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THE FRENCH Vol. 66, No. 4, March 1993 REVIEW, Printed in U.5.A Marguerite Duras et le cinéma de la modernité: tout [est] ce qu'il n'y a pas dans India Song par Thierry Jute1 LA RADICALITF DU CINEMA de Marguerite ~ u r a s l , c'est à la fois de nier le mythe cinématographique (l'image comme représentation essentielle de la réalité) tel qu'André Bazin l'avait défini (19-24), d'affirmer que "le cinéma n'est qu'un leurre" (Tulard 219), et de continuer à faire du cinéma, après tout. Le film India Song (1975), de façon paradoxale, épouse une forme narra- tive classique: il y a des personnages, des décors, une histoire, une tension dramatique. Les voix s'entremêlent sur la bande-son, se répondent l'une à l'autre. L'écriture cinématographique, le montage, manifestent une précision du style, une intensité et une intentionnalité du discours filmique qui sollicitent un investissement interprétatif. Pourtant, la tension drama- tique du film, celle d'une histoire d'amour sans visages, et la moiteur pe- sante d'un autre lieu qu'on ne voit jamais mais dont on devine la misère, échappent aux limites du texte filmique. India Song ouvre un espace de questionnement, d'attente, qui n'est pas celui construit par les conventions dramatiques propres aux structures narratives du cinéma classique mais plutôt un espace d'inachèvement qui se refuse toute clôture: Dramatiser des manques par des ellipses narratives, différer la fin d'un désir en ne bouclant pas une fiction, ouvrir une œuvre pour que, par ce ratage mortel que constitue un inachèvement, la vie s'y engouffre et hnisse déle-même le travail. (Païni 49) Le film brise la fausse transparence du rapport filmlspectateur, celle où le spectateur croyant désirer le film en devient l'objet. Ainsi, le texte filmique de Duras est, selon l'expression de Raymond Bellour, "un texte introuvable" ("Le Texte" 77), un texte qu'on ne peut citer ni résumer, et qui résiste à une approche herméneutique positive (Qu'est- ce cela veut dire?). On ne peut soumettre le texte à la reconstruction a posteriori, d'une signification qui y serait cachée, une perspective selon laquelle le texte recèlerait un réseau de correspondances symboliques, une antériorité qui appartiendrait à la genèse du film, à un moment de 1'His- toire. Le cinéma de Marguerite Duras, au risque de se condamner irrémédiablement avant même de prendre forme, s'annonce dans sa propre

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THE FRENCH Vol. 66, No. 4, March 1993REVIEW, Printed in U.5.A

Marguerite Duras et le cinéma de la modernité: tout [est] ce qu'il n'y a pas dans India Song

par Thierry Jute1

LARADICALITFDU CINEMA de Marguerite ~ u r a s l , c'est à la fois de nier le mythe cinématographique (l'image comme représentation essentielle de la réalité) tel qu'André Bazin l'avait défini (19-24), d'affirmer que "le cinéma n'est qu'un leurre" (Tulard 219), et de continuer à faire du cinéma, après tout.

Le film India Song (1975), de façon paradoxale, épouse une forme narra- tive classique: il y a des personnages, des décors, une histoire, une tension dramatique. Les voix s'entremêlent sur la bande-son, se répondent l'une à l'autre. L'écriture cinématographique, le montage, manifestent une précision du style, une intensité et une intentionnalité du discours filmique qui sollicitent un investissement interprétatif. Pourtant, la tension drama- tique du film, celle d'une histoire d'amour sans visages, et la moiteur pe- sante d'un autre lieu qu'on ne voit jamais mais dont on devine la misère, échappent aux limites du texte filmique. India Song ouvre un espace de questionnement, d'attente, qui n'est pas celui construit par les conventions dramatiques propres aux structures narratives du cinéma classique mais plutôt un espace d'inachèvement qui se refuse toute clôture:

Dramatiser des manques par des ellipses narratives, différer la fin d'un désir en ne bouclant pas une fiction, ouvrir une œuvre pour que, par ce ratage mortel que constitue un inachèvement, la vie s'y engouffre et hnisse déle-même le travail. (Païni49)

Le film brise la fausse transparence du rapport filmlspectateur, celle où le spectateur croyant désirer le film en devient l'objet.

Ainsi, le texte filmique de Duras est, selon l'expression de Raymond Bellour, "un texte introuvable" ("Le Texte" 77), un texte qu'on ne peut citer ni résumer, et qui résiste à une approche herméneutique positive (Qu'est- ce cela veut dire?). On ne peut soumettre le texte à la reconstruction a posteriori, d'une signification qui y serait cachée, une perspective selon laquelle le texte recèlerait un réseau de correspondances symboliques, une antériorité qui appartiendrait à la genèse du film, à un moment de 1'His- toire. Le cinéma de Marguerite Duras, au risque de se condamner irrémédiablement avant même de prendre forme, s'annonce dans sa propre

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impossibilité comme si l'acte créatif se devait d'être avant tout le refus de sa propre transparence et de toute transparence (voir Adorno, "Transparen- cies"), là où la banalité du discours filmique conventionnel se confond avec l'illusion de la proximité d'un monde réduit à des effets de surfaces. Mon propos n'est pas d'offrir une autre interprétation du film, ni de "défaire" l'opacité du film. Il s'agit ici de saisir dans India Song et l'acte cinématographique durassien, l'absence, la "vacance", celle que "la critique doit reconnaître comme la spécificité de son objet, autour de laquelle on parle toujours" (Derrida 17).

Le cinéma de Marguerite Duras, bien qu'unique, ne pourrait exister si le cinéma de la modernité n'avait pas, depuis Citizen Kane (1941) d'Orson Welles, entrepris une attaque radicale du mythe cinématographique2. Ce que Citizen Kane inaugure c'est la destruction du

rapport ''naturel'' au cinéma, cette iilusion dune identité entre l'image et le filmé,et l'intégration sans fade, sans reste, de la fable et de la reproduction. [Weiles] a introduit la réflexivité, la "critique", au sens kantien, dans un univers affirmatif et transparent. (Ishagpour, Cinéma 53)

Depuis Citizen Kane, le cinéma de la modernité a intériorisé la crise de la signification dans un mouvement dialectique où se confrontent le désir de saisir la réalité dans un acte critique et engagé, une générosité qui s'appa- rente à ce que Georges Bataille appelle "l'excès", la "dépense" (voir "La Part") et le désenchantement, l'énergie dionysienne de la destruction. Quelques films seront ici mentionnés pour illustrer ces propos, afin de suggérer que ce qu'il n'y a pas dans India Çong, c'est la nostalgie du mythe (cinématographique ou autre), le ressentiment et l'exigence d'une réponse qui viendrait combler l'espace vide et faussement transparent de l'absence. La destruction de la forme telle qu'elle est symptomatiquement représentée dans le cinéma de la modernité, devient dans India Song, "le calme du désastre" (Blanchot, Ecriture 15). Toute certitude se perd, se désoriente: India Çong est déjà au-delà de la nostalgie de la certitude que ce soit celle de la transparence et de l'immédiateté du monde, celle de sa complète opacité, ou celle de l'assurance positive de l'absolue contingence des choses. Ce qui reste c'est le travail de l'absence qui serait:

épanouissement de ce qui pourtant se cache et demeure ferme, lumière qui b d e sur l'obscur, qui est bdante de cette obscurité devenue apparente, qui, enlève, ravit l'obscur dans la clarté première de l'épanouissement, mais qui disparaît aussi dans l'absolument obscur, cela dont l'essence est de refermer sur ce qui voudrait le révéler, de l'attirer en soi et de l'engloutir. (Blanchot, Espace 235-36)

Jean-Luc Godard dans Le Gai Savoir (1969) propose de réinventer le langage cinématographique, de recommencer depuis le début, c'est-à-dire de partir de l'écran noir afin de se débarrasser de toute forme de re­présentation conventionnelle et idéologique dans un mouvement de de- struction radicale, et de faire voler en éclats l'illusion de la transparence de

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l'appareil de représentation mécanique. Il faut, selon Godard, redécouvrir la promesse du cinéma des origines, là où le cinéma confronte simultanément sa propre impossibilité et le besoin de réaffirmer la possibilité d'une repré- sentation totalisante de l'image cinématographique, et en faire l'instrument, la conscience du combat politique. Walter Benjamin affirmait que la spécificité de l'appareil de reproduction mécanique est d'être le catalyseur des forces de la production industrielle et d'une conscience politique et sociale qui se reconnaîtrait dans un mouvement irrémédiable de l'Histoire (224).La destruction de l'aura dans la représentation mécanique de l'image inaugure, selon Benjamin, un mouvement de destruction du pouvoir idéologique dont la légitimité se dissimule derrière un voile de mystère (241-42). Godard reprend cette position tout en relativisant les implications idéalistes de Benjamin: pour exister le cinéma se doit d'être l'expression des aspirations, et la médiation d'un agent collectif, qui, pour Godard se dessine à l'horizon des mouvements de libération politique et culturelle.

Pour Duras, l'horizon, la réconciliation ultime comme tendance inéluctable de l'Histoire, c'est déjà le passé3. L'écran noir est là dès le début, et il ne peut y avoir rien d'autre4. Le mouvement de ses films est toujours celui d'un retour vers l'écran noir, que parfois interrompt le flot des images, brisant ainsi, ce que Raymond Bellour appelle "le dispositif hypnotique" (67-72). Pour Duras, l'écran noir serait à la fois la concentration de toutes les images cinématographiques potentielles et le moyen suprême d'éliminer le besoin d'en faire (Cottenet-Hage et Kolker 96).

Pourtant, il y a dans India Song un "trop" de signification qui n'appartient ni au mystère de l'histoire, ni à la genèse du film, ni à l'écriture cinématographique5. Ce "trop" de signification nous est absent. Il est absent du texte filmique. 11 appartient à ce qui pourrait être une totalité retrouvée, où voix et images se réconcilieraient, et où il nous serait possible de com- prendre, de poser nos yeux sur la mendiante de Calcutta qui rôde autour du château, autour du film.

India Song parle de l'avènement de la condition post-moderne6, où il n'est plus possible de raconter des histoires, ni d'espérer qu'un temps viendra où on pourra de nouveau en raconter. India Song décrit un univers où la condition primordiale de toute existence est la perte, la disparition, l'ab- sence: "Ce monde tel que nous le voyons est en train de passer" (Virilio 45). L'image cinématographique classique se meut dans le temps et l'espace, n'est saisie que dans son passage éphémère, le glissement continuel qui crée l'illusion de réalité, et, selon Gilles Deleuze, transmet l'image d'une totalité ouverte, à la fois mouvante et non localisable où l'expérience du temps est celle d'un flux incessant et d'une disjonction instantanée (Image-Mouuemenf 9-22). Les images de lndia Song sont insupportablement statiques, le mouvement y est brisé. Les décors, que les mouvements de caméra et le montage devraient animer, sont devenus étrangers, aliénants: "Les voix tombent d'un côté, comme une histoire qui n'a plus de lieu, et le visible, de

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l'autre côté, comme un lieu vidé qui n'a plus d'histoire" (Deleuze, Image-Temps 340).

Le cinéma classique est fait de mouvement, de présent, de présence, et d'une illusion à laquelle le spectateur consent en échange d'une promesse. Il s'agit ici du Moi leurré dans la théorie psychanalytique de Christian Metz (74). La promesse qui nous est faite est celle d'une centralité redécouverte du sujet.

Le film, écrit Christian Metz, est comme le miroir primordial, dans lequel l'enfant s'identifie à lui-même comme objet, et ainsi accède au symbolique (65-70). Mais le film est un miroir sans réflection (Metz 65), et la condition initiale de l'expérience filmique est d'avoir déjà connu le miroir primordial. Le spectateur est donc capable de recréer, dans l'image, un monde d'objets sans devoir d'abord s'y reconnaître. Le cinéma a néanmoins gardé les ca- ractéristiques du plaisir interdit propre à la vision de la scène primitive. Le cinéma serait, selon Metz, l'institutionalisation de la "scoptophilie cinématographique" (91), un acte licite de transgression.

Duras exige que l'activité du spectateur se concentre sur l'expérience de l'absence et de sa propre absence. Le miroir est ainsi brisé. La promesse faite au spectateur est rompue, la rencontre avec le film, ce que le film sollicite d'investissement interprétatif, ne se fait plus dans le domaine de l'imagina- tion mais dans celui de l'imaginaire (Ropars-Wuilleumier 27-36). Le travail de l'imagination, selon Ropars-Wuilleumier, serait une façon de "doter d'une illusion d'existence des images inventées, mentales ou objectivées" (34), un processus dans lequel l'image devient immédiateté du monde, alors que l'imaginaire "désignerait la relation que toute figure entretient avec sa propre disparition", "épreuve de la vacance dans le voir" (34 , intensité révélatrice mais insoutenable de l'image qui ne peut jamais s'extraire de "l'absence-être-là" (Heyndels 200). Il s'agit bien ici d'une négativisation radi- cale du "mythe du cinéma total" d'André Bazin (19-24).

Selon Bazin le "mythe du cinéma total" définit la recherche constante, depuis l'invention de l'image filmique, d'un mode de reproduction qui per- mettrait de reconstituer une parfaite illusion de la réalité. Le cinéma, dans son essence, satisferait "le désir d'illusions" du spectateur, et renforcerait la prévalence du mythe. Eric Rohmer affirmait même, à la suite de Bazin, que l'expérience du cinéma pourrait et devrait être une découverte totalisante et mystique, un mode de saisie spirituelle de la réalité et de son origine. En 1955, Rohmer écrit:

Loin de nous engager sur la voix déterministe, comme on pourrait Iégitime- ment le croire, cet art, le plus positif de tous, insensible à ce qui n'est pas fait brut, pure apparence, nous présente au contraire l'idée d'un univers hiérarchisé, ordonné en vue dune hdernière. Demère ce que le hlm nous donne à voir, ce n'est point l'existence des atomes que nous sommes conduits à rechercher mais plutôt celle &un audelà des phénomènes, d'une âme ou de tout autre principe spirituel. (6)

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Trente ans plus tard dans Le Rayon vert, Rohmer conclut son film en illus- trant le contenu de sa proposition théorique. Dans Le Rayon vert, une jeune femme, à la recherche d'un amour, qui, jusqu'alors lui échappait, rencontre un jeune homme. Elle est encore peu sûre d'elle-même, et du bien-fondé de ses sentiments: elle hésite à s'engager parce qu'elle ne peut discerner, dans ses propres sentiments, la marque d'une authenticité et d'une sérénité qui viendrait calmer ses doutes et ses angoisses. Rohmer nous donne alors, ainsi qu'aux personnages du film, le signe qu'il y a bien un ordre universel, une présence suprême. Ce moment de révélation est inscrit sur la pellicule comme le témoignage de la réalisation du "cinéma total". Ce signe, c'est le rayon vert qui apparait, rarement, au coucher du soleil, dans des conditions climatiques exceptionnelles. La scène, qui clôt le film, débute par un fondu- enchaîné au noir et marque l'espace qui sépare les personnages du film et le documentaire filmé de l'apparition du rayon vert. L'écran noir qui apparait au début de cette séquence, cet espace de transition, est le locus de toutes les promesses d'un monde qui se révélerait dans sa totalité. Il n'est pas ici question de faire table rase, comme Godard le proposait, mais plutôt de se laisser pénétrer par l'intensité de la vision, une intensité qui laisse deviner la proximité d'une signification inaugurale. La surimpression de l'écran noir et du soleil couchant invite à la contemplation, véritable scène primitive qui vient mettre fin à l'angoisse de l'inachèvement. L'espace hors-champ ne serait plus alors un espace refoulé, mais un espace de présence divine: l'œil de la caméra; l'œil de Dieu.

Cette séquence, qui se veut un aboutissement mystique est en fait proche d'un désespoir absolu. Vouloir révéler la présence divine à l'aide du procédé filmique le plus conventionnel et le plus banal (le champslcontre- champs) s'avère une tâche improbable. L'apparition du rayon vert sur la pellicule devrait suturer la plaie ouverte de la signification. Elle n'y parvient pas. L'espace entre le plan des deux personnages et le plan du coucher du soleil est irrésolu. C'est l'espace que couvre le montage, un espace auquel il nous faut croire pour atteindre une vision réconciliatrice. Conjurer l'ab- sence par la contemplation mystique, tel est l'acte cinématographique de Rohmer.

India Song est l'antithèse du film de Rohmer. La première image dans India Song est la dernière du Rayon vert, le coucher du soleil. Mais cette fois- ci, c'est une image crépusculaire, sans regrets, sans contemplation, qui re- flète la disparition des certitudes. Alors que le film commence, la lumière du jour s'évanouit et fait place à la promesse des ténèbres. Ce n'est pas une image triste, nostalgique. Il ne reste plus qu'à disparaître en silence, à s'évanouir. Le monde s'est éteint.

Parler d'un monde qui s'éteint, de l'incertitude d'une signification qui a disparu, faire du cinéma un au-delà que l'on veut atteindre à tout prix pour, plutôt que de se faire perdre par le monde, se perdre et se reperdre en offrant une dernière résistance, un dernier sursaut, c'est le désir obsession-

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ne1 qui traverse le cinéma de la modernité. Alors il faut mettre en scène sa propre mort, devenir l'absence de soi.

Citizen Knne est l'archétype du cinéma de la modernité. Le point de vue de la caméra est, selon l'expression utilisée par Marc Vernet, un "champ per- sonnalisé" qui assume la position d'un personnage hors-champ (33), (dans Rohmer, une présence divine). Ce personnage est, dès le début du film, mort. Mais il s'agit d'une mort symbolique, celle du sujet dans la crise de la modernité. Ne subsistent, alors, que la vacance non représentable de ce sujet, et l'expression filmique du travail de cette vacance. Il faut, comme le personnage hors-champs de Citizen Kane, se désirer soi-même, tout en sachant que tout est déjà perdu, et qu'il n'y a rien à trouver (l'illusion réconciliatrice de "Rosebud).

Citizen Kane débute par un long mouvement en avant, une combinaison de travellings et de fondu-enchaînés7, où se révèle, dans le décor expres- sionniste, la volonté d'une subjectivité, d'un désir d'images, bien que se dessine l'imminence de la catastrophe. Alors que le mouvement nous rap- proche de plus en plus de Xanadu, le château de Kane, une fenêtre à travers laquelle on aperçoit une lumière s'affirme comme la destination finale du mouvement, l'objet du désir de la caméra, mais s'éteint au moment où la caméra pénètre la chambre. Nous sommes de nouveau dans le noir. Le héros du film qui commence est mort. Les mouvements de la caméra, les fondu-enchaînés, le champs personnalisé en deviennent son fantôme. La subjectivité essaie de se recréer parce qu'elle se sait la subjectivité d'un sujet mort. La recherche de Kane par le journaliste dont on ne voit étrangement jamais le visage, échoue. Il ne peut parvenir à une résolution définitive de l'énigme "Kane". La caméra continue d'errer après que l'enquête a pris fin, mais elle ne peut affirmer que la dimension passionnelle de la recherche et non la découverte ultime d'une vérité qui mettrait fin à la quête.

Il y a dans ce mouvement de recherche de la caméra, un élan lyrique, une puissance du désespoir, qui transcendent les barrières temporelles et spati- ales. Dans une des séquences du film, le mot se change en image: les mémoires écrits d'un homme mort (le père "adoptif" de Kane), maintenant entreposés dans un mausolée, mettent en image la vie de notre sujet mort. Le mort parle du mort. La caméra, dans un mouvement de travelling avant qui suggère la présence d'un lecteur attentif, vient se poser sur la première page du journal: pourtant ce lecteur n'est pas le reporter qui n'est qu'un alibi narratif. Le champ personnalisé du plan n'est pas le sien, mais une fois encore celui qu'occupe l'expression filmique de la vacance du sujet. Les mots s'animent dans un fondu-enchaîné et prennent la forme d'un moment dans le passé de Kane. L'envolée mélodique et le blanc de la page qui se confond avec le paysage enneigé, marquent non seulement une transition narrative mais une étape dans ce parcours de recherche passionnelle.

Dans India Song, les voix de la bande-son ne sont pas les voix de sujets morts. Plus troublant encore, ce sont les voix de personnages absents. Si au moins ils étaient morts, ou mourraient dans le film, nous pourrions porter

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leur deuil. Ils se réincarneraient danç les mots qu'ils auraient laissés danç quelque journal. Les perçonnageç d'lndia Song nouç refuçent cette tranquil- lité d'esprit, ils nous résistent. Danç Citizen Kane, en revanche, le corps du héroç se démultiplie la dernière foiç qu'il apparaît sur l'écran, comme s'il s'offrait pour un rituel religieux. Dans la dernière apparition à l'image de Kane, il marche, rigide, au pluç profond de son désespoir et de ça paranoïa, danç un des grands couloirs de son palais, et avant de disparaître tout à fait (il n'est déjà plus ici qu'une image dans le souvenir d'un des servants), ça silhouette se fracture en un nombre infini de fragments qui se reflètent danç des miroirs placés sur les murs du couloir. Le héroç s'immole devant nous. Une foiç encore, il nouç laisse assister à ça disparition. Alors le film peut se conclure, on sait qu'il ne peut y avoir de résolution mais la mise en image de la disparition du héros marque le triomphe d'une négativité qui se veut conquérante.

Il en est ainsi des personnages du film d'Alain Resnais, Mélo (1986), des personnages qui s'enferment dans un monde spectral. Ils "vivent" dans une pièce de théâtre démodée d'Henri Berçtein (1929). L'histoire est celle d'un ménage à trois: un petit bourgeois parisien, ça femme, et un musicien célèbre duquel la femme tombe amoureuse. Le mari ne se doute de rien, même après le suicide de son épouse et, à la conclusion du film, rend visite à l'amant qui, lui, souffre de ne pouvoir parler à personne de son chagrin. De par delà sa tombe, la femme parle. La voix de la morte se fait entendre, prend possession du décor, de la caméra, du corps des vivants. Tout comme Citizen Kane, le point de vue de la caméra devient un champ personnalisé qui assume la position du sujet absent. Le mari récite le contenu de la lettre d'adieu (maintenant rangée dans le coffre d'une banque) que lui a laissée sa femme. L'objet du désir est absent. Il y a, au milieu de cette scène, un autre écran noir, un moment purement cinématographique, où la représentation filmique semble disparaître, le hors-champ (la position du mort) se découvre comme l'origine et l'objet du regard. Le cinéma se contemple dans ça fragilité: il n'y a pluç de mythe cinématographique, le film se réinvente dans cette séquence à partir des ruines du mythe, se donnant ainsi un a priori a posteriori (la disparition comme inauguration), la destruction de la promesse du cinéma total devenant une nouvelle scène primitive. Il peut donc y avoir communauté du deuil, et la caméra joint les deux hommes qui souffrent.

Pourquoi les paroles d'amour passionnées semblent, danç India Song, se briser sur l'image des perçonnageç indifférents à tout? Ils ont une existence intolérable. Ils se tiennent devant nouç, refusent de disparaître, de se çacri- fier pour satisfaire notre besoin de résolution.

Le moment où la mort triomphe dans le cinéma de la modernité, est un moment de délivrance baroque, où il devient possible de souffrir à nouveau, de se réinventer danç la négation. Danç le cinéma de la modernité, il prend la forme d'un rituel d'expiation. Dans Le Dernier Tango à Paris (Bertolucci, 1972), le personnage joué par Marlon Brando se retrouve seul, devant la

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dépouille mortelle de sa femme qui s'est suicidée. Ce n'est pas seulement la femme aimée qui est allongée sur son lit de fleur, c'est l'objet du désir, la condition fondamentale de toute existence, et qui ne se révèle en tant que telle qu'une fois qu'elle a disparu. Cette séquence débute, avec l'écran noir, et au comble de la colère, le personnage endeuillé disparaît de l'écran, le mouvement de la caméra l'évacue du champ visuel, et le hors-champ (le point de vue du sujet mort de Citizen Kane et d e Mélo) fait irruption tout en se donnant comme l'origine et l'objet du regard. La présence de la mort sur le film est redondante. La négativité radicale de l'espace de la représentation filmique est dans Le Dernier Tango à Paris, la seule position authentique: lorsque le personnage de Brando redevient "normal" à la fin du film, et qu'il perd l'intensité révélatrice de sa douleur inexprimable, ses sentiments de- viennent faux, le simulacre d'une passion dont l'exigence ne peut qu'aboutir à l'anéantissement véritable (la mort) ou virtuel (la demande d'un engage- ment conventionnel qui met fin à la clairvoyance du désarroi).

Le cinéma de la modernité concourt à la destruction du mythe, et essaie de se réinventer en exhibant sa propre mort. Pourtant, il n'y a pas de cadavre dans India Song. Les corps sont statuesques, même quand ils dan- sent. La tension érotique ne culmine ni dans l'étalage d'émotions, ni dans l'explosion de violence. S'il avait dû filmer la même histoire, Bufiuel nous aurait servi quelques cadavres exquis. Il nous aurait été au moins possible de nous sentir coupables. Tartovsky aurait engagé, comme dans Le Sacrifice (1986), un des ses héros dans un pari improbable en vue d'une rédemption ultime. Mais dans lndia Song, il ne peut y avoir ni culpabilité, ni sacrifice.

La position du désir, comme elle est définie dans le cinéma de la moder- nité, est une position intenable: rappelons-nous les dernières images de Pierrot le fou (1965) et Week-end (1968) de Jean-Luc Godard, L'Année des treize lunes (1978) et le Mariage de Maria Braun (1978) de Rainer Fassbinder, L'Etat des choses (1983) de Wim Wenders, et bien d'autres films encore. Quand il ne reste plus rien à désirer, ni même le désir du désir, le cinéma implose.

Et puis, il y a India Song. Dans India Song, il n'y a plus de mythes à détruire, ils ont tous déjà été détruits. Il n i a plus de cadavres à exposer, plus de lamentations. Tout ce qui reste, ce sont les contours évasifs de l'absence. Ishaghpour écrit:

L'écriture moderne trace un espace de mort, de solitude, de refus de la parole, de méfiance à l'égard de la fable, avec une volonté harassante et laborieuse de sortir du sens, d'accéder au rien. Or, Duras semble avoir accédé à ce rien, cet effacement, cet oubli; elle en part, et n'a pas besoin d'y der . C'est donc un autre monde qui s'ouvre devant elle: la modernité cherche la destruction de la forme, Duras donne forme à l'absence. ("La Voix" 102)

Si le cinéma est depuis les origines, hanté par la dimension spectrale de la reproduction mécanique de l'image (ce que Benjamin appelait la disparition de l'aura [220-oI]), le cinéma de la modernité, en particulier dans son

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utilisation du hors-champ comme position d'un sujet absent, révèle cette dialectique interne mais ne peut la surpasser. On pourrait d'ailleurs penser que ce cinéma s'est épuisé parce qu'à force de mettre en scène sa propre destruction, il en vient à réduire, ou à simuler, la puissance radicale de la négativité8. Le cinéma de Duras ouvre un autre espace, un espace qui se veut à la fois théâtral (c'est l'aspect "archéologique" du film qui rappelle le cinéma des origines), et qui a la forme d'un lieu de rituel, mais un espace où il ne peut y avoir de réconciliation, un espace qui serait un lieu de recom- mencement constant, où apparaîtrait la fascination du regard pour sa présence indéterminée.

Notes

'Voir l'analyse de Heyndels. Je remercie Ralph Heyndels d'avoir encouragé la rédaction de cet essai et d'y avoir apporté ses commentaires.

es positions adoptées ici quant à la problématique du cinéma de la modernité rejoignent en particulier les recherches de Ishagpour, D'une image à l'autre et Cinéma contemporain.

3 ~ aréférence à une réconciliation ultime renvoie aux écrits d'Adorno, et en particulier à Théorie Esthétique: "L'art, pas plus que la théorie, n'est en mesure de concrétiser l'utopie, même pas d'une manière négative. [...] Par un refus intransigeant de l'apparence de réconciliation, l'art maintient cette utopie au sein de l'irréconcilié, conscience authentique d'une époque où la possibilité réelle de l'utopie-le fait que, d'après le stade des forces productives, la terre pourrait ici et maintenant être le paradis-se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale" (50-51).

'Pour une discussion de l'écran noir dans les films de Duras et la recherche d'une image idéale se reporter à Cottenet-Hage et Kolker. Les conclusions proposées ici sont différentes de celles offertes par ces auteurs, cependant leur essai constitue le point de départ de l'étude présente.

5 0 n pourrait, à ce sujet, penser à la notion de "surplus" telle que Baudrillard l'a définie comme un type d'activité symbolique et culturelle qui défie les notions capitalistes de pro- duction et d'accumulation. Par ce geste de "dépense" gratuite, ce surplus serait une forme de négation radicale du système d'échange d'une société dans laquelle tout est dominé par une logique de consommation.

'se reporter aux travaux de Lyotard et Baudrillard. India Song n'est pas ici considéré comme un film post-moderne, mais plutôt comme un film à propos de la condition post- moderne.

7,, Dans Citizen Kane, c'est la caméra qui, en absence de voix proprement dite, transgresse l'interdit, rentre par les plafonds, pose et résout l'énigme. Non pas le regard omniprésent et invisible de Dieu, mais 'l'œil de la caméra', intellect archétype (la tête d'un poète)" (Ishag- pour, Cinéma 56).

ans le cas de Godard, cette impossibilité à maintenir la radicalité de la négation explique son absence du cinéma commercial au début des années soixante-dix et son intérêt récent pour les structures narratives et symboliques du Christianisme. O n peut également penser que le maniérisme du cinéma post-moderne (Béneix, Wenders, Greenaway et Almodovar parmi d'autres) est la marque d'un effondrement du hors-champ et d'une mythification, non pas du processus filmique, mais de l'image filmique.

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CINEMA DE LA MODERNITE

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