qu'il soutient dans les paysen développement, parfois par la contrainte.

Cependant, cette application a des conséquences pour le moins contestables entermes de développement. Dans l'immense majorité des cas, les Etats ayant appliqué lesrecommandations du FMI, basées sur le Consensus de Washington, connaissent alors unebrève période d'augmentation de la croissance économique et de réduction de l'inflation,suivie d'une période de crise économique, sociale et politique parfois très grave, voirecatastrophique, qui entraîne dans la quasi-totalité des cas l'abandon pur et simple de lamajorité des réformes inspirées par le Consensus. La théorie a donc montré ses limitesdans la pratique, et perd une bonne partie de sa légitimité scientifique, du fait précisémentde cet échec de l'expérimentation. Dans la plupart des champs scientifiques, si un ensembled'hypothèses se révèle incohérent avec l'expérimentation, il est abandonné ou tout au moinssérieusement remis en question, afin de correspondre aux faits empiriquement vérifiés. Or,dans le cas du Consensus de Washington, c'est le contraire qui se passe puisque si, suiteaux conséquences négatives de l'application du Consensus, son autorité scientifique estsérieusement attaquée par de nombreux penseurs, et pas seulement des économistes,la légitimité politique des mesures inspirées par les idées de Williamson est maintenuequasiment en l'état par le FMI et les gouvernements des pays développés, soutenus en celapar les média qui, eux aussi, continuent dans leur grande majorité de défendre des thèsesd'économie du développement qui sont pourtant apparues inefficaces voire nocives.

Le Consensus de Washington est donc un exemple parfait pour étudier le lien, oul'absence de lien, entre l'autorité scientifique et la légitimité politique. En effet, alors qu'aprèssa formulation, il dispose d'une grande légitimité dans les deux champs, l'échec de sonapplication fait perdre au Consensus une grande partie de ses fondements scientifiques,alors que le monde politique, en particulier dans les pays développés, continue de fairefréquemment référence aux théories dont il s'inspire, et ce malgré des contestations de plusen plus nombreuses tant dans la sphère publique, c'est-à-dire principalement dans le mondeassociatif de ces pays, que dans le champ scientifique.

Une telle étude doit passer par trois étapes, chronologiques, permettant d'étudier, dansle champ scientifique et dans le champ politique, la formation sociale de la légitimité et lesstratégies visant à cette formation. Tout d'abord, nous verrons comment s'est construitela légitimité du Consensus de Washington avant son application concrète dans les paysen développement. Ensuite, nous étudierons cette application même, afin de détermineren quoi cette expérimentation des préceptes du Consensus a pu les infirmer. Afin desimplifier cette étude empirique, nous nous focaliserons sur le cas de l'Argentine. Enfin nousessaierons de voir quelles ont été les réactions et les stratégies des acteurs, dans les deuxchamps étudiés, consécutives à cet échec de l'expérimentation.

Le choix de l'Argentine comme cas d'étude s'explique par le fait que ce pays est celuiqui a appliqué avec le plus de zèle les prescriptions du consensus de Washington, et qu'ilest présenté pendant plusieurs années comme un exemple à suivre par le FMI. En effet, lespays d'Asie Orientale appliquant le consensus ne l'appliquent en général pas intégralement,laissant l'Etat gérer de nombreux pans de l'économie, tout comme le font d'autres paysd'Amérique Latine. Le fait de ne pas prendre pour exemple un pays d'Afrique s'expliqued'abord ainsi : ces pays ont dans les années 1990 une structure économique, politique etscientifique nettement moins avancée que l'Argentine, et l'étude des conséquences despolitiques inspirées par le Consensus y est donc moins intéressante dans le cadre de ce

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mémoire. Il suffit de se rappeler que, dans ces pays également, ces réformes affaiblissentbien plus souvent l'économie qu'elles ne la renforcent, comme le montre l'exemple de laprivatisation du réseau de chemin de fer au Cameroun2.

Il faut enfin préciser que ce travail n'est pas un travail d'épistémologie. La problématiqueen est avant tout une problématique de sociologie politique, bien que les thèmes del'économie du développement seront évidemment très présents tout au long de ce mémoire,en particulier dans l'étude de cas sur l'Argentine. En effet, il nous apparaît évident qu'ilest impossible de comprendre véritablement les positions et les choix des institutionsinternationales telles que le FMI et la Banque Mondiale sans comprendre les mécanismesde légitimation sociaux et politiques de ces choix par les théories issues de la sphèrescientifique. Or, cette compréhension est d'une importance capitale car, comme le montrele cas du Consensus de Washington, les positions théoriques adoptées par les institutionséconomiques internationales sont susceptibles d'avoir un effet considérable sur la situationéconomique, sociale et politique de pays, voire de continents entiers, et d'influencer demanière décisive la vie de dizaines de millions de personnes. La validité de ces théories etleur adéquation, tant par rapport à l'expérience empirique que par rapport à la validité au seindu champ scientifique, constitue donc le meilleur moyen de s'assurer que leur applicationne causera pas plus de mal que de bien.

2 Voir à ce sujet le témoignage d'un usager du chemin de fer camerounais sur http://www.cameroon-info.net/reactions/@,8549,7,privatisation-du-chemin-de-fer-au-cameroun-l-arbre-n-a-pas-tenu-la-promesse-des-.html ( consulté le 15 août 2010 )

Quel Consensus pour Quelle Légitimité ?

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Quel Consensus pour QuelleLégitimité ?

Lorsque, en 1989, John Williamson formalise ce qu'il appelle le « Consensus deWashington », il s'appuie déjà sur des années de domination idéologique des théoriesmonétaristes et néo-libérales. Ces théories, que l'économiste de l'Institut Peterson lui-même définit comme les doctrines défendues par la Société du Mont pèlerin ( Williamson,2004, p.2 ), se sont en effet imposées à l'époque comme dominantes dans le champscientifique comme dans le champ politique. Leur légitimité est alors d'autant plus forte queleur application dans la pratique tout au long des années 80, plus particulièrement dans lesEtats-Unis de Ronald Reagan et le Royaume-Uni de Margaret Thatcher, semble avoir portédes résultats prometteurs en terme de réduction de l'inflation et de croissance, malgré desconséquences sociales souvent très lourdes, comme dans le cas des mineurs britanniques.En 1989, la chute du Mur de Berlin apparaît comme le triomphe du capitalisme sur lessystèmes d'économie dirigée, ou tout au moins cet événement est il très souvent présenté etinterprété ainsi. Ce triomphe du capitalisme au niveau international correspond au triompheidéologique des théories néolibérales, qui peuvent désormais incarner, comme leurs auteursy aspirent depuis des décennies, des théories acceptées par tous et appliquées partout,car représentant la seule véritable compréhension du système capitaliste. Ces théories sontalors parvenues à un tel niveau de domination dans les champs scientifique et politique despays développés qu'elles peuvent prétendre à un statut consensuel, tant leurs opposantssont marginalisés.

Une telle domination théorique est excessivement rare dans les sciences sociales,car les certitudes absolues y sont, comme nous l'avons déjà dit, elles-même très rares.Et, de fait, une étude plus attentive permet de s'apercevoir que l'affirmation d'un véritable« Consensus » néolibéral, incarné dans celui de Washington, est hautement optimiste. Or,la légitimité politique de ce dernier s'est construite sur l'affirmation du consensus scientifiquequ'il est censé représenter. Si donc cet accord parfait dans le champ scientifique venaità manquer, la légitimité scientifique du Consensus de Washington en serait gravementaffaiblie, et ne pourrait donc que difficilement survivre à un quelconque choc de confiancequi mettrait en évidence ses limites. Pour étudier la véritable force de cette constructionthéorique, il convient donc de voir comment sa légitimité s'est créée, en commençant parune étude de la montée en puissance et de l'édification de la domination des théoriesmonétaristes et néolibérales que le Consensus de Washington incarne. Ceci fait, il faut voiren quoi, au moment où il est rédigé et rendu public, ce dernier représente véritablementdans le champ scientifique un consensus qui peut justifier sa position exceptionnellementfavorable, avant d'analyser la transmission de cette position du champ scientifique au champpolitique.

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Le Consensus Néolibéral : une constructionmédiatique ?

Lorsque John Williamson crée ce qu'il appelle le « Consensus de Washington », il le définitlui-même comme « 10 instruments politiques dont l'application réunit un degré raisonnablede consensus à Washington3 » ( Williamson, 1990, p.1 ). Dans le même texte, il définit« Washington » comme « d'une part le Washington politique du Congrès et des dirigeantsde l'administration et d'autre part le Washington technocratique des Institutions FinancièresInternationales, des agences économiques du Gouvernement, du Bureau des Gouverneursde la Réserve Fédérale, et des think tanks. 4 » De fait, atteindre un consensus en matière depolitique économique entre ces différentes institutions semble à l'époque particulièrementfacile. En effet, dans chacune de ces institutions, les théories monétaristes et néolibéralesse trouvent alors en position dominante et jouissent d'une autorité scientifique quasimentindiscutée à l'époque. Cette position dominante est d'autant plus forte que les applicationsde ces théories dans les années 80 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni en particulier ontdonné des résultats prometteurs, dont l'aura est encore renforcée par la chute du Murde Berlin qui, annonçant la fin du bloc soviétique, semble laisser le monde sans aucunealternative crédible au néolibéralisme partisan d'un Etat minimal. On trouve d'ailleurs despreuves de cette domination scientifique et idéologique dans d'autres pays développéset dans d'autres institutions internationales, en particulier l'Union Européenne, comme lemontre l'article de Fitoussi et Saraceno écrit pour l'Observatoire Français des ConjoncturesEconomiques ( Fitoussi et Saraceno, 2004 ).

Cette domination idéologique et scientifique des théories néolibérales, sur laquelles'appuie clairement le Consensus de Washington, n'est cependant pas née uniquementde débats internes au champ scientifique, dont les résultats se seraient ensuite transmisau champ politique. Au contraire, les stratégies politiques et médiatiques des acteursscientifiques défendant ces théories ont joué un rôle important dans leur formulationmême. Bien entendu, toute création théorique en science sociale doit passer par unecertaine exposition médiatique et politique pour être appliquée, et les théories keynesiennes,dominantes dans les années 50 et 60, n'ont pas dérogé à cette règle. Cependant, il fautbien considérer l'importance relative des stratégies médiatiques et politiques par rapportaux débats internes au champ scientifique. En effet, si les premières prennent le pas surles deuxièmes, se crée le risque d'un appauvrissement scientifique par une simplificationexagérée, voire même par l'existence de théories créées uniquement pour être acceptableset compréhensibles à travers les média de masse. Si ce risque se réalise, alors la légitimitéscientifique de telles théories devient très fragile, car elle ne s'appuie pas sur un consensusréel et solidement étayé dans le champ scientifique. De ce fait, il sera évidemment d'autantplus difficile de défendre scientifiquement ce consensus en cas de contestation dans leschamps médiatiques et politiques, puisque sa légitimité scientifique se sera construite entresautres choses grâce à sa légitimité médiatique et politique. Or, une étude poussée de laconstruction de la domination des théories néolibérales montre l'importance considérabledes stratégies extérieures au champ scientifique dans cette construction.

3 Traduction de l'auteur du mémoire de la phrase : « 10 policy instruments about whose proper deployment Washington can mustera reasonable degree of consensus »4 Traduction de l'auteur de la phrase : « both the political Washington of Congress and senior members of the administration and thetechnocratic Washington of the international financial institutions, the economic agencies of the US government, the Federal ReserveBoard, and the think tanks »

Quel Consensus pour Quelle Légitimité ?

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La montée en puissance des théories néolibéralesLes années d'après-guerre représentent pour l'Occident des années de prospéritééconomique sans précédent, à tel point qu'elles sont désormais connues sous le nom de« Trente Glorieuses » en référence au livre du même nom de Jean Fourastié ( 1979 ). Durantcette période, le champ scientifique des sciences économiques est largement dominé parles tenants des théories keynesiennes, selon lesquelles l'Etat doit intervenir dans l'économieafin de soutenir l'activité, principalement en augmentant la demande effective, c'est-à-dire la demande attendue par les entrepreneurs, par des politiques de redistribution etde soutien du pouvoir d'achat des ménages, ainsi que par des politiques industriellesvolontaristes. Le « Welfare State », assurant une certaine protection sociale, garantie parl'Etat, aux citoyens, est appliqué partout en Occident, selon des modalités diverses maissur un fondement théorique relativement homogène. Les tenants des théories classiqueset néoclassiques, considérant, pour schématiser, que le gouvernement doit intervenir dansl'économie uniquement par le soutien à l'offre, c'est-à-dire aux entrepreneurs, plutôt quepar le soutien à la demande, c'est-à-dire aux ménages, se retrouvent alors marginaliséset dominés dans le champ scientifique, et ce d'autant plus que l'application de leursthéories dans les années 30, par la mise en place de politiques de rigueur pour résorberla crise économique de 1929, s'est soldé par des échecs et des situations sociales etpolitiques catastrophiques. C'est donc dans ce contexte particulièrement difficile pour euxque ce sont construites les oppositions théoriques au consensus keynésien alors dominant,principalement autour de deux pôles : l'école autrichienne de Friedrich Von Hayek et l'écolede Chicago de Milton Friedman, dont les positions concordent sur de très nombreux points.

L'école autrichienne a eu une très grande influence politique, par exemple à travers laSociété du Mont Pèlerin, créée par Von Hayek dans le but de réunir les penseurs libérauxde tous horizons, et qui a apporté, selon Williamson, la définition même du néolibéralisme.Cependant, pour ce qui est de l'influence sur le microcosme qui forme le Washington oùl'économiste dit avoir trouvé son Consensus, l'école de Chicago de Milton Friedman, quifut d'ailleurs personnellement membre de la Société du Mont Pèlerin, est beaucoup plusimportante, et c'est donc sur elle que va porter ce chapitre.

Dans un excellent article paru dans le volume 121 d'actes de la Recherche en SciencesSociales, Yves Dezalay et Bryant Garth ( 1998 ), expliquent les modalités par lesquellesles théories économiques de l'école de Chicago sont peu à peu devenues dominantes, tantdans le champ scientifique que dans les champs politique et médiatique. Tout commenceen 1947, lorsque Friedman arrive à Chicago en tant que professeur d'économie. LaCowles Commission y possède alors une notoriété grandissante. Créée en 1932 par AlfredCowles, cet institut de recherche économique construit cette notoriété sur ses tentativesde rapprocher la théorie économique et les mathématiques, par l'usage des statistiquesdans l'explication des phénomènes économiques. Cette manière de faire de l'économie,appelée économétrie, permet de donner une caution scientifique et une apparence derigueur mathématique à des théories appartenant au domaine des sciences sociales.La Cowles Commission l'utilise alors pour justifier les théories keynesiennes, à tel pointd'ailleurs que son Président entre 1955 et 1961, James Tobin, rejoint en 1961 le Council ofEconomic Advisers du Président Kennedy, dont l'attachement aux thèses keynesiennes estbien connu. En 1953, la Commission quitte l'Université de Chicago pour se rendre à Yale,et Friedman peut alors remodeler le département d'économie autour de ses idées.

Comme le montre l'article de Dezalay et Garth déjà cité ( 1998, p.10 à 12 ), la dominationdes théoriciens keynésiens condamne Friedman et ses élèves à une marginalisationcertaine vis-à-vis des centres de pouvoirs politiques, malgré des compétences scientifiques

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reconnues. De ce fait, ils développent un sentiment d'exclusion qui les pousse à s'opposerde plus en plus violemment à la domination idéologique de leurs adversaires scientifiques.Cette opposition scientifique rencontre dans les années 60 et 70 des alliés naturels dansles nouveaux conservateurs, dont Barry Goldwater se fait un temps le porte drapeau avantsa défaite à l'élection présidentielle états-unienne de 1964. Friedman fait d'ailleurs partiede ses conseillers, ainsi que de ceux de Richard Nixon. Comme l'expliquent Dezalay etGarth, « cette stratégie de contre-offensive savante, conduite sous la bannière d'institutionscomme la Hoover, l'American Enterprise Institute, la Heritage Foundation et le Cato Institute,offre à ces théoriciens dominés l'opportunité tant attendue pour faire enfin reconnaîtrepubliquement leurs idées » ( op. Cit., p.10 ). Cependant, toujours selon ces deux auteurs,ces « théoriciens dominés », ne trouvant pas une reconnaissance suffisante dans le champacadémique, la trouvent dans le champ médiatique. Ainsi la Heritage Foundation est-elledéfinie par son directeur comme spécialisée dans « le marketing et le packaging de lapensée universitaire pour une consommation de masse » ( op. Cit., p. 11 ). On voit clairementdans cette phrase l'introduction d'une logique marchande dans le champ scientifique : il estquestion de vendre une théorie économique en la rendant accessible au plus grand nombre.Cela a pu d'ailleurs porter à des théories reconnues comme non valables par la majoritédes scientifiques, mais connaissant une très grande fortune médiatique, comme le cas dela courbe de Laffer, donné en exemple dans l'article précité.

L'article de Dezalay et Garth démontre enfin que le succès de l'économétrie dansles années 50 et 60 a changé de nature dans les années 70, suite à la crise financière.Alors qu'avant cet événement, l'économétrie est surtout utilisée par les institutionsgouvernementales du « Welfare State » ( p.7 à 8 ), elle trouve désormais un nouveauchamp d'application dans l'économie financière, un domaine riche en données chiffrées eten pleine expansion ( p.8 à 10 ). Alors que la contre-offensive conservatrice donne unenouvelle force aux théories néolibérales, la nouvelle utilisation de l'économétrie par desentreprises privées du monde de la finance favorise un glissement de cette branche del'économie vers des employeurs aux intérêts bien différents de ceux de l'Etat. L'économétriedevient donc rapidement un instrument pour les théoriciens néoclassique, d'autant plusque l'évolution des années 70 est encore accentuée par la financiarisation de l'économiedes années Reagan. Cette double influence, encore renforcée par le désaveu des théorieskeynesiennes suite aux crises économiques des années 70, explique sans aucun doute legrand succès de l'offensive médiatique des penseurs monétaristes, dont Friedman offre unexemple véritablement éclatant.

Friedman et les média : chronique d'un marketing scientifique réussiUtilisant l'influence grandissante de son école de pensée, Milton Friedman réalise dansles années 70 et 80 une offensive médiatique qui rencontre un très grand succès. Le butde cette offensive est de réaliser une vulgarisation des thèses monétaristes, dans le butplus ou moins affiché de permettre la victoire des nouveaux conservateurs dont RonaldReagan est le chef de file, but qui est d'ailleurs atteint lors de l'élection présidentielle de 1980.Bien qu'on ne puisse évidemment pas attribuer la pleine responsabilité de cette victoirepolitique à Friedman, l'offensive médiatique de ce dernier y a sans aucun doute contribué,en vulgarisant les théories économiques sur lesquelles repose le programme du candidatReagan.

Cette offensive médiatique est menée de main de maître, sur de nombreux média, etavec un sens de la communication proprement impressionnant. Ainsi, dans sa croisade

Quel Consensus pour Quelle Légitimité ?

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de vulgarisation scientifique, Friedman fut invité dans de nombreuses émissions trèspopulaires, comme par exemple le talk-show de Phil Donahue, dans lequel il fut invitéentre autres en 1979 et en 1980, autrement dit deux fois en deux ans, avant l'électionprésidentielle. Dans ces émissions, Friedman apparaît comme un homme sympathique etexpose ses théories en des termes extrêmement simples. Phil Donahue, le présentateur,se permet même de dire, au début de l'émission de 19795, « l'une des choses merveilleusesavec vous, c'est que quand vous parlez, je comprends presque toujours ce que vous dites ».Friedman termine d'ailleurs l'émission par une série de questions posées par des membresdu public, des questions portant sur des sujets aussi divers et pratiques que le salaireminimum, l'inflation et les écoles privées. Il répond même à une question posée par unemembre du public lui demandant ce qu'il faisait de son argent, avec un sourire, par « ce sontmes affaires et non les vôtres », déclenchant les rires de l'assistance. Alors qu'il discute avecle présentateur face à face dans un fauteuil, cette séance de questions et de réponses avecles spectateurs se passe de manière beaucoup plus décontractée. En effet, en plus de sepermettre certains traits d'esprit, Friedman s'assoit sur le bord de l'estrade qu'il partage dansla première partie de l'émission avec Donahue, de façon à être plus proche du public, nonseulement physiquement mais aussi et surtout par son attitude, ses grandes compétencesde débatteur lui permettant de répondre de manière intelligente et raisonnable à chacunedes questions qui lui sont posées. Le résultat en termes d'image de la théorie monétaristeauprès du grand public est évidemment très positif. Mais le véritable chef-d'oeuvre deFriedman dans son offensive médiatique est sans aucun doute sa propre série télévisée,« free to choose », inspirée de son livre éponyme, paru en 1980.

Cette série de dix « volumes », c'est-à-dire épisodes, durant chacun un peu moins d'uneheure, que l'on peut trouver dans son intégralité sur Internet sur le site IdeaChannel.tv6 estune excellente introduction à la pensée monétariste et néolibérale. Dès le premier épisode,nommé « le pouvoir du marché », Friedman reprend, en les simplifiant à l'extrême, lesprincipaux postulats de la théorie libérale. Il cite ainsi Adam Smith en parlant de la « maininvisible » et de la « magie du système des prix », sans évoquer bien entendu les positionsplus critiques qu'avaient Smith vis-à-vis de l'appât du gain dans sa « théorie des sentimentsmoraux » ( Smith, 1759 ). Friedman donne deux exemples idéaux de marchés libres : lepremier est celui des Etats-Unis du début du XIXème siècle, dans lequel le gouvernementn'intervient dans l'économie que de manière marginale, et le second est celui du Honk-Kongde 1980, avec ses droits du travail inexistants. Il assure que l'extraordinaire développementéconomique des Etats-Unis au XIXème siècle est précisément dû à l'absence originelle derèglements contraignants l'action du marché. Selon lui, cette absence de régulation a permisà de nouveaux travailleurs, souvent immigrés, de travailler, même si c'était pour des salairesextrêmement bas et dans des conditions de travail très dures. Cette possibilité qui leur étaitofferte leur permettait, à terme, d'améliorer leur niveau de vie et d'assurer à l'économieétats-unienne sa grande prospérité, synonyme d'accroissement de la richesse pour tous. Ilutilise également l'exemple d'un crayon à papier, produit grâce au travail de centaines deproducteurs habitant dans des pays éloignés les uns des autres et ne se connaissant pas.Ce crayon à papier est selon lui le symbole de la façon dont le marché peut apporter la paixet l'harmonie entre les peuples. Il conclut la première partie de cet épisode en expliquantque, même si le fonctionnement du marché semble chaotique, il est en fait extrêmementorganisé, et ce grâce à la « main invisible » qui s'incarne dans le système des prix. Comme

5 L'enregistrement de l'émission est disponible intégralement sur Youtube, en 5 parties, à l'adresse suivante :http://www.youtube.com/watch?v=E1lWk4TCe4U

6 Les dix volumes sont disponibles à l'adresse suivante :http://www.ideachannel.tv/

Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité

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tous les autres épisodes de cette série, celui ci se termine par un débat entre Friedman etdes adversaires lui permettant de présenter ses idées. Ainsi peut-il répondre à une questionposée par un membre du « Democratic Socialist Organising Comitee7 » qu'il n'est pas unanarchiste et qu'il admet que le gouvernement est nécessaire pour fournir un cadre auxactivités des individus.

Cette excellente introduction à la pensée néolibérale est critiquable d'un point de vuescientifique sur de nombreux éléments. Par exemple, Friedman sous-entend de manièreassez claire dans le premier épisode qu'aucune découverte ou invention majeure n'a étéréalisée par la volonté d'une bureaucratie quelconque, ce qui est totalement faux, à moinsde considérer l'écriture, inventée pour répondre aux besoins de l'administration sumérienne( Cameron et Neal, 2003 ), comme une invention mineure. Dans un autre exemple, donné audébut du second épisode, l'auteur monétariste néglige purement et simplement une véritéhistorique, en disant que le Japon du XIXème siècle s'est ouvert au libre-échange de parla volonté de ses élites, en 1868. Or le fait est que cette ouverture fut contrainte et forcéeet advint beaucoup plus tôt, en 1853, lorsque le Commodore états-unien Matthew Perryl'imposa par la force en plaçant ses canonnières dans la baie de Tokyo8. Par ailleurs, leJapon ne constitue sans aucun doute pas un bon exemple de marché libre de l'ingérencedu gouvernement, puisque ce dernier fut toujours très présent dans l'économie, que ce soitpendant le XIXème siècle ou à l'époque du « miracle économique japonais », durant lequelle célèbre Ministry of International Trade and Industry ( MITI ) disposait d'un poids plus queconsidérable. Il serait possible de trouver de nombreux autres exemples d'inexactitudeset de simplifications parfois grossières, mais de tels problèmes peuvent être considéréscomme compréhensibles dans une tentative de vulgarisation scientifique, bien que ce nesoit pas notre opinion. En effet, les deux exemples précités montrent bien que Friedmanopère parfois une simplification importante pour présenter ses idées, qui pourtant sontsuffisamment riches pour n'en avoir pas besoin. La vulgarisation réalisée par cet auteur, toutcomme la plupart des vulgarisations effectuées par les scientifiques néolibéraux de cetteépoque, s'accompagne donc d'un certain appauvrissement scientifique, très dommageableen termes de légitimité. Par ailleurs, il est également possible de reprocher à Friedmanun certain populisme lors de certaines scènes, par exemple lorsqu'il rappelle les originessociales modestes de sa mère, au début du premier épisode, ou lorsqu'il parle à un jeuneenfant Noir en uniforme de son école, au début du sixième épisode, école qui a d'ailleursété construite dans le quartier pauvre du Bronx grâce à l'aide d'un fonds privé. Mais niles simplifications scientifiques ni l'omniprésence de Friedman, qui se met en scène enpermanence dans cette série, ne sont le problème le plus grave posé par cette démarche.

Le véritable problème illustré par l'émission « Free to Choose », d'un point de vuedémocratique, est le simple fait qu'elle n'ait tout simplement aucun équivalent keynésien ounéokeynésien à l'époque. Les économistes de ces courants de pensée, se retrouvant sur ladéfensive suite aux crises économiques des années 70, ne disposent alors d'aucune tribunemédiatique équivalente en termes de contact avec les classes populaires. Or ce contact estcrucial dans la construction d'une légitimité politique, puisque, lors des élections, ce sontces même couches populaires de la société qui représentent la majorité de l'électorat.

7 Connaissant le préjugé extrêmement négatif qu'ont les états-uniens vis-à-vis de tout ce qui répond à l'adjectif « socialiste »,il est facile de comprendre l'avantage médiatique qu'il y a pour Friedman à s'opposer à ce débatteur en particulier.

8 Toutefois, bien que cette ouverture ait été forcée, les élites japonaises y ont rapidement adhéré, comprenant l'intérêt qu'ily avait à moderniser le pays. Deux reproches peuvent être faits à Frideman dans ce cas précis : ne pas avoir parlé de l'opérationdu Commodore Perry, et avoir présenté le Japon comme un exemple de libre-échange et de désengagement de l'Etat, deux idéeséminemment contestables.

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Il apparaît donc que la construction des légitimités scientifiques et politiques desthéories néolibérales doit beaucoup à des stratégies médiatiques ayant parfois porté à unevulgarisation douteuse, voire à un appauvrissement scientifique. Néanmoins, l'efficacité deces stratégies est incontestable, et c'est donc de bon droit que Williamson peut estimertrouver en 1989 un large consensus autour des idées néolibérales dans les grandesinstitutions de Washington. En revanche, l'existence d'un consensus autour des mesuresqu'il préconise en économie du développement est beaucoup plus contestable dès lors quel'on étudie dans les détails ces dix mesures.

Un Consensus scientifique difficile à atteindreC'est donc en 1989 que Williamson élabore le Consensus de Washington, qu'il explicitedans le second chapitre du livre « Latin American Adjustment : How Much HasHappened ? » (Williamson (éd.), 1990), dans le but de donner une formulation explicitedéfinitive aux types de politiques économiques permettant aux pays en développementde connaître une accélération de leur processus de rattrapage économique des paysdéveloppés. Ces types de politiques, défendues par le « Washington » dont parleWilliamson, sont évidemment inspirées des opinions et des théories dont l'auteur pensequ'elles jouissent d'un assentiment généralisé de la part des membres de cet ensembled'institutions. D'ailleurs, une lecture attentive du texte dans lequel il définit sa théorie montreque celle-ci repose avant tout sur le consensus qu'elle est censée incarner. Par exemple, lapremière phrase du point portant sur les déficits fiscaux est tout simplement : « Washingtoncroie en la discipline fiscale9 » ( Williamson, 1990, p.2 ). La référence à ce Washingtondes institutions, de la politique et des thinks tanks est constante tout au long du texte, etla question qui se pose dès lors est : comment Williamson peut-il s'exprimer avec certitudesur les opinions d'un ensemble aussi vaste et hétérogène que celui qu'il décrit ? Même s'ilsemble bien qu'il y ait eu à cette époque un large accord de ce « Washington » autourdes thèses monétaristes et néolibérales, il paraît difficile de penser que cet accord aitpu être réellement général. Par ailleurs, les instruments que Williamson propose pour ledéveloppement économique sont très précis, de telle sorte qu'un consensus réel sembleimpossible.

De fait, comme Williamson le reconnaît lui-même, le terme de « consensus » apparaîtrapidement comme exagérément optimiste, même au sein du microcosme décrit parl'économiste. Cela pose évidemment un problème majeur en terme de légitimité politique,puisque, si ce consensus auto-proclamé ne reflète pas un consensus réel et confirmé parl'ensemble des acteurs concernés, son adoption à l'extérieur de Washington est baséesur un mensonge. En effet, l'idée que les mesures et réformes économiques listées parWilliamson représentent alors un véritable consensus est leur principal valeur d'exportationou, en d'autres termes, le principal élément leur permettant d'obtenir une caution scientifiqueet politique forte pouvant justifier leur adoption effective par les pays en développement. Ilest donc très important d'étudier en détail le contenu de cet ensemble de mesures qui seveut formulation d'une opinion consensuelle.

Les dix points de Williamson9 Traduction de l'auteur du mémoire de la phrase : « Washington believes in fiscal discipline »

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Dans son texte « What Washington Means By Policy Reform » ( Williamson, 1990 ),Williamson explique en détail en quoi consistent les réformes qui constituent le Consensusde Washington. Cette liste de dix instruments sensés permettre aux pays en développementd'Amérique Latine de se développer économiquement et de se sortir enfin des difficultésconsécutives à la crise de la Dette des années 1980 est très influencée par le contexte danslequel elle a été écrite, ce qui était d'ailleurs son objectif. Cet objectif est d'ailleurs lui-mêmedicté par le contexte, comme l'explique Williamson.

Dans son article « A Short History of the Washington Consensus » ( Williamson, 2004 ),John Williamson explique pourquoi et comment fut forgé ce Consensus. Au printemps1989, l'économiste de l'Institut Peterson doit argumenter devant un comité du Congrèsdes Etats-Unis en faveur du Plan Brady, un plan préparé par le Secrétaire du Trésordu Président Bush, nouvellement élu, dont le but est de réduire la dette des pays endéveloppement, par un allongement des durées de remboursement, plan qui fut plus oumoins imposé aux banques états-uniennes ( Vàsquez, 1996 ). Williamson cherche devantce comité à démontrer le bien-fondé d'une politique de réduction de la dette des paysd'Amérique Latine, ceux-ci ayant, selon lui, mis en place des réformes en termes depolitiques économiques en suivant les conseils exprimés dans le livre « Toward RenewedEconomic Growth in Latin America » (Balassa et al., 1986). Ces réformes, toujours selonlui, correspondent à ce dont ces pays ont besoin pour résoudre la crise de la dette etconnaître une période de prospérité économique leur permettant de rattraper leur retardéconomique. Plus encore, elles correspondent précisément à ce que Washington, au sensdu Washington technocratique et politique, conseille d'adopter depuis des années. Enfin, ils'agit des réformes qui emportent le consensus au sein du champ scientifique, dans lequelles théories néolibérales et monétaristes disposent d'une position dominante grâce auxstratégies évoquées au chapitre précédent.

Cependant, Williamson rapporte que les membres de la Commission ne le croientpas lorsqu'il explique cette évolution des pays d'Amérique Latine. Quelques semaines plustard, l'auteur donne une conférence à l'Institute for Development Studies en Angleterre,où il développe cette idée d'une évolution positive, au sens de Washington, des politiqueséconomiques des gouvernements de ces pays. L'économiste hétérodoxe Hans Singer luidemande alors d'expliciter quelles sont selon lui ces politiques positives que l'AmériqueLatine aurait adopté au cours des années précédentes. Williamson comprend l'importanced'une explication claire et précise et écrit « What Washington means by policy reform », qui,avant de servir de second chapitre à l'ouvrage déjà cité « Latin American Adjustment : HowMuch Has Happened ? » ( op. Cit. ), est envoyé aux dix auteurs devant écrire des étudesde cas de pays pour la conférence du même nom. Le but de ce texte est de donner desréférences communes pour ces études de cas.

Les dix points qui forment le Consensus de Washington sont donc censés exprimer toutà la fois des politiques économiques adoptées récemment par les pays d'Amérique Latineet des concepts théoriques acceptés comme valables en économie du développementau sein du microcosme de la capitale des Etats-Unis. On y trouve certains élémentstraditionnels des théories classiques, néoclassiques et monétaristes, tels que la disciplinefiscale, c'est-à-dire des déficits fiscaux au moins réduits, au mieux inexistants ( Williamson,1990, p. 2 et 3 ); la réorientation des priorités de dépenses publiques vers des activitésprofitables économiquement ( op. Cit., p. 3 et 4 ); une réforme fiscale basée sur une assiettelarge et un taux d'imposition marginal modéré ( p.4 ), autrement dit un élargissement desrevenus imposables et une diminution de la progressivité de l'impôt, ce qui ne peut qu'êtrefavorable aux couches les plus aisées de la population ; la libéralisation du commerce et

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des investissements directs de l'étranger ( p.5 et 6); et la dérégulation des marchés, que cesoit dans le domaine du contrôle des prix, de l'établissement de nouvelles entreprises ou duplafonnement du nombre d'employés à licencier, par exemple ( p.6 et 7). Il y a égalementun instrument plus récent, à savoir la privatisation d'entreprises étatiques ( p. 6 ), d'abordcar, selon la théorie néolibérale, les entreprises privées sont toujours mieux gérées que lesentreprises publiques, et ensuite dans un but purement pragmatique, à savoir la rentréeimmédiate de liquidité que représente pour le gouvernement la vente d'une entreprise ausecteur privé. On y trouve également des points moins marqués idéologiquement, tels quela libéralisation des taux d'intérêt, qui doivent, selon l'auteur, cependant rester positifs etmodérés pour permettre une allocation optimale des ressources ( p.4 ); et l'établissementd'un taux de change compétitif, c'est-à-dire assurant un avantage en terme de compétitivité-prix aux produits nationaux ( p. 5 ), bien que, sur ce point précis, Williamson ne donne guèrede précisions sur les critères permettant de dire qu'un taux de change est compétitif ou pas.Enfin, le dernier point évoqué par l'économiste de l'Institut Peterson porte sur la garantie desdroits de propriété, un élément reconnu depuis toujours comme la base même du systèmecapitaliste ( p.7 ).

L'ensemble est donc marqué par une forte appartenance aux théories dominantes,et la logique qui sous-tend la plupart des éléments du Consensus est une logiquemonétariste. L'intervention de l'Etat dans l'économie y est généralement considérée commenégative, comme le prouvent les appels au désengagement de l'Etat, que ce soit par desdérégulations diverses ou par la privatisation. Par ailleurs, l'idée générale de la réformefiscale proposée par Williamson est, en diminuant les taux d'imposition marginaux, dediminuer la progressivité de l'impôt, de façon à ce que les plus aisés ne paient pas unepart de leurs revenus beaucoup plus élevée que celle que paient les plus modestes.Cela aurait pour but de créer une incitation à l'accumulation de richesse, au travail et àl'investissement, puisque les revenus supplémentaires seraient taxés plus faiblement, touten augmentant l'attractivité des pays concernés pour les investisseurs étrangers. Enfin lesappels à la discipline fiscale et à la réorientation des dépenses publiques vers les activitéséconomiquement productives sont des héritages de la théorie néoclassique.

Cependant, le risque de s'appuyer entièrement sur les théories d'un seul courant depensée expose à une fin prématurée le terme de « consensus ». Williamson nuance donccertains de ses points en y ajoutant des références à Keynes, ou plus précisément auxthéories des néokeynésiens, qui, dans les années 80, se rapprochent idéologiquementdes théories dominantes. Par exemple, lorsqu'il parle des déficits publics, il explique qu'ilexiste des « différences de vue » en ce qui concerne l'idée d'un budget équilibré ( p.2 ).Ainsi, un budget équilibré peut être déficitaire, selon certains, si cela ne débouche pas surune augmentation du ratio dette publique/Produit National Brut. Par ailleurs il écrit que,selon un point de vue qu'il partage, une augmentation à court terme de la dette publique,qui soit rapidement remboursée, peut être encouragée si elle participe à la stabilisationmacroéconomique. On trouve un autre exemple de tentative d'inclusion des néokeynésiensdans le Consensus dans le point sur la réallocation des dépenses publiques, qui constitueune nuance importante de la théorie monétariste. Si, selon Williamson, Washingtonconsidère comme très négatives les subventions d'Etat aux entreprises nationales, car ellesprovoquent une mauvaise allocation des ressources, les dépenses de santé et d'éducation,de même que les investissements productifs dans les industries d'Etat ( même s'il jugepréférable que celles-ci soient privatisées ) sont souhaitables, car ils bénéficient auxsegments les plus modestes des sociétés concernées ( p. 3 et 4 ). C'est donc dans le sensde leur augmentation que doit porter une réallocation des dépenses publiques.

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Ces concessions au keynésianisme, ou plutôt au néokeynésianisme, restent cependantmodestes, bien que l'auteur cherche à se présenter comme influencé par Keynes. Ainsi,on trouve dans le dernier paragraphe du texte l'idée que ses idées s'inspirent des théorieséconomiques classiques, « tout au moins si l'on peut compter Keynes parmi les classiquesdésormais10 » ( p.8 ). Au delà du contresens grossier en terme d'histoire des idéeséconomiques, il faut noter qu'à la fin du premier paragraphe du point sur les déficitspublics, apparaît une phrase pour le moins révélatrice : « les défenseurs de gauche d'unestimulation « keynésienne » par des déficits publics importants sont presque une espèceéteinte.11 » ( p.2 ) Ce type de stimulation est celle proposée par Keynes lui-même dans sa« Théorie Générale », dans laquelle il conseille aux Etats de lancer des grands travaux, pasnécessairement profitables économiquement de manière directe, afin de créer de l'activitéet de relancer l'économie en relançant la demande. Williamson est donc bien loin de Keyneset ne défend des idées de redistribution que dans un but d'aide aux couches modestesde la population. On retrouve ici une volonté d'aumône aux plus démunis qui rappelleFriedman parlant d'une école construite dans le Bronx grâce à l'aide d'une fondation privée.Ici, cette redistribution est permise par la prospérité économique, mais n'en est en aucuncas la condition comme elle l'était pour Keynes. Quoi qu'il en soit, la volonté de l'auteur estclairement d'inclure dans le Consensus les penseurs néokeynésiens, qui sont eux-mêmeà l'époque relativement éloignés de l'économiste anglais dont ils se réclament. Quand ilélabore le Consensus de Washington, il croit sans aucun doute à ce qu'il écrit. Cependant,cette honnêteté ne change rien au fait que cette modeste inclusion de références à laredistribution permet d'inclure dans le Consensus les néokeynésiens, ce qui est habilestratégiquement puisque leur importance dans le champ scientifique est encore relativementgrande à ce moment précis. Par ailleurs, ces concessions ne permettent pas de cacher legrand manquement des dix points : la question de l'équité sociale. Ici, seules les variableséconomiques sont explicitement prises en compte, ce qui est l'un des défauts bien connusde la théorie néolibérale, celle-ci se réclamant d'une « économie pure », séparée des autresdomaines de la connaissance humaine qui ne sauraient l'influencer. Cette absence deconsidérations sociales ou politiques ne peut d'ailleurs que se retrouver dans la pratique,lorsque ces considérations viennent évidemment interférer avec les modèles économiquespurs.

Williamson termine son texte par une remarque importante : si « Washington » défendeffectivement l'adoption de ces instruments économiques par les pays d'Amérique Latine,il peut lui arriver de ne pas les appliquer en son propre pays. En effet, comme l'économistele reconnaît lui-même, ce texte est publié peu de temps après une affaire de corruption degrande ampleur au Département du Logement et du Développement Urbain ( Wikipedia,201012 ), ce qui prouve que la corruption existe aussi à Washington, et dans des proportionsconsidérables. Williamson donne également d'autres exemples de mauvaises conduite dugouvernement états-unien au regard du Consensus, par exemple dans le cas du taux dechange surévalué, et donc non compétitif. L'auteur explique cependant que cela n'affecteen rien la justesse des instruments qu'il défend, puisque ceux ci ne correspondent pas àune volonté de donner des leçons de morale, mais à une volonté, quelque peu paternaliste,d'aider les pays d'Amérique Latine. Ici, il se montre pour le moins optimiste, en particulierlorsqu'il écrit que « la croyance générale est que [les intérêts de Washington] sont mieux

10 Traduction de la phrase : « at least if one is allowed to count Keynes as a classic by now »11 Traduction de la phrase : « Left-wing believers in « keynesian » stimulation via large budget deficit are almost an extinct

species »12 Dans l'article en anglais, disponible à l'adresse suivante :http://en.wikipedia.org/wiki/Reagan_administration_scandals

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servis par la prospérité de l'Amérique Latine13 » ( p.2 ). Enfin, il se montre au mieux naïflorsqu'il affirme que, parmi les intérêts des Etats-Unis dans cette région du monde, setrouvent la promotion de la Démocratie et des Droits de l'Homme. Sans parler des nombreuxsoutiens aux dictatures sud-américaine, telles que celle de Pinochet au Chili ou celle dela junte militaire en Argentine, qui ont été renversées lorsque le Consensus est forgé,il est intéressant de noter que Williamson occulte le soutien financier important apportépar les Etats-Unis au mouvement des Contras, un mouvement révolutionnaire s'opposantau Président nicaraguayen Daniel Ortega, élu démocratiquement au terme d'une électioneffectuée sous la surveillance de nombreux observateurs internationaux. Il est difficile devoir ici une noble défense de la Démocratie et des Droits de l'Homme. De fait, l'auteur peintdu Washington dont il parle et se réclame une véritable image d'Epinal, de telle sorte quele Consensus de Washington apparaît dès l'origine comme très orienté, non seulementen faveur de la théorie économique orthodoxe, mais également en faveur des Etats-Unis,comme le montre d'ailleurs son titre même, qui lui apporte l'une des rares critiques qu'ilreçoit dans son propre camp idéologique.

Consensus ou Convergence ?Dans son texte déjà cité, « A Short History of the Washington Consensus » (Williamson,2004), Williamson décrit quelles ont les été les premières réactions scientifiques à sathèse du Consensus de Washington. Ces premières réactions proviennent d'ailleursprincipalement des trois économistes auxquels l'auteur avait demandé leur avis sur sontexte. De fait, l'avantage qu'il tire de ce choix est que, dans ce paragraphe sur les « premièresréactions », il présente d'abord des réactions internes au microcosme de Washingtonqu'il décrit. Cela est d'ailleurs tout à fait logique par rapport à sa démarche scientifique :après tout, il ne cherche là qu'à démontrer que le Consensus qu'il vient d'expliciter enest véritablement un au sein de champ qu'il a choisi et dans lequel, selon lui, règne ceconsensus.

De fait, les trois économistes en question sont parfaitement intégrés à ce champsi particulier qu'est le Washington politique et technocratique dont parle Williamson. Lepremier, Richard Feinberg, est alors membre du « Overseas Development Council », unthink tank basé à Washington. Le second, Stanley Fischer, est Chief Economist de la BanqueMondiale. Enfin, Allan Meltzer est professeur à l'Université Carnegie-Mellon de Pittsburgh,en Pennsylvanie. Williamson choisit ces trois auteurs pour réagir à ses thèses car ils sont,selon lui, « de l'autre côté du spectre politique14 » ( Williamson, 2004, p.4 ), qui n'est de touteévidence pas très large. Toutefois ces auteurs sont effectivement considérés comme tout aumoins néokeynésiens, et peuvent donc apporter l'avis, en quelque sorte, « d'opposants » àWilliamson, malgré leur appartenance évidente au Consensus de Washington. En d'autrestermes, si consensus il y a au sein du Washington de l'auteur, ces trois économistes peuventl'illustrer parfaitement, bien mieux d'ailleurs que ne le feraient des critiques venant del'extérieur de ce champ.

Les critiques qu'ils adressent ne sont d'ailleurs guère virulentes. Fischer critiquel'existence de certains points non traités dans le texte de Williamson, tels quel'environnement, les dépenses militaires, etc. Meltzer critique principalement les questionsdes taux d'intérêts et du taux de change compétitif, ce que l'auteur reconnaît d'ailleurs dans

13 Traduction de la phrase : « the general belief is that these are best furthered by prosperity in the Latin countries. »14 Traduction de l'expression : « other side of the political spectrum »

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son texte comme étant les deux points à propos desquels il avait surestimé le consensusexistant à Washington ( op. Cit., p.4 ). Ces deux critiques ne sont toutefois pas réellementsubstantielles et ne remettent en cause ni la légitimité de la démarche de Williamson, nila justesse de son raisonnement global. Ils se réjouissent d'ailleurs de cette démarche, quiprouve la victoire de la sagesse au sein du capitalisme contemporain, victoire qui s'exprimed'abord dans l'acceptation des « faits » qu'il n'y a plus désormais « deux paradigmesconcurrents en économie du développement15 » et que l'interventionnisme étatique est uneerreur.

Une critique peut-être plus intéressante dans notre travail est apportée par Feinberg.Celui ci critique en effet, non la substance du Consensus mais son titre même, enargumentant que, si l'accord dont jouissent réellement ces propositions est loin duconsensus, il s'étend bien au-delà de Washington. Il propose ainsi de remplacer le terme« Consensus de Washington » par « Convergence Universelle » ( op. Cit., p.4 ). Williamsonreconnaît d'ailleurs dans son texte de 2004 qu'il était en accord avec cette analyse, mais qu'ilétait « trop tard pour changer la terminologie16 » ( même page ). Si le titre de « ConvergenceUniverselle » reste prétentieux, il faut cependant reconnaître que celui de Consensus deWashington ne pouvait qu'attiser les oppositions, tant il paraît, et est, lié avec les sphèresdu pouvoir états-uniennes.

Williamson évoque enfin une autre critique apportée à sa théorie par un Coréen durantune conférence à Madison. Ce dernier estime que cette théorie n'est pas une théorie dudéveloppement confirmée par les faits, puisque les pays d'Asie Orientale, en particulierla Corée et Taïwan, n'adoptent nullement des politiques de laissez-faire économique maisconnaissent un développement rapide ( op. Cit., p.5 ). L'économiste de Washington répondalors qu'il n'y a aucune raison de penser que la réussite économique de ces pays soitexplicable par leur éloignement des thèses néolibérales. Il ajoute que deux autres paysd'Asie Orientale ont connu dans les années précédentes des croissances économiquescomparables, tout en suivant des politiques de laissez-faire importantes, en particulier dansle cas de Honk-Kong. Il préfère donc se concentrer sur les points communs de ces Etats,comme par exemple la prudence en matière fiscale et un taux de change compétitif. Il nerépond cependant pas réellement à la question, et occulte le fait que les deux autres paysdont il parle, Hong-Kong et Singapour, sont en fait des cités-états beaucoup moins peupléesque Taïwan et la Corée du Sud, et que la structure de leurs économies est totalementdifférente. En cherchant une fois de plus à se concentrer sur le commun au détriment duparticulier, il défend l'idée, qui est à la base du Consensus de Washington, qu'il existe desmesures de politiques économiques qui ne peuvent qu'avoir des retombées positives pourles pays en développement qui les appliquent, et ce quel que soit leur situation ou le contexteinternational. Ce faisant, il se détache de l'objectif fondateur du Consensus, qui est censéne s'appliquer qu'en Amérique Latine, mais se rapproche des volontés universalistes desnéolibéraux.

Quoi qu'il en soit, le Consensus de Washington, tel qu'il est présenté par son auteur,peut légitimement être appelé « Consensus », tout au moins dans ses grandes lignes etuniquement dans les limites étroites que lui a dessiné son auteur, à savoir le Washingtontechnocratique et politique. Par ailleurs, il s'appuie clairement sur les principales thèses del'école de pensée néolibérale et monétariste, alors largement dominantes, ce qui renforceencore son caractère apparemment consensuel.

15 « There are no longer two competing economic development paradigm »16 « too late to change the terminology »

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Que change le Consensus ?Le Consensus de Washington une fois finalisé, il reste encore à en tester l'efficacité etplus encore l'utilité. En effet, si, comme Williamson le dit lui-même, cet ensemble demesures n'est que l'expression formalisée d'un consensus préexistant, quelle est donc sonutilité pratique ? Son utilité théorique est incontestable, car il permet de donner un cadre« scientifique » à des réformes et à des mesures prises auparavant. Cependant, si lespolitiques défendues par le Consensus sont déjà appliquées lorsque celui-ci est écrit, il nes'agit dès lors que d'une œuvre appartenant au champ scientifique et ne pouvant trouverson utilité qu'au sein de ce champ. Au contraire, le Consensus devient rapidement uneréférence, cité tant par les défenseurs des politiques économiques d'inspiration néolibéralesque par leurs opposants. Il serait possible de n'y voir qu'une attirance pour une explicationsimple et claire de la victoire du capitalisme sur les pays à économie dirigée, dontl'effondrement est en cours en 1989. Ici, le titre même de la création de Williamson attirel'œil, puisque celui-ci contient le nom de la capitale de la superpuissance dominante, quivient de remporter une victoire écrasante sur son adversaire. Par ailleurs, la volonté descientificiser, au sens des sciences dites « dures », les sciences économiques en les dotantd'axiomes vérifiables dans tous les cas d'expérimentation, s'incarne parfaitement dans cephénomène d'adoption du Consensus de Washington par les élites des pays développés.

Cependant, le Consensus n'a pas servi uniquement d'expression d'une réalitépréexistante en termes de politiques économiques. Il a aussi contribué à transformer cetteréalité, parfois d'une façon qui n'était nullement prévue ou même voulue par Williamson.Les changements apportés par le Consensus de Washington se constatent en particulieren ce qui concerne les plans d'ajustement structurels du Fonds Monétaire International etleur évolution entre les années 80 et les années 90.

Avant le Consensus : les Plans d'Ajustement des années 80Un plan d'ajustement structurel, structural adjustment program en anglais, est un ensemblede politiques économiques exigées par le FMI et la Banque Mondiale comme condition àl'octroi d'un prêt à un pays en développement. Ces plans sont donc le moyen le plus simpleet le plus efficace dont disposent ces deux institutions pour promouvoir leurs vues auprèsdes pays en situation de crise économique. Les gouvernements de ces pays, estimantimpossible de sortir d'une crise autrement que par l'apport de devises que représententles prêts de ces institutions, doivent donc accepter ces conditions et appliquer les plansd'ajustement structurels, bien qu'ils puissent avoir à cette application des intérêts en termesde politiques intérieures, par exemple pour se décharger de toute responsabilité dans lamise en place de politiques impopulaires ( Przeworski et Vreeland, 2000, p.391 ).

Les premiers programmes d'ajustement structurels ont lieu au début des années 80,durant la Crise de la Dette des pays en développement. Ceux-ci ont emprunté des sommesd'argent colossales aux banques des pays développés dans les années 70 pour financerleur industrialisation et se prémunir des effets de la crise pétrolière de 1973. Les banquescommerciales occidentales ayant ainsi trouvé un usage aux importantes réserves depétrodollars dont elles disposent, elles décident d'accorder ces prêts. Ceux-ci s'accumulantà une vitesse alarmante, l'incapacité de nombreux pays en développement de rembourserleurs prêts devient manifeste au début des années 80, causant ainsi une crise de confiancede grande ampleur et une phénomène soudain de répulsion des investisseurs vis-à-vis despays endettés. Ceux-ci se retrouvent donc dans une situation apparemment inextricable,

Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité

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dans laquelle ils doivent rembourser des prêts d'une valeur extrêmement importante alorsmême qu'ils affrontent une crise de liquidité. C'est ce genre de situation qui les pousse àse tourner vers le FMI.

Celui-ci, suite à la fin brutale au début des années 70, du système de Bretton Woods,basé sur la parité fixe du dollar états-unien avec l'or, se cherche alors un nouveau rôle ausein de l'architecture financière internationale. La Crise de la Dette offre aux technocratesde cette institution, dominés dans le champ politique de Washington ( Dezalay et Garth,1998, p.12 et 14 ), l'opportunité de prendre une place centrale dans le développementéconomique des pays pauvres. Dans la mesure où ces technocrates sont alors dans leurgrande majorité acquis aux thèses néolibérales, les plans d'ajustement structurels sont dèsle commencement influencés par ces thèses, comme le montre l'exemple des Philippinesen 1981.

Dans leur article « Structural Adjustment Program after Structural Adjustment Program,But Why Still No Development in the Philippines ? », Lim et Montes ( 2001 ) expliquent àquel point la situation des Philippines apparaît comme inextricable en 1981, et commentle gouvernement décide alors de mettre en place, avec l'aide du FMI, l'un des premiersplans d'ajustement structurels au monde. Ces deux auteurs expliquent également que ceplan est de fait faussé dès le départ car le gouvernement philippin continue de soutenirles entreprises appartenant aux alliés politiques du Président Marcos pour « les protégerdes ravages du programme de libéralisation17 » ( Lim et Montes, 2001, p.14 ). En effet,la libéralisation du commerce et des flux de capitaux constituent les points principaux dece plan. Cependant, les réformes ne produisent pas les effets positifs annoncés, et leprogramme est retiré en 1983. La confiance des investisseurs diminue aussitôt, de tellesorte que le pays connait une nouvelle crise de liquidité. En 1986, Marcos est renverséet son successeur, le Président Aquino, relance le programme de libéralisation tout en yajoutant une réforme fiscale et d'importantes privatisations. Les principaux ingrédients duConsensus de Washington sont déjà présents. Ces réformes sont suivies de trois années deforte croissance économique ( 5,6% en moyenne par an ) puis d'un nouveau ralentissement,portant à une diminution du Produit Intérieur Brut de 0,6% en 1991. Ce ralentissementpeut s'expliquer par de nombreux facteurs dont les deux principaux sont cependant unenvironnement économique international instable du fait de la Guerre du Golfe d'une part,et un important déficit public dû principalement à une augmentation des investissementspublics ( op. Cit., p.15 ). Il est déjà possible de voir l'une des difficultés, voire l'une descontradictions, du Consensus, puisque ces investissements publics, qui sont encouragésdans certains domaines, peuvent mettre en péril l'équilibre budgétaire, qui est le premierpoint traité par le texte de Williamson.

Les Philippines ont donc connu dans les années 80 deux plans d'ajustement structurelsde grande ampleur, qui ont tous deux échoué pour des raisons que les théoriciensnéolibéraux peuvent facilement considérer comme intrinsèques au pays considéré, et doncnon susceptibles de remettre en cause la justesse de la théorie. En effet, dans le premiercas, c'est le manque de volonté politique qui a porté à l'abandon du plan, alors que dansle second, ce sont les investissements publics trop lourds qui auraient porté à une perte deconfiance dans l'économie nationale, et donc à un échec des politiques mises en œuvre. Enbref, l'échec de ces plans d'ajustement peut être vu comme la conséquence d'imprécisiondans l'application de la théorie néolibérale du développement économique, mais cela peuts'expliquer par l'imprécision de cette théorie qui n'est alors pas véritablement formalisée.

17 « to shelter them from the ravages of the liberalization program »

Quel Consensus pour Quelle Légitimité ?

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Un autre exemple intéressant de réformes économiques dans un pays endéveloppement durant les années 80 peut se trouver en Argentine, avec le Plan Australde 1985. Celui ci n'est pas à proprement parler un plan d'ajustement structurel, puisqu'iln'a pas été impulsé par le FMI ni par la Banque Mondiale, bien que ces institutions l'aientavalisé. Cependant il répond à des objectifs de stabilisation monétaire par une réduction del'inflation qui proviennent directement du Fonds. Ce dernier, ayant noté la situation de trèsforte inflation du pays au début des années 80, et souhaitant voir l'Argentine rembourserses dettes, appelle à une stabilisation monétaire en vu de l'octroi de prêts futurs. Le PlanAustral, cependant, repose à la fois sur des éléments d'économie dits « orthodoxes », c'est-à-dire néolibéraux et monétaristes, tels que l'objectif de réduire le déficit budgétaire de 10%à 4% du PIB, et des éléments plus hétérodoxes, tels que le gel des prix ou la création d'unenouvelle monnaie, l'Austral, afin de lutter contre l'inflation. Selon Eduardo Amadeo, cetteabandon de l'orthodoxie traduit le refus de l'Argentine « de considérer qu'il [n'existe] pasque des causes monétaires et fiscales à l'inflation » ( Amadeo, 1987, p.163 ), s'opposantainsi à une lecture purement néolibérale de la crise monétaire dans laquelle le pays setrouve. Cependant, comme dans le cas des Philippines, il faut bien noter l'incohérence dece plan, qui se veut en partie orthodoxe et en partie hétérodoxe. Le contrôle des prix, unemesure typique des économies dirigées, cohabite avec des mesures néolibérales. En effet,le problème de l'équilibre budgétaire doit se résoudre par des privatisations et une diminutionconsidérable du salaire réel des fonctionnaires. Or, comme l'a expliqué Douglass North dansson ouvrage « Comprendre le Processus du Changement Economique » ( North, 2005 ),l'Histoire économique démontre que le choix le plus important en termes de politiqueséconomiques n'est pas le choix entre une économie dirigée et une économie libérale, maisle choix entre la cohérence et l'incohérence, puisque les acteurs économiques formentleurs stratégies en fonction des politiques du gouvernement auxquelles ils s'attendent18.Si celui-ci semble incapable de choisir un axe d'action net, les acteurs ne peuvent formerdes prévisions fiables, et la confiance dans le gouvernement diminue graduellement. Defait, bien que le Plan Austral obtienne dans un premier temps des résultats très positifs,permettant une diminution de l'inflation sans occasionner d'augmentation du marché noir,l'inflation élevée reprend quelques temps plus tard, et le taux d'inflation atteint pour le seulmois de juillet 1989 200%, soit un triplement des prix à la consommation en un mois ( FIDE,2008, p.107 ).

Très clairement, ces deux exemples montrent bien que les plans d'ajustement desannées 80, qu'ils aient été organisés par le FMI directement ou que ce dernier ait simplementdonné son accord et son soutien, manquent de cohérence et d'efficacité. Il faut en effetnoter que certains pays ont connu de nombreux plans, sans que leur situation ne s'améliorede manière significative. Ainsi, la Côte d'Ivoire a reçu entre 1980 et 1994 pas moins dedix-huit prêts du FMI et de la Banque Mondiale, alors que sur cette période son déficitbudgétaire moyen est de 14% du PIB ( Yildizoglu, 2003, chapitre 6 ). Tout ces élémentsmettent en évidence le besoin d'une formalisation des théories du développement au seinde ces institutions, afin de dégager un ensemble de réformes claires et cohérentes entreelles. Le Consensus de Washington comble ce vide et en tant que tel, il ne peut qu'influencerles plans d'ajustement structurels des années 90.

Les années 90 : le FMI s'approprie le Consensus18 Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille s'interdire toute digression vis-à-vis de la théorie dominante pour un

gouvernement, mais qu'il est nécessaire de définir des objectifs et de s'y tenir de manière générale, de façon à ce que les opérateurséconomiques puissent former des attentes rationnelles. Ce qui doit avant tout rester cohérent, ce sont les actions vis-à-vis du discours.

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Dans les années 1990, le Fonds doit intervenir dans plusieurs pays et met en œuvre denombreux plans d'ajustement structurels. Ceux-ci sont très influencés par le Consensusde Washington, comme le montre l'étude des politiques économiques décrites dans lechapitre 7 du rapport annuel du FMI de 1998 ( FMI, 1998 ). Dans ce chapitre, les différentesinterventions du FMI des années précédentes sont décrites pour 38 pays. Pour chaquepays, le texte explique quel appui financier le pays a pu obtenir, quels sont les objectifs duplan mis en place et enfin en quelles réformes précises consiste le plan. Et, que ce soit dansles objectifs ou dans les moyens, les plans d'ajustement structurels de 96 à 98 apparaissentcomme étant très influencés par les différents points du Consensus de Williamson.

La question de la discipline budgétaire est en particulier très présente, par exemple avecle plan de l'Azerbaïdjan, dont l'un des objectifs est de réduire le déficit des administrationspubliques à moins de 1% du PIB ( op. Cit., p.61 ), ou dans le cas de la Lettonie où ce déficitdoit passer à 0,9% du PIB en 1997 et à 0,5% en 1998 ( p.65 ). L'objectif de la libéralisation,qui correspond à trois des dix points de Williamson, revient également très fréquemment,par exemple dans le cas du plan Ukrainien de 1997, dans lequel « le principal objectifde la réforme structurelle consiste à poursuivre la libéralisation, les privatisations et ledémantèlement des monopoles » ( p.71 ). L'objectif qui revient le plus souvent est cependantla diminution de l'inflation, qui doit se faire, selon les théories monétaristes, principalementpar la maîtrise des déficits publics. Par exemple, dans le cas du plan d'ajustement structurelde l'Albanie en 1997 ( p.60 ), un objectif de réduction de l'inflation très ambitieux est fixé.En effet, celle-ci doit être contenue à un taux annuel de 51-54% en 1997 et être ramenéeà 15-20% en 1998. Cet objectif doit être rejoint par une discipline budgétaire portant à13% le déficit financé sur ressources intérieures en 1997. Cela doit être assuré par uneaugmentation des impôts perçus, par exemple par une augmentation de la Taxe sur la ValeurAjoutée, impôt qui correspond à la réforme fiscale défendue par Wiliamson : il s'agit en effetd'un impôt non progressif et touchant l'ensemble de la population. Par ailleurs, le déficitbudgétaire doit être comblé par des suppressions de postes dans la fonction publique. Unautre des dix points du Consensus se retrouve dans le plan de l'Albanie avec le comblementdu déficit budgétaire par les privatisations : le plan inclut en effet « la privatisation ou laliquidation de deux des trois banques commerciales d'Etat, […] reprendre la privatisationsdes entreprises ». Enfin, la déréglementation se retrouve dans la volonté de « créer unmarché opérationnel pour les terres agricoles. » ( p.60 )

Dans toutes ces réformes, l'influence de la théorie néolibérale est tout simplementévidente. En effet, il s'agit clairement de politiques de rigueur tout à fait classiques, voirenéoclassiques, qui ressemblent énormément à celles mises en place dans les années30 pour contrer les effets de la crise de 1929. La plupart de ces politiques ayant deseffets déprimants sur le pouvoir d'achat, en particulier celui des couches les plus modestesde la population, elles ne peuvent avoir pour effet immédiat qu'une diminution, au moinstemporaire, de la demande des ménages ce qui, selon la théorie keynésienne, ne peutqu'aggraver la crise économique. Il est donc absolument évident que Keynes n'est pas inclusdans le Consensus de Washington, qui est exclusivement néolibéral dans son application,et ce malgré les concessions faites aux néokeynésiens.

Ces concessions sont, dans le Consensus originel, de deux ordres : d'abord il s'agitd'admettre que le déficit public peut être bénéfique sous certaines conditions, ensuite l'undes dix points consiste en la réallocation des dépenses publiques vers les secteurs dela santé, de l'éducation et des investissements publics, dans la mesure où ces dépensessont cohérentes avec la réduction des déficits publics, ce qui enlève beaucoup de poidsà cette concession d'ailleurs. La première apparaît cependant comme fort peu appliquée

Quel Consensus pour Quelle Légitimité ?

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par le FMI dans ses programmes d'ajustement structurels : le déficit public y est toujoursprésenté comme une faute qu'il faut corriger à toute force. En ce qui concerne la réallocationdes ressources publics par le soutien de certains programmes sociaux et d'investissementspublics, cette concession se retrouve dans certains plans, tels que celui des Philippines de1998, qui inclut l'objectif de s'efforcer « autant que possible de préserver les programmessociaux inscrits au budget, en particulier ceux destinés à la lutte contre la pauvreté et auxrégions les plus pauvres. » ( p.68 ) Ici, l'expression « autant que possible » montre bienque cet objectif reste secondaire par rapport à celui de la stabilisation budgétaire, ce qui seretrouve également de manière subtile dans le plan Ukrainien. Celui-ci prévoit en effet lesmesures suivantes en matières de politiques sociales : « Les politiques sociales prévoiententre autres de durcir davantage le critère de ressources permettant de bénéficier desprogrammes sociaux et de rationaliser les régimes de retraite et d’assurance chômage,ainsi que les diverses séries d’allocations afin de relever les prestations servies aux plusnécessiteux. » ( p.70 ) Ici, il est possible que de telles mesures profitent effectivement auxplus nécessiteux, mais il est bien évident que le durcissement des critères d'attribution del'aide sociale désavantage grandement ceux qui s'en retrouvent exclus, tout en permettantsans aucun doute une diminution des dépenses sociales. De manière générale, le chapitresept du rapport annuel de 1998 du FMI montre bien que celui-ci s'est réapproprié leConsensus de Washington en y accentuant l'influence néolibérale.

Par ailleurs, il est possible de constater que la question de la protection de la propriétéprivée a virtuellement disparue, comme si elle coulait de source, et que la prétentionuniversalisante du Consensus est confirmée par le Fonds, qui l'applique aussi bien aux paysd'Amérique Latine tels que le Nicaragua ou Panama par exemple, pour lesquels il fut écrit àl'origine, qu'aux pays d'Afrique ou d'Asie et même, de manière encore plus étonnante, auxpays de l'ex-bloc soviétique tels que l'Azerbaïdjan, l'Ukraine ou l'Albanie. S'il est difficile depenser que les pays en développement d'Afrique, d'Asie et d'Amérique Latine ont les mêmestructures économiques et réagiront donc de la même façon aux même politiques, celaest encore plus improbable si sont inclus dans cette liste les pays d'Europe de l'Est, alorsen transition vers l'économie de marché, et dont la structure économique est totalementdifférente de celle des autres pays émergents ou en développement.

Dans les années 90, le Consensus de Washington est donc clairement adopté par leFMI, mais aussi par d'autres institutions très importantes pour le développement telles quela Banque Mondiale, le Trésor états-unien ou la Banque Interaméricaine de Développement.Il n'y a là rien d'étonnant puisque le Consensus a été écrit pour correspondre naturellementaux courants de pensée dominants dans ces institutions, toutes basées dans la capitale desEtats-Unis, dont les champs politique et scientifique sont alors clairement dominés par lesthéories néolibérales et monétaristes. Le Consensus de Washington offre aux technocratesde ces institutions une formalisation claire et cohérente de leurs idées, permettant des'éloigner enfin des tâtonnements des plans d'ajustement structurels des années 80. Parailleurs, l'adoption du Consensus par le FMI se fait par un affaiblissement considérabledes quelques concessions faites à la théorie néokeynesienne dans le consensus deWilliamson, de telle sorte que le Consensus de Washington tel qu'il fut appliqué peut êtreconsidéré comme l'incarnation pure et simple et de la théorie néolibérale de l'économie dudéveloppement. Cependant, cette théorie se retrouvant pour la première fois formalisée demanière claire et cohérente, elle doit dès lors affronter les résultats de sa propre application,autrement dit elle doit passer, elle qui réclame une légitimité et une autorité scientifiqueégale à celle des sciences « dures », par l'expérimentation empirique, afin de démontrersa validité.

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Le cas de l'Argentine, ou l'échec del'expérimentation

Suite à l'échec du Plan Austral, rendu évident par le retour d'une inflation forte en 1989et 1990, l'Argentine se retrouve dans une situation tout aussi difficile en 1990 qu'audébut des années 80. C'est alors que, encouragé par le FMI, la Banque Mondiale et laplupart des gouvernements occidentaux, le pays approfondit les réformes néolibérales déjàexistantes et s'engage dans une série de réformes et de politiques fortement inspirées parle Consensus de Washington, en particulier à partir de 1991 et de la Loi de Convertibilité( Ley de Convertibilidad ) de l'Austral. Ces réformes obtiennent dans un premier tempsd'excellents résultats macroéconomiques, de telle sorte que l'exemple de l'Argentine est citépar les Institutions Financières Internationales et par les économistes néolibéraux commele modèle à suivre en termes de politiques économiques pour les pays en développement.Dans son ouvrage « After the Washington Consensus : Restarting Growth and Reformin Latin America » ( Williamson, 2003, p.2 à 5 ), John Williamson lui-même utilise dansson introduction l'Argentine comme exemple d'application réussie du Consensus, et cemalgré le fait qu'il écrive après la crise économique d'une ampleur particulièrement gravequi touche le pays en 2001 et 2002, révélant, selon ses opposants, les faiblesses duConsensus de Washington. Cette interprétation de l'échec de l'expérimentation argentinen'est cependant pas partagée par l'économiste de l'Institut Peterson, qui estime que l'échecfinal des politiques mises en place en Argentine est dû à des erreurs du gouvernementargentin.

Déterminer dans quelle mesure l'échec des réformes argentines peut être considérécomme l'échec de la mise en pratique du Consensus et de la théorie néolibérale dudéveloppement, nécessite d'étudier l'évolution de l'économie et de la société argentinestout au long des années 90. Il est possible de distinguer trois phases chronologiques ausein de cette période : la première phase, entre 1991 et 1994, est celle de la réussiteapparente des réformes, bien qu'une étude plus approfondie incite à nuancer cette lectureoptimiste; la seconde phase, entre 1994 et 1998, est celle des premiers dysfonctionnementséconomiques majeurs; la troisième et dernière phase est celle de l'aggravation de lasituation menant à la crise économique, sociale et politique de 2001 et 2002, années durantlesquelles le pays semble sur le point de s'effondrer.

De 1991 à 1994 : un succès à nuancerLe 27 Mars 1991, sous l'impulsion du Ministre de l'Economie Domingo Cavallo, le Congrèsde la République Argentine adopte la loi de convertibilité de l'austral. Cette monnaie, crééeen 1985 pour répondre à l'inflation galopante, est utilisée dans cette loi une fois de plusdans un but de stabilisation monétaire. En effet, la loi de convertibilité fixe le taux de changeentre le dollar états-unien et l'austral à 10 000 australs pour un dollar, ce qui doit permettre,et permet effectivement, une stabilisation de la monnaie nationale, tant à l'extérieur qu'à

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l'intérieur, puisque le taux d'inflation annuel passe de 1344% en 1990 à 84% en 1991, 17,5%en 1992 et 3,9% en 1994, selon des chiffres du FMI cités sur le site wikipedia 19 ( 2010). Dans le même temps, le taux de croissance du PIB augmente fortement, pour atteindreentre 1991 et 1995 une moyenne de 5% ( Novick, Lengyel et Sarabia, 2009 ). Ce succès estalors également imputé par les théoriciens néolibéraux à l'application stricte du Consensusde Washington, qui est désormais connu et reconnu au sein des institutions internationales.Cet application remonte d'ailleurs au tout début du mandat du Président Carlos Menem,élu en 1989, pendant le processus de formalisation du Consensus. En effet, dès cettepremière année au pouvoir, Menem promulgue, entres autres mesures, le 18 Août 1989,un jour après son vote au Congrès, la loi de Réforme de l'Etat 20 , suite à quoi il promulgueégalement, le 15 Septembre 1989, la loi d'Urgence Economique 21 . Ces deux lois, fortementinspirées par les théories monétaristes et néolibérales, ne permettent pas de résoudre lesproblèmes économiques dont souffre le pays, et il faut attendre la loi de convertibilité pourque la situation s'améliore. La réussite de l'économie argentine est alors présentée commela consécration du Consensus de Washington, et le fait est que les résultats sont dans unpremier temps très positifs.

Les ingrédients du « Miracle Economique »Si la phase d'expansion de 1991-1994, que certains commentateurs occidentaux n'ont pashésité à qualifier de « miracle économique argentin », a pu être attribué à l'applicationdu Consensus de Washington, c'est en raison des nombreuses mesures d'inspirationnéolibérales mises en œuvre par le gouvernement de Carlos Menem dès l'élection de cedernier. Les trois principales lois illustrant cette tendance sont la loi de réforme de l'Etatet la loi d'urgence économique de 1989, et enfin la loi de convertibilité de l'austral de1991. L'étude de ces trois lois montre bien l'influence certaine exercée par le Consensusde Washington, dans sa version simplifiée et idéologisée par les Institutions FinancièresInternationales.

La loi de Réforme de l'Etat de 1989, votée à peine plus d'un mois après la prise depouvoir de Menem, met en place un vaste programme de privatisations visant à la fois àprocurer de la monnaie au gouvernement tout en remettant au marché, censé être plusefficace, la gestion d'entreprises publiques souvent très importantes. Tout cela est justifiépar la situation extrêmement précaire dans laquelle se trouve le gouvernement argentin àce moment. L'article premier de cette loi est d'ailleurs particulièrement alarmiste, commele montre sa première phrase : « Se déclarent en état d'urgence la prestation de servicespublics, l'exécution des contrats à charge du secteur public et la situation économique etfinancière de l'Administration Publique Nationale centralisée et décentralisée22 ». Suit uneliste sans aucun doute exhaustive des différentes entités économiques dans lesquelles l'Etat

19 L'article, en espagnol, se trouve à l'adresse : http://es.wikipedia.org/wiki/Economia_de_Argentina20 Le texte intégral est disponible, en espagnol, à l'adresse suivante : http://es.wikisource.org/wiki/Ley_23.696_de_Reforma_del_Estado21 Le texte intégral est disponible, également en espagnol, à l'adresse suivante : http://www.unsta.edu.ar/unsta/derecho/Materias/DER_ADMINISTRATIVO/Servicios Publicos – Legislaciòn/EMERGENCIA ECONÒMICA.pdf

22 Traduction de l'auteur du mémoire de la phrase : « Declárase en estado de emergencia la prestación de los serviciospúblicos, la ejecución de los contratos a cargo del sector público y la situación económica financiera de la Administración PúblicaNacional centralizada y descentralizada »

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a une participation majoritaire, y compris les « œuvres sociales du secteur public23 », cesentités étant donc toutes considérées comme en état d'urgence. La situation d'endettementextérieur extrêmement fort, ainsi qu'une inflation très importante, comme nous l'avons déjàvu, justifient pleinement ce constat alarmiste. Cependant, commencer une loi de réformede l'Etat en ces termes, en mettant l'accent sur les difficultés financières et économiques,montre bien la volonté de faire accepter, par une situation exceptionnelle, des mesuresexceptionnelles et potentiellement impopulaires.

De fait, cette loi met en place un programme de privatisation très large, doublé deconcessions d'exploitations publiques, ces dernières étant par exemple appliquées pourl'exploitation et l'administration des installations portuaires du pays. Mais le volet principalde la loi reste celui sur les privatisations, qui en occupe six des dix chapitres. Le chapitre2 en particulier, dont le titre est « des privatisations et participations de capital privé24 »,énonce les dispositions permettant les privatisations. Celles-ci ont comme préalable ladésignation de l'entreprise comme « sujeta a privatisacìon », autrement dit exposée àune privatisation. Cette désignation est faite par le pouvoir exécutif, et confirmée par lelégislatif ( article 9 ), qui est de toute manière acquis au président Menem. Par ailleurs, lepouvoir exécutif obtient grâce à cette loi de nombreux pouvoirs discrétionnaires, tels que parexemple la faculté d'octroyer des permis, licences ou concessions pour l'exploitation desservices publics estimés exposés à la privatisation ( art. 15 ), ce qui ne peut qu'encouragerla corruption, puisque les membres de l'exécutif chargés de l'octroi de ces permis, licencesou concessions sont évidemment plus faciles à corrompre qu'une chaîne de décision longueet complexe. Et les occasions sont très nombreuses, puisque, selon l'annexe 1 de la loi,pas moins de 28 entreprises et entités publiques diverses sont privatisées, totalement oupartiellement, ou offertes en concession suite à cette loi. En particulier, la privatisation de lacompagnie aérienne « aerolinas argentinas », qui a d'ailleurs été renationalisée en 2008, asoulevé de nombreux scandales puisque le gouvernement Menem a été accusé de bradercette entreprise pour son bénéfice personnel ( Bijard, 2001 ). Ces scandales sont d'autantplus graves qu'ils touchent à des entreprises qui, une fois privatisées, ont été rachetées pardes entreprises étrangères, celle qui rachète Aerolinas Argentinas, Iberia, étant par exempleespagnole. En effet, bien que la loi ait prévu dans son troisième chapitre un programmede participation à la propriété censé permettre une certaine part d'actionnariat salarial enfacilitant l'achat d'action pour les salariés des entreprises privatisées, ni ces salariés nimême le secteur privé argentin ne disposent alors des ressources nécessaires à l'achatmajoritaire d'entreprises et d'entités aussi importante. La faiblesse relative du secteur privéargentin par rapport à ceux des pays développés explique en grande partie pourquoi ceprogramme de privatisation ne peut que bénéficier aux grandes entreprises étrangères,ce qui peut toutefois être utile si cette internationalisation permet une augmentationdes investissements productifs. Cependant, la forme d'internationalisation adoptée parl'Argentine de Menem ne prend pas cette voie productive, et ce principalement du fait de laforme apportée à celle-ci par la Loi d'Urgence Economique de 1989.

Celle-ci apporte des réformes beaucoup plus nombreuses et toutes aussi importantesque les privatisations décidées par la Loi de Réforme de l'Etat. En effet, en plus d'accorderun pouvoir de « police d'urgence25 » à l'Etat ( art. 1 ) en faisant cette fois-ci l'économied'une déclaration sur la situation catastrophique du pays, cette loi suspend ou supprimede très nombreux domaines d'intervention de l'Etat, en général pour une période de 180

23 « Obras Sociales del Sector Público »24 « De las privatizaciones y participacion del capital privado »25 « policia de emergencia »

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jours à partir de l'entrée en vigueur de la loi, renouvelables une fois. Par exemple, la loisuspend pour cette période toutes les subventions qui « directement ou indirectement,affectent les ressources du Trésor national et/ou les comptes de la Banque Centrale26 »ainsi que les tarifs spéciaux des entreprises publiques ( art 2 ), avec certaines exceptionspossibles, décidées par le pouvoir exécutif, mais qui sont assez rares. Les régimes d'aideaccordés à l'industrie sont également suspendus, par exemple les exemptions de Taxe surla Valeur Ajoutée et de l'impôt sur le capital pour certaines entreprises ( art 5 ). L'article9 met cependant en place un système de « certificats de crédit fiscal27 », permettantaux entreprises souffrant de la suspension d'exemptions fiscales d'alléger le coût de cettemesure. Cependant, celle-ci, de même que la précédente sur la suspension des subventionsou que la suspension des régimes de promotion minière ( chapitre 5 de la loi ), représenteun coup dur pour l'industrie argentine, jusque là largement subventionnée par l'Etat. Lesentreprises nationales se retrouvent donc dans l'obligation d'augmenter leurs prix pourcompenser cette perte financière, à moins qu'une plus grande ouverture commerciale nepermette une concurrence internationale accrue, qui serait difficile à supporter pour lesentreprises habituellement aidées par l'Etat, en particulier si celles-ci sont des petites oumoyennes entreprises. De manière générale, cette réforme ne peut que désavantager lessecteurs les moins compétitifs de l'économie dans les marchés sujets à la concurrenceinternationale. La théorie néolibérale justifie cet effet pervers de l'ouverture économique endisant que les gains de productivité réalisés dans les secteurs déjà plus compétitifs doiventse propager aux autres secteurs, ce qui n'est d'ailleurs pas toujours le cas ( Ocampo, 2004,p.6 ).

Cette ouverture est assurée par le chapitre 6 de la loi, qui dispose que désormais« est garantie l'égalité de traitement pour le capital national et étranger investi dans desactivités productives dans le pays » ( art 15 ) alors que le pouvoir exécutif est encouragé àchercher auprès d'autres Etats des accords facilitant l'arrivée d'investissements étrangersen Argentine, ces négociations pouvant même s'établir avec des « organismes financiersinternationaux auxquels la République Argentine n'a pas adhéré28 » ( art 19 ). Au titre dela libéralisation des échanges, l'article 50 de la loi est d'ailleurs singulier, puisqu'il accordeau pouvoir exécutif la faculté d'autoriser les importations de « marchandises dont lesprix dépassent les niveaux raisonnables29 » ( sic ). Quoi qu'il en soit, cette libéralisationcorrespond clairement à l'application d'un des points du Consensus de Washington, bienque celui ci soit alors à peine formalisé. C'est également le cas des suspensions d'aidesaux entreprises et de la libéralisation des marchés de capitaux disposées par le chapitre 17de la loi. Toutes ces mesures correspondent aux objectifs de libéralisation contenus dansle Consensus. De la même façon, l'objectif de fixation du taux de change est indirectementtraité par le chapitre 3, qui dispose que la Banque Centrale devient indépendante, ce quicorrespond d'ailleurs à une lecture monétariste du Consensus, puisque cette école depensée a toujours défendue l'indépendance de la Banque Centrale. Enfin, même l'objectif deréallocation des dépenses publiques est respecté, puisque l'article 29 dispose que les fondslibérés par la suspension d'un programme doivent être utilisés pour financer l'augmentationdes fonds des programmes de soutien alimentaires aux écoles et aux enfants.

26 « directa o indirecta mente, afecten los recursos del Tesoro Nacional y/o las cuentas del balance del Banco Central »27 « Certificados de Crédito Fiscal »28 « organismos financieros internacionales a los cuales la República Argentina no hubiese adherido »29 « aquellas mercaderías cuyos precios superen los niveles razonables »

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Cependant, ces deux lois, appliquant scrupuleusement la lecture néolibérale duConsensus de Washington, ne permettent à l'origine qu'une reprise très modeste, malgréune forte diminution de l'inflation. Les mesures provisoires mises en place sont néanmoinsprorogées, puis rendues permanentes pour la plupart. Le problème est qu'en fait, toutes lesmesures de libéralisation ne suffisent pas à attirer les investisseurs étrangers en nombresuffisant, en raison de l'instabilité du taux de change venant lui-même de l'instabilité dela monnaie. Ce problème est résolu par la Loi de Convertibilité de l'Austral de 1991, quiinstaure un taux de change fixe entre l'austral et le dollar états-unien de 10 000 pour 1,l'austral étant d'ailleurs bientôt remplacé par le peso, valant lui-même 10 000 australs,soit un dollar. Cette mesure permet aux investisseurs des autres pays, et en particulierdes Etats-Unis, d'investir massivement en Argentine. Certains de ces investissementscréent effectivement de l'activité économique, mais la plupart ont simplement pour butl'achat d'entreprises privatisées ou la spéculation sur les taux d'intérêts élevés. Néanmoins,les résultats sur les principaux indicateurs macroéconomiques s'avèrent très prometteurs,comme nous l'avons déjà dit, puisque l'inflation diminue de manière spectaculaire alorsque la croissance économique reprend à des taux élevés. Cependant, ces bons résultatscachent des problèmes sous-jacents qui mettent en péril la pérennité de la reprise.

Le revers de la médailleLes modalités de la reprise économique de l'Argentine dans les années 91-94 sontapplaudies unanimement par les économistes, les technocrates, les journalistes et lesgouvernants des pays développés, acquis dans leur immense majorité au Consensus deWashington. D'ailleurs, l'application des deux lois de 1989 décrites ci-dessus permet aupays de recevoir un arrangement, c'est-à-dire un prêt, « stand-by » du FMI d'une valeurde 1,5 milliard de dollars, dont la principale utilité est de rembourser un autre prêt réaliséauprès de la Banque Mondiale, d'une valeur de 1,4 milliard de dollars ( FIDE, 2008, p.100 ).L'augmentation considérable des investissements étrangers suite à l'adoption de la Loi deConvertibilité permet également de rembourser une bonne partie de la dette extérieure,rendant plus aisées les négociations avec les institutions internationales, et permettantenfin la participation au plan Brady en 1992. Cependant, toutes ces bonnes nouvellescontrastent avec un certain nombre d'évolutions connues par l'économie et la sociétéargentine, évolutions qui remettent en cause la pertinence d'un ensemble de mesurescensées permettre le développement économique et donc, la diminution de la pauvreté.

Comme le montre le numéro 321 de la revue « coyuntura y desarrollo » de la FIDE30,consacré aux grandes tendances de l'économie argentine de 1978 à 2008, la phased'expansion initiale a entraîné une augmentation de la pauvreté et une réallocation de larichesse nationale en faveur des classes les plus aisées de la population. Ainsi, selon cetterevue, la part des quatre déciles les plus bas en termes de revenus, autrement dit la partdes 40% de la population aux revenus les plus bas sur le revenu total, diminue de 1,2 pointentre 1990 et 1993 ( FIDE, 2008, p.123 ). Sur la même période, le salaire moyen stagne,mais la dispersion des salaires augmente considérablement, ce qui signifie que les salairesles plus bas connaissent une importante diminution. Enfin, le taux de chômage augmente

30 La FIDE, Fundacion de Investigaciones para el Desarollo ( fondation de recherche pour le développement ) est uneinstitutions privée à but non lucratif fondée par des entreprises et des fondations privées argentines en 1978 pour étudier et analyserl'économie et la société argentines dans leurs évolution principal, dans l'optique de faciliter le développement du pays par une meilleurecompréhension de ses difficultés.

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également, passant d'un peu plus de 7% en 1991 à 13% en 1994, alors que le taux de sous-emploi passe de 8% à un peu plus de 11% ( Vinocur et Halperin, 2004, p.14 ).

De fait, les politiques mises en œuvre par le gouvernement de Menem laissent despans entiers de la population dans une situation des plus précaire. Par exemple, l'article42 de la Loi d'Urgence Economique de 1989 dispose que, pendant 180 jours, aucuneentité appartenant à l'Etat, à un de ses démembrements ou même à une entreprisepublique ne pourrait embaucher de personnel si cela devait porter à une augmentation desdépenses publiques. L'article 44, quant à lui, dispose que le pouvoir exécutif doit redéfinir lerégime du travail au sein des administrations et des entreprises publiques de toute nature.De manière générale, les fonctionnaires connaissent durant cette période une diminutionimportante de leur salaire réel, car les salaires nominaux ne suivent plus l'inflation, quia certes diminué mais reste importante en 1991 et en 1992. Dans le même temps, laflexibilisation salariale au sein du secteur privé se poursuit par l'adoption de plusieurs actesgouvernementaux, par exemple la loi numéro 24.013 du 5 décembre 1991. Cette dernièremet en place une diminution, voire une exonération pure et simple des charges sociales pourles entreprises, tout en établissant entre autres choses des clauses de productivité dans lesméthodes d'ajustement salarial. Par ailleurs, à partir de 1992, le gouvernement supprimel'homologation ministérielle obligatoire pour les accords salariaux ( Novick, Lengyel etSarabia, 2009, p.6 ). Toutes ces différentes mesures n'étant pas compensées par desmesures sociales d'envergure, la pauvreté et la misère augmentent mécaniquement.

Cependant, le « bon sens » néolibéral estime que la libéralisation de l'économiedans les pays en développement entraîne nécessairement dans un premier temps uneaugmentation des inégalités, avant que le développement économique et la création denouvelles activités ne permette un enrichissement généralisé de la population. Dans le casde l'Argentine, cette idée n'est en aucun cas vérifiée, pour la simple raison que, comme nousl'avons déjà dit précédemment, la plupart des investissements réalisés durant cette périoded'expansion ne sont pas des investissements productifs. Si l'on en croit la FIDE, l'ouvertureinternationale du pays a eu deux conséquences économiques majeures : d'abord elle aaccru de manière très importante la dépendance du pays aux fluctuations des marchésinternationaux, tout en lui ôtant toute indépendance monétaire du fait de l'application dutaux de change fixe avec le dollar prévue par la Loi de Convertibilité; ensuite elle aentraîné une augmentation du poids du secteur primaire, autrement dit de l'agriculture etdes industries extractives, dans l'économie, en raison d'un affaiblissement du tissu industrielnational, insuffisamment soutenu par l'Etat pour affronter la concurrence internationale.Cette primarisation ne peut alors que pousser à une diminution des salaires réels, puisqueles salariés travaillant dans le secteur primaire sont globalement moins bien payés que dansles autres secteurs. Les années d'expansion qui suivent les réformes du début du mandatdu Président Menem sont donc marquées par une aggravation de la situation sociale,qui s'exprime principalement par une paupérisation et une précarisation des couchesles plus modestes du salariat. Dans le même temps, ces réformes ne permettent pasun développement véritable des activités productives, et ne fonctionnent, selon la FIDE,que grâce à une conjoncture internationale favorable, la forte dépendance du pays lecondamnant à la crise aussitôt que cette conjoncture se retournera ( FIDE, 2008, p.119 et120 ).

La question qui se pose dès lors est : pourquoi ces faiblesses n'ont-elles pas étésignalées, au moins par les opposants au gouvernement Menem ? Même la ConfederaciònGeneral del Trabajo (CGT, le principal syndicat argentin) soutien ces réformes, malgréleurs conséquences sociales négatives. Ces dernières ne sont d'ailleurs pour ainsi dire pas

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signalées, ni en Argentine ni ailleurs, à l'exception de certains cercles plus ou moins opposésà la doctrine dominante de l'économie, tels que la FIDE. Le Consensus de Washingtonjoue ici très fortement, et montre que l'idée de le renommer « convergence universelle »n'est certainement pas absurde du point de vue des économistes de Washington, tant lesoutien apporté aux réformes de Menem est commun à l'élite politique et intellectuellede la plupart des pays, en particulier des pays développés, qui félicitent chaudementl'Argentine. Le soutien des intellectuels et des dirigeants des pays en développement peuts'expliquer par une thèse présentée par Amit Bhaduri et Deepak Nayyar dans un articleécrit pour la revue « Tiers Monde » ( Nayyar et Bhaduri, 1997 ). Selon ces auteurs, lesbureaucrates et les penseurs du Tiers Monde ont un système de récompense très simple : siils soutiennent l'orthodoxie dominante, ils peuvent espérer travailler pour les institutions deWashington, où ils sont payés royalement par rapport à ce qu'ils perçoivent dans leurs paysd'origine, et peuvent également espérer des promotions plus importantes et une carrièreplus ambitieuse. De manière générale, les positions hétérodoxes sont perçues commeétant mauvaises pour la carrière de ceux qui les adoptent, et il est donc difficile, alorsqu'entre 1991 et 1994 l'économie orthodoxe semble partout triomphante, de s'opposer à sesthéories. Que les penseurs et gouvernants argentins aient véritablement cru au Consensusde Washington, ce qui est probablement le cas de la majorité d'entre eux à cette époque,ou qu'ils aient, par stratégie professionnelle, fait semblant d'y croire, le Consensus estappliqué de manière systématique dans sa lecture la plus monétariste, malgré le fait quedes faiblesses importantes se créent, des faiblesses qui à terme contribuent à expliquer lacrise de 1994.

De 1994 à 1998 : de la crise « Tequila » à une repriseincomplète

Les réformes néolibérales permettent donc dans un premier temps une expansionéconomique et une stabilisation monétaire très importantes, malgré des difficultés socialesnon négligeables et surtout une dépendance accrue à la conjoncture internationale. Cettedépendance, qui explique en grande partie la phase d'expansion initiale, est également lacause de la première grande crise dont souffre l'économie argentine suite aux réformesinspirées par le Consensus de Washington. Cette crise est en effet née, non de facteursendogènes, mais d'une autre crise survenue au Mexique, la crise « Tequila ». Celle-ci se manifeste par une panique des investisseurs occidentaux, qui fuient les paysen développement suite à l'effondrement de l'économie mexicaine. Or, la croissanceéconomique argentine dépend avant tout de la conjoncture internationale positive et del'entrée massive de capitaux étrangers. Sur la période 1993-1994, ceux-ci représentent 13milliards de dollars, soit 6% du Produit Intérieur Brut ( Bertranou et Bonari, 2005, p.42 ).La fin de cette manne financière à partir de décembre 2004 déclenche une récessionen 1995, la première depuis 1990, avec un taux de croissance du PIB négatif, de -4,4%( FIDE, 2008, p.131 ). Cependant, avec le soutien du FMI et d'autres Institutions FinancièresInternationales, le pays connaît en 1996 et 1997 une nouvelle phase d'expansion, qui nerésout pas les problèmes sous-jacents de l'économie. Ce soutien des IFI n'est évidemmentaccordé que du fait d'un renouvellement de l'adhésion inconditionnelle du gouvernement auConsensus de Washington, et ce malgré un retour en grâce de politiques sociales nationalesencore relativement timides.

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Une crise sans remise en question de fondLa crise « Tequila », caractérisée par une fuite massive des capitaux étrangers des paysen développement, frappe donc très durement l'Argentine au tout début de 1995. En marsde cette année, la FIDE signale qu'en moins de 90 jours les dépôts auprès des banquesargentines ont diminué de 7 milliards de dollars, alors que les taux d'intérêts payés par lesentreprises passent de 16,6% à 31,1% par an, et que les prévisions officielles de croissancediminuent de 6,5% à 3% ( FIDE, 2008, p.131 ). L'activité connaît un ralentissementconsidérable, et le chômage augmente d'un peu plus de 12% en 1994 à plus de 18% fin 1995( Vinocur et Halperin, 2004, p.14 ). Tout cela crée évidemment des tensions importantes surles salaires, et le salaire moyen passe de 637 pesos en octobre 94 à 605,6 en octobre del'année suivante, pour continuer de diminuer jusqu'en 1998, où il connaît une courte embellieavant de recommencer à diminuer jusqu'en 2003 ( Bertranou et Bonari, 2005, p.299 ). Cettediminution des salaires moyens s'opère principalement par le bas de l'échelle salariale, etles inégalités augmentent rapidement. Ainsi le coefficient de Gini, qui calcule les inégalitéséconomiques au sein d'un pays, passe entre octobre 1994 et octobre 1995 de 0,431 à 0,461,pour terminer la période à 0,477 en octobre 199831 ( Bertranou et Bonari, 2005, p.306 ).

Cette détérioration brutale de la situation interne, entièrement due à un contexteinternational soudain défavorable, participe à une aggravation des problèmes extérieurs dupays. En effet, la dette extérieure du pays, c'est-à-dire l'ensemble des créances détenuespar des étrangers sur des acteurs économiques argentins, dépasse le seuil des 100 milliardsde dollars, principalement du fait de l'endettement continu de l'Etat envers les InstitutionsFinancières Internationales, et en particulier le FMI qui accorde en mars 95 un prêt de 7milliards de dollars pour sauver le système financier argentin de l'effondrement. Mais lanouveauté de cette crise est l'explosion de la dette privée, qui passe de 5 milliards de dollarsen 1991 à 17 milliards à la fin de 1995 ( FIDE, 2008, p.131 ). Cependant, malgré la gravitéde la crise, le secteur financier est sauvé et, en avril 1996, la situation se stabilise et unenouvelle phase d'expansion commence.

Cette expansion ne se traduit toutefois pas par une augmentation du salaire moyen,comme nous l'avons déjà vu, ni par une diminution des inégalités. Il s'agit en fait d'unereprise très partielle, concentrée sur certains secteurs très précis, dont deux des principauxsont le secteur agricole, qui profite d'une augmentation des prix des commodités sur lesmarchés internationaux, et le secteur bancaire, qui profite du retour de la confiance enl'économie argentine consécutif à l'accord d'un prêt par le Fonds Monétaire International.Par ailleurs, comme le fait remarquer la FIDE, l'Argentine profite alors de la politique dechange du Brésil, ce qui profite à certaines industries très précises, telles que l'industrieautomobile ( op. Cit., p.131 ). En effet, depuis le plan Real de 1994, le Brésil a fixé un taux dechange largement surévalué. En d'autres termes, le Real, surévalué par rapport aux autresmonnaies, encourage les importations du Brésil, tout en augmentant le prix des produitsbrésiliens à l'étranger. Or, depuis mars 1991, l'Argentine et le Brésil, ainsi que l'Uruguayet le Paraguay, ont créé le Mercosur, une tentative d'instituer un marché intégré entre lespays membres. Les deux plus grands pays membres que sont l'Argentine et le Brésil étantconcurrents dans de nombreux domaines, une surévaluation de la monnaie brésilienneavantage grandement le commerce argentin, ne serait-ce que par l'encouragement qu'elleconstitue pour les exportations argentines à destination du puissant voisin. Cependant,toujours selon la FIDE, ces importations faites par le Brésil ont pour principal objectif de

31 Le coefficient de Gini se situe toujours entre 0 et 1, 0 définissant une situation dans laquelle tout les membres de la société ontle même revenu, et 1 la situation dans laquelle un seul individu perçoit tous les revenus. A titre de comparaison, le coefficient de Ginide la France est à peu près égal à 3,6.

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renforcer le processus d'industrialisation du pays. Ainsi, en 1996, le gouvernement deBrasilia débloque de nouvelles aides pour l'industrialisation du Nordeste, encourageantl'implantation de nouvelles firmes, nationales et étrangères, et donc la création d'activité( FIDE, 2008, p.137 ). Cette création d'activité peut bien entendu être débattue danssa forme, car elle augmente la précarité dans la région, mais il convient de noter quele gouvernement brésilien, tout en appliquant par ailleurs largement le Consensus deWashington, se détache partiellement de l'orthodoxie monétariste pour mettre en place unepolitique industrielle relativement volontariste, permettant à l'Etat de poursuivre des objectifset une stratégie de développement, qui manquent alors cruellement à l'Argentine ( Faucheret Eliott Armijo, 2004 ).

En effet, alors que l'impact de la crise « Tequila » démontre clairement les faiblesses durégime de la Convertibilité, extrêmement vulnérable aux changements dans la conjonctureinternationale, le gouvernement de Buenos Aires ne semble pas envisager la moindredéviance par rapport au modèle de développement adopté jusque là, comme le montreclairement le simple fait que le FMI lui accorde encore des prêts d'une valeur considérableen 1995. Cette obstination à maintenir une ligne politique aussi risquée peut s'expliquerpar plusieurs facteurs. Tout d'abord, il y a bien entendu la volonté toute politique de nepas avouer ses erreurs, ce qui peut avoir des conséquences fâcheuses d'un point de vueélectoral. Par ailleurs, les nombreuses accusations de corruption au sein de l'administrationet du gouvernement Menem ( Bijard, 2001 ) semblent montrer que l'intérêt à maintenirles politiques néolibérales n'est pas seulement un intérêt intellectuel ou idéologique. Enfin,le champ politique argentin, plus structuré à l'époque que le champ politique brésilien,encourage la formation de majorités idéologiquement marquées, qui ont un intérêt strictà défendre des positions partisanes parfois radicales ( Faucher et Eliott Armijo, 2004 ).Cependant, si ces idées peuvent contribuer à expliquer la position du gouvernement, ellesn'expliquent pas celle de la société civile, qui reste dans sa grande majorité, sinon favorable,au moins non opposée aux politiques néolibérales. Au-delà de l'idée de conformisme desélites à l'orthodoxie internationale, déjà citée au chapitre précédent ( Nayyar et Bhaduri,1997 ), il convient de souligner que, en apparence, une bonne partie de la population peutlégitimement croire en la reprise de 1996. Si celle-ci reste confinée à certains secteursprécis, ces derniers n'en restent pas moins dynamiques et permettent à ceux qui y travaillentde maintenir un niveau de vie tout à fait correct. C'est très probablement au sein de cegroupe social des salariés des secteurs en expansion, qu'il faut chercher la raison de lafaiblesse relative de l'agitation sociale durant cette période.

Cependant, les bons résultats de certains secteurs ne peuvent pas faire oublierles difficultés sociales et économiques d'une large part des travailleurs argentins. Cestravailleurs oubliés par la reprise, qu'ils soient salariés de secteurs en crise ou chômeurs,ayant travaillé dans des entreprises aujourd'hui fermées du fait de la concurrenceinternationale ou du manque de financement, représentent toutefois un problème pour legouvernement, qui doit leur assurer une aide sociale minimale, ne serait-ce que pour éviterdes mouvements importants de protestation populaire. De ce fait, l'Etat accepte de dévierlégèrement de la doctrine orthodoxe en mettant en place de nouvelles politiques sociales,qui restent pourtant encore modestes.

Le retour des politiques sociales et les limites du systèmeEn 1995, pour faire face aux conséquences sociales catastrophiques de la crise, legouvernement Menem met en place une série de programmes sociaux de diverses natures.

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En théorie, de tels programmes ne constituent pas une entorse au respect du Consensusde Washington, qui en admet l'utilité dans les domaines de l'éducation et de la santé,en raison de l'aide qu'ils apportent aux couches les plus modestes de la population. Ilspeuvent toutefois constituer une telle entorse s'ils tendent à creuser le déficit budgétaire, cequi peut paraître difficile à éviter dans le cas de politiques ambitieuses. Cependant, dansle cas de l'Argentine de 1995, il apparaît qu'effectivement, la dépense sociale totale dugouvernement national, des provinces et des communes diminue entre 1994 et 1995, et cemalgré la mise en place de plusieurs programmes d'aide aux catégories de travailleurs lesplus durement touchées par la crise. En effet, cette dépense sociale consolidée passe, enpesos constants de 1993, de 52,9 milliards de pesos en 1994 à 51 milliards en 1995, puisà 50,2 milliards en 1996 ( Vinocur et Halperin, 2004, p.21 ). Cette diminution est renduepossible par la mise en place de nombreuses mesures visant à diminuer les dépenses del'Etat-providence, par exemple avec la loi du 8 mars 1995 sur la solidarité prévisionnelle,qui dispose que l'Etat ne peut garantir le montant des prestations de retraites « que dansla limite des crédits budgétaires », alors même que « le montant des pensions n'est pluslié aux rémunérations des travailleurs actifs » ( Novick, Lengyel et Sarabia, 2009, p.258 ).De telles mesures montrent bien l'incohérence dans laquelle se trouve le gouvernement,qui diminue certaines dépenses sociales pour pouvoir en augmenter d'autres. Cependant,l'impression d'incohérence disparaît lorsque l'on étudie avec plus d'attention la nature desdépenses sociales ainsi augmentées.

Le gouvernement argentin met par exemple en place en 1995 le ProgrammeAlimentaire Nutritionnel Infantile ( Programa Alimentario Nutricional Infantil, PRANI ). Ceprogramme a pour but de fournir une alimentation minimale à des enfants ayant entre 2 et14 ans, membres de foyers en situation de NBI, ou Nécessité Basiques Insatisfaites, vivantdans des zones où au moins 30% de la population est officiellement en situation de NBI.Malgré ces critères apparemment très sélectifs, le programme doit fournir de la nourritureà 102 490 enfants dès son lancement en 1995, et augmente jusqu'à un total de 322 565bénéficiaires directs en 1998 ( Vinocur et Halperin, 2004, p.28 et 29 ).

Le PRANI n'est qu'un exemple parmi d'autres des diverses mesures mises enoeuvre tout au long de cette période32. Cependant, ces programmes ont comme pointcommun d'être systématiquement présentés comme des mesures d'urgence, ce qu'ilssont effectivement. La logique du gouvernement apparaît dès lors plus claire, puisquele financement de ces mesures d'urgence se réalise par l'affaiblissement de régimesd'aide sociale permanents, tels que le régime des retraites ou même celui de l'éducation,ce dernier étant transféré aux provinces en 1993 avec des promesses de transfert deressources du gouvernement national, promesses qui ne sont pas respectées suite à lacrise économique ( Novick, Lengyel et Sarabia, 2009, p.259 ). C'est cette logique dedémantèlement progressif de l'aide sociale qui permet d'absorber une bonne partie desdépenses sociales supplémentaires de 1995, diminuant ainsi le coût budgétaire de la crisepour l'Etat. Cette rigueur affichée permet d'obtenir le soutien des Institutions FinancièresInternationales, qui financent en partie ces nouveaux programmes. Ainsi, entre 1995 et1996, le financement étranger de la dépense sociale de l'Etat national passe de 225millions de pesos, soit 0,7% de cette même dépense, à un peu plus de 4 milliards depesos, soit 12,2% ( Bertranou et Bonari, 2005, p.94 ). En seulement un an, après que legouvernement argentin eut démontré son attachement à son équilibre budgétaire, l'aide desIFI au financement de ses dépenses sociales a donc été multipliée par plus de 17. Certes,cette aide est ensuite diminuée de moitié en 1997, mais elle reste largement supérieure à

32 Se reporter aux travaux, en espagnol, de Vinocur et Halperin ( 2004 ) et Bertanou et Bonari ( 2005 ).

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ce qu'elle était auparavant, et la dépendance du pays en termes de financements externesne s'en trouve que renforcée. De manière générale, le gouvernement ne peut financer sonadhésion au consensus néolibéral que grâce aux aides diverses qu'il reçoit de la part desIFI, aides qui sont d'ailleurs conditionnées par cette même adhésion.

Cet exemple met en évidence l'une des contradictions du Consensus de Washington.Certaines dépenses sociales y sont encouragées, ou tout au moins considérées commeacceptables, alors que l'équilibre budgétaire y est présenté comme l'un des objectifs majeursde la politique macroéconomique. La pratique encouragée par les Institutions FinancièresInternationales valorise d'ailleurs clairement le second objectif par rapport à celui du soutienà l'éducation et à la santé. Là aussi, l'exemple argentin est très révélateur puisque la réformede l'éducation entreprise en 1993 se heurte rapidement à des contraintes budgétaires quien diminuent considérablement l'efficacité, faisant même douter certains auteurs à proposde sa pertinence ( Novick, Lengyel et Sarabia, 2009, p.259 ). Cette contradiction théoriqueentre deux des points du Consensus de Washington a donc été résolue dans la pratiquedans le sens le plus favorable à la théorie néolibérale.

L'exemple argentin permet toutefois de révéler deux difficultés pratiques du Consensus.La première, tenant pour ainsi dire à un point de détail théorique d'une grande importancepratique, tient aux politiques de soutien à l'emploi. Le Consensus de Washington n'y fait pasréférence, mais elles ne figurent pas dans la très courte liste des politiques économiquesqu'il recommande. En revanche, la théorie monétariste condamne l'immense majoritéde ces politiques comme négatives en termes de croissance économique et même entermes d'emplois. Malgré cela, le gouvernement argentin a mis en place, entre autres, le« Plan Trabajar » en 1996, cherchant à créer des emplois par des travaux de constructiond'infrastructures économiques financés par l'Etat ( Vinocur et Halperin, 2004, p.33 ). De fait,lorsque le chômage devient massif, il est très difficile politiquement pour les gouvernants dejustifier l'absence de politiques actives de l'emploi. Dans la pratique, il est même quasimentimpossible de ne rien faire pour aider les chômeurs victimes des crises, d'autant plus quecelles-ci sont en général renforcées par les politiques procycliques encouragées par leConsensus de Washington.

Ce problème constitue d'ailleurs la seconde difficulté pratique du Consensus, puisquece dernier conseille d'adopter une politique économique purement procyclique, c'est-à-dire laissant la résolution des crises aux seuls mécanismes du marché, qui tendent àaccentuer tant les phases d'expansion que celles de crise. Les conséquences négativesd'une crise sont donc largement aggravées par ce genre de politiques. De manière plusprécise, le Consensus propose, ou plutôt impose dans le cas des Institutions FinancièresInternationales, une politique de strict laissez-faire dans le domaine économique. Dansle cas de l'Argentine des années 90, cela se traduit principalement de deux façons :d'abord l'absence totale d'une politique de développement industriel, qui est extrêmementdommageable pour le pays, comme le montre la comparaison avec le voisin brésilien;ensuite la décentralisation à outrance de certains services publics, en particulier la santé etl'éducation, en vertu du principe de subsidiarité de l'Etat, qui suppose que l'Etat national nedoit intervenir que lorsque ses démembrements sont incapables de le faire efficacement.Or, l'exemple argentin montre bien que, en cas de crise économique majeure, l'Etat nationaldevant réduire ses dépenses pour ne pas augmenter son déficit budgétaire, les transfertsde ressources de l'Etat vers les provinces viennent à manquer, ce qui entraîne, d'une partune inégalité de qualité du service selon les provinces, et d'autre part un problème definancement très important menaçant la qualité générale de ces services.

Le cas de l'Argentine, ou l'échec de l'expérimentation

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Enfin, l'exemple de l'Argentine montre, dès 1997, la difficulté extrême de maintenirdes politiques économiques purement néolibérales dans un pays en développement enpériode de crise. En effet, la crise causant inévitablement une augmentation de la pauvretéet donc un besoin plus important en termes d'aide sociale, le choix qui s'offre alors est trèssimple : il faut choisir entre maintenir les politiques du Consensus, en conservant à un niveauminimal les programmes d'urgence pour assurer l'équilibre budgétaire, et abandonner cespolitiques pour mettre en place des politiques contracycliques impliquant une interventionsuffisamment forte de l'Etat pour contrebalancer les conséquences négatives de l'activitédes marchés. Le premier choix repose entièrement sur une croyance : celle que lesmécanismes du marché permettront de venir à bout de la crise et donc réduiront les besoinsen aide sociale, ce qui autorisera le gouvernement à abandonner les programmes d'aided'urgence. Si cette relance tarde à venir, le maintien de ces programmes coûtera trop cherà l'Etat, sans permettre de créer une dynamique de relance keynesienne, puisque ceux-ci ne fournissent à leurs bénéficiaires que le nécessaire vital, et de ce fait n'augmententque très marginalement la demande des ménages. En d'autres termes, si les marchés nesuffisent pas à créer une dynamique de reprise économique, le pays s'enfonce dans la crisetout en voyant son déficit budgétaire augmenter du fait de l'augmentation du nombre debénéficiaires de l'aide sociale. Ainsi, entre 1996 et 1997, la dépense sociale totale de l'Etatargentin et de ses démembrements a augmenté, après deux années de diminution, de 50 à53 milliards de pesos, puis à 55 milliards l'année suivante ( Vinocur et Halperin, 2004, p.21 ).Le respect du Consensus de Washington, en cas de crise économique persistante, créedonc les conditions de son irrespect, puisqu'il force à un déficit budgétaire ou à l'abandond'un grand nombre de politiques sociales. C'est en tout cas ce que montre l'exemple del'Argentine des années 94-98, et les années suivantes ne font que confirmer cette idée.

De 1998 à 2002, ou de la crise systémique à l'abandondu modèle

En 1997, les pays d'Asie Orientale connaissent une crise financière et économique sansprécédent, causant une fuite massive des capitaux qui y sont investis. La crise de confiances'étend rapidement à d'autres pays émergents, tels que la Russie, l'Argentine ou le Brésil.Ces deux pays d'Amérique Latine subissent alors un nouveau choc financier, et unenouvelle crise de liquidité, ne disposant plus des ressources financières nécessaires àleur développement, ou même simplement au remboursement de leur dette extérieure. Leresserrement du crédit pénalise gravement l'économie dite « réelle » et les conséquencessociales ne se font pas attendre. En quelques mois le taux de chômage augmenteà nouveau, de même que la pauvreté. Le nombre de bénéficiaires de l'aide sociale,déjà en augmentation les années précédentes, en particulier en Argentine, augmenteconsidérablement, entrainant par ricochet une augmentation des dépenses sociales. Ainsi,en Argentine, la dépense sociale consolidée de l'Etat et de ses démembrements passeentre 1997 et 1998 de 53 à 55 milliards, exprimés en pesos constants de 1993 ( Vinocuret Halperin, 2004, p.21 ). A la différence de la crise Tequila, durant laquelle le pays peutcompter sur le dynamisme économique brésilien, cette fois-ci la récession touche les deuxpays.

Cependant, si les deux grands voisins latino-américains souffrent tous deux desconséquences de la crise asiatique, les réactions des gouvernements apparaissent

Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité

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rapidement comme très différentes. En effet, alors que le Brésil abandonne dès le débutde l'année 1999 le régime de change fixe du réal et laisse sa monnaie flotter, permettant àcelle-ci de se déprécier considérablement, le gouvernement de Buenos Aires maintient tantle régime de change fixe du peso argentin avec le dollar que les politiques inspirées par leConsensus du Washington. Ces dernières sont d'ailleurs dans certains cas aménagées, etdans d'autres simplement abandonnées, par le gouvernement de Brasilia, et la situation sestabilise rapidement, avant de permettre une reprise de la croissance peu de temps après.En revanche, l'Argentine s'enfonce progressivement dans une crise financière de plus enplus grave, alors que le gouvernement persiste dans ses choix de politique économique,attendant une reprise qui ne vient toujours pas, jusqu'à l'effondrement de 2001, année durantlaquelle le Fonds Monétaire International est appelé à l'aide non pas une, mais quatre fois,ce qui ne permet pas la sortie de crise. Celle-ci s'opère finalement par une crise politiquemajeure, qui aboutit en 2002 à l'abandon du régime de change fixe, et en 2003 à l'électionde Nestor Kirchner à la Présidence de la République, marquant une rupture claire vis-à-visdu Consensus de Washington et du FMI, sérieusement désavoués par cette expérience.

Un Consensus appliqué contre vents et maréesEntre 1998 et 2001, la situation économique de l'Argentine ne cesse donc d'empirer, et cequels que soient les indicateurs pris en compte. Comme il l'avait fait les années précédentessuite à la crise Tequila, le gouvernement Menem maintient les politiques inspirées par leConsensus de Washington, bien que cette fois-ci la situation, internationale et nationale,soit très différente. Toutefois, en 1998, cette position peut sembler raisonnable dans lamesure où le Brésil maintient également ces politiques, et surtout maintient son régime dechange fixe avec le dollar, régime dans lequel le real est très clairement surévalué, ce quiavantage les produits argentins par rapport aux produits nationaux, comme nous l'avonsdéjà dit précédemment. Mais, le 13 janvier 1999, le gouvernement de Brasilia dévaluesa monnaie, sans en avoir préalablement averti le gouvernement voisin. Cette fois-ci, lasituation s'aggrave véritablement pour l'Argentine. En effet, le commerce avec le Brésilreprésente en 1998 pas moins de 51,1% des exportations industrielles du pays, qui ont plusde facilités à s'exporter dans un autre pays émergent, ayant un niveau de développementtechnologique comparable ( FIDE, 2008, p.143 ). La brusque dévaluation du real, accentuéepeu après par la suppression pure et simple du régime de change fixe, porte donc le coupfatal à l'industrie argentine, déjà fortement affaiblie par l'ouverture à outrance des marchésnationaux et par la fin des aides publiques intervenue tout au long des années 90. Le seulsecteur compétitif de l'économie argentine, faute d'une industrialisation de qualité, est alorsle secteur primaire, qui souffre d'une surévaluation du peso qui est de plus en plus évidente.

En effet, à la fin des années 90, le dollar a connu une augmentation considérable desa valeur par rapport aux autres monnaies mondiales, dû entre autres choses à la fortedemande de monnaie états-unienne suite à la panique causée par la crise asiatique. Lepeso, dont la valeur est ancrée au dollar, voit donc sa valeur augmenter encore alors qu'ilest déjà surévalué. Par ailleurs, le déficit de la balance des paiements courante induit unediminution constante des réserves de la Banque Centrale, qui doit maintenir le taux dechange à la valeur fixée et pour cela combler ce déficit par ses réserves, ce qu'elle ne peutfaire désormais que grâce à un endettement, contracté à l'étranger, toujours plus important.Dans ces conditions, l'abandon du régime de change fixe semble être la solution la pluslogique pour rétablir la compétitivité de l'économie nationale et permettre une améliorationde la situation.

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Malgré cela, le gouvernement ne semble même pas envisager cette option, qui il estvrai comporte des risques très importants à tous les niveaux. Tout d'abord, du point devue politique, il s'agirait d'un désaveu évident des politiques menées précédemment. Cetargument peut sembler étrange si on considère que le Président Menem est remplacé, lorsdes élections de novembre 1999, par Fernando de la Rua, qui est censé être un opposantà son prédécesseur. Mais le nouveau Président de la République, loin de s'éloigner despolitiques menemistes, les maintient et va même jusqu'à nommer, en mars 2001, DomingoCavallo ministre de l'économie, poste qu'il occupe déjà en 1991, lorsqu'il fait voter laLoi de Convertibilité. Cependant, cette nomination, tout comme le maintien des politiqueséconomiques de son prédécesseur, tout comme la confirmation du régime de change fixe,constituent pour le Président de la Rua un moyen de paraître digne de confiance auprèsdes Institutions Financières Internationales, et en particulier du FMI, dont le financement estde plus en plus indispensable. Il y a cependant une autre raison, bien plus fondamentaleencore, du maintien du régime de change fixe, qui est celle de l'internationalisation trèsimportante de l'économie, qui s'exprime entre autres par une dollarisation très avancée.Cette dernière se vérifie par exemple dans le très grand nombre de contrats stipulés àla fois en pesos et en dollars, ce qui est courant dans un régime de change de ce type.Cependant, dans ces conditions, toute dévaluation ou dépréciation de la monnaie entraînenécessairement un réajustement de la valeur de ces contrats en fonction du nouveautaux de change. Par ailleurs, la plus grande partie de la dette extérieure argentine estlibellée en dollars, de telle sorte qu'une dévaluation du peso par rapport à la monnaie états-unienne aurait pour conséquence un poids encore plus lourd de la dette extérieure et de sonremboursement. Enfin, selon la FIDE ( 2008, p.140 ), en 1997 pas moins de 54% des actifsargentins sont détenus par des investisseurs étrangers. C'est sans aucun doute pour toutesces raisons que les différents gouvernements n'ont pas osé remettre en question le tauxde change fixe du peso par rapport au dollar. Cependant, si cette solution est impraticable,il reste à en trouver une autre. Dans la mesure où les Présidents successifs comptentconsidérablement sur l'aide du FMI, cette solution ne peut être qu'inspirée par le Consensusde Washington, et plus encore par la théorie néolibérale.

Et, en effet, les politiques économiques mises en place entre 1998 et 2001 sonttoutes fortement marquées idéologiquement dans ce sens. Par exemple, pour résoudre leproblème de la surévaluation du peso, le gouvernement argentin met en place dans unpremier temps de nouvelles lois pour flexibiliser les salaires, tout en s'engageant dans unediminution de ceux des fonctionnaires. En effet, la surévaluation du peso s'exprime par lefait que les prix des produits argentins sont trop élevés par rapport à ce qu'ils seraient sile taux de change était libre. En conséquent, une diminution des salaires peut permettreune diminution des prix, et donc des gains de compétitivité. De fait, entre octobre 1998 etoctobre 2001, le salaire moyen passe d'à peu près 620 pesos à 573, soit une diminutionde 7,58% ( Bertranou et Bonari, 2005, p.299 ). Cela ne permet cependant pas de sortirde la crise, et l'aggrave même puisque la pauvreté explose, faisant s'effondrer la demandeintérieure. Le gouvernement conserve cependant son affiliation idéologique et, dans le butde renforcer la confiance des investisseurs étrangers, il adopte en juillet 2001 une politiquevisant à obtenir un « déficit zéro ». En d'autres termes, ne restent disponibles pour financerles programmes du gouvernement que les ressources restantes une fois les intérêts de ladette publique payée. Comme le remarque l'Independent Evaluation Office ( IEO, 2004,p.51 ), cette politique proprement desespérée montre à quel point le besoin de financementde l'Etat argentin est criant, ce qui ne fait qu'accentuer la débâcle financière.

L'application des réformes néolibérales alors que la crise s'aggrave ne fait donc quedétériorer encore la situation économique du pays, qui a de plus en plus de mal a rembourser

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ses dettes tout en assurant la paix sociale. De plus, le choix entre ces deux priorités apparaîtclairement lorsqu'on s'aperçoit que la dépense sociale consolidée de l'Argentine diminuede 3,15% entre 1999 et 2000 ( calcul réalisé à partir de chiffres de Vinocur et Halperin,2004 ). Dans la mesure où la situation sociale ne cesse d'empirer alors que la situationfinancière ne s'améliore pas, au contraire d'ailleurs, l'explosion de la crise apparaît commeinévitable. Le gouvernement argentin se tourne alors vers le soutien indéfectible de cesdernières années : le FMI.

De l'aide à l'abandon du FondsFin 2000, la situation financière de l'Argentine atteint un niveau critique, la dette extérieure,représentant l'équivalent de 5 fois la valeur des exportations ( IEO, 2004, p.47 ), semble deplus en plus impossible à rembourser. En conséquence, le gouvernement fait appel au FMI,qui accepte initialement d'apporter son aide pour sauver le pays qu'il a présenté tout au longdes années 90 comme l'exemple à suivre en termes de politiques de développement. Parailleurs, le Fonds craint les conséquences néfastes qu'aurait un effondrement de l'économieargentine, et plus encore l'abandon du régime de change fixe, d'une part sur l'économiede la région, et d'autre part sur les autres pays ayant un régime de change fixe avec ledollar. Enfin, comme le signale à plusieurs reprises le rapport de l'Independent EvaluationOffice ( IEO, 2004 ), le grand sérieux du pays dans l'application des politiques économiquesconseillées par le Consensus de Washington, sérieux qui, selon les chercheurs de l'IEO,explique la sortie rapide de la crise Tequila de 1994-1995, est toujours présent et permetdonc d'espérer une reprise.

Cependant cette dernière idée n'est pas entièrement consensuelle au sein du Fondsà l'époque. En effet, au début de 2001, toujours selon le rapport de l'IEO de 2004, deuxdiagnostics différents existent au sein du FMI ( IEO, 2004, p.39 ). Les tenants du premierdiagnostic estiment que les difficultés que traverse l'Argentine sont causées par des chocstemporaires, et qu'un retour de la confiance permettrait de mettre un terme à la crise deliquidité. Si ce diagnostic était juste, la solution la plus logique serait d'accorder des prêtsau pays, de façon à prouver la confiance du Fonds et donc à créer un choc de confiance,positif cette fois, permettant un retour à la croissance. L'autre diagnostic, en revanche,repose sur l'idée que les problèmes rencontrés par l'Argentine, tant du point de vue financierque commercial, proviennent de la surévaluation du peso, non seulement par rapport audollar, mais aussi par rapport à toutes les autres monnaies. Selon ce diagnostic, la solutionapportée par le Fonds devrait être bien plus énergique, et impliquer comme condition à uneaide future un changement important de la politique de change ou une restructuration de ladette. Le premier diagnostic est finalement celui qui prévaut, et l'aide est accordée en janvier2001, avec comme condition une diminution du déficit public. Cette aide est rapidementrenforcée par d'autres programmes d'Institutions Financières Internationales ainsi que par legouvernement espagnol, pour atteindre finalement une valeur totale de près de 40 milliardsde dollars ( IEO, 2004, p.40 ).

Ces aides ne permettent cependant pas au pays de sortir de la crise, malgré lesprévisions du FMI. Ces prévisions sont d'ailleurs, de l'avis même de nombreux membres duFonds, exagérément optimistes ( IEO, 2004, p.44 ). Et effectivement, le choc de confiancetant espéré ne se matérialise pas, et la crise de liquidité s'aggrave tout au long de 2001,alors que la situation économique et sociale se détériore rapidement. Ainsi, alors qu'en 2000le PIB n'avait diminué que de 0,8%, il plonge en 2001 de 4,4% ( op. Cit., p. 41 ). Malgrécela, le FMI continue d'apporter son soutien à l'Argentine, même si ce soutien est de moins

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en moins défendu au sein de l'institution. La véritable question qui se pose est la suivante :pourquoi, alors même que la situation ne cesse de se détériorer, le Fonds continue-t-il aaccorder son aide à l'Argentine, non pas une mais deux fois dans l'année, une fois en maiet une autre en septembre ?

Selon le rapport de l'IEO, déjà cité, l'institution de Washington soutient le pays à corpsperdu pour éviter son effondrement et une éventuelle contagion de la crise. Toutefois, ilest hautement probable que des considérations politiques aient une importance majeuredans ce choix. En effet, l'échec des politiques néolibérales en Argentine, pays dont lesinstitutions du Consensus de Washington ont fait leur véritable champion dans les années90, pays qu'elles ont montré en exemple pour son enthousiasme dans l'application desthéories néolibérales et monétaristes de l'économie du développement, cet échec ne seraitnul autre que l'échec des théories dont elles se prévalent, ou, encore pire d'un point de vuepolitique, leur échec. Dans la mesure où ces institutions ont présenté l'Argentine commele parfait exemple ou, pour prendre une formulation plus paternaliste, le meilleur élève despays en développement, un effondrement de l'économie argentine ne pourrait entraînerque deux réactions possibles pour elles : soit reconnaitre leurs torts et rechercher unenouvelle théorie de référence, ou tout au moins effectuer un changement radical dans lathéorie en vigueur; soit chercher à expliquer cet effondrement par d'autres causes quel'application de leurs théories, ce qui constitue également un constat d'échec puisqu'ellesn'auraient pas vu ces autres causes à l'œuvre lorsque l'Argentine était dans une phased'expansion. Le renforcement des politiques néolibérales, soutenu par l'aide financièredu Fonds dans l'espoir d'une reprise apportée par les marchés, semble donc la seulesolution acceptable politiquement et, peut-être de manière plus fondamentale encore, laseule solution admissible sans remettre en cause tout l'appareil théorique qui soutient ladoctrine du FMI.

En effet, l'adhésion des institutions internationales au Consensus de Washington estalors si profonde qu'une solution ne correspondant pas au paradigme néolibéral en devientpour ainsi dire impensable. Ainsi, la décision de poursuivre l'aide financière à l'Argentineen janvier 2001 est plus tard présentée comme une décision faite dans une situationd'incertitude majeure, dans laquelle aucune autre solution pour résoudre la crise ne semblaitraisonnable. Cette politique est donc le choix de la meilleure alternative à la dévaluation,cette dernière étant perçue comme trop risquée ( IEO, 2004, p.44 ). L'autorité scientifiquedont jouit alors la théorie néolibérale dans les institutions du Consensus est tellementgrande que, comme le montre le rapport de l'IEO, aucune autre solution n'est sérieusementenvisagée, si ce n'est un retrait pur et simple du FMI ( op. Cit., p.43 ) qui abandonneraitainsi l'Argentine à son triste sort.

C'est d'ailleurs cette solution de retrait qui finit par prévaloir puisque, le 5 décembre2001, le FMI annonce qu'il refuse d'accorder une augmentation de prêt de 1,3 milliardsde dollars à l'Argentine du fait du déficit fiscal, qui dépasse alors largement toutes lesprévisions ( op. Cit., p.57 ). Le résultat ne se fait pas attendre : la situation économique etsociale n'ayant cessé de se détériorer tout au long de l'année, le mécontentement populairegrandit à toute vitesse, d'autant que les classes populaires, très touchées par les difficultésdepuis plusieurs années déjà, sont à présent rejointes par les classes moyennes dont lesdépôts bancaires ont été gelés pour éviter que la panique bancaire ne s'ajoute à la fuitedes capitaux étrangers. Le chômage augmente pour atteindre plus de 20% de la populationactive, alors que la part des salaires dans la valeur ajoutée représente à peine plus de 40%

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en 2001 ( Novick, Lengyel et Sarabia, 2009, p.13 ). Le mouvement social des Piqueteros 33

se développe et les manifestations se multiplient tout au long de l'année. Le 12 décembrecommence une grève nationale, durant laquelle un manifestant est tué, et le Président dela Rua, ne voyant plus d'autre alternative, démissionne le 20 décembre. Suit un épisoded'instabilité politique aigüe, voyant pas moins de trois chefs de l'Etat se succéder en 11jours. Le 1er janvier 2002, Eduardo Duhalde est élu Président par intérim par les deuxchambres du pouvoir législatif. Après quelques péripéties, parmi lesquelles l'instaurationd'un régime de convertibilité double, le président Duhalde supprime le régime de la Loide Convertibilité de 1991 et adopte un régime de change flottant pour le peso, qui sedéprécie alors très rapidement. Cela représente un gain de compétitivité considérable pourles entreprises argentines, mais le temps que l'ajustement du taux de change puisse fairesentir ses effets sur l'économie, la situation sociale a continué de se détériorer, malgrél'adoption de programmes sociaux très ambitieux, tels que le plan Jefes y Jefas de HogarDesocupados 34( Vinocur et Halperin, 2004, p.36 à 42 ). En juin 2002, la police réprime trèsdurement des manifestations de chômeurs, et Duhalde organise des élections anticipées quipermettent, le 25 mai 2003, l'arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner, qui rompt explicitementavec les politiques mises en place par ses prédécesseurs et choisit de ne plus appliquer lesconseils du FMI. La nouvelle orientation idéologique du gouvernement permet d'obtenir desrésultats très positifs. Ainsi le taux de pauvreté chute-t-il véritablement de 20,9 points entrele second semestre de 2003 et celui de 2006 ( Novick, Lengyel et Sarabia, 2009, p.16 ),année pendant laquelle le pays règle avant l'échéance ses dernières dettes vis-à-vis duFonds ( FMI, 2006, p.17 ).

L'exemple argentin montre non seulement un échec cuisant des politiques inspirées parle Consensus de Washington, mais aussi une réussite des politiques déconseillées par cemême Consensus. Les implications théoriques et politiques de cette expérimentation sontdonc très importantes, puisqu'elles constituent clairement une remise en cause de la validitépratique des théories sur lesquelles est basé cet ensemble de réformes. Il s'agit désormaisde savoir comment les milieux scientifiques et politiques de Washington vont réagir à cettesituation, et comment la théorie et la pratique vont s'adapter à cette nouvelle donne.

33 Les « Piqueteros » sont les participants des mouvements sociaux argentins de la période, tirant leur nom de la pratiquefréquente de « piquetes », action visant à bloquer la circulation sur une route en y manifestant, instrument privilégié de la revendicationpendant cette période.

34 Ce qu'on peut traduire par « chefs ( masculins ) et chefs ( féminins ) de famille [littéralement : de foyer] au chômage ».

Après le Consensus, de la contestation au choix

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Après le Consensus, de la contestationau choix

La fin du « miracle argentin » semble sonner le glas du Consensus de Washington. Eneffet, cette expérimentation de la théorie, que les défenseurs du Consensus ont eux-mêmeprésentés comme exemplaire à ses débuts, a finalement montré un grand nombre de limiteset de contradictions du modèle théorique, l'une des principales contradictions pratiquesconcernant le maintien à outrance de l'équilibre budgétaire, objectif quasiment impossibleà atteindre en période de crise. Or, les politiques procycliques inspirées par le Consensusportent à une aggravation de ces crises et de ces chocs, de sorte qu'appliquer les dix pointsde Williamson en période de prospérité rend beaucoup plus difficile de les appliquer enpériode de crise. La désillusion vis-à-vis du Consensus est d'ailleurs d'autant plus forte audébut des années 2000 que son application dans les pays d'Amérique du Sud n'a, pour lemoins, pas eu les effets positifs escomptés. En effet, comme le remarque Ocampo ( 2004,p.4 ), les résultats en termes de croissance de tous les pays de la région sont décevants parrapport aux résultats historiques, la croissance moyenne étant de 3,7% par an pour ces paysdans la période pendant laquelle le modèle est le plus performant, c'est-à-dire entre 1990et 1997, alors que ces même pays connaissent entre 1950 et 1980 un taux de croissanceannuel moyen de 5,5%. Par ailleurs, le nombre de pauvres en Amérique Latine augmenteentre 1980 et 2000, passant de 120 à 220 millions de personnes ( Uzunidis, 2005, p.871 ).Ces résultats, relativement homogènes traduisent d'ailleurs des situations très diverses, quimettent en évidence l'une des faiblesses théoriques du Consensus, à savoir sa prétentionuniversalisante, portée par les institutions internationales, dont nous avions parlé dans lapremière partie.

L'échec du modèle est donc clair, à tel point que le Président de la Banque Mondiale,James Wolfensohn, estime en 2002 que le « Consensus de Washington » est mort( Uzunidis, 2005, p.873 ). Le problème qui se pose dès lors est d'ordre théorique autantque pratique. Il s'agit de comprendre quelles ont été les erreurs qui ont été faites, et surtoutcomment ne plus les faire. Il s'agit également de proposer un nouveau modèle théorique,un ensemble d'hypothèses devant permettre un changement positif de la pratique. Il s'agitenfin de mettre en place ce changement dans la pratique, entre autres choses par uneévolution radicale des conditionnalités de prêt du Fonds Monétaire International et de laBanque Mondiale. Les deux premières phases de cette évolution, c'est-à-dire l'identificationdes limites du modèle et sa reformulation ou son remplacement, représentent un processusintéressant de contestations et de réponses entre les scientifiques se trouvant hors desInstitutions Financières Internationales et ceux se trouvant en leur sein. En revanche, latroisième phase du processus, à savoir la transmission à la pratique des résultats dudébat scientifique, repose entièrement entre les mains de ces institutions, dont le pouvoird'interprétation est de ce fait beaucoup plus fort si le champ scientifique est divisé.

Quand la crise devient théorique

Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité

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La crise économique, politique et sociale de l'Argentine des années 2001 et 2002démontre, comme nous l'avons dit, l'échec d'un modèle théorique, celui de la théoriedu développement de l'école de pensée néolibérale et monétariste, incarnée dans leConsensus de Washington. Cet échec pratique entraîne nécessairement une recompositiondu champ scientifique de l'économie politique, dont la fonction sociale est précisémentd'expliquer ce genre d'évènements et de proposer des politiques alternatives à celles ayantéchoué. Les réactions au sein de ce champ sont très nombreuses, la plupart s'attaquantaux Institutions Financières Internationales, accusées d'avoir promu un modèle dedéveloppement dont l'application a entraîné des conséquences proprement désastreusesdans de nombreux pays, et n'a en tout cas pas tenu ses promesses en termes de croissanceet de développement économique.

Ces réactions scientifiques, pour la plupart très critiques vis-à-vis du Consensus, seconcentrent sur deux axes de réflexion : d'une part, les critiques sur le fond, visant leConsensus de Washington lui-même, et d'autre part les critiques sur son application et samise en place, et plus particulièrement sur l'attitude e l'action des IFI.

Le Consensus : la crise de la simplificationAu début des années 2000, de nombreuses critiques sont adressées au Consensus deWashington en tant que modèle théorique, une bonne part de ces critiques provenant descientifiques parfaitement intégrés dans les élites intellectuelles des pays développés dontWilliamson se réclame lorsqu'il formule ses dix points. Ces diverses interventions montrentbien que si il y a effectivement eu un consensus, il était bien fragile et n'a pas résisté à lapression des faits. De manière étonnante, ces critiques provenant du champ scientifiqueproche du Washington du Consensus se montrent clairement en opposition avec la théorienéolibérale et ce sur de nombreux points.

Par exemple, le Carnegie Endowment for International Peace, un think tank basé àWashington, publie en 2001 une étude de Nancy Birdsall et Augusto de la Torre, danslaquelle ces derniers regrettent l'absence de considérations d'équité sociale dans le texted'origine de Williamson, et proposent un ensemble de « 10+1 outils pour l'Equité Sociale »,dont le but n'est pas de remplacer le Consensus, mais de le compléter. Les mesuresdu Consensus restent considérées comme globalement positives par les auteurs, maiselles doivent être complétées pour intégrer les problématiques sociales, ce que la théorienéolibérale n'a jusqu'ici jamais accepté, cherchant à faire de « l'économie pure » une formede savoir parfaitement indépendante des autres. Les outils de Birdsall et de la Torre sontvariés, et sont en rupture avec la pratique de l'Amérique Latine des années 90. Il s'agit entreautres d'instituer des politiques économiques contracycliques ( 2001, p.23 à 27 ) et de mettreen place des politiques fiscales redistributives ( p.35 à 43 ). Cette dénonciation de certainséléments centraux de la doctrine néolibérale, incarnés dans le Consensus, est d'autant plusintéressante qu'elle provient d'un think tank parfaitement intégré dans le champ scientifiquede Washington, montrant clairement que, s'il y a jamais eu un consensus dans ce champ, iln'existe désormais plus, ou il a changé radicalement de nature et de base théorique, commepourrait le suggérer l'opposition d'autres économistes intégrés au Consensus, oppositionqui se fait de plus en plus fréquente.

Ainsi, par exemple, en est-il de Jose Antonio Ocampo, diplômé de Yale et professeurde relations publiques et internationales à l'université de Columbia, à New York. Ilest en effet l'auteur de l'article « Beyond the Washington Consensus : What Do WeMean ? » ( 2004 ) paru dans le « Journal of Post Keynesian Economics », ce qui montre

Après le Consensus, de la contestation au choix

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bien que l'échec du Consensus a ravivé le keynésianisme, les post-keynésiens étantplus proches des idées originelles de Keynes que les néokeynésiens. Dans cet article,l'auteur met en évidence certaines limites théoriques du Consensus, qui selon lui n'a pasestimé correctement certaines difficultés et l'effet de certaines réformes. Il remarque parexemple que les défenseurs du Consensus de Washington estiment que les réformesaugmentant la libéralisation et l'ouverture internationale permettent une amélioration dela productivité dans les secteurs « internationalisés » de l'économie domestique, pointavec lequel Ocampo est en parfait accord. Toutefois, il met en évidence le fait que,contrairement à ce que prévoient les néolibéraux, ces gains de productivité ne se sontpas, dans la pratique, propagés aux autres secteurs de l'économie. De ce fait, l'ouvertureinternationale croissante n'a conduit qu'à une augmentation des disparités de productivitéentre les secteurs, encore renforcée par une mauvaise allocation des capacités productives( Ocampo, 2004, p.6 ). A cette critique de l'ouverture économique succède une défensesans ambigüité de l'intervention étatique dans l'économie. Il défend ainsi cette interventiondans la mise en place de normes et de règles visant à limiter les excès et les erreursdes marchés, ces normes devant permettre une plus grande efficience à ces derniers( op. Cit., p.15 ) et dans la mise en place de politique contracyclique, c'est-à-dire depolitiques visant à atténuer les effets des fluctuations des marchés ( p.13 ), les politiquesprocycliques étant, comme nous l'avons fait remarquer dans la seconde partie, l'un desprincipaux problèmes mis en évidence par l'expérience argentine. Ces prises de positionsont en claire opposition avec la théorie néolibérale et monétariste, selon laquelle touteintervention de l'Etat, même si elle est inévitable, est toujours négative en termes d'efficacitéet d'efficience des marchés. Il compare ensuite les expériences latino-américaines aveccelles des pays de l'Asie du Sud-Est, montrant que ces derniers, ayant choisi une politiqueéconomique interventionniste reposant sur une stratégie de développement à long terme,ont connu une prospérité économique bien supérieure ( p.18 ). Il remet même en questionla pertinence des privatisations, en rappelant le succès de certaines entreprises publiquesainsi que les conséquences négatives de ce type de réformes, par exemple du fait de lacorruption qu'elles occasionnent, le cas d'Aerolinas Argentinas, cité dans la seconde partiede ce travail, étant d'ailleurs une bonne illustration. Il choisit comme exemple contraire àcette tendance négative la société CODELCO, la compagnie publique chilienne, premièreproductrice mondiale de cuivre, puis rappelle que les privatisations, réalisées de manièretrès contestables en Amérique Latine, ont occasionné un sentiment populaire extrêmementnégatif, non seulement envers elles-même, mais aussi envers les réformes orientées versun renforcement des marchés, ces deux types de réformes obtenant respectivement 22%et 16% de soutien selon le Latinobaròmetro de 2003 ( Ocampo, 2004, p.22 ).

Ce dernier point n'emporte cependant pas l'unanimité chez tous les critiques duConsensus. Moises Naim, diplômé du Massachusetts Institute of Technology, ancienministre de l'industrie et du commerce vénézuelien dans les années 1980, bien que trèscritique vis-à-vis du Consensus de Washington, qu'il appelle dans le titre d'un articledu Financial Times, « A Damaged Brand », qu'on pourrait traduire par « une marquedépréciée », considère dans cet article que les critiques de cet ensemble de mesures nedoivent pas être trop systématiques ou trop générales. Pour illustrer ce propos, il parle d'une« étude récente », qu'il ne nomme pas, selon laquelle les municipalités argentines ayantprivatisé leur service d'eau auraient connu une réduction de la mortalité infantile de 6%( Naim, 2002 ). Il appelle donc à éviter toute approche simplificatrice, ce qui est extrêmementimportant pour la suite, tout en adressant de violentes critiques au Consensus, en particulierdans son article « Washington Consensus or Washington Confusion ? » ( Naim, 2000 ).

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Dans cet article, il anticipe plusieurs des remarques d'Ocampo, mais se montre plusprécis quant à l'élaboration d'un autre modèle de développement. En effet, il explique que,selon lui, le Consensus a négligé un élément extrêmement important dans le développementéconomique, à savoir les institutions. Naim fait ainsi remarquer, par exemple, que « laréforme fiscale était peu utile si les impôts ne pouvaient pas être collectés » ( Naim,2000, p.93 ). Les réformes institutionnelles sont donc absolument nécessaires, même sielles doivent intervenir, selon cet auteur, pour « compléter les changements de politiquemacroéconomique » ( op. Cit., p.93 ), ces derniers restant indispensables, même s'il accordeune plus grande place à l'intervention étatique que ne le faisait le Consensus, en particulierdans l'interprétation qu'en faisaient les Institutions Financières Internationales. Pour êtreplus précis, l'auteur identifie dans son article cinq domaines dans lesquels des réformes sontnécessaires afin de parvenir à l'élaboration de politiques de développement pertinentes.Ces cinq points, qu'il appelle les « cinq I », sont de fait les principaux points aveuglesdu Consensus et, de manière plus générale, de la théorie néolibérale du développement.Ces cinq I sont : l'instabilité économique internationale, l'investissement, les inégalités, lesinstitutions et enfin l'idéologie, dont il faut selon l'auteur se méfier ( p. 97 à 101 ).

S'il faut se méfier de l'idéologie, c'est avant tout pour éviter un retour à dessimplifications hâtives et à une universalisation de théories qui, de fait, ne peuvent pasêtre efficaces dans tous les contextes. Cet appel à un retour à l'humilité des économistesse retrouve plus encore dans l'intervention faite par Dani Rodrik en 2006 à l'Universitéd'Harvard, où il enseigne l'économie politique. Dans cette intervention, Rodrik explique lanécessité pour le FMI et la Banque Mondiale d'adapter les conseils qu'ils donnent et lesprogrammes qu'ils imposent aux pays dans lesquels ils opèrent, et plus précisément auxdifficultés de ces pays. Afin d'éviter les schématisations abusives tout en proposant unesolution applicable, il établit une typographie des problèmes économiques que peuventrencontrer les pays en développement, cette typographie prenant la forme d'une série dedifficultés possibles, chacune donnant lieu à des ramifications en fonction des raffinementsà y apporter ( Rodrik, 2006, p.26 ). Une fois le problème principal identifié, il devient possibled'y apporter une solution adaptée, qui sera donc plus efficace, et plus acceptable pourles populations concernées, que les solutions toutes faites imposées par des technocratesinconnus, n'ayant parfois qu'une connaissance vague du pays auquel ils imposent leurvolonté, cette dernière représentation ayant eu un certain succès dans les pays sujets à desplans d'ajustement structurels infructueux. C'est d'ailleurs cette considération qui pousseOcampo a faire remarquer l'importance du consentement démocratique aux politiqueséconomiques ( Ocampo, 2004, p.23 ), consentement qui est particulièrement difficile àobtenir si ces politiques sont perçues comme imposées par des institutions arrogantes.Cette attitude des institutions constitue d'ailleurs le second axe majeur de critiquesopposées au Consensus de Washington.

Les institutions : la crise de l'arroganceCritiquer le Consensus de Washington au début des années 2000 ne se résume eneffet pas à critiquer son contenu théorique. Ce qui est alors désigné sous ce nom esten effet relativement éloigné des dix points de Williamson, puisqu'il s'agit de l'applicationsystématique des théories néolibérales du développement, qui s'incarnent dans leConsensus tout en y apportant une lecture propre. Ainsi, dans son livre « Keynes, the Return

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of the Master 35 » ( Skidelsky, 2009, cité sur Wikipedia, 2010 ), Robert Skidelsky compare,au chapitre 5, ce qu'il appelle « l'age d'or du capitalisme », durant lequel les politiqueséconomiques keynesiennes sont appliquées partout dans le monde occidental, qui s'étendselon lui entre 51 et 73, et la période du Consensus de Washington, qui dure de 1981 à2008, remarquant que la première période a connu une croissance économique globalenettement plus élevée que la seconde. Le point important ici est que le commencement dela période de domination du Consensus se situe en 1981, autrement dit huit ans avant queWilliamson n'élabore sa liste de mesures, et même cinq ans avant le livre dont l'économistedit s'être inspiré, « Toward Renewed Economic Growth in Latin America » ( Balassa et al.,1986 ). Autrement dit, le Consensus de Washington, au fil des ans et au fur et à mesure quese mettent en œuvre des politiques s'en réclamant, en est venu à représenter de plus enplus clairement la théorie néolibérale du développement, indépendamment même du sensoriginel du terme, qui ne recouvre que les dix points de Williamson. Ce dernier lui-mêmeregrette ce glissement sémantique dans un discours au nom évocateur : « Le Consensus deWashington a-t-il échoué ? » ( « Did the Washington Consensus Fail ? », Williamson, 2002 ).Au début de ce discours, l'économiste déplore le fait que le terme qu'il a forgé en soit venu àreprésenter pour le grand public « un ensemble de politiques néolibérales qui a été imposéà d'infortunés pays par les institutions financières internationales basées à Washington etles a mené à la crise et à la misère36 ». Il emploie la suite de ce discours à définir plusprécisément ce que chacun de ses dix points signifient pour lui, ce qui est en soi un bel aveude l'imprécision de son premier texte. C'est précisément cette imprécision qui a permis,selon lui, les interprétations fautives de ses idées, qui sont pourtant très inspirées par lathéorie néolibérale dès l'origine, comme nous l'avons vu dans la première partie. Quoi qu'ilen soit, le mauvais usage de cet outil théorique qu'est le Consensus de Washington reposedonc, selon son auteur, sur la mauvaise interprétation des diverses institutions chargées del'appliquer, qu'il s'agisse des Etats ou des IFI.

Le Consensus, utilisé dans cette acception d'une incarnation de la théorie néolibéraleinspirant des politiques très variées ( Naim, 2002 ) mais toujours orientées vers unrenforcement des marchés par rapport à l'Etat, a soulevé des critiques nombreuses etvariées, certaines venant, comme précédemment, du microcosme même des scientifiquesintégrés dans le Consensus, c'est-à-dire dans les grandes universités états-uniennes etles institutions internationales. Ainsi, dans l'article de Moises Naim, déjà cité ( Naim,2000, p.91 ), l'auteur remarque comment les gouvernants des pays en développementont vu « tout au long de la décennie, […] le niveau définissant le succès ne cessaitd'être augmenté et comment les changements qu'ils étaient censés réaliser devenaient deplus en plus complexes et, parfois, politiquement impossibles37 ». Il ajoute que « le senscommun « évoluait » simplement […] la résistance aux réformes était moquée commeétant du « populisme »38 ». Dans ces conditions, ceux qui donnent leurs conseils, ici lesinstitutions du Consensus, ne peuvent jamais être prises en défaut, puisque tout échecde l'expérimentation est dû à une erreur ou à une mauvaise compréhension de ceux quil'appliquent. L'expérience des années 90 donne ainsi des preuves claires de cet orgueil

35 L'article de wikipedia consacré à cet ouvrage est disponible, en anglais, à l'adresse suivante : http://en.wikipedia.org/wiki/Keynes:_The_Return_of_the_Master36 « a set of neoliberal policies that have been imposed on hapless countries by the Washington-based international financialinstitutions and have led them to crisis and misery »

37 « Throughout the decade, […] the bar defining success kept being lifted and how the changes they were expected to makebecame increasingly complex and, sometimes, politically impossible. »

38 « Common wisdom was simply "evolving." Resistance to reforms was derided as "populism." »

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des institutions de Washington, en particulier le FMI et la Banque Mondiale, imposant unmodèle et refusant le responsabilité de ses échecs. Cette posture est très peu scientifiquepuisqu'elle rend la pratique, et non la théorie, responsable des conséquences négativesde l'expérimentation. Elle est d'ailleurs d'autant moins scientifique que ces conséquences,loin de n'exister que dans des cas isolés, se répètent avec une constance certaine dansla plupart des cas. C'est donc bel et bien l'arrogance de ces institutions internationales quiest montré du doigt.

Cette arrogance est d'ailleurs d'autant plus critiquable que, de l'avis de certains savants,l'interprétation du Consensus faite par ces institutions est fautive, en cela qu'elle seconcentre sur les aspects purement économiques des mesures proposées, en négligeantles problématiques sociales qui se trouvent dans le texte de Williamson de 1990 ( Birdsallet de la Torre, 2001, p.4 et 5 ). Cependant, comme nous l'avons vu dans la première partie,cet argument est contestable, car le texte d'origine ne contient tout simplement aucuneréférence à l'équité sociale, et ne fait que quelques allusions au bien-être des membresdes couches modestes de la population. Par ailleurs, le fait qu'une lecture néolibérale duConsensus ait prévalu parmi les Institutions Financières Internationales vient sans aucundoute de l'influence évidente de cette école de pensée sur les dix mesures.

Cependant ces institutions ne sont pas les seules fautives, puisque les gouvernementschargés d'appliquer les plans d'ajustement structurels attirent également certaines descritiques adressées au Consensus. Ainsi Przeworski et Vreeland, dans un article pourle Journal of Development Economics ( 2000 ), dans lequel ils tentent de démontrer àl'aide de modèles statistiques que les plans d'ajustement structurels du FMI ont un impactnégatif en termes de croissance économique, s'interrogent sur les pays demandant unprogramme d'aide du FMI alors qu'ils ne connaissent pas de déséquilibre majeur de labalance des paiements courante. Selon les deux auteurs, enseignant tous deux dans degrandes universités états-uniennes et donc parfaitement intégrés dans le champ scientifiquede la superpuissance, certains chefs de gouvernement peuvent être tentés, s'ils souhaitentmettre en place des politiques néolibérales mais craignent qu'elles ne soient rejetées par lapopulation et entraînent un coût politique trop lourd, de demander l'aide du Fonds de façonà présenter ces réformes comme imposées de l'extérieur, ce qui réduit la perte de popularitépotentielle de ces gouvernants ( Przeworski et Vreeland, 2000, p.391 ), même si cela neparticipe pas à une amélioration de l'image des institutions internationales.

Toutes les critiques étudiées jusqu'ici sont formulées par des scientifiques fortementintégrés dans le champ scientifique états-unien. Qu'elles portent sur la base scientifiquedu Consensus ou sur son application par les institutions qui se le sont approprié, cescritiques sont fondamentales. Dans le cas de la base théorique du Consensus, elles portentsur l'importance des institutions, et de leur renforcement, dans le développement, surl'erreur que constitue pour les pays en difficulté l'adoption de politiques procycliques, etenfin sur le risque de généralisation, et même d'universalisation abusive, de conceptséconomiques reposant sur un contexte précis. En ce qui concerne les institutions défendantle Consensus, les principales accusations portent sur l'arrogance de ces institutions,refusant toute responsabilité dans les échecs de leurs conseils, et traitant les pays ne lesacceptant pas de manière négative, comme par exemple avec l'accusation de « populisme »dont parle Naim ( 2000, p.91 ), alors que les Etats les appliquant le font parfois par puropportunisme politique. Toutes ces critiques appellent une redéfinition des théories et desprescriptions de l'économie du développement, ainsi qu'à une plus grande humilité et uneplus grande adaptabilité de la part des Institutions Financières Internationales. Pour autant,ces critiques sont formulées dans un champ scientifique très dépendant des circuits de

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récompense et de valorisation de ces institutions, ce qui en affecte évidemment les positions( Nayyar et Bhaduri , 1997 ). En effet, dans tout champ, il existe des tabous et des penséesqui sont, précisément, impensables, sous peine de marginalisation dans le champ. Cespensées ne peuvent donc être formulées que par des individus, soit extérieurs au champ,soit si intégrés au champ que leur autorité en son sein est incontestable.

Ainsi en est-il des critiques adressées aux pays développés en général et aux Etats-Unis en particulier. Au sein du champ dont nous venons de parler, peu nombreux sontceux qui peuvent se permettre de critiquer le Consensus de Washington de ce point devue au début des années 2000. Le principal auteur disposant de suffisamment d'autoritépour cela est Joseph Stiglitz, ayant reçu le prix d'économie de la Banque de Suède enmémoire d'Alfred Nobel en 2001 et ancien Chief Economist à la Banque Mondiale. Stiglitzremarque ainsi en 2002 dans son livre « La Grande Désillusion » ( p.308, cité par Uzunidis,2005, p.875 ) que « Les pays […] en développement ne cessent de demander pourquoiles Etats-Unis, lorsqu'ils sont confrontés à une crise économique, [adoptent] des politiquesbudgétaires et monétaires expansionnistes, alors que quand ils se trouvent, eux, dans cettesituation, on exige qu'ils fassent exactement le contraire ». Les politiques de relance despays industrialisés suite à la crise de 2008 sont un exemple récent de cette tendance au« faites ce que je dis, pas ce que je fais » des pays développés.

L'explication de cette incohérence nécessite une prise de position très critique vis-à-vis de ces pays, que Dimitri Uzunidis, maître de conférence à l'Université de Dunkerque,n'hésite pas à adopter. En effet, dans son article « Les Pays en Développement Faceau « Consensus de Washington » Histoire et Avenir » ( Uzunidis, 2005 ), l'auteur accuseles Etats-Unis d'utiliser les institutions internationales, qu'ils contrôlent plus ou moinsdirectement, pour faciliter l'ouverture internationale des pays en développement, qui esttoujours profitable aux entreprises états-uniennes, tout en pratiquant pour leur part unprotectionnisme à peine caché. Cette idée, qui se retrouve également dans l'ouvrage deStiglitz « Pour un Commerce Mondial Plus Juste » ( Stiglitz et Charlton, 2005 ) ainsi que dansles idées des mouvements et des penseurs hétérodoxes, constitue une dénonciation claire,selon laquelle une simple réforme de la théorie du développement ne peut suffire. Il faut yajouter une réforme des institutions internationales accordant une plus grande part aux paysen développement, de façon à éviter leur instrumentalisation par les pays industrialisés.

Quoi qu'il en soit, le début des années 2000 voit une véritable explosion des critiquesadressées au Consensus de Washington et aux institutions chargées de l'appliquer. Cescritiques, nombreuses et variées, ne peuvent rester sans réponse, et les institutions duConsensus sont donc rapidement appelés à élaborer cette réponse, et à faire un choix entrele maintien inconditionnel, l'adaptation ou l'abandon pur et simple de leur modèle.

La fin du Consensus à WashingtonLes nombreuses critiques adressées par le champ scientifique au Consensus deWashington ne sont pas restées sans réponse, et ont déclenché de la part des institutionsdu Consensus, et en particulier des deux plus puissantes d'entre elles, c'est-à-dire le FondsMonétaire International et la Banque Mondiale, des réactions tout à fait intéressantes dansle champ scientifique. En effet, les économistes de ces deux institutions, dans les annéesqui suivent les diverses crises consécutives à l'adoption par des pays en développementdu modèle qu'ils leur avaient conseillé, ont eu à élaborer des réponses pertinentes aux

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faiblesses mises en évidence par ces crises dans la justesse de leur doctrine. L'élaborationde cette réponse présente pour eux un double enjeu théorique et social : il s'agit d'unepart de se positionner par rapport à leurs conseils passés, et surtout par rapport auxconséquences de ces conseils, afin de conserver leur crédibilité et l'autorité scientifique dontils jouissent dans les années 90; mais il s'agit également de renouveler cette crédibilité enproposant des solutions aux problèmes qu'ils identifient comme étant les plus importantsdans l'explication des crises récentes. Comme toujours dans le champ scientifique dessciences économiques, et en général des sciences sociales, à ces enjeux théoriques etsociaux internes au champ s'ajoute un enjeu politique majeur : en effet, la théorie, oula doctrine, qui s'impose comme dominante parmi les scientifiques doit également êtreacceptée par les décideurs politiques afin d'être appliquée. Cela implique une doubledifficulté : il s'agit d'élaborer des solutions théoriques qui puissent être comprise par legrand public et qui puissent être acceptables pour les politiciens, ces derniers ne voyant pasforcément d'un bon œil la recomposition des rapports de force au sein du champ scientifique,après deux décennies de domination pratiquement sans partage des théories néolibérales.Il s'agit donc pour ces scientifiques, dont les positions ont une influence politique majeure,puisqu'elles déterminent, ou tout au moins justifient a posteriori, les décisions des deuxplus puissantes Institutions Financières Internationales, d'élaborer un cadre de référencesthéorique à la fois légitime scientifiquement et acceptable politiquement.

Les réponses divergentes des institutionsLes économistes de la Banque Mondiale et du FMI doivent donc, dans la première moitié desannées 2000, redéfinir leurs positions théoriques afin de réaffirmer leur rôle privilégié dans ladéfinition de l'économie du développement légitime. La tâche est d'autant plus ardue que lescritiques adressées au Consensus de Washington sont très nombreuses, et que la légitimitépolitique de ces deux institutions est alors fortement remise en question, en particulierdepuis la décision de plusieurs pays latino-américains de ne plus faire appel à l'aide duFMI, obtenant ainsi des résultats très positifs. Par exemple, alors que le taux de chômageurbain est de 20% en Argentine en 2002, ce taux diminue rapidement à partir de 2003 et del'élection du Président Nestor Kirchner, jusqu'à atteindre 10% en 2007 ( Fraile, 2009, p.239 ).Cette évolution politique n'est d'ailleurs pas isolée, puisque la plupart des pays d'Amériquedu Sud voient des Présidents de gauche élus à leur tête dans les années 2000 ce qui, loin deplonger la région dans la récession, permet une augmentation de la croissance économique,qui passe à 5,7% par an en moyenne entre 2004 et 2007 ( Fraile, 2009, p.245 ). Les faitstendent donc de plus en plus à contredire la doctrine du Consensus de Washington, et ledésaveu électoral infligé aux politiques orientées vers le renforcement des marchés ne faitque confirmer cet échec. Rétablir la légitimité de ces institutions n'est donc pas une minceaffaire, et ce d'autant plus que, malgré des intérêts en principe convergents, les économistesdu Fonds et de la Banque Mondiale adoptent des positions totalement différentes, voireradicalement opposées ( Rodrik, 2006 ).

En effet, comme le remarque Dani Rodrik dans son article « Goodbye WashingtonConsensus, Hello Washington Confusion » ( 2006 ), la Banque Mondiale publie en 2005un rapport nommé « La Croissance Economique dans les années 90 : Apprendre d'uneDécennie de Réformes » ( « Economic Growth in the 90s : Learning from a Decadeof Reform », 2005, cité dans Rodrik, 2006 ). Dans ce rapport, les auteurs, dirigés parGobind Nankani, un économiste Ghanéen, Vice-Président pour l'Afrique de la BanqueMondiale, font preuve d'une très grande humilité et reconnaissent les erreurs passées

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de la Banque. Selon Rodrik, le rapport établit cinq conclusions importantes en termesde politiques économiques ( Rodrik, 2006, p.976 ). La première de ces cinq idéesfondamentales repose sur l'importance des déficiences du marché et du gouvernementlorsque celles-ci pose des problèmes en termes d'accumulation ou de compétitivité. SelonRodrik, les auteurs du rapport estiment que les réformes visant à résoudre ces déficiencessont plus profitables pour les pays qui les mettent en place que les réformes visantà corriger une mauvaise affectation des ressources. La seconde conclusion importantedu rapport est que les objectifs de développement tels que l'ouverture commerciale oula stabilité macroéconomique peuvent être atteints de différentes façons, et non pasuniquement par les politiques conseillées par le FMI et la Banque Mondiale dans lesannées 90, qui ne représentent qu'une des possibilités permettant de les atteindre, etpas nécessairement la plus efficace. Troisièmement, le rapport estime que les mêmesproblèmes, s'ils se présentent dans des situations différentes, doivent être affrontés avecdes moyens différents, un seul type de politique ne pouvant en aucun cas être adapté àtoutes les situations, et le même problème pouvant avoir des causes différentes selon lescontextes, comme le montre la suite du texte de Rodrik. Quatrièmement, le processus deprise de décision n'est pas optimal dans les pays en développement, car les gouvernementspeuvent y avoir un pouvoir trop important, sans aucun contrôle interne, la comparaison del'Argentine et du Brésil étant à ce sujet intéressante ( Faucher et Eliott Armijo, 2004 ). Enfin,la résolution des difficultés économiques des pays en développement ne peut se réalisergrâce à une unique liste de mesures, applicables partout, mais doit se concentrer sur lasolution a apporter aux contraintes spécifiques les plus importantes ( binding constraints ),par une méthodologie qui ne se trouve pas dans le rapport mais que Rodrik établit, commenous l'avons dit au chapitre précédent.

La Banque Mondiale entend donc clairement le message appelant à une plus grandehumilité des institutions financières internationales, et défend l'idée qu'il n'existe pas desolutions miracles aux problèmes du développement. Ainsi trouve-t-on a la page xiii dudocument, dans la préface, la phrase suivante : « Le message central de ce volume est qu'iln'existe donc aucun ensemble de règles universelles. » ( Banque Mondiale, 2005, p.xiii ). Ils'agit là d'une répudiation claire et nette de la doctrine du Consensus de Washington tel qu'ilfut appliqué, et cela représente également une reconnaissance implicite des fautes passéesde la Banque. Cette prise de position courageuse ne pourrait pas être plus éloignée de celledu FMI, exprimée à travers une intervention d'Anne Krueger, alors Directrice Générale detransition du FMI, à l'Université de New York le 23 Mars 2004.

Cette intervention, dont le titre est « [ils ont] pensé bien faire, essayé peu et échouébeaucoup » ( Meant Well, Tried Little, Failed Much ) présente une vision tout à fait révélatricedes échecs du Consensus de Washington. Prenant l'exemple de l'Argentine, elle estimeque la crise économique de 2001-2002 n'y est pas due à l'application des réformes duConsensus, mais à des erreurs et des faiblesses venant de l'Argentine même. Ainsi cettecrise provient-elle, selon Krueger, de plusieurs facteurs tels que le sous-développement dusystème financier national, la régulation trop importante du marché du travail et le régimede change fixe. A l'exception du dernier point, qui correspond à une erreur politique claire,mais qui avait été encouragé et soutenu par le FMI à partir de 1991 et jusqu'au début del'année 2001, les autres faiblesses mises en évidence par la Directrice Générale du FMI sontd'ordre institutionnel. De la sorte, le Fonds reconnaît la pertinence des critiques adresséesau Consensus dans ce champ, et admet implicitement s'être trompé par le passé, puisqu'ilavait défendu un Consensus de Washington dont était absents les enjeux institutionnels.Mais cette reconnaissance va beaucoup moins loin que celle de la Banque Mondiale,puisque le FMI refuse d'endosser la responsabilité des échecs des politiques qu'il a impulsé,

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l'imputant à une mauvaise application par les pays en développement, de telle sorte que labase théorique néolibérale reste pertinente, et nécessite simplement quelques raffinementspermettant d'y intégrer les enjeux institutionnels. Les différences de point de vue entre cesdeux institutions, centrales dans l'application et dans la défense du Consensus dans lesannées 90, montre bien que le consensus à Washington a vécu, et qu'il faut désormaiscompter avec une division théorique irréductible entre les différents éléments qui constituentle « Washington » de Williamson.

Pourquoi cette différence fondamentale entre les deux Institutions FinancièresInternationales qui ont été les plus ferventes défenseures du Consensus de Washington ?Rodrik ne l'explique pas, et il n'existe à notre connaissance pas de travaux sur le sujet.Cependant, une explication de cette différence de position dans le champ scientifique peutse trouver dans le champ social et le champ politique. En effet, si les deux institutionspartagent dans les années 90 le même positionnement théorique, la grande différenceentre les deux réside dans leur prestige et de leur autorité au sein du système financierinternational. En effet, alors que le FMI dispose d'une autorité incontestable, en tantqu'institution intervenant en cas de crise majeure, la Banque, simple organe des NationsUnies, dispose d'une autorité tant scientifique que politique nettement moindre. Ce statutde « dominé des dominants », pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu, fait que laBanque connaît moins de difficulté à admettre ses erreurs, et moins encore à reconnaîtreles difficultés et les limites du système dans lequel elle n'occupe jamais que la secondeplace. Cette reconnaissance, en lui permettant de se démarquer de son illustre voisin deWashington, peut même lui donner un nouveau rôle international de promotion d'alternativesau Consensus. En revanche, le FMI, jouissant dans les années 90 d'un prestige et d'uneautorité très importants, peine à attaquer la validité et la pertinence des théories qui luiont valu ce prestige et cette autorité. Par ailleurs, un constat d'échec aurait sans aucundoute des conséquences bien plus néfastes pour le Fonds que pour la Banque, cettedernière disposant de la légitimité de l'Organisation des Nations Unies pour la soutenir,alors que le Fonds ne peut fonctionner véritablement, et ne peut avoir de pouvoir, ques'il est appelé à l'aide suite à une crise. Si l'action du FMI est considérée comme néfastepar les gouvernements des pays en développement, ces derniers peuvent cesser d'yfaire appel et il perd quasiment toute sa capacité d'action. Le choix du Fonds de nepas s'opposer au Consensus de Washington est donc hautement stratégique, puisque cechoix permet de ne pas remettre en question les choix passés, et donc de se dédouanerdes crises des années 90. Par ailleurs, le fait de défendre les institutions défaillantesen tant que causes de ces crises permet de justifier scientifiquement cette position,mais nécessite un approfondissement théorique, qui est apporté dès 2003 par l'Institutd'Economie Internationale, sous la forme d'un ouvrage collectif édité par Pedro-PabloKuczynski et John Williamson.

La réponse de Williamson : un « Fondamentalisme des Institutions » ?John Williamson, créateur du terme « Consensus de Washington » et responsable del'élaboration des dix points formant le Consensus d'origine, ne peut manquer de défendre sacréation lorsque celle-ci est attaquée de toute part. Il intervient en effet de nombreuses foisau début des années 2000 pour commenter les critiques faites au Consensus. C'est dans cetesprit qu'il édite, avec Pedro-Pablo Kuczynski, ancien ministre de l'Economie et de Financesdu Pérou ayant commencé sa carrière à la Banque Mondiale, un ouvrage collectif danslequel interviennent de nombreux autres économistes, dont le titre est évocateur : « After the

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Washington Consensus, Restarting Growth and Reform in Latin America 39 » ( Kuczynskiet Williamson ( éd.), 2003 ). 2003 se situe donc, selon le titre même du livre, « après leConsensus de Washington », celui ci étant donc bel et bien mort, et déclaré comme tel parson géniteur. Cependant, cette affirmation de la fin du Consensus n'est en aucun cas unerévolution, et ne constitue que l'admission d'un pur et simple fait : le consensus dominantdans le Washington décrit par l'économiste de l'Institut Peterson en 1990 n'existe plus, etil s'agit, afin de relancer l'économie du développement, d'en élaborer un autre, permettantde « relancer la croissance et les réformes ».

Les auteurs se proposent donc, en dix chapitres, de faire une liste des réformes de« deuxième génération40 » à mettre en place en Amérique Latine, le livre se concentrantexclusivement sur cette région du globe. Des références sont faites à d'autres paysou régions en développement, mais les réformes listées sont adressées explicitementà l'Amérique Latine, ce qui réduit a priori le risque d'une universalisation abusive. Cesréformes de « deuxième génération » sont principalement orientées vers le renforcement decertaines institutions très précises, le plus souvent réalisé sous la direction de l'Etat. Celui-ci doit d'ailleurs être profondément réformé, selon ce qui est écrit dans le second chapitrede l'ouvrage, dans le sens d'une plus grande décentralisation et d'une administration plusefficace, ainsi que d'un élargissement des privatisations. Par ailleurs, le chapitre 8 expliqueà quel point une plus grande efficacité des écoles publiques, mise en place par l'Etat,permettant entre autres choses une meilleure éducation pour tous, en particulier les enfantsissus de milieux modestes ou pauvres, car cette éducation permet d'accroitre la productivitédes travailleurs dans tous les secteurs, et plus encore dans les secteurs intensifs entechnologie. Cette fois ci, les réformes sociales sont prises en compte, mais pas dansle sens habituellement attaché à ce terme. En effet, il s'agit, d'après le chapitre 3, nonpas d'augmenter l'aide sociale en tant que telle, qui selon les auteurs peut motiver dessituations de recherche de rente et décourager la recherche d'emploi, mais de permettreune « augmentation du retour sur les ressources des pauvres41 » ( p.68 ) leur principaleressource étant bien évidemment le travail. Il s'agit donc, en plus d'une meilleure formation,d'assurer un meilleur accès au crédit et d'envisager une réforme agraire permettant unmeilleur accès à la propriété de la terre pour les paysans pauvres ( p.67 ). L'idée de cesréformes est d'aider les plus démunis à s'intégrer dans la société de marché en augmentantleur productivité.

Ainsi, ces réformes sociales, comme quasiment toutes les réformes exposées dans cetouvrage, se basent sur une vision néoclassique de l'économie, en soutenant l'économiepar l'offre et la promotion de la productivité plutôt que par le demande et la redistribution.La réforme de l'Etat elle-même reste très influencée par les thèses néolibérales, puisqueles privatisations et les décentralisations sont toujours encouragées, dans un but plusou moins implicite d'affaiblissement de l'Etat central, qui, selon la doctrine néolibérale,n'intervient dans l'économie que de manière négative. Cependant, le discours de Williamsonet des économistes qui l'accompagnent dans cet ouvrage évolue par rapport à cettedoctrine, ou tout au moins introduit un raffinement important. En effet, il ne s'agit plusdésormais de réduire à toute force le rôle de l'Etat dans l'économie, mais de l'adapter,voire de le renforcer dans les domaines où il peut être le plus productif, c'est-à-dire

39 Non traduit en français, le titre pourrait se traduire comme suit : « Après le Consensus de Washington, relancer la croissance etles réformes en Amérique Latine »

40 Le terme provient d'un article de Moises Naim de 1994 paru dans le « Journal ou Democracy » : « Latin America: TheSecond Stage of Reform »

41 « Raising the return on poor people's assets »

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principalement dans la définition et le renforcement des institutions nécessaires au bonfonctionnement des marchés. Il s'agit en fait de créer un « Etat intelligent » ( « smart state »,p.198 ), probablement, dans l'esprit des auteurs, par opposition à l'Etat idiot qui existaitauparavant. De manière générale, les mesures proposées dans ce livre restent donc trèsproches idéologiquement de celles du premier Consensus, et ne cherchent d'ailleurs qu'àle compléter sans le remettre en cause.

En effet, les principaux points du Consensus de Washington sont scrupuleusementrepris dans ce livre, comme nous l'avons déjà vu avec les privatisations par exemple. Ladérégulation du marché du travail et des négociations collectives au sein de l'entreprise doitainsi être relancée, dans le but avoué de créer des syndicats plus enclins à négocier avecla direction et de supprimer la majorité, si ce n'est la totalité, des régimes de protection destravailleurs vis-à-vis de leurs employeurs ( chapitre 9 ). Par ailleurs, dans le chapitre 7, dontle titre est « Faire fonctionner la libéralisation du commerce42 », les auteurs reconnaissentl'échec de cette libéralisation dans la diminution de la pauvreté, mais estiment qu'il fautl'approfondir et la rendre plus efficace en adaptant l'action de l'Etat pour que celui-cipromeuve une meilleure compétitivité au niveau national. Enfin, les auteurs soutiennent,en se basant sur un modèle économétrique de Behrman, Birdsall et Székely ( 2001,cité aux pages 59, 60 et 61 ) que l'application des réformes de première génération estcorrélée négativement avec le taux de pauvreté et les inégalités. De la sorte, lorsque cesréformes ont correspondu à une augmentation de la pauvreté, comme dans le cas del'Argentine, cette augmentation n'aurait pu venir que d'un élément tiers, par exemple lescrises économiques répétées subies par l'Amérique Latine. Pour empêcher la persistancede ce problème, lui même dû à la très grande exposition des économies sud-américainesaux chocs extérieurs dans les années 90, les auteurs de l'ouvrage conseillent l'adoptionde politiques contracycliques, mais sans politique industrielle de l'Etat ni accroissementde la redistribution. Il y a donc un clair refus d'admettre que c'est précisément l'ouvertureaccrue de ces pays qui a pu causé, en l'absence d'un Etat fort capable de diminuer lesconséquences des chocs extérieurs, toutes ces crises.

L'appel pour des institutions plus efficaces et un renforcement, très relatif, du rôle del'Etat, s'accompagne donc d'une confirmation de la justesse des théories néolibérales etdes réformes passées, et ce malgré une dénonciation, faite par Williamson lui-même, desdérives et des mauvaises interprétations de son texte de 1990 ( p.327 ). Cette positionthéorique peut s'expliquer par plusieurs éléments, le principal étant, tout comme pour leFMI, la volonté de conserver une autorité scientifique en proposant une simple adaptation,et non une répudiation au moins partielle, de la doctrine défendue précédemment. Cettevolonté ne s'applique d'ailleurs pas qu'à Williamson, qui jouit d'un prestige considérabledans les années 90, mais aussi à d'autres auteurs associés à cet ouvrage. On trouve parexemple parmi ces auteurs Ricardo Lopez Murphy, ministre de l'économie de l'Argentineen 2001, qui propose durant son très court mandat, entre autres choses, de diminuer lessalaires de 10% pour relancer la compétitivité des produits argentins. Cette position au seindu champ scientifique est très proche de celle du FMI dans le champ politique, puisqu'ellecherche à défendre les réformes de première génération tout en y ajoutant des élémentsde renforcement des institutions, ce qui permet de prendre en compte certaines critiquestout en restant fortement influencé par les théories néoclassiques et néolibérales, ce dontles auteurs du livre se défendent d'ailleurs en disant que, contrairement aux réformesde première génération, celles de la génération suivante peuvent être mises en place

42 « Making trade liberalization work »

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par des gouvernements de gauche ( p.282 ), ne se réclamant pas nécessairement dunéolibéralisme.

Ici, tout comme dans le Consensus de 1990, l'ensemble des réformes est présentécomme relevant du pur et simple bon sens. La présentation est plus modeste dans lamesure où les auteurs admettent que leurs prescriptions peuvent s'appliquer de plusieursmanières différentes. Cependant, ce qui est proposé est encore une fois un ensemble demesures censées être intrinsèquement positives en termes de développement économiquede l'Amérique Latine. Comme le remarque Dani Rodrik ( 2006, p.979 ) cette démarchene fait que remplacer le « fondamentalisme du marché », d'ailleurs sans en questionnerles fondements théoriques, par un « fondamentalisme des institutions », sans adopterune attitude plus humble et surtout sans prendre en compte l'extrême complexité et lestrès grandes différences des situations des pays traités, laissant ce « détail » à l'attentiondes gouvernements de ces pays, lorsqu'ils mettent en œuvre leurs réformes. Ce faisant,les auteurs de ce « Consensus amélioré », qui n'a plus rien de consensuel, se couvrentdes éventuels échecs de ces réformes, puisque ces échecs pourraient n'être que lesconséquences d'une mauvaise mise en œuvre de ces gouvernements. D'ailleurs, l'échecde ces réformes apparaît comme très probable, puisque comme le signale Rodrik, « Direaux pays pauvres d'Afrique ou d'Amérique Latine qu'ils doivent s'inspirer des meilleuresinstitutions des Etats-Unis ou de la Suède revient à leur dire que le seul moyen de sedévelopper est de devenir développés43 » ( Rodrik, 2006, p.980 ). Le développementd'institutions efficaces est un processus extrêmement long et difficile, dépendant fortementde la culture et des particularités de chaque nations, et qui est d'ailleurs loin d'être achevémême dans les pays développés. D'ailleurs, toujours selon Rodrik, les deux exemples dedéveloppement économique les plus impressionnants de ces dernières années, c'est-à-direla Chine et l'Inde, ont été réalisé sans qu'il y ait une véritable révolution institutionnelle, maisavec une politique industrielle très volontariste des Etats de ces pays ( op. Cit., p.980 ).

Ce nouveau fondamentalisme est évidemment très dommageable pour l'efficacitédes politiques qu'il inspire, puisqu'il tend à gommer les spécificités nationales au profitd'un modèle applicable partout. Et en effet, ce modèle en vient à devenir applicablepartout, puisque, tout comme il s'était approprié le premier Consensus, le Fonds MonétaireInternational s'approprie cette nouvelle théorie et en fait sa doctrine en l'universalisant. Unélément important à souligner est que, comme le soulignent Nayyar et Bhaduri ( 1997 )la méthode de sélection des économistes et des bureaucrates du FMI, en favorisant ceuxqui acceptent la doctrine officielle sans la remettre en cause, favorise l'adoption par ceséconomistes et bureaucrates de modèles leur offrant des solutions simples à des problèmescomplexes44. Par ailleurs, la fonction même du Fonds étant d'intervenir dans les situationsd'urgence, ses décideurs seront naturellement plus enclins à s'approprier des modèlespermettant de répondre rapidement aux problèmes posés, même si ces réponses rapidespeuvent se révéler inadéquates.

Dans les années 2000, le FMI et la Banque Mondiale, confrontés à des contestationsde plus en plus fortes venant de la sphère scientifique mais aussi du monde associatif,avec la montée en puissance des mouvements altermondialistes après les manifestationsde Seattle en 1999, doivent adapter leur positionnement théorique afin de préserver leur

43 Traduction de l'auteur de la phrase : « Telling poor countries in Africa or Latin America that they have to set their sights onthe best-practice institutions of the United States or Sweden is like telling them that the only way to develop is to become developed »

44 Il ne s'agit pas ici de dire que les économistes et les bureaucrates du Fonds sont tous des incompétents souscrivant sansexception au consensus dominant. De nombreux membres du FMI ont pu en contester les positions officielles, et quoi qu'il en soit lesdécideurs ont agit en fonction de critères et d'éléments sociaux et politiques que nous abordons dans ce chapitre.

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légitimité politique et leur autorité scientifique. Les deux institutions opèrent cette adaptationde manière totalement différente, la Banque Mondiale acceptant explicitement les limitesdu modèle qu'elle avait défendu par le passé, alors que le FMI ne fait que modifierlégèrement ce modèle, s'inspirant une fois de plus d'un travail dirigé par John Williamson,sans modifier fondamentalement les principales faiblesses du Consensus de Washington,qui sont l'arrogance de solutions simples et universelles dans un monde complexe etincroyablement varié, et la croyance indéfectible dans des solutions que la pratique a aumoins en grande partie désavoué. La répétition de ces erreurs se retrouve d'ailleurs dansles politiques du Fonds au cours des années suivantes.

Les années 2000 : le FMI en quête de légitimitéLes années 2000 ont donc vu le Consensus de Washington disparaître, au sens strict duterme, lorsque les différents acteurs qui lui donnaient à l'origine sa légitimité se sont diviséà son sujet, certains le rejetant en bloc, d'autres cherchant à l'aménager. Les théoriesnéolibérales et monétaristes perdent elles aussi une grande part de leur autorité scientifique,du fait de l'échec de l'expérimentation de leurs hypothèses d'abord, puis du fait de lacontestation de plus en plus forte, et venant de sources de plus en plus variées. Ces théoriesrestent néanmoins dominantes, d'une part grâce aux positions avantageuses que leursdéfenseurs ont acquis tout au long des années précédentes dans le champ scientifique,et d'autre part à cause du soutien que les champs politique et médiatique leur apportent,perpétuant un système de récompense avantageant les prises de position orthodoxes. Cettedomination est toutefois nettement moins nette qu'auparavant, car des économistes qui ysont opposés, tels que Joseph Stiglitz45, disposent désormais d'une autorité scientifiquesupérieure. Quoi qu'il en soit, le Consensus de Washington lui-même n'existe plus en tantque tel dans le champ scientifique, sauf sous sa forme « augmentée » par l'ouvrage deWilliamson, forme qui obtient d'ailleurs un certains succès auprès de nombreux décideurspolitiques des pays développés, malgré le fait qu'elle soit critiquée par des scientifiques detous bords.

Ces décideurs politiques, tout comme ceux du FMI, ont en effet un avantage certainà défendre ce nouveau « Consensus », qui les libère de toute responsabilité dans l'échecde politiques qu'ils ont chaudement soutenu dans les pays en développement. Toutefois,leur position en termes de légitimité scientifique ne peut que devenir de plus en pus fragileà mesure que les contestations s'accumulent dans le champ scientifique. La question quise pose dès lors est la suivante : comment le Fonds et les gouvernements des paysindustrialisés peuvent-ils continuer à donner des conseils de développement aux payspauvres, alors même que ces conseils ont eu des conséquences désastreuses par le passéet que la base théorique n'en a pas été modifiée ? En bref, comment maintenir intacte lalégitimité politique de théories ne disposant plus d'une autorité scientifique absolue ?

Une adaptation très timide

45 Qui reste toutefois acquis au libre-échange et au libéralisme économique, mais y apporte certaines nuances visant à plus d'équitéentre les pays par des réformes du système des institutions internationales, comme par exemple dans « Pour un Commerce MondialPlus Juste » ( 2005 ) où il plaide avec Andrew Charlton, son coauteur, pour une réforme de l'OMC.

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Après les années de crise théorique qui ont suivi la crise économique argentine, leFonds Monétaire International dispose à nouveau d'un cadre théorique cohérent, bien quedisposant d'une autorité scientifique bien moindre que le Consensus de Washington de1990. Ce nouveau cadre est constitué du « Consensus élargi », défini avec précision dansl'ouvrage édité par Williamson et Kuczynski ( 2003 ). Ce dernier reprend les postulatsscientifiques du premier Consensus, autrement dit les postulats néolibéraux, tout en lesnuançant quelque peu en y ajoutant un rôle accru pour l'Etat dans le renforcement desinstitutions nécessaires au bon fonctionnement des marchés, ce qui est en accord avecl'évolution d'une partie du champ scientifique. Cependant, comme le souligne le chapitre10 du livre édité par Williamson, les réformes institutionnelles sont par nature complexesà définir et à mettre en place dans la pratique, et leurs effets ne peuvent se mesurer quesur plusieurs années, voire sur plusieurs décennies dans le cas des réformes des systèmesd'éducation. L'application de ces nouvelles thèses pose donc un problème certain pour leFonds, qui est en général appelé à intervenir dans des situations d'urgence et dont les plansd'ajustement structurels nécessitent des résultats rapides et quantifiables pour être évaluésdans les plus brefs délais.

Ces contraintes que le FMI s'impose, ou plutôt qui lui sont imposées par sa nature etson organisation, ont une incidence évidente sur la façon dont il met en place des politiquesinspirées de ses « nouvelles » références scientifiques. En effet, il est nécessaire, afin depouvoir effectuer rapidement une évaluation des résultats des politiques mises en placesous l'impulsion du Fonds, que ces résultats soient aisément mesurables et quantifiables, cequi n'est pas possible à court terme pour toutes les variables pertinentes. Par exemple, lesconclusions de la consultation du FMI avec la Roumanie en 2004, réalisée au titre de l'articleIV des statuts de l'institution, montrent bien à la fois la volonté d'insérer des préoccupationsd'ordre institutionnel et la difficulté d'intégrer des réformes d'institutions dont les effets ne seferont sentir qu'à long terme46. Ces conclusions valorisent très fortement certains « progrèsrécents » réalisés par le pays, en particulier dans les domaines de la Justice et de la luttecontre la corruption. Par ailleurs, les Directeurs du FMI « ont insisté sur le fait que préserverla flexibilité du marché du travail sera la clé du maintien d'une croissance économiquerapide47 » ( FMI, 2004 ). Les réformes structurelles défendues ici, c'est-à-dire l'améliorationdu système judiciaire, la diminution de la corruption et la déréglementation du marché dutravail, sont toutes présentes dans l'ouvrage édité par Williamson et Kuczynski en 2003.Toutefois, les auteurs de ce livre y font également allusion à la réforme du système scolaireet à l'amélioration de l'éducation, entre autres choses, et ces idées ne sont pas présentesdans les conclusions de cette consultation, sans aucun doute en raison des difficultés àdéfinir ce qu'est une « bonne » réforme de l'éducation et de la difficulté non moins importanteà en évaluer les résultats à court terme. Cette omission est cependant très dommageable,dans la mesure où les Directeurs du FMI appellent également à une continuation de ladiminution du déficit public, sans préciser si certaines dépenses ne doivent pas être diminué.Quoi qu'il en soit, il faut y voir une concession faite aux évolutions que connaît le champscientifique, même si celle-ci est incomplète, ne prenant qu'imparfaitement en compte lesréformes de long terme. Cette concession se retrouve d'ailleurs dans le rapport annuel duFonds Monétaire International ( FMI, 2006, p.16 ) dans lequel il est dit que l'institution s'estconcentrée en 2006 « pour certains pays, sur la stabilité macroéconomique; dans d’autrescas, [sur] les réformes structurelles nécessaires pour affermir la croissance » ces dernières

46 Ces conclusions sont disponibles sous le titre « Public Information Notice No.04/75 » et disponibles à l'adresse suivante :http://www.imf.org/external/np/sec/pn/2004/pn0475.htm

47 « stressed that preserving labor market flexibility will be key to keeping the economy on a fast growth path »

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apparaissant donc comme des compléments aux réformes de première génération, dontle but est précisément la stabilité macroéconomique. Cette idée est précisément celleexprimée dans le Consensus élargi élaboré par Williamson et les autres auteurs de « Afterthe Washington Consensus » ( Williamson (éd.), 2003 ).

Ce rapport annuel contient par ailleurs une autre information très intéressante. En effet,le rapport indique que, d'une part suite au remboursement anticipée des dettes contractéespar les gouvernements argentins et brésiliens, et d'autre part du fait d'une diminution dunombre de prêts accordés, le Fonds se retrouve en grande difficulté financière à causede la diminution de ses recettes. En effet, en l'absence de crises financières majeures, lenombre de demandes de prêts a fortement diminué, et le volume des remboursements adiminué en conséquence. Le Fonds traverse dès lors une période critique. Il est largementaffaibli par la plus grande prudence des pays en développement, qui préfèrent à l'instar duBrésil et de l'Argentine ne pas avoir à faire appel aux Institutions Financières Internationales,dont les interventions se sont révélées si néfastes par le passé. Cependant, la crise de2008, en dégradant considérablement la situation de l'économie mondiale, permet au FMIde retrouver un rôle central dans la relance internationale.

Cette crise, causée par les dérives du capitalisme financier, constitue pour la plupart desobservateurs une démonstration claire des erreurs des théories monétaristes et néolibéralesqui servent de bases théoriques à l'action du Fonds. Ces dernières perdent donc encorede leur légitimité politique et de leur autorité scientifique. D'ailleurs, le rapport annuel de2009 montre quelques évolutions du point de vue théorique. Ainsi, à la page 10 du rapport,il est indiqué que le FMI encourage les mesures de stimulation budgétaire, ce qui est enopposition avec la doctrine néolibérale, partisane d'une austérité budgétaire à outrance,toute intervention de l'Etat étant a priori néfaste, sauf dans les domaines institutionnelsque lui seul peut gérer. Cependant, il peut très bien ne s'agir ici que d'un simple exempled'opportunisme politique, dans la mesure où les pays industrialisés, largement dominantsau sein de l'institution, ont tous adopté ce type de mesures suite à la crise. Par ailleurs, lesauteurs du rapport appellent à une « Amélioration de la réglementation et de la supervision,la priorité étant d'élargir le champ de la réglementation de manière à englober toutes lesactivités qui présentent des risques pour un ou plusieurs pays. » ( FMI, 2009, p.12 ) Enfin, leFonds crée une Ligne de Crédit Modulable ( LCM ) dont le but est de simplifier les conditionsd'accès à des prêts de l'institution pour les pays dont les fondamentaux macroéconomiquessont solides. Dans le discours, l'évolution est donc considérable : la stimulation budgétaire,qui risque d'augmenter les déficits budgétaires de manière impressionnante, est désormaisencouragée; un appel à la régulation des marchés est lancé, ce qui s'inscrit toutefois dansla continuité du « Consensus élargi » de 2003, en l'élargissant au niveau de la gouvernanceinternationale; et enfin les conditions exigées pour l'accession aux prêts sont rendues plussouples pour les pays aux fondamentaux solides, c'est-à-dire les pays ayant un déficit publicet étranger modérés.

En revanche, dans les faits, les politiques imposées par le FMI au titre des plansd'ajustement structurels ne changent guère dans leur orientation, du moins jusqu'à 2010.Ainsi, en 2008, un plan d'aide de 20 milliards d'euros, dont 12,3 prêtés par le Fonds,est organisé pour aider la Hongrie à relancer son économie, durement touchée par lacrise. Cependant, ce plan s'accompagne de conditions extrêmement lourdes : le pays doitaugmenter la TVA de 5 points, ce qui diminue le pouvoir d'achat de toute la populationet correspond parfaitement au type de politiques fiscales préconisés dans le Consensusde 1989; et d'autre part, le salaire des fonctionnaires est gelé pour deux ans et les aidespubliques sont largement diminuées dans divers secteurs, ce qui participe également d'une

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logique d'austérité néoclassique ( Duval, 2010 ). De même, dans le rapport des services duFMI sur l'économie mauritanienne ( FMI, 2010c ), les experts du Fonds préconisent pour lepays le renforcement de l'intermédiation financière ( paragraphe 13 du rapport ), autrementdit des intermédiaires des marchés financiers, c'est-à-dire principalement les banques, cequi s'inscrit dans le renforcement des institutions préconisé par le Consensus élargi de2003, de même que « l'amélioration des administrations fiscale et douanière » ( paragraphe15 ). Par ailleurs, des éléments du Consensus de Washington de 1989 se retrouvent dansle paragraphe 13, dans lequel les experts appellent le gouvernement mauritanien à « laconsolidation budgétaire en vue de réduire la dette publique tout en créant plus d’espacebudgétaire pour financer les dépenses sociales et d’infrastructure ». L'équilibre budgétaireest toujours souhaité, mais l'intervention de l'Etat est tolérée, dans les limites prévues par letexte originel de Williamson ( 1990 ), bien que les politiques d'éducation et de santé aient étéremplacées par les « politiques sociales », ce qui d'un point de vue sémantique est loin d'êtreanodin. Quoi qu'il en soit, les politiques préconisées restent globalement très orthodoxes,malgré un changement de discours bienvenu mais manifestement hypocrite.

Dès lors, il s'agit de s'interroger sur les raisons qui expliquent cette timidité deschangements, lorsque changement il y a. Les raisons internes au champ scientifique et auchamp social du FMI ayant déjà été évoquées, il faut désormais s'intéresser aux raisonspolitiques et géopolitiques, dont l'influence est évidemment considérable. Tout d'abord, leprocessus de décision au sein de l'institution donne un poids largement majoritaire auxpays industrialisés, au premier rang desquels les Etats-Unis, ce seul pays disposant de16,74% des votes lors des décisions importantes. Sachant que ces décisions ont besoin de85% des voix totales pour être adoptées, la superpuissance dispose d'un véto de fait surtoutes les décisions du Fonds. Par ailleurs, les pays européens, et en particulier les plusriches d'entre eux, disposent également d'un très grand nombre de voix, de telle sorte queles pays industrialisés peuvent facilement imposer leurs décisions et leur points de vue ausein de l'institution. Or, les classes politiques de ces pays sont très largement acquises auxthèses néolibérales, et ce dans tous les partis les plus puissants, conservateurs commesociaux-démocrates. Les raisons de cette prise de position sont nombreuses et variées,et ne constituent pas l'objet de cette étude. Il suffit ici de constater ce fait incontestable,et d'en mesurer les effets en terme de légitimité pour les IFI, qui sont considérables. Eneffet, tout au long des années 90 et plus encore durant les années 2000, les mesurespréconisées par ces IFI sont apparues aux pays en développement comme étant injusteset décidées par les pays riches, lesquels interdisent toute relance budgétaire aux pays endifficulté alors qu'eux-mêmes ne s'en privent jamais lorsqu'ils affrontent une crise48. Les paysen développement, dont un nombre chaque année plus important pouvait être considérécomme véritablement « émergents » avant 2008, ont donc commencé à contester de plusen plus l'autorité politique du FMI, cherchant par ces actions à s'affranchir de l'influence,perçue comme généralement néfaste, des pays industrialisés.

Un monde sans Consensus, un monde sans Washington ?Au milieu des années 2000, le Consensus de Washington a donc perdu son autoritéscientifique, et son application, que ce soit sous sa forme originelle ou adaptée et augmentéepar Williamson et les autres auteurs associés à son ouvrage de 2003, est désormais

48 Dans ces cas précis, l'orthodoxie néolibérale et monétariste reprend toutefois rapidement le dessus, comme le montrel'exemple de la crise de 2008. Néanmoins, le simple fait de faire appel à des politiques de relance, même temporaire, alors que celles-ci sont interdites au pays en développement, est désastreux en termes de légitimité politique au niveau international.

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de plus en plus perçue non comme fondée par des arguments théoriques incontestablesmais comme un instrument de domination des pays en développement par l'élite des paysindustrialisés. A la perte de l'autorité scientifique s'ajoute donc celle de la légitimité politiqueau niveau international, puisque les politiques inspirées du Consensus sont désormaisconsidérées comme véritablement partisanes, et imposées par des Institutions FinancièresInternationales largement dominées par les pays riches. Par ailleurs, le manque d'évolutionsignificative de la doctrine du FMI, qui est l'IFI la plus influente, dans les premièresphases de la crise de 2008, diminue encore cette légitimité politique auprès des pays endéveloppement et émergents. Ces derniers ont donc désormais intérêt de se détourner deson aide afin d'affirmer une plus grande indépendance vis-à-vis d'un consensus qui n'existeplus que dans les élites dirigeantes des pays industrialisés.

La Hongrie nous offre à ce titre un exemple très intéressant. En effet, leplan d'ajustement structurel très exigeant imposé par le Fonds en 2008, appliquéscrupuleusement par le gouvernement social-démocrate, a considérablement mécontentél'électorat, de telle sorte que les élections législatives d'Avril 2010 ont été remportées par ladroite conservatrice du Fidesz, qui met en place un nouveau premier ministre, Viktor Orban.Aussitôt, l'agence de notation Fitch Ratings salue ce résultat, lequel garantirait selon elleune meilleure application des politiques inspirées du consensus néolibéral ( Duval, 2010 ).Toutefois, cette impression initiale est contredite par les faits, lorsque le gouvernementOrban déclare que, pour satisfaire aux exigences de déficit public, limité à 3,8% du PIBpar le FMI et l'Union Européenne, il a l'intention de créer une taxe sur les revenus desentités financières de plus de 5% ( Duval, 2010 ). Le Fonds suspend alors la continuationdes versements de l'aide accordée le 17 juillet. Le 22, la loi sur la taxe bancaire est votéepar le Parlement, et les agences de notation Moody's et Standard and Poor's évoquentimmédiatement la possibilité d'une dégradation de la note de la dette souveraine hongroise( op. Cit. ). En d'autres termes, les agences de notation, qui déterminent en grandepartie la confiance qu'accordent les opérateurs des marchés financiers aux différents titres,envisagent de diminuer celle accordée à la dette souveraine hongroise, ce qui peut, commedans le cas de la Grèce quelques mois auparavant, porter à une attaque spéculativesur cette dette. Cette critique du gouvernement hongrois n'est d'ailleurs pas limitée auxagences de notation, mais se retrouve également dans la presse dominante des grandspays industrialisés, comme le montre l'éditorial du journal « le Monde » du 19 Juillet 2010,cité dans l'article de Duval ( 2010 ), éditorial dans lequel le premier ministre hongrois estaccusé, entre autres choses, de chercher à imposer un de ses hommes de confiance à latête de la Banque Centrale. L'éditorial du « Monde » s'attaque de manière très virulente auPremier Minsitre hongrois, mais pratiquement sans faire de référence aux problématiqueséconomiques, et surtout sans s'interroger apparemment sur les raisons qui expliquent cetteattitude de défi par rapport au FMI. De fait, quels que soient les défauts du gouvernementOrban, le fait le plus pertinent du point de vue de cette étude est précisément ce refusd'obéir au Fonds, qui montre bien à quel point ce dernier a perdu son autorité et salégitimité politique, d'autant que le gouvernement qui s'oppose à lui se réclame de la droiteconservatrice, qui est le soutien politique traditionnel des théories néolibérales depuis lesannées 80, et ce pour ainsi dire partout dans le monde.

Cet exemple isolé d'opposition aux conditions des IFI est important en soi, par lesymbole qu'il véhicule du discrédit de ces institutions, mais il a peu de significationgéopolitique en ce qui concerne cette étude. En effet, le rôle du FMI et de la BanqueMondiale ne peuvent être remis en question que si les pays en développement et émergentsdisposent d'une source de financement alternative suffisamment importante pour leurvenir en aide en cas de difficultés. Deux exemples doivent être présentés à ce sujet. Le

Après le Consensus, de la contestation au choix

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premier est celui de la Banque du Sud49, créée par des Etats d'Amérique du Sud50 pourfournir des financements d'urgence aux pays d'Amérique Latine. Cette banque est fondéevéritablement le 26 septembre 2009, avec un capital total de 20 milliards de dollars ( LeMatin, 2009 ). Selon son instigateur, le Président vénézuelien Hugo Chavez, cette banquea pour objectif de soutenir des projets de développement dans tout le continent latino-américain, tout en permettant de s'affranchir une bonne fois pour toutes du FMI, auquelle Brésil, l'Argentine et le Vénézuela refusent de faire appel. Cette banque n'a pas encoreété mise en route, en partie en raison des bons résultats de l'Amérique Latine en 2009.En effet, alors que les institutions internationales basées dans les pays développés, telsque le PNUD, prévoient au début de 2009 une croissance faible pour la région, certainesbanques privées prévoyant même « une croissance négative » ( PNUD, non daté. ). Or,c'est le contraire qui se produit puisque l'Amérique Latine compte avec une croissancemoyenne de 4% sur l'année 2009, principalement permise par l'Argentine et le Brésil, dontles PIB augmentent de plus de 5% ( RFI, 2010 ) et qui soutiennent l'économie de toute lazone51. Néanmoins, la simple existence de cette Banque du Sud constitue un symbole trèsimportant, dans la mesure où elle montre la mise en place d'alternatives multilatérales auxIFI de Washington. Par ailleurs, Chavez a fait savoir, lors du sommet Amerique du Sud-Afrique de Septembre 2009, qu'il souhaitait la création d'une Banque de développementcommune à l'Amérique Latine et à l'Afrique ( Le Matin, 2009 ). L'existence d'une telle entitéreprésenterait un véritable camouflet pour le Fonds, qui perdrait ainsi beaucoup de sonpouvoir, puisque les pays ayant besoin d'aide sur l'un de ces deux continents pourraientdès lors se tourner vers une autre institution. Bien entendu, cette institution n'est en aucuncas neutre d'un point de vue politique et géopolitique. L'opposition de son instigateur, leprésident vénézuelien, aux Etats-Unis et aux IFI de Washington est bien connue, de mêmeque ses tentatives de faire revivre un courant non-aligné, ou tout au moins non aligné sur lasuperpuissance américaine, dans les relations internationales. Mais, quoi qu'il en soit, lespays d'Amérique Latine participant au projet sont de toute évidence plus enclins à acceptercette influence politique plutôt que celle des institutions de Washington, pour d'évidentesraisons de proximité idéologique, autrement dit pour des raisons de proximité théoriqueentre des paradigmes de référence similaires en économie du développement.

Le second exemple d'alternatives aux IFI de Washington est par bien des aspectsencore plus menaçant en termes de géopolitique pour la domination des pays développéssur le système financier mondial, puisqu'il s'agit de la Chine. Celle-ci, désormais secondepuissance économique mondiale, ce qui était prévisible depuis déjà plusieurs années,accorde en effet régulièrement des prêts à des conditions très avantageuses aux pays endéveloppement. Ainsi, en 2007, le Nigeria demande un prêt de cinq millions de dollarsauprès de la Banque Mondiale pour rénover son système ferroviaire. La Banque refused'accorder ce prêt tant des mesures n'ont pas été prise pour lutter contre la corruption del'administration de ce système. Le gouvernement chinois intervient peu de temps avantque l'accord ne soit signé et propose un prêt de neuf milliards de dollars pour reconstruirele réseau de chemin de fer tout entier, sans aucune condition d'aucune sorte, si ce n'estévidemment le remboursement du prêt ( Naim, cité dans Zakaria, 2008, p.117 ). Ici, l'intérêtpour les pays en développement est encore différent de celui qui peut motiver une demande

49 Banco del Sur en espagnol.50 L'initiative vient du Venezuela, les autres pays participants étant l'Argentine, la Bolivie, le Brésil, l'Equateur, le Paraguay

et l'Uruguay.51 Bien entendu, il faut nuancer ce constat, car l'Amérique Centrale, très dépendante des Etats-Unis, doit en grande partie

sa reprise à la reprise états-unienne.

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auprès de la Banque du Sud, lorsque celle-ci fonctionnera de facto. Le principal intérêt d'unprêt accordé par le gouvernement chinois, c'est précisément son absence de conditions etde prérequis. La Banque du Sud, en principe, ne devrait exiger aucune condition, mais elleest censée, selon Chavez, soutenir des projets de développement. Tant que la situation nes'est pas présentée, il est difficile de prédire avec certitude si, oui ou non, cette Banqueaccordera des prêts même pour des projets ne recevant pas l'aval du Vénézuela, maisquoi qu'il en soit elle ne pourra manquer d'être orientée politiquement. Ce n'est pas le casdes prêts chinois, qui sont accordés uniquement en fonction de facteurs économiques.En d'autres termes, les seules conditions à l'octroi de ces prêts sont la capacité à lesrembourser, et l'acceptation d'une plus grande ouverture économique vis-à-vis de la Chine,et encore ce dernier point est-il en général implicite. De plus la Banque Centrale chinoisedispose de réserves en devises étrangères, et plus particulièrement en dollars états-uniens,littéralement colossales, de sorte que ses capacités de financement sont bien supérieuresà celles de la Banque du Sud, ou même de tous ses membres réunis.

Face à la construction de ces alternatives, les institutions du Consensus ne montrentqu'une évolution très timide, comme nous l'avons vu. En 2010, l'évolution se poursuit,toujours assez timidement, par exemple dans le rapport sur le Mexique de mars 2010( FMI, 2010b ) dont le paragraphe 4 félicite le gouvernement mexicain pour la mise enplace de politiques contracycliques. Par ailleurs, l'intention maintes fois répétée d'opérerune redéfinition de la répartition des quotes-parts au sein du FMI, permettant uneaugmentation des voix dont disposent les pays en développement et émergents, reste unsigne encourageant. Néanmoins, de manière générale, les IFI de Washington se retrouventaujourd'hui dans une position difficile. Leur légitimité politique est de plus en plus contestée,alors même que l'autorité scientifique des thèses sur lesquelles elles se sont appuyées dansles années 90 est très largement diminuée. Ces institutions n'ont pas adopté un nouveauparadigme de référence, ou tout au moins n'en ont adopté aucun rompant clairement aveccelui qui a mené à de nombreuses crises économiques, dont la crise argentine est la plusemblématique. De manière non moins fondamentale, elles ne se sont pas encore adaptéesaux transformations de l'économie mondiale, les pays émergents y voyant leur place relativegrandir considérablement chaque année, alors que leur rôle dans la gouvernance financièreinternationale, par l'intermédiaire des IFI, n'y augmente que marginalement. Ces institutionssont donc aujourd'hui tenues d'évoluer, dans le sens d'une meilleure intégration des intérêtset des avis des pays émergents, si elles veulent conserver leur rôle de défenseures d'unmultilatéralisme global. Mais, malheureusement, leur organisation rendra cette évolutiondifficile, tant les enjeux en termes de géopolitique et de répartition du pouvoir économiqueinternational sont importants.

Conclusion

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Conclusion

Le cas du Consensus de Washington constitue une illustration parfaite de la façon dont sontliées l'autorité scientifique d'une part et la légitimité politique d'autre part. En effet, né à lafin des années 80 de la domination des théories monétaristes et néolibérales, dominationqui s'était construite par un processus minutieux de légitimation et de disqualification desconcurrents théoriques tant dans le champ scientifique que dans les champs politiqueet médiatique, le Consensus de Washington incarne effectivement à sa création unexemple idéal-typique d'une construction théorique appartenant à l'origine au champ dela production scientifique mais largement reprise dans le champ politique. Ce succèsdans le monde politique et le monde médiatique s'explique par la convergence d'intérêtssimilaires, en particulier dans les années 70 et 80, entre des scientifiques désireux decontester leur autorité aux économistes des écoles de pensée inspirées des œuvres de JohnMaynard Keynes, des dirigeants d'entreprises et des responsables financiers cherchantà se débarrasser de l'influence négative de ces écoles de pensée, qui réduisent le rôledes marchés par rapport à celui de l'Etat, et enfin des hommes politiques cherchantun nouveau paradigme de référence leur permettant de faire face aux conséquencesdes crises économiques des années 70. Cependant, en se transmettant du champscientifique au champ politique, le Consensus de Washington est transformé, simplifié, etinterprété de manière à n'en retenir que les éléments correspondant le mieux à l'orthodoxienéolibérale. Cette construction théorique, appliquée dans la pratique, devient l'incarnationdes théories néolibérales de l'économie du développement. D'ailleurs, à sa simplifications'ajoute l'arrogance immense avec laquelle elle est appliquée, les Institutions FinancièresInternationales chargées de la mettre en œuvre, en particulier le Fonds MonétaireInternational et la Banque Mondiale, conseillant dans certains cas, imposant dans d'autres,des politiques qui apparaissent rapidement comme au moins partiellement non adaptéesaux économies dans lesquelles elles sont appliquées. Cette inadéquation, due à uneuniversalisation abusive de certains postulats, entraîne des conséquences extrêmementnégatives dans ces pays, l'exemple de l'Argentine étant particulièrement intéressant de cepoint de vue, puisque en plus d'illustrer ces conséquences négatives, il montre comment lesélites de ce pays sont persuadées de la justesse et de la pertinence des politiques inspiréespar le Consensus de Washington, et se révèlent incapables de les abandonner lorsqu'ellescommencent à dysfonctionner, jusqu'à la crise sociale et politique des années 2001 et2002, portant à l'abandon de ces politiques. Cet échec de l'expérimentation entraîne uneremise en question très forte du Consensus au début des années 2000, ce dernier perdantune grande partie de son autorité scientifique. Les institutions de Washington se divisentd'ailleurs à ce sujet, mais la plus puissante des deux, le FMI, ne remet pas véritablementen question les fondements théoriques du Consensus52, et ne modifie sa doctrine que demanière marginale, sans grand changement de sa manière d'agir. Cependant, la perted'autorité scientifique s'accompagne d'une très importante perte de légitimité politique, de

52 Du moins dans son discours officiel. Au sein du FMI et plus encore de l'Independent Evaluation Office, organe du Fonds chargé deréaliser des études sur ses politiques, de nombreuses voix discordantes se sont fait entendre, et il est fort dommage qu'elles n'aientpas été plus médiatisées. Par exemple, le rapport du FMI sur le contrôle des capitaux ( FMI, 2010a ) est un travail très intéressant etclairement opposé à la doctrine officielle du Fonds de ces dernières années.

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nombreux pays cherchant désormais à s'affranchir de l'autorité politique des institutions deWashington, par exemple en créant des sources de financement alternatives.

Le cas du Consensus de Washington montre donc bien à quel point légitimité politiqueet autorité scientifique sont liées, tout au moins à terme. En effet, la très grande autoritéscientifique dont jouissent les théories monétaristes et néolibérales dans les années 80donne au Consensus une telle perception de légitimité dans le champ politique, et mêmedans les différents champs politiques nationaux et internationaux, que les gouvernementsqui l'appliquent n'envisagent que très difficilement de l'abandonner comme référencethéorique, le gouvernement argentin ne l'abandonnant même qu'au terme de l'une descrises politiques les plus violentes de l'Histoire du pays. La contestation théorique necommence à se développer et à s'organiser qu'à la fin des années 90, alors que certainspays en développement tels que le Brésil commencent à se détourner explicitement duConsensus. La division, puis la confusion au sein du champ scientifique, dans lequel aucunnouveau paradigme ne parvient à s'imposer comme dominant, crée à la fois une opportunitéet une difficulté majeure pour les champs politiques nationaux et internationaux. En effet,qu'il s'agisse des gouvernements ou des dirigeants des IFI, il s'agit pour eux de choisir unnouveau cadre de référence théorique permettant de justifier et d'expliquer leurs politiqueséconomiques. La confusion entre les scientifiques constitue pour eux une opportunité carelle leur permet de choisir le paradigme satisfaisant le mieux leurs intérêts, mais elleconstitue aussi une difficulté puisque, quel que soit le paradigme choisi, il sera contesté.Cette contestation trouve d'ailleurs un retentissement bien supérieur, en ce qui concerneles théories monétaristes et néolibérales, dans les pays en développement, puisque lesélites de ces pays, désormais clairement affranchies des recommandations du Consensus,y construisent des alternatives politiques se basant plus ou moins explicitement sur lesthéories économiques autrefois marginalisées, comme la théorie keynesienne. L'exempledu Consensus de Washington montre donc de manière relativement claire la très grandeinterdépendance qui existe entre la détermination des politiques économiques et le champscientifique de l'économie politique, les deux champs s'influençant réciproquement, leursévolutions se répercutant systématiquement de l'un vers l'autre, soit avec du retard, soitde manière concomitante. Ainsi, le champ scientifique influence le champ politique endéterminant quelles seront les types de politiques les plus aisées à justifier pour lesgouvernements. Ces derniers doivent en effet toujours présenter leurs réformes commelégitimes auprès du Peuple, qui par sa capacité à la Révolution est de fait souverain endernier ressort de tous les régimes. Si ce Peuple n'a que rarement une connaissance etune compréhension aigües des enjeux internes au champ scientifique, il n'en dispose pasmoins d'instruments d'information lui permettant d'évaluer l'autorité scientifique dont disposeune théorie, par le biais des actualités par exemple. Quoi qu'il en soit, si des réformesmises en place disposent d'une faible autorité scientifique, les citoyens finissent toujourspar l'apprendre. Ce qu'ils font de cette connaissance varie évidemment selon les contextes,mais en tous les cas, l'autorité scientifique reste un avantage incontestable en termes delégitimation des politiques économiques, et ce même pour les politiciens eux-même, qui sesentant légitimes n'en seront que plus enclins à agir dans un certain sens. Mais l'influenceest réciproque, et le champ politique influence également sans cesse le champ scientifique,en particulier celui de l'économie politique dont les enjeux sont, comme nous venons dele voir, si importants. En effet, l'auteur de ce mémoire ne partage pas l'avis exprimé parPierre Bourdieu lorsque ce dernier estime qu'au sein du champ scientifique, « celui qui faitappel à une autorité extérieure au champ ne peut s'attirer que le discrédit » ( Bourdieu,1975, p.95 ). En effet, comme le montre l'exemple de Milton Friedman au début desannées 80, une utilisation stratégique des média de masse peut renforcer indirectement

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une domination scientifique naissante. Cela peut effectivement permettre de persuader desacteurs extérieurs au champ scientifique de la justesse d'une théorie. Or, certains de cesacteurs, en particulier les acteurs politiques, ont une influence importante sur ce champ, carils en définissent pour une part non négligeable le système de récompense et de valorisationdes idées. Comme le montrent Nayyar et Bhaduri ( 1997 ), les élites politiques ont un rôlecentral dans la définition de ce système de valorisation scientifique, et c'est en cela qu'onpeut estimer que le champ politique influence grandement les champs scientifiques quireprésentent un enjeu politique important, au premier rang desquels se trouve aujourd'huile champ de l'économie politique.

Pour en revenir à la situation actuelle de l'économie politique au niveau international,la fin du Consensus de Washington a laissé le champ scientifique, ou plutôt les champsscientifiques des différentes aires culturelles et des différents pays, sans paradigme deréférence accepté universellement, ou du moins dans la grande majorité des pays. Laconstruction du système économique international s'est faite grâce à la domination dethéories économiques venues de l'Occident, qu'il s'agisse des théories keynesiennes dansles années 50 et 60 ou des théories monétaristes dans les années 80 et 90. Cependant, aucontraire de la période de transition entre ces deux périodes d'autorité scientifique globalede paradigmes occidentaux, la période actuelle voit un effritement continu de la dominationde l'Occident sur le reste du monde, qui cherche à s'affranchir de cette domination enconstruisant une nouvelle organisation pour le système financier mondial. Dans la mesureoù les élites politiques des différents pays ont la possibilité d'influencer jusqu'à un certainpoint leurs champs scientifiques respectifs, il est raisonnable de s'interroger sur la possibilitémême de la naissance d'un nouveau paradigme dominant au niveau international enéconomie politique. Dans un monde relativement multipolaire, chaque pays ou groupede pays peut stratégiquement valoriser les théories qui servent le mieux ses intérêts, cequi met en danger tant l'existence d'une gouvernance internationale de l'économie, quiapparaît chaque année comme plus nécessaire, que la possibilité de création d'un champscientifique mondial unifié de l'économie politique et des sciences économiques, lequel,par la comparaison entre les différents points de vue, pourrait permettre un enrichissementconsidérable de la discipline.

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Index des abréviations

FIDE : Fundacion de Investigaciones para el Desarrollo.FMI : Fonds Monétaire InternationalIEO : Independent Evaluation OfficeIFI : Institutions Financières InternationalesPIB : Produit Intérieur BrutPNUD : Programme des Nations Unies pour le DéveloppementRFI : Radio France International

Annexes

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Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité

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Le Consensus de Washington : Construction et Reconstruction d'une Légitimité

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