l’arrivée du blues en france - our blues : some written ... · premier blues interprété en...

76
Préface par Uncle Lee L’arrivée du Blues en France Paris, 1900, Exposition Universelle, pavillon américain : sous la baguette de John Philip Sousa, les cuivres du brass band entonnent un air au rythme syncopé, étranger aux oreilles des Français de l’époque. S’il y avait déjà eu des musiques américaines en Angleterre (les Fisk Jubilee Singers, groupe de negro-spiritual qui se produisit à Liverpool en 1873), ce Cakewalk que joua l’orchestre est sans doute le premier du genre à résonner en France. Le succès fut immédiat. Que ce soit un orchestre militaire composé de blancs qui ait introduit la première musique syncopée en France peut étonner si on ne connaît pas les incessants échanges musicaux qui existaient à cette époque entre les différentes communautés américaines. Le cakewalk, danse créée par les esclaves des plantations (le meilleur danseur étant récompensé par une part de gâteau), fut donc repris par les minstrels shows blancs et noirs, puis par les orchestres de marches militaires qui intégrèrent le rythme si particulier des danses « éthiopiennes » (par ce mot, on entendait à l’époque « rythmes africains »). C’est pourquoi les pom-poms girls américaines qui défilent avec une fanfare semblent si gracieuses par rapport à nos majorettes du 14 juillet, au pas éléphantesque... Mais l’aboutissement du cakewalk fut la naissance du ragtime (premier ragtime publié en 1897), musique noire-américaine écrite et structurée qui devançait et allait tant influencer le blues et le jazz. Le ragtime fut à son tour « rejoué » par les orchestres blancs et arriva donc rapidement en Europe. Le succès fut immédiat, et on vit même des compositeurs français se lancer dans ce style : Claude Debussy (le Petit Nègre qui devait aboutir à Golliwog’s Cake-Walk en 1908), Erik Satie (Le Piccadilly, 1904). Le Ragtime remporta vite un succès colossal dans les cabarets, et en 1920, on pouvait entendre Mistinguett (chanteuse de music-hall classée dans les hystériques : « A cause de toi, la Miss, la moitié des autruches d’Australie se promènent le cul à l’air ») chanter Cak-Walk-Irie : CAK - WALK - IRIE Chansonnette Musique de F. Chaudoir, Paroles de E. Sérard Dans la France Chacun danse En cadence Et furie C'est stupide Insipide, C'est de la Cak - walk - i - rie. Des nègr's C'est la bamboula Très vieille méthode Qu'on a su remettre à la mode Des nègr's c'est la bamboula Le Cak - Walk n'est autre chos' que cela Oui mais le blues dans tout ça? Et bien, autant il est impossible de dater précisément la naissance du blues aux USA, autant il est difficile de savoir quand il est arrivé en France. Très probablement, le

Upload: docong

Post on 25-Jun-2018

230 views

Category:

Documents


2 download

TRANSCRIPT

Page 1: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Préface par Uncle Lee

L’arrivée du Blues en France

Paris, 1900, Exposition Universelle, pavillon américain : sous la baguette de John Philip Sousa, les cuivres du brass band entonnent un air au rythme syncopé, étranger aux oreilles des Français de l’époque. S’il y avait déjà eu des musiques américaines en Angleterre (les Fisk Jubilee Singers, groupe de negro-spiritual qui se produisit à Liverpool en 1873), ce Cakewalk que joua l’orchestre est sans doute le premier du genre à résonner en France. Le succès fut immédiat.

Que ce soit un orchestre militaire composé de blancs qui ait introduit la première musique syncopée en France peut étonner si on ne connaît pas les incessants échanges musicaux qui existaient à cette époque entre les différentes communautés américaines. Le cakewalk, danse créée par les esclaves des plantations (le meilleur danseur étant récompensé par une part de gâteau4), fut donc repris par les minstrels shows blancs et noirs, puis par les orchestres de marches militaires qui intégrèrent le rythme si particulier des danses « éthiopiennes » (par ce mot, on entendait à l’époque « rythmes africains »). C’est pourquoi les pom-poms girls américaines qui défilent avec une fanfare semblent si gracieuses par rapport à nos majorettes du 14 juillet, au pas éléphantesque...

Mais l’aboutissement du cakewalk fut la naissance du ragtime (premier ragtime publié en 1897), musique noire-américaine écrite et structurée qui devançait et allait tant influencer le blues et le jazz. Le ragtime fut à son tour « rejoué » par les orchestres blancs et arriva donc rapidement en Europe. Le succès fut immédiat, et on vit même des compositeurs français se lancer dans ce style : Claude Debussy (le Petit Nègre qui devait aboutir à Golliwog’s Cake-Walk en 1908), Erik Satie (Le Piccadilly, 1904). Le Ragtime remporta vite un succès colossal dans les cabarets, et en 1920, on pouvait entendre Mistinguett (chanteuse de music-hall classée dans les hystériques : « A cause de toi, la Miss, la moitié des autruches d’Australie se promènent le cul à l’air ») chanter Cak-Walk-Irie :

CAK - WALK - IRIE Chansonnette Musique de F. Chaudoir, Paroles de E. Sérard

Dans la France Chacun danse

En cadence Et furie

C'est stupide Insipide,

C'est de la Cak - walk - i - rie.

Des nègr's C'est la bamboula

Très vieille méthode Qu'on a su remettre à la mode Des nègr's c'est la bamboula

Le Cak - Walk n'est autre chos' que cela

Oui mais le blues dans tout ça? Et bien, autant il est impossible de dater précisément la naissance du blues aux USA, autant il est difficile de savoir quand il est arrivé en France. Très probablement, le

Page 2: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine, pendant la première guerre mondiale.

Parmi le contingent U.S., il y avait de nombreux orchestres, dont le fameux « 369th Regiment Band », composé exclusivement de noirs-américains et dirigé par James Reese Europe, chef d’orchestre alors très célèbre à Broadway. En 1919, cet orchestre traversa la France en mettant le feu (c’est une image) partout où il passait, en interprétant différents airs « américains », notamment des ragtimes de John Philip Sousa mais aussi le Memphis Blues de W.C. Handy! Tout particulièrement sur ce titre, les spectateurs, civils et militaires confondus, et même les prisonniers allemands, ne pouvaient s’empêcher de taper du pied et de s’agiter en rythme. Et pour la première fois, c’était sur un rythme syncopé. Le sergent Noble Sissle (pianiste qui tenait le rôle de percussionniste dans l’orchestre de Jim Europe) raconte même que, dans un petit village, alors qu’ils interprétaient The Army Blues (qui était en fait un ragtime), il vit une dame âgée de 60 ans se mettre à effectuer une danse qui ressemblait à Walking The Dog. Nous imaginons assez bien l’ambiance de fête qui devait régner !

Ces anecdotes sont le témoignage de l’entrée fracassante de la musique noire-américaine en France, même si l’effet en resta limité aux témoins directs de ces concerts.

Outre ces événements officiels, on peut facilement imaginer que, dans d’autres circonstances, des accords de blues ont résonné sur des guitares, des banjos ou des harmonicas, joués par des noirs-américains soudain loin de chez eux4

On sait ainsi qu’en 1917, Henry Stuckey (1)

, alors âgé de 18 ans, fut mobilisé en France en tant qu’infirmier dans un hôpital de campagne. C’est là qu’il apprit, de deux soldats blessés, un jeu de guitare très particulier. Stuckey, interviewé par Gayle Dean Wardlow, a affirmé que ces deux guitaristes étaient deux français, un antillais et un gitan, qui jouaient en accord de Mi ouvert4 Il adapta les paroles de quelques morceaux et, de retour chez lui cela donna, par exemple ,les titres Hard Time Killing Floor et Devil Got My Woman attribués à Skip James! Henry Stuckey a probablement exagéré l’histoire (les bluesmen de l’époque avaient une certaine tendance à enjoliver les choses), mais il y a certainement une part de vérité dans ce qu’il a raconté. Loin de vouloir dire que le Bentonia Style est né en France, cela confirme simplement que le blues a toujours su puiser son inspiration aux diverses sources qui se présentaient. Ici, Stuckey s’est probablement inspiré d’un style particulier, tout comme plus tard BB Kingparlera de Django Reinhardt comme influence majeure.

En tout cas, cette histoire nous prouve qu’on peut sérieusement avancer qu’en 1917, des bluesmen étaient présents en France et que, même si nous n’en avons évidemment aucune preuve enregistrée, le Blues s’est fait entendre sur le vieux continent.

Mais aussi fort qu’ait été l’impact de cette musique sur les auditeurs directs de ces big bands ou bluesmen isolés, ce n’était que les prémices de la longue histoire de l’arrivée du blues en France4

C’est cette histoire que nous propose Philippe Sauret avec « Et la France découvrit le blues : 1917 à 1962 »

Page 3: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Non, le blues n’a pas attendu Steve Ray Vaughan ou le British Blues Boom des années 60 pour apparaître en France, et c’est ce qu’a étudié Philippe Sauret en 1997, pour son mémoire de Maîtrise en Histoire.

Récit passionnant et détaillé, mettant à mal bien des idées reçues et nous apprenant des choses étonnantes. (Saviez-vous que le 32-22 Blues de Robert Johnson, enregistré en 1936, avait été chroniqué dans un journal français en 1937 ?!). L’histoire du blues en France est intimement liée à celle du jazz, et il a fallu tout un travail de recherche historique pour extraire ce qui nous intéresse ici.

La Gazette de Greenwood remercie Philippe Sauret (aka Zyde Phil) pour ce travail, et pour sa gentillesse de nous autoriser à la publier afin de partager cette tranche d’histoire qui, si elle n’a pas de raison de modifier notre intérêt pour le Blues, nous permet d’en savoir un peu plus sur cette musique et sur l’attrait qu’elle a toujours suscité, même loin du Mississippi.

Uncle Lee

Sources de la préface :

• Le Ragtime, Jacques B. Hess, collection Que Sais-je?, PUF 1992

• Le Ragtime Français, Benjamin Intartaglia,perso.wanadoo.fr/bi.rag/

• Chasin' the devil's music Gayle Dean Wardlow, Backbeat Books, 1998

• Scott’s Official History of the American Negro in the World War, Emmet J. Scott, 1919,

• www.ku.edu/~libsite/wwi-www/Scott/ScottTC.htm#contents

(1) Henry Stuckey: Né le 11 avril 1897 à Bentonia (Mississippi), Henry Stuckey a commencé la guitare en autodidacte à l'âge de 8 ans. A 11 ans, il jouait déjà dans des Juke Houses. On le voit jouer à Bentonia jusqu'en 1917, année où il sert dans l'US Army et part en France comme aide dans un hôpital militaire. De retour aux Etats-Unis, il reprend son activité de musicien et rencontre un jeune guitariste du nom de Skip James avec lequel il forme un duo et dont il devient le mentor. Bien que le débat fasse rage (voir LGDG n°41), il est probable que Skip James, tout comme Jack Owens, doive énormément à Henry Stuckey pour le Bentonia Style qui fit sa popularité lors de sa redécouverte dans les années 60. Ce serait en France, durant la première guerre mondiale, qu'en jouant de la guitare avec deux soldats français (un antillais et un gitan), Stuckey aurait appris le jeu en accord ouvert de Mi mineur qui caractérise ce style. Johnny Temple affirme que Stuckey était un excellent guitariste et excellait également dans d'autre styles de "old pre blues". Stuckey devint propriétaire d'un barrelhouse vers 1930. Dans les années 50, il joue à Bentonia, Omaha (NE), puis on le voit autour de Yazoo City dans les années 60. Il meurt d'un cancer à Jackson (MS) le 9 mars 1966, dans une misérable cabane ou Gayle Dean Wardlow l'a interviewé peu de temps avant cette date. Henry Stuckey fait partie de ses bluesmen de légende dont nous n'avons aucun enregistrement4

Page 4: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

INTRODUCTION

Depuis le milieu des années 80, surtout grâce aux enregistrements du

guitariste Steve Ray Vaughan, le blues suscite un nouvel intérêt dans notre pays. Il est donc utile de revenir sur le rôle particulier qu’a joué la France dans la découverte de cette musique de 1917 à 1962. Tant pour le jazz que pour le blues, les spécialistes français ont souvent été des précurseurs dans le domaine des recherches. Ce rôle est bien entendu étroitement lié à la découverte de ces musiques dans notre pays. Or, si pour le jazz nombre d’études ont été faites sur cette implantation, tel n’est pas le cas pour le blues. C’est assurément lié à la définition même donnée au mot blues par les amateurs de jazz. Dans l’esprit de beaucoup, le blues étant la source du jazz, l’étude du jazz en France comprend aussi celle du blues. Pourtant, si on ne peut nier que le blues soit à l’origine du jazz, il a ensuite continué une évolution parallèle à celui-ci, fait généralement passé inaperçu de nombre d’amateurs durant la période qui nous intéresse. Cette étude répond donc à une absence de recherches sur l’histoire du blues en France.

Le blues est vraisemblablement né à la fin du XIXème siècle dans le Sud des Etats-Unis, au sein de la communauté afro-américaine. C’est d’abord une structure musicale : une partie musicale et chantée de douze mesures, de schéma AAB qui utilise la gamme pentatonique. Il se caractérise aussi par l’utilisation des blue notes, altérations de la gamme des troisièmes et septièmes degrés, qui donnent cette impression de tristesse. Mais au delà de cette définition technique, le blues est surtout un sentiment, associé souvent faussement à la déprime et au cafard. Ce sentiment s’exprime également dans l’interprétation que fait passer le musicien dans sa musique (feeling). De ce fait, le blues favorise beaucoup l’improvisation, ce qui peut modifier sa structure. Ainsi, suivant l’humeur du musicien, on peut aussi trouver des blues en 8, 9 ou 11 mesures. En outre, le blues a également un rôle social : le bluesman raconte des histoires à son public qui est invité à participer et qui, en retour, pousse le musicien au meilleur de lui même. A ce moment, la musique a aussi un rôle cathartique, autant pour celui qui la pratique que pour ceux qui l’écoutent1[1].

C’est ce blues, tel que nous venons de le définir, dont nous allons étudier l’arrivée en France, en essayant de répondre à ces questions : par quels moyens, économiques, techniques et culturels, le blues s’est-il implanté dans notre pays ? Quels regards les Français ont-ils porté sur cette musique ? Comment se sont formés les premiers spécialistes de blues en France, puis un public spécifique pour cette musique ?

Pour répondre à ces questions les sources utilisées ont été diverses. Les sources écrites d’abord, avec l’étude des livres parus sur le jazz durant notre période, ainsi que celle des journaux spécialisés. Les informations recueillies sont assez maigres jusqu’à la fin des années 40, période à partir de laquelle sont faites les premières recherches sérieuses sur le blues.

1[1] Pour une définition encore plus complète du blues, consulter Jean-Paul Levet, Talkin’ That Talk,

Ed. Hatier, Paris 1992, pages 30-35.

Page 5: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Dans le domaine du disque les informations sont plus importantes mais elles ont nécessité un travail spécifique : l’écoute des enregistrements et la prise de renseignements sur les pochettes des microsillons ; l’étude des catalogues des maisons de disques et l’utilisation d’ouvrages spécialisés destinés à reconstituer les réseaux de distribution des disques.

En ce qui concerne les émissions radiophoniques et télévisées, nous avons consulté les fiches de données de l’ I.N.A. Le nombre de celles-ci est relativement faible, mais très représentatif puisqu’il augmente avec intérêt que porte le grand public au blues.

Pour la filmographie nous avons utilisé le livre de Jean Roland HIPPENMEYER, Jazz sur films, qui mentionne des bluesmen et des jazzmen jouant des blues. Paradoxalement, parce que ces films ont été peu nombreux, ils ont en général été très remarqués et ils ont constitué des événements exceptionnels pour les amateurs de musique afro-américaine.

Enfin, nous avons pu rencontrer des personnes, Jacques Demètre et Kurt Mohr, qui ont joué un rôle majeur dans la découverte du blues en France et qui nous ont fourni de précieux renseignements. Leurs interviews figurent en annexe.

De toutes ces sources, nous avons pu distinguer trois grandes périodes.

La première période va de 1917 à 1939. Elle commence avec l’arrivée des troupes américaines en France, et avec elles celle des premiers orchestres de jazz et des premières tournées de musiciens. C’est ensuite l’importation des premiers disques, l’organisation des premières associations d’amateurs de jazz et la création des premières revues spécialisées. A ce moment il n’y a pas de différentiation entre le jazz et le blues et les amateurs le découvrent par l’intermédiaire de Louis Armstrong, de Duke Ellington et de Count Basie, mais aussi grâce à Bessie Smith et aux pianistes de boogie woogie.

La deuxième période de notre étude s’étend de 1939 à 1958. Le jazz survit pendant l’occupation allemande et renaît avec le retour des troupes américaines dans notre pays en 1944. Alors qu’il n’était l’affaire que de quelques spécialistes, il devient populaire et accessible au grand public. L’importation de disques est plus importante, à la fois liée à la naissance de nouveaux labels et aux progrès techniques. C’est aussi l’heure des premières recherches sur le blues, associées à l’arrivée des premiers disques issus des race catalogues en France, et des premières tournées de représentants de cette musique.

Enfin, la dernière période va de 1958 à 1962. Les recherches sur le blues s’accélèrent avec des études faites aux Etats-Unis. Ces études sont à mettre en relation avec deux courants musicaux qui naissent outre atlantique : le rock qui donne naissance en France au mouvement yé-yé, et le folk. Cela aboutit naturellement à une reconnaissance du blues en France, marqués par l’organisation du premier festival de blues en 1962 : l’American Folk Blues Festival.

Page 6: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE I

L’ ARRIVEE DU JAZZ

ET LES PREMIERES TOURNEES.

(1917-1929)

1) Les premiers orchestres. Lorsque les Etats-Unis s’engagent le 6 avril 1917 dans le premier conflit mondial de l’histoire, ils rompent avec une politique de plus de trois siècles. A partir de ce moment le peuple américain entend jouer un rôle prédominant dans le monde. Ce rôle s’exprime politiquement, économiquement et culturellement. Ainsi, l’arrivée du blues en France est-elle une de ces manifestations culturelles des Etats-Unis. Le blues arrive en France assurément avec les premières troupes américaines. Sur les quatre millions d’engagés américains, à peu près 13 % du contingent est constitué de Noirs américains. Ils servent surtout d’intendance à cette armée. Parmi eux plusieurs orchestres sont chargés de distraire les troupes. En l’absence de toute promotion et de diffusion de disques, ces formations ont eu un impact restreint, limité au seul public ayant eu la chance de les écouter. Faisant partie de ces musiciens, le bluesman Lonnie Johnson séjourne plusieurs mois à Londres en 1917. En 1918 les Seven Black Devils, dirigés par un certain Tym Bryn et rattachés au 350e régiment d’artillerie, sillonnent notre pays2[1]. Après la guerre, nombreux sont ces orchestres qui restent un temps en France et se produisent soit dans les kiosques des jardins publiques de Paris, soit dans les théâtres de music halls. C’est le cas des Mitchell Jazz Kings qui jouent en 1919 au casino de Marigny avec Mistinguett et font l’objet d’un article de Jean Cocteau dans le Midi Libre3[2]. Toujours en 1919, le Southern Syncopated Orchestra, composé de 45 musiciens et dirigé par Will Marion Cook, se produit à Londres avant de tourner dans le reste de l’Europe, et notamment en France en 19254[3]. A l’occasion de leur tournée en Grande Bretagne, le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet écrit un article intitulé Sur un orchestre nègre, qui parait en

2[1] Jean-Pol Schroeder, Histoire du jazz à Liège, Ed. Labor, Bruxelles, 1985, page 27.

3[2] Jean Cocteau, L’art de Mistinguett, de Charlie Chaplin, du Jazz, Paris-Midi, 1919. Cité par

Sebastian Danchin, dans son introduction au livre de Jacques Demetre et Marcel Chauvard,

Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. Clarb, 1994, page 11.

4[3] Op. cit. note 1.

Page 7: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

octobre dans La Revue romande5[4]. Cet article, le premier sur le jazz, nous permet d’avoir une idée assez précise du répertoire de cet orchestre. Il interprète de nombreux negro-spirituals, dont le célèbre Go Down Moses, mais aussi des blues qui marquent fortement le chroniqueur : « Moi je m’incline que c’est dans le blues que le génie de la race se manifeste avec le plus de force. Les blues, c’est ce qui se passe quand le nègre a l’ennui, quand il est loin de son home ou de sa mammy ou de son sweet heart (...) ». Plus loin il écrit encore : « Et sur le motif qu’il s’est donné il épuise toute sa fantaisie. Cela fait passer son ennui. C’est le blues ». Il ajoute enfin : « il y a (...) un extraordinaire virtuose clarinettiste (...). Je veux dire le nom de cet artiste de génie car je ne l’oublierai pas : c’est Sydney Bechet »6[5]. Cet article amène plusieurs remarques. Dans l’esprit d’Ansermet le blues est d’avantage qu’une musique puisqu’il est profondément lié au peuple afro-américain : il souligne ainsi son caractère ethnique. Il insiste aussi beaucoup sur le talent de Sydney Bechet, montrant là le rôle important que prend le soliste au sein de l’orchestre. Enfin, pour Ansermet, le blues est aussi un sentiment de tristesse qui passe quand on le joue. Il met en évidence le rôle cathartique du blues sur les musiciens. Cependant, nous pensons qu’avec le mot blues Ansermet désigne l’ensemble de la musique afro-américaine profane. Sous ce terme sont bien sûr regroupés des blues7[6], mais aussi beaucoup d’autres morceaux appartenant au domaine du jazz et des variétés. Cela se vérifie avec l’étude des morceaux enregistrés par les afro-américains durant les années 20. 2) Les race records aux Etats-Unis. Au début de notre siècle de nombreux Noirs américains s’installent dans les villes du sud et du nord, à la Nouvelle Orléans, à Chicago ou à New York. Ils forment une bourgeoisie aisée et écoutent une musique urbaine, raffinée et sophistiquée, issue des pièces de vaudeville et du music hall. A cette bourgeoisie s’ajoute ensuite une autre population, d’origine rurale, qui réclame une autre musique, plus proche de ses racines. Les musiciens des villes doivent satisfaire cette nouvelle clientèle arrivée en masse et incorporer de nombreux blues à leurs répertoires. En 1920 Perry Bradford, un de ces musiciens noirs, persuade la marque de disques Okeh d’enregistrer une chanteuse de son orchestre, Mamie Smith. Son Crazy Blues se vend immédiatement à 75 000 exemplaires par semaine et révèle aux maisons de disques un important marché à destination du public afro-américain8[7]. Ce marché, au départ appelé black records, prend ensuite le nom de race records

5[4] Cet article, Ernest Ansermet, Sur un orchestre nègre, est reproduit dans Jazz Hot n°28,

novembre-decembre 1938, page 4.

6[5] Jazz Hot n°28, ibid, page 4.

7[6] Des 1923 Sydney Bechet enregistre des blues, notamment Characteristic Blues avec le

chanteur Clarence Williams.

8[7] Gérard Herzhaft, Le Blues,P.U.F, Paris, 1986, page 27.

Page 8: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

par euphémisme. A la suite de Mamie Smith de nombreuses chanteuses, baptisées ultérieurement classic blues singers, enregistrent en compagnie de musiciens de jazz, tels que Louis Armstrong, Fletcher Henderson, Tommy Dorsey, Coleman Hawkins... Elles s’appellent Sippie Wallace, Clara Smith, Bertha « Chipie » Hill, Alberta Hunter... Certaines, comme Ma Rainey et Bessie Smith, se spécialisent même dans le blues. Le marché des race records des années 20 comprend donc à la fois de nombreux enregistrements de blues, mais aussi des disques de jazz par les musiciens mêmes qui accompagnent ces chanteuses de blues. Ces musiciens ont donc une partie de leurs répertoires qui est consacrée aux blues. Au milieu des années 20 se produit un phénomène particulier. Le blues, musique où les paroles jouent un rôle prépondérant, n’arrive pas à pénétrer le marché blanc. En revanche le jazz, musique principalement instrumentale et plus diversifiée, connaît un succès grandissant. Il finit par influencer la variété américaine et à en faire partie. C’est cette variété qui arrive en France dans les années 20 et qui attire le public. 3) Le jazz en France. Plusieurs facteurs expliquent la bonne implantation du jazz en France et avec lui celle du blues. C’est d’abord pour les Français l’envie de s’amuser après les temps difficiles de la guerre. Cela coïncide avec une période d’expansion économique et culturelle de notre pays. « Au lendemain de la guerre , la folie de la danse, le nombre toujours croissant des salles de cinéma ont multiplié le nombre de musiciens professionnels (...) », se souvient le critique Jean Matras.9[8] Durant cette période les Français sont attirés par l’exotisme. Le jazz en est l’une des manifestations. Un intérêt nouveau est porté sur l’art nègre : Joséphine Baker et ses bananes connaissent un grand succès dans le cadre de La revue nègre qui passe au théâtre des Champs Elysées en 1925. L’engouement pour le jazz est également une réaction profonde contre la guerre, un mouvement qui se veut choquant. A tel point qu’il s’intègre parfaitement à la pensée des surréalistes. Ce n’est pas un hasard si Jean Cocteau est l’auteur d’un des premiers articles sur cette musique10[9]. A la fin des années 20 la revue phare de ce mouvement a pour titre Jazz, l’activité intellectuelle. Elle est dirigée par une femme, Tatayna, et contient entres autres les signatures de Jean Cocteau, Jules Romains, André Hunebelle ou Marcel Pagnol. Ajoutons aussi que le jazz bénéficie en France à partir 1925 de l’ouverture du marché du disque au reste du monde. En effet, à ce moment la marque Pathé Frères, alors détentrice du monopole du disque dans notre pays, est rachetée par le label Columbia. Ce label change le système d’écoute des disques, ce qui permet aux marques étrangères de vendre leurs disques en France.

9[8] La Revue du jazz n°4, octobre 1929, page 13.

10[9] Jean Cocteau, op. cit. note 2.

Page 9: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Dans l’esprit des Français le mot jazz a un sens très large : « toutes les musiques de danses rythmés venues d’Amérique (...), qui connurent une grande vogue (one-step, fox-trot , charleston, etc.) ».11[10] Il s’agit en fait de toutes la musiques de danse en vogue au même moment aux Etats-Unis. A ces musiques ajoutons encore le black-botton, le cake walk, le slow fox, le two-step, le boston et... le blues ! En effet, dans les années 20 le mot désigne une danse très à la mode, mais sans aucun rapport avec le blues, musique telle que nous l’avons définie dans notre introduction et diversement appréciée par la critique musicale du moment. En 1924 un certain J. F. Vuillermet écrit : « un homme du monde, excellent danseur, caractérisait ainsi devant moi chacune des nouvelles danses nouvelles : tango, immonde ; fox-trot, cynique ; java, grossière ; blues, gâtisme et danse de Saint Guy »12[11]. Malheureusement, le fait que cette danse porte le nom de blues est à l’origine de confusions jusqu’à nos jours ! 4) La venue d’Alberta Hunter. C’est dans ce contexte que se produit pour la première fois en France Alberta Hunter, une des classic blues singers évoquée plus haut. Née probablement le 1er avril 1895, elle profite du succès de Mamie Smith pour enregistrer à son tour des 1921 pour la marque Paramount dont elle devient l’une des artistes vedettes. Comme Mamie Smith, sa formation s’est faite dans les théâtres des grandes villes et son répertoire est très vaste, comprenant à la fois de la variété, du vaudeville, du jazz et bien sûr du blues. Des 1922 elle grave, toujours pour Paramount, une très belle pièce, Downhearted Blues, reprise plus tard par Bessie Smith13[12]. Son succès devient bientôt suffisamment important pour qu’elle puisse effectuer de nombreuses tournées en Europe, du milieu des années 20 au milieu des années 30. Elle effectue son premier voyage sur le vieux continent des 1925. Elle revient en 1927 et se produit dans la ville de Nice14[13]. En 1928 elle participe à un spectacle de music hall intitulé Show Boat en compagnie du chanteur Paul Robeson, qui la mène à Monte Carlo et à Londres15[14]. En 1929 elle est à Paris et chante dans les nouvelles « boites de jazz » de la capitale : « J’ai d’abord chanté chez Florence. Puis au Grand Ecart. Au Boeuf sur le Toit »16[15]. C’est dans ces

11[10] Charles Delaunay, Delaunay’s Dilemna : de la peinture au jazz, Mâcon, Ed. W, 1985,

page 48.

12[11] citation mentionnée par Jean-Paul Levet, Le Blues du Petit Larousse Illustré, in Soul Bag

n° 147, page 48.

13[12] Son oeuvre complète a été rééditée sur disque laser : il s’agit de Alberta Hunter,

Complete Recorded Works In Chronological Order, Volume 1, 2 & 3, Document.

14[13] Jean Buzelin, Bad luck blues, in Soul Bag n°101, page 34.

15[14] Notes de pochette du disque Alberta Hunter, The London Sessions, 1934, E.M.I. Records.

16[15] Remenber My Name, interview d’Alberta Hunter par Jean-Loup Bourget in Jazz

Magasine n°266-267, page 29

Page 10: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

clubs, et non dans les spectacles de music hall, qu’elle a certainement pu interpréter plusieurs blues. En tout cas, Alberta Hunter, à défaut d’autres sources, est certainement le premier artiste qualififié de blues connu à se produire en France dès les années 20. 5) Les premières recherches sur le jazz. La « fièvre du jazz », qui prend la France dans les années 20, amène certains intellectuels à s’intéresser à cette musique. L’ethnologue André Shaeffner écrit plusieurs articles dans Le Ménestrel sur ce sujet. Ceux-ci sont finalement regroupés et édités en 1926 sous la forme d’un livre qui s’appelle tout naturellement Le Jazz17[16]. Dans ce livre, à propos des sources du jazz, Shaeffner est amené à parler du blues : « Le récent blues ( après un mot d’argot qui désigne un état d’âme confinant à la mélancolie, ce cafard qui nait du sentiment du viol de l’existence au milieu même de la trépidante vie contemporaine de New York) pourra parmi la laïcisation continue des sentiments, équivaloir dans la vie profane à ce qui était pour l’esclave le spiritual : nostalgie qui se complaît désormais en elle-même et s’enferme en un style délibérément instrumental »18[17]. Pour Shaeffner donc le blues est une musique récente. Comme Ansermet, il est avant tout assimilé à un sentiment de tristesse, voire de souffrance. Plus intéressant est le parallèle qu’il fait entre le blues, musique profane, et les spirituals, musique religieuse. Pour lui, de toute évidence, ces deux styles musicaux sont les deux faces d’une même pièce. Par contre, il associe le blues à la ville de New York, ce qui laisse entendre que c’est une musique urbaine. André Shaeffner est donc le premier en France à entreprendre une étude sérieuse sur le jazz. Pour le Blues, il semble qu’un article d’une certaine Miriam Bauer paru dans le magasine La revue musicale soit sa source principale d’informations. Nous le voyons, dans les années 20 le blues est quasiment absent de notre pays et parfaitement ignoré du public. En l’absence de disques et de toutes promotions les seules opportunités d’en écouter se font au hasard de concerts en très petit nombre. Le jazz lui aussi est pratiquement absent, le terme servant en fait a designer la musique de variétés américaine. Quant aux recherches sur le sujet, elles se limitent au seul livre de Shaeffner, à destination de quelques intellectuels.

17[16] André Shaeffner, Le Jazz, Paris, Ed. Jean Michel Place, 1988. Réédition du livre paru en

1926.

18[17] André Shaeffner, ibid. pages 93 et 94.

Page 11: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE II

LES AMATEURS DE JAZZ

S’ORGANISENT

(1929-1935)

1) L’arrivée des premiers disques de « jazz hot».

Avec l’ouverture du marché du disque en 1925, les labels étrangers peuvent enfin s’installer en France et vendre leurs enregistrements. Outre Columbia, sont présents à partir des années 30 sur le marché français les marques Gramophone, détentrice du catalogue His Master’s Voice, Decca née en 1930, Parlophone, Polydor, qui distribue Brunswick, Melotone et U.S. Vocalion et enfin Odéon. C’est précisément Odéon qui décide en 1929 de sortir une sélection d’enregistrements qu’avait fait Louis Armstrong pour la marque américaine Okeh. Selon Charles Delaunay, seulement 50 exemplaires furent édités19[1]. D’autres 78 tours paraissent ensuite en France, toujours avec Louis Armstrong, puis Frankie Trumbauer, Bix Beiderbecke, Ted Lewis, et à partir de 1930 Duke Ellington, Cab Calloway, Fletcher Henderson, Jimmy Dorsey, King Oliver, Benny Goodman... Bien sûr, la majorité des morceaux qui paraissent sur ces disques sont des airs de jazz. Mais, comme nous l’avons déjà expliqué, tous ces musiciens possèdent chacun un répertoire avec des blues, en nombre restreints certes, mais présent. Certains de ces blues sont même devenus des « classiques » ( Basin’ Street Blues, Yellow Dog Blues...). Ils font partie intégrante du jazz et tout musicien doit les connaître. En parcourant les catalogues des maisons de disques et les premières revues consacrées au jazz, on peut en trouver plusieurs. Ainsi des 1929, dans la première sélection de disques Okeh faites par Odéon, parait un St. James Infirmary interprété par Louis Armstrong20[2]. Suivent un Dallas Blues par Ted Lewis21[3], un How Long, How Long Blues et un Haunting Blues par Red

19[1] Charles Delaunay, ibid

20[2] Louis Armstrong, St. James Infarmary, Odéon 165. 617.

21[3] Ted Lewis, Dallas Blues, Columbia DF 765.

Page 12: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Nichols22[4], un Basement Blues23[5] par Nobble Sissle, un Saint Louis Blues24[6] par Jimmy Dorsey, un Yellow Dog Blues25[7] par Duke Ellington, un Saint James Infirmary26[8] par Cab Calloway... La liste de ces blues parus est malheureusement trop longue pour être intégralement citée ici. Plus étonnant est la décision de Columbia de faire paraître en France, dès 1929, plusieurs enregistrements de Clara Smith, une classic blues singer, très populaire dans les années 20 auprès du public noir et grande rivale de Bessie Smith. Dans les catalogues de la marque ses disques sont classés dans la rubrique chants nègres, au coté de 78 tours de spirituals du révérend J. C. Burnett et des Fisk Jubilee Singers. Ce classement montre que les dirigeants de Columbia n’ont pu classer la chanteuse dans la catégorie jazz. Ils ont sentis que sa musique était différente de celles des autres musiciens de jazz27[9].

3) La différentiation entre le jazz straight et le jazz hot.

L’arrivée des 78 tours mentionnés plus haut constitue une petite révolution en France dans le domaine musical. Cette arrivée survient à un moment où la « fièvre du jazz » qu’a connue la France dans les années 20 est retombée : « Il faut rappeler qu’à cette époque le jazz était considérer par les plus sincères et les plus fanatiques comme une sorte de passe-temps assez existant, mais sans intérêt véritable, une vogue exotique, destinée à mourir comme les autres , déjà en voie de disparaître ( « très 1920 » disait Darius Milhaud au concert de Louis Armstrong à la salle Pleyel en 1934 )28[10].

Les rares privilégiés qui ont la possibilité d’acheter ces disques prennent conscience que c’est une nouvelle musique qui arrive en France. Ce phénomène n’est pas propre à notre seul pays et concerne aussi le reste de l’Europe. En Suisse, le critique et discographe Kurt Mohr se souvient : « En 1931 j’ai acheté

22[4] Red Nicholls, How Long, How Long Blues, Brunswick A 9117 et Hauting Blues,

Brunswick A 9199.

23[5] Nobble Sissle, Basement Blues, Brunswick 500 124.

24[6] Jimmy Dorcey, Saint Louis Blues, Decca F 1878.

25[7] Duke Ellington, Yellow Dog Blues, Brunswick 500 248.

26[8] Cab Calloway, Saint James Infarmary, Brunswick A 9083.

27[9] Clara Smith, Get On Board / Livin’ Humble, Columbia 8938, mentionné dans le catalogue

Columbia de 1930, pa ge 139.

28[10] Paul Andréota, Deux livres d’Hugues Panassié, in Jazz Hot n°9, Septembre-octobre

1946, pages 12 et 13.

Page 13: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

une radio. Quand mes parents n’étaient pas là, je tournais le bouton et je tombais sur des trucs différents. C’était les jazz bands. J’entendais Maurice Chevalier, Ray Ventura, Charles Trenet... En fait, tout ce qui n’était pas classique, c’était du jazz. Et puis il y a des choses qui m’ont fait bondir : Louis Armstrong, par exemple, ça c’était terrible ! En l’espace de cinq-six ans j’ai éliminé pratiquement tout ce qui était blanc »29[11]. Il devient évident qu’il existe deux jazz : le jazz des années 20, musique de variété américaine et baptisé jazz straight, et celui des années 30, musique d’origine noire qu’on appelle jazz hot. Des octobre 1929, le pianiste Etienne Mougin remarque cette différence dans le magazine La revue du jazz, dans un article intitulé Le Jazz, le hot30[12]. Selon lui, le jazz hot se caractérise par la présence des blue notes, par l’improvisation des musiciens et surtout par le swing.

Au contact de ce jazz hot nait une nouvelle génération de musiciens français. Les années 30 voient la formations de nouveaux orchestres. Sont ainsi révélés de nombreux artistes talentueux : Alix Combelle, André Ekyan, Michel Warlop ou Ray Ventura et ses collégiens. A propos de ce dernier, le critique Hugues Panassié écrit en 1931 : « Le concert s’ouvre par prologue de Pierre Mingand qui retrace très brièvement l’évolution du jazz. L’orchestre ponctue par quelques mesures discrètes et spirituelles qui nous rappellent des aspects divers du jazz depuis des airs genres militaires de 1919 jusqu’aux blues à cuivres bouchés qui imitent si bien les canards »31[13]. D’autres part, nous avons découvert la critique d’un disque de Ray Ventura enregistré en 1932, comprenant deux « classiques » du blues, Saint Louis Blues et Saint James Infarmary. Ce sont les plus anciens blues gravés par un artiste français que nous ayons trouvé32[14].

4) Les premiers amateurs de jazz.

Au début des années 30 un autre événement connaît un impact considérable auprès du public français : il s’agit de la diffusion dans les salles de cinéma du film de King Vidor, Halleluyah 33[15]. Outre de multiples formations religieuses, le réalisateur a aussi filmé la chanteuse de blues Victoria Spivey et surtout un petit orchestre très populaire dans les années 20 autour de Memphis (Tennessee), les

29[11] Interview de Kurt Mohr réalisée le 31 janvier 1997. Voir annexe, page.

30[12] Etienne Mougin, Le Jazz, le hot, in La Revue du jazz, octobre 1929, page 2.

31[13] Hugues Panassié, Concert de Ray Ventura à la salle Gaveau le 13 mars 1931, in Jazz,

Tango, Dancing n°7, Avril 1931, page 6.

32[14] Ray Ventura, Saint Louis Blues / Saint James Infarmary, Decca F 2851. La critique de ce

disque est parue dans Jazz, Tango Dancing n°18, mars 1932, page 15.

33[15] King Vidor, Halleluyah, 1929.

Page 14: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Cannon’s Jug Stompers, dirigé par le banjoïste Gus Cannon34[16]. Ce film est pour beaucoup dans la découverte de la musique religieuse noire américaine par les Français, mais aussi de la musique profane, et son souvenir reste très présent chez les premiers amateurs de jazz.

Ce film et l’arrivée des premiers disques en France permettent pour la première fois la constitution d’un public d’amateurs de « jazz hot». De ce public nait la première génération de critiques du jazz. Ainsi le pianiste Stéphane Mougin, déjà cité, fondateur de La revue du jazz puis de Jazz, Tango, Dancing ; Jacques Bureau, le premier à animer une émission de jazz sur Radio L.L. des 1931. Le 28 novembre 1932 à 21 heures, il diffuse un Saint Louis Blues interprété par Louis Armstrong, sans doute un des premiers blues à être diffusé sur les ondes35[17] ; Ray Binder qui écrit en 1931 dans un article intitulé Historique du jazz : «Leurs lamentations devinrent donc fatalement (aux noirs) des chants rythmés et il parait assez naturel de trouver là l’origine des « blues chantés ». Les nègres n’oublient pas facilement et quelques années plus tard, le noir esclave devenu libre apprenait à ses enfants, en grattant un vieux banjo, les chants de douleurs de ces ancêtres : Saint Louis Blues, Memphis Blues, New Orleans Blues, etc. ? Voici le répertoire national que tout nègre américain connaît et vénère comme nous nos vieille chansons françaises »36[18]. Pour Binder, la naissance est liée à l’esclavage et il souligne le caractère populaire de cette musique pour les afro-américains. Il faut aussi citer Robert Goffin, poète belge appartenant au mouvement surréaliste, auteur en 1932 du livre Aux frontières du jazz où il réaffirme la différence entre jazz Straight et jazz hot; Jacques Canetti, animateur d’une émission de radio sur le jazz durant l’hiver 1932-1933, Pierre Noury, André Ekyan, Pierre Gazere, Madeleine Gautier (qui très tôt se spécialise dans le blues), et surtout Hugues Panassié, critique de disques dès 1929 dans La Revue du jazz alors qu’il n’a que 18 ans, et qui s’affirme dans les années 30 comme le plus grand spécialiste du jazz.

5) La fondation des Hot Clubs de France.

Se procurer des disques en France est très difficile, que ce soit dans les magasins ou dans des réseaux parallèles, tels les marchés aux puces. Charles Delaunay se souvient : « ... les ventes (de disques de jazz) restèrent longtemps dérisoires, dépassant rarement les deux cent exemplaires »37[19]. Les amateurs

34[16] On peut se rendre compte du répertoire de cet orchestre sur le disque laser The Cannon

Jug Stompers, Herwin 208.

35[17] Emission mentionnée dans Jazz, Tango, Dancing n°27, décembre 1932, page 10.

36[18] Ray Binder, Historique du jazz, in Jazz, Tango, Dancing n°15, decembre 1931, page 6.

37[19] Charles Delaunay, op. cit., page 229.

Page 15: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

de jazz les plus fortunés peuvent essayer de chercher des 78 tours dans les pays étrangers limitrophes dont les labels possèdent des catalogues différents de ceux disponibles en France ( en Suisse et au Royaume Uni notamment). Certains commandent aussi directement aux grandes compagnies américaines. Malgré tout, le marché du disque reste pauvre en France : c’est un produit cher, de luxe, qui s’adresse par conséquent surtout à des personnes possédant des revenus financiers importants.

Ce constat, et la volonté de faire connaître le jazz a un large public, aboutit naturellement à la fondation des premières associations de jazz. Dans notre pays le Hot Club de France est fondé en 1932 par Jacques Bureau, Pierre Noury, Edwin Dirats, Jacques AuxEnfants et Hugues Panassié qui en devient le président. Le premier Hot Club est constitué à Paris, mais rapidement toutes les grandes villes de France possèdent elles aussi leurs Hot Clubs. Cette association, à qui le magasine Jazz, Tango, Dancing consacre une page chaque mois, a pour but de : « 1° grouper les amateurs de jazz ; 2° diffuser le genre, le faire apprécier, le défendre et lui conquérir la place qu’il mérite parmi les expressions d’art de notre temps »38[20]. Elle organise des réunions qui permettent aux amateurs de jazz de se retrouver : ils peuvent entendre des disques introuvables ailleurs, les acheter ou les échanger. Quelques mois plus tard le critique Charles Delaunay rejoint le Hot Club. Il y prend rapidement une grande importance, s’occupant dans un premier temps de toutes les activités administratives de l’association. En 1934 il crée un « un service de recherche et d’échange de disques »39[21]. Ce service a pour but, dans le cadre du Hot Club, de transmettre des listes de 78 tours entres amateurs. « Les premiers résultats avaient dépassés toutes mes espérances »40[22] se souvient Delaunay. Le succès est suffisamment important pour que ce service se poursuive jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Parallèlement, le Hot Club de France décide d’organiser des concerts. Le pianiste de jazz Freddie Johnson est le premier artiste noir américain à se produire grâce à l’association en mai 1933. Devant son succès les dirigeants du Hot Club de France décident de donner une représentation supplémentaire : au programme toujours Freddie Johnson accompagné par douze musiciens, ainsi que par la chanteuse de blues Alberta Hunter. Ce concert, qui a lieu a guichet fermé, se tient le 30 juin 1933 à la salle Pleyel à Paris. « Il s’ensuivit que ce concert connut un immense succès, auquel contribua également l’excellente chanteuse noire Alberta Hunter. Ce fut, de l’avis de tous, la meilleure prestation de jazz entendue en France à ce jour »41[23] se souvient Charles Delaunay. Grâce a un compte-rendu de concert rendu dans Jazz, Tango, Dancing nous

38[20] Fondation d’un Hot Club, in Jazz, Tango, Dancing n°26, novembre 1932, page 9.

39[21] Charles Delaunay, op. cit., page 67.

40[22] Charles Delaunay, op. cit., page 67.

41[23] Charles Delaunay, op. cit., page 65.

Page 16: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

savons qu’elle chante Stormy Weather et Some of These Days42[24]. Par contre, le chroniqueur ne mentionne aucun blues. Nous pouvons cependant raisonnablement penser qu’Alberta Hunter en chante, d’après le compte rendu d’un autre concert qu’elle fait trois ans plus tard, toujours à l’initiative du Hot Club de France, cette fois-ci à la salle de l’Ecole normale de musique à Paris : « Elle interpréta notamment quelques blues typiques, un des derniers succès américains : I’m Putting All My Eggs In One Basket et à la demande des amateurs I Can’t Give You Anithing But Love où elle fut particulièrement merveilleuse »43[25].

6) La naissance du magasine Jazz Hot.

En créant les Hot Clubs les dirigeants veulent regrouper les amateurs de Jazz français, mais aussi avoir des contacts avec ceux de l’étranger. Il y a la volonté de créer un réseau international entre amateurs de jazz. Très rapidement de nombreux Hot Clubs s’établissent dans d’autres pays, en Espagne, en Belgique, au Danemark, au Royaume Unis, en Pologne, et aux Etats-Unis. A partir de 1933 les représentants de ces Hot Clubs écrivent régulièrement dans le magasine Jazz, Tango, Dancing. Ainsi l’Anglais Stanley F. Dance, le Roumain Michel G. Andrico, ou encore le Hollandais Joost Von Praag qui, dans un intéressant article intitulé Hypothèse sur la musique de jazz44[26], donne une définition très technique du blues. Il cite sa source principale, un livre américain de W.C. Handy, un des premiers musiciens à avoir retranscrit des blues sur le papier.

Entre amateurs français et américains le contact se fait certainement grâce à la venue de l’orchestre de Duke Ellington, qui se produit le 27 juillet 1933 à la salle Pleyel à Paris. Avec Duke Ellington débarque en France le producteur et critique américain John Hammond. Il rencontre Hugues Panassié avec qui il se lie d’amitié et devient « président mondial des Hot Clubs » à partir de 1935. Il écrit ses premiers articles en France dès 1933, toujours dans le magasine Jazz, Tango, Dancing45[27]. Par la suite, il fait de nombreux allers et retours entre les Etats-Unis et la France, entretien une correspondance étroite avec Hugues Panassié, et le met en contact avec d’autres critiques américains (Preston Jackson, George F. Frazier...). Le fait qu’il joue lui même un rôle prépondérant

42[24] Jazz, Tango, Dancing n°34, juillet 1933, page 46.

43[25] Compte rendu du concert du 3 juillet du Hot Club de France à la salle de l’Ecole

Normale de Musique, in Jazz Hot n°10, Juillet 1936, page 16.

44[26] Joost Von Spraag, Hypothese sur l’origine de la musique jazz, in Jazz, Tango, Dancing

n°37, octobre 1933, page 5

45[27] Le premier article de John Hammond, à la fois en français et en anglais, parait dans Jazz,

Tango, Dancing n°34, juillet 1933, à la suite justement à la venue de Duke Ellington.

Page 17: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

dans l’émergence du jazz dans son pays, étant producteur pour le label Columbia des 1933, lui permet de rendre compte avec précision de toutes les tendances du moment de cette musique.

Le 23 avril 1934, c’est au tour de Cab Calloway de se produire à Paris à la salle Pleyel. Cependant la rencontre qui marque le plus les amateurs de jazz est celle faite avec Louis Armstrong durant l’été de cette même année. A ce moment déjà Armstrong a pleinement conscience de sa qualité de représentant de la musique afro-américaine à l’étranger. Il accueille donc très favorablement les critiques français. A son contact Hugues Panassié complète ses travaux sur le jazz et publie en 1934 Le Jazz Hot46[28], alors qu’il est seulement âgé de 22 ans. Louis Armstrong en écrit la préface. Cet ouvrage est une synthèse de tous les travaux ayant été fait en France et à l’étranger. Il est complété par l’écoute de nombreux enregistrements. En ce qui concerne le blues, il définit de nouveau dans ce livre la structure du blues et son importance en tant que source du jazz. Avec de multiples rééditions, Le Jazz Hot devient la « bible » des amateurs de jazz jusque vers la fin des années 40 et établit Hugues Panassié comme un des plus grands spécialistes mondial du jazz.

Charles Delaunay rencontre aussi Louis Armstrong durant cet été 1934. Son but est d’établir une discographie complète de tous les disques de jazz parus, ainsi que les listes de musiciens ayant participé aux séances d’enregistrements. En interrogeant Armstrong, Charles Delaunay en vient donc naturellement à évoquer certains artistes de blues : « Je lui rendis également visite un jour avec une mallette de disques pour m’assurer que c’était bien lui qui jouait dans certains morceaux de Clarence Williams, ou avec des chanteuses de blues plus ou moins connues »47[29]. Dans sa première discographie qui parait en 193748[30], outre le pianiste et chanteur de blues Clarence Williams déjà cité, on trouve nombres de classic blues singers, telles Bessie Smith, Ma Rainey, Bertha « Chipie » Hill, Clara Smith...

Avec la formation de ce réseau international, le nombre d’informations devenant de plus en plus nombreuses, les quelques pages que consacre Jazz, Tango, Dancing aux activités des Hot Clubs deviennent trop étroites. Ajoutons que, comme l’indique son titre, le magazine déborde largement le domaine du jazz hot et traite aussi de toutes les autres musiques de danses (tango, variété, musette...). Il devient de plus en plus nécessaire pour Hugues Panassié et ses amis de créer un journal consacré au vrai jazz. C’est ainsi que parait Jazz Hot, premier magazine de jazz dans le monde, en mars 1935. Deux cent exemplaires du numéro 1 sont vendus. Le journal entend répondre à cette volonté d’internationalisation du jazz : il est écrit à la fois en français et en anglais et

46[28] Hugues Panassié, Le Jazz Hot, Paris, Ed. Corrêa, 1934.

47[29] Charles Delaunay, ibid, page 84.

48[30] Charles Delaunay, Hot discography, Paris, Ed. Corrêa, 1937.

Page 18: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

bénéficie du concours des critiques du monde entier : les français Hugues Panassié, Charles Delaunay, Pierre Gazères et George Hilaire, participent à ce numéro, ainsi que les Hollandais Hans Niesen et Joost Von Praag, l’Anglais Stanley F. Dance, le Roumain Michel G. Andrico, les Américains John Hammond, George F. Frazier, Van Haas, Albert L. Wynn, Preston Jackson, « Muggy » Spanier et Louis Armstrong, resté en correspondance avec Panassié. Jusqu’en 1949 c’est le seul journal français consacré au jazz. Il a une renommé mondiale et entend traiter de tous les jazz. Ainsi, toutes les recherches sur le blues paraissant en France le sont par l’intermédiaire de ce journal jusqu’apres la seconde guerre mondiale.

Page 19: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE III

LE BLUES DANS LES ANNEES 30 :

BESSIE SMITH, LA PERIODE SWING,

LES RACE RECORDS

(1933-1939)

1) Bessie Smith, l’impératrice du blues. Durant les années 30, nous l’avons vu, de nombreux blues sont enregistrés par des musiciens de jazz. Pourtant, aux yeux des amateurs français, le blues se résume à un nom : Bessie Smith. Avant la guerre elle est considérée comme l’égale de Louis Armstrong par les critiques du monde entier. Bessie Smith, comme beaucoup de chanteuses de sa génération, est issue des minstrel shows et autres tent shows, ces spectacles ambulants sous chapiteaux qui parcourent au début du siècle le Sud des Etats-Unis. Plus que tout autre artiste, elle connaît un extraordinaire succès auprès du public noir entre 1923 à 1929 : le disque Down Hearted Blues / Gulf Coast Blues se vend à plus de 800 000 exemplaires en 192349[1]. Elle est une des première chanteuses à ne chanter pratiquement que des blues lors de ses spectacles. Pourtant, sa popularité ne survit pas à la crise de 1929. A partir de 1930 ses disques ne se vendent plus auprès des afro-américains. Elle réussi alors à se tourner vers le public blanc amateur de jazz et entame un début de seconde carrière grâce aux efforts de John Hammond qui l’enregistre en 1933 pour la marque Columbia. Sa vie se termine tragiquement en 1937 : elle meurt dans un accident de voiture. Malgré le nombre de disques considérable enregistré dans les années 20 pour le public noir, les amateurs de jazz français ne découvrent la chanteuse qu’avec cette seconde carrière. Parmi ses plus fervents admirateurs, il y a Hugues Panassié. Il organise pour la première fois, sous l’égide du Hot Club de France, la diffusion du court métrage Saint Louis Blues au cinéma Falguière à Paris, en mars 1933. Ce court métrage est accompagné de deux autres documents faisant apparaître Duke Ellington et Louis Armstrong, ce dernier étant caricaturé dans un dessin animé. La séance cinématographique connaît un franc succès : « Ce fut une ruée homérique d’abord pour payer 20 francs, en suppliant la

49[1] Richard K. Spottswood, Women and the Blues, in Lawrence Cohn (dir.), Nothing But The

Blues,Paris, ed. Abbeville, 1994, page 91.

Page 20: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

caissière des places qui en valaient 10, puis pour passer de l’autre cote de l’agent qui tenait lieu de service d’ordre et qui bouclait la porte d’entrée » écrit Guy Mercier. Puis plus loin, il écrit sur la chanteuse : « Bessie Smith possède une voix poignante, enfermée dans un corps volumineux qui rend presque comique ses peines de coeur »50[2]. Il s’agit en fait de la première mention du nom de Bessie Smith que nous ayons trouvé en France. Avant même la diffusion de ses disques dans notre pays, il semble que la chanteuse ait d’abord été connue grâce à ce court métrage, du moins auprès des amateurs parisiens. Les premiers enregistrements disponibles de Bessie Smith sont distribués en Angleterre et paraissent plus d’un an après la diffusion du court métrage, en mai 1934, sur Parlophone. Hugues Panassié en parle en ces termes : « Bessie Smith est la meilleure de toutes les chanteuses noires de blues, la plus grande « blues singer » du monde »51[3]. Signalons que ses enregistrements sont ceux produits par John Hammond en direction du public blanc. Aucun disque de la chanteuse issu des race records n’est disponible sur les catalogues des marques européennes. Mais cela ne signifie pas que ces enregistrements ne sont pas connus. Grâce à John Hammond, fréquemment en France dans les années 30, Hugues Panassié arrive à se faire amener des disques de la chanteuse. Ainsi écrit-il en 1935 : « Il (John Hammond), avait apporté avec lui de vieux disques (1924-25) de Bessie Smith plus inouïs les uns que les autres »52[4]. Tout comme les enregistrements édités par Parlophone, ces disques sont un choc pour Panassié. Il décide aussitôt de les faire connaître au plus grand nombre d’amateurs possibles. Ainsi fait-il écouter les 78 tours qu’il possède dans tous les Hot Clubs de France où il fait des conférences. En 1936 l’accueil est enthousiaste à Bordeaux : « Le 23 janvier Hugues Panassié fit une très agréable causerie sur la musique de jazz, sur l’évolution de celle-ci, sur les grands artistes qui l’ont illustrée. Il présenta de merveilleux disques rares de Bessie Smith, Louis Armstrong, Frank Teschmacher et autres, et une pétition fut organisée pour la réédition en France de quelques-unes des inoubliables exécutions de « l’empress of the blues » »53[5]. Cette pétition a-t-elle eu un impact sur les grandes maisons de disques ? Ce qui est sur, c’est qu’à partir de la fin de l’année 1936 les marques Parlophone et Columbia se mettent enfin à éditer quelques disques de Bessie Smith sur le territoire français54[6].

50[2] Compte rendu de la diffusion de Saint Louis Blues par Guy Mercier, dans Jazz, Tango,

Dancing n°30, mars 1933, page 8.

51[3] Chronique du disque de Bessie Smith, I’m Down in the Dumps / Do Your Duty,

Parlophone R 1793, par Hugues Panassié, in Jazz, Tango, Dancing n°44, mai 1934, page 18.

52[4] Hugues Panassié, Visite de John Hammond en France, in Jazz Hot n°5, septembre 1935,

page 7.

53[5] L’actualité des Hot Clubs de France, in Jazz Hot n°8, mai 1936, page 22.

54[6] Notamment un Bessie Smith Parlophone R 2176 des novembre 1936, puis Take me for a

Buggy Ride / Gimm’ a Pig Foot (Vocalion R 2146), Baby Doll / Nobody Knows You When

You’re Down and Out, (Columbia DF 2264)...

Page 21: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Bessie Smith, figure majeure du jazz, devient une légende lorsqu’elle meurt en 1937. Le fait que, chanteuse de blues, elle soit morte dans des conditions particulièrement dramatiques, fait grandir sa réputation. Le musicien américain Milton « Mess » Mezzrow, présent en France dès le milieu des années 20, grand ami de Panassié, et qui a connu Bessie Smith, rapporte l’histoire fausse selon laquelle la chanteuse serait morte parce qu’un hôpital aurait refuser de la soigner en raison de sa couleur de peau. Cette histoire fait encore grandir la légende de Bessie Smith. Grâce aux enregistrements récemment parus, Madeleine Gautier consacre à Bessie Smith un article important à la fin de l’année 1937. Cet article est, à notre connaissance, le premier exclusivement consacré à un artiste de blues en France55[7]. Il est accompagné d’une traduction d’une chanson de la chanteuse (I’m Down in the Dumps), visant à montrer le caractère poétique des paroles du blues. A partir de ce moment, Madeleine Gautier ne cesse de faire paraître les traductions d’une dizaine de blues de Bessie Smith. Elle s’est sans doute inspirée d’un article du critique américain Cambell Holmes, paru peu de temps avant, et intitulé Le Coté surréaliste du jazz. Dans cet article, l’auteur traduit pour la première fois une chanson de Bessie Smith, Back Water Blues. Il écrit à propos de ce blues : « « Back Water Blues » de Bessie Smith est d’une facture plus conventionnelle, mais les paroles de cette mélodie sont empreintes d’un ton tragique très typique. Elles entraînent l’auditeur à travers une série de petits tableaux auxquels il est obligé d’apporter sa participation. En un certain sens, ces petites scènes en elle-même forment un tout complet »56[8]. Par la beauté de ses enregistrements, par sa vie tumultueuse et sa fin tragique, elle devient, pour les amateurs de jazz, LA personnification même du blues : « Bessie Smith était non seulement la plus grande chanteuse de blues qui ait vécu, mais aussi une des plus grandes et des plus importantes figures de l’histoire du jazz, aux cotés de Louis Armstrong, Bix, Duke Ellington et Teschmaker » peut-on lire dans Jazz Hot à l’annonce de sa mort57[9]. Son importance est telle qu’après sa mort la majorité des amateurs de jazz en viennent à conclure qu’elle était la dernière chanteuse de blues. C’est bien entendu faux, ce que nous allons montrer maintenant. 2) La période swing : le boogie woogie et les grand orchestres (1936-1939). A partir de 1936 nait aux Etats-Unis la période swing. Il s’agit d’un nouveau courant musical du jazz qui se manifeste de deux manières : c’est d’abord la découverte par les amateurs de jazz américains des pianistes de boogie woogie. C’est dans le même temps la naissance des grands orchestres, dont beaucoup sont issus du la région du Middle West, en particulier de la ville de Kansas City (les formations de Count Basie, de Jay McShann...).

55[7] Madelaine Gautier, Bessie Smith, in Jazz Hot n°22, decembre 1937, page 3.

56[8] Cambell Holmes, Le coté surréaliste du jazz, in Jazz Hot n°16, mars-avril 1937, page 6.

57[9] Annonce de la mort de Bessie Smith, in Jazz Hot n°20,octobre 1937, page 3.

Page 22: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

a) Le boogie woogie. Le boogie woogie est un style particulier de blues au piano, né sans doute dans les tripots du sud des Etats-Unis au début du siècle. Gérard Herzhaft en donne la définition suivante : « Il s’agit en résumé d’un jeu unique de piano obtenu par le martèlement continu de la main gauche qui frappe huit basses par mesure et donne une impression soutenue de marche en cadence (...). Pendant ce temps-là, la main droite improvise des variations à l’infini dans le rythme ou à contre-chant »58[10]. A partir du milieu des années 30 de nombreux pianistes de boogie woogie ont la possibilité de se produire et d’enregistrer des disques, notamment à New York grâce, en particulier, aux efforts de John Hammond. C’est ainsi que se font connaître des amateurs de jazz par leurs disques Albert Ammons, Jimmy Yancey, Meade Lux Lewis, Pete Johnson... Certains enregistrements de ces pianistes sont disponibles dès 1936 en Angleterre et déjà chroniqués dans différents numéros de Jazz Hot59[11]. Ces 78 tours reçoivent une critique enthousiaste de la part d’Hugues Panassié et de Madeleine Gautier. Ainsi peut-on lire à propos d’un enregistrement de Meade Lux Lewis : « I’m In The Mood For Love est un disque vraiment remarquable. Je n’aurai jamais cru qu’on puisse enregistrer un solo de céleste aussi splendide. je ne me lasse pas d’admirer la richesse d’invention de la droite de Meade Lux Lewis »60[12]. Il faut cependant attendre 1938 pour que paraisse pour la première fois en France une étude complète sur ce style pianistique. Cette étude est due au critique américain William Russel. Elle s’étend sur deux numéros de Jazz Hot61[13]. William Russel parle de l’origine de cette musique, de l’endroit où elle est née. Il fait ensuite une présentation de tous les pianistes qui lui sont connus. Ainsi, outre Leade Lux Lewis, Albert Ammons, Pinetop Smith ou Jimmy Yancey, on trouve les noms de Cow Cow Davenport, Romeo Nelson, Henry Brown, Will Ezell, Charlie Spand (en compagnie du guitariste Blind Blake), Speckled Red, Cripple Clarence Lofton, Montana Taylor, Wesley Wallace, Jabo Williams, Cleo Brown, Blind Leroy Garnett et Henry Brown. La richesse des informations obtenues de la part de Russel est due au fait qu’il vit aux Etats-Unis. Plus surprenant, la majorité des artistes qu’il cite enregistrent pour les race records, ce qui montre une bonne connaissance de ce marché qui, en France, est inconnu des amateurs de jazz. Plus généralement, dans les années 30 les disques de boogie woogie sont inaccessibles en France. Il faut obligatoirement passer par les catalogues anglais ou commander directement aux Etats-Unis.

58[10] Gerard Herzhaft, Encyclopédie du blues, Paris, ed. Seghers, 1990, page 33.

59[11] Parmi ces disques anglais citons Albert Ammons, Boogie Woogie stomp / Nagasaki,

Brunswick 02187 A, Jimmy Yancey, Yancey Special / Celeste Blues, Brunswick 02243,

Meade Lux Lewis, Honky Tonk Blues, Parlophone R 2187...

60[12] Chronique d’Hugues Panassié du disque de Meade Lux Lewis, Mr Freddie Blues / I’m In

The Mood For Love, parue dans Jazz Hot n°11, septembre-octobre 1936, page 21.

61[13] William Russel, Le boogie Woogie, in Jazz Hot n°25, juin-juillet 1938, page 10, et Jazz

Hot n°26, aout-septembre 1938, pages 8 à 10.

Page 23: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

b) Les grands orchestres. Au milieu des années 30 on assiste aussi à l’émergence de grands orchestres, comprenant parfois plus d’une vingtaine de musiciens. Plus qu’un courant musical, il s’agit plutôt d’une mode qui dure aux Etats-Unis jusqu’à la fin des années 40. La encore, John Hammond joue un rôle primordial pour faire connaître ces grands orchestres. Dès le début des années 30 il impose au musicien blanc Bennie Goodman, considéré alors comme le roi du swing, la présence du guitariste noir Charlie Christian. Surtout, il fait venir à New York l’orchestre de Count Basie. A New York, au coté des formations de Duke Ellington, Cab Calloway ou Chick Webb, se produisent aussi les orchestres de Basie, de Lionel Hampton, de Jay McShann... Ces orchestres jouent essentiellement pour une bourgeoisie noire urbaine et aisée. Leurs répertoires sont composés de nombreux morceaux destinés à la danse, parmi lesquels plusieurs boogie woogies. Ils ont aussi des morceaux beaucoup plus lents pour les fins de soirée, majoritairement des blues, interprétés par des chanteurs dont la principale qualité doit être une forte puissance vocale de façon à pouvoir se faire entendre du reste de l’orchestre. Ces « crieurs de blues » ( blues shouters) font en général de brillantes carrières au sein de ces grandes formations. Citons les plus connus : Jimmy Rushing avec Count Basie, Walter Brown avec Jay McShann, Sonny Parker avec Lionel Hampton, Big Joe Turner... En France, on commence à parler de ces orchestres vers 1938. Count Basie est le chef d’orchestre le plus populaire : il est sans doute le seul à avoir certains de ces disques distribués en France avant la guerre. En 1939 la marque Brunswick propose plusieurs de ces 78 tours dans notre pays. Sur certains Count Basie a enregistrer quelques blues, généralement en compagnie de Jimmy Rushing : Sent For You Yesterday, How Long Blues, Good Morning Blues62[14]... La même année, sa photo est sur la couverture de Jazz Hot, et dans l’article qui lui est consacré, on mentionne naturellement les deux chanteurs de son orchestre, Jimmy Rushing et Helen Humes63[15]. D’autres part, Lorsque Hugues Panassié se rend à New York en 1939, il assiste à un concert de Basie dans le cadre du festival organisé par John Hammond qui se tient au Carnegie Hall et qui a pour nom From Spiritual To Swing. Il est enthousiasmé par la prestation de cet orchestre64[16].

62[14] Parmi les disques de Count Basie distribués en France, citons How Long Blues / Boogie

Woogie (Brunswick 505 224), Honeysukle Rose / Good Morning Blues (Brunswick 505 117),

The Blues I like To Hear / Blame It On My Last Affair (Brunswick 505 208), Sent For You

Yesterday / Swingin’ The Blues (Brunswick 505 166)...

63[15] In Jazz Hot n° 30, fevrier-mars 1939, page 3.

64[16] Hugues Panasié, compte rendu de son voyage à New York, in Jazz Hot n°31, avril-mai

1939, page 23.

Page 24: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

3) Les blues issus des race records : les grands absents. Dans les années 30 le jazz est devenu une musique très appréciée par le public blanc américain. Des musiciens comme Louis Armstrong ou Duke Ellington n’enregistrent pratiquement plus que pour ce nouveau public. En revanche, les grands orchestres de swing et certains pianistes de boogie woogie continuent être très populaires auprès des noirs. Cependant, ils deviennent aussi de plus en plus populaires auprès du public blanc amateur de jazz. En fait, au départ issus des race records, ces musiciens ont réussi à s’en écarter et à conquérir de nouvelles audiences. C’est grâce à eux que nombres de blues parviennent aux oreilles des amateurs de jazz. Dans le même temps, d’autres musiciens enregistrent des disques à destination du public afro-américain, disques qui sont complètement ignorés, tant le marché des race records reste hermétiquement fermé aux Etats-Unis. a) Les classic blues singers. Comme nous l’avons déjà écrit, les classics blues singers ont enregistré essentiellement dans les années 20. A part pour Bessie Smith, et encore, avec de grandes difficultés, les carrières de ces chanteuses ont été victimes de la crise de 1929. A partir des années 30 leurs disques sont passés de mode aux yeux des afro-américains et ne sont plus achetés par eux. Ils sont devenus très difficiles à se procurer même aux Etats-Unis : certains 78 tours de Clara Smith, Ada Brown, Sippie Wallace, Ma Rainey, Trixie Smith ou Victoria Spivey apparaissent dans les articles intitulés disques rares, du critique américain George Beall en 1938 et 193965[17]. Quelques disques de ces chanteuses ont pu arriver en France malgré tout. Il y a bien sûr les 78 tours de Bessie Smith. Certains amateurs ont conservé les enregistrements de Clara Smith édités en 1929 par la marque Columbia. En 1936 la marque Parlophone propose un disque de Victoria Spivey. Elle est accompagnée par Louis Armstrong66[18]. Ces enregistrements ne sont pas conservés en raison de la beauté intrinsèque de la musique : Pour les amateurs de jazz, ils ont essentiellement un intérêt historique. C’est sur ces enregistrements qu’on peut entendre pour la première fois de grands jazzmen, tels Sidney Bechet, Coleman Hawkins, Fletcher Henderson... Lorsque Charles Delaunay rencontre pour la première fois Louis Armstrong en 1934, c’est moins pour avoir des renseignements sur les chanteuses, que pour savoir sur lesquels de leurs disques il a joué67[19]. On peut dire que dans les années 30, les amateurs de jazz français connaissent au moins les noms des principales classic blues singers, car elles appartiennent à l’histoire du jazz.

65[17] George Beall, Disques rares, deux articles parus dans Jazz Hot n° 27, octobre-novembre

1938, page 9, et Jazz Hot n° 29, janvier 1939, page 11.

66[18] Victoria Spivey, Funny Feathers / How Do You Do It That Way, Parlophone R 2177.

67[19] Charles Delaunay, op. cit.

Page 25: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

b) les bluesmen ruraux et urbains. En même temps que les grands orchestres de swing un nombre considérable de musiciens enregistre à destination du public noir américain au sein des race records. Dès la fin des années 20 les compagnies de disques (Bluebird, Okeh, Vocalion, Victor...) organisent des expéditions dans le sud des Etats-Unis afin de trouver de nouveaux talents : Texas Alexander, Blind Lemon Jefferson, Charley Patton, Son House... Dans les villes du nord où se trouvent des studios d’enregistrements, de nombreux noirs venus des campagnes sont sollicités pour faire des disques. Ainsi des artistes aussi différents que Big Bill Broonzy, Kokomo Arnold, Barbecue Bob, Peetie Wheatstraw ou Blind Blake vendent-ils des milliers de disques à destination du public noir dans les années 30. Hors, tous ces race records sont complètements inconnus des amateurs de jazz à la fois français et américains. Le critique anglais Stanley F. Dance, qui dresse dans chaque numéro de Jazz Hot à partir d’avril 1936 la liste des principales nouveautés aux Etats-Unis des marques Bluebird, Vocalion et Columbia, ne signale en trois ans qu’une dizaine de ces race records. Pourtant, ces mêmes marques ont des catalogues à destination du public noir qui sont très importants. En 1937, Dance note dans les catalogues Vocalion trois disques du bluesman Robert Johnson, et trois autres de Casey Bill Weldon68[20]. A cette liste s’ajoute, toujours en 1937, deux autres disques, avec le commentaire suivant d’Hugues Panassié : « Pour terminer je signale aux amateurs de blues deux disques vocaux avec accompagnement de guitares, d’une qualité exceptionnelle. 32-22 Blues et Last Fair Deal Gone Down (Vocalion américain 03445) par Robert Johnson et Front Door Blues / Back Door Blues (Vocalion américain 03330) de Casey Bill »69[21]. Panassié a sans doute pu écouter ces disques grâce à John Hammond. En 1937, le critique américain décide de monter un spectacle annuel intitulé From Spirituals to Swing où il se propose de retracer l’histoire du jazz en faisant écouter au public américain les différents courants de la musique noire américaine. Au programme figurent des groupes de negro spirituals, des chanteurs de blues et des orchestres de swing. Bessie Smith devait participer à ce spectacle mais elle meurt peu de temps avant. Cependant, John Hammond, producteur pour Columbia, label qui détient la marque Vocalion, découvre Robert Johnson. Il est si impressionné par les enregistrements de ce bluesman qu’il part dans le sud des Etats-Unis pour le faire participer à son spectacle. Là, on lui apprend que

68[20] Robert Johnson, Dread Shrimp Blues / Believe I’ll Dust my Blues (Vocalion 03475), et

Casey Bill, The Big Coat / Big Caty Adam (Vocalion 03464), in Jazz Hot n°18, juin-juillet

1937.

Robert Johnson, Crossroad Blues / Ramblin’ On My Mind (Vocalion 03519), They’re Red Hot, Come On In My Kitchen / Sweet Home Chicago, Walking Blues (Vocalion 03563), et Casey Bill, I’ve Been Tricked / Sold My Soul To The Devil (Vocalion 03561), Round and Round / Give Me Another Shot (Vocalion 03601), No Good Woman / I’ll Get A Break Someday (Vocalion 03592), in Jazz Hot n°19, aout-septembre 1937.

69[21] Chronique de disques d’Hugues Panassié, in Jazz Hot n° 18, juin-juillet 1937, page 16.

Page 26: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Johnson est mort quelques mois plus tôt. John Hammond entretient une correspondance étroite avec Hugues Panassié. Il a probablement du lui parler de cet artiste et lui envoyer quelques uns de ses disques. En 1938 Hugues Panassié a l’occasion de voir plusieurs bluesmen qui ont enregistré des race records. A New York, où il est accueilli par John Hammond, il assiste au festival de jazz From Spirituals to Swing qui a lieu le 23 décembre 1938 au Carnegie Hall. Au programme figurent les Mitchel Christians Singers, une formation de negro-spirituals, Sidney Bechet, Tommy Ladnier, les pianistes de boogie woogie Albert Ammons, Pete Johnson et Meade Lux Lewis, l’orchestre de Count Basie et plusieurs musiciens de blues. A son retour en France il écrit : « Dans l’ensemble, le concert fut très réussi. Certains chanteurs n’avaient rien d’extraordinaire, mais Big Bill et Sister Tharpe (cette dernière s’accompagnant elle-même à la guitare) me plurent énormément ». Il ajoute encore un peu plus loin : « Il y avait aussi un hallucinant joueur d’harmonica aveugle, Sanford Terry, qui jouait des blues et autres morceaux en s’accompagnant simplement du battement de ses pieds et qui tirait de son instrument des sons qui faisaient peur »70[22]. Avant de revenir en France il achète plusieurs 78 tours chez un disquaire, le Comodore Shop Music. il achète en particulier un race record de Little Brother Montgommery : « un disque renversant d’un inconnu nommé Little Brother, paru sur Bluebird (B 10177) intitulé Farish Street Jive. C’est un style primitif des pianistes du Sud dans toute sa force et sa pureté »71[23]. En fait, les mentions de disques de blues issus des race records, parus en France dans les années 30 sont très rares. Le terme même de race records semble inconnu en France durant cette période. Les amateurs français de jazz ignorent complètement cette séparation existant aux Etats-Unis entre les disques pour blancs et les disques pour noirs. Comme le souligne Jacques Demètre : « Le problème est que le blues est resté cantonné dans les ghettos noirs. Les disques - il y en avait des milliers distribués par Decca, Paramount ou Columbia - ne dépassaient pas les frontières invisibles des quartiers noirs »72[24]. Mis a part quelques disques de Bessie Smith et de pianistes de boogie woogie, cette frontière reste jusqu’à la fin des années 40 ! CONCLUSION. A la veille de la seconde guerre mondiale le blues, expression musicale de la culture afro-américaine, est complètement inconnu du grand public français. Le mot lui-même n’évoque qu’une lointaine danse pratiquée dans les années 20. Le nombre d’amateurs de jazz est très restreint. Parmi eux certains ont une attirance particulière pour le blues. Hugues Panassié parle déjà en 1937 « d’amateurs de blues ». Madeleine Gautier, une des première traductrice de

70[22] Hugues Panassié, Compte rendu du voyage d’Hugues Panassié à New York, in Jazz Hot

n°31, avril-mai 1939, page 12.

71[23] Jazz Hot n° 32, juillet-aout 1939, page 14.

72[24] Interview de Jacques Demetre réalisée le 23 janvier 1997. Voir l’annexe.

Page 27: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Bessie Smith, se spécialise dans cette musique : Pratiquement tous les articles qu’elle écrit concernent soit l’impératrice du blues, soit les pianistes de boogie woogie, soit les « crieurs de blues » membres des grands orchestres. En fait, nous pensons qu’à ce moment le blues est considéré par beaucoup comme un des fondements du jazz. En revanche, il n’est pas reconnu comme un style propre qui s’en détache. Les amateurs de blues des années 30 se considèrent d’abord comme des amateurs de jazz qui ont une attirance particulière pour le blues.

Page 28: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE IV

LE JAZZ DURANT LA SECONDE

GUERRE MONDIALE

La seconde guerre mondiale marque une rupture dans l’histoire de la musique

afro-américaine en France. Après septembre 1939 les musiciens de jazz ne

viennent plus faire de tournées dans notre pays. Les importations de disques

cessent brusquement. Les 78 tours de jazz se font de plus en plus rares. Installé à

Paris Charles Delaunay se souvient qu’en l’absence de nouveaux enregistrements

chez les disquaires, il fait des recherches du coté du marché aux puces de

Clignancourt. Il trouve quelques disques dans les centres de ramassage de l’Abbé

Pierre. Enfin, nombres d’amateurs sont obligés de vendre leurs collections et

proposent des ventes aux enchères par correspondance73[1]

. Durant la guerre les

Hot Clubs sont dissous et des 1939 Hugues Panassié quitte Paris pour s’installer à

Mautauban.

Avec l’occupation le jazz ne disparaît pas. Jacques Demetre se souvient que

pendant cette période Hugues Panassié anime une émission sur Radio Vichy74[2]

.

A Paris Charles Delaunay fait tout pour organiser des concerts. Assimilé à la

variété, le jazz est toléré par les autorités allemandes. Certains occupants sont

même des amateurs de cette musique.

Cependant, le plus surprenant est l’engouement du public français pour le jazz

durant l’occupation, à la grande surprise des premiers amateurs. Ainsi Charles

Delaunay écrit-il : « J’eus rapidement confirmation de la vogue soudaine pour les

spectacles et du goût pour le jazz qui s’étaient emparés des Français (...). En

roulant vers Paris j’avais beau réfléchir, je ne parvenais pas à m’expliquer un

revirement d’attitude aussi soudain de la part d’un public hier encore indiffèrent

sinon hostile au jazz. Un peu plus loin il explique ce qui attire le public pour cette

musique : « Tout se passait comme si le jazz était désormais devenu le symbole

d’un autre mode de vie (...). Il a le goût du fruit défendu qui se lisait aussi dans

les excentricités de toutes sortes »75[3]

. Le jazz devient donc une réaction contre

l’occupation et donne naissance en grande partie à la mode des zazous dès 1942,

mouvement protestataire par excellence dont un des principaux chefs de file est le

chanteur Charles Trenet.

En 1945, le jazz, devenu musique de la libération avec l’arrivée des troupes

américaines, suscite un engouement populaire. Il donne naissance à la mode

swing et influence beaucoup de musiciens français. Les Français découvrent le

jazz au contact des grands orchestres blancs de Glenn Miller, d’Artie Shaw, de

73[1] Charles Delaunay, op. cit, page 247.

74[2] Interview de Jacques Demetre réalisée en janvier 1997.

75[3] Charles Delaunay, op. cit, page 150.

Page 29: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Bennie Goodman ou de Woodie Herman. Lionel Hampton et Count Basie

deviennent aussi très populaires. Cela donne naissance au phénomène de la rive

gauche, lui-même annonciateur du jazz de Saint-Germain-des-Prés.

Page 30: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE V

LE BLUES A LA LIBERATION

1) Le retour des troupes américaines en France. Le succès du jazz à la libération doit beaucoup à l’arrivée des troupes américaines. Les premiers contacts entre le blues et le public français, via le jazz, ont pu se faire de plusieurs façons. Dans l’armée américaine il y a beaucoup de Noirs américains. Environ 905 000 soldats servent l’Oncle Sam, dirigés par 8000 officiers. Parmi eux beaucoup jouent d’un instrument de musique. Ainsi un jeune homme du nom de Walter Williams est-il un des premiers Américains à débarquer en Normandie en 1944. Il se fait connaître beaucoup plus tard comme guitariste en prenant le surnom de Lefty Dizz, enregistrant plusieurs disques à partir des années 6076[1]. Certains de ces musiciens ont pu jouer des blues devant quelques Français chanceux. C’est le cas du chef d’orchestre Michel Legrand. Il raconte dans un film auto biographique comment un jour, alors qu’il n’est encore qu’un adolescent, il voit arriver dans sa maison des soldats américains. Parmi eux un noir se met devant le piano familial et interprète un blues. Pour distraire les soldats le gouvernement américain a prévu la distribution et la diffusion de nombreux enregistrements. Ces 78 tours sont appelés V discs ( V pour victory) et sont distribués de 1943 à 1949. Durant cette période, environ 8 millions de ces disques sont édités. Le nombre de 78 tours d’un même titre ne dépasse jamais les 500 exemplaires. Les responsables de l’édition font surtout enregistrer les grandes vedettes américaines de variétés. Ainsi, les crooners Bing Crosby et Frank Sinatra bénéficient-ils du plus grand nombre d’enregistrements sur V discs. La part que prend le jazz dans ces disques de la victoire est donc très restreinte. Il existe trois catégories de V discs de jazz : les enregistrements publics, ceux faits spécialement pour l’effort de guerre, et ceux dénommés classiques du jazz, pris aux grandes marques américaines (Columbia, Bluebird...). Plusieurs jazzmen ont des blues qui figurent sur les V discs. Louis Armstrong enregistre Basin’ Street Blues et Dippermouth Blues77[2]. Sidney Bechet participe à l’effort de guerre en jouant un V disc Blues78[3]. Les grandes formations enregistrent aussi : Count Basie grave Basie Boogie79[4]. Il

76[1] Jacques Perin et Marc Radenac, Lefty Dizz, in Soul Bag n°133, hiver 1994, page 21.

77[2] Louis Armstrong, Basin’Street Blues (V disc 234-B), Dippermouth Blues (V disc 16).

78[3] Sidney Bechet, V disc Blues (V disc 214-A).

79[4] Count Basie, Basie Boogie (V disc 853-B).

Page 31: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

accompagne le chanteur de blues Jimmy Rushing dans une demi douzaine de chansons, parmi lesquelles Jimmy’s Blues, Sent For You Yesterday et B-Flat Blues80[5]. Lionel Hampton enregistre plusieurs boogies81[6]. Il faut aussi citer Cab Calloway, Cootie Williams, Don Redman et surtout Louis Jordan. Plusieurs pianistes de boogie woogie sont présents : Pete Johnson, Meade Lux Lewis et Albert Ammons82[7]. Plus surprenante est la présence de race records de Big Bill Broonzy, de Lil Green, du Doctor Clayton et de Josh White83[8]. Leur présence prouvent qu’une partie des V discs allait effectivement à destination des soldats noirs. Cependant, certains d’entres eux sont parvenus entre les mains de collectionneurs de jazz. Ils sont d’autant plus précieux qu’ils sont les seules nouveautés en provenance des Etats-Unis depuis qu’a éclaté la guerre. Jacques Demètre se souvient d’avoir eu entre les mains un V disc de Big Bill Broonzy. Si ces disques sont peu nombreux, ils permettent pourtant à quelques Français d’entendre des blues par d’authentiques représentants de ce style musical. L’armée américaine dispose d’un important système de communication : l’A.F.N. (American Force Networks). C’est un ensemble de stations émetrices à destination des soldats du front et de l’arrière. A partir de 1944 ses émissions sont diffusées en France. Elles sont beaucoup plus accessibles aux Français que les V discs : il suffit d’avoir un poste de radio. Souvent, elles sont préenregistrées sur des disques de 40 cm et diffusées telles quelles. Les programmes de l’A.F.N. passent sur les ondes en France jusqu’en 1954. Tout comme pour les V discs la part d’émissions consacrées au jazz est très modeste. Nous en avons relevé deux en particulier : Jazz Band et Jam Session84[9]. Parmi les animateurs il y a l’Américain Sim Copans, grand amateur du folklore afro-américain. Son émission Negro Spirituals, diffusée à la fois sur l’A.F.N. et sur la chaîne parisienne, popularise la musique religieuse afro-américaine en France. A partir des années 50 elle change de nom et devient Fleuve profond. Sim Copans a aussi fait des émissions consacrées au jazz. Bien que nous n’ayons pu les

80[5] Jimmy Rushing, Jimmy’s Blues (V disc 460-B), Sent For You Yesterday (V disc 534-B),

B-Flat Blues (V disc 744-A).

81[6] Lionel Hampton, I Wonder Boogie (V disc 229 B), Vibe Boogie (V disc 404-A),

Screamin’ Boogie (V disc 428-A).

82[7] Pete Johnson and Albert Ammons, Foot Pedal Boogie (V-Disc 81-A).

Meade Lux Lewis, Doll House Boogie (V disc 165-A).

83[8] Big Bill Broonzy, Night Watchman Blues / What’s Wrong With Me (V disc 260), I Feel so

Good / Tell Me Baby (V disc 496)

Lil Green, What I Have Done (V disc 191-A).

Doctor Clayton, Whatch Out Mama (V disc 191-B), On The Killing Floor / My On Blues (V disc 82).

Josh White, Blues in Berlin (V disc 704-A).

84[9] Jazz Hot n°41, fevrier 1950, page 18.

Page 32: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

écouter, nous pouvons raisonnablement penser que certaines ont été consacré au blues. En 1954 un certain Gunther Boas propose plusieurs émissions sur le blues avec l’écoute d’enregistrements de Leadbelly, Muddy Waters, Gabriel Brown, Blind Boy Fuller, Ma Rainey, Bessie Smith, Clara Smith, Texas Alexander, Jazz Gillum, Big Maceo, Joe Turner, Jimmy Witherspoon... 85[10]. 2) Les nouvelles émissions radio sur le jazz et les nouvelles publications. A la libération les Français découvrent le jazz. Dans un sondage réalisé par France Soir 10% des Français déclarent aimer cette musique86[11]. Un autre sondage, paru dans le bulletin du Hot Club de France, fait apparaître que 77% de ses lecteurs ont découverts le jazz entre 1947 et 195287[12]. Cela s’explique d’abord par une importante augmentation du nombre d’émissions de radio consacré au jazz. Dès 1945 le critique André Hodeir présente sur la chaîne parisienne L’Emission des collectionneurs de disques des enregistrements de Bessie Smith. De son coté, outre ses programmes à l’A.F.N., Sim Copans dirige aussi d’autres programmes, régulièrs ou occasionnels : Panorama du jazz américain sur Paris Inter, puis dans les années 50, La Petite histoire du jazz ou Le Folklore américain. Au travers de ces émissions il rend compte de l’actualité du jazz aux Etats-Unis et passe un grand nombre de disques de blues. Hugues Panassié dispose aussi d’une émission hebdomadaire régulière d’une demi heure sur la chaîne parisienne. Elle s’appelle d’abord Jazz 47, puis Jazz 48, Jazz 49, Jazz 50, et enfin Jazz Panorama. Chaque mois une émission au moins est consacrée à un ou plusieurs chanteurs de blues. En 1948 le critique Frank Ténot anime Grand récital de Bessie Smith sur Paris Inter. Enfin, il faut aussi mentionner la diffusion dès 1949 du programme hebdomadaire de Bernard Niquet dans le nord de la France Les Rois du jazz88[13]. Parallèlement, le nombre de publication sur le jazz augmente considérablement. Le Suisse Cléon Cosmetto publie en 1945 La Vraie musique de jazz89[14]. La même année sort le livre d’André Hodeir Le Jazz, cet inconnu90[15], ainsi qu’une Introduction à la musique de jazz91[16] par un certain Jean Dupont. Suivent d’autres ouvrages de Jean David, Michel Dorigne, Robert Goffin... Dès 1945 les Hot Clubs renaissent, en France et à l’étranger, reprenant leurs activités laissées avant la guerre. Jazz Hot, le magazine de communication

85[10] in Bulletin du Hot Club de France n° 38, mai 1954, page 71.

86[11] Referendum France Soir, cité dans Jazz Hot n°7, mai-juin 1946, page 9.

87[12] Bulletin du Hot Club de France n°37, avril 1954, page 4 à 6.

88[13] Sources : fiches de l’INA.

89[14] Cléon Cosmetto, La Vraie musique de jazz, Lausanne, ed. Les Echos du jazz, 1945.

90[15] André Hodeir, Le jazz, cet inconnu, Paris, Ed Harmoniques, 1945.

91[16] Jean Dupont, Introduction à la musique de jazz, Avignon, 1945.

Page 33: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

des Hot Clubs reparaît avec une nouvelle pagination et une nouvelle présentation. De nouvelles signatures apparaissent ou s’affirment : André Hodeir, Lucien Malson, André Clergeat, puis Boris Vian, Frank Ténot, François Postif, Kurt Mohr... Comme avant la guerre, Jazz Hot se veut ouvert sur le reste du monde. Si la revue n’est plus bilingue, elle signale les nouveaux magasines étrangers, comme Hot revue et Hot Club magasine en Belgique, ou encore Down Beat en Amérique. Le magasine s’enrichit aussi de nouveaux critiques étrangers, comme le Suisse Hans Philippi, l’Espagnol Alfredo Pepo et le Tchécoslovaque P. L. Douzka. 3) Les nouvelles recherches sur le blues. A la libération, très peu de nouveaux enregistrements américains de jazz arrivent en France, mis à part les V discs. Les amateurs doivent écouter les mêmes disques qu’avant la guerre. A cause de cela, la vision du blues reste la même. La vénération que portent les amateurs à Bessie Smith atteint son paroxysme. Avant même la renaissance de Jazz Hot, Charles Delaunay écrit un article dithyrambique sur la chanteuse dans un bulletin destiné aux Hot Clubs français. Il dit en particulier : « Mais tandis que Ma Rainey est déjà la grande chanteuse « blues », Bessie Smith tout en continuant et en magnificient le blues, incarne déjà toute la musique de jazz »92[17]. A travers cet article, il est intéressant de remarquer que Charles Delaunay considère Bessie Smith bien plus que comme une chanteuse de blues. Selon lui, elle a réussi à transcender ce style musical pour devenir la plus grande chanteuse de jazz. Cet avis est partagé par la majorité des lecteurs de Jazz Hot. Dans les différents sondages réalisés par la revue, dans la catégorie meilleure chanteuse, Bessie Smith est toujours en première position jusqu’en 1947, devant Ella Fitzgerald et Billie Holiday93[18]. Parallèlement, Madeleine Gautier reprend ses traductions de blues laissées avant la guerre. Aux morceaux de Bessie Smith elle ajoute la traduction de blues de Jimmy Rushing parus sur V discs94[19]. De 1945 à 1949, pratiquement chacun des numéros de Jazz Hot comporte une de ses traductions. Mais ce qui surprend le plus, c’est le nombre d’articles consacrés au blues juste après la guerre. Le plus remarquable est celui intitulé Folksingers et jazz, de l’Américain Albert McCarty95[20]. Il est le premier à parler de façon exhaustive

92[17] Charles Delaunay, Bessie Smith, in Bulletin du Hot Club n°3, 1945.

93[18] Bulletin du Hot Club n°3, 1945, page 7.

Jazz Hot n°6, avril 1946, page 2.

Jazz Hot n°13, fevrier 1947, page 2.

94[19] Traduction par Madelaine Gautier de Good Morning Blues de Jimmy Rushing, in Jazz

Hot n°3, decembre 1945, page 7, de Sent For You Yesterday et de Evil Blues toujours

interpretés par Jimmy Rushing, in Jazz Hot n°9, juillet-aout page 3...

95[20] Albert McCarty, Folksingers et jazz, in Jazz Hot n°3, decembre 1945, page 15.

Page 34: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

des race records. Il décrit l’origine des musiciens. Il indique les principaux artistes qui ont enregistré pour les marques Decca, Bluebird et Okeh : on trouve ainsi une trentaine de noms, parmi lesquels Big Bill Broonzy, Kokomo Arnold, Roosevelt Sykes, Bumble Bee Slim, Little Bill Gaither, Roosevelt Sykes, Josh White, Peetie Wheatstraw... Enfin, il regrette que les amateurs de jazz ne se soient pas intéressés à ces enregistrements et souhaite que des recherches soient effectuées dans ce domaine. En ce qui concerne le blues, l’article d’Albert McCarty est le plus important de l’après guerre. Il sert de référence à plusieurs autres articles qui paraissent ensuite dans Jazz Hot. En 1946 P.L. Douzka écrit à son tour une Définition complète du blues. Il met en évidence le caractère populaire de cette musique : « Les blues (...) sont des oeuvres de poésie populaire, avec certains caractères certes, mais pas tellement différentes des oeuvres poétiques des autres peuples (... ). Tout ceci prouve que les blues sont réellement une musique populaire et qu’ils doivent être considérés et jugés comme tels ». Enfin, il évoque certains des thèmes les plus chantés dans les blues : « La femme abandonnée par son amant (...). Chanter la ville ou l’endroit qui vous est le plus cher au monde »96[21]. Deux mois plus tard, c’est au tour du critique espagnol Alfredo Pepo d’écrire un article intitulé Jazz et littérature. Amené à parler du blues, il se base sur l’article d’Albert McCarty et sur les traductions de Madeleine Gautier pour écrire : « Ce qui nous frappe dans ces blues, c’est la sincérité d’expression, une naïveté et une fraîcheur populaire pleine de charisme. C’est une poésie frustre mais séduisante, tout comme dans la « copla » andalouse et comme pour cette dernière la traduction n’arrive jamais à en rendre toute l’admirable saveur. Dans les blues se révèlent à nous les deux caractéristiques du noir, l’humour et la tristesse; tour à tour il blague et sanglote et nous montre franchement son âme, sans détours »97[22]. Il évoque aussi plusieurs thèmes du blues, celui de la solitude et de la femme abandonnée en particulier. Au travers de ces articles on peut donc dire qu’il y a un intérêt nouveau pour le blues de la part des amateurs de jazz. 4) La production discographique. Nous l’avons vu, le nombre de disques de jazz nouveaux venus des Etats-Unis est pratiquement nul jusqu’à la fin des années 40. Pour faire face à cette pénurie les Hot Clubs organisent de nouvelles bourses d’échanges. Le premier Bulletin du Hot Club après la guerre passe cette annonce : « Aux collectionneurs de disques en double, à échanger ou à vendre, envoyer vos listes à vendre (...), ainsi que la liste des disques que vous recherchez. Notre service crée à votre attention tachera de faciliter la constitution de votre collection »98[23]. Plusieurs listes de disques paraissent dans Jazz Hot dans une rubrique baptisée Jazz collector. On trouve rarement des disques de blues : quelques morceaux de Bessie Smith, de Louis Armstrong et de quelques classic blues singers.

96[21] P.L. Douzka, Definition complete du blues, in Jazz Hot n°4, janvier-fevrier 1946, pages 5

et 6.

97[22] Alfredo Pepo, Jazz et litterature, in Jazz Hot n°6, avril 1946, page 5.

98[23] Bulletin du Hot Club n°1, 1945, page 20.

Page 35: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

La bourse de disque connaît un grand succès, mais elle se révèle vite insuffisante à satisfaire le nombre croissant des nouveaux amateurs de jazz de l’après guerre. Pour Charles Delaunay et Hugues Panassié il faut créer une marque qui propose de rééditer de grands classiques du jazz : « Sur notre initiative et en plein accord avec les grandes firmes phonographiques françaises, une incomparable « anthologie du jazz » va bientôt paraître en France. Cette anthologie portera sur plusieurs centaines de disques - les classiques du jazz - commençant avec les inestimables gravures de King Oliver, Bessie Smith, Jelly Roll Morton, pour finir avec les chefs d’oeuvre récents de Duke Ellington, Lionel Hampton, Fats Waller et tant d’autres. (...) des Luis Russel, des Ellington et des Fletcher Henderson compléteront les rééditions qu’ont sélectionné pour vous Mm Hugues Panassié et Charles Delaunay »99[24]. Cette anthologie est dirigée par l’Association des Collectionneurs de Jazz, qui devient ensuite l’Association Française des Collectionneurs de Disques de Jazz (l’A.F.C.D.J.). En tant qu’anthologie l’A.F.C.D.J. doit montrer tous les aspects du jazz à un public néophyte. Le blues des classics blues singers est donc bien représenté. Plusieurs morceaux de King Oliver, de Ma Rainey, de Louis Armstrong, de Clarence Williams, de Cow Cow Davenport, de Bertha « Chipie » Hill, et d’autres noms moins connus comme Lovie Austin et Nolan Welsh apparaissent sur cet anthologie100[25]. Le nombre de disques édités ne dépassent pas les 500 exemplaires. L’association édite des 78 tours jusqu’en 1950. L’A.F.C.D.J. a un autre but : faire pression sur les grandes marques françaises pour qu’elles rééditent leurs catalogues de jazz. C’est grâce à elle qu’Odéon remet sur le marché plusieurs enregistrements de Louis Armstrong101[26]. De son coté, Columbia ressort plusieurs 78 tours de Bessie Smith dès 1945, toujours grâce à l’A.F.C.D.J102[27]. Signalons qu’on retrouve également tous ces disques dans les bourses d’échanges. Parmi les autres rééditions d’après guerre il faut signaler la jeune marque Blue Star, une dépendance de Barclay, qui propose un enregistrement du pianiste de boogie Albert Ammons103[28]. Elle distribue aussi la marque Circle qui

99[24] Jazz Hot n°1, 1945, page 3.

100[25] Citons Ma Rainey, Counting the Blues / Jelly Bean Blues (A. F.C.D.J. 01); Lovie Austin,

In The Alley Blues / Peepin’ Blues (A.F.C.D.J. 04); King Oliver, Dippermouth Blues / Where

Did You Stay (A.F.C.D.J. 028) Bertha « Chipie » Hill et Clarence Williams, Trouble in Mind /

Cake Walking Babies (A.F.C.D.J. 040); Nolan Welsh, Saint Peter Blues / Brotwell Blues

(A.F.C.D.J. 041); Cow Cow Davenport, Chimes Blues / Slow Drag (A.F.C.D.J. 043)...

101[26] Notamment Saint Louis Blues (Odéon 279799).

102[27] Bessie Smith, Yellow Dog Blues / Cake Walking babies (Columbia DF 2993), Cemetery

Blues / Any Woman’s Blues (Columbia DF 2991), Saint Louis Blues / Cold in Hand Blues

(Columbia DF 2992), Young Woman’s Blues / One and Two Blues (Columbia DF 2994).

103[28] Albert Ammons, Boogie Woogie at the Opera (Blue Star 200).

Page 36: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

propose un disque d’Albert Ammons et de Cripple Clarence Lofton104[29]. Polydor met sur le marché un enregistrement de Jimmy Yancey105[30].

Enfin, il y a la marque Jazz Document, dirigé par François Postif, assisté de Jean Christophe Averty et de Jacques Demètre. Après 1950 cette marque édite quelques disques de Ma Rainey, avec ou sans le joueur de banjo Papa Charlie Jackson106[31]. Ces enregistrements sont édités entre 100 et 350 exemplaires et disponibles par correspondance ou dans le magasin de François Postif107[32]. Jusqu’en 1949, dans le domaine du blues, il n’y a pas de nouveaux disques venus des Etats-Unis. Cependant, les rééditions de blues d’avant guerre de L’A.F.C.D.J., d’Odéon, de Blue Star, puis de Jazz Document, permettent à certains amateurs de jazz de commencer à se familiariser avec cette musique.

104[29] Cripple Clarence Lofton et Albert Ammons (Circle J 1050).

105[30] Jimmy Yancey, Yancey’s Pride / The Boogie Tidal (Polydor 580. 030)

106[31] Ma Rainey / Papa Charlie Jackson, Ma and Pa Poor House Blues / Big Feelin’ Papa

(Jazz Document 13); Ma Rainey, Ma Rainey’s Black Bottom / Georgia Walk (Jazz Document

014).

107[32] Disco-latin Jazz, 25 rue de la huchette, Paris 5e.

Page 37: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE VI

L’ARRIVEE DU BE BOP

1) La naissance de nouveaux labels. Pour le blues, aucun nouveau disque n’arrive en France avant 1949. Ce n’est pas le cas pour le jazz. Charles Delaunay lors d’un voyage à New York rapporte plusieurs disques de jazz. En 1947 il crée la marque Vogue, puis Jazz Sélection. Parallèlement d’autres maisons de disques françaises voient le jour : Barclay et sa section jazz Blue Star ; Philipps et sa dépendance Fontana ; les marques Pacific et Versailles. De nouveaux disques arrivent des Etats-Unis et alimentent les catalogues de ces labels français. A partir de 1947, grâce à ces importations, les amateurs de jazz sont de nouveau au courant de l’actualité du jazz aux Etats-Unis. Ces enregistrements récents entraînent une baisse de popularité de Bessie Smith : dans les sondages de lecteurs de Jazz Hot, dans la catégorie meilleure chanteuse, Bessie Smith arrive en deuxième place en 1948, derrière Ella Fitzgerald et devant Billie Holiday. En 1949, elle n’est plus qu’en quatrième position. A partir de 1950 elle ne figure plus dans les sondages du magazine108[1]. D’autre part, ces nouveaux disques font découvrir un autre style de jazz : le be bop. 2) La rupture entre Hugues Panassié et Charles Delaunay. En 1942, aux Etats-Unis, James C. Petrillo, président de l’American Federation of Musicians (A.F.M.), décide de faire grève contre les maisons de disques. Entre août 1942 et novembre 1944 aucun musicien ne se rend dans des studios d’enregistrements. Cette grève est pour beaucoup dans l’évolution du jazz. De jeunes artistes inventent un nouveau style musical qu’ils baptisent be bop. Parmi les principaux innovateurs citons le saxophoniste Charlie Parker, le trompettiste Dizzie Gillespie, le batteur Kenny Clarke, le pianiste Thelonious Monk4

108[1] Ces sondages sont dans Jazz Hot n°20, janvier 1948, page 5, et Jazz Hot n° special,

janvier 1949, page 9.

Page 38: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Les disques de be bop commencent à arriver en France au début de l’année 1946. Ils divisent les amateurs de jazz. Charles Delaunay s’enthousiasme pour ce nouveau style. Les critiques André Hodeir, Lucien Malson, André Clergeat et Boris Vian partagent cet enthousiasme : ils forment les « raisins aigres ». Au contraire, Hugues Panassié rejette le be bop. Selon lui, « Le be bop s’écarte de la tradition du jazz, c’est à dire de la tradition musicale noire, néglige le swing et comme le disent Lips Page, Lester Young et tous les autres, est sans coeur et sans âme »109[2]. Avec Madeleine Gautier, Bernard Niquet, Yannick Bruynoghe ou le musicien Alix Combelle, Hugues Panassié forme le camp des « figues moisies ». Ajoutons qu’au delà des divergences musicales, il existe aussi entre Charles Delaunay et Hugues Panassié des différences de caractères. Il y a sans doute une lutte entre les deux hommes pour être à la tête des amateurs de jazz. En 1946 Dizzie Gillespie donne un concert à Paris. Un article d’André Hodeir sur le trompettiste110[3], puis sa photo en couverture de Jazz Hot la même année111[4], provoquent la rupture définitive entre les « raisins aigres » et les « figues moisies ». En décembre 1946 Hugues Panassié démissionne de la rédaction de Jazz Hot. Soutenu par Jacques Bureau, Charles Delaunay prend la direction du magazine. En octobre 1947 se tient l’assemblée du Hot Club de France. A l’instigation d’Hugues Panassié Charles Delaunay en est exclu définitivement. En outre, le président des Hot Clubs adresse un avertissement : « J’adresse un appel solennel à tous les Hot Clubs. J’ajoute qu’un Hot Club qui persisterait - si peu que se soit - à propager le be bop, devrait être exclu de notre fédération »112[5]. 3) La réaction d’Hugues Panassié. Hugues Panassié veut démontrer que le be bop n’est pas du jazz. Pour cela, il décide de retourner aux sources mêmes de cette musique : le jazz de la Nouvelle Orléans, les chants religieux afro-américains et le blues. A partir de la fin des années 40 le style New Orleans connaît un succès considérable auprès du grand public. Hugues Panassié redécouvre Tommy Ladnier et le fait enregistrer pour la marque Swing. En 1948 le premier festival de jazz de Nice voit triompher Sidney Bechet et Louis Armstrong. Sidney Bechet est de retour en France les 15 et 16 mai 1949 à la salle Pleyel dans le cadre de la grande semaine du jazz. Il se produit avec Louis Armstrong le 6 novembre de la même année, toujours à la salle Pleyel. Lors de ce concert il est accompagné par le pianiste de blues Sammy Price. Interrogé par Charles Delaunay, il donne des renseignements discographiques sur Sister Rosetta Tharpe et Cousin Joe.

109[2] Hugues Panassié, Le Jazz et le bop, in La Revue du jazz n°7, aout-septembre 1949, page

4.

110[3] André Hodeir, Dizzie Gillespie, in Jazz Hot n° 7, mai-juin 1946, pages 4 à 7.

111[4] Couverture de Jazz Hot n° 11, decembre 1946.

112[5] Hugues Panassié, La Revue du jazz, novembre 1949, cité dans Jazz Hot n° special,

janvier 1950, page 22.

Page 39: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Sidney Bechet reçoit un accueil si chaleureux du public français qu’il décide de s’établir dans notre pays. Il enregistre abondamment pour le label français Vogue en compagnie de l’orchestre de Claude Luther. Dans le domaine des negro-spirituals Hugues Panassié fait venir en France Mahalia Jackson en 1951. Malheureusement, elle intérompt sa tournée pour cause de santé. Mais c’est dans le domaine du blues que les efforts d’Hugues Panassié sont les plus nombreux. En 1949 il crée La Revue du Jazz, puis en 1950 le Bulletin du Hot Club, pour rivaliser avec Jazz Hot. Dans ces deux revues paraissent de nombreux articles sur le blues. Un premier article est écrit par Richard Wright en avril 1949 : il met l’accent le caractère populaire du blues, son rôle cathartique et sur la poésie des paroles113[6]. Hugues Panassié écrit à son tour un grand article sur le guitariste Big Bill Broonzy. Cet article a un rôle informatif - il décrit les principaux enregistrements du bluesman - et dénonciateur du be bop : dans le magasine il se situe juste après Le Jazz et le bop, une des attaques les plus virulente de Panassié contre le be bop. Dans son article sur Big Bill, il écrit : « Le blues n’est pas seulement à l’origine du jazz : c’est aussi un des aspects les plus passionnant (...). Et au moment où le blues semblait disparaître de la scène du jazz, Count Basie, Louis Jordan et plusieurs autres vinrent le remettre à l’honneur. Il fallu l’arrivée des boppers pour assister, sous prétexte «d’idées avancées », au saccage du blues par l’emploi d’une technique instrumentale et d’harmonies qui lui enlèvent tout caractère, toute authenticité » Plus loin, il ajoute : « Seule la connaissance du blues peut permettre de bien sentir le jazz et de jouer tout à fait comme des noirs »114[7]. Tout au long des années 50 de nombreux autres articles sur le blues paraissent dans le Bulletin du Hot Club de France : Les Chanteurs de blues115[8], Les pianistes de blues116[9], Les guitaristes de blues117[10]... On y trouve souvent pour la première fois les noms de certains bluesmen ( Blind Lemon Jefferson, Blind Blake, Brownie McGhee, Blind Boy Fuller, Big Maceo, T. Bone Walker...). Dans ces numéros on trouve aussi les premières photos de certains chanteurs de blues à être publiés en France ( Leadbelly, T. Bone Walker, Big Maceo, Big Bill Broonzy...). Mais Hugues Panassié ne s’arrête pas à la rédaction d’articles. Il est surtout le premier a amener des bluesmen sur le sol français.

113[6] Richard Wright, Definition du blues, in La Revue du jazz n°4, avril 1949, page 5.

114[7] Hugues Panassié, Big Bill Broonzy, in La Revue du Jazz n° 7, aout-septembre 1949, pages

6 à 8.

115[8] Hugues Panassié, Les Chanteurs de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 3 et n° 4,

decembre 1950, pages 1 à 3, et janvier 1951, page 1 à 4.

116[9] Hugues Panassié, Les Pianistes de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 7 et 8,

avril 1951, pages 3 à 7, et mai 51, pages 6 à 9.

117[10] Hugues Panassié, Les Guitaristes de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 16 et

17, fevrier 1952, pages 3 à 6, et mars 1952, pages 3 à 5.

Page 40: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

4) Les premières tournées : Leadbelly et Josh White.

a) Leadbelly. Dans son combat contre le be bop Hugues Panassié veut faire découvrir le blues au public français. En 1949 les organisateurs du Hot Club de France réussissent à faire venir le chanteur et guitariste Leadbelly en France. Walter Boyd Leadbelly est né en 1885 au Texas. Condamné à 30 ans de prison pour avoir tué un homme, il est emprisonné au pénitencier d’Angola au Texas. C’est là qu’Alan Lomax, musicologue qui effectue des enregistrements folkloriques pour la Bibliothèque du Congres, le remarque. Il obtient sa libération sur parole et l’engage comme chauffeur. Dans les années 30 il est un des premiers noirs à se produire sur les scènes new-yorkaises pour un public blanc. D’une certaine manière, il est avec Pete Seeger ou Woody Guthrie, le fondateur de la scène folk autour de Greenwich Village. C’est parce qu’il est un des premiers noirs du sud à jouer devant le public blanc qu’il peut entamer une tournée européenne. Il joue en Angleterre et en France, grâce au Hot Club de France. Sa venue est annoncée dans la Revue du jazz en mai 1949118[11]. Leadbelly fait plusieurs concerts, en particulier à la cité universitaire, entre le 8 et le 31 mai 1949 en compagnie du trompettiste Bill Dillard. Comme le souligne Sebastian Danchin : « sa présence sert à rassurer les amateurs de jazz français dont on redoute qu’ils jugent trop frustre la musique du vieux « songster » »119[12]. Dans l’ensemble cette tournée est un succès, même si le nombre de spectateurs ne dépasse pas la centaine. Leadbelly meurt quelques mois après sa tournée européenne. A cette occasion le critique américain Erick Wiedmann fait un article à son sujet. Il écrit en particulier : « Seul des grands chanteurs de jazz, Louis Armstrong peut soutenir la comparaison avec lui, bien qu’il n’ait jamais atteint dans sa manière de chanter une aussi grande diversité d’expression que le grand disparu ». Plus loin il ajoute : « Quel dommage pourtant que ses enregistrements soient pratiquement inconnus de ce coté de l’Atlantique, en dehors de quelques connaisseurs qui ont pu faire venir quelques-uns de ces disques des Etats-Unis »120[13]. Dans ce article Wiedmann mentionne aussi les noms de Blind Lemon Jefferson et de Josh White. b) Josh White. Josh White connaît un peu la même carrière que Leadbelly. Tout comme lui il vient du sud. Né en 1908, il s’établit à la fin des années 30 à New York. Il est bientôt récupère par la scène folk de la ville et devient une vedette des cabarets de Greenwich Village. Dans ce milieu il milite contre la ségrégation et le racisme. C’est sans doute pour cette raison que Josh White effectue un passage en

118[11] La revue du jazz n° 5, mai 1949, page 6.

119[12] Sebastian Danchin, Introduction au livre de Jacques Demetre et de Marcel Chauvard,

Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, 1994, page 13.

120[13] Erick Wiedmann, Leadbelly, in Jazz Hot n° 40, janvier 1950, page 27.

Page 41: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

France en juin 1950. Dans un article qui lui est consacré, suite à son séjour dans notre pays, on peut lire : « Le célèbre chanteur noir Josh White, au cours d’une tournée de bienfaisance organisée par Mrs Roosevelt, a donné deux récitals de folklore noir chez « Carrere » et participé à plusieurs émissions radiophoniques »121[14]. Dans un autre numéro de Jazz Hot on peut lire encore que le musicien est un protégé de Madame Roosevelt, et qu’il est la pour dénoncer le racisme et Jim Crow122[15]. On apprend que les concerts de Josh White se sont déroulés dans un cadre privé. Signalons aussi que c’est la première fois qu’un bluesman est utilisé dans un but politique : Josh White vient en France pour dénoncer la ségrégation aux Etats-Unis. Nous avons retrouvé deux émissions de radio consacrées au bluesman. Elles ont pour titre Josh White et le blues et Josh White : chanteur américain. Dans cette dernière émission il est précisé que le bluesman chante et est interviewé123[16]. D’autre part, Josh White enregistre trois 78 tours pour la marque Vogue le 30 juin 1950124[17] avant de retourner aux Etats-Unis.

121[14] Jazz Hot n° 46, juillet-aout 1950, page 15.

122[15] Pierre Cressent, Josh White, in Jazz Hot n° 48, octobre 1950, page 12.

123[16] Sources : fiches de l’I.N.A.

124[17] Josh White, One Meat Ball / The Blind Man Stood The Mood and Cry (Vogue 5047),

Saint James Infarmary / I Got a Heal Like a Rock (Vogue 5051), et N° 12 Train / I Want You

and I Need You (Vogue 5049)

Page 42: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE VII

UN NOUVEAU SON ARRIVE EN

FRANCE

1) Les premiers disques de Rhythm and Blues. Apres guerre la musique noire change aux Etats-Unis. L’effort de guerre entraîne une plus importante migration des noirs vers les grandes villes du nord et de l’ouest. Cette nouvelle population veut une musique beaucoup moins sophistiquée que celle qui existait avant la guerre. La grève ordonnée par la fédérations des musiciens, dirigée par James C. Petrillo, est aussi pour beaucoup dans le changement des goûts musicaux. Les grands orchestres, fautes de moyens financiers importants, disparaissent au profit de plus petites formations. Après 1945 de petites marques indépendantes naissent et viennent concurrencer les grandes marques sur le marché des race records: Specialty, Chess, Peacock, Imperial, Alladin, King, Ace... Le terme de race records est de moins en moins accepté. Le Billboard, magasine chargé de noter les meilleures ventes de disques du pays, remplace le terme infamant par Harlem hit-parade, puis le 25 juin 1949 officialise l’expression Rhythm and Blues. Il a pourtant la même signification que race records : il sert à designer l’ensemble des disques vendus à destination du public afro-américain. Dès 1948, la marque Polydor propose en France un disque du saxophoniste et chanteur Eddie « Cleanhead » Vinson125[1]. On peut lire à propos de ce disque : « Deux blues chantés par un chanteur sans prétention, mais qui chante vraiment le blues. L’orchestre interprète sans se distinguer particulièrement des arrangements standards »126[2]. A partir de 1948 c’est au tour du label Decca de mettre plusieurs disques du saxophoniste Louis Jordan sur le marché français,127[3] ainsi qu’un enregistrement du chanteur Big Joe Turner128[4].

125[1] Eddie Vinson, Old Maid Boogie / Kidney Stey Blues (Polydor 580. 044).

126[2] Jazz Hot n° special, janvier 1948, page 29.

127[3] Louis Jordan, That’s Chick’s Too Young to Fry / Choo Choo Ch’ Boogie (Decca 60. 039),

Beware / Texas and Pacific (Decca 60. 155), How Long Must I Wait for You / Barnyard

Boogie (Decca 60. 198), Don’t Try Baby / Baby, It’s Cold Outside (Decca 60. 345), Look Out

/ Early In the Morning (Decca 60. 134)...

128[4] Big Joe Turner, Piney Brown Blues / 627 Stomp (Decca 60. 583).

Page 43: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Enfin, le label Blue Star édite quelques disques du saxophoniste Illinoy Jacquet129[5]. Cependant, Vogue est la première marque à s’intéresser vraiment au marché du Rhythm and Blues, par l’intermédiaire de sa filiale Jazz Sélection. Selon le discographe Kurt Mohr, engagé chez Vogue en 1955, le choix des disques était fait par « Charles Delaunay et le comité directeur, Albert Ferreri et Jacques Villali »130[6]. A ces trois noms il faut ajouter celui de Léon Kaba. La marque achète les droits sur les labels américains King, Appollo, Modern, Chess puis Peacock et, à partir de 1950, met sur le marché français plusieurs disques de Wynonie « Mr Blues » Harris131[7], Eddie « Cleanhead » Vinson132[8] accompagné par le trompettiste Cootie Williams, Jimmy Witherspoon133[9], Tiny Grimes134[10], puis Earl Bostic135[11], Slim Gaillard136[12], Tiny Bradshaw137[13], Pleasant Joe138[14], Al Sears139[15], Sonny Parker140[16]... Dans le Bulletin du Hot Club de France ces disques reçoivent généralement un accueil enthousiaste. Ils servent de matière aux articles d’Hugues Panassié. Chez les partisans du be bop l’accueil est plus mitigé. Certains s’enthousiasment pour ces nouveaux enregistrements. En 1948 Léon Kaba et Albert Ferreri font un article élogieux sur Louis Jordan. Ils écrivent : « Les meilleures faces de Louis Jordan sont les boogies et les blues. C’est un showman de grande classe »141[17]. En 1950 on peut lire dans un article consacré à Wynonie Harris : « Cette

129[5] Illinoy Jacquet, You Left Me Alone (Blue Star 166).

130[6] Interview exclusive de Kurt Mohr réalisée le 31 janvier 1997.

131[7] Wynonie « Mr Blues » Harris, Sittin’ on it all The Time / Baby Shame on You (Jazz

Selection 615), Oh, Baby / Teardrops from my Eyes (Jazz Selection 671)...

132[8] Eddie « Cleanhead » Vinson, Somebody Stole my Cherry Red / Wineda (Jazz Selection

613), Jump and Grunt / Queen Bee Blues (Jazz Selection 636)...

133[9] Jimmy Witherspoon, Take Me Back Baby / Jump Children (Jazz Selection 649).

134[10] Tiny Grimes, Tiny’s Boogie (Jazz Selection 570).

135[11] Earl Bostic, No Name Blues / Wrap Your Trouble in Dreams (Jazz Selection 616).

136[12] Slim Gaillard, Queen Boogie / Voot Boogie (Jazz Selection 700).

137[13] Tiny Bradshaw, Bradshaw’s Boogie / Walk That Mess (Vogue 3042).

138[14] Pleasant Joe, Levee Camp / Saw Mill Man Blues (Jazz Selection 754).

139[15] Al Sears, Baltimore Bounce / Now Ride « D » Train (Vogue 3082).

140[16] Sonny Parker, Worried Life Blues / Money ain’t Everything (Vogue 3341).

141[17] Léon Kaba et Albert Ferreri, Louis Jordan, in Jazz Hot n° 26, decembre 1948, page 10.

Page 44: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

musique est tellement vivante, musclée , vibrante, excitante, sensuelle et trépidante, qu’il faudrait être de marbre pour rester insensibles »142[18]. Mais en 1949 le critique Otto Link écrit sur un des disques de Louis Jordan : « Choo Choo Ch’ Boogie (...) est à peu près totalement sans intérêt. Louis Jordan joue mal et chante en ayant l’air de s’embêter, ce qui est communicatif. Un Decca décadent (...). Le verso prouve que même quand cela cesse d’être un boogie, cela reste embêtant »143[19]. En fait, les amateurs de be bop considèrent généralement le Rhythm and Blues comme du sous-jazz, sympathique, mais inférieur aux enregistrements de Dizzie Gilesppie ou de Charlie Parker. A partir de 1955 le suisse Kurt Mohr fait des articles et des discographies sur le Rhythm and Blues. Il se souvient : « Les Bill Dogget, Louis Jordan... Je faisais ça. On appelait ça du jazz, puis ça c’est appelé du RnB, le terme de jazz étant réservé pour Charlie Parker. Quand ça ne pouvait pas être dans le casier be bop les critiques de jazz n’en parlaient plus en disant que ce n’était que du RnB ». Il dit encore : « Hors à Jazz Hot, alors que j’avais fait une chronique délirante sur Honky Tonk (un morceau de Bill Dogget), l’équipe Clergeat-Malson trouvait que ce n’était que du RnB. Ils disaient : « Oui, ce n’est pas mal, mais ce n’est que du RnB » »144[20]. 2) De nouveaux disques de blues. Des artistes comme Louis Jordan, Eddie Vinson ou Wynonie Harris pratiquent une musique urbaine, policée, très influencée par le jazz. Ors dans le même temps d’autres musiciens enregistrent une musique beaucoup plus dure. Elle est le fait de noirs qui viennent du Sud des Etats-Unis. Ils ont amené une musique moins sophistiquée, plus proche de leurs terroirs. Ils connaissent jusqu’au milieu des années 50 de bons succès commerciaux auprès des noirs. Il s’agit d’artistes comme Champion Jack Dupree, Howlin’ Wolf, Sonny Boy Williamson (Rice Miller), John Lee Hooker, Muddy Waters... En France, ces disques arrivent à la fin des années 40. Des 1949 l’A.F.C.D.J. propose un enregistrement du pianiste Leroy Carr145[21]. Cependant, c’est encore la marque Vogue, par l’intermédiaire de Jazz Sélection, qui fait le plus d’efforts dans l’édition de ces nouveaux 78 tours : en 1949, elle propose un enregistrement de Champion Jack Dupree146[22]. Ce dernier reçoit une bonne critique dans Jazz Hot : « Voila un véritable disque des « races series », chose assez rare en Europe (...). Champion Jack Dupree chante très agréablement et joue du piano d’une manière fort originale. Son style n’est certes pas comparable à celui d’un Jimmy Yancey, d’un Will Ezel ou d’un Romeo Nelson, mais il se

142[18] Pierre Cressent, Wynonie « Mr Blues » Harris, in Jazz Hot n° 50, decembre 1950, page

22.

143[19] Jazz Hot n° 31, mars 1949, page 23.

144[20] Interview de Kurt Mohr realisée le 31 janvier 1997.

145[21] Leroy Carr, Alki Blues (A.F.C.D.J. 029).

146[22] Champion Jack Dupree, Fisherman Blues / County Jail Special (Jazz Selection 559).

Page 45: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

dégage de son jeu tourmenté une belle chaleur expressive. Il nous séduit par la saveur de son accompagnement si plein de nonchalance et de laisser aller »147[23]. En 1951 Jazz Sélection édite un disque de Lonnie Johnson148[24] et un autre de Muddy Waters149[25]. En 1952 deux nouveaux disques de John Lee Hooker150[26] et de Muddy Waters151[27] paraissent. Puis en 1953 d’autres 78 tours de John Lee Hooker152[28], de Muddy Waters153[29], de Cecil Gant154[30] de Roosevelt Sykes155[31] et de Clarence « Gatemouth » Brown156[32]. A cela il faut ajouter les enregistrements faits pour Vogue par Josh White et Big Bill Broonzy lors de leurs tournées en France. En ce début des années 50 d’autres marques sortent aussi quelques uns de ces nouveaux disques de blues. Un mystérieux label, Jazz Society, dont le siège social se situe 12 rue Mouton-Duvernet dans le quatorzième arrondissement de Paris, édite en 1952 quelques 78 tours de Big Bill Broonzy157[33], Texas Alexander158[34], Lonnie Johnson159[35], La Yas Yas Girl160[36] Leroy Carr161[37] et

147[23] Jazz Hot n°41, fevrier 1950, page 26.

148[24] Lonnie Johnson, Drunk Again / Jelly Roll Baker (Jazz Selection 666).

149[25] Muddy Waters, Rollin’ and Tumblin’ / Walkin’ Blues (Jazz Selection 751).

150[26] John Lee Hooker, Whistlin’ Blues / Hoogie Boogie (Jazz Selection 762).

151[27] Muddy Waters, Long Distance Call / Hello Little Girl (Jazz Selection 764).

152[28] John Lee Cooker, Stomp Boogie / Moanin’ Blues (Vogue 123).

153[29] Muddy Waters, Louisiana Blues / Evans Shuffle (Vogue 133).

154[30] Cecil Gant, Syncopated Boogie / Hey Boogie (Vogue 3323).

155[31] Roosevelt Sykes, Fine and Brown / Too Hot To Hold (Vogue 3297).

156[32] Clarence « Gatemouth » Brown, Just Got Lucky / Baby Take It Easy (Vogue 3342).

157[33] Big Bill Broonzy, Bull Cow Blues / How You Want It Done (Jazz Society 514), Rock Me

Baby / Number 0158 (Jazz Society 528), Down and Lost My Mind / Messed Up In Love (Jazz

Society 562).

158[34] Texas Alexander, Frisco Train Blues / Work Ox Blues (Jazz Society 594).

159[35] Lonnie Johnson, Saint Louis Cyclone Blues / Sweet Woman (Jazz Society 597).

160[36] La Yas Yas Girl, Got The Blues For My baby / Easy Towing Mama (Jazz Society 598),

See Saw Blues / Evil Old Nightmare (Jazz Society 600).

161[37] Leroy Carr, Shady Lane Blues / Mistreater Blues (Jazz Society 515).

Page 46: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Washboard Sam162[38]. La Voix de son Maître sort en 1951 un enregistrement de Leroy Carr163[39] et un autre de Lonnie Johnson164[40]. Columbia édite la même année un disque de Big Bill Broonzy165[41]. RCA fait paraître deux 78 tours de T. Bone Walker en 1953166[42]. Plus surprenant, un petit magasin de disque, le Record Shop Special, situé 36 rue de Moscou à Paris, propose un 78 tours de Cecil Gant167[43] et un autre de Earl Hooker168[44]. Enfin, François Postif par l’intermédiaire de son label Jazz Document, propose sur un disque deux enregistrements pirate de Cripple Clarence Lofton et Big Bill Broonzy169[45]. Comme on peut le voir, ces enregistrements sont peu nombreux : une bonne vingtaine de disques sur trois ans. A la vue des chiffres que donne la marque Jazz Document dans ses publicités170[46] on peut estimer que chacun de ces 78 tours n’a pas été édité à plus de 500 exemplaires. C’est un choc pour certains des amateurs de jazz qui découvrent ces disques : un nouveau son arrive en France. Ces nouveaux blues offrent une alternative musicale pour ceux qui n’ont pas aimé le be bop. Jacques Demètre se souvient : « L’évolution du jazz vers le be bop me déplaisait. J’avais du mal à avaler les couleuvres Charlie Parker et Dizzie Gillespie. La maison Vogue et certaines associations d’amateurs de jazz comme l’A.F.C.D.J. ont commencé à éditer des disques de vrai blues. C’est comme ça que j’ai découvert Champion Jack Dupree, Muddy Waters, John Lee Hooker, Wynonie Harris, Eddie Vinson, Leroy Carr et Big Bill Broonzy bien sur, qui est arrivé peu de temps après en chair et en os. En découvrant tous ces musiciens, la grâce m’est tombée dessus ! Un véritable coup de foudre encore plus fort que celui que j’avais eu pour le jazz »171[47]. Un intérêt nouveau nait pour ces enregistrements. Hugues Panassié se sert bien entendu de ces nouveaux

162[38] Washboard Sam, I’m a Prowlin’ Groundhog / Don’t Teas My Clothes (Jazz Society

601).

163[39] Leroy Carr, Six Gold Feet The Ground / Goin’ Back Home (La Voix de son Maitre SG

323).

164[40] Lonnie Johnson, Heart of Iron / When You Feel Lowdown (La Voix de son Maitre SG

322).

165[41] Big Bill Broonzy, Lookin’ Up at Down / Night Watchman Blues (Columbia BF 384).

166[42] T. Bone Walker, News for My Baby / Cold Cold Feeling (RCA CID 786); I Got the

Blues Again / Get These Blues of Me (RCA CID 78621).

167[43] Cecil Gant, Train Time Blues / Sloppie Joe ( Record Shop Special 01).

168[44] Earl Hooker, Blue Guitar Blues / Race Track ( Record Shop Special 02 ).

169[45] Cripple Clarence Lofton / Big Bill, You’ve done done Your Play-house / Brown Skin Gal

(Jazz Document 003).

170[46] Bulletin du Hot Club de France n° 26, mars 1953, page 21.

171[47] Interview de Jacques Demetre réalisée le 23 janvier 1997.

Page 47: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

disques pour faire ses articles sur le blues. Madeleine Gautier déploie toute son énergie à traduire la plupart de ces blues au fur et à mesure qu’ils sont édités par Vogue, Jazz Sélection ou Jazz Society : When My Baby Left Me d’Eddie Vinson172[48], Long Distance Call de Muddy Waters173[49], Goin’ Back Home de Leroy Carr174[50], Train Time Blues de Cecil Gant175[51]... Pendant plus de 10 ans Madeleine Gautier traduit une centaine de morceaux. En 1955 elle édite pour les membres du Hot Club un livre qui réuni toutes ses traductions176[52]. 3) Les progrès techniques. Le microsillon est inventé aux Etats-Unis à la fin des années 40 mais sa présence en France ne se généralise qu’à partir de 1954. Par le nombre d’avantages qu’il possède il joue un grand rôle dans l’arrivée du blues en France. Il offre d’abord une plus grande rentabilité pour les grandes compagnies de disques car il est moins cher à la fabrication. Ensuite, les microsillons sont plus solides : ils supportent mieux les transports que les 78 tours. Les importations de disques des Etats-Unis vers la France sont donc facilités. Les 33 tours et 45 tours sont protégés par des pochettes en carton qui, contrairement à celles des 78 tours, sont décorée. Elles présentent souvent la photo de l’artiste et des notes, des renseignements sur lui. Le produit est plus attractif pour l’amateur de musique. Surtout, le microsillon permet un temps d’écoute plus grand. Les musiciens ne sont plus limités aux fatidiques trois minutes lorsqu’ils enregistrent en studio. On peut mettre d’avantage de morceaux, ce qui permet aux compagnie de disques de rééditer leurs catalogues. Comme le souligne le critique américain Felix Mankleid en 1955, « Les grandes marques, malgré les requêtes d’amateurs, étaient peu intéressées à rééditer leur ancien répertoire, qui dormait dans leurs archives (...). Cette situation a bien changé. On trouve aujourd’hui des rééditions dans un plus grand nombre de catalogues que jadis, et les compagnies semblent heureuses de sortir les anciennes matrices, car les ventes s’annoncent bonnes »177[53]. C’est la marque London qui jusqu’en 1957 édite le plus de microsillon sur le blues en France. Dans le cadre d’une série intitulée Origin of Jazz, elle propose une vingtaine de 33 tours comprenant beaucoup de faces jamais éditées auparavant. Dans cette anthologie on trouve les noms de Ma Rainey178[54], Blind

172[48] Bulletin du Hot Club de France n°9, juin-juillet 1951, pages 5 et 6.

173[49] Bulletin du Hot Club de France n°18, mai 1952, pages 5 et 6.

174[50] Bulletin du Hot Club de France n°27, avril 1953, page 11.

175[51] Bulletin du Hot Club de France n° 34, janvier 1954, page 9.

176[52] Madeleine Gautier, Blues, Ed. du Hot Club de France, Coll. Pocket Jazz Book, 1955.

177[53] Felix Mankleid, Le micro-sillon demeure le grand miracle de la « nouvelle révolution »,

in Jazz Hot n° 98, avril 1955, page 27.

178[54] Ma Rainey vol 1 (London AL 3501).

Page 48: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Lemon Jefferson179[55], Ida Cox180[56], Cripple Clarence Lofton181[57], Pete Johnson182[58]... ainsi que plusieurs compilations consacrées à des pianistes de boogie woogie183[59] et à des classic blues singers184[60]. La marque pirate Jazz Society fait paraître plusieurs albums en 25 cm et 33 tours consacrés à Big Bill Broonzy, Sister Rosetta Tharpe, Georgia White, Lonnie Johnson et Tampa Red185[61]. RCA édite aussi une anthologie à partir de 1955, qui s’intitule Jazz Classic. On y trouve des enregistrements de Louis Jordan186[62], Jimmy Yancey187[63], Albert Ammons et Pete Johnson188[64]. Vogue et Jazz Sélection font paraître plusieurs enregistrements de Jimmy Yancey189[65], Cripple Clarence Lofton190[66], Sammy Price191[67] et Big Bill Broonzy192[68]. La marque Columbia réédite des blues de Bessie Smith193[69]. Barclay distribue plusieurs 45 tours de Big Bill Broonzy sur Mercury194[70]. Sa filiale Blue Star sort en 1955 un album sur Meade

179[55] Blind Lemon Jefferson (London AL 3508), The Folk Blues of Blind Lemon Jefferson

(London AL 346).

180[56] Ida Cox (London AL 3517).

181[57] Cripple Clarence Lofton (London AL 3531).

182[58] Pete Johnson (London AL 3549).

183[59] Pionneers of Boogie Woogie (London AL 3506), avec Cow Cow Davenport, Charlie

Spand, Jimmy Yancey...

184[60] The Great Blues Singers (London AL 3530), avec Ma Rainey, Bertha « Chipie » Hill,

Ida Cox...

185[61] Big Bill Broonzy (Jazz Society BLP 6 ), Sister Rosetta Tharpe (Jazz Society LP 20),

Georgia White (Jazz Society LP 19), Lonnie Johnson / Tampa Red (Jazz Society LP 14).

186[62] Louis Jordan (RCA CID 90503).

187[63] Jimmy Yancey (RCA A. 130 228).

188[64] Albert Ammons, Pete Johnson (RCA A. 130 225).

189[65] Jimmy Yancey ( Jazz Selection 50. 019).

190[66] Cripple Claence Lofton (Jazz Selection 5021).

191[67] Sammy Price (Jazz Selection 500. 045).

192[68] Big Bill Bronzy (Vogue LD 030).

193[69] Bessie Smith (Columbia ESDF 1019).

194[70] Big Bill Broonzy (Mercury MEP 14. 105 et MEP 14. 106).

Page 49: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Lux Lewis195[71]. La marque Coral propose deux 45 tours de Sammy Price et de Pete Johnson196[72]. Pathé-Marconi, qui distribue la marque américaine Capitol, édite plusieurs 45 tours de T. Bone Walker et de Leadbelly197[73]. Enfin, une association d’amateurs de jazz, la Guilde du Jazz fait paraître un disque intitulé Une soirée avec Jimmy Yancey198[74]. A partir de 1954, date de la généralisation du microsillon, le mouvement be bop, selon Kurt Mohr, a perdu le coté créatif de ses débuts. Le 33 tours a un effet pervers sur les enregistrements des musiciens de be bop. Selon Kurt Mohr : « Charlie Parker enregistrait des morceaux sur 78 tours qui duraient 3mn. Jusqu’au moment du « Long Play ». Ensuite il apparaît dans les Jazz Hot Philarmonic qui pour moi sont chiants. C’est le début de la dégénérescence du jazz. C’était du sport plus qu’autre chose. Tous alignés debout chacun joue des solos le plus fort, le plus vite, le plus précis possible. A ce moment la il y a le Chicago Blues qui arrive. Les premiers Muddy Waters (...). J’ai arrêter de fouiller dans les disques de jazz »199[75]. Dès lors, avec Jacques Demètre, il se passionne pour le blues, fait de nombreuses recherches discographiques et quelques articles dans Jazz Hot. Nous le voyons, l’arrivée du microsillon fait augmenter le nombre de disques de blues disponibles en France à partir de 1954. Malheureusement ces disques, comme les 78 tours, sont édités en nombres restreints. Les enregistrements de blues en France restent insuffisants pour les amateurs. Ceux-ci vont souvent en Suisse ou en Angleterre pour completer leurs collections. Hugues Panassié consacre d’ailleurs régulièrement dans son Bulletin du Hot Club de France des rubriques intitulées Disques trouvables en Suisse ou Disques trouvables en Angleterre200[76]. A partir de 1954 Hugues Panassié met en place dans son magasine un système de disques aux enchères. Des disques importés directement des Etats-Unis sont proposés à l’unité. L’amateur qui fait l’offre la plus forte achète le disque. On trouve dans ces ventes aux enchères beaucoup d’enregistrements d’artistes de blues : Barbecue Bob, Kokomo Arnold, Casey Bill Weldon...201[77] Enfin, en dernier recours l’amateur peut faire importer directement des Etats-Unis. Jacques Demètre se souvient : « Il y avait un marchand et collectionneur américain qui s’appelait Ray Avery à Los Angeles ou San

195[71] Meade Lux Lewis (Blue Star GEP 125 1999).

196[72] Sammy Price (Coral ECV 18 1031) et Pete Johnson (Coral 40-011).

197[73] Leadbelly (Capitol EAP 1-369) et T. Bone Walker (Capitol EA 1-370).

198[74] Jimmy Yancey, Une soirée avec Jimmy Yancey (La Guilde du jazz J 1023).

199[75] Interview de Kurt Mohr réalisée le 31 janvier 1997.

200[76] Bulletin du Hot Club de France n° 11, octobre 1951, page 16.

201[77] Bulletin du Hot Club de France n° 39, juillet 1954, page 32.

Page 50: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Francisco, qui envoyait des listes de disques à ses correspondants, dont je faisais partie. Comme il était sur place il nous proposais tous les disques Alladin, Imperial, Modern, RPM... Il y avait de quoi devenir fou »202[78].

202[78] Interview de Jacques Demetre réalisée le 23 janvier 1997.

Page 51: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE VIII

LES TOURNEES DE BIG BILL

BROONZY.

1) Portrait de Big Bill.

Les précédents artistes de blues Leadbelly et Josh White, qui s’étaient produits en France, aussi importants soient-ils, n’avaient pas pu avoir sur le public français un effet durable. Ils n’étaient pas restés en France plus d’un mois et s’étaient produits uniquement à Paris. Le premier bluesman qui popularise sa musique dans notre pays est Big Bill Broonzy. Cela s’explique à la fois par le nombre considérable de représentations et d’enregistrements qu’il fait durant ses six tournées en Europe, le fait qu’il se soit produit aussi en province, et par ses qualités même de musicien, d’extraordinaire chanteur et conteur.

William Lee Conley Broonzy est né en 1897 dans l’Etat du Mississippi. Comme beaucoup de noirs il suit le courant migratoire vers les grandes villes du nord qui s’est amorcé au début de notre siècle et se retrouve à Chicago dès 1926. A partir de 1928 il connaît un succès considérable auprès du public noir. Jusqu’à la seconde guerre mondiale il enregistre plus de 300 faces, soit en tant que leader, soit comme accompagnateur de Lil Green, Washboard Sam, Jazz Gillum, John Lee « Sonny Boy » Williamson... Il figure sur les catalogues de la plupart des grandes compagnies de race records : Okeh, Vocalion, Bluebird, Columbia... Comme le souligne Gérard Herzhaft : « Son immense talent joint à une personnalité exceptionnellement ouverte le rend immensément populaire auprès des noirs de Chicago et il règne en maître sur les clubs de la ville. Il se sert de cette influence pour aider de nombreux artistes et les faire enregistrer : Washboard Sam, Gillum, Williamson, Memphis Slim et même Muddy Waters lui doivent beaucoup »203[1]. En 1938 il participe au spectacle de John Hammond From Spirituals to Swing, où il est remarqué par Hugues Panassié. Apres la guerre sa musique n’est plus à la mode auprès des noirs. Tout comme Leadbelly et Josh White, il réussi alors le tour de force d’attirer l’attention du public blanc new-yorkais. Cela lui permet en 1951 de venir faire une tournée en Europe.

203[1] Gerard Herzhaft, Encyclopedie du blues, Paris, Ed. Seghers, 1990, page 37.

Page 52: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

2) La première tournée de Big Bill Broonzy.

C’est Hugues Panassié et le Hot Club de France qui rendent possible la premiere tournée de Big Bill dans notre pays. En fait, les organisateurs profitent de son voyage en Allemagne pour le faire venir en France. Tout comme Leadbelly on craint que la musique du bluesman ne soit trop frustre. On lui adjoint un orchestre qui comprend les musiciens de jazz Merril Stepter (Trompette), Guy Lafitte (Saxophone), André Persiani (piano), George Hadjo (contrebasse) et Wallace Bishop (batterie). La tournée de Big Bill et de son orchestre est un véritable marathon. En moins de deux mois ils doivent assurer 27 dates. Le premier concert a lieu le 20 juillet 1951 à Vichy : l’amateur de blues André Vasset se souvient : « A Vichy, l’orchestre avait été engagé pour les dîneurs du gala Ford. Autant dire que l’auditoire, costumé en habits de soirée et robes longues, ne se souciait guère de musique et montrait une inattention soutenue. La présence de ce grand diable, rudoyant sa guitare et chantant avec une spontanéité, une sincérité et un naturel absolus, était la passablement insolite. Avec deux ou trois copains, embusqués derrière une haie de fusains servant de fond de scène, nous étions bouches et oreilles bées. Jamais nous n’avions entendu une musique semblable. Vocal et guitare nous atteignaient de plein fouet (...). Nous étions les premiers vrais auditeurs européens de Big Bill »204[2]. Heureusement, le public se montre plus réceptif aux autres concerts que fait Big Bill. Il se produit le long de la côte française et termine sa tournée initiale à Saint Tropez le 25 août. Cependant, le succès est suffisamment important pour que le bluesman prolonge son séjour en France. Il se produit seul au Vieux Colombier de Juan-Les-Pins du 1er au 13 septembre, avec un court séjour entre temps à Clermont-Ferrand le 6.

Il part ensuite quelques jours en Allemagne mais revient à Paris les 20 et 21 septembre. Hugues Panassié a décidé de l’enregistrer pour le label Vogue. Il s’est rendu compte que l’orchestre était gênant et enregistre Big Bill seul avec sa guitare. Les progrès techniques permettent au bluesman d’enregistrer ce disque sur un support vinyl. En fait, ce disque Vogue est le premier 33 tours de l’histoire du blues ! La séance est particulièrement émouvante : « L’un des blues lents, « Hollerin’ and Cryin’ the Blues » qui dure 10 mn (au lieu des 3mn habituelles), donna même lieu à un incident dramatique comme je n’en avais jamais vu dans un studio d’enregistrement : au fur et à mesure qu’il chantait le morceau, Big Bill était de plus en plus bouleversé, de plus en plus « pris par le blues ». Il se mit à pleurer et, au début du dernier chorus, s’arrêta net, la voix brisée par un sanglot. Il lui fut impossible de reprendre l’enregistrement de ce blues. « I don’t want to fool with it anymore », dit-il (...). Et ce blues est un des plus bouleversants que j’ai jamais entendu. Il est probable que cet enregistrement sera publié tel quel »205[3]. Big Bill grave aussi un autre morceau, Black, Brown and White, une dénonciation de la ségrégation aux Etats-Unis. Les compagnies américaines avaient refusé ce

204[2] André Vasset, Black Brother : la vie et l’oeuvre de Big Bill Broonzy, Gerzat, auto édité,

1996, page 27.

205[3] Hugues Panassié, Bulletin du Hot Club de France n° 11, octobre 1951, Page 8.

Page 53: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

blues. Big Bill profite de son passage à Paris pour l’enregistrer. Le label Vogue propose les blues de Big Bill au début de l’année 1952, en 33 tours et en 78 tours206[4]

A l’issu de cette première tournée on peut lire dans le Bulletin du Hot Club de France : « Cet authentique tour de France a remporté partout le succès le plus total (...). Grâce à Big Bill les Français savent maintenant ce qu’est le blues »207[5]. Avant de retourner pour Chicago le 25 septembre, Big Bill s’est lié d’amitié avec Hugues Panassié, André Vasset, Madeleine Gautier et un amateur belge du nom de Yannick Bruynoghe.

3) Deuxième tournée.

Fort de son succès Big Bill revient en France le 18 janvier 1952. Cette fois-ci il est accompagné par le pianiste Blind John Davis. Ils jouent à Paris au Vieux Colombier, à la salle Pleyel et au Jazz Land. Sur leur prestation au Jazz Land, Madeleine Gautier écrit : « Big Bill joue seul. Selon son humeur, selon la tête des gens, il varie son répertoire à l’infini et vous amène dans des régions musicales qui vous laissent pantois. Quelle aisance, quelle « présence » chez ce chanteur de blues... Et lorsque Bill a fini de jouer en solo, il s’en va chercher Blind John. Et lorsque les deux artistes jouent ensemble, on ne sait plus très bien lequel écouter. Le régal est complet. Quand Blind John et qu’il est en forme, le régal, d’ailleurs, continue (...). Jamais tant de grands musiciens n’avaient été réunis dans un cabaret parisien »208[6]. Au cours de ces concerts, Blind John Davis permet à beaucoup d’amateurs de découvrir le boogie woogie.

Puis les deux musiciens tournent à Lyon, dans l’ouest de la France et dans le nord

de l’Europe, à Liège, Anvers, Roubaix, Bruxelles, Lille. Ce deuxième voyage permet de

nouveaux enregistrements de Big Bill209[7]

et de Blind John Davis210[8]

. Surtout, cette

tournée dans le nord permet au Big Bill de retrouver Yannick Bruynoghe. Il l’héberge et

lui propose d’écrire un livre sur sa vie. Le bluesman apprend alors à lire et à écrire. Lors de

ses tournées, entre Paris, Bruxelles et Chicago, il écrit sur des bouts de papiers des

anecdotes, des faits marquants de sa vie, des histoires sur des gens qu’il connaît. Il les

206[4] Big Bill Broonzy (Vogue LD 030), Big Bill Blues / Black Brown and White (Vogue 134),

Make My Gateway / John Henry (Vogue 118).

207[5] Madeleine Gautier, La tournée de Big Bill Broonzy, in Bulletin du Hot Club de France

n°10, aout-septembre 1951, pages 3 et 4.

208[6] Madeleine Gautier, Bulletin du Hot Club de France n°17, avril 1952, page 17.

209[7] Big Bill Broonzy vol 2 (Vogue LD 072).

210[8] Blind John Davis (Vogue LD 078) et O Sole Mio / Pain Boogie (Vogue 3100).

Page 54: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

donne ensuite à Yannick Bruynoghe qui entreprend de traduire cet anglais approximatif,

plein de fautes d’orthographes et de mots d’argot. Plusieurs de ses notes paraissent dans le

Bulletin du Hot Club de France en 1954211[9]

. Leur réunion permet finalement la

publication d’un livre en mai 1955, intitulé Big Bill Blues212[10]

. Ce livre écrit en français

est édité à Bruxelles, mais il est disponible par correspondance et par l’intermédiaire des

Hot Clubs. C’est un document fascinant sur la personnalité de Big Bill. C’est le premier

ouvrage écrit par un bluesman. C’est aussi le premier livre écrit en français consacré

spécifiquement au blues.

4) Les autres tournées de Big Bill.

Big Bill fait trois autres tournées en Europe. La première commence le 10 décembre 1952 et se termine le 15 mai 1953. Il joue beaucoup à Paris au Métro Jazz, au Ringside et aux Trois Mailletz. Il visite aussi les villes de Saint-Etienne, Lyon, Clermont-Ferrand, Limoges, Pau et Montauban. Il tourne aussi en Espagne.

Lors de son quatrième voyage en Europe, Big Bill ne passe pas par la France. Il joue en Angleterre, en Belgique et en Hollande.

Son cinquième voyage commence en février 1956 par la France. A cette occasion il donne un concert au Hot Club de France de Paris. Grâce au musicien Milton Mezzrow comme traducteur, les amateurs français peuvent discuter avec le bluesman. Big Bill parle en particulier de la poésie du blues et de son rôle comme chant de protestation : « « Les paroles de mes chansons parlent beaucoup de « babies », de l’amour, parce que c’est plus plaisant. Mais les vrais blues sont des chants de protestation à mots déguisés » Et ce sont surtout ces blues là que Big Bill a chanté à la réunion, dont Mezz traduisait les puissantes paroles»213[11]. Ce concert est pour le bluesman l’occasion de dénoncer la ségrégation à mots couverts. Après cette réunion Big Bill part pour la Belgique, puis l’Allemagne et le Danemark. Il revient ensuite en France et joue à Clermont-Ferrand, Bordeaux, Montauban, Perigueux, Brive, Limoge et Guéret. Apres un détour en Italie il rentre aux Etats-Unis fin juin 1956.

Lors de son dernier voyage en Europe il ne reste que 48 heures en France. Le 1er avril 1957, il donne concert au SHAPE à Paris. De retour aux Etats-Unis il meurt d’un cancer, à Chicago, en 1958.

211[9] Bulletin du Hot Club de France n° 39, Juin-juillet 1954, page 10 et 11.

Bulletin du Hot Club de France n° 45, fevrier 1955, pages 3 et 4.

212[10] Big Bill Broonzy et Yannick Bruynoghe, Big Bill Blues, Paris, Ed. Ludd, 1987.

213[11] Bulletin du Hot Club de France n° 56, mars 1956, page 36.

Page 55: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

5) L’apport de Big Bill au blues en France.

L’apport de Big Bill au blues en France est considérable. Par le nombre de ses prestations dans notre pays il élargit considérablement le public du blues, au delà des seuls amateurs de jazz. Beaucoup de ceux qui le voient sur scène sont impressionnés et se mettent à écouter cette musique.

Le nombre de renseignements qu’il donne sur le blues est très important. Musicien d’une multitude de séances d’enregistrements il donne à Hugues Panassié de précieuses informations sur nombres d’artistes avec lesquels il a jouer, ou qu’il a rencontré : Washboard Sam, John Lee « Sonny Boy » Williamson, Lil’ Green, Sleepy John Estes...

Pourtant Big Bill, malgré lui pensons nous, laisse à beaucoup d’amateurs de jazz une vision erronée du blues. Pour beaucoup le blues était mort avec Bessie Smith. Lorsque Big Bill arrive en France il est donc naturellement surnommé « le dernier chanteur de blues vivant ». Ce surnom lui reste jusqu’à sa mort et il faut attendre le début des années 60 pour que les amateurs de jazz réalisent que non seulement le blues est bien vivant, mais qu’en plus il a eu une évolution parallèle à celle du jazz et qu’il est encore très apprécié du public noir.

Page 56: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE IX

LES TRAVAUX DE JACQUES DEMETRE

1) Le blues à Jazz Hot. Après le départ d’Hugues Panassié en 1949 le blues est peu traité dans le magasine Jazz Hot. Le be bop accapare l’esprit de la plupart des critiques du journal. Quelques articles paraissent cependant. Ils sont l’oeuvre de critiques américains. Il existe quelques articles bien fournies sur Josh White214[1], Leadbelly215[2] et Big Bill Broonzy216[3] à l’occasion de leurs venue en France. Un article est consacré a Wynonie Harris217[4] en 1950, et un autre sur le blues chez Duke Ellington218[5]. En 1955 un numéro spécial anniversaire de Jazz Hot permet à plusieurs critiques américains de dresser le portrait de plusieurs artistes de blues : Ma Rainey par Charles E. Smith219[6], Pete Johnson par Ernest Borneman220[7] et Horace Sprott (un harmoniciste) par Frederick Ramsey Jr221[8]. Ce dernier mentionne pour la première fois semble-t-il les travaux de l’ethno-musicologue Alan Lomax pour la Bibliothèque du Congres. Quelques chroniques de disques sont signés par les critiques François Postif et Frank Ténot. Ce dernier, lassé des querelles entres les « raisins aigres » et les « figues moisies », fonde son propre magasine en décembre 1954 : Jazz Magasine. Jusqu’en 1955 donc, on peut dire que seul Hugues Panassié, en France, parle de façon exhaustive du blues.

214[1] op. cit. note 120

215[2] op. cit. note 119

216[3]

217[4] op. cit. note 141

218[5] Guy Montassut et Jean Cruyer, Analyse du blues chez Duke Ellington, in Jazz Hot n° 43,

avril 1950, pages 12 et 20.

219[6] Charles E. Smith, Ma Rainey, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 20.

220[7] Ernest Bornemar, Pete Johnson, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 17.

221[8] Frederick Ramsey Jr, Horace Sprott, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 28.

Page 57: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

2) L’arrivée de Jacques Demètre. L’arrivée de Jacques Demètre au sein de la rédaction de Jazz Hot est lié à la volonté pour Charles Delaunay de faire un journal complet, qui traite de tous les aspects du jazz et pas seulement du be bop. Dans la revue chaque style de jazz a ses spécialistes : André Hodeir et Lucien Malson pour le be bop, Gérard Conte pour le style New Orleans... C’est aussi certainement une réponse aux attaques d’Hugues Panassié : ce n’est pas parce qu’on est tourné vers la modernité (le be bop), qu’on ne peut pas apprécier du jazz plus ancien (le blues). Né en 1924, Jacques Demètre découvre le jazz dans les années 40. Rebuté par l’évolution qu’il prend avec l’arrivée du be bop, il fait partie de ces nombreux amateurs qui découvrent les premiers disques de blues par l’intermédiaire de l’A.F.C.D.J. et de la marque Jazz Sélection. La vue d’un concert de Big Bill Broonzy achève de le convertir. Au début des années 50 il participe avec François Postif et Jean-Christophe Averty à l’édition d’un 78 tours pirate de Cripple Clarence Lofton et de Big Bill Broonzy sur la marque Jazz Document. Un jour, Gérard Conte, critique à Jazz Hot, lui propose d’écrire la chronique d’un disque de Cripple Clarence Lofton222[9]. Il le présente ensuite à Charles Delaunay qui lui propose d’écrire une rubrique mensuelle sur le blues. En avril 1955 Jacques Demètre écrit son premier article dans Jazz Hot 223[10]. Il est présenté comme « un spécialiste du folklore noir américain ». Il écrit d’abord : « Pour certains amateurs de jazz, le blues, pris dans un sens erroné, sert encore à désigner tout morceau à tempo lent ». Il définit ce qu’est le blues : sa structure, ses thèmes, l’usage de l’improvisation, l’influence du gospel. Jacques Demètre a deux objectifs : faire une anthologie la plus exhaustive possible du blues. Montrer que cette musique n’est pas morte, mais qu’elle se renouvelle sans cesse et connaît toujours un grand succès auprès du public noir. 3) Les articles de Jacques Demètre. a) Les sources.

Pour écrire ses articles Jacques Demètre dispose de plusieurs sources. Les disques. Jacques Demètre dispose de la plupart des disques qui sont parus en France, notamment sur les marques Vogue et Jazz Sélection. Cependant, ces disques sont insuffisants. Il fait donc plusieurs voyages en Angleterre où le marché du blues est plus important. Il commande aussi directement aux Etats-Unis par l’intermédiaire d’un disquaire américain qui s’appelle Ray Avery. Les autres amateurs de blues. Jacques Demètre bénéficie de l’aide d’autres amateurs de blues : d’abord le disquaire François Postif, directeur au début des années 50 de la marque Jazz Document, ensuite le suisse Kurt Mohr qui, grâce à ses contacts, entreprend dès le milieu des années 50 d’établir une

222[9] Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 77.

223[10] Jazz Hot n° 98, avril 1955, page 12.

Page 58: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

discographie la plus complète possible sur les artistes de RnB. Il est lui-même l’auteur de quelques articles sur l’organiste Bill Dogget224[11] et sur le Rhythm and Blues225[12]. Il faut aussi mentionner la pianiste Martine Morel, et surtout l’anglais Paul Oliver, qu’il rencontre à Paris en 1957 et qui est le premier à montrer le coté poétique du blues. Les sources écrites. Elles sont peu nombreuses. Jacques Demètre a du lire les articles d’Hugues Panassié dans le Bulletin du Hot Club de France, ainsi que le livre de Big Bill Broonzy et Yannick Bruynoghe, Big Bill Blues. Nous savons qu’il est au courant des travaux d’Alan Lomax pour la Bibliothèque du Congres à Washington : dans le premier article qu’il écrit à Jazz Hot il mentionne un ouvrage d’un certain Odum, professeur à l’Université de Caroline du Nord qui fait état des travaux de Lomax226[13]. Les musiciens. Jacques Demètre rencontre le pianiste Sammy Price venu donner un concert à la salle Pleyel le 20 février 1956 à Paris et lui sert de guide et de chauffeur dans la capitale : « Il y a eu Sammy Price qui m’a donné nombres d’informations et de photos. Il m’a donné la première photo de Memphis Slim publiée dans Jazz Hot ». En 1958 il assiste à Londres, en compagnie Paul Oliver, à un concert de l’harmoniciste Sonny Terry et du guitariste Brownie McGhee. Il reste ensuite deux semaines avec eux. « C’était formidable. J’allais dans leur chambre d’hôtel et je les interrogeais sur l’histoire du blues de la cote est. Qui était qui, qui jouait quoi ? »227[14]. b) Les articles. A partir de 1955 Jacques Demètre écrit tous les mois dans Jazz Hot. Ses articles sont d’abord sobres : une biographie avec une photo et éventuellement une discographie. Demètre dresse ainsi des portraits de Sonny Terry228[15], Muddy Waters229[16], Jimmy Yancey230[17], John Lee Hooker231[18]... Puis, au fil des rencontres ses articles s’enrichissent. Il fait des études sur certains thèmes du blues232[19] et rend compte de l’actualité de cette musique aux Etats-Unis233[20]. Il s’occupe également d’écrire toutes les chroniques de disques sur le blues.

224[11] Kurt Mohr, Bill Dogget, in Jazz Hot n° 124, septembre 1957, page 16.

225[12] Kurt Mohr, Le Rhythm and Blues, in Jazz Hot n° 118, fevrier 1957, pages 10 et 11.

226[13] op. cit. note 224.

227[14] Interview de Jacques Demetre réalisée le 23 janvier 1997.

228[15] Jacques Demetre, Sonny Terry, in Jazz Hot n° 99, mai 1955, page 20.

229[16] Jacques Demetre, Muddy Waters, in Jazz Hot n° 101, juillet-aout 1955, pages 20 et 21.

230[17] Jacques Demetre, Jimmy Yancey, in Jazz Hot n° 102, septembre 1955, pages 12 et 13.

231[18] Jacques Demetre, John Lee Hooker, in Jazz Hot n° 104, novembre 1955, page 20 et 21.

232[19] Jacques Demetre, Les personnages du blues, in Jazz Hot n° 104, novembre 1955, pages

20 et 21.

Page 59: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Ajoutons que les recherches de Jacques Demètre ne sont pas limitées au blues. Il est aussi un pionnier dans le domaine des negro-spirituals et des gospel songs. Il écrit plusieurs articles sur le sujet grâce à ses rencontres avec les artistes Brother John Sellers et Sister Rosetha Tharpe, tous deux venus chanter en France en 1957.

4) Les réactions aux articles de Jacques Demètre. Les articles de Jacques Demètre suscitent des réactions diverses. Hugues Panassié est très hostile au critique de Jazz Hot. Il ne supporte pas ce nouveau venu qui vient « chasser sur ses terres ». Il surnomme Jacques Demètre double bêta et l’attaque violemment : «Double bêta zazotteux, une des plus récentes acquisition du torchon, fait partie du petit noyau zazotteux chargé de la défense du jazz « traditionnel » afin de démontrer qu’à zazott on est objectif. Il pond des articles sur les spécialistes du blues, sans jamais d’ailleurs citer la source des informations qu’il puise à droite et à gauche, notamment dans le bulletin, et qu’il s’approprie sans vergogne. Des qu’il essaie de formuler un jugement personnel, son incompétence crasse se révèle »234[21]. Dans la rédaction même de Jazz Hot Jacques Demètre apparaît comme un original :

« Souvent on me raillait : « Demetre et sa musique primitive ». Il faut reconnaître que de

la part des amateurs de jazz envers le blues, il y a souvent le même mépris que des

musiciens classiques vis-à-vis des musiciens de jazz »235[22]

. Le blues est considéré par

certains amateurs de jazz comme une musique basique, peu digne intérêt. Pour André

Hodeir par exemple, cette musique est juste un « thème du folklore négro-

américain »236[23]

. Dans son livre Jazzistiques237[24]

, dans un chapitre intitulé Parfum de

blues, il va encore plus loin en affirmant que « l’esprit du blues n’est pas essentiel au

jazz ». Au yeux de ces amateurs, le blues est peu considéré, voir méprisé. Pourtant, grâce

à l’appui d’André Clergeat, alors rédacteur en chef de la revue, et de Charles Delaunay,

Jacques Demètre continue à publier ses articles. Ses travaux ont le mérite d’attirer le

regard de certains amateurs sur le blues.

233[20] Jacques Demetre, Le Rhythm and Blues, in Jazz Hot n° 117, janvier 1957, pages 18 et

19.

Jacques Demetre, Le West coast blues, , in Jazz Hot n° 127, decembre 1957, pages 15 et 16.

234[21] Bulletin du Hot Club de France n° 61, octobre 1956, page 15.

235[22] Sebastian Danchin, introduction au livre de Jacques Demetre et Marcel Chauvard,

Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. CLARB, 1994, page 19.

236[23] André Hodeir, Hommes et problemes de jazz, Roquevaires, Ed. Parantheses, 1954, page

241.

237[24] André Hodeir, Jazzistiques, Roquevaires, Ed. Parantheses, 1984, page 55.

Page 60: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE X

LE BLUES ET LE GRAND PUBLIC

De l’après guerre à la fin des années 50 l’image du jazz change complètement en France et avec elle celle du blues. Chez les amateurs de jazz, le rejet par nombre d’entre eux du be bop entraîne une redécouverte du blues, considéré alors par beaucoup comme une branche morte du jazz depuis le décès de Bessie Smith en 1937. Grâce aux efforts d’Hugues Panassié, puis de Jacques Demètre, aux premières tournées de bluesmen, à l’arrivée de nouveaux disques liée en partie à la révolution technique que constitue le microsillon, le blues commence à déborder le cadre strict des amateurs de jazz. Sans doute à cause de la mode swing qui s’est développée après la guerre, puis du New Orleans Revival avec Sydney Bechet et Claude Luter, le mot blues apparaît pour la première fois en 1951 dans le Petit Larousse illustré avec la définition suivante : « Une variété de fox-trot »238[1]. On le voit, les auteurs du dictionnaire ont confondu la musique noire américaine et cette danse très en vogue dans les années 20, dont nous avons déjà parlé. Un article paru en 1954 dans Paris Match et commenté par Boris Vian dans Jazz Hot peut résumer la vision du blues qu’a le grand public français. Dans cet article on associe le blues à « un état d ’âme infiniment triste , à la façon d’un poème romantique comme le Lac ou la Tristesse d’Olympio ». Plus loin on peut lire que « tous les plus purs pianistes de boogie woogie ont été, à leurs débuts, laveurs de voiture »239[2] ! Pour le grand public, le blues est assimilé à une sous-catégorie du jazz, obscure et mal définie.

238[1] cité dans Jean-Paul Levet, Le P.L.I. est-il pris ? Ou le blues du Petit Larousse illustré, in

Soul Bag n° 147, été 1997, page 48.

239[2] Boris Vian, Revue de Presse, in Jazz Hot 1954.

Page 61: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE XI

DE NOUVELLES RECHERCHES

1) De nouveaux disques en France. A partir de 1958 le nombre de disques venu des Etats-Unis augmente considérablement. La concurrence devenant plus forte, les différentes marques françaises achètent les droits sur nombres de catalogues américains. Il devient désormais difficile de faire un bilan de tous les réseaux de distribution. London importe les catalogues Chess, Specialty et Imperial. Vogue, et sa filiale Jazz Sélection, continuent l’exploitation de Chess et Appollo, auxquels s’ajoute Peacock. Philipps et sa filiale Fontana obtiennent la distribution de Columbia. Une petite marque, Versailles, détient les droits sur le catalogue Atlantic. Odéon a la distribution de la compagnie anglaise Top Rank, elle même détentrice des labels Parlophone, Ace, King, Swing et Vee Jay. Barclay propose les catalogues d’Atlantic et de Mercury. Polydor distribue Capitol, Brunswick et Imperial. En plus, les grandes compagnies se mettent aussi à rééditer leurs Catalogues : Paramount, Verve, Columbia et RCA qui propose plusieurs collections sur le jazz : Classic of jazz, Jazz de poche et Tresaury of jazz. A cela s’ajoute d’autres labels mystérieux comme Pop ou President. Le début des années 60 voit une explosion des enregistrements de blues en France, bien que selon Kurt Mohr, aucun de ces disques ne se vendent à plus de 1000 exemplaires.

2) Blues and Rhythm Panorama.

Pour se tenir au courant des nouveautés les amateurs peuvent écouter les émissions radiophoniques hebdomadaires d’Hugues Panassié : Jazz Panorama, de Sim Copans : Panorama du jazz américain et de Bernard Niquet : Les Rois du jazz, mais le blues n’y est qu’occasionnel. Ils disposent des articles d’Hugues Panassié dans le Bulletin du Hot Club de France et de Jacques Demetre dans Jazz Hot. C’est à la fin des années 50 qu’ont lieu les premières émissions télévisées sur le blues, grâce aux efforts de Jean Christophe Averty240[1].

240[1] Jean Christophe Averty, Way Down The Mississippi, diffusé le 19 décembre 1959.

Jean Christophe Averty, Hommage à King Oliver, diffusé le 30 janvier 1960.

Jean Christophe Averty, Hommage à Bessie Smith, diffusé le 20 février 1960.

Jean Christophe Averty, Hommage à Clarence Williams, diffusé le 25 juin 1960.

Jean Christophe Averty, Singing The Blues, Mae Mercer Blues, diffusé le 19 mai 1962.

Page 62: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Mais tout ceci est insuffisant. Il devient évident qu’il faut créer un magasine spécifique pour rendre compte de cette actualité. En 1959, c’est un belge, Serge Tonneau, qui fonde la première revue consacrée à la musique populaire noire américaine : Rhythm and Blues Panorama. Jacques Demètre et Kurt Mohr ne tardent pas à y faire des articles et des discographies. Cependant, son tirage est limité. Elle n’est disponible en France que par correspondance auprès d’un certain René Rassal, 24 rue grande justice à Cambrai. Elle bénéficie d’une bonne critique du journal Jazz Hot : « à conseiller pour les articles bluesy »241[2]. Nous n’avons pas réussi à nous procurer des numéros de cette revue, ce qui montre son peu de diffusion. 3) Les voyages aux Etats-Unis. Loin de satisfaire les amateurs de jazz, les nouveaux disques attisent au contraire la curiosité. En général, on ne sait pratiquement rien des artistes qui enregistrent les morceaux qui arrivent en France. Il devient donc de plus en plus nécessaire d’aller se renseigner aux Etats-Unis. L’un des tous premiers européens à voyager dans le ghetto noir de Chicago est le belge Yannick Bruynoghe, à l’invitation de Big Bill Broonzy. D’autres le suivent à partir de 1959. a) Jacques Demètre. Les buts du voyage de Jacques Demètre sont multiples : il s’agit d’abord de voir comment s’organise le blues aux Etats-Unis, comment vivent les musiciens, dans quels conditions, quelles sont leurs relations avec leur public, quelle est leur popularité au sein de leur communauté. « Lors de notre séjour à Chicago, capitale du « pays du blues », nous avions un double but : rencontrer aussi bien des jeunes bluesmen en activité que des vétérans du blues, dont nous pressentions qu’ils devaient mener une vie obscure et retirée »242[3]. Enfin, il faut obtenir un maximum de renseignements discographiques auprès des compagnies de disques américaines. Grâce à ses rencontres en France, Jacques Demetre dispose de quelques contacts aux Etats-Unis pour faciliter son séjour. Il est invité par les pianistes Sammy Price et Champion Jack Dupree à New York, ainsi que par le frère de Kurt Mohr, « Babs ». Il est accompagné dans son voyage par un jeune passionné de blues, Marcel Chauvard. Les deux hommes restent quatre semaines en Amérique, du 10 septembre au 10 octobre 1959243[4].

241[2] Critique de Jean Tronchot in Jazz Hot n° 174, mars 1962, page 30.

242[3] Jacques Demetre, Interview de Saint Louis Jimmy, in Jazz Hot n° 169, octobre 1961, page

26.

243[4] Le récit du voyage de Jacques Demetre parait en une suite de six articles dans les

numéros 149 à 154 de Jazz Hot, de décembre 1959 à mai 1960. Ces articles ont été regroupés

dans le livre Marcel Chauvard et Jacques Demetre, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret,

Ed. CLARB, 1994.

Page 63: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

La première étape du voyage est New York. Ils rencontrent Champion Jack Dupree, Sammy Price, Tarheel Slim, Willie Jones, Danny Taylor, Lafayette Thomas... Ils participent aussi à plusieurs offices religieux, notamment au célèbre Apollo Theatre, haut lieu de la musique afro-américaine, où ils voient les Ward Singers, le Spirit of Memphis et Alex Bradford. Ils rencontrent aussi Henry Glover, directeur d’un petit label, Old Town, et l’ethnomusicologue Sam Charters qui a déjà effectué plusieurs voyages dans le sud des Etats-Unis. Jacques Demetre et Marcel Chauvard se rendent ensuite à Detroit. Ils rencontrent John Lee Hooker, Little Sonny, Eddie « Guitar » Slim, Emmit Slay, T.J. Fowler, le révérend C.L. Franklin, ainsi que le directeur de la petite marque J.V.B : Joe Von Battle. La dernière étape de ce voyage est Chicago, la capitale du blues. Ils font la connaissance d’Elmore James, Memphis Slim, Muddy Waters, James Cotton, Little Walter, B.B. King, Howlin’ Wolf, Billy « The Kid » Emerson, Sunnyland Slim, Buddy Guy, Otis Rush... Ils retrouvent plusieurs vétérans, tels Little Brother Montgomery, Saint Louis Jimmy, Curtis Jones, Tampa Red et Kokomo Arnold. Le bilan de ce voyage est largement positif. C’est d’abord un choc culturel extraordinaire pour les deux journalistes : ils sont parmi les seuls européens à avoir vu des bluesmen jouer leur musique au sein de leur communauté. Ensuite, ils ont récolté une somme considérable d’informations, d’interviews, de photographies (souvent en couleur), de renseignements discographiques, qui servent par la suite à écrire d’autres articles244[5]. Après ce voyage Jacques Demetre garde des contacts épistolaires constants avec certains musiciens, ce qui lui fournit encore de précieux renseignements. Surtout, la série d’articles sur ce voyage a un impact énorme. Elle démontre que le blues n’est pas mort, qu’il continue à être joué dans les ghettos et à être apprécié par tout une partie de la population afro-américaine. Ces articles sont traduits en plusieurs langues et paraissent en Angleterre, en Amérique et même en Pologne. En revanche ils ne dépassent pas le cadre strict des amateurs de jazz. b) Georges Adins. Durant un mois, entre novembre et décembre 1959, Georges Adins effectue un voyage diffèrent de celui de Jacques Demètre245[6]. Il commence son périple à Houston où il séjourne pendant une semaine avec le guitariste Sam « Lightnin’ » Hopkins. Puis, il part pour Saint Louis et rencontre l’harmoniciste Sonny Boy Williamson (Rice Miller). Il garde un souvenir inoubliable de ces concerts dans les juke joints de la ville : « Des les premières notes, je sais que je vais assister à une soirée de blues, une vraie (...). Des femmes poussent des cris, des jeunes filles essuient le front ruisselant de Sonny Boy, ceux qui ne dansent pas n’ont d’yeux que pour lui et entourent

244[5] On peut donner comme exemples : Jacques Demetre, Interview d’Howlin’ Wolf, in Jazz

Hot n° 171, decembre 1961, page 28. Les Jeunes du blues, in Jazz Hot n° 176, mai 1962...

245[6] Le récit de son voyage parait dans les numéros 96, 98, 101 et 102 du Bulletin du Hot

Club de France, de mars 1960 à novembre 1960.

Page 64: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

l’estrade (...). A trois heures du matin l’ambiance est à son maximum. Tout le monde est maintenant autour de l’estrade, à « manger » du blues, au point qu’on oublie tout, On ne sens même plus qu’on a soif et si on boit, c’est dans le verre du voisin »246[7]. Sur les conseils de Sonny Boy il se rend ensuite à Chicago pour voir Muddy Waters. Il le rencontre, ainsi que Saint Louis Jimmy, Little Walter, Elmore James, Otis Spann, James Cotton, Pate Hare, Luther Tucker, Francis Clay... Il rapporte plusieurs photos des artistes qu’il a côtoyé. c) Paul Oliver. En rentrant des Etats-Unis Jacques Demetre rend compte de son voyage à l’Anglais Paul Oliver. Celui-ci est tellement emballé qu’il décide de partir. En 1960, il parcourt les Etats-Unis, visitant les villes de Detroit, Chicago, Memphis, Clarksdale, Dallas, différentes villes de Louisiane, Houston, Saint Louis... Il voyage avec sa femme et la présence occasionnelle des ethnomusicologues Harris Oster et Chris Strachwitz. Comme Jacques Demètre, il rapporte quantité de renseignements, ainsi que les enregistrements de plusieurs musiciens. Les informations sont suffisamment importantes pour donner naissance à un livre. L’originalité de cet ouvrage est de mettre en relation le blues et l’histoire afro-américain, et de montrer combien les deux sont inséparables. Ce livre est traduit par Sim Copans et Jacques Demètre. Il parait en France en 1962 sous le titre Le Monde du blues. Il bénéficie d’une campagne de promotion sans précédent. Il est naturellement le sujet d’une émission radiophonique de Sim Copans. On parle aussi du Monde du blues à la télévision, dans le cadre d’une émission littéraire intitulée Lecture pour tous, toujours avec Sim Copans247[8]. Partout la presse en dit le plus grand bien : « un des ouvrages les plus remarquables de ces dernières années (La Voix ouvrière). Un extraordinaire document humain (La Croix)... »248[9]. Seul Yannick Bruynoghe en fait une mauvaise critique dans le Bulletin du Hot Club de France249[10]. C’est en tout cas le premier livre sur le blues qui arrive à sortir du cadre des amateurs de jazz et à toucher le grand public.

246[7] Georges Adins, Sonny Boy Williamson, in Bulletin du Hot Club de France n° 96, mars

1960, page 10.

247[8] Jean Prat, Lecture pour tous, émission diffussée le 24 octobre 1962.

248[9] Publicité du Monde du blues, in Jazz Hot n° 182, decembre 1962, page 9.

249[10] Bulletin du Hot Club de France n° 123, decembre 1962, page 32.

Page 65: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE XII

L’ARRIVEE DU ROCK AND ROLL

Le rock and roll constitue une étape essentielle dans la découverte du blues par les Français. Nous n’entendons pas faire une étude ayant pour sujet « les Français découvrent le rock and roll ». D’autres s’en sont déjà chargés. Nous voulons seulement souligner comment cette mode née au Etats-Unis a facilité l’implantation du blues dans notre pays.

1) La naissance du Rock and Roll.

Le rock and roll est né aux Etats-Unis au milieu des années 50. Il est le témoignage d’un changement profond de la société américaine. La jeunesse s’affirme en particulier par des goûts musicaux différents, en achetant de nouveaux disques, fortement marqués par la country et le Rhythm and Blues. En 1953 Bill Haley installe dans le hit-parade pop, jusque là occupé par des chanteurs comme Frank Sinatra ou Bing Crosby, un premier « rock », Crazy Man Crazy. En 1955 c’est au tour de Rock around the Clock de connaître le succès. Comme le souligne Gérard Herzhaft, « Haley transforme son succès en un véritable phénomène de société et fait du Rock and Roll la musique des jeunes de toute l’Amérique »250[1]. Ce faisant, il ouvre la voie à de nombreux chanteurs du sud qui connaissent à leur tour d’importants succès commerciaux : Elvis Presley, Carl Perkins, Jerry Lee Lewis, Buddy Holly, Gene Vincent, Johnny Burnett... Fortement influencés par la musique noire, ils reprennent de nombreux blues : That all Right Mama de Big Boy Crudup par Elvis Presley, Whole Lot Of Shakin’ Goin’ On de Big Maybelle par Jerry Lee Lewis, Matchbox Blues de Blind Lemon Jefferson par Carl Perkins...

Cependant, un phénomène nouveau se produit. Les jeunes se mettent aussi à acheter des disques de Rhythm and Blues. Jusqu’à présent les artistes noirs n’arrivaient pas à pénétrer le marché blanc du disque. La barrière raciale semblait infranchissable. Puis, grâce à certains disc-jockeys comme Alan Freed, des musiciens afro-américains arrivent à s’intégrer à la mode du Rock and Roll et connaissent eux aussi la gloire : Little Richard, Chuck Berry, Big Joe Turner, Fats Domino, Big Jay McNeely, Screamin’ Jay Hawkins...

250[1] Gerard Herzaft, La Country-music, Paris, PUF, col.. Que sais-je ?, 1984, page 85.

Page 66: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

2) L’arrivée du Rock and Roll en France.

Dès la fin de l’année 1956 parait en France sur la marque Mercury, distribuée par Barclay, un 33 tours du saxophoniste Red Prysock, intitulé 251[2]Rock and Roll. Les premiers Français à observer cette mode sont bien sur les amateurs de jazz. En général, ils considèrent cette nouvelle musique comme une dégénérescence du jazz peu digne d’intérêt. Le musicien Alix Combelle par exemple, condamne cette nouvelle forme musicale dans un article virulent qui parait dans le Bulletin du Hot Club de France252[3]. Boris Vian qui n’aime pas non plus cette musique, enregistre avec la complicité d’Henri Salvador, une parodie des disques d’Elvis Presley qu’il vient de recevoir des Etats-Unis grâce à Michel Legrand. Signant les morceaux des pseudonymes de Vernon Sinclair et Henry Cording, ils enregistrent les premiers rocks français de l’histoire253[4]. Deux ans plus tard ils profitent du passage du trompettiste Quincy Jones pour graver avec lui un blues en français : Blouse du dentiste.

A partir de 1957, plusieurs disques paraissent avec l’étiquette Rock and Roll. Le label London édite plusieurs enregistrements de Fats Domino254[5], de Big Joe Turner255[6] et de Little Richard256[7]. A partir de 1960 la marque Polydor propose elle aussi quelques 45 tours de Fats Domino257[8]. Une petite marque, Versailles, arrive à acheter à la fin des années 50 le catalogue américain Atlantic. Elle édite également sous le terme de Rock and Roll plusieurs disques de Big Joe Turner258[9], Lavern Baker259[10] et Ray Charles260[11]. De nombreuses compilations voient le jour, proposant des ensembles hétéroclites de musiciens. Ces disques

251[2] Red Prysock, Rock and Roll (Mercury MP 7104).

252[3] Alix Combelle, Sur le Rock and Roll, in Bulletin du Hot Club de France n° 62, novembre

1956, pages 5 et 6.

253[4] notes du coffret, Boris Vian et ses interpretes, Polygram 845 918-2, page 12.

254[5] Fats Domino (London HA-U-2028), Fats Domino (London HA-P-2041), Fats Domino

(London HA-P-2052)...

255[6] Big Joe Turner (London HL-E 8332), Big Joe Turner (London HL-E 8357)...

256[7] Little Richard (London HA 0 2055).

257[8] Fats Domino (Polydor 27.702), Fats Domino (Polydor 27.707), Fats Domino (Polydor

27.709)...

258[9] Joe Turner (Versailles STDX 8005)...

259[10] Lavern Baker (Versailles 90 .5194)...

260[11] Ray Charles (Versailles 90 M 193)...

Page 67: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

sont en général chroniqués dans les magasines de jazz avec les autres disques de blues. Cependant, ils sortent en petit nombre d’exemplaires, les réseaux de distributions sont encore très limités et sont achetés d’avantage par les amateurs de jazz que par le grand public.

Au début de l’année 1959 a lieu une tournée, baptisée Rock and Roll, du trompettiste Cootie Williams. Elle se termine à Paris devant le public de l’Olympia. Williams est accompagné par le bluesman Larry Dale, dont les solos de guitare provoquent la colère des amateurs de jazz. Seul Hugues Panassié défend le musicien : « Larry Dale est un superbe guitariste de blues ».261[12]

3) La période Yé-yé.

Le Rock and Roll est d’abord connu en France par le grand public grâce au cinéma. Dès 1957 sont diffusés les premiers films d’Elvis Presley. L’un d’eux, Love In, donne à Dick Rivers son nom de scène : c’était celui d’Elvis Presley dans le film. En 1957 parait The Girl Can’t Help It (traduit par La Blonde et moi), avec Little Richard, Fats Domino,Gene Vincent, Eddie Cochran... Ces films et quelques disques, inspirent de nouveaux musiciens : Richard Anthony, Billy Bridge, Dick Rivers et Les Chats Sauvages,. Au Golf Drouaut se produisent régulièrement Johnny Halliday, Eddie Mitchell et Les Chaussettes noires. Ces nouveaux musiciens issus de la vague yé-yé sont responsables de nombreuses adaptations de morceaux américains, parmi lesquels, sans le savoir, quelques blues et morceaux de RnB : Richard Anthony chante dès 1958 Nouvelle vague, en fait une chanson des Coasters (Three Cool Cats), Dick Rivers adapte What’d I Say de Ray Charles sous le titre Est-ce que tu le sais...

Ces nouvelles musiques bénéficient à partir de 1959 de plusieurs facteurs qui assurent leurs succès auprès des français. Il se produit un phénomène d’identification : le Rock and Roll est joué par des jeunes et s’adresse à un public de jeunes. Il est lié à une série de progrès techniques importants : l’invention du pick up permet d’écouter des disques plus facilement. Le disque, même s’il reste un produit de luxe, devient plus accessible : un 45 tours coûte un peu plus cher qu’une place de cinéma. L’invention du transistor permet une écoute de la radio à peu prés dans n’importe quel endroit. En 1959 est créé l’émission Salut les copains, diffusée tous les jours à la sortie des écoles sur Europe 1. Signalons que son générique, Last Night, est un blues instrumental des Mar-Keys. Toujours sur Europe 1, la même année, est diffusée Pour ceux qui aiment le jazz, animée par Frank Ténot et Daniel Filipacchi. On peut y entendre occasionnellement du blues. Enfin, les techniques dans les studios d’enregistrements s’améliorent et on n’hésite plus à faire appel à du personnel qualifié. Mickey Baker, guitariste de blues et de RnB, venu à Paris en 1962 est engagé par Kurt Mohr, responsable du

261[12] Hugues Panassié, Polémique autour de Cootie Williams, in Bulletin du Hot Club de

France n° 86, mars 1959, page 11.

Page 68: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

catalogue jazz d’Odéon. Ensemble ils lancent le chanteur Billie Bridge et une nouvelle danse : le Madison262[13].

Les yéyés jouent un rôle important dans la découverte du blues en France. Par leurs traductions et leurs adaptations ils font connaître indirectement la musique américaine au grand public. C’est ensuite seulement que ce public découvre les morceaux originaux des artistes noirs.

262[13] interview de Kurt Mohr réalisée le 31 janvier 1997.

Page 69: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

CHAPITRE XIII

LE MOUVEMENT FOLK

1) La naissance du mouvement folk. Au milieu des années 30 nait le mouvement folk dans les cabarets chics de Greenwich Village à New York. Leadbelly est le premier noir à jouer pour ce public blanc, amateur de chansons folkloriques, dès 1934. Il est rejoint par la suite par les guitaristes Josh White et Big Bill Broonzy qui jouent avec d’autres musiciens blancs comme Woody Guthrie ou Pete Seeger. A la fin des années 50 cette scène folk devient plus active, en partie en réaction contre le rock and roll. Beaucoup de jeunes étudiants commencent à s’intéresser au folklore de leur pays. Musique folklorique par excellence, le blues profite grandement de cet engouement. On parle alors de blues revival. Suivant l’exemple de l’ethnologue Alan Lomax, beaucoup de campagnes de recherches sont organisées dans le sud des Etats-Unis, afin de trouver ou de retrouver des musiciens talentueux et les enregistrer. Ces musicologues ont pour nom Frederick Ramsey Jr, Harris Oster, John Brian, Pete Welding, Mack McCormick, Chris Strachwitz263[1]... De nouveaux artistes sont découverts comme Snooks Eaglin’, Mance Lipscomb, Robert Pete Williams... D’autres sont redécouverts alors qu’ils n’avaient plus enregistré depuis des années : Lil’ Son Jackson, Big Joe Williams, Mercy Dee... D’autres enfin profitent de cette nouvelle mode des blancs pour le blues pour échanger leurs guitares électriques contre des guitares acoustiques et adopter un répertoire plus folklorique afin de conquérir ce nouveau public : Memphis Slim et Willie Dixon, Sam « Lightnin’ » Hopkins, John Lee Hooker... C’est au début des années 60 que les premières associations de blues se créent aux Etats-Unis. L’une d’elle, l’International Blues Society, est présidée par Chris Strachwitz. En 1960, il adresse un message aux amateurs de blues français. Il leur demande une aide financière afin de pouvoir éditer les premiers disques de la marque qu’il vient de lancer : Arhoolie. «... le but est d’enregistrer les grands spécialistes du blues dans l’atmosphère la plus détendue, la moins commerciale possible »264[2] . Ces associations donnent naissance à de nouveaux labels indépendant : Delmark, Folkways, Prestige / Bluesville... Cette dernière se sert des articles de Jacques Demètre traduits en anglais pour retrouver et enregistrer les artistes Curtis Jones, Tampa Red et Saint Louis Jimmy. Enfin d’anciennes compagnies, comme Brunswick ou Vanguard par exemple, réorientent une partie de leur catalogue à destination de ce public folk.

263[1] Lire à ce sujet John H. Conley, Don’t Leave Me Here, in Lawrence Cohn (dir.), Nothing

But The Blues, Paris, Abbeville Press, 1994, pages 265 à 311.

264[2] Bulletin du Hot Club de France n° 98, mai-juin 1960, page 40.

Page 70: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

2) Les conséquences du mouvement folk en France. A partir de 1960 les premiers disques du blues revival arrivent en France. Ils sont en nombre restreints. La marque Candid est distribuée par Sinfonia (68 avenue des Champs Elysées) et propose des 33 tours du guitariste Lightnin’ Hopkins265[3] et du pianiste Otis Spann266[4]. Folkways, distribué par Ricordi, édite aussi dans notre pays des disques de Lightnin’ Hopkins267[5] et de Big Bill Broonzy268[6]. Le label Riverside édite quelques faces de John Lee Hooker269[7]. Enfin, Prestige distribue des enregistrement de Memphis Slim270[8], de Brownie McGhee et Sonny Terry271[9], et de Lightnin’ Hopkins272[10]. Grâce à ce blues revival les bluesmen peuvent tourner en Europe. Certains même s’installent sur le vieux continent. A cela deux raisons. D’abord, les musiciens peuvent relancer leurs carrières. Aux Etats-Unis le blues est de moins en moins apprécié par le public noir à partir des années 60. De nouvelles compagnies comme Motown ou Stax apportent des sons nouveaux. Le blues est de plus en plus délaissé au profit de la soul. Les nouvelles vedettes ont pour nom Ray Charles, Otis Redding, Sam Cook, James Brown... Ensuite, les bluesmen échappent au racisme et à la ségrégation en venant en Europe. Lors de son voyage, Jacques Demètre remarque que la petite amie de Memphis Slim est blanche273[11]. Or, ce pianiste est un des premiers bluesmen à s’établir définitivement en Europe. a) Memphis Slim. De son vrai nom Peter Chatman, ce pianiste protégé de Big Bill Broonzy a connu de nombreux succès auprès du public noir au cours des années 40. A partir de 1959 il s’associe avec le contrebassiste Willie Dixon et se produit à New York pour le public blanc. Cela lui permet de venir en France pour la première fois en mai 1961, pour une tournée de deux mois qui passe par

265[3] Lightnin’ Hopkins, Lightnin’ in New York, Candid 8010.

266[4] Otis Spann, Otis Spann is the Blues, Candid 8001.

267[5] Lightnin’ Hopkins (Folkways FS 3822).

268[6] Big Bill Broonzy (Folkways FA 2336).

269[7] John Lee Hooker (Riverside RLP 12-838).

270[8] Memphis Slim, Just Blues (Prestige BVLP 1018).

271[9] Brownie McGhee & Sonny Terry, Blues and Folk (Prestige 1005).

272[10] Lightnin’ Hopkins (Prestige BVLP 1019).

273[11] Jacques Demetre et Marcel Chauvard, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed.

CLARB, 1994, page 95.

Page 71: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

Limoge, Montauban, Marseille, Bayonne, Bordeaux, Pau, Le Mans, Nancy, Metz, Lille, Paris et Rennes. L’organisateur de la tournée est Philippe Hauvuy, un membre du Hot Club de France. Cette tournée connaît un tel succès qu’elle fait dire à Jacques Demètre, à l’issu d’un concert à Paris le 27 mai à l’Olympia : « A première vue, l’organisation d’un tel concert semblait une gageure (...) C’est devant une assistance plus qu’honorable de prés de 500 personnes que le concert s’est déroulé (...). Ainsi est démontré la possibilité pour un bluesman de se produire seul pendant plus de deux heures devant un public français »274[12]. Cet avis est partagé par Philippe Hauvuy pour qui cette tournée française s’est révélée rentable à tous points de vue : « La tournée de Memphis Slim a donc procuré à près de 5000 personnes un plaisir sans mélange (...). Voir et entendre les grands musiciens et chanteurs de blues peut devenir un spectacle plus courant en France, en Belgique, en Suisse, si les mêmes bonnes volontés - et d’autres nouvelles - veulent bien continuer à nous aider »275[13]. Le succès de la tournée décide Memphis Slim à s’établir définitivement en France. Il enregistre abondamment276[14] et participe à de nombreuses émissions de télévision277[15]. Le cabaret Les Trois Mailletz devient son quartier général. Signalons aussi que le bluesman a influencé plusieurs pianistes français (Jean Paul Amouroux, Jean Pierre Bertrand...). b) Champion Jack Dupree. Champion Jack Dupree est un pianiste né à la Nouvelle Orléans en 1910. Il enregistre ses premiers disques en 1940 et obtient de nombreux succès. Surtout, dès 1958, il entretient des rapports épistolaires constants avec Jacques Demetre et l’héberge lors de son voyage à New York. Il est le premier bluesman à s’installer définitivement en Europe à partir de 1959, en Angleterre. Fort du succès de la tournée de Memphis Slim, Philippe Hauvuy décide de faire venir Jack Dupree en France en octobre 1961. Le bluesman joue successivement à Bayonne, Bordeaux, Montauban, Pau, Limoges, Le Mans, Dieppe, Rennes, Metz, Nancy, Paris et Alger278[16]. Tout comme Memphis Slim, la tournée de Champion Jack Dupree est une réussite. Après 1962, le bluesman revient souvent dans notre pays.

274[12] Jacques Demetre, Memphis Slim à l’Olympia, in Jazz Hot n° 167, aout 1961, page 48.

275[13] Bulletin du Hot Club de France n° 109, juillet-aout 1961, page 9.

276[14] Memphis Slim, Memphis Slim à Bayonne (Agorilla AG- 33-02), Piano solo, boogie

woogie et blues (Odéon XOC-181 P).

277[15] Jean Christophe Averty, Memphis Slim On The Road, diffusé le 18 aout 1962. Dancing

show, diffusé le 22 décembre 1962...

278[16] Bulletin du Hot Club de France n° 111, octobre 1961, page 9.

Page 72: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

c) Curtis Jones.

Curtis Jones est un pianiste qui est né au Texas en 1906. Monté à Chicago dans les années 30, il obtient plusieurs succès importants avant la guerre en enregistrant pour la marque Bluebird. Après la guerre les goûts musicaux du public afro-américain ont changé et Curtis Jones disparaît. Il est retrouvé par Jacques Demetre lors de son voyage, alors qu’il vit dans la misère la plus complète. Grâce aux articles de Jacques Demetre qui sont traduits en anglais, Curtis Jones entame une nouvelle carrière. Il enregistre un disque pour la marque Prestige / Bluesville279[17], ce qui lui permet de venir en Europe. En 1962 il a quelques engagements occasionnels à Lilles et à Strasbourg. En octobre il est engagé à Paris au caveau des Trois Mailletz. Le critique Jacques André écrit : « Artiste consciencieux et pur, Curtis Jones ne saurait décevoir son auditoire. Son vocal empreint de la plus grande sincérité captive le plus récalcitrant. Quant à sa technique du clavier, elle est fascinante. Il est en effet un des meilleurs spécialiste du boogie woogie »280[18]. Après 1962 Curtis Jones revient occasionnellement en France. Il meurt en 1971. 2) Le rock anglais. Outre manche le blues connaît un succès grandissant. Après les tournées de Big Bill Broonzy, de jeunes musiciens anglais s’initient au blues. Ils ont l’avantage sur les Français de ne pas avoir l’obstacle de la langue. Quand arrive le blues revival des Etats-Unis, les Anglais sont les premiers à en profiter. Outre Champion Jack Dupree qui s’installe à Londres dès 1959, de nombreux bluesmen viennent se produire au Royaume Uni : Muddy Waters, James Cotton, Roosevelt Sykes, Howlin’ Wolf. Les jeunes musiciens anglais sont très impressionnés par ces artistes noirs. Dès le début des années 60 une scène du blues anglais s’est constituée, dirigée par le guitariste Alex Korner. Nous n’avons pas trouvé d’enregistrements de ces musiciens anglais avant 1962. Les Rollin’ Stones n’enregistrent leur premier disque qu’en 1963. Pourtant, lors d’une émission de radio, le producteur Alain Rivet dit être déjà au courant de cette scène du blues anglo-saxon en 1961281[19]. Peut-être certains Français ont-ils pu se familiariser avec le blues à l’occasion d’un voyage en Angleterre. Nous tenions à le signaler.

279[17] Curtis Jones (Prestige 1022).

280[18] Jacques André, Combat du 29 octobre 1962, in Jacques Demetre, Curtis Jones, deuxieme

partie, Soul Bag n° 144, automne 1996, page 26.

281[19] Emission d’Aligre FM, Horizon Blues, avec Alain Rivet, en 1996.

Page 73: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

3) L’American Folk Blues Festival. Cependant, c’est l’American Folk Blues Festival (l’A.F.B.F.) qui fait vraiment connaître le blues aux Européens. A la fin des années 50 deux Allemands amateurs de jazz, Horst Lippmann et Fritz Rau, décident de populariser le blues. Ils mettent sur pied un festival avec les artistes John Lee Hooker, Memphis Slim, Willie Dixon, Sonny Terry, Brownie McGhee, Helen Humes, Shakey Jake, T. Bone Walker et Jump Jackson. La vocation de ce festival est d’être pédagogique. Les musiciens représentent différents aspects du blues : la cote ouest avec T. Bone, le piedmont avec Sonny Terry et Brownie McGhee, Detroit avec John Lee Hooker... Le livret du festival est très documenté, renseignant à la fois sur les musiciens et sur l’histoire du blues. Ce premier festival de blues à lieu à l’Olympia le 20 octobre 1962. Deux séances sont prévues : une à 20 heures et l’autre à 22 heures. Elles sont toutes les deux complètes. Parmi les spectateurs on trouve des amateurs de jazz, mais aussi un public plus jeune, issu de la mode yé-yé. Le festival est un grand succès. « Comme on peut le constater, ces deux concerts étaient remarquablement conçus et réalisés. A la fois variés et captivants, ils se sont déroulés pendant plus de deux heures chacun, sans l’ombre d’une monotonie ou d’un ennui quelconque chez les spectateurs »282[20] écrit Jacques Demetre. Un incident vient cependant troublé le festival : T. Bone Walker est en train de chanter, il commence à faire le grand écart et à jouer de la guitare dans le dos en même temps. « Ici commence l’affliction : des hués (poussées par une vingtaine de muffles) retentirent pendant ce dernier morceau et reprirent lorsque T. Bone eu fini de jouer »283[21]. Le même incident se reproduit quand T. Bone revient sur scène pour le second concert, à la grande colère d’Hugues Panassié qui menace d’en venir aux mains avec les fauteurs de troubles ! Mis à part cet incident, le festival est une vraie réussite. Et Jacques Demetre de conclure : « Pour la première fois en effet, le blues authentique sort des clubs d’initiés et s’installe en position de force dans une des plus grande salle parisienne. Désormais, les portes de Paris sont largement ouvertes aux autres grands du blues : Lightnin’ Hopkins, Muddy Waters, Elmore James, Howlin’ Wolf, Little Walter et B.B. King »284[22]. Conclusion. A partir de la fin des années 50 on assiste à un phénomène de popularisation de la musique noire américaine, grâce d’une part à une accélération des études dans les milieux du jazz, d’autre part aux mouvements du rock and roll puis du folk.

282[20] Jazz Hot n° 182, decembre 1962, page 27.

283[21] Hugues Panassié, Un vrai gala de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 122,

novembre 1962, page 31.

284[22] op. cit. note 283.

Page 74: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

L’A.F.B.F, qui fait véritablement découvrir le blues au grand public français, est la réunion de ces deux phénomènes, ce que montre son public hétéroclite, constitué de personnes de tous âges. Le succès de l’A.F.B.F. est tel que la tournée, qui au départ devait être unique, devient annuel.

CONCLUSION

L’étude que nous avons réalisée montre que la découverte du blues par les Français est liée à plusieurs facteurs. D’abord les progrès techniques et économiques considérables obtenus dans le domaine du disque et de la diffusion de la musique. Le passage du cylindre au 78 tours en 1925 assure une ouverture marché français aux labels étrangers. L’invention du vinyl à la fin des années 40 permet des rééditions plus importantes et d’avantage d’importations. L’augmentation des marques françaises après la seconde guerre mondiale assure un meilleur réseau de distribution national et de meilleurs échanges avec les Etats-Unis. L’arrivée du pick up puis du transistor à la fin des années 50 permet une diffusion plus large de la musique auprès du grand public. Bref, au début des années 60 le disque cesse d’être un produit de luxe pour devenir un produit de consommation courante. Ensuite, l’évolution des recherches sur le blues dans les milieux du jazz. Dans ce domaine les français, avec Hugues Panassié, Marcel Chauvard et Jacques Demetre, sont des précurseurs. Ils permettent aux premiers bluesmen de tourner dans notre pays et de faire connaître leur musique aux amateurs français et étrangers. La qualité de leurs travaux abouti naturellement à la traduction du livre de l’anglais Paul Oliver, Le monde du blues, premier ouvrage dans ce domaine édité à l’intention d’un large public. Enfin, un phénomène de modes. Le blues débarque en France sous couvert du jazz après la première guerre mondiale. Il est porté par la mode pour l’exotisme et le courant surréaliste dans les années 20. Il revient, toujours sous l’appellation de jazz, pendant la seconde guerre mondiale avec la mode des zazous puis celle du swing. Il est de nouveau présent lorsqu’arrivent les premiers disques de rock and roll, qui donne naissance à la mode des yéyés. Apres 1962 on observe la création d’un marché du disque spécifique pour le blues, différent de ceux du jazz ou du rock. Preuve que ce marché devient rentable dans notre pays, le 45 tours Shake It Baby, enregistré par John Lee Hooker dans le cadre de A.F.B.F, se vend à plus de 100 000 exemplaires en 1963 ! Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre à notre pays, puisqu’il touche l’ensemble du vieux continent. Le début des années 60 marque aussi un tournant dans le domaine des recherches sur le blues. Le monde anglo-saxon reprend ses droits grâce aux travaux de Paul Oliver et de l’américain Sam Charters. En 1963 Mike Leadbetter crée en Angleterre la revue Blues Unlimited qui devient le magazine

Page 75: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,

de référence pour les amateurs de blues, jusqu’à la création aux Etats-Unis de Living Blues, par Jim O’ Neal et Amy Van Singel en 1968. En France, l’A.F.B.F. demeure longtemps la seule manifestation de blues durant les années 60, mis à part quelques prestations de Memphis Slim au cabaret des Trois Mailletz à Paris. Il faut attendre 1968 pour que se forme le Comité de Liaison des Amateurs de Rhythm and Blues (C.L.A.R.B.), créateur de Soul Bag, la première revue française sur le blues, et organisateur la même année du festival de blues de Bagneux, avec John Lee Hooker et Lowell Fulson. Depuis le blues suscite régulièrement en France l’intérêt d’un public toujours croissant, grâce notamment aux musiciens anglais (Eric Clapton, John Mayall...) et américains (Steve Ray Vaughan), et l’arrivée du support CD donnant lieu à de multiples rééditions. Actuellement il existe plusieurs magasines qui essayent de promouvoir le blues en France : outre Soul Bag, citons Travel In Blues, Blues Magasine, Blues Boarder... Pour terminer, signalons l’existence d’une scène du blues en France avec beaucoup de musiciens talentueux : Patrick Verbeck, Benoit Blue Boy, Paul Personne, Bill Deraime... Ils contribuent également à faire découvrir le blues aux français. Certains sont en train d’inventer une nouvelle forme de chanson française qui, espérons le, conduira encore plus de monde à découvrir le blues des musiciens afro-américains.

Page 76: L’arrivée du Blues en France - Our Blues : Some written ... · premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine,