la trahison dans les mentalités tardo-républicaines

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La trahison dans les mentalités tardo-républicaines : un acte méprisable dont on s’accommode Cynthia COUHADE-BEYNEIX Abstract : Betrayal is an ambiguous and complex notion that plays on different registers. Morally, it is strongly condemned because it is perceived as a despicable and shameful act. The adjectives used by the ancient authors are in this regard numerous and extremely negative. However, the Romans did use it in practice either out of opportunism, or pragmatism or because they had no other choice. The end of the Roman Republic was indeed marked by a succession of internal and external conflicts that shook the public attitude. By all means the current necessities urged the citizens, and in particular the elites, to follow the circumstances rather than the moral principles, in the military field as well as in the political field. La trahison est un concept que l’on ne peut expliquer selon des critères pré- cis et invariables, parce qu’elle n’a pas de réalité dans l’absolu 1 . Il s’agit d’une notion abstraite qui relève des vicissitudes humaines, dans le sens où elle est une manifestation symptomatique des faiblesses de l’Être humain. Pour les philosophes de l’Antiquité, elle relève des passions qui engendrent l’injustice et le désordre 2 , et plus particulièrement de la uoluptas 3 . Contraire à la raison et à la réflexion 4 , la volupté est perçue négativement par les Anciens, d’autant 1. Il convient de préciser que lorsque nous employons le mot « trahison » au singulier, il s’agit d’une commodité. En effet, dans la langue latine, il n’existe pas de mot correspondant qui désignerait le concept dans sa globalité. Pour la dire et la signifier, les Latins se servent de plu- sieurs termes, comme par exemple la proditio, la perduellio, la maiestas minuta, etc. ; chacun d’eux renvoyant à des formes particulières. Par ce singulier, nous entendons donc la trahison dans son sens général. Pour plus de détails sur ce sujet, cf. Couhade-Beyneix 2012. 2. Le philosophe pythagoricien Archytas de Tarente, dont les propos ont été rapportés par Cicéron dans son Dialogue sur la vieillesse, fut le premier à considérer les passions comme étant à l’origine des mauvaises conduites humaines. Sur Archytas de Tarente, voir Wellmann 1895, col. 600, n° 3 ; Croiset 1947, p. 184 et suiv. 3. Cic., Sen., 44 : « diuine enim Plato escam malorum uoluptatem appellat » = « en effet, Platon appelle avec raison le plaisir l’appât des maux ». Traduction de Paret et Legouez, Paris, Hachette et Compagnie, 1859. Pour les Platoniciens, le plaisir est, de toutes les passions, le plus grand des maux. Voir Plat., Tim., 69d et Cic., Leg., I, 17. Déjà en son temps, Archytas de Tarente pensait que c’était ce poison qui était à l’origine des plus funestes crimes, comme les trahisons envers la patrie (patriae proditiones), le renversement des États, mais aussi les ententes secrètes passées avec l’ennemi ; voir Cic., Sen., 40. Sur la uoluptas, voir Brun 1958, 96-103 et Brun 1960. 4. Cic., Sen., 42 : « (…) enim (…) uoluptas ; rationi inimica est » = « la volupté, en effet, est l’ennemie de la raison ». MEP_Trahison et traîtres_Intérieur 03/12/12 15:30 Page173

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  • La trahison dans les mentalits tardo-rpublicaines :un acte mprisable dont on saccommode

    Cynthia COUHADE-BEYNEIX

    Abstract : Betrayal is an ambiguous and complex notion that plays on different registers.Morally, it is strongly condemned because it is perceived as a despicable and shameful act. Theadjectives used by the ancient authors are in this regard numerous and extremely negative.However, the Romans did use it in practice either out of opportunism, or pragmatism or becausethey had no other choice. The end of the Roman Republic was indeed marked by a succession ofinternal and external conicts that shook the public attitude. By all means the current necessitiesurged the citizens, and in particular the elites, to follow the circumstances rather than the moralprinciples, in the military eld as well as in the political eld.

    La trahison est un concept que lon ne peut expliquer selon des critres pr-cis et invariables, parce quelle na pas de ralit dans labsolu1. Il sagit dunenotion abstraite qui relve des vicissitudes humaines, dans le sens o elle estune manifestation symptomatique des faiblesses de ltre humain. Pour lesphilosophes de lAntiquit, elle relve des passions qui engendrent linjusticeet le dsordre2, et plus particulirement de la uoluptas3. Contraire la raison et la rexion4, la volupt est perue ngativement par les Anciens, dautant

    1. Il convient de prciser que lorsque nous employons le mot trahison au singulier, ilsagit dune commodit. En effet, dans la langue latine, il nexiste pas de mot correspondant quidsignerait le concept dans sa globalit. Pour la dire et la signier, les Latins se servent de plu-sieurs termes, comme par exemple la proditio, la perduellio, la maiestas minuta, etc. ; chacundeux renvoyant des formes particulires. Par ce singulier, nous entendons donc la trahisondans son sens gnral. Pour plus de dtails sur ce sujet, cf.Couhade-Beyneix 2012.

    2. Le philosophe pythagoricien Archytas de Tarente, dont les propos ont t rapports parCicron dans son Dialogue sur la vieillesse, fut le premier considrer les passions commetant lorigine des mauvaises conduites humaines. Sur Archytas de Tarente, voir Wellmann1895, col. 600, n3 ; Croiset 1947, p.184 et suiv.

    3. Cic., Sen., 44 : diuine enim Plato escam malorum uoluptatem appellat = en effet,Platon appelle avec raison le plaisir lappt des maux. Traduction de Paret et Legouez, Paris,Hachette et Compagnie, 1859. Pour les Platoniciens, le plaisir est, de toutes les passions, le plusgrand des maux. Voir Plat., Tim., 69d et Cic., Leg., I, 17. Dj en son temps, Archytas de Tarentepensait que ctait ce poison qui tait lorigine des plus funestes crimes, comme les trahisonsenvers la patrie (patriae proditiones), le renversement des tats, mais aussi les ententes secrtespasses avec lennemi ; voir Cic., Sen., 40. Sur la uoluptas, voir Brun 1958, 96-103 et Brun1960.

    4. Cic., Sen., 42 : () enim () uoluptas ; rationi inimica est = la volupt, en effet, estlennemie de la raison.

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    plus quelle est la cause des trahisons. De fait, le phnomne de la trahisonappartient, lui aussi, un registre ngatif : celui du drglement, de limmora-lit, de la faiblesse et de la lchet. La trahison ctoie les jouissances du plai-sir, telles que la gloire, lambition, lenvie et les rivalits, qui annihilent toutemodration. Par consquent, elle se place sur le terrain des mauvaisesconduites, parce que son agent, cest--dire le tratre, devient le jouet din-uences incontrlables et dangereuses pour la Cit.

    ce premier constat, il faut ajouter que la trahison est une notion dautantplus vague quelle est subjective. Comme elle nexiste que par rapport desrfrents qui sont placs en amont et en aval de lacte, elle relve forcmentdune interprtation, qui, dans le contexte tardo-rpublicain, est le plus souventpartiale, puisque les auteurs contemporains des faits prsentent les vnementsen fonction de leur afliation idologique. Il faut galement souligner quilsagit dun jugement a posteriori qui nest mis quune fois lacte accompli. Enoutre, comme les Romains nont pas clairement conceptualis ce sujet, la trahi-son chappe toute dnition stricte, do la difcult den saisir prcismentles contours. Il est certain que dans la mentalit romaine, elle na jamais tperue comme un acte positif. Cependant, comme lillustre parfaitement lalgende de Tarpia, la trahison est une notion plus complexe quil ny parat,parce quelle peut se rvler, bien des gards, fort utile. Cest de cette ambi-gut que nous souhaiterions traiter travers quelques exemples choisis.

    I.Une action honteuse et dshonorante

    La trahison se situe la frontire de deux systmes antinomiques : les prin-cipes moraux et civiques dun ct, et la pratique de lautre. Du point de vuemoral, la trahison est fermement condamne, parce quelle relve de la faute etde la tromperie, deux notions qui portent atteinte la cohsion sociale et lunion du groupe, autrement dit aux necessitudines, aux solidarits interper-sonnelles. Dans la conception romaine de la socit, la ciuitas forme un toutorganique que lon ne doit pas ssurer.

    Pour quune socit fonctionne, il faut dicter un ensemble de rgles, aux-quelles chaque citoyen doit se soumettre. lpoque rpublicaine, les struc-tures politiques et sociales insrent tous les hommes dans des groupementsorganiss, quils appartiennent llite dirigeante ou au peuple. Les rapportsquentretiennent entre eux les membres de cette communaut sont la foisverticaux (patron-client) et horizontaux (amicitia, des, gratia, alliance matri-moniale, etc.)5. Ainsi, chaque individu, en fonction de son statut, de son appar-tenance un groupe politique ou encore de son origine gographique, setrouve plac dans une ou plusieurs hirarchies parallles. Les Romains sont, eneffet, soucieux de situer leurs concitoyens dans le rseau trs structur desliens personnels (gens, liens de clientle, de parent, commerciaux, nanciers,etc.) et politiques (appartenance une classe censitaire, une centurie, une

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    5. Sur la hirarchisation des rapports sociaux, voir : Nicolet 19792, p. 509 et 515-516 ;Nicolet 200110, 186-191 ; Mac Mullen 1986, 89-90 et 92 ; Bruhns 1990, 571-593 ; Ferris 2007,p.19.

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  • tribu, un ordo). Cette interdpendance fonde sur un systme dobligations etde rciprocit exige des citoyens la solidarit ; elle assure par l mme laconcordia civile ncessaire la prennit de la patrie. Par consquent, latti-tude du citoyen se dnit par rapport cette organisation politico-sociale.

    Or, la trahison est un phnomne disruptif qui a la capacit de dtruire enpartie, ou mme en totalit, lquilibre civique, parce quil favorise les com-portements individualistes au dtriment de la cohsion sociale. Cicron afrmequil faut privilgier la collectivit la plus vaste avant la plus restreinte6, parcequil est dans lordre des choses de faire passer le bien commun avant le sienpropre. Celui qui inverse cet ordre en prfrant son bien propre agit inutile-ment et nuit ses concitoyens et ltat : si chacun de nous vient sempa-rer des biens des autres et enlever ce quil peut chacun, pour son propreavantage, le bouleversement de la socit et de la communaut humaine estinvitable7 ; car si chacun doit tirer soi lintrt, ce sera la dissolution detoute association humaine8 . Ainsi, lorsquun individu trahit un concitoyen,cela signie quil remet en cause (dlibrment ou pas) les relations sociales etla hirarchisation des devoirs qui rgissent la vie de la communaut. Cestpour cette raison que la trahison est considre comme une action honteuse etdshonorante, et quelle apparat comme le contraire de la conduite idaleadopte par la collectivit. En ralit, la socit romaine nest pas conue pourintgrer des lectrons libres qui se soustraient aux ofcia et la des. Commele rappelle Cicron dans les Devoirs, le fondement de toute justice est la des9.En dautres termes, on se doit de tenir sa parole et ses engagements. Pour lesRomains, la trahison ne remet pas seulement en cause les valeurs morales etciviques, mais aussi les liens religieux, puisquelle soppose la pietas, cest--dire laccomplissement minutieux des devoirs envers les dieux, la familleet ltat.

    La terminologie employe par les auteurs latins pour dsigner la trahison est ce sujet loquente. Celle-ci est perue comme une indignit (indignitas10),une honte, un dshonneur, une infamie (dedecus11), mais aussi comme uncrime, un forfait et une faute (scelus, crimen12). Elle est souvent qualiedimpie et de sacrilge (impia13, nefas14). Ladjectif nefarius15, qui veut dire

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    6. Cic., Off., III, 100 ; Fin., III, 64.7. Id., Off., III, 22. Traduction de M.Testard, CUF, Les Belles-Lettres, Paris.8. Ibid., III, 26.9. Ibid., I, 23.10. Rhet. Her., IV, 8, 12.11. Cic., Sull., 88. P.Cornlius Sylla, accus dtre lun des complices de Catilina dans la

    conjuration de 63, t lobjet dun procs. Dans la proraison, Cicron appelle la piti etdemande aux juges dtre clments, an que le ls de laccus ne soit pas appel proditorislius et quil ne reoive pas en hritage le souvenir ternel de linfamie : ne aeternammemoriam dedecoris relinquat . Dans cette occurrence, le mot dedecus fait rfrence la trahi-son paternelle.

    12. Liv., Per., 77 et Per., 92, 2.13. Val. Max., IX, 6, 1.14. Sil. Ital., Pun., XIII, v. 842.15. Cic., Verr., II, 1, 41 ;II, 1, 77 ; Vell., II, 6, 5.

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    impie, abominable, criminel, est dailleurs trs souvent associ latrahison. Comme il sagit dun acte extrmement grave, la trahison, dont cer-taines formes16 furent classes juridiquement dans la catgorie des crimina, estdailleurs souvent qualie de crime par les sources anciennes. Ainsi, lauteuranonyme de la Rhtorique Hrennius qualie de crime sauvage (truculen-tissimum ac nefarium facinus) la remise de la patrie aux ennemis17. Il nhsitepas associer des mots forts pour dnoncer la cruaut du forfait. Comme nousle constatons travers ces quelques exemples, les mots utiliss sont puissantset particulirement dprciatifs. Ltude du vocabulaire est intressante ceniveau parce quelle constitue un indice rvlateur des sentiments ngatifsquinspire lacte de trahison aux Romains.

    II.Linuence du contexte historique sur les mentalits romaines

    Les sentiments furent dautant plus ngatifs que le contexte particulier de lan de la Rpublique, marqu par les guerres civiles, vit eurir les actes de tra-hison. Il est vrai que les tensions sociales et politiques de cette priode favori-srent lmergence de nouveaux modles de conduites, dont lambiance ido-logique et morale sloignait quelque peu des anciennes vertus traditionnelles(liberalitas, des, iustitia, prudentia). Ainsi, pour conserver leur positionsociale, certains snateurs nhsitrent pas changer de camp plusieurs fois,comme L.Munatius Plancus18 et Q.Dellius19. Cette facult rejoindre tempsle camp du vainqueur leur permit de poursuivre leur ascension et dacheverbrillamment leur carrire20 malgr la critique acerbe des contemporains. Lepremier fut, en effet, trait de tratre maladif (morbo proditor21) par VelleiusPaterculus, tandis que le second fut prsent comme un acrobate des guerresciviles (desultor bellorum ciuilium22) par M. Valerius Messala Corvinus.Mais peu importrent les injures, puisque tous les deux rent partie de lentou-rage dAuguste. Signe de grande reconnaissance, le pote Horace ddia cha-cun deux une ode23.

    Les lites, plus soucieuses de conserver leur rang dans lchelle censitaire,que de chercher sillustrer pour servir de modles la mmoire collective, nefurent plus en mesure de fdrer la communaut autour dune tradition com-mune tous. En outre, comme la neutralit tait mal perue par les bellig-rants, cela obligea la plupart des snateurs et des chevaliers se positionnersur lchiquier politique et adapter leur comportement en fonction des ten-

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    16. Comme le crimen maiestatis.17. Rhet. Her., IV, 8, 12.18. Hanslik 1933, col. 545-551, n30 ; Ferris 2007, 438-444, n100.19. Vell., II, 84 ; Wissowa 1901, col. 2447-2448, n1 ; Ferris 2007, 391-392, n60.20. L.Munatius Plancus fut censeur en 22. Cest galement lui qui proposa au Snat que lon

    dcerne le titre dAuguste Octavien. Vell., II, 91 ; Sut., Aug., 7, 2. Quant Q.Dellius, il nitsa vie dans lopulence et la tranquillit ; Hor., Od., II, 3.

    21. Vell., II, 83, 1.22. Sn., Suas., I, 7.23. Hor., Od., I, 7 pour L.Munatius Plancus et Hor., Od., II, 3 pour Q.Dellius.

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  • dances du moment, do les nombreux changements dalliance qui eurent lieuen cette Rpublique nissante. Quant ceux qui ambitionnrent de jouer unrle prpondrant dans la vie civique, ils se servirent des hommes libres et descitoyens romains pour rgler les conits personnels et factionnels qui oppo-saient les lites entre elles dans des groupes dintrts politiques, comme lesOptimates et les Populares24. Ceci eut pour effet de rassembler les citoyensnon plus en fonction des liens dobligation, mais par afnit25. Les compti-teurs au pouvoir ne luttrent plus pour un idal collectif : la libertas, mais pouracqurir la gloria et la dominatio26. Bien entendu, cette nouvelle donne com-pliqua les rapports quentretenaient les diffrentes catgories sociales entreelles, et modia le climat mental27.

    La remise en question de la notion de collectivit, due aux agissements de laclasse politique, entrana naturellement la dsunion du peuple. Les citoyens,ayant perdu une partie de leurs repres, ne savaient plus sils se comportaientde manire juste et vertueuse. Dans ce contexte, le lien civique, fondement dela uirtus, ne pouvait que se dgrader, car la des et la iustitia ne garantissaientplus lordre de la Cit. Ce fut lre des discordes civiles (discordiae ciuiles) etde lclatement de la cit. Les nouvelles valeurs furent incarnes par lopportu-nisme, les intrigues et les trahisons. Cicron reconnat dailleurs quen priodede profonde crise Il est, en effet, ncessaire dans un tel bouleversement etune perturbation si gnrale, dobir aux circonstances plutt quaux cou-tumes28 . Pour survivre dans un climat aussi dltre, les Romains prirent desdcisions pragmatiques fondes sur des rapports de forces qui entrrent invi-tablement en concurrence avec la rfrence au mos maiorum29. Cest ainsi quebon gr mal gr, ils saccommodrent dune notion dcrie.

    Nanmoins, si les guerres civiles crrent un climat propice aux trahisons,cela signie quen aucun cas les Romains aient considr, quelque momentque ce soit, la trahison comme une action glorieuse. Tite-Live se plaint de sesconcitoyens qui nprouvent pas de honte ou de dshonneur recourir la tra-hison et se servir des tratres pour parvenir leurs ns.

    III.Les enseignements de la lgende de Tarpia

    Toutefois, il est vrai que dans certains cas les Romains lui prtrent quelquevertu. La clbre lgende de Tarpia, que lon retrouve dans liconographietardo-rpublicaine sur une squence de la frise de la basilique Aemilia30 et surla monnaie de L.Titurius Sabinus, ainsi que dans celle du dbut du Principat

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    24. Sur ce conit, voir par exemple Alfldy 1991, p.75 et suiv.25. Cizek 1990, p.28.26. Jal 1963, 43-56 ; Cizek 1990, p.43.27. Cizek 1990, p.20.28. Cic., Phil., 11, 27 : Necesse est enim in tanta conuersione et perturbatione omnium

    rerum temporibus potius parere quam moribus . Traduction de P. Wuilleumier, CUF, LesBelles-Lettres, Paris.

    29. Sur la coutume des Anctres, cf.Moatti 1997, 30-31 et suiv. ; Linke & Stemmler 2000.30. Carettoni 1961, 5-78 ; Furuhagen 1961, 139-155 ; Albertson 1990, 800-815.

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    sur la pice de P. Ptronius Turpilianus31, est ce sujet trs instructive32.Rappelons que cest en partie grce la proditio de la jeune lle que Rome apu tre dnitivement fonde33. En effet, son acte, prsent comme un traitdunion salvateur entre deux peuples en guerre, permit dengendrer une socitmixte la tte de laquelle les deux rois, Romulus et Titus Tatius, exercrent lepouvoir part gale. Cest ainsi que Rome put devenir une socit complte34.Autrement dit, la paix a t fonde sur une forfaiture. Il existe sur cet pisodedeux traditions. La premire, qui semble tre la plus ancienne et qui a ttransmise par les premiers annalistes romains Q.Fabius Pictor35 et L.CinciusAlimentus36, la prsente comme une tratresse37. Cette tradition est la plusrpandue. Quant la seconde, beaucoup moins connue que la prcdente, on ladoit L.Calpurnius Piso Censorius Frugi. Dans celle-ci, Tarpia est prsentenon pas comme une jeune lle ayant commis un acte de trahison, mais commeune hrone. Ltude de ces deux traditions, que tout oppose en apparence,montre quen ralit son acte a servi la propagande romaine. Pour tre enaccord avec leur mentalit de dominateurs, les Romains choisirent de retourner leur avantage la situation an de ne pas perdre la face et dapparatre tou-jours comme un peuple de vainqueurs. Pour cela, il leur tait ncessaire dereconnatre lutilit de son acte. Cette lgende porte moralisatrice montreainsi que la trahison, bien quelle soit dcrie, mprise et condamne, peuttre, en certaines occasions, salutaire, do son caractre ambigu. Cest pour-quoi elle apparat dans certains cas comme un mal ncessaire et utile, et queles Romains en usrent comme dun antidote. Cest ce que signie la remarquede Plutarque, lorsquil dit quebeaucoup dhommes aimentle tratre en ce quila de protable, comme on a besoin du venin et du el de certaines btes sau-vages38 . cette rexion, il ajoute immdiatement : on est content de lestrouver quand ils nous sont utiles ; mais, une fois quon a eu ce quon voulait,on dteste leur mchancet. On ne peut tre plus explicite sur les sentimentsquinspire le tratre aux Anciens et sur leur rapport au phnomne de la trahi-son.

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    31. Couhade-Beyneix 2005, 677-681 ; Semioli 2010, 57-61.32. Les sources relatant cette lgende sont abondantes. Bon nombre dauteurs, connus et

    inconnus, se sont servis de sa structure pour y greffer des lments qui retaient non seulementleurs proccupations, mais aussi leur vision de la socit dans laquelle ils voluaient. Parmi lesdiffrentes sources qui ont t transmises du IIIe s. av. J.-C.jusquauxabrviateursduXIIe s. ap.J.-C., citonsparexemple :DH., A.R., II, 38-40 ; Liv., I, 11, 6-9 ; Prop., l., IV, 4 ; Val. Max., IX,6, 1 ; Plut., Rom., 17, 2-5. Voir aussi Mielentz 1932, col. 2332-2341, n6.

    33. Pour plus de dtails sur ce sujet, voir Couhade-Beyneix 2010, 17-26.34. Couhade-Beyneix 2010, p.22.35. Peter 1883, Fabius Pictor, frg. 8, 19-21 ; Cizek 1995, 39-40 ; Cornell 1995, p.5 ; Arnaud-

    Lindet 2001, 61-62 ; Grandazzi 2003, p.31.36. Peter 1883, Cincius Alimentus, frg. 5, p.41 ; Cizek 1995, 40-41 ; Arnaud-Lindet 2001, 62-

    63 ; Grandazzi 2003, p.32.37. Nous utilisons le mot tratresse par commodit, car le terme proditrix nexiste pas

    dans le vocabulaire latin de cette poque. Il napparatra que trs tardivement, au IIIe sicle ap. J.-C.avecOrigne, Comm. in. evang. Matt., 78.

    38. Plut., Rom., 17, 3. Traduction de A.-M.Ozanam, coll.Quarto, d. Gallimard, Paris, 2001.

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  • IV. Du bon usage de la trahison39 : Sauver Rome du prilcatilinien

    Dans le contexte trouble du Ier sicle av. J.-C., cette tolrance, fort commode,permit Cicron de sauver Rome de la ruine planie par les Catiliniens. Cest,en effet, grce lindicium que Cicron put venir bout de la conjuration. Dansce cas prcis, la dnonciation, qui suppose une trahison, fut encourage, car ellese t dans lintrt de ltat, donc de la communaut, mais aussi dans lintrtdu consul40. Selon les dires de ce dernier, les conjurs avaient allum une guerrecivile et domestique41 . Pour teindre cette action parricide qui branlait lesfondements de ltat42 , Cicron prit des mesures adaptes la gravit du danger.Il nhsita pas, entre autres, promettre des rcompenses tous ceux qui don-neraient des renseignements sur le complot. Parmi les dnonciateurs gurenttrois conjurs. Toutefois, pour notre propos, nous ne retiendrons que deux noms :ceux de Q.Curius et T.Volturcius de Crotone43.

    Q.Curius, et sa matresse Fulvie, une dame de la haute socit, furent lesindices attitrs du consul. Parmi les dlateurs, il fut celui qui joua le rle leplus important, puisquil faisait partie du cercle des conjurs actifs. Le sna-teur trahit Catilina ds le mois de septembre 63. Quant Fulvie, elle servitdintermdiaire entre les deux hommes. Cest, en effet, elle qui rvla auconsul les intentions criminelles des Catiliniens, et qui se chargea deconvaincre son amant de jouer le double jeu. Salluste rapporte qu force depromesses il (Cicron) avait obtenu par lentremise de Fulvie que Curius ()lui livrt les plans de Catilina44 . Curius, qui avait particip la fameuserunion chez M.Porcius Laeca, rvla donc au consul le projet des conjurs dese dbarrasser de lui, des deux consuls dsigns, D. Iunius Silanus etL.Licinius Murena, de mettre sac douze quartiers de Rome, dassassiner tousceux qui ne staient pas rallis leur cause et qui taient en mesure de contra-rier leur plan45. Tous ces prcieux renseignements permirent Cicron desuivre de trs prs les diffrentes tapes de la conjuration. Il lui tait par cons-quent difcile de reprocher au Catilinien davoir trahi les siens. En outre, leconsul aurait commis une faute impardonnable de ne pas avoir tenu compte de

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    39. Nous empruntons ce titre P. Vidal-Naquet, qui la utilis pour prfacer louvrage deFlavius Josphe, La guerre des Juifs. Voir Vidal-Naquet 1977.

    40. Y.Rivire considre, en effet, la dlation comme une forme de trahison : Rivire 2002,p.408.

    41. Cic., Cat., II, 28 : bellum intestinum ac domesticum. Traduction de E.Bailly, CUF, LesBelles-Lettres, Paris.

    42. Cic., Mur., 90 : quae nunc rem publicam labefactat. Traduction de A. Boulanger,CUF, Les Belles-lettres, Paris.

    43. Le troisime Catilinien est L.Tarquinius. Il est celui qui avana le nom de Crassus sur larecommandation de Cicron. Voir Sall., Cat., 48, 9. Cette dnonciation infamante se retournacontre lui. Non seulement Tarquinius ne reut pas de rcompense, mais aussi il fut jet en prisonpour faux tmoignage : Sall., Cat., 48, 6.

    44. Sall., Cat., 26, 3 : sui multa pollicendo per Fuluiam effecerat ut Q.Curius () consiliaCatilinae sibi proderet. Traduction de A.Ernout, CUF, Les Belles-Lettres, Paris.

    45. Cest dans la nuit du 6 au 7novembre 63 que se tint le conseil de guerre au cours duquelfurent xe la date du dpart de Catilina et attribu le rle que chacun des conjurs avait jouer.Carcopino 1965, p.78 et 84 ; Grimal 1986, 156-157 ; Hinard (dir.) 2000, p.732.

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    ces rvlations. Non seulement parce quil aurait pu tre accus de complicit,mais aussi parce quil aurait fait passer lintrt de la patrie au second plan.

    T.Volturcius est lautre index. Ce dernier avait t mandat par P.CorneliusLentulus Sura pour accompagner lambassade allobroge jusqu Catilina et luitransmettre un message. Il fut arrt au dbut du mois dedcembre sur ordrede Cicron46. Aprs stre assur limpunit, le Crotoniate consentit dire cequil savait du voyage et mme au-del. Cest en cela que Florus considrequil a commis une proditio envers les Catiliniens47. Il aurait pu se contenterde livrer le minimum dinformations, mais au lieu de cela, il en prota pourrvler le nom des comploteurs48, et en particulier celui du prteur de lanneP.Cornelius Lentulus Sura, lun des membres les plus importants de la conju-ration49. La Rpublique et le Snat lui furent reconnaissants davoir trahi lessiens en divulguant autant dinformations capitales, et pour sa dnonciation, ilreut une jolie rcompense.

    V.Lapport de la trahison dans la stratgie militaire romaine : de linter-diction de recourir aux stratagmes

    En matire de stratgie militaire, les Romains proscrivirent le recours laruse et aux stratagmes50. Tite-Live dnonce ces astuces. Il les considre, eneffet, comme des moyens indignes de Rome51 parce quelles sont contraires la notion de des romana. Cicron, quant lui, prcise que, lorsquon fait laguerre, il est ncessaire de respecter la des pour garantir la faveur des dieux52.En outre, ces subterfuges, comme lembuscade, chappent aux rgles de labataille range, principe sur lequel repose la tactique romaine. Il ne serait doncpas dans la mentalit romaine duser de tels procds pour parvenir ses ns.La traduction littrale du mot strategema nexiste dailleurs pas dans la languelatine53. Comme la montr E. Wheeler, le premier qui introduisit ce termedans la langue latine fut Cicron, et le premier qui le transcrivit en latin futValre Maxime54. Ainsi, lorsque Tite-Live relate la guerre mene par lesRomains contre les Volsques dans la seconde moiti du VIe sicle, il condamnesans ambages lemploi de la fraus et du dolus par Tarquin55. Pour lannaliste, le

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    46. Carcopino 1965, p.85.47. Flor., II, 12 (IV, 1) 9.48. Sall., Cat., 47, 1.49. Cic., Cat., III, 8.50. Sur les stratagmes, voir Wheeler 1988 et Laederich 1999, 18-24.51. Liv., XLII, 47, 7 : religionis haec Romanae esse, non uersutiarum Punicarum neque

    calliditatis Graecae, apud {quos} fallere quam ui superare gloriosius fuerit. = Voil la poli-tique romaine bien loigne de la duplicit punique, et de lintrigue des Grecs, qui trouvent plusde gloire tromper lennemi qu le vaincre les armes la main.

    52. Freyburger 1984, p.71.53. Brizzi 2004, p.58.54. Wheeler 1988, 13-14.55. Comme le tyran Tarquin narrivait pas semparer de la ville de Gabies, il la prit en utili-

    sant un subterfuge. Il t semblant dabandonner la guerre et de se consacrer llvation desfondations dun temple. Cf. Liv., I, 53, 4 : minime arte Romana, fraude ac dolo, adgressusest = il lattaqua par des moyens indignes de Rome, la ruse et la fourberie . Traduction deG.Baillet, CUF, Les Belles-Lettres, Paris.

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  • comportement du roi relve de la minima ars , cest--dire dune tactiquepetite. Il sagit donc dune mauvaise ligne de conduite, dune faon vile de secomporter. Mme lors de la deuxime guerre punique, il tait formellementinterdit aux Romains dutiliser la tricherie pour lutter contre les Carthaginois,pourtant rputs pour leurs stratagmes56. Comme lexplique Cicron : laforce et la ruse (fraus) sont les instruments de linjustice, lune est lapanagedu lion, lautre celui du renard ; toutes les deux rpugnent la nature delhomme; mais la ruse est la plus odieuse57 . La fraus est plus abjecte que laforce, parce quelle est un moyen peu orthodoxe darriver ses ns dans lamesure o elle joue sur leffet de surprise58. Or, pour les Romains, la vraie vic-toire sobtient par un combat juste et lgitime, parce que ce nest qu ce titreque la uirtus peut triompher59. Dans le cas contraire, il sagit de fourberie.Ainsi, lorsque les Romains rent les frais des stratagmes, ils considrrentquils furent victimes de trahison60.

    VI. lutilisation des procds indirectsNonobstant le fait que les Romains condamnrent lusage des procds indi-

    rects, parce quils taient moins nobles que la bataille range, il nen demeurepas moins quils reconnurent leur efcacit. En ralit, les Romains eux-mmes recoururent ces moyens dloyaux61. Dans le chapitre 4 du livreVIIconsacr aux stratagmes, Valre Maxime afrme que la ruse est un expdienthabile et ingnieux62. En 109, pour venir bout de Jugurtha, le consulQ.Caecilius Metellus Numidicus nhsita pas lui tendre un pige (insidiae)en se servant dun de ses proches. Salluste explique que Metellus utilisa contrele roi numide la perdia de Bomilcar. Ce dernier, pour obtenir limpunit, futprt trahir (fallere) son amiti pour le roi63.

    Il est certain que lintroduction de tels procds dans les stratgies militairesromaines modia en partie lapprciation que les Romains en eurent initiale-ment. Moralement, la ruse et les stratagmes continurent jusqu la n de laRpublique dtre condamns. Cependant du point de vue pratique, ils lutili-srent, parce que la ralit des conits limposait. Comme lexplique claire-ment Valre Maxime, dans ce cas-l, cest--dire lorsque ce sont les Romainsqui se servent de la ruse, il nest plus question de trahison mais de nesse(uafritia) : Il est une autre sorte dactions et de paroles qui drive directement

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    56. Brizzi 2004, p.105.57. Cic., Off., I, 13.58. Brizzi 1982, p.8.59. Liv., XLII, 47, 8 : Parfois, sur le moment, la ruse est plus protable que le courage ;

    mais on ne triomphe vritablement et dnitivement de la volont de quelquun que lorsquil estforc davouer que ce nest ni par des stratagmes, ni par le fait du hasard, mais aprs avoircombattu de prs, face face, dans une guerre juste et pieuse, quil a connu la dfaite .Traduction de Laederich 1999, p.22, n.38. Voir aussi Laederich 1999, p.21-22.

    60. Le Bohec 2001, p.104 et 358.61. Id., p.104.62. Val. Max., VII, 4, 3.63. Sall., Iug., 61, 3-5.

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    de la sagesse et prend le nom de nesse. Elle natteint son but quavec laidede la ruse (fallacia) et elle marche la gloire par des sentiers cachs pluttqu dcouvert64 . Cette remarque sapplique tout particulirement aux enne-mis extrieurs qui rent les frais des tricheries romaines.

    Il est intressant de noter quau Ier sicle ap. J.-C., le recours la trahison futclairement enseign dans les traits de poliorctique. Ainsi, pour vaincre len-nemi, les traits dart militaire, comme celui de Frontin65 homme politique etcrivain militaire du Ier sicle ap. J.-C. prconisent la rapidit dintervention.Frontin explique quil est prfrable davoir recours un procd indirectmme si cela est moins noble quune guerre ouverte. Dans son trait, ilconseille, en effet, dutiliser toutes les ruses pour tromper ladversaire an dele vaincre plus facilement. Il faut surprendre ladversaire, le placer dans uneposition dfavorable tout en limitant ses forces. Dans son troisime livre,consacr la poliorctique, il expose les diffrents stratagmes qui sont utilesaux assigeants. Parmi eux, gure lincitation la trahison66. Il recommandedutiliser toutes les occasions, les lieux, les moments, les surprises et les strata-gmes pour lemporter67. Semparer dune ville de nuit par trahison est un pro-cd indirect efcace68. En effet, prendre dassaut une cit nest pas toujoursune entreprise facile. Il arrive que le sige trane en longueur. Or, en matire depoliorctique, il faut viter justement que la situation sternise, parce quellefait souvent le jeu des assigs. Dune part, un sige qui dure laisse le temps dventuelles troupes de renfort de secourir les habitants cerns. Dautre part,encercler une ville reprsente une action coteuse en hommes, en matriel eten vivres. Lattente, linactivit et lpuisement progressif du ravitaillementnissent par saper le moral des troupes assigeantes. terme, lentreprise a defortes chances de se solder par un chec. Par consquent, pour viter une telleissue, si la trahison reprsente un moyen efcace de parvenir au but, il ne fautpas sen abstenir, bien au contraire.

    Lide nest cependant pas nouvelle. La pratique a, en effet, prcd lensei-gnement thorique du Ier sicle ap. J.-C. Cest ainsi quen 105 av. J.-C., aumoment o la vigilance tait la plus relche, fut prise la ville de Tolosa. Il enfut de mme pour Norba, lors de la Guerre Sociale, et de Neapolis en 8269.Rappelons que cest aussi de nuit, alors que les Romains ftaient les Palilies,que Tarpia, gardienne des portes de Rome, livra la Ville au roi sabin70. Citons

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    64. Val. Max., VII, 3, introduction : Est aliud factorum dictorumque genus, a sapientiaproximo deexu ad uafritiae nomen progressum. Quod nisi a fallacia uires assumpserit, nempropositi non inuenit ; laudemque occulto magis tramite quam aperta uia petit. Traduction deP.Constant, Librairie Garnier Frres, Paris, 1935.

    65. Frontin est un homme politique sur lequel nous ne savons pas grand-chose. Nous savonsquil fut prteur en 70, consul en 73 et gouverneur de la Bretagne en 74. Voir Laederich 1999,p.6 et suiv.

    66. Fron., Str., III, 3.67. Id., II, 1.68. Laederich 1999, p.31.69. DC., frag. XXVII, 91 (1-4) ; App., B.C., I, 94 et 89.70. DH, A.R., II, 38 ; Prop., l., IV, 4, v. 78-92 ; Ov., Mt., XIV, v. 774-777 ; Sil. Ital., Pun.,

    XIII, v. 843.

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  • un ultime exemple. Aprs avoir essuy plusieurs revers contre Sertorius, leproconsul dEspagne Ultrieure, Q. Caecilius Metellus Pius limina le chefrebelle en incitant la prodosia. Il promit des rcompenses allchantes.Plutarque rvle que Metellus proclama, par la voix dun hraut, que toutRomain qui le tuerait recevrait de lui cent talents dargent et vingt millearpents de terre ; si ctait un exil, il obtiendrait son retour71 . Cettemanuvre suscita chez le biographe, favorable Sertorius, la rexion sui-vante :Ctait dsesprer de la lutte ouverte que dacheter ainsi par trahisonla mort de son ennemi72 . Autrement dit, Plutarque sous-entend que Mtellusnaurait pas pu venir bout de Sertorius sil navait pas eu recours un pro-cd sournois.

    VII.Minimiser les checs militaires

    Un autre aspect du bon usage de la trahison peut tre relev. Il concernelinvocation de la trahison comme alibi pour justier des erreurs stratgiqueset/ou les minimiser. La rfrence au rcit lgendaire de lpisode de Tarpiaest, l encore, trs utile. Parmi les diffrentes versions qui nous sont parvenues,intressons-nous celle de lhistorien C. Sulpicius Galba73. Sa narration desvnements, transmise par Plutarque, est instructive, parce quelle prsenteune version originale de laffaire74. Selon linterprtation de lhistorien, cenest pas Tarpia qui fut traduite en justice par Romulus et condamne pourprodosia, mais son pre, Tarpius. En effet, en tant que commandant de la gar-nison, il avait en charge la protection et la dfense de lArx. La prise de lUrbspar les Sabins le rend par consquent responsable de la dfaite, puisquil afailli dans sa mission. Il est vraisemblable que si Sulpicius Galba a choisi cetteexplication, cest sans doute parce quelle lui semblait plus conforme la ra-lit historique. Selon notre opinion, comme il tait difcilement concevablepour les Romains dadmettre quils avaient t vaincus, ils arrangrent lpi-sode de telle sorte que la dfaillance de Tarpius apparut moins agrante. Nouspensons que la fminisation du nom fut cre pour masquer un chec militaire,ou tout du moins le minimiser.

    Sur le plan historique, il est vrai que largument de la trahison reprsentapour les chefs militaires un bon moyen de se ddouaner et dviter le discrdit.Jules Csar, par exemple, manipula la notion de trahison cette n pourdtourner lattention des erreurs quil avait personnellement commises sur leplan suprieur de la stratgie et de la politique75 . Citons cet gard lpisodede la dfaite de Curion en Afrique contre Juba Ier au mois daot 4976.

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    71. Plut., Sert., 22, 1.72. Id. Traduction de A.-M. Ozanam, coll. Quarto, d. Gallimard, Paris, 2001.73. C.Sulpicius Galba est le grand-pre de lempereur Galba. Sulpicius Galba est un histo-

    rien sur lequel nous ne savons pratiquement rien. Sur lui, voir Cizek 1995, p.75 ; Arnaud-Lindet2001, p.161.

    74. Plut., Rom., 17, 5.75. Rambaud 1953, p.296.76. Pour plus de prcision sur ces vnements, voir Gsell 1928, 1-23.

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    Aprs avoir remport la victoire sur les troupes pompiennes, Curion se pr-para assiger Utique. Mais trop conant, il commit de graves imprudences etse laissa berner par les Numides, qui lui inigrent une cuisante dfaite aucours de laquelle il prit77. Juba t rpandre par des perfugae78 le bruit quil neparticiperait pas lopration parce quil tait rappel par une guerre avec unpeuple voisin. Il t galement savoir que son lieutenant Saburra, quil avaitenvoy en premire ligne, tait venu avec des forces peu importantes. Curionngligea de vrier la vracit de ces informations et de sinstruire des forcessecrtes de Juba. Press den dcoudre et de vaincre, il engagea le combatalors que le roi suivait de prs Saburra avec toutes ses troupes. Le lieutenantordonna ses soldats de feindre la peur et de reculer. Curion ne se ma pas ;avec ses hommes, il se lana leur poursuite et ils se retrouvrent encercls.Une grande partie des soldats fut massacre.

    Jules Csar, qui apprciait Curion, t intervenir dans ses Commentaires deslments extrieurs pour expliquer et minimiser sa dfaite face auxPompiens : lintervention dun alli et le recours un stratagme. Ainsi, parces explications, Jules Csar sous-entend que le proprteur a perdu la bataillenon pas cause de son incomptence, mais cause dune trahison conue pardes non citoyens romains. Ceci eut pour effet de provoquer un dsquilibrecontre lequel il tait difcile de lutter, puisquil chappait aux rgles de labataille range. Curion ne pouvait tre en mesure de lutter contre la fourberiedes Numides, parce quils usrent dun procd indigne et non civilis.

    Conclusion

    Lanalyse du concept de trahison dans les contextes politique et militaireconstitue un bon indice, rvlateur des pratiques romaines en ce domaine.Nous avons montr que les Romains furent tiraills entre les principes et lesfaits. Du point de vue moral et social, il est certain que la trahison fut consid-re comme un acte rprhensible, parce quelle portait atteinte au fonctionne-ment mme de la communaut en la dstructurant de lintrieur ; notamment enremettant en cause les liens civiques. Toutefois, lorsque cela savra nces-saire, ils surent parfaitement en tirer prot, comme dans lpisode de laffaireCatilina. Dans ce cas prcis, la trahison fut mme encourage, parce quelle sefaisait dans lintrt de ltat.

    Sur le plan militaire, nous avons vu que la dontologie imposait la loyaut etle combat frontal selon les rgles de la bataille range. Par consquent, il taitindigne de la part des Romains duser de subterfuges et de se servir de la trahi-son pour obtenir la victoire. Cependant, la ralit du terrain imposa quelquesarrangements avec les prceptes. Il devint capital de sadapter lennemi ext-rieur. La n justia donc les moyens. Cest ainsi que le pragmatisme lemportasur ce que lidologie martiale prconisait. Toutefois, le cas des guerres civilesreprsenta un cas de conscience. Bien sr, les Romains ne se dispensrent pas

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    77. Il mourut au combat le 20aot 49 dans la bataille qui se droula prs dUtique.78. Sur cet pisode, voir : Caes., B.C., II, 38-42, et App., B.C., II, 44-46.

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  • de recourir la trahison contre des concitoyens ou des allis. Mais ils conti-nurent de penser quil sagissait-l dun acte blmable, et elle naccrut pas lemrite du vainqueur, au contraire comme en tmoigne lexemple dAntoine.Aprs sa dfaite contre les Parthes en 36, quil imputa Artavasds, Antoinechafauda un stratagme pour se venger du roi armnien et semparer de lui.Sa machination lui valut une vive critique de la part des auteurs anciens79,parce quil recourut la perdie (fraus80), la ruse (dolus81) et la proditio82.

    Cette brve analyse montre combien il est difcile dapprhender la trahisondans la mentalit romaine, parce quelle se situe une zone frontire, qui estcelle du condamnable et de lutile. En ralit, tout est une question decontexte, de rapport de force et dapprciation subjective. LapophtegmedAuguste collect par Plutarque, est rvlateur des mentalits tardo-rpubli-caines et rsume assez clairement lambivalence de la pense romaine sur cettethmatique : Pour ma part, jaime la trahison, mais je dteste les tratres83 .

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    79. Tite-Live, Per. 131, suggre quil a manqu sa parole, tandis que Plutarque, Dem./Ant.,92, 3, lui reproche de stre parjur () et davoir viol le trait. Cependant, le bio-graphe admet quil a des circonstances attnuantes cause de la trahison de lArmnien. Tacite,Ann., II, 3, quant lui, parle du crime dAntoine ( scelus Antonii). Mme si, comme le faitremarquer J.-M. Roddaz, le jugement des auteurs anciens a t inuenc par la propagandedOctavien, qui cherchait noircir lattitude quavait eue Antoine lgard dun alli de Rome,il nen demeure pas moins que le recours aux stratagmes tait mal peru. Voir Roddaz 1994,p.CLIX.

    80. Vell., II, 82, 3.81. Oros., VI, 19, 3.82. Id.83. Plut., M., 15, 207A, 2 ; Rom., 17, 3.

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