la corticométrie : une méthode de datationdes dépôts meubles en milieux froids

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5 Du continent au bassin versant Théories et pratiques en géographie physique Hommage au Professeur Alain Godard From Continent to Catchment Theories and Practices in Physical Geography A tribute to Professor Alain Godard Coordinateurs de l’ouvrage Marie-Françoise ANDRÉ, Professeur à l’Université de Clermont II Samuel ÉTIENNE, Maître de Conférences à l’Université de Clermont II Yannick LAGEAT, Professeur à l’Université de Bretagne Occidentale Charles LE CŒUR, Professeur à l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne Denis MERCIER, Maître de Conférences à l’Université de Nantes P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s B l a i s e - P a s c a l

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Nous avons proposé de nommer «corticométrie» la méthode qui consiste à utiliser l’épaisseur des cortex de météorisation comme moyen de datation relative ou calibrée de surfaces meubles telles que moraines, terrasses fluvio - glaciaires et autres dépôts grossiers. Une approche bibliographique de la corticométrie montrera que la méthode est particulièrement prisée en milieux froids. Une application de cette méthode dans le sud de l’Islande autorisera l’évaluation de son acuité temporelle sur des surfaces détritiques de nature basaltique dans un contexte climatique subpolaire océanique.

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Du continent au bassin versant

Théories et pratiques en géographie physique

Hommage au Professeur Alain Godard

From Continent to Catchment

Theories and Practices in Physical Geography

A tribute to Professor Alain Godard

Coordinateurs de l’ouvrage

Marie-Françoise ANDRÉ, Professeur à l’Université de Clermont IISamuel ÉTIENNE, Maître de Conférences à l’Université de Clermont IIYannick LAGEAT, Professeur à l’Université de Bretagne OccidentaleCharles LE CŒUR, Professeur à l’Université de Paris I - Panthéon-SorbonneDenis MERCIER, Maître de Conférences à l’Université de Nantes

P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s B l a i s e - P a s c a l

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1. Université Blaise-Pascal, Clermont II, Géolab UMR 6042 - CNRS, 4 rue Ledru, 63057 Clermont-Ferrand cedex 1([email protected]).

La météorisation est l’ensemble des proces-sus mécaniques, physico-chimiques, ou biologi-ques de dégradation des roches, en réponse aux conditions environnementales régnant à la sur-face de la Terre (Bland et Rolls, 1998). En milieux froids, hautes latitudes ou altitudes, les premiers signes de la météorisation peuvent apparaître sous la forme d’une décoloration superfi cielle des surfaces rocheuses, polis glaciaires, roches moutonnées, blocs erratiques ou dépôts morai-niques grossiers. Cette modifi cation, ténue dans un premier temps, de l’épiderme des roches est dénommée weathering rind par les Anglo-Saxons (Birkeland, 1973) et cortex (mot latin signifi ant couche superfi cielle) par les chercheurs franco-phones. Nous avons proposé de nommer « cor-ticométrie » la méthode qui consiste à utiliser l’épaisseur des cortex de météorisation comme moyen de datation relative ou calibrée de surfa-ces meubles telles que moraines, terrasses fl uvio -glaciaires et autres dépôts grossiers (Étienne, 2001, 2005). Une approche bibliographique de la corti-cométrie montrera que la méthode est particuliè-rement prisée en milieux froids. Une application de cette méthode dans le sud de l’Islande autori-

sera l’évaluation de son acuité temporelle sur des surfaces détritiques de nature basaltique dans un contexte climatique subpolaire océanique.

1. Les usages de la corticométrie : aperçu historique

L’étude des cortex de météorisation a vu le jour dans les années 1950 avec la publication de l’article séminal de Nelson (1954). Nelson inventa, en quelque sorte, ce nouvel objet géo-morphologique afi n d’obtenir des informations sur les modalités de la recoloration post-dépôt d’un till granitique des Monts Sawatch, au Colo-rado. L’étude, à l’échelle de la roche et à celle du minéral, des halos se développant en profondeur (à 12 pouces de la surface) lui permit de désigner l’oxydation comme processus essentiel de météo-risation. Mais, et c’est bien là l’apport essentiel de Nelson, il suggéra le premier que l’épaisseur de ces cortex, variable d’un dépôt à l’autre, pou-vait être utilisée comme un indicateur d’âge rela-tif. L’idée fi t alors son chemin et, une décennie plus tard, Černohouz et Šolc (1966) furent les

Du continent au bassin versant. Th éories et pratiques en géographie physique(Hommage au Professeur Alain Godard)

2007, Presses Universitaires Blaise-Pascal, ISBN - 978-2-84516-335-5

La corticométrie :une méthode de datation

des dépôts meubles en milieux froids

SAMUEL ÉTIENNE 1

s

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premiers à utiliser les cortex de météorisation comme éléments de datation en Bohème en éta-blissant que l’épaisseur des cortex était fortement liée au temps astronomique.

Afi n d’évaluer l’impact heuristique de cette nouvelle méthode dans le champ de la géomor-phologie (usages thématiques et variations géo-graphiques des usages), nous avons examiné l’oc-currence de l’expression « weathering rind » (WR) dans deux des principales bases de données biblio-graphiques en sciences de la Terre : GEOREF (1784-2001) et GEOBASE (1980-2001).

Le mot clé WR rencontre 39 occurrences dans GEOREF et 55 dans GEOBASE. Un examen des doublons permet l’élimination de 15 articles, la base de données fi nale étant alors composée de 79 articles publiés. Ces articles ont été consultés et classés selon l’usage qui y était fait des cortex de météorisation (3 champs défi nis : datation, étude des processus ou divers) et selon l’espace d’étude des cortex (5 champs défi nis : milieux froids, milieux tempérés, milieux chauds inter-tropicaux, étude en laboratoire ou expérimenta-tions ou approche méthodologique, enfi n, espace indéterminé). Les résultats sont présentés dans le tableau 1.

Bien que la base de données bibliographi-ques obtenue via GEOREF et GEOBASE soit manifestement incomplète, nous avons choisi de ne pas inclure les articles manquants dont nous avions connaissance : nos travaux de recherche étant orientés vers les méthodes de datation et les milieux froids (Étienne, 2004), nous aurions alors

faussé la population statistique en gonfl ant artifi -ciellement la base de données au profi t de ces deux champs d’étude. Nous considérons donc que, si sous-représentation il y a dans ces bases de don-nées, celle-ci est a priori « neutre » et donc égale-ment répartie sur les diff érents champs défi nis.

Les cortex de météorisation sont principale-ment utilisés par les géomorphologues comme outil de datation (68,4 % des publications, dont plus de 10 % pour la datation de l’activité tecto-nique (datation d’un plan de faille, par exemple) et 58 % pour des reconstructions paléoenviron-nementales (datation de moraines, par exem-ple). Cette prédominance de l’usage en tant que chrono-marqueur s’explique par le fait que les cortex off rent, en eff et, un moyen de dater de manière relative les dépôts (le postulat étant que plus le cortex est épais, plus le dépôt est ancien). Mieux, s’ils peuvent être calibrés (selon les pro-tocoles en usage en lichénométrie, par exemple), ils autorisent également une datation plus fi ne, numérique (Colman et Pierce, 1981).

Les cortex apparaissent ensuite comme des objets précieux pour l’étude des processus de météorisation (26,6 % des publications) puis-qu’en comparant le noyau frais d’une roche et son cortex on peut révéler les mécanismes de la dégradation de la roche (Oguchi, 2001).

Du point de vue des espaces de considération des cortex, on notera la forte représentation des milieux froids (un article sur deux). Ceci s’ex-plique aisément par le fait, souligné par Alain Godard (1990), que la datation des objets géo-morphologiques dans ces milieux est un pro-

LES DOMAINES FROIDS

Champ de recherche % Espace de recherche %

1 - processus de météorisation 26.6 Milieux froids (glaciaires, périglaciaires) 50.6

2 - outil de datation 68.4 Milieux tempérés 17.7

Paléo-environnement 58.2 Milieux chauds intertropicaux 07.6

Activité tectonique 10.1 Laboratoire, expérimentation, méthodologie 20.3

3 - autres 05.0 Indéterminé 03.8

Tab. 1. Usages et espaces d’usage des cortex de météorisation en géomorphologie (1954-2001).

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blème majeur en raison de la rareté des jalons utilisables. Toute nouvelle méthode apparaissant dans le champ de la datation géomorphologique se trouve alors rapidement testée par les acteurs des milieux froids, la démarche d’adoption ou de rejet pouvant s’apparenter aux phénomènes de mode (Sherman, 1996 ; Étienne, 2004), tels que les défi nissent certains outils théoriques de la sociologie (Sperber, 1990).

L’espace secondaire d’étude des cortex est le laboratoire (20,3 % des articles), notamment par le biais des études de microscopie électro-nique (voir les multiples exemples présentés par Dorn, 1998).

2. Étude des cortexen surface ou en subsurface :des stratégies différentespour des objectifs différents

Deux stratégies sensiblement diff érentes peu-vent distinguer les études corticométriques : celles qui s’attardent sur les mesures de l’épaisseur des cortex présents sur des surfaces rocheuses affl eu-rantes (corticométrie de surface) et celles qui vont rechercher les cortex en profondeur, au sein même des dépôts (corticométrie de subsurface).

Les mesures en surface s’accordent avec l’utili-sation des cortex comme témoins d’évolution de courte durée : Chinn (1981) et Gellatly (1984) ont montré que l’apparition de cortex sur des grès ou des roches métamorphiques nécessitait 130 années d’exposition en surface alors que près de 4 000 ans sont nécessaires lorsque les échan-tillons sont prélevés en profondeur (générale-ment au niveau de l’horizon Bt des sols ; cf. Whi-tehouse et al., 1986).

Si les lithoclastes de surface sont très réactifs, leur longévité est cependant plus restreinte : géli-fraction, corrasion, desquamation sont des proces-sus-relais ou des interférences qui viennent pertur-ber le développement des cortex et réduisent son espérance de vie. À son corps défendant, le cortex devient non plus un bon marqueur chronologi-

que mais un témoin des processus d’érosion agis-sant à la surface du dépôt étudié. Ainsi, Gellatly (1984) a montré que l’utilisation de l’épaisseur moyenne des cortex sous-estime l’âge des morai-nes, et elle recommande l’utilisation de la valeur modale. Ses données suggèrent également que, même après 130 années d’exposition seulement, la plupart des cortex de surface sont sujets à la destruction et que leur épaisseur est plus réduite que prévue. Knuepfer (1988) réserve la cortico-métrie de surface à des dépôts dont l’âge est infé-rieur à 20 000 ans.

Les stratégies de subsurface s’accordent davan-tage avec des évolutions sur le long terme : la sélec-tion des fragments porteurs de cortex se fait en général dans l’horizon Bt des sols s’étant dévelop-pés sur les dépôts à dater. Il faut donc « atten-dre » que le front de météorisation ait atteint une certaine profondeur (30 à 50 cm sous la surface en général) pour que se développent les cortex. En fonction des ambiances morphoclimatiques, cette hystérésis entre le moment de l’abandon des sédiments et le développement des cortex peut atteindre plusieurs milliers d’années (7 000 ans dans la partie occidentale de Yellowstone selon Colman et Pierce, 1981).

Les courbes de croissance des cortex calculés par les diff érents auteurs traduisent cette dyna-mique contrastée entre les cortex de surface et les cortex de subsurface (tab. 2). L’intérêt de cette seconde stratégie d’échantillonnage est, a priori, une meilleure conservation de l’intégrité des cortex et donc un créneau potentiel de datation plus large que la stratégie de surface : Černohouz et Šolc (1966) évaluent une fourchette de datation com-prise entre 500 ans et 10 Ma. Leur limite haute paraît peu réaliste car elle suppose une immuni-sation des dépôts sur toute la période considé-rée, il faut donc suivre Colman et Pierce (1981) qui restreignent la méthode de subsurface aux 500 000 dernières années. Au contraire de la pre-mière stratégie, ce protocole renseigne moins sur les processus de météorisation subaérienne qui génèrent ou interfèrent avec le développement du cortex que sur les processus de pédogenèse (humi-

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fi cation). Ainsi, cette seconde stratégie convient pour la datation de dépôts, pour l’étude des pro-cessus pédogénétiques, mais pas pour l’étude de processus de météorisation de surface.

3. La corticométrie en Islande du sud

3.1. Site et méthodologie

Une étude de corticométrie a été menée dans la partie sud de l’Islande (64°N, 19°W), dans la vallée du Sólheimajökull, langue glaciaire d’une dizaine de kilomètres de longueur alimentée par la calotte Mýrdalsjökull (fi g. 1). Trente-huit dé-pôts (21 cordons morainiques, 17 sandurs), situés entre 60 et 90 m d’altitude, y ont fait l’objet d’in-vestigations dans le cadre d’un travail de caracté-risation et de quantifi cation de la météorisation en milieu subpolaire océanique dans des maté-riaux basaltiques (Étienne, 2001, 2004).

Tous les cordons morainiques situés en amont du vallum externe sont postérieurs au Petit Âge Glaciaire, le vallum externe marquant l’avancée maximale des glaces, vers 1890 pour ce glacier (Dugmore, 1989). D’après l’étude des photo-graphies aériennes, on peut affi rmer que la posi-tion du glacier au moment des travaux de terrain (1997-99) était identique à celle de 1945 (Sigurds-son, 1998), ce qui signifi e que les dépôts morai-niques ou fl uvio-glaciaires situés entre le vallum externe et le glacier ont été mis en place il y a 55 à 110 ans. Au-delà du vallum du PAG, les dépôts sont essentiellement des sandurs ou des morai-

nes de fond post-weichseliens. Leur datation a été obtenue par lichénométrie ou téphro chronologie (Dugmore, 1989). Des mesures ont également été eff ectuées à la surface des plateaux encadrant la vallée du Solheimajökull, là où affl eure la moraine de fond weichselienne dont la mise à découvert peut être estimée à 9 600 ans au minimum.

Dans la vallée, les sandurs sont des dépôts fl uvio-glaciaires résultant en grande partie d’une dynamique catastrophique de type jökulhlaup. Le volcan Katla est, en eff et, couvert par la calotte du Mýrdalsjökull. Les éruptions régulières de ce volcan (deux éruptions majeures par siècle depuis mille ans) se traduisent, notamment, par la formation de grands réservoirs sous-glaciai-res d’eau de fonte. Les vidanges brutales de ces réservoirs provoquent des débâcles aussi bru-tales que soudaines qui remobilisent les sédi-ments de l’avant-pays glaciaire. En juillet 1999, une large partie du fond de vallée a été remode-lée par un jö kulhlaup d’origine éruptive (Rus-sell et al., 2005), le pic de débâcle ayant atteint5 000 m3.s-1 selon les estimations de Roberts et al. (2000). Ce type de jö kulhlaups majeurs semble avoir été récurrent tout au long de l’Holocène (Maizels et Dugmore, 1985), mais des phéno-mènes similaires de moindre intensité mais plus fréquents, dus à la vidange de lacs de barrage gla-ciaire, sont aussi intervenus dans la remobilisation des sédiments et la construction des sandurs.

Des galets et des blocs basaltiques, à texture fi ne ou porphyrique, ont été sélectionnés à la sur-face de chacune des unités morphosédimentaires. Les galets ont été cassés en deux au marteau et un

LES DOMAINES FROIDS

Courbe de croissance en surface Lithologie Type de cortex Localisation Source

E= 0.8462 log (A) + 0.0384 basalte oxydation Islande Étienne, 2001

A= 1030 E 1.24 grès oxydation Nouvelle-Zélande Chinn, 1981

Courbe de croissance en subsurface

E = log (0.73 + 0.038 A) basalte, andésite oxydation États-Unis Colman et Pierce, 1981

E = 4.64 log (1 + 0.01 A) grès oxydation Bohême Černohouz et Šolc, 1966

Tab. 2. Courbe de croissance des cortex de météorisation en fonction des stratégies d’échantillonnage.A – âge (années) ; E – épaisseur (mm).

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fragment rocheux a été détaché sur les blocs. D’un dépôt à l’autre, il est alors apparu que la couleur des cortex pouvait varier fortement (du gris au rouge orangé) malgré des caractéristiques pétro-logiques constantes (Étienne, 2000). Des travaux expérimentaux et des analyses micro biologiques ont suggéré que cette variabilité des cortex pouvait être reliée à la variation des populations micro-biennes cryptoendolithiques, notamment fongi-ques (Étienne et Dupont, 2002).

Ainsi, contrairement à de nombreuses études de corticométrie antérieures, nous avons discri-miné notre population de cortex selon leur cou-leur et selon la texture des basaltes, telle qu’elle peut être appréciée à l’œil nu, sur le terrain (voir les détails de cette typologie dans Étienne, 2000, 2001 ou 2004). Des analyses en lames minces et à la micro-sonde ont montré que les cortex de couleur rouge-orangé (WR1) contenaient une forte proportion de minéraux ferro-magnésiens oxydés, tandis que les cortex jaunâtres (WR2)

étaient davantage sujets à une dissolution des pla-gioclases. Une distinction identique a été eff ec-tuée dans le même temps par Oguchi (2001) qui a analysé des andésites au Japon. Oguchi a pré-levé des fragments en subsurface, et elle constate une juxtaposition des deux types de cortex, le cortex d’oxydation se trouvant sur la partie la plus externe de la roche.

L’épaisseur de la zone décolorée ou recolo-rée, le cortex donc, a été mesurée avec un réglet métallique et un compte-fi l, chaque mesure a été arrondie au dixième de millimètre le plus proche. Un minimum de 100 mesures a été eff ectué par dépôt et l’échantillonnage compte un total supé-rieur à 4 000 données. Pour chaque dépôt, la moyenne de chaque couple type de cortex/litho-logie a été retenue.

LA CORTICOMÉTRIE : UNE MÉTHODE DE DATATION DES DÉPÔTS MEUBLES EN MILIEUX FROIDS

Fig. 1. Le glacier Sólheimajökull, émissaire de la calotte Mýrdalsjökull, Islande du Sud, et son avant-pays glaciaire détritique (cliché S. Étienne, juin 1999).

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3.2. Résultats et discussion

L’épaisseur des cortex de météorisation aug-mente graduellement pendant les 150-200 pre-mières années avant de se réduire ou de stagner (fi g. 2). Un modèle d’évolution a été proposé (Étienne, 2002) qui semble caractéristique des cortex de surface où des processus-relais de météo-risation, notamment la desquamation, inhibent leur développement après un siècle et demi à deux siècles d’exposition dans les fonds de vallée. Ce modèle s’appuie sur les modifi cations structurales progressives du cortex (augmentation de la poro-sité, ameublissement ou induration) qui favori-sent l’apparition de discontinuités (micro-diacla-ses) entre la roche saine et le cortex, conduisant à terme au détachement du cortex. Gordon et Dorn (2005) ont testé et validé ce modèle en Arizona dans des milieux arides et semi-arides : la même séquence de relais de processus de météorisation y a été observée, mais sur un pas de temps plus long (de l’ordre de quelques milliers d’années et non plus du siècle).

Plus haut, c’est-à-dire sur les plateaux enca-drant la vallée du Sólheimajökull de 200 à 1 200 m d’altitude, l’épaisseur des cortex augmente depuis les marges glaciaires vers les marges des plateaux, mais la courbe n’est pas régulière : une nette aug-mentation apparaît en deçà de 500 m. Cet étage inférieur des plateaux n’est pas soumis à l’ac-tion morphogénique des vents catabatiques (et, pour ce qui nous concerne ici, la corrasion des cortex) contrairement aux parties plus élevées et plus proches de la calotte glaciaire où les cortex sont décapés au fur et à mesure de leur croissance (voir Étienne et André, 2003).

4. Conclusion : l’acuité temporellede la corticométrie en Islande

La relation entre l’épaisseur moyenne des cortex et la durée d’exposition est forte dans le sud de l’Islande lorsqu’on ne retient que les cortex d’oxydation produits sur les blocs et galets basal-tiques affl eurants (R² = 0,89). Le lien statistique

LES DOMAINES FROIDS

Fig. 2. Évolution de l’épaisseur des cortex au cours de l’Holocène, Sólheimajökull.L’échelle des abscisses (x) n’est pas linéaire, une échelle logarithmique eût été préférable, mais rendait la lisibilité du graphique trop confuse

0

0,5

1

1,5

2

2,5

3

3,5

0 50 60 62 64 67 82 96 100 110 150 154 450 9600

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temps de cortification (années)

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entre les deux paramètres est moins concluant dans le cas des cortex de dissolution (R² = 0,46). Les deux courbes de croissance sont de type loga-rithmique. Les cortex d’oxydation sont discerna-bles sur le terrain après 25-30 années d’exposition et la valeur moyenne de leur épaisseur augmente jusqu’à 110-150 ans. Après cette période initiale, les courbes stagnent, voire s’abaissent. Ce com-portement est interprété comme un signe de des-truction externe du cortex : l’augmentation de la porosité et l’ameublissement du cortex sont des eff ets connus de la météorisation (Oguchi, 2001) et ceci off re des conditions favorables à la libération de matière (par lessivage ou destruc-tion mécanique : micro-gélifraction ou corra-sion). L’oxydation du fer est également un proces-sus qui conduit à la désagrégation des minéraux (Dixon et al., 2002). Une synergie entre les pro-cessus biologiques, chimiques et mécaniques, peut expliquer la généralisation des phénomè-nes de desquamation observable à la surface des dépôts âgés de plus de 150 ans (Étienne, 2002). La desquamation paraît ainsi être un des facteurs explicatifs de la diffi culté d’utilisation de la liché-nométrie en Islande : une agrégation des diamè-tres de Rhizocarpon sp. est en eff et couramment observée sur des dépôts présumés mis en place dans la première moitié du xixe siècle, condui-sant à une sous-estimation de l’âge réel de cer-tains dépôts (Kirkbride et Dugmore, 2001). Ce regroupement des diamètres de lichens peut ainsi être aussi bien une conséquence de la croissance non linéaire des lichens (Bradwell, 2001) que la conséquence d’une instabilité de la surface de croissance des lichens (c’est-à-dire le cortex) au bout de 150-200 ans.

La corticométrie de surface est, en Islande du sud, une méthode de datation très sensible, parti-culièrement utile dans les plaines fl uvio-glaciaires de basse altitude pour les 150 dernières années. Elle doit être utilisée en complément de la liché-nométrie notamment pour la datation de dépôts dont l’âge est compris entre 70 ans (début des

couvertures photographiques aériennes en 1937) et 110 ans (maximum du PAG pour un grand nombre de glaciers islandais). Son usage doit se faire avec précaution sur les terrains plus anciens (perturbations dues à la desquamation) ou situés à plus hautes altitudes (au-dessus de 400 m) où la corrasion interfère grandement avec le déve-loppement des cortex.

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