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LA COMPREHENSION ET LE POINT DE VUE SUBJECTIVITE «Dans la vie privée comme dans la vie publique, il faut faire une part beaucoup plus grande à la croyance, à la présomption, à la conjecture — sans lesquelles l'homme pourrait à peine lever le bras ou remuer un doigt ; car les actes les plus simples de la vie — passer devant un men- diant sans s'arrêter, traiter aimablement ou non un subordonné, choi- sir un plaisir — impliquent une quantité de décisions dont chacune exigerait plusieurs années si la raison devait la justifier intégrale- ment. » Patrick WATIER Faculté des Sciences Sociales Laboratoire de Sociologie Régionale (1) La maladie comme signe. Une interprétation de la maladie. P. WATIER, K. STEBLER, Saisons d'Alsace, n" 95, 1987. (2) J. FREUND. «Introduction à M. WEBER, Essais sur la Théorie de la science», Pion, Paris, 1965, p. 35. (3) E. DURKHEIM : «Pragmatisme et Sociolo- gie», Cours inédit prononcé à la Sorbonne en 1913-1914 et restitué d'après des notes d'étudiants par A. CUVELLIER VRIN, 1981, p. 185. Nous introduisons à ce propos l'affect ou l'émotion car SCHUTZparle essentiellement d'intérêt mais l'intérêt notons-le bien est une typification qui n'engage pas à considérer que les seuls intérêts seraient pertinents dans la description. «La typification construit un homme de paille qui n'est pas né, n'a pas grandi, ne vieillit pas, ne fait pas de nouvelle- sexpériences, voire transgresse certaines limi- tes. Cet idéal type n'a pas de conflits inter- nes, il ignore l'anxiété, l'émotion, ou plus R. MUSIL L'Allemand comme symptôme Essais Dans un précédent écrit (1), nous avions tenté de comprendre la manière dont un individu usait de références multiples ou s'imbriquaient plusieurs plans de réalité. Il s'agissait pour cette personne désignée sous le nom d'Agnès, de saisir le sens et d'agir con- tre les maladies et les malheurs qui la frappaient, de même que son entou- rage. Ce texte est issu d'une réflexion sur les conditions et les limites de la méthode que nous avions utilisée à cet effet. Nous développerons le «postulat du point de vue subjectiviste» pour com- prendre le sens qu'Agnès attribuait à ses actes. Que l'on ne se méprenne pas cependant sur nos intentions, car si ce postulat nous paraît le plus efficace pour saisir le sens visé subjectivement par Agnès, nous ne prétendons pas qu'il soit le seul. Les sociologues du début du siècle ont pu manifester à leur manière que la ri- chesse du réel pouvait impliquer l'uti- lisation de points de vue particuliers pour tenter d'en rendre compte. Ainsi J. Freund commentant M. Weber a pu souligner que, pour ce dernier, «les méthodes scientifiques sont diverses à cause de la complexité des problèmes qu'elles se proposent de résoudre. De ce point de vue, toute méthode effi- cace est bonne, indépendamment de son harmonie ou non avec un quelcon- que idéal méthodologique du théori- cien» (2). De son côté, Durkheim re- connaissait également dans ses cours la pertinence de points de vue multi- ples nécessaires à la saisie du monde social ; ce qu'il associait à l'enrichisse- ment de la conception commune, mais aussi à un principe qui peut faire haus- ser les épaules des méthodologues, ce- lui de tolérance, où se donne à lire à quel point la sociologie était aussi une pédagogie morale. Ce n'est pas notre objet ici, mais nous voulons simple- ment souligner que la science sociale à sa naissance pouvait être modeste et rigoureuse. «Le réel est inépuisable, non pas seulement dans sa totalité, mais dans chacune de ses parties constituantes. Tout objet de connais- sance offre donc une place à une infi- nité de points de vue possibles : point de vue de la vie et point de vue du mouvement purement mécanique, point de vue statique et point de vue dynamique, point de vue de la contin- gence et point de vue du détermi- nisme, point de vue physique et point de vue biologique, etc.. » (3). Dans la «maladie comme signe», nous avons donc tenté de construire le sens qu'Agnès attribuait à ses actions en fonction d'une rationalité pratique. Précisons que la rationalité dont il est ici question est celle de l'acteur, il ne s'agit pas de la rationalité au sens scientifique du terme, d'une démarche qui se voudrait rationnelle. Nous par- - 180-

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LA COMPREHENSION ET LE POINT DE VUE SUBJECTIVITE

«Dans la vie privée comme dans la vie publique, il faut faire une part beaucoup plus grande à la croyance, à la présomption, à la conjecture — sans lesquelles l'homme pourrait à peine lever le bras ou remuer un doigt ; car les actes les plus simples de la vie — passer devant un men­diant sans s'arrêter, traiter aimablement ou non un subordonné, choi­sir un plaisir — impliquent une quantité de décisions dont chacune exigerait plusieurs années si la raison devait la justifier intégrale­ment. »

Patrick WATIER Faculté des Sciences Sociales Laboratoire de Sociologie Régionale

(1) La maladie comme signe. Une interprétation de la maladie. P. WATIER, K. STEBLER, Saisons d'Alsace, n" 95, 1987.

(2) J. FREUND. «Introduction à M. WEBER, Essais sur la Théorie de la science», Pion, Paris, 1965, p. 35.

(3) E. DURKHEIM : «Pragmatisme et Sociolo­gie», Cours inédit prononcé à la Sorbonne en 1913-1914 et restitué d'après des notes d'étudiants par A. CUVELLIER VRIN, 1981, p. 185.

Nous introduisons à ce propos l'affect ou l'émotion car SCHUTZparle essentiellement d'intérêt mais l'intérêt notons-le bien est une typification qui n'engage pas à considérer que les seuls intérêts seraient pertinents dans la description. «La typification construit un homme de paille qui n'est pas né, n'a pas grandi, ne vieillit pas, ne fait pas de nouvelle-sexpériences, voire transgresse certaines limi­tes. Cet idéal type n'a pas de conflits inter­nes, il ignore l'anxiété, l'émotion, ou plus

R. MUSIL L'Allemand comme symptôme

Essais

Dans un précédent écrit (1), nous avions tenté de comprendre la manière dont un individu usait de références multiples ou s'imbriquaient plusieurs plans de réalité. Il s'agissait pour cette personne désignée sous le nom d'Agnès, de saisir le sens et d'agir con­tre les maladies et les malheurs qui la frappaient, de même que son entou­rage.

Ce texte est issu d'une réflexion sur les conditions et les limites de la méthode que nous avions utilisée à cet effet. Nous développerons le «postulat du point de vue subjectiviste» pour com­prendre le sens qu'Agnès attribuait à ses actes. Que l'on ne se méprenne pas cependant sur nos intentions, car si ce postulat nous paraît le plus efficace

pour saisir le sens visé subjectivement par Agnès, nous ne prétendons pas qu'il soit le seul.

Les sociologues du début du siècle ont pu manifester à leur manière que la ri­chesse du réel pouvait impliquer l'uti­lisation de points de vue particuliers pour tenter d'en rendre compte. Ainsi J. Freund commentant M. Weber a pu souligner que, pour ce dernier, «les méthodes scientifiques sont diverses à cause de la complexité des problèmes qu'elles se proposent de résoudre. De ce point de vue, toute méthode effi­cace est bonne, indépendamment de son harmonie ou non avec un quelcon­que idéal méthodologique du théori­cien» (2). De son côté, Durkheim re­connaissait également dans ses cours la pertinence de points de vue multi­ples nécessaires à la saisie du monde social ; ce qu'il associait à l'enrichisse­ment de la conception commune, mais aussi à un principe qui peut faire haus­ser les épaules des méthodologues, ce­lui de tolérance, où se donne à lire à quel point la sociologie était aussi une pédagogie morale. Ce n'est pas notre objet ici, mais nous voulons simple­ment souligner que la science sociale à sa naissance pouvait être modeste et rigoureuse. «Le réel est inépuisable, non pas seulement dans sa totalité, mais dans chacune de ses parties constituantes. Tout objet de connais­sance offre donc une place à une infi­nité de points de vue possibles : point de vue de la vie et point de vue du mouvement purement mécanique, point de vue statique et point de vue dynamique, point de vue de la contin­gence et point de vue du détermi­nisme, point de vue physique et point de vue biologique, e t c . . » (3).

Dans la «maladie comme signe», nous avons donc tenté de construire le sens qu'Agnès attribuait à ses actions en fonction d'une rationalité pratique. Précisons que la rationalité dont il est ici question est celle de l'acteur, il ne s'agit pas de la rationalité au sens scientifique du terme, d'une démarche qui se voudrait rationnelle. Nous par-

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exactement il ne peut connaître de ces phéno­mènes que ceux que le social scientist a placé en lui». Le problème est dès lors de faire place à ces dimensions si on les trouve pertinentes pour le point de vue considéré, ou au moins de sa­voir que le type n 'en rend pas compte et est dès lors partiel, fragmentaire aurait dit SIM-MEL.

(4) Nous nous appuyerons tout au long de ce texte sur la phénoménologie d'A. SCHUTZ. Soulignons dès maintenant qu 'il insiste forte­ment sur le fait que «l'inclination à recher­cher une signification subjective pour toute chose dans l'existence est si profondément enracinée dans l'esprit humain..., «la recher­che de la signification de tout objet est liée à l'idée que cet objet a reçu du sens de quelque esprit, que tout dans le monde peut être inter­prété comme un produit et comme preuve de ce qui passait par l'esprit de Dieu, « The Phe-nomenology of the social World, 1972, p. 136, Heinemann, London. Dieu est ici pour moi un nom commode pour désigner le fait que ce qui arrive à Agnès doit subir de sa part une interprétation et que la signification qu 'elle attribue à telle ou telle chose dépende du sens qu'elle pense que telle ou telle per­sonne a pu lui donner.

(5)G.K. CHESTERTON, «Hérétiques», p. 144, Idées, Gallimard.

(6) D. SERT AUX, «Information sur les Scien­ces Sociales», 19/1, 1979, p. 18.

Ions de la rationalité en comprenant par là l'adéquation des connaissances qu'elle mobilise et de l'intérêt ou de l'affec pratique qui guident ses actes. D'où l'impression première que ses actions sont contradictoires ou illogi­ques : plusieurs plans s'imbriquent en effet ici, d'ordre cognitif et d'ordre thérapeutique notamment. De plus, dans le domaine considéré, il n'existe pas pour Agnès de connaissances in­dubitables ; ou plus exactement, les réponses que l'une — la médecine — peut donner, se situent sur le plan de la connaissance informative, pour re­prendre l'expression d'A. Schùtz et n'intègrent pas la dimension du pour­quoi. Nous avons donc décrit cette re­cherche du pourquoi, c'est-à-dire le sens visé par Agnès, qui relève dès lors de l'interprétation du mal (4). C'est à l'intérieur de ces visées interprétatives que se situent les consultations de Ma­dame O ou de l '«homéopater» (sic, «pater» évoquant le personnage du prêtre ou du moine).

Comprendre et interpréter Nous commencerons cet exposé de la méthode par deux citations, l'une de Chesterton : «Cette même répression de la sympathie, ce même mépris des intuitions et des conjectures qui ren­dent un homme particulièrement ca­pable d'étudier l'estomac d'une arai­gnée, le rendent particulièrement capable de sottise dans l'étude du cœur humain. Il se rend lui-même in­humain afin de comprendre l'huma­nité » (5) ; et la seconde de Daniel Ber-taux : « L a vérité est que les sociologues ne savent pas grand chose des sociétés dans lesquelles ils vivent » (6).

Notre discours se situera entre ces deux pôles, et c'est le rapport inconsé­quent à l'objet d'étude décrit par Chesterton qui nous permettra de sai­sir le pourquoi du fait énoncé par D. Bertaux.

Dans un premier temps, nous envisa­gerons les manières d'appréhender le monde vécu social et les questions, problèmes, que soulève son appro­che ; puis nous proposerons, à travers une phénoménologie sociologique, de voir les conditions de son appréhen­sion. Nous retrouverons bien sûr la question de la compréhension, c'est-à-dire, en l'occurrence, comment et à quelles conditions comprendre Agnès. Cette «histoire» (abrégée) d'un rap­port au monde et aux autres, quel sens lui accorder ? Je veux dire, et c'est le premier problème, lui donnons-nous un sens valable pour nous, ou bien retrouvons-nous le sens immanent aux conduites d'Agnès ? Cette question, on peut se la poser à propos non plus d 'une histoire, mais d 'un système théorique ; pour rester dans le do­maine considéré, nous prendrons un système religieux, ou plutôt l'élabora­tion théorique d'un système religieux. Ainsi, lorsque Durkheim nous dit qu 'une religion primitive est une forme de consécration de la société par elle-même, il donne un sens à une religion que nous ne partageons pas ; le monde des acteurs et le sens qu'ils donnent à leurs actes sont forclos : ce qui est recherché (et faut-il dire dès lors trouver), c'est la fonction que la religion remplirait, et non pas la signi­fication que les acteurs donnent à leurs pratiques. Nous nous trouvons apparemment face à une contradiction insurmontable : puis-je retrouver le sens immanent des conduites, ou bien celui-ci sera-t-il toujours réduit à autre chose que son expression immédiate ? Nous nous interrogerons sur ce que si­gnifie cette exclusion, mais envisa­geons d'abord ce qu'implique cette ambiguïté.

Ambiguïté fortement ressentie par des écrivains, et nous pensons ici à Musil qui, dans sa recherche de P« autre état», à la fois entérine le type de connaissance produit par la science, et marque l'insatisfaction qui en résulte du fait de la négation de l'empathie ou de l'intuition. On peut aussi songer aux aphorismes de Wittgenstein sur

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(7) L. WITTGENSTEIN, Zettel, Oxford, § B, Blackwell, 1967, 234, 235.

(8) SIMMEL, dans sa « Soziologie », soulignait que la proximité et la distance sont non seu­lement des conditions de possibilité de la connaissance mais aussi de la vie courante. « Seulement là où nous sommes proches, à l'intérieur nous sommes égaux et nous com­prenons, mais seulement là où la distance préexiste aux contacts immédiats à tous les sens du mot, nous avons le détachement et l'objectivité qui sont également nécessaires à la connaissance et à la compréhension. Ce dualisme de la proximité et de la distance... est inhérent pour ainsi dire aux formes fon­damentales de notre vie», Soziologie, 1908, p. 55 Dunker und Humblot, Leipzig. Voir aussi E. MORINin «Sociologie», Le socio­logue peut-il, doit-il s'exclure de sa vision de la société ? p. 11/26, Fayard, 1984.

(9) E. HUSSERL. Lettre à Levy Bruhi du 11 mars, citée par Merleau-Ponty in « Le Phi­losophe et la sociologie», «Eloge de la Phi­losophie», Idées Gallimard, p. 132, 1975.

(10) M. BAKHTINE in TODOROV Le principe dialogique, Seuil, 1981, p. 34. La traduc­tion de ce même texte dans Esthétique de la Création verbale est légèrement modifiée mais le sens reste le même. « Mais le sujet en tant que tel ne saurait être perçu et étudié au titre de chose car, en sa qualité de sujet, il ne saurait, tout en restant sujet, devenir muet, en conséquence de quoi, la connais­sance qu 'on en a ne saurait être que dialogi­que». «A propos de la méthodologie des Sciences Humaines», p. 383, op. cit., Galli­mard 1984. Notons au passage que c'est cette façon d'appréhender le sujet qui sépare ce qu'on pourrait appeler une approche «huma­niste» d'une approche «scientiste». Nous pensons ici à cette phrase du Métier de So­ciologue qui caractérise bien le deuxième terme : « C'est peut-être la malédiction des Sciences de l'homme que d'avoir affaire à un objet (sic) qui parle», p. 64, EPHE/Mouton, 1968. Cet objet, n'oublions pas qu'il s'agit des in­dividus en société, implique aussi, si l'on veut lui appliquer la méthode des sciences dures, «d'être rendu aussi contrôlable et re­productible que possible. Il faut, suivant l'expression de H. VON FOERSTER et J.P. DUPUY, que les individus soient tri-vialisés. Mais ceci les rend, du coup, de moins en moins humains, et éloigne de plus en plus l'objet de ces sciences de la réalité vécue dont il s'agissait au départ». H. AT-LAN, «A tort et à raison», p. 311, 312.

les modes de connaissances, autres que scientifiques, dont le degré de va­lidité ou de pertinence ne serait pas moindre, et qui n 'ont aucune raison d 'être jugés à l'aune de la seule connaissance scientifique. C'est évi­demment à dessein que nous nous ré­férons à deux auteurs peu suspects d'irrationnalisme pour faire sentir que le sens de la question épistémologique en Sciences de l 'homme n ' a pas échappé à des esprits pour qui la science est fondamentale. Trop sou­vent en effet, l'interrogation sur la pertinence des méthodes scientifiques en Sciences Sociales encourt le juge­ment capital d'irrationalisme qui ap­pelle comme complément celui de charlatanisme.

Ainsi que le souligne L. Wittgenstein : «Il existe une antinomie entre com­prendre (au sens d'être capable d'utili­ser correctement) et interpréter : car la possibilité d'une interprétation (ou plus exactement de plusieurs interpré­tations différentes) ne m'apparaît que lorsque je considère le symbole de l'extérieur» (7). D'où la position pa­radoxale du sociologue qui doit être capable à la fois de comprendre et d'interpréter ; c'est seulement si le comportement de l'autre est saisi «na­turellement» par moi, comme acteur ayant à effectuer les mêmes actes, que je peux le comprendre ; mais il me faut aussi me distancier pour le dé­crire, autrement dit, pour que je puisse saisir le comportement de l'ex­térieur il faut comprendre l'acteur comme acteur et en même temps dé­crire et objectiver son action. Ceci nous amène à notre deuxième point : si je dois retrouver le sens que l'indi­vidu prêtait à ses actes, suis-je néces­sairement amené à leur accorder un statut extérieur (idéologie, fausse conscience, méconnaissance, savoir partiel et contradictoire), ce qui me si­tue de facto au lieu du savoir absolu sur la société et l'individu en ques­tion (8) ? Ce savoir n'est-t-il indivi­duellement qu'une rationalisation de condi t ions object ives, ou bien construit-il également ces dernières à

travers le rapport qu'il entretient avec elles ; de plus, y-a-t-il quelque chose comme des conditions objectives pour le sujet ?

Pour le sociologue, oui, elles se don­nent par exemple sur le mode des régu­larités statistiques. Mais que signifient les conditions objectives pour le sujet singulier, existent-elles en dehors du vécu individuel, et ce dernier existe-t-il en dehors de ce que E. Husserl appelle «une sociabilité vivante : manières dont une communauté dans sa vie so­ciale totale et à partir d'elle... possède le monde, qui n'est pas pour elle une «représentation du monde», mais le monde qui pour elle est réel » (9) ? En d'autres termes, les conditions objecti­ves ne sont pas les garanties d'une des­cription du monde vécu social, elles sont bien plutôt déjà des constructions de second degré au sens de Schùtz ; ces constructions ne sont pas le monde dans lequel se meut l'acteur, mais on risque alors de les confondre avec le monde réel comme lieu d'actions et de significations que l'acteur construit.

L'objectiviste aborde le fait social comme s'il lui était étranger, comme si son étude ne devait rien à l'expérience qu'il a en tant que sujet social de l'in-tersubjectivité. Nous voulons dire que le rapport social est déjà là, mais qu'en plus la connaissance, dans le do­maine qui nous intéresse, passe par la voix et la parole, et que, comme le si­gnale M. Bakhtine, « . . . on ne peut percevoir et étudier le sujet en tant que tel comme s'il était une chose , puisqu'il ne peut rester sujet s'il est sans voix, par conséquent sa connais­sance ne peut être que dialogique» (10).

Par delà l'étrangeté Mais ce que la science de l'interaction, du dialogue, nécessite, c'est aussi de découvrir ce qui, en-deçà de nos énon­cés scientifiques, fonde la connais­sance scientifique des objets ; et l'on peut soutenir ici que c'est la façon

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(11) J. HABERMAS. «Intérêt et Connais­sance», p. 148, Denoël Gonthier, 1973, in la Science et la Technique comme Idéologie.

(12) L. WITTGENSTEIN. Remarques sur le Rameau d'or de Frazer, L'Age d'Homme, 1982, p. 20.

(13) M. DETIENNE. «L'Invention de la Mythologie», p. 10, Gallimard, 1981.

(14) J. HABERMAS. «Connaissances et Inté­rêts», p. 182, Gallimard, 1976.

(15) R. ARON, M. WEBER et M. POLANYI, in Etudes Politiques, Paris, Gallimard, 1970, p. 118.

d'agir du monde de la vie quotidienne comme monde commun qui est ce sou­bassement. Ou, pour utiliser la termi­nologie d'Habermas, ne pas oublier que «dans les sciences historico-herméneutiques ce n'est pas l'observa­tion mais la compréhension du sens qui donne accès aux faits, mais que cette compréhension repose sur «une compréhension préalable» (Vorvers-tàndniss) dont l'interprète dispose dès le départ et par la médiation de la­quelle le savoir herméneutique ne peut pas ne pas passer» (11).

Simmel, dans les «problèmes de la philosophie de l'Histoire», pour ex­pliciter la compréhension, illustre ce fait : je suis comme individu de ce monde un produit de ce qu'il a été et en tant que tel je possède comme indi­vidualité un répertoire d'actes et de sens valables dans la vie pratique, et qui peuvent me permettre de saisir même des activités à priori les plus éloignées de mon monde spat io­temporel. Si je comprends les prati­ques d'Agnès, c'est parce que moi aussi je peux utiliser des formules ou des comportements de type magique auxquels je crois sans y croire. Si je ne rencontre pas telle personne, cela sui­vant les cas me semblera bénéfique ou maléfique, je peux interpréter tel acte comme une défiance à mon égard parce qu'à ce moment précis il prend ce sens dans un de mes sous-univers.

La question épistémologique fonda­mentale qui se pose lors de la tentative de compréhension de systèmes de pen­sées tel que la sorcellerie qui, pour les modernes, relèvent de la superstition, est parfaitement posée par Wittgen-stein à propos du Rameau d'Or de Frazer. Lorsque Frazer énonce qu'«Il semble certain que ces coutumes sont dictées par la peur du fantôme des vic­times...», Wittgenstein s'interroge sur l'utilisation du mot fantôme. «Il (Fra­zer) comprend donc très bien cette su­perstition, puisqu'il nous l'explique avec un mot superstitieux pour lui d'usage courant. Ou plutôt il aurait pu s'apercevoir par là qu'en nous aussi

quelque chose parle en faveur de ces pratiques des sauvages» (12). Si nous pouvons les comprendre, ou encore si ces pratiques nous intéressent, c'est bien parce que nous nous y cherchons en même temps qu'elles parlent de nous. Comme le souligne M. De-t ienne, « l ' an ima l symbolique ou l'homme imaginant qui se cherche et se reconnaît dans les recueils de mythes indigènes ou exotiques n'est jamais étranger aux interprétations tantôt intuitives, tantôt sophistiquées qu'évoquent à son oreille des collec­teurs sans prétention ou des mytholo­gues réputés savants» (13). Par delà l'étrangeté, le divers, il faut dès lors poser un « nous » comme base possible de toute compréhension, mais aussi la compréhension comme activité fonda­mentale de toute expérience humaine — surtout si l'on constate «que l'exis­tence quotidienne des individus socia­lisés se meut dans la relation de l'expé­rience vécue, de l'expression et de la compréhension qui constitue aussi la méthode des sciences morales» (14).

Ce qui peut à priori sembler incom­préhensible dans l'utilisation de regis­tres aussi différents que la médecine moderne et la sorcellerie pour expli­quer la maladie ou la chute dans la maladie, ne l'est plus si l'on prend le point de vue de la compréhension du monde qui construit chaque individu. En ce sens, comme nous l'avons déjà signalé, la compréhension sociologi­que suppose la compréhension ordi­naire, de l'expérience vécue ; la vi­gueur, la précision, l'exactitude visées par la compréhension ne lui donnent pas une substance différente de la compréhension courante mise en œu­vre dans toute interaction de la vie quot id ienne . «Les sciences de l 'homme représentent essentiellement une élaboration empirique et concep­tuelle tout à la fois, de ce qui est donné confusément dans l'univers vécu par les hommes» (15). Et dès lors ce qui compte, c'est que l'on puisse rendre compte de cette réalité. Comme le re­marque R. Hor ton à propos des croyances religieuses afr icaines,

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(16) R. HORTON. «African Traditional Thought and western science Africa», 37, 1967, p. 52.

(17) C. GEERTZ. «Le combat de coqs bali-nais», Le Débat, n" 7, p. 146, Gallimard.

(18) M. WEBER. «Essais sur quelques catégo­ries de la sociologie compréhensive », in Es­sais sur la Théorie de la Science, p. 329, 330, op. cit.

(19) G.G. GRANGER. «Pensées formelle et Science de l'Homme», p. 213. Voir aussi les remarques que G.G. GRANGER fait à l'importation de la notion de champ, par K. LE WIN, de la physique aux sciences de l'homme avec les implications énergétiques et mécanisles que ce terme risque d'amener avec lui.

(20) J. HABERMAS Postface à «Connaissance et Intérêt», p. 348, «op. cit. »

«comme les atomes, les molécules et les ondes, les dieux servent donc à in­troduire de l'unité dans la diversité, du simple dans le complexe, de l'ordre

vertu explicative attribuée à tel ou tel élément du passé. On pourrait dire, en reprenant une distinction établie par G. G. Granger, que nous avons privi-

dans le ûéeorûrQ, de la régularité D m W le champ comme M conflit l 'anomie» (16).

L'interprétation multiforme de la ma­ladie, comme nous avons essayé de le montrer, est une activité de compré­hension que l'individu met en œuvre. Et l'on peut penser, suivant en cela C. Geertz, «que les sociétés, comme les vies, contiennent leur propre interpré­tation» (17), et que ce sont ces inter­prétations qui donnent le sens qu'il faut retrouver, plutôt que telle ou telle formule réductrice qui prétend les ex­pliquer. Nous avons donc choisi de voir comment la maladie était com­prise par Agnès, comment cette acti­vité interprétative était « un comporte­ment compréhensible», ce qui veut dire un comportement relatif à des « objets » qui est spécifié de façon plus ou moins consciente par un quelcon­que sens (subjectif) «échu» ou «visé» (18).

Nous aurions pu, par exemple, retra­cer le cheminement d'Agnès comme une suite de réponses à des déterminis-mes, faire une psychanalyse du rap­port à sa mère, expliquer causalement ses choix. Aurions-nous dans ce cas été plus loin que la contradiction Tra­dition/Modernité, qui du coup aurait pris les allures fantastiques d'une cause agissante dans la vie d'Agnès, comme lorsqu'on dit que le capita­lisme est la cause de tel ou tel phéno­mène ? Certes des indices, des pistes, des traces seraient certainement appa­rus en cernant son enfance, son milieu d'origine, son éducation, mais nous aurions perdu la manière propre dont le monde d'Agnès se construit et dont elle le construit. Pour le dire en d'au­tres termes, ce qui pour elle va de soi, ne va de soi que parce qu'elle n 'a pas d'attitude réflexive systématique sur son passé. Même si, bien entendu, ce passé fait partie de sa biographie et donc de son stock de connaissances, ce que nous mettons en doute c'est la

et interprété par l'individu, plutôt que comme milieu déterminant l'action du sujet (19).

Dès lors nous disons simplement que la vérité du monde social vécu est dif­férente de celle des constructeurs de théorie parce que, comme nous pen­sons l'avoir montré, Agnès vit, pense pour agir et résoudre des problèmes qu'elle se pose et non pas pour décou­vrir la raison dernière de ces motifs et de ces comportements. Elle interprète l 'événement avec son stock de connaissances, elle ne cherche pas, au sens causal, à trouver les lois de son action.

L'activité quotidienne se distingue de « La virtualisation spécifique que per­met la pensée hypothétique laquelle saisit les prétentions à la validité, qui sont naïvement acceptées dans les do­maines pratiques et vécus de l'action communicationnelle et instrumenta­les» (20).

Mettre l'accent sur le sens attribué, échu ou visé c'est aussi inscrire la so­ciologie dans les catégories fondamen­tales de l'expérience humaine, autre­ment dit replacer les comportements dans un monde où les actions, les miennes ou celles des autres ont un sens, et sont surtout compréhensibles. Schùtz souligne très bien ce point à propos de la différence entre la science moderne et le sens courant. Certes «Notre époque éclairée n'est certaine­ment pas préparée à accepter l'action d'enchanteurs invisibles comme prin­cipe explicatif d'événements et de faits dans la structure causale du monde. Il est certain que nous reconnaissons l'existence de virus invisibles, ou des neutrinos ou d'un « id » dans le sens de la psychanalyse comme sources causa­les des phénomènes observés. Mais qui oserait comparer les trouvailles scientifiques avec les activités des en­chanteurs de l'aliéné Don Quichotte.

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(21) A. SCHÙTZ. «Don quischote and thepro-blem of reality, Collected Papers», II, p. 140, op. cité.

(22) A. SCHUTZ. «Theproblem of rationality in the social world. Collected Papers», II, p. 73, Martinus Nijhoff / The Hague, 1976.

(23) F.H. BROWN. «Formes du discours et conduites» CIS, 1980, vol. LXVIII, p. 80. Voir aussi E. MORIN, «La méthode 2.» «La compréhension de la compréhension», Seuil, Points, 1986, p. 295.

(24) Léo STRAUSS. «Droit Naturel et His­toire», p. 81, Flammarion, rééd., 1986.

(25) M. WEBER. «Economie et Société», p. 430, Pion, 1971.

(26) « Vous savez, quand j'écris, je crains beau­coup de choses, c'est-à-dire beaucoup de mauvaises lectures... j'essaye de décourager à l'avance les mauvaises lectures que je pourrais souvent prévoir. Mais les mises en garde que je glisse dans une parenthèse, un adjectif, des guillements, etc, ne touchent que ceux qui n 'en ont pas besoin. Libé, 4/11/1979. Dans un entretien avec J. RANCIÈRE, M. FOUCAULT ironise sur la doxca gau­chiste : «Derrière les murs de l'asile, la spontanéité de la folie, à travers le système pénal, la fièvre généreuse de la délin­quance ; sous l'interdit sexuel, la fraîcheur du désir». Doxca qui soit dit en passant n 'est pas pour rien dans le succès de FOU­CAULT. LeN. Ab 123 77.

Cependant dans cette dernière théorie, l'activité des enchanteurs invisibles possède un grand avantage par rap­port aux principes d'explication de la science moderne : les enchanteurs eux-mêmes ont leurs motifs pour agir comme ils le font et leurs motifs nous sont compréhensibles à nous êtres hu­mains» (21). Il ne faudrait pas croire que les enchanteurs peuplent seule­ment les têtes des individus sujets à des croyances dites traditionnelles, la participation aux divers organismes qui gèrent la «vie universi taire» donne l'occasion d'observer comment «enchanteurs» ou «mauvais génies» sont souvent présents sous la figure certes plus prosaïque d 'une autre U.F.R., voire d'un Institut par rap­port à d'autres. Le spécialiste du so­cial dans la vie courante de la recher­che et de l'enseignement cherche aussi tout bonnement à donner du sens à des pratiques et en ces lieux il n'est pas plus distancié que d'autres même dans le sous-univers «théorie pure».

Connaissance scientifique et connaissance naturelle Ainsi nous voulions voir comment s'organisaient ces différentes «préten­tions » et non pas expliquer pourquoi Agnès y faisait référence. Il s'agissait de retrouver l'ensemble des motifs, des constructions interprétatives dont les acteurs sont les producteurs, et de resituer la connaissance quotidienne dans son monde, qui n'est « ni la certi­tude, ni même la probabilité dans un sens mathématique, mais seulement la vraisemblance» (22). A partir de l'agencement ainsi constitué il devient possible de passer à une dimension in­terprétative et hypothétique, en consi­dérant Agnès comme un type humain.

Précisons que c'est en fonction du projet que cette approche nous a paru plus pertinente, car nous ne préten­dons pas légiférer sur la Méthode en Sciences Sociales en général. On peut même penser que «si nous pouvions joindre le paradigme positiviste avec

le paradigme romantique d'une ma­nière qui les transcende tous les deux, nous arriverions peut-être à créer une culture véritablement humaine et une compréhension de nous-même vérita­blement authentique» (23). Rappelons à ce propos la coupure qui s'est instal­lée entre la connaissance scientifique et la connaissance naturelle au XIX e

siècle, telle que la re trace Léo Strauss : «Il apparut que la connais­sance scientifique du monde n'est pos­sible que si l'on modifie radicalement, et non si l'on parfait la connaissance naturelle» (24).

C'est cette coupure qui pousse à faire des distinctions concernant le carac­tère illusoire ou juste d'une pratique, ainsi que le soulignait M. Weber (dans «les types de communalisation reli­gieuse») : «Nous autres seulement, du point de vue de notre conception ac­tuelle de la nature, distinguons là ob­jectivement, des imputations causales «justes» ou «fausses » ; nous consi­dérons ces dernières comme irration­nelles et les actes correspondants comme de la «magie» (25). Mais même en ce qui concerne les imputa­tions causales réputées justes, celles qui dérivent de la science et influent sur le monde commun, ne peut-on voir l'attitude naturelle s'en emparer pour les transformer, les tordre, les plier pour en quelque sorte les réinté­grer dans cette connaissance naturelle où l'on manipule des affaires. N'est-ce pas d'une telle distorsion entre le texte et ses utilisations que se plai­gnent par exemple, M. Foucault et P . Bourdieu (26) ? Ne faut-il pas plutôt que de la condamner, la comprendre comme interaction spécifique entre un savoir et des connaissances naturel­les ? Les sciences de l 'homme ont aussi comme but de nous permettre de nous « colleter » avec ce que nous ap­pelons réalité. C'est ici que le dua­lisme souligné par Simmel, c'est-à-dire l'interaction entre éléments anta­gonistes, peut être la clé qui ouvre à la compréhension quotidienne, et à la manière dont elle s'arrange des diffé­rents registres de savoir.

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(27) «La distinction, ou le manuel oblique de ci­vilité des années 1980, l'encyclopédie des filles à marier, cherchant chez leur parte­naire, par de subtiles questions sur Vilvaldi, Brahms et Bach, des signes qui ne trompent pas quant au rang véritable et quant aux chances d'ascension, aussi bien qu'appre­nant à déjouer les pièges dissimulés sous l'innocente sollicitation comparative des goûts et des couleurs», Le Débat n° 2, p. 32, 1980. M. Gauchet. M. G A UCHET. Les mystères du best-seller ou les fortunes de la vertu.

(28) ZIMMERMAN, POLLNER in J. Douglas (ed). « Understanding every day life», New-York Aldine Press, 1970.

(29) J. SÉGUY. «Histoire, Sociologie, Théolo­gie», Archives de Sociologie Religieuse, 34, 1972, p. 138-151.

(30) Voir à ce propos les stimulantes analyses de D. BLOOR sur le débat Popper/Kuhn, vu à travers cette opposition sociale, D. BLOOR «Sociologie de la logique», Pandore n° 2, éd. anglaise 1976 et R.A. NISBET pour l'interprétation de cette opposition dans la naissance de la sociologie. R.A. NISBET. «La tradition sociologique», PUF, 1984.

(31) B. GROETHUYSEN. « Anthropologie phi­losophique», p. 278, Gallimard, 1953.

(32) La «direction interprétative» qui cherche à relier « l'action à son sens plutôt que le com­portement à ses déterminants». C. GEERTZ. «Savoir local, Savoir global», P. U.F. 1986, p. 46.

Certains (27) ont pu ironiser sur l'uti­lisation des résultats de la science so­ciale ; encore faudrait-il, dans une perspective ethno-méthodologique,

&wàk ma lu àâ ii saisissent des résultats de la «science du monde social» pour «les assem­bler, utilisant des statistiques des tex­tes, des références, les lisent et s'ap­puient sur eux en les considérant comme des indicateurs de l'état de choses qu'ils veulent décrire» (28). Et ce faisant construisent le monde qu'ils habitent, en se servant dans les divers registres que sont par exemple la mé­decine, la psychologie ou la sociolo­gie. Ils le font de manière simple et évidente, sans que ces savoirs puissent être comparés à ceux du constructeur de pont ; de plus la réinterprétation que cela implique modifie les faits sur lesquels ces savoirs s 'é taient construits. De là provient sans doute, de temps à autre, le désespoir qui sem­ble saisir des sociologues devant cette fuite en avant des concepts. «Nous nous expliquons nous-mêmes à nous-mêmes par les conditionnements de notre savoir ; un jour, une société au­tre verra dans nos efforts vers plus de clarté autant de symptômes de notre aveuglement» (29).

On ne peut éviter l'oscillation, dans les affaires humaines, entre le tou­jours neuf, toujours différent et le re­tour (toutes choses égales par ailleurs) du même. Les modulations de l'arran­gement inter-humain donnent néan­moins à voir, sous la fragmentation des expériences, l'unité de l'homme, but de toute anthropologie. Mais com­prendre cette unité c'est aussi la saisir sur le mode d'un antagonisme que B. Groethuysen a explicité comme celui de la poésie et de la science, retrouvant dans son anthropologie philosophique les thèmes de W. Diltey et l'antago­nisme de la vie et de la culture objec­tive de Simmel. Disons-le de manière plus prosaïque, quel sociologue accep­terait de se décrire, d'être décrit dans les catégories objectivantes qu'il uti­lise pour les autres ? Objectiviste aux heures de travail et romantique dans

la vie privée, retrouvant cette expé­rience commune qui depuis le XVII e

siècle oppose Idéologues et Romanti­ques (30).

L'homme des temps modernes qui tend «à donner une expression à ce qu'il a vécu ; et de l'autre à se définir scientifiquement, a été conduit de plus en plus à trouver deux formes d'inter­prétation de lui-même... Dans l'œuvre poétique l'homme voit la vie à travers toute l'abondance des aspects qu'elle prend. Il y trouve exprimées les choses variées qui se passent dans son âme. Mais plus il devient riche sur ce do­maine et moins il est capable de se connaître lui-même dans tout cela. Et c'est ici qu'intervient la science qui voudrait lui dire ce qu'est l'homme, mais quoi qu'elle puisse lui dire il ne se retrouve plus dans les définitions, les descriptions qu'elle lui donne, il ne se retrouve pas tel qu'il pouvait se voir dans toute l'abondance des images que lui offrait le poète (31).» Soutenir un tel point de vue n'engage pas à pri­vilégier la compréhension poétique au détriment de l'explication scientifi­que, mais à voir dans cet antagonisme une opposition constitutive de la vie sociale moderne, à travers laquelle celle-ci s'exprime.

Le retour que l'on peut noter vers l'in­terprétation (32), et dont ce texte par­ticipe, marque alors simplement le fait que l'un des termes de l'opposition avait besoin d'être réactivé. L'opposi­tion comprendre/expliquer/Idéologue (le mot est pris dans son sens mo­derne : ceux qui veulent penser et fon­der scientif iquement l ' o rd re so-cial)/Romantique, loin d'être un frein de la recherche en Sciences Humaines, pourrait au contraire être l'opposition dynamique sans laquelle celles-ci n'existeraient plus.

On peut noter à ce propos que la pas­sion, l'émotion, l'anxiété, bref la li­berté aussi de l'acteur qui sont si rare­ment pris en compte dans la sociologie scientifique, se réintroduisant comme nous l'avons souligné plus haut dès que le statut particulier de chercheur

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(33) E. MORIN, op. cité, p. 12. (34) R. RORTY. «Méthode, Science Sociale et

Espoir Social». Critique n° 471/472, p. 875, 1986. Wright MILLS dans l'imagina­tion sociologique soulignait déjà les doutes que l'on pouvait émettre à ce propos : «Le prix Nobel de Physique P. KUSCH a dit qu'il n'existe pas de «méthode scientifi­que» : ce qu'on appelle ainsi ne vaut pas pour les problèmes simples. P. BRIDG-MAN, qui est également Prix Nobel va plus loin : «Il n'existe pas de méthode scientifi­que, en tant que telle ; le savant n 'obéit qu'à un seul principe de méthode : utiliser au mieux les ressources de son cerveau sans aucune réserve». L'imagination sociologi­que, p. 61, Maspero, 1967. H. ATLAN dans un ouvrage récent signale lui aussi qu 'il est remarquable et assez ironique, que cette «raison pratique» artisanale et créa­trice à la fois (créatrice parce qu'artisanale, rusée et même retorse en ce qu 'elle doit faire avec l'imprévu, le désordre et l'aléa), c'est celle sur laquelle on tombe quand on cher­che à caractériser la création scientifique elle-même...».

«A tort et à raison », Seuil, 1986, p. 132.

comme être réflexif et qui fait profes­sion de distance est remplacé par les rôles administratifs, gestionnaires et le monde de la recherche. Ainsi que le souligne E. Morin. « En effet, celui qui en tant que sociologue scientifi­que, voit des déterminations extérieu­res commander les actions des indivi­dus ou des groupes sans jamais concevoir les problèmes de responsa­bilité ou d'autonomie, celui-là dès qu'il devient un homme parmi les au­tres hommes, dès qu'il ôte sa blouse de sociologue, voit des acteurs, des res­ponsables, des irresponsables, est ce­lui même animé par des pulsions éthi­ques, il dénonce le mal, il loue le bien, bref il passe sans arrêt d'une vision so­ciologique où l'on perd tout visage hu­main à une vision qui a un visage hu­main et où l 'on perd toute base scientifique...» (33). Décrivant ces hiatus entre science et monde courant, voire cet antagonisme, nous durcis­sons certes les oppositions et s'il y a deux manières de se rapporter à soi dans l'Anthropologie de Groethuysen, cette opposition n'est peut être pas aussi tranchée que l'on veut bien le faire croire lorsqu'on oppose science et savoir naturel dont les interactions réciproques si elles supposent comme nous l 'avons vu plus haut que la science sociale soit réinterprétée, sup­posent également que la connaissance naturel le habi tuel le imprègne la science.

Durcissement des oppositions entre science, méthode scientifique et savoir naturel, dans la mesure où nous avons repris la représentation que des épisté-mologues ont donnée de la coupure radicale introduite par la méthode scientifique. Depuis les travaux de Kuhn, on peut se demander si ce n'est pas là le mythe de la science, plutôt que la science telle qu'elle se pratique. Avec la naïveté sceptique et l'ironie bonhomme propres au pragmatisme, R. Rorty lève le voile en décrivant comme suit les «opérations de la re­cherche» à l'intérieur de ce que Kuhn appelle «science normale», à savoir la résolution de problèmes,

nous disons que l'homme de science se sert strictement des mêmes méthodes banales et évidentes que n'importe le­quel d'entre nous au cours de n'im­porte quelle activité humaine : dé­comptant les exemples qui vont à rencontre des critères ; escamotant suffisamment les contre-exemples pour éviter le recours à de nouveaux modèles ; essayant plusieurs hypothè­ses formulées dans le jargon en cours, dans l'espoir de combler les cases im­possibles à traficoter» (34).

Si nous rappelons ces données, c'est aussi parce que nous croyons que l'ex­périence des interprétations du monde social qu'un sociologue peut élaborer ou reprendre à d'autres pour s'orien­ter dans ses activités de recherche fait partie de l'objet ; si l'objet ne se constitue pas en dehors des expérien­ces préalables du monde social, il n'échappe pas non plus à la réflexion que l'on a pu faire sur des tentatives d'objectivation découlant d'autres re­cherches. Si «la méthode», comme le disait Granet, «c'est le chemin une fois qu'on l'a parcouru», ce chemin est aussi balisé par l'expérience que le sociologue peut faire des connaissan­ces scientifiques disponibles, et l'utili­sation qu'il privilégiera en fonction de son objet. C'est-à-dire du point de vue choisi. Pour éviter l'«inhibition mé­thodologique» (Wright Mills), il suffit de ne pas mythifier la méthode scienti­fique.

Le monde commun Retrouver le monde courant, celui de la vie de tous les jours, celui des «gens» suppose que l'on se défasse d'abord du principe de connaissance théorique comme mode de référence dominant ; le monde n'est pas appré­hendé sur le modèle de la connaissance scientifique, mais selon des intérêts pratiques et des évidences. La connais­sance pratique, comme l'enseignait Aristote dans l'Éthique à Nicomaque (livre CVI), est distincte de la connais­sance théorique, sans que cela impli-

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(35) Sur ce point on peut consulter avec profit «La connaissance ordinaire», M. MAFFE-SOLI, Méridiens, 1985, ch. VIII notam­ment.

(36) Nous traitons plus longuement de ce point dans «Les problèmes de la philosophie de l'Histoire de Simmel et la compréhension ». Sociétés n" 11, nov. 1986.

(37) G.H. VAN WRIGHT. «Explanation and Understanding», London Routledge and Keagan, p. 32, 1971.

(38) M. BAKHTINE. A propos de la méthodo­logie des sciences humaines, in : «Esthéti­que de la création verbale», Paris, Galli­mard, 1984, p. 393.

(39) A. SCHUTZ. «Le monde social et la théo­rie de l'action sociale», p. 8, 9. Sociétés n" 0 1984.

que qu'on agit de manière moins ra­tionnelle dans le premier cas que dans le second.

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entre parenthèses de la théorie, qui est dans ce cas l'arbre qui cache la forêt. Dans un second temps, et c'est ce que nous avons tenté, on pourra interpré­ter, c'est-à-dire déployer les média­tions que le discours instaure entre l'homme et le monde ; autant dire que nous ne cherchons pas un sens caché, mais un mouvement du sens vers la ré­férence, c'est-à-dire vers la sorte de monde qui est construit, qui est le monde même, comme on dit la chose même, de l'individu et du groupe étu­dié.

Nous plaidons dès lors pour une com­préhension par empathie (35), qui ne signifie pas revivre ce que l'acteur éprouve (36), mais tenir compte de ce que dit l'autre, faire droit vraiment à ses points de vue et se transférer en lui, en cherchant non pas à le com­prendre lui comme étant cette individualité-là, mais à comprendre ce qu'il dit. «La compréhension empa-thique n'est pas un sentir ; elle est une aptitude à participer à une forme de vie» (37). L'empathie en ce sens ne suppose ni reviviscence, ni projection dans l'autre ; elle est possible car «le sens est personnaliste, il comporte toujours une question — il s'adresse à quelqu'un et présume une réponse, il implique toujours qu'on soit deux (le minimum dialogique). Ce personna-lisme n'est pas un fait de psychologie mais un fait de sens» (38). Envisager la connaissance comme mouvement dialogique présente une affinité cer­taine avec l'interaction réciproque de G. Simmel qui permet à ce dernier de construire les catégories de la compré­hension et de la typification, en les fondant sur la vie quotidienne. C'est pourquoi on peut soutenir qu'il faut revenir au monde même et effectuer une mise entre parenthèses des cons­tructions secondes du monde social.

Cette mise entre parenthèses peut sem­bler bien mystérieuse, mais pour en

rendre compte on peut, sans narcis­sisme, en donner un exemple qui éclai­rera ce que je veux dire. J'ai été formé comme sociologue à envisager le

monde comme une voile qui masque, cache quelque chose d'autre. Je peux ainsi interviewer des individus et ne plus entendre ce qu'ils me disent, obnubilé dès le départ par le sens caché. J'ai alors non plus une vision ordinaire du monde, mais une construction théorique de ce monde qui est ma propre façon de l'agir ; pour le dire en d'autres termes, ma cons t ruc t ion théor ique est ma construction ordinaire du monde ; pour retrouver celle des gens ordinai­res, c'est en quelque sorte cette cons­truction théorique qu'il me faut met­tre entre parenthèses afin de revenir au sens commun. Pour ce faire, il faut d'abord décrire, et cette description se fonde sur ce qu'on a pu appeler la so-cialité originaire (Husserl), «Mitsein» (Heidegger), socialité (M. Maffesoli), postulat implicite de la compréhensi-bilité de l'homme par l 'homme, qui est le sol sur lequel s'échafaudent nos énoncés scientifiques. Cette compré­hension n'est donc pas la pure réduc­tion d'un comportement, d'une action avec le sens qu'ils portent, à leurs conditions — qui la plupart du temps les dissolvent. Il faut décrire le plus adéquatement possible le comporte­ment pour en reconstituer le sens, comme le souligne A. Schiitz : «La sauvegarde du point de vue subjectif est la seule garantie, mais elle est suffi­sante, que le monde de la réalité so­ciale ne sera pas remplacé par un monde fictif et inexistant que l'obser­vateur scientifique aura construit» (39). Dans le cas contraire, le risque est de restreindre le monde social vécu à ce qu'il signifie pour les producteurs de sciences sociales, sans que ces der­niers se soucient le moins du monde de ce qu'il signifie pour «ces autres mor­tels qui discutent politiques en buvant de la bière, fêtent Noël en famille en agitant leurs cuillères au dessus du pudding enflammé et tressaillent au

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(40) Ch. COEUR, in «le Rite et l'outil paraph­rasant Chesterton», PUF, 1969, p. 5.

(41) DILTHEY G.S., p. 134, «Goethingue, Vandenhoeck & Ruprecht».

(42) Ib. p. 134. (43) H.I. MARROU. «De la connaissance histo­

rique», p. 82, Seuil, Points, 1982.

(44 et 45) P. BOURDIEU. «Le Sens Pratique», «Peut-être parce que j'avais une idée moins abstraite que d'autres de ce que c'est que d'être un paysan montagnard», p. 30, Mi­nuit, 1980.

(46) DURKHEIM. «Les formes élémentaires de la vie religieuse», p. 625, PUF, 1975, cf. aussi, HUSSERL qui souligne «... que la vie consiste dans les décisions de l'instant qui n 'a jamais le temps pour des activités de fondation s'effectuant dans la rationalité scientifique», «Logique formelle, logique transcendantale», p. 9.

(47) Ainsi que le soulignait M. WEBER, «Dans la grande masse des cas, l'activité réelle se déroule dans une obscure semi conscience ou dans la non-conscience du «sens visé». L'agent le «sent» imprécisément plus qu'il ne connaît ou ne le «pense clairement» ; il agit dans la plupart des cas en obéissant à une impulsion ou à la coutume... Une acti­vité effectivement significative, ce qui veut dire pleinement consciente et claire, n'est jamais en réalité qu 'un cas limite », M. WE­BER, «Economie et Société», op. cité, p. 19.

(48) «A la différence du monde physique, le monde politique social n 'est pas fait de sen­sations, mais d'idées : on ne peut pas pho­tographier la société comme on photogra­phie un paysage. Or, il est possible d'avoir sur le même sujet des idées contradictoires, alors qu'au contraire une contradiction dans les sensations nous sauterait aux yeux et nous ferait nous demander si nous ne rê­vons pas. » P. VEYNE, op. cité, p. 660.

bruit des tambours sacrés de l'Armée du Salut comme les Nègres du Congo au son de leurs tam-tams» (40).

Si les individus sont «le point d'inter­section d'ensembles qui les traversent tous, existent en eux mais les traver­sent et qui, par le contenu, la valeur, la fin qui se réalisent en eux possèdent une existence autonome et leur déve­loppement propre (41), nous sommes obligés de reconnaître la dichotomie entre ce que Simmel nommera forme et vie — les antinomies de la forme et de la vie. Mais pour autant, comme le dit Dilthey, «la richesse infinie de la vie se déploie dans l'existence indivi­duelle de chaque personne grâce aux rapports qu'elle a avec son milieu, avec les autres hommes et les choses » (42). Pourquoi le scientifique, pour étudier ce tissu de relations où les fils s'entrecroisent, où les motivations sont multiples, choisirait-il de se cou­per d'un social qui seul, comme expé­rience, donne sens à ces entreprises ? Comme le souligne H.I. MARROU, «toute théorie de la connaissance consciente de ses devoirs se doit d'in­tégrer le fait de P«intersubjectivité » (au besoin elle posera le « n o u s » comme la donnée fondamentale, et par suite indémontrable), d'en rendre compte, d'établir que ce fait accepté par la mentalité commune n'est pas il­lusoire» (43).

On peut critiquer les conceptions de la compréhension de Dithley et lui régler son compte facilement, en signalant que sa théorie est la version « savante » (non scientifique) du commun «se mettre à la place de» (44). Mais on n'avancera pas d'un pouce dans ce qui fonde la possibilité d'imaginer et d'éprouver à l'avance, au sens de par­ticiper à une forme de vie. Ainsi Pierre Bourdieu lui-même nous apprend qu'il a pu comprendre les Kabyles parce que la proximité des monta­gnards lui permettait de saisir un rap­port à la nécessité qui se retrouve en Kabylie (45).

Cette position est paradoxale si on la rapporte à l'ensemble de sa théorie ;

elle apparaît en effet comme la suresti­mation d'une proximité spatiale, qui se trouve jouer malgré la distance so­ciale. Ainsi l'objectivisme, lorsqu'il cherche à river son clou à l'intellectuel sans attache — voire bourgeois —, fait-il appel à une notion compréhen-sive à une pré-compréhension possi­ble. Nous n'avons fait référence à ce passage du «Sens Pratique» que pour montrer qu'il y a, chez les critiques de la compréhension, des utilisations po­lémiques de cette même compréhen­sion (qu'ils stigmatisent et condam­nent par ailleurs). Ceci met bien en évidence la question centrale : l'antici­pation de sens qui me porte à com­prendre autrui est fondée sur des typi-fications léguées par la tradition, appuyées sur la socialisation et l'édu­cation, autrement dit sur l'apparte­nance à un monde commun qui n'est pas limité par les barrières de classe, et où ces types peuvent prendre sens.

La sociologie ne peut oublier cette so­ciabilité originaire et ce rapport à un monde commun. Il lui faut, au plus près de la vie courante, entendre les re­gistres différents, ne pas oublier, comme le signale Durkheim (46), que la vie précède la science, que la cohé­rence ou l 'incohérence apparentes peuvent résulter des modes d'observa­tion qui totalisent souvent sur un même plan ou dans un tableau ce qui pour l'individu ne se présente jamais sous cette forme. Ne pas croire que dans une situation nous mobilisions tout le savoir disponible, envisageons d'un point de vue rationnel, quasi di­vin et pourquoi pas en utilisant la théorie des jeux, toutes les possibilités et toutes les conséquences (47). Mais surtout, on pourrait soutenir que l'er­reur principale est de ne pas tenir compte des multiples plans de la réa­lité dans lesquelles l'existence se dé­roule, ici j 'agis dans la situation de syndicaliste, là de lecteur de romans de la collection Harlequin (48). Le souci de la cohérence est dans la tête de l'observateur plus que dans celle de l'acteur. Retrouver le sens vécu et le monde social, c'est tenir compte de ces

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(49) BERGER et KELLNER, «Mariage and the construction of reality», in Diogenes, 1964 (46), p. 5.

(50) «Notre vision apparemment spontanée du monde est faite de croyances et une croyance fausse peut avoir autant d'in­fluence sur notre conduite qu'une vraie. Notre vision de la société est une construc­tion beaucoup plus ambitieuse qu'un cons­tat du réel et elle ne reflète pas seulement nos intérêts» (P. VEYNE. «Le Pain et le Cirque», Seuil, 1976, p. 667).

(51) A. SCHUTZ. «Sur les réalités multiples», Sociétés n" 5, p. 17, 1985.

(52) A. CICOUREL. « La sociologie cognitive », p. 41, PUF, 1979. Voir aussi la distinction que R.BOUDON établit entre paradigmes de type interaction-niste et paradigmes in «Effets pervers et or­dre social. Déterminismes sociaux et liberté individuelle», p. 187-252, PUF, 1979.

(53) C'est ainsi que D1LTHEY considère l'en­semble des activités humaines comme des textes à déchiffrer et à expliciter. Il réalise même un apparentement entre anthropolo­gie et littérature : «Les études anthropolo­giques sont apparentées à la littérature. L'événement vécu y est élaboré par l'imagi­nation conformément à la signification qu 'il comporte et le rapport du découlement psychique avec la vie environnante y est re­présenté dans la société concrète». W. DILTHEY. Le Monde de l'Esprit, T. II, Aubier Montaigne, 1942.

(54) P. VEYNE. Préface à P. BROWN. «Ge­nèse de l'Antiquité tardive», Gallimard, 1984, XXII.

plans différents, en ne présupposant ni une cohérence ni une incohérence de l'acteur ; il peut y avoir une cohé­rence dans un domaine, et cela n 'ap­paraîtra ineônerêrtT. qu'a Celui qui ap­pliquera une visée synthétique aux différents domaines. La vie en société suppose une activité de «mise en forme» permanente des éléments qui la composent mais ainsi que soulignait G. Simmel, dans les problèmes de la philosophie de l'histoire : «Nous som­mes en fait beaucoup moins conscients que nous ne devrions l'être du carac­tère fragmentaire des représentations que nous nous faisons du monde. Cela provient de ce que notre esprit se livre constamment à une activité de mise en forme qui tisse des totalités à partir d'éléments fragmentaires en utilisant différents systèmes de catégories» (n° 5, p. 102). Cette construction so­ciale de la réalité qui est permanente et sans fin a été bien illustrée par Berger et Kellner à propos du mariage dans Mariage and the Construction of Rea­lity. Le processus «nomique» propre à cette interaction où se construisent simultanément l'identité et la réalité, à partir des interprétations d'événe­ments journaliers ou tirés de ce qui est déjà une vie commune, «le mariage est dans notre société un acte dramati­que dans lequel deux étrangers se re­joignent et où chacun se redéfinit lui-même» (49). On peut par ailleurs croire sans y croire à une chose, et même, y croire est la condition de vé­rifier qu'elle existe d'une certaine ma­nière (50). Ainsi la croyance du Père Noël des enfants (et nous retrouvons Agnès à ce propos, qui croit au même moment à des réalités contradictoi­res) : les enfants croient au Père Noël et savent que les jouets sont donnés par leurs parents. Comme le souligne Schùtz commentant W. James, «il existe plusieurs, et probablement une infinité d'ordres de réalité comportant chacun un style d'existence particulier que James propose d'appeler les Sous-Univers et il faut bien saisir que : le sens commun représente ces sous-univers comme étant plus ou moins

sans connexion et lorsqu'il s'occupe de l'un d'eux, il oublie ses relations aux autres» (51). La multiplicité de ces sous-univers nous engage à consi­dérer les risques Je tout raisonnement en termes d'habitus, qui met de la co­hérence là où peut parfaitement exis­ter une contradiction de valeurs, liée à des domaines de pratiques différents, voire au même domaine. De plus nous avons là une distinction fondamentale quant à l'ordre social et sa représenta­tion. D'un côté, on parlera d'attitudes intériorisées qui, relevant de condi­tions objectives, produisent des com­portements adaptés tant qu'ils sont en relation avec ces conditions ; de l'au­tre, il faut doter l'acteur de systèmes interprétatifs qui lui permettent de construire une action et de l'évaluer, notamment face aux normes domi­nantes que l'on aurait pu repérer. Comme le souligne A. Cicourel, «les termes, tels que «normes ou attitudes intériorisées» apparaissent insuffi­sants, quand on admet que les expé­riences de socialisation dépendent de l'utilisation du langage et des codifica­tions linguistiques d'expériences per­sonnelles ou de groupe dans le temps. Notre perception et notre interpréta­tion de la réalité sociale sont perpé­tuellement modifiées par l'acquisition de termes lexicaux nouveaux liés au contexte». (52)

C'est en prenant en compte les procé­dés interprétatifs et les contextes que l'on pourrait introduire la notion de style pour rendre compte de la ma­nière dont les individus perçoivent et construisent tant les situations que leurs actes (53). La modalité de la conduite n'est dès lors pas un esprit du temps ni un système de dispositions intériorisées mais un style «qui ne vaut que pour les secteurs de la réalité qu'il se trouve informer et il est tout à fait courant qu'en un même siècle, les styles soient très différents d'un do­maine à un autre» (54).

Mais prendre en compte ces styles, c'est être sensible au fait que la vie se déroule par périodes de 24 heures et

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(55) M. WEBER. «Essais sur la Théorie de la Science», Pion, p. 212.

(56) R. ARON. «Les trois modes de l'intelligibi­lité historique», p. 456 in l'histoire, Tel Gallimard, 1961.

(57) J. BOUVERESSE. «Rationalité et Cynisme», p. 54, éd. Minuit, 1985.

(58) C. GINZBURG. «Pistes, Signes, Traces». Le Débat, n ° 6, 1980, p. 13.

(59) R. MUS1L. « L'Europe désemparée ou petit voyage du Coq à l'Ane» in Essais Seuil, 1984, p. 156.

(60) A. SCHUTZ. «Collected Papers II», p. 199.

(61) J. STAROBINSKI. «Petite Histoire de l'Herméneutique», p. 481. Le temps de la réflexion, I. 1980.

que même «la vie institutionnelle» n'est pas uniforme ou, pour le dire d'une autre manière, que «la réalité irrationnelle de la vie et sa capacité en significations possibles restent inépui­sables» (55). Sans se prononcer sur le caractère irrationnel de la vie, on peut simplement souligner que «les ensem­bles d'actes restent toujours précaires, relatifs, lourds de multiplicité in­terne» (56).

Reconnaître cela c'est aussi dire que le sens des nuances et leur expression discursive deviennent des questions centrales pour la sociologie ; et pour rendre compte du style des conduites, encore faut-il que le sociologue ait du style.

Ainsi si on peut soutenir que des savoir-faire pratiques échappent à toute tentative de reconstruct ion consistant dans la connaissance impli­cite d'une certaine théorie par l'ac­teur. Ceci ne veut pas dire que nous ne pouvons pas nous étudier, mais que les modèles empruntés, par exemple aux sciences dures trouvent ici une de leurs limites, ne serait-ce «que parce que le modèle, s'il était exposé de fa­çon suffisamment explicite et détaillé, pourrait bien être inintelligible (et inu­tilisable) pour des êtres humains» (57). Mais si cette axiomatisation des savoirs implicites se révèle impossible, nous ne sommes pas pour autant dé­sarmés. Nous avons déjà souligné que la description et la prise en compte in­dicielle des actes et des discours pour ce qu'ils sont peuvent servir de fils di­recteurs. Comme le fait remarquer C. Ginzburg, on peut douter que l'adop­tion d'un statut scientifique fort soit pertinente, pour «les formes de sa­voirs plus particulièrement liées à l'ex­périence quotidienne — ou plus préci­sément à toutes les situations où l'unicité et le caractère irremplaçable des données sont décisifs aux yeux des personnes impliquées» (58). L'inter­prétation se rapprocherait dès lors de ce que R. Musil appelait de ses vœux : «non pas cette univocité que réduit l'éthique à une morale ou le sentiment

à une psychologie causale, mais un re­gard d'ensemble sur les raisons, les connexions, les restrictions, les fluc­tuations ce sens de nos motifs et de nos actes — une glose de la vie (59) ». Que ce soit à travers les formes d'asso­ciation, les croyances, les représenta­tions, les situations conflictuelles, la sociologie est confrontée aux formes du rapport entre les hommes, comme le soutient Simmel. Mais elle ne se dis­tingue pas de ces autres activités cultu­relles qui ont en charge»... le mystère métaphysique de l'existence d'un pur univers de socialité, l'exploration des multiples formes à travers lesquelles l'homme rencontre ses semblables et prend connaissance de lui» (60).

C'est dire aussi que la science n'est pas toute la connaissance et que la com­préhension offre l'avantage de se don­ner comme interprétation, et dès lors maintient ouverte la question de la si­gnification et du sens. Question sans laquelle les dites sciences humaines risquent, comme le souligne J. Staro-binski, «de se perdre elles-mêmes dans la futilité ou l'insignifiance» (61).

Patrick WATIER

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