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Justice et apologie de Socrate dans le Gorgias de Platon
Anne Balansard
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Anne Balansard. Justice et apologie de Socrate dans le Gorgias de Platon. Lucrece/Platon:conferences dagregation de lAPLAES, Jan 2016, Paris, France. 2016.
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Justice et apologie de Socrate dans le Gorgias
BALANSARD Anne, Aix-Marseille Universit, CNRS, TDMAM UMR7297, 13094, Aix-en-Provence, France
Pour Annick Jaulin
Le Gorgias est un cheveau de thmes : rhtorique, justice, toute puissance et plaisir, plai-
sir et bien, politique et philosophie, bonheur et choix de vie. Mon objet, en tudiant la justice,
nest pas de fixer le du dialogue, mais de dfinir lintension du concept de justice
employ par les interlocuteurs.
Je partirai dun constat : la justice constitue le ressort du dbat. Dans la premire partie du
dialogue, Gorgias finit par reconnatre que la rhtorique a un objet et que cet objet nest rien
dautre que le juste et linjuste : 1. Or, Socrate ne
sintresse pas seulement lobjet mais au rapport de lorateur cet objet : la justice est-elle
une connaissance pralable lenseignement de la rhtorique ? Et Gorgias pourrait-il
lenseigner un disciple qui ne la connatrait pas ? Les rponses de Gorgias entranent sa r-
futation : il ne peut, dun ct, affranchir le matre de la responsabilit de la pratique de son
disciple, prtendre, de lautre, quil donne ce mme disciple, sil ne les a pas, les fondements
dun usage juste de loutil rhtorique.
Dans la discussion qui oppose Polos et Socrate, lobjet rhtorique semble analys sous
un autre angle : celui de la puissance quelle confre. Cependant, ce que reproche Polos
Gorgias et qui motive son intervention, cest une concession faite son avis par honte :
que lorateur ait une connaissance du juste, du beau et du bien 2. La socit impose quon
dise les connatre.
Dans la dernire partie du dialogue, le dbat entre Callicls et Socrate porte sur le choix de
vie rhtorique ou philosophie, mais Callicls intervient parce quil soppose ce quil es-
time tre, lui aussi, une concession honteuse de Polos : quil soit plus laid de commettre
1 Gorgias 454b5-7 : . , ,
, (cf. 452d-e), . Trois expressions sont librement utilises pour caractriser cet objet : ladjectif substantiv au neutre pluriel ( ou : 454e6, 455a4), ladjectif substantiv au neutre singulier ( ou : 455a2, 455d3, 459d1), le subs-tantif fminin en ( : 460e7). Quand ladjectif substantiv est utilis, il est systmatiquement accompagn de son antonyme en - privatif.
2 Gorgias 461b4-c3 : . [...] , , , , , ; [...]
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linjustice que de la subir 3. Pour Callicls, dans lordre de la nature, il est aussi laid que pr-
judiciable de subir linjustice, mais il est beau et bnfique de la commettre.
La justice est donc le point dachoppement et de relance de la discussion, mme si les in-
terlocuteurs de Socrate opposent des rsistances diffrentes : Gorgias voudrait ne pas dfinir
la rhtorique par son objet, mais finit par admettre que cest le juste et linjuste. Polos refuse
de limiter lexercice de la rhtorique en lui imposant la connaissance pralable de la justice.
Quant Callicls, il rcuse que le respect de la justice soit une belle chose ().
Mais que faut-il entendre par justice ( , , )4 ? Le con-
cept de juste ? Est-ce ainsi quil faut comprendre ? La vertu () de jus-
tice, comme le suggre plutt lemploi de ? Linstitution judiciaire, avec la rcur-
rence du lexique du tribunal (, , et , ) ? La
norme () quimpose le droit positif () ? Une chose est sre : Socrate ne pose
jamais ses interlocuteurs la question de lessence de la justice et il ne mobilise pas lIde
comme en soi de la justice par opposition aux formes contradictoires quelle revt dans le
champ de lopinion.
Cette apparente polysmie de la justice dans le Gorgias contribue brouiller
linterprtation du dialogue. Le lecteur peut, ou souponner Socrate de se comporter en so-
phiste de jouer dlibrment de la polysmie du nom pour rfuter ses interlocuteurs, ou se
retirer devant un sens qui lui chappe faute dentrer dans la pense de Socrate. Cette seconde
possibilit revient faire de Socrate un hros du juste transcendant ou non, un hros
seul face la cit. On peut cependant faire une autre hypothse : que Socrate ne dfende pas
3 Gorgias 482c5-482d8 : . [...]
. , , , , , . , , . , [...]
4 Ce sont ces trois termes qui, dans la discussion avec Gorgias, servent dfinir lobjet de la rhtorique (voir supra n. 1). Les mots de la famille de sont trs reprsents dans le dialogue : a) adverbes : (22 oc-currences, 1re occurrence en 448b6), (19 occurrences, 1re occurrence en 460d3) ; b) substantifs : (12 occurrences, 1re occurrence en 452e2), (11 occurrences, 1re occurrence en 452e2), (16 occurrences, 1re occurrence en 460e7), (45 occurrences, 1re occurrence en 472e1), (19 occurrences, 1re occurrence en 477b7), (4 occurrences, 1re occurrence en 480c4), (1 occur-rence en 508a2), (1 occurrence en 511d6), (1 occurrence en 512b7), (1 occurrence en 520b3) ; c) verbes : (137 occurrences, 1re occurrence en 456e4), (5 occurrences, 1re occurrence en 523b6) ; d) adjectifs : (28 occurrences, premire occurrence en 454b7), (71 occurrences, 1re occurrence en 474b1). Le verbe (484b7) nest pas attest dans les manuscrits : A. Croiset conjecture ; E. R. Dodds dite , daprs une correction en marge du manuscrit V. Une prcision simpose absolument : ce classement des mots en fonction de leur nature ne correspond pas aux catgories syntaxiques du dialogue. Beaucoup dadjectifs, dinfinitifs et de participes sont substantivs et peuvent entrer dans des expres-sions complexes. Citons, titre dexemple, en 479d5 : ; en 509d1-2 : [s.e ] .
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le juste face la loi, mais le juste quinstancient la loi, le droit positif. Dans cette hypothse,
on peut comprendre que la justice ne soit pas dfinie : elle lest de fait par la loi athnienne.
Or le procs de Socrate est un point de mire du dialogue : la menace que fait peser Calli-
cls sur Socrate, menace historiquement avre pour le lecteur, constitue lhorizon de lecture.
Faire de Socrate un dfenseur de la loi, de la loi dmocratique athnienne, cest renverser
laccusation historique de corruption de la jeunesse ; cest dsigner la rhtorique comme
lauteur vritable de cette corruption elle qui revendique lapparence de la justice pour
mieux se soustraire la loi. Comme lindique le titre de cet article, mon objectif sera double :
montrer lunit de la justice dans le cadre de la loi pour mettre en vidence le principe de
lapologie platonicienne de Socrate.
1. Rhtorique et justice
1.1. Lobjet de la rhtorique
La justice peut apparatre, dans le Gorgias, comme un objet impos par Socrate, de
lextrieur, un art, la rhtorique, dont Gorgias ne cesse de dire quil na pas dobjet spci-
fique sinon lusage du langage5. Aussi limpression premire du lecteur est-elle que Gorgias,
lass de la question de Socrate6, finit par fixer arbitrairement un objet son art : le juste et
linjuste7. Or, la rponse immdiate de Socrate ne concide pas avec cette lecture.
454b8-454c5 : . , , , , , , , .
Socrate souligne quil ntait pas difficile de supputer lobjet de la rhtorique, mais quil
tait important de lexpliciter. Cest une question de mthode. Il pourrait se montrer tout aussi
insistant avec un objet tout aussi vident ( , ), car
aucune discussion ne doit progresser avec de limplicite. Linterlocuteur doit expliquer sa
position en accord ses prsupposs.
5 Voir Gorgias 450b-c. 6 Sa premire occurrence se rencontre en 449d1-2 ( ), mais la
question ne cesse dtre rpte par Socrate. 7 Voir Gorgias 454b5-7, passage cit supra n.1. La suite du dialogue entrine ce rsultat.
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Il va donc de soi que la rhtorique porte sur le juste et linjuste, encore faut-il le dire. Gor-
gias le disait entre les mots quand il caractrisait la rhtorique par sa puissance persuader et
par son lieu dexercice :
452e2 : . , .
La premire assemble tre mentionne, cest le tribunal8. Et, pour Gorgias, lobjet de la
rhtorique semble se dduire du lieu o elle sexerce premirement :
454b5-7 : . , , , , .
Or ce lien entre rhtorique et institution judiciaire nest pas fortuit. Dans le Phdre, So-
crate dfinit la rhtorique comme une psychagogie9, qui sexerce, par le biais de la parole,
aussi bien dans un cadre public, les tribunaux notamment, que priv, et sur toute question,
quelle soit importante ou insignifiante. En rponse cette dfinition insolite (
), Phdre revient une description usuelle :
Phdre 261a7-b5 : . , , , , ; ; . , , .
Daprs ce que Phdre entend dire, la rhtorique est principalement ( ) un
art de parler ou dcrire10 dans le cadre des procs, ou plus prcisment dont les procs font
lobjet ( ), et secondement, un art de parler dans les assembles dlibratives
( )11. Phdre ne donne pas sa dfinition : il rapporte lusage12. La justice nest
donc pas un objet impos : cest lobjet propre de la rhtorique en tant quelle sexerce dans
8 Dans la discussion avec Gorgias, les tribunaux sont distingus des autres assembles. Voir Gorgias 452e1-
452e4 : . , . [...] ; 454b5-454b7 : . , , , , ; 454e.5-455a7 : . ; ; . , , . . , , . . . . , . . .
9 Un art de mener les mes et non un art de persuader. Socrate, dans le Gorgias, montre que la persuasion est une forme de flatterie qui repose sur le plaisir et que flatter revient toujours imiter celui dont on veut obtenir le service. Il faut donc bien entendre tous les carts que comporte le terme de psychagogie : cest un art de guider les mes, et non un art de flatter (et donc dimiter) en faisant plaisir au corps.
10 La valeur de la logographie est un des enjeux du dialogue. 11 a un sens technique : cest le discours dlibratif, par opposition au discours judiciaire. 12 Cicron (Brutus 46) confirme ce lien historique entre rhtorique et tribunaux. Sappuyant sur le tmoi-
gnage dAristote, il rapporte que la rhtorique aurait t invente dans un contexte politique particulier : la chute des tyrans en Sicile et la multiplication des procs. Corax et Tisias auraient t les premiers crire une .
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les tribunaux. Socrate ne fait quexpliciter ce qui est vident pour tout un chacun : il est for-
cment question de ce qui est juste ou injuste quand on plaide au tribunal.
Cela ne nous dit pas encore ce quil faut entendre par juste ou injuste , ni si lon se situe
sur le terrain du droit ou celui de la morale, ou encore celui de la connaissance, mais cela
permet dentrer dans le dialogue plus souplement, sans cette impression dtre entrans mal-
gr nous par Socrate parler du juste (454b7 : ), alors
quil est question de la parole, des discours, du langage (449e1 : ) et de la rflexi-
vit du langage (450b9 : ). Chacun des orateurs a un certain rapport la justice,
indpendamment de Socrate.
1.2. Gorgias : instrumentaliser la justice
Dans tout son entretien avec Socrate, Gorgias est dans la position de celui qui rpond et
son dfi est de rpondre le plus le plus brivement possible13. Le dialogue prsente donc un
Gorgias laconique, de rares exceptions prs. En 456a-458b, Gorgias prend la parole pour
raffirmer lutilit de la rhtorique. Lobjection que Socrate dveloppe en 455a-456a est que
la cit a besoin dexperts, de spcialistes, quand elle doit prendre des dcisions particulires.
Or lorateur, sil est comptent, ne lest quen matire de juste et dinjuste. Quelle place peut-
il prtendre occuper dans la cit ? Gorgias dveloppe sa rponse en deux temps : 1) La rhto-
rique est suprieure aux autres arts, car elle a une capacit de persuader sur tout que ne pos-
sde pas le simple spcialiste. Lorateur pourrait tre lu mdecin la place du mdecin sil le
souhaitait. 2) Mais, si le rhteur transmet un instrument de puissance, il nest pas pour autant
responsable de lusage qui en est fait. La rhtorique est un instrument de puissance dont il faut
faire bon usage : un usage juste. Gorgias prend lexemple des arts de la lutte (14) :
456e2-457a2 : . [...] , , . [...]
Les matres, au gymnase, enseignent leurs lves se battre, mais dans lide quils utili-
seront justement les techniques quils auront apprises. Le raisonnement vaut pour la rhto-
rique :
457b5-457c3 : . [...] , . , . .
13 Voir Gorgias 449b-c. 14 Je traduis ici par lutte pour faire entendre la parent avec , lutte et procs . Il sagit
dapprendre se battre en sexerant au pugilat, au pancrace et au combat en armes (456d2-3 : ).
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Le rhteur transmet un art pour quil en soit fait un usage juste ( )15, mais il
napprend pas utiliser justement cet art. Gorgias postule donc une justice, laquelle doit limi-
ter lexercice de la rhtorique. Et, si lon se reporte la comparaison de Gorgias, faire un bon
usage des techniques de lutte, cest savoir les utiliser contre ses ennemis et ceux dont on
subit linjustice/qui nous font du tort ( ). Gorgias
poursuit sa comparaison en disant que le matre nest pas responsable du fait que son lve
tourne son art contre ses parents usage incorrect ( ) de la force et de ladresse
acquises. Lexemple nous renvoie une conception traditionnelle de la justice : faire du bien
ses amis, du mal ses ennemis16. Il faut noter cependant quune telle conception ne relve
pas simplement de la morale prive, mais aussi du droit. Attenter ses parents est puni par la
loi. Quant aux termes quutilise Gorgias pour dcrire lusage juste des techniques de lutte
( , , ), ils renvoient la guerre et aux rgles
du droit entre cits : une cit ne doit pas attaquer ses allis, une cit ne doit pas mener de
guerres offensives.
La rhtorique postule donc une justice : celle qui est en vigueur dans une socit donne.
Or le paradoxe pourrait se rsumer de la manire suivante : la rhtorique se prtend un simple
instrument, un outil qui nest en soi ni juste ni injuste ; elle recourt, pour se dfendre, la no-
tion de juste : il est juste de har, chasser de la cit et mettre mort celui qui nen fait pas
bon usage, non celui qui la enseigne . Or une telle dfense prsuppose que lon sache ce
qui est juste ou injuste17. Lorateur le sait-il ou non ? Cest toute la contradiction que met en-
suite en vidence Socrate. Mme si Gorgias prtend le contraire, lorateur feint sciemment de
connatre ce qui est juste : dans le Sophiste, cest ce que ltranger dcrit comme imitation
ironique18.
Gorgias instrumentalise la justice. Il utilise le nom de justice . La justice est indispen-
sable lexercice de la rhtorique, mais en tant que matriau doxastique, manipulable parce
15 Les manuscrit BTWF ont la leon . Le parallle avec invite prfrer la
leon (Y). E. R. Dodds note que , dans lexpression, ne peut se comprendre que comme un gnititf subjectif, pour lusage dun homme juste , mais que se construit chez Platon avec un gnitif objectif.
16 Le livre I de la Rpublique donne un aperu des conceptions traditionnelles de la justice. Cphale et Pol-marque en sont les reprsentants. Polmarque sappuie sur une parole de Simonide : il est juste de rendre chacun ce qui lui est d (I 331e3-4, Polmarque : , , ). Cette parole est interprte comme signifiant quil est juste de faire du bien ses amis, du mal ses ennemis (I 332d7-9, Socrate, Polmarque : ; ). Il serait intressant de relire le premier livre de la Rpublique comme un dbat portant premi-rement sur le droit et secondement sur la morale individuelle.
17 Devanant le rsultat de cet article, je voudrais prciser le sens dexpressions du type savoir ce qui est juste , connatre le juste . Il ne sagit pas daccder la connaissance de lIde du Juste. Le juste, tel est lobjet de cet article, nest autre que le juste prescrit par la loi. Connatre le juste, cest reconnatre la loi, cest--dire connatre la loi et lintention de la loi. La loi est prescrite dans lintrt des citoyens.
18 Voir Sophiste 267b-268b et en particulier 267c et 268a.
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que laiss linterprtation de chacun, car chacun croit savoir ce qui est juste quand il entend
le mot juste .
1.3. Polos : se soustraire la loi
Revenons la justification gorgienne de la rhtorique : la rhtorique est un instrument de
puissance dont il faut user justement. Polos conteste cette restriction : la rhtorique est un ins-
trument de puissance tout court. Cest en supprimant la prtention la justice que lon vite la
contradiction dans laquelle est tombe Gorgias19. Dans la discussion qui fait suite, Socrate
limite doublement cette puissance : 1) Il montre que la puissance de se faire du mal nest pas
une vraie puissance. Il faut connatre ce qui est bon pour soi (468e-481b). 2) Il rappelle
quaucune socit ne laisse les individus qui la composent libres dagir leur guise : la peine
vient sanctionner linjustice (469c-470c). Polos reformule donc sa caractrisation de la rhto-
rique : la puissance de la rhtorique rside dans limpunit quelle assure. Cette thse pose les
termes du dbat contradictoire qui suit (472d-474c). Pour Polos, linjuste est heureux pourvu
quil ne soit pas puni ; pour Socrate, linjuste est malheureux et le plus malheureux est celui
qui nest pas puni de son injustice.
Logiquement, cest dans cette troisime partie que le vocabulaire de la justice au sens
dinstitution judiciaire est le plus reprsent20. La question de limpunit situe le dbat au tri-
bunal : la sanction est-elle ou non un bien ?
Or, la poursuite de limpunit est une reconnaissance paradoxale de la loi, du droit : le but
nest pas de renverser la loi telle est la position de Callicls, mais de sy soustraire tout en
paraissant la respecter. Ce paradoxe est thoris par Polos (474c-478d). Il faut distinguer ce
qui est beau () de ce qui est bon () :
474c4-474d2 . , , , , , ; . . . ; ; . . . . , . . . . , , . . .
Il est laid () dtre injuste, il est bon () de ltre. En dautres termes,
il est socialement rprhensible dtre injuste ; il est par nature avantageux de ltre. Polos
pose lexistence dune norme sociale respecte () et, dans le mme temps, la ncessit
pour lindividu de la contourner sil veut tre heureux.
19 Voir supra n. 2. 20 Mais pas seulement. Callicls naccepte pas que la peine soit un bien pour linjuste. La question est repo-
se (Gorgias 482b2-6) et les rsultats de la rfutation socratique sont transposs dans le mythe (523a-527c) : le tribunal nest plus humain, mais divin, et on ny juge plus les apparences attaches au corps (rputation, ri-chesse, etc.), mais lme.
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Contre cette dissociation de lordre social et du bonheur individuel, Socrate dmontre quil
est laid, parce que mauvais, de commettre linjustice. La rfutation laisse voir une conception
labore de ce qui est . Une chose est belle en considration du plaisir quelle
procure ( ) et/ou de l utilit quelle a ( ) (474d). Dans le cas
des beaux corps, plaisir et utilit sont conjugus : un beau corps sert, par exemple se
battre, et procure du plaisir ceux qui le regardent. Or beau peut se dire des figures et des
couleurs (de la peinture), des sons et de la musique, mais aussi des lois, des occupations et des
apprentissages.
474e5-475a4 . , , . . . . ; . , , .
Et si Polos agre la dfinition que donne Socrate (475a), cest quelle correspond parfai-
tement son intelligence de la rhtorique : une belle occupation21 qui charme lauditeur et est
utile lorateur22.
Peut-on essayer de donner un contenu la beaut des lois ? Cette beaut nest pas cher-
cher du ct du plaisir : elle rside dans leur utilit. Si dun ct la loi mimpose de ne pas
tuer, dun autre ct elle me protge de ltre. La loi restreint donc ma volont dagir ma
guise, mais elle me protge de la volont symtrique dautrui. La loi nest donc pas sans utili-
t, mais elle peut entrer en conflit avec mon intrt. Cest ce conflit entre deux utilits
quindique Polos en distinguant ce qui est beau () de ce qui est bon ()23.
Or, Socrate rcuse quil y ait conflit : tout ce qui est mauvais est galement laid (463d4 :
).
Rcapitulons : Polos ne conteste pas lutilit de linstitution sociale, mais il reconnat aussi
lexistence dintrts contradictoires. La rhtorique est ce qui permet de se soustraire la con-
trainte des lois tout en bnficiant de leur protection, de vivre dans un rgime de droit sans le
respecter soi-mme.
21 Voir ce quen dit Socrate en Gorgias 463a6 sq. 22 La position initiale de Polos est que la rhtorique est un et sa beaut rside notamment dans le
charme quelle dispense. Voir Gorgias 462c8-9 : . , ;
23 La position de Polos serait rapprocher de la position de Thrasymaque que Glaucon formalise au livre II de la Rpublique pour la soumettre la rfutation de Socrate (II 358b-361d). 1) Le droit et le juste lgal sont issus dun constat : il est certes bon de commettre linjustice, mais plus mauvais de la subir ; mieux vaut donc se prmunir contre linjustice. Cest de l, dit-on, que datent les dbuts de linstitution de lois et de conventions par lesquelles on se lie soi-mme, et de la dnomination de lgal, de juste pour ce qui est de la prescription de la loi (Rpublique II 359a, traduction L. Robin). 2) Nul nest juste de son plein gr, mais par contrainte. Si lon donnait limpunit au juste et linjuste, le juste se comporterait exactement comme linjuste (cest ce quexemplifie la lgende de Gygs le Lydien). 3) Pour voir sil vaut mieux tre juste quinjuste, il ne faut pas simplement comparer lhomme juste lhomme injuste, mais lhomme qui parat juste sans ltre et lhomme qui est juste sans en avoir la rputation.
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1.4. Callicls : subvertir la loi
La position de Callicls ne diffre pas simplement par sa violence de celles de Gorgias et
Polos. Callicls rcuse la distinction que fait Polos entre beau () et bon, bien
()24. Et il accuse finement Socrate de confondre ce qui relve du droit () et ce
qui est par nature (). Pour sortir de ce quil juge tre une grossire dmagogie
(482e3-4 : ), Callicls duplique les concepts : dans
lordre de la nature, ce qui est aussi bien laid que mauvais, cest de subir linjustice ; mais
dans lordre de la loi, cest de la commettre. Socrate pose que tout ce qui est mauvais (pour
lindividu) est laid (socialement) (463d). Callicls rplique que ce qui est mauvais et laid se-
lon la nature nest pas ce qui est mauvais et laid selon la loi.
483a7-483a8 : . [...] , , . [...]
Cest que la loi nest plus rapporte aucune utilit, aucun bnfice : la loi est une fabri-
cation des faibles (483a), une entrave impose aux forts pour les empcher dexercer leur do-
mination. Or, comment opre lentrave ? Par le discours dloge et de blme qui dclare que
telle chose est laide, avoir plus, telle est belle, avoir la mme part. Les faibles soutiennent
donc quil est injuste davoir plus, mais ce ne sont que des mots qui dissimulent leur int-
rt. cette fiction, il faut opposer ce qui est juste par nature : lintrt du plus fort.
483c8-483d2 : . [...] , . []
483d2-483d6 : . [...] ,
, , . []
Pour Callicls, la loi nest mme pas un au sens o lentend Polos : une institution
qui a son utilit mme si elle peut entrer en conflit avec lintrt de lindividu. Lopposition
de la nature et de la loi recouvre une opposition irrductible entre les forts et les faibles. Il y a
donc deux justices : lune vraie, la justice naturelle qui rside dans la domination et
lexploitation des faibles par les forts, lautre fictive, la justice artefact du droit, instaure par
les faibles par une forme de ruse lloge et le blme. Les faibles ont cr une socit de la
honte dans leur intrt.
Callicls diffre donc de Polos en ce quil nentend pas simplement contourner la loi, mais
la subvertir. Nous touchons un troisime paradoxe : Callicls est un partisan de loligarchie
qui se destine la politique athnienne. La rhtorique est ce qui permet de prendre le pouvoir
de lintrieur : de dominer et de senrichir dans une socit qui prne lgalit. 24 Voir supra n. 3.
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Le Gorgias illustre trois rapports paradoxaux la justice : en user sans la connatre, pr-
tendre la respecter pour mieux sy soustraire, la rduire son avantage. Ce sont trois formes
dhypocrisie que dnonce la rfutation socratique. Un trait unit en effet les trois interlocuteurs
de Socrate : aucun ne croit que la justice soit un bien en soi, une condition du bonheur. La
question de la peine est rvlatrice : pour Polos comme pour Callicls Gorgias ne sexprime
pas sur cette question, la rhtorique est une promesse dimpunit. Or qui dsire demeurer
impuni sinon celui qui a commis une injustice ?
Le dbat se situe entirement sur le terrain du droit. Ce que nous montrerons prsent,
cest que Socrate rpond aussi sur ce terrain. Il noppose pas lIde de la justice, ni mme la
vertu de justice, la justice des lois justice que Platon jugerait imparfaite puisquelle naurait
pas empch sa condamnation, mais il dfend le droit face lusage pervers quen fait la
rhtorique dans les assembles, et en particulier au tribunal, position sur laquelle Platon btit
une nouvelle apologie de Socrate.
2. La rduction socratique : la rhtorique est un simulacre dune partie de la politique
2.1. Justice et rhtorique dans lanalogie socratique
Nous en viendrons maintenant la caractrisation socratique de la justice et de la rhto-
rique son double parodique.
Lusage, parmi les commentateurs, est de distinguer trois parties lintrieur du dialogue
en fonction des interlocuteurs de Socrate : Gorgias, Polos et Callicls (les commentateurs qui
maintiennent, contre lvidence, que Callicls se tait jusqu la fin du dialogue25 distinguent
une quatrime partie : celle o Socrate parle seul26). Or de 461b 467c, Socrate noccupe pas
la fonction de celui qui interroge mais de celui qui rpond. Et il ne rpond pas seulement
Polos (461b-463d et 466a-467c), mais aussi Gorgias (463a, 463d-464b). Il importe donc
25 Callicls refuse de poursuivre la discussion avec Socrate : cest ce quil explique en Gorgias 505d4-5 :
. , . , , . galement en Gorgias 505d8-9 : . , ; Sil prend ensuite brivement la parole (506c4 : . , , et 507a4 : . , ), cest pour inciter Socrate poursuivre seul. Mais partir de 509c, Callicls revient dans la discussion : il rpond Socrate, et ce jusqu la fin.
26 Cest notamment le dcoupage adopt par A. Croiset (Platon, Gorgias, Paris, Belles Lettres, 1923, p. 104-107) et par M. Canto (Platon, Gorgias, Paris GF-Flammarion, 19932, p. 11-19).
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disoler ce passage du reste du dialogue27 et den souligner le caractre affirmatif en lien avec
la situation dialogique : en rponse aux questions de Polos et Gorgias, Socrate expose son
opinion de la rhtorique. Ni il ne rfute ni il ne dmontre : il dit, il donne sa dfinition28. La
rfutation de Polos et celle de Callicls fonctionnent en revanche comme des confirmations de
la thse socratique. Cest ce qui explique aussi, comme nous allons le voir, que lanalogie que
pose Socrate constitue une rfrence laquelle Socrate revient une fois les thses adverses
rfutes.
Socrate propose plusieurs caractrisations de la rhtorique29. Cest pour expliquer que la
rhtorique soit un simulacre dune partie de la politique (463e4 :
) quil dfinit la justice par une srie de rapports :
464b7-464c3 : . [...] , . , , , . []30
La justice () est la partie de l art politique ( ) dont
l art mdical est lantistrophe ( ). Lautre partie de lart poli-
tique est lart lgislatif. Justice et art lgislatif ont en commun leur objet (
, ) : lme.
La dfinition de la rhtorique se dduit des rapports poss. Lart culinaire est un simulacre
de lart mdical (464d-e, 465b), comme lart de la parure est un simulacre de lart de la gym-
nastique (465b). Or, la justice et lart lgislatif sont les antistrophes de lart mdical et de la
gymnastique (464b-c). La rhtorique est donc la justice ce que lart culinaire est lart m-
dical :
465b6-465c3 : . [...] , , , , , , . [...]
Lme et le corps sont dans un rapport dantistrophe, tandis que le plaisir est un simulacre
du bien ; le systme peut tre ainsi figur :
27 Je distingue ainsi quatre parties : 1) 449a-461b : rfutation de Gorgias par Socrate ; 2) 461b-467c : dfini-
tion socratique de la rhtorique ; 3) 467c-481b : rfutation de Polos par Socrate ; 4) 481b-527c : rfutation de Callicls par Socrate.
28 Et plus quune dfinition propre, Socrate transpose les thses rhtoriques : il les met nu. 29 Dans les passages qui prcdent, Socrate propose dautres caractrisations de la rhtorique : la rhtorique nest pas un art, mais un empirisme qui vise charmer et plaire (462c) ; la rhtorique nest pas une belle chose (463a ; 463d) la rhtorique est une partie de la flatterie (463a-b, 463b-c). 30 Sont indiqus en gras les passages qui font lobjet de leons alternatives dans les manuscrits : b8
: codd. ; c1 BTY : F (simili-ter infra c3 et 465c5).
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Corps me
Bien Art du corps (pas de nom) Art de lme ()
Plaisir Flatterie
Socrate conclut ironiquement :
465d7-465e1 : . [...] , , . [...]
Dans lloge dHlne, Gorgias postule une analogie entre et : le
est lordre de lme ce que le est la nature du corps. Leur puissance est ana-
logue31. Dans le Gorgias, Platon samuse corriger ce rapport. La rhtorique comme art des
discours nest pas lanalogue de la mdecine, mais de la cuisine. Car pour tre vritablement
un art, il lui faudrait connatre le bien de son objet. Or, si le peut aussi bien gurir
que tuer, le mdecin qua mdecin ne ladministre que dans le but de soigner. Cest ignorer
lart mdical que de faire mauvais usage du remde. Si Gorgias, donc, pose lme et le corps
dans un rapport dantistrophe cest laxe horizontal, Socrate/Platon modifie lanalogie en
introduisant un axe vertical : la distinction du bien et du plaisir. Au plan dialogique, il faut
dailleurs remarquer que lexpos de lanalogie est adress Gorgias (463a).
Dans le dialogue cependant, lintroduction de cet axe vertical est une rponse Polos, une
faon dentriner et renverser son objection. Cest parce que Polos soutient que lorateur na
pas connatre ce qui est juste, beau et bien 32, que Socrate distingue lart de son simulacre
sur la base de la connaissance : lart connat le bien de son objet, lempirisme conjecture son
plaisir33.
Mais cela nen fait pas une dfinition provisoire, lie une tape de la discussion. Dans la
quatrime partie du dialogue, Socrate y revient plusieurs reprises (500a-501c, 517b-518c,
520a-c, 521e-522a). Callicls en effet assimile le bien au plaisir. Or cest une faon de sup-
primer aussi la distinction entre lme et le corps, car si le plaisir est le bien, il nest nul be-
soin de lme comme instance discriminante : nul besoin dopposer au corps que tel plaisir est
31 Gorgias, loge dHlne 14 :
. , , , , , , .
32 Voir supra n. 2. 33 La distinction entre art et empirisme (Gorgias 463a-b, 464e-465a) nest pas une distinction entre proces-
sus rationnel et processus routinier ; elle repose sur la fin : la cuisine est une parce quelle vise le plaisir, la mdecine est une parce quelle vise le bien de son objet, la sant du malade (464d-e). Cette diffrence de fin permet de resituer la discussion dans son enjeu politique : comme toute flatterie, la rhtorique cherche plaire, non dans lintrt de celui qui est flatt, mais dans lintrt de celui qui flatte. Laccus flatte ses juges pour obtenir un vote favorable : ce qui est une ignorance de leur bien comme du sien.
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mauvais ou que tel objet dplaisant est bon34. Lessentiel de la rfutation socratique consiste
tablir/rtablir la distinction entre le bien et le plaisir (492e-500b). La rfutation acheve, So-
crate renvoie Callicls aux acquis des discussions prcdentes :
il rappelle la diffrence entre connaissance du bien et poursuite du plaisir, diffrence
quillustrent lart mdical dune part, lempirisme culinaire dautre part.
Voir 500a-501c et en particulier 500a7-500b5 : . . , , , , , , . []
il rappelle que cette diffrence entre bien et plaisir sapplique aussi lme. Cest parce
que Callicls omet cette diffrence quand il en vient parler de politique que la discussion
tourne en rond.
Voir 517b-518c et en particulier 517c4-d1 . [...] . , [].
Il est donc important dobserver que les principes de lanalogie la diffrence du bien et
du plaisir, la correspondance de lme et du corps restent oprants tout au long du dialogue.
2.2. La justice () comme art judiciaire ()
Lanalogie, cependant, nest pas simplement btie sur ces deux rapports (antistrophe et
simulacre) : elle pose une dualit des arts du corps et de lme. La rhtorique se dfinit aussi
par ce quelle nest pas : elle nest pas un art lgislatif (). Cest cette dfinition
ngative de la rhtorique et, par symtrie, de la justice, qui mintressera ici.
Socrate pose lexistence dun art de lme : lart politique. En face de cet art, il y a sym-
triquement un art du corps qui na pas de nom. Ses parties sont en revanche bien connues :
gymnastique et art mdical, auxquels correspondent art lgislatif et justice. Quand il sagit des
parties, le corps est plus paradigmatique que lme.
Or il nest pas difficile de comprendre le principe de la diffrence entre gymnastique et
mdecine : lune est prventive, lautre est curative. La gymnastique entretient la sant du
corps, la mdecine rtablit un dsordre du corps. Le dialogue du Sophiste prsente un ddou-
blement analogue35 : aux deux arts du corps mdecine et gymnastique correspondent deux
34 Socrate explique que ce qui prouve la supriorit de lme sur le corps, cest le fait que nous faisons la dis-
tinction entre le bien et le plaisir (Gorgias 465d). Or Callicls nie la diffrence du bien et du plaisir. 35 Pour une comparaison entre ces deux dialogues, je me permets de renvoyer A. Balansard, Maladie et
laideur de l'me : la gymnastique comme thrapie chez Platon , Gurisons du corps et de lme : approches pluridisciplinaires, Textes runis par P. Boulhol, F. Gaide, M. Loubet, Aix-en-Provence, Publications de l'Uni-versit de Provence, 2006, p. 29-42.
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arts de lme justice (36) et art denseigner (). Maladie et vice se
caractrisent comme une sdition : un dsordre du corps ou de lme auxquels remdient
les arts correspondants.
Si lon se reporte la Rpublique, la gymnastique est une composante de lducation des
Gardiens, la mdecine en revanche doit tre dun usage limit dans la cit : elle ne doit pas
servir compenser un rgime dltre dans lequel on se complat par vice, mais gurir un mal
local et ponctuel37. La mdecine ne doit pas tout soigner sous peine dencourager nos vices.
Gymnastique et mdecine ne sont pas sur le mme plan : la premire est ncessaire pour
ltablissement dun bon rgime, de la seconde, on doit esprer pouvoir se passer.
La fonction corrective de la mdecine permet de comprendre la nature de la justice. La loi
fixe les rgles de la vie en socit ; la justice sanctionne les transgressions de la loi. Socrate se
situe donc au plan du droit. Son objet nest pas la vertu individuelle de justice ni le fondement
moral de la loi ; par justice , il entend linstitution judiciaire, qui fixe une peine pour les
crimes et les dlits.
La justice est donc seconde par rapport la loi : elle ninstaure pas la rgle, elle
lapplique38. Et lon peut se demander si Socrate ne transpose pas ironiquement laffirmation
de Gorgias suivant laquelle la rhtorique est un instrument : qui veut en faire un usage juste
doit pouvoir user dun droit existant ! Or la sophistique tient lieu, face la rhtorique, de pa-
rodie du droit. Pour comprendre lantithse sophistique/rhtorique, on peut comparer le t-
moignage du Protagoras celui du Mnon : dans le premier de ces dialogues, Protagoras pr-
tend enseigner lart politique39 ; et cet art na dautre objet que l40 l est une no-
tion politique qui enveloppe la morale ; dans le Mnon, en revanche, Mnon admire Gorgias
36 Dans le Gorgias, nest jamais utilis pour caractriser lobjet de la rhtorique. Le terme dsigne
1) linstitution judiciaire (478b1, 4, 5, d7) ; 2) la peine, la sanction (472d8, e1, 7 et les 33 occurrences de lexpression ) ; 3) le procs (523b7, c3 ; 526e5). Il faut ajouter ces occurrences, une occurrence attribuer Euripide, en 486a1.
37 Rpublique III 406c sq. 38 Le serment des hliastes, que nous a conserv Dmosthne (Contre Timocrate 149-151), est un rappel in-
cessant des lois, en particulier des lois fondatrices du rgime dmocratique, que les juges doivent observer. 39 Protagoras 318d-319a : , , , ,
. . [] . , , , . , , ; . , , , .
40 Protagoras 320b-c notamment. Sur l objet de lenseignement sophistique, je me permets de ren-voyer Techn dans les dialogues de Platon. Lempreinte de la sophistique, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997, p. 237-243.
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de navoir jamais prtendu enseigner l41. Or dans le Gorgias, Socrate ravale la rhto-
rique et la sophistique au rang de simulacres, mais avec une supriorit marque de la sophis-
tique. Il se moque ainsi des prjugs de Callicls. Dans la mesure o la lgislation est plus
belle que l art judiciaire (), la gymnastique que la mdecine, la sophistique est
ncessairement plus belle que la rhtorique :
520a6-520b3 : . [...] , , , , , , .
Socrate procde donc une rduction ironique de la rhtorique gorgienne : l o lorateur
prtendait dispenser un art utile dans toutes les assembles politiques commencer par les
tribunaux42, Socrate rplique que cest un empirisme qui ne sexerce quau tribunal. La rhto-
rique est un simulacre dune partie de la politique .
Relevons tout ce quimplique cette rduction ironique : si la justice, cest--dire
linstitution judiciaire, vise le bien de son objet, cela revient dire que la peine est une bonne
chose pour linjuste. Lanalogie contient donc le paradoxe que soutiendra Socrate contre Po-
los (472e), puis contre Callicls (482b).
Ce qui confirme notre analyse, cest lemploi de en 520b3. 43, attest
par tous les manuscrits, vient se substituer , employ par Socrate dans lanalogie
en 464b8, 464c2 et 465c3. est dun emploi peu courant dans les dialogues44 : une
occurrence dans le Politique (303e10) et deux dans la Rpublique (409e5 et 410a8). Dans le
Politique, ltranger carte pour commencer, parce quils ne font quimiter la science poli-
tique, tous les sophistes ; puis il carte les arts qui paraissent le plus apparents lart royal :
la stratgie, lart judiciaire et toute lloquence qui, par son association lart royal, gou-
verne avec lui les actions menes dans les cits en persuadant sur le juste 45. La relative pr-
sente une difficult. Sagit-il de distinguer deux formes dloquence, judiciaire et politique ?
Ou, comme nous le pensons, de dcrire lloquence judiciaire comme une forme dloquence
persuasive portant sur le juste ? Dans cette hypothse, lassociation lart royal rappelle
lantithse justice/lgislation : la justice se sert du droit mais ne le fonde pas.
41 Mnon 95b-c : . ; , ,
; . , , , , , .
42 Voir supra n. 8. 43 Ladjectif , sur lequel est form le substantif , est un driv de , juge, ju-
r . 44 Ne sont pris en considration que les dialogues authentiques. On trouve trois occurrences dans les dia-
logues douteux ou apocryphes : Les rivaux 137d12 ; Clitophon 408b4 ; Du juste 373e8. 45 Politique 303e10-304a2 : . [...]
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Les deux occurrences de dans la Rpublique font plus nettement cho au Gor-
gias. Aprs lducation musicale, Socrate dcrit lducation gymnastique des Gardiens (III
403c sq.). Or cette ducation repose principalement sur la simplicit du rgime. Car les raffi-
nements culinaires produisent la maladie, comme la multiplication des harmonies et des
rythmes produit le drglement moral. Une cit o se multiplient ces excs est une cit o
prolifrent les tribunaux et les mdecins (III 404e-405a). Mdecins et tribunaux sont le signe
de la mauvaise ducation des citoyens46. Or lobjet de la mdecine nest pas de soigner nos
excs ce qui donne lieu un long excursus (III 406c-408c). Et Socrate conclut sur la nces-
saire rglementation de la mdecine et de l art judiciaire () au sein de la cit47,
tout en introduisant une diffrence entre ces deux activits : le mdecin peut faire lexprience
de la maladie, mais le juge ne peut faire lexprience de linjustice. Le juge ne peut tre in-
juste (III 408c-410a).
La Rpublique confirme donc la fonction corrective de lantistrophe mdecine/institution
judiciaire. cette rserve prs : dans lanalogie de la deuxime partie, Socrate nutilise pas le
terme , mais le terme . Or , dans le dialogue, dsigne aussi la
vertu de justice48. On pourrait choisir dditer la leon du manuscrit Y aux lieux mentionns49
E. R. Dodds dit avoir longuement hsit entre les deux leons des manuscrits50 ; mais notre
hypothse est que le terme vient se substituer au terme au moment o
lambigut est possible : au moment o sentend au sens de vertu. Nous montre-
rons comment les deux notions quenveloppe le terme , institution judiciaire et
vertu de justice, sont dans un rapport dimbrication. Il suffit pour linstant de noter que So-
crate, dans lanalogie, ne fait pas de la justice humaine un simulacre de la justice divine, mais
de la rhtorique un simulacre de la justice humaine. Ce qui amne rinterprter le procs de
46 Faute dune bonne ducation, ces citoyens sont obligs davoir recours une justice importe, de se repo-
ser sur le jugement de juges (Rpublique III 405b2-4 : , , , ). Ils perdent leur temps en chicanes dans les tribunaux, mais en viennent surtout se glorifier, par inexprience du beau (III 405b8-9 : ), de leur habilet se soustraire la peine, ne pas payer le prix de leur injustice (III 405c3 : ).
47 Socrate nintroduit pas directement l art judiciaire () dans sa cit ; il le fait par un dtour. Dans une cit bien duque, il ne devrait pas y avoir dinjustice. Socrate parle donc pour commencer du besoin que cre la mauvaise ducation : besoin de juges extrieurs en lieu et place dune comprhension intrieure du juste. Il distingue ensuite le bon juge de celui qui pourrait passer pour ltre lhomme mchant et habile. Mais il conclut sur la ncessit de bien lgifrer sur l art judiciaire () dans la cit qui est fonde. Quelle que soit la bont de la cit, elle prsente toujours une injustice rsiduelle qui ncessite dtablir des peines et des sanctions cest ce que fait entendre le dtour.
48 Que lon se reporte par exemple, dans la rplique de Callicls (482c-486d), 492a7-492b1 : , comparer avec 492c4-c8 : , , .
49 Voir supra n. 30. 50 Dodds 19662, p. 227-228.
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Socrate : ne pas savoir se dfendre dans un systme o la rhtorique a pris le dessus sur le
droit ne constitue pas une preuve de culpabilit.
3. Le cadre de la loi
3.1. Plurivocit de la justice
Je me suis intresse, jusqu prsent, lintension du concept de justice dans lanalogie
que pose Socrate dans la deuxime partie du dialogue et aux dveloppements que rencontre
cette analogie par la suite. Dans la discussion avec Polos, une fois le fantasme de toute puis-
sance dgrad en recherche dimpunit, la question du bonheur de linjuste retrouve le terrain
du tribunal. Socrate montre en effet, non seulement quil est plus mauvais pour lindividu de
commettre la justice que de la subir (474c-476a), mais quil vaut mieux tre puni de son injus-
tice plutt que de demeurer impuni (476a-478e).
Quand Callicls intervient dans la discussion, cest pour rompre avec le schma admis par
Polos : Callicls identifie bien et plaisir. Mais la rfutation socratique le contraint admettre
leur diffrence (492e-500b) : elle le ramne en arrire, ce que Polos ou Gorgias avaient d
admettre avant lui, comme pour souligner quil peine comprendre51. Et dans toute la qua-
trime partie, Socrate fait jouer les diffrents axes de lanalogie : cuisine/mdecine (500b,
500d-501c), gymnastique/mdecine (504a, 517e-518a, 520a-b) et leur antistrophe dans lme
(518a, 520a-b), avec leur simulacre sophistique/rhtorique (520a-b). Largumentation socra-
tique prsente aussi des anomalies : en 514d, Socrate compare lexpertise que doit possder
lhomme politique celle que doit possder le mdecin52 ; en 518a-b, Socrate compare en
revanche politique et gymnastique la cuisine figurant comme lun de ses simulacres ; en
521a, il demande sil doit prendre soin de la cit comme un mdecin ou comme un pour-
51 Voir Gorgias 500a, 520a, 521e. Le dialogue fait aussi entendre que Socrate dit toujours la mme chose,
comme la philosophie. 52 Voir Gorgias 514d3-514e10 : . ,
, , , ; , ; , , , , , , , , , , , ; ; . .
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voyeur de plaisirs. La mdecine, dont la fonction curative tait souligne dans lanalogie, de-
vient un comparant pour laction politique dans son ensemble.
Mais si lon peut mettre ces anomalies sur le compte de la comparaison aucun de ces
exemples ne mobilise strictement parler un rapport, on ne peut manquer de sinterroger sur
lvolution/lextension de la notion de justice dans la troisime et la quatrime parties. Dans la
troisime partie, la discussion tablit que la mchancet de lme () est le plus grand
mal, et que par dfaut (), il faut entendre l injustice (), l ignorance
(), la lchet (), etc.53. Nul doute qui soit ici question des vices et vertus de
lme. Or Socrate pose que la peine dlivre lme de son injustice.
Dans la quatrime partie, Callicls remet en question le principe dquit inscrit dans le
droit () (482e-484c). Le dbat quitte le seul terrain du tribunal. Callicls critique la
validit de la loi : faite par des faibles pour des faibles, elle postule que le juste (
) rside dans lgalit ( ). Les faibles font de lgalit un principe constitu-
tionnel le principe du rgime dmocratique et une norme sociale (). Callicls dis-
tingue semble-t-il deux choses : le principe du rgime et les valeurs morales que porte ce r-
gime et dans lesquelles la socit se reconnat. Cette distinction apparat plus nettement dans
le second passage o Callicls dfend sa thorie du juste par nature (491e-492c) : le juste
par nature nest pas un juste construit par les faibles dans lintrt des faibles. Les forts ne
posent pas quils sont les plus forts, ils le sont. Cest ce qui fait de lintrt du plus fort un
principe de nature. Or, dans ce second passage, Callicls explicite les effets des normes so-
ciales (, ) : la socit fait lloge de la sagesse () et de la jus-
tice (), mais la vraie vertu rside dans le luxe, labsence de retenue et la
libert (492d).
Dans ces rquisitoires de Callicls, ne dsigne plus linstitution judiciaire,
mais lune des vertus54 auquel lindividu se plie sous la contrainte des lois et des normes so-
ciales, et dsigne le concept pos au principe du droit positif () par opposi-
tion au juste par nature 55.
Comment tenir dans une mme interprtation ces acceptions diffrentes de la justice ?
53 Voir Gorgias 477b sq. 54 Ce nest pas la seule. Ds lors que la discussion porte sur la politique dans son ensemble, plusieurs vertus
concourent la qualit de bon citoyen : sagesse et justice en premier lieu (Gorgias 492a8-b1, b4-5, 492c1, 504d3, 507d8-e1, 508b1-2,519a1-4), mais pas seulement (504d9-e3, 507b, 523e3-4). 55 strictement parler, il nest jamais question de droit naturel dans le Gorgias. Callicls opposant na-ture () et loi (), il est fait rfrence au juste par nature . Voir Gorgias 483e2 : ; 484b1 : ; 484c1 : ; 488c5 : ; 490a7 : ; 491e7 : .
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3.2. La justice : cause et effet, tout et partie
Pour comprendre la faon dont simbriquent, dans le dialogue, justice/principe du droit,
justice/vertu et justice/institution judiciaire, je ferai un dtour par la Rpublique.
Au livre II, Socrate propose dobserver dans une cit en train de se former la naissance de
la justice et de linjustice56. Il y a une justice individuelle, il y a une justice du groupe social57.
La socit tant plus importante que lindividu, la justice sy donne mieux lire.
Rappelons maintenant brivement les tapes de la formation de la cit. Partant du constat
quaucun tre humain ne peut vivre en autarcie, Socrate fonde la cit en observant la fois les
besoins fondamentaux des tres humains (se nourrir, se vtir, se protger) et la complmenta-
rit des individus qui peuvent y subvenir (II 369b-c). Par souci defficience, lindividu ne de-
vra accomplir quune tche, celle pour laquelle il est naturellement dou, nexercera quun
seul art/mtier () (II 369e-370c). Mais la cit qui se borne satisfaire les besoins
vitaux est, selon le mot de Glaucon, une cit de porcs (II 372d). Lhomme ny accde pas
son humanit, ce quil est capable de crer sans linjonction du besoin : la musique, la pein-
ture, lart dans son ensemble, le raffinement et le luxe. Socrate introduit donc, la demande
de Glaucon, dautres arts dans la cit qui, de saine, devient malade, enflamme (II 372e).
Cest ce stade que la cit a besoin de plus de mdecins (II 373d)58. Cest ce stade aussi
quelle se dcouvre un besoin de Gardiens : dhommes dont lart/le mtier () est de
la protger des menaces extrieures et intrieures (II 373d sq.). Or, par une ruse de Socrate,
cette cit devenue malade est progressivement purge : les Gardiens sont soumis une duca-
tion musicale et gymnastique (II 376e-III 412c) qui a des rpercussions sur les producteurs
conomiques59 ; ils sont eux-mmes privs de tout accs la proprit (III 417c). Le luxe, qui
avait t introduit avec tapage dans la cit, est subrepticement supprim.
la fin du livre III, la cit est fonde. Elle comporte trois classes : les gouvernants
choisis parmi les meilleurs des Gardiens, les Gardiens et les producteurs conomiques. Cest
56 Rpublique 369a5-7, Socrate : , , ,
; 57 Nous reviendrons sur ce parallle. Le droit est porteur de valeurs morales qui produisent la vertu indivi-
duelle. Il est donc plus facile de lire lchelle de la cit ce qui se prsente aussi lchelle de lme indivi-duelle.
58 Voir Rpublique III 404e3 sq. et supra p. 00. Notons que pour la mdecine, la chose est un peu plus com-plique : lart mdical ntait pas mentionn dans la cit saine, mais Socrate fait entendre quil tait dj prsent. Voir Rpublique II 373d1-2, Socrate : ; On peut se casser une jambe ou attraper la grippe sans tre perverti par le luxe. Mais, alors mme que les raffinements du mode de vie produisent dautres maladies, Socrate prend bien soin dexclure de la cit la mdecine qui sert contrebalancer les effets dltres de nos excs. On en revient donc la mdecine de la cit saine .
59 Voir Rpublique III 399c-e ; IV 421c-422a.
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20
dans cette cit que Socrate peut dsormais dcouvrir la justice. Or, notons-le, Socrate ne d-
couvre pas seulement la justice. Une cit bien fonde est parfaitement bonne (427e7
). Elle est donc galement savante/sage (427e10 ), courageuse
(427e10 ) et sage/modre (427e10 ). Une cit bien fonde est ver-
tueuse60.
La discussion sur la vertu concerne la cit constitue ce que nous trouvons dans le Gor-
gias. Dans la Rpublique, lhomologie entre parties de la cit et parties de lme (IV 436a sq.)
produit un rapport structurel entre rgime politique (), vertu de la cit et vertu indivi-
duelle rapport quanalyse Socrate aux livres VIII et IX. Mais, sans poser cette homologie, il
est important de voir que la vertu dans son ensemble est un effet de la .
Nous arrivons prsent au point qui nous intresse au premier chef. La justice est la
dernire vertu tre dcouverte alors quelle tait prsente comme principe fondateur de
la cit et quelle constitue un principe constitutionnel. Elle tait prsente comme impratif de
faire la tche qui est la sienne ( )61. Il me semble donc que nous
avons, dans la Rpublique, cette mme tension que repre Callicls : dun ct, le juste/la jus-
tice comme principe du droit62, de lautre, les vertus produites par ce droit et dont la justice
nest quun lment.
Si nous revenons maintenant ce que nous disions de linstitution judiciaire (),
nous voyons comment cette institution sinscrit son tour dans le systme du droit : Socrate
souligne la ncessit de lgifrer sur les sanctions apporter aux crimes et dlits qui seront
malgr tout commis dans la cit.
La justice est donc la fois cause et effet : il ne saurait y avoir de vertu en gnral dans la
cit sans justice principe du droit. Elle est galement tout et partie : linstitution judiciaire
nest quune partie du droit, celle qui veille son application.
60 Bien que Socrate ne nomme pas la de sa cit, cette est implicite dans la hirarchisation
des trois classes : le gouvernement est laiss aux meilleurs des Gardiens, lesquels se distinguent eux-mmes du reste de la population par un naturel rare. Cest une aristocratie.
61 Voir Rpublique II 370a4, IV 433a8, IV 433b4 et IV 433d8-9. 62 Ce ne sont pas les mmes principes du droit qui sont identifis par Socrate dans la Rpublique et dans le
Gorgias : dans la Rpublique, la justice comme est au principe dune constitution aristocra-tique ; dans le Gorgias, la justice comme est au principe de la constitution dmocratique.
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21
3.3. Loi, vertu et peine
Ce dtour par la Rpublique avait un but : montrer que la discussion sur la justice et le
juste par nature, dans la quatrime partie du Gorgias, peut inclure, sans quil y ait contradic-
tion, la dfinition socratique de la justice qui intervient dans la deuxime partie du dialogue.
Llargissement du dbat par Callicls nenlve rien la pertinence de la rduction socra-
tique. Quand Callicls exhorte la rhtorique comme tout de la politique, Socrate montre que
l art politique doit viser lamlioration des citoyens63, leur sant psychique comme
condition du bonheur. Quand Callicls maintient que la rhtorique permet de se sauver ,
quelle est un instrument dimpunit, Socrate ramne Callicls aux rsultats des rfutations
antrieures : la rhtorique comme flatterie adresse aux juges ne permet pas de se sauver, car
se sauver, cest sauver son me64.
Analysons prsent le passage o Socrate explicite lobjet que se fixe l homme de
bien dans lexercice politique (503d-505c). Les autres artisans servent de comparants :
peintres, architectes, constructeurs de bateaux, matres de gymnastique et mdecins, tous vi-
sent un certain ordre et une certaine disposition (, ). Une maison bien dis-
pose est une maison utile. Et cela vaut pour un bateau, pour nos corps, pour lme.
Or, ce qui rsulte dune disposition ordonne du corps, cest la force et la sant. Et cette
disposition a pour nom sain (). Ce qui est sain produit la sant comme ver-
tu du corps ( ). Dans lme, lordre et lagencement se nom-
ment rgle dusage et loi ( ) et ils produisent justice et sagesse
( ) :
504c5-504d4 : . , , , , , . , . ; . . . , . ; . .
Le principe qui, dans lme, produit la vertu, cest la loi.
En lecteurs dAntigone, nous avons tendance opposer le juste au lgal Antigone
Cron. Mais cest une toute autre position que dfend Socrate65 : lindividu est vertueux
quand il a assimil les prescriptions de la loi. La loi joue un rle fondamental dans la pense
politique de Platon. Aucun rgime mme le plus parfait ne peut sen dispenser : il faudrait
63 Voir Gorgias 502d-503b. 64 Voir Gorgias 483b4, 486b6 et 522c6 pour la critique de Callicls ; 508c6, 509b4, b7, c3, 509c8, 522c8,
522d2, d4 et 526e5 pour la rponse de Socrate. 65 La fonction de la loi est principalement discute dans le Politique et dans les Lois. Mais dans la Rpu-
blique, mme si la lgislation nest pas dcrite, elle est prvue. La vertu du courage se dfinit comme la sauve-garde des prescriptions de la loi relatives aux choses craindre (voir Rpublique IV 429c-d).
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un gouvernant omniscient et tout puissant, capable de fixer le bien de chaque individu. Faute
dun tel gouvernant, la loi prescrit ce qui vaut pour le plus grand nombre. Toutes les lgisla-
tions ne se valent cependant pas : do limportance de dfinir la meilleure . Sil faut
simplifier : la loi instancie le bien suivant des modalits variables ; elle limite plus ou moins
fidlement.
Concluons donc sur ce point. Dans le Gorgias, Socrate noppose jamais sa conception de
la justice ce qui serait une pseudo-justice incarne par la loi, mais il dfend lobissance la
loi comme ducation la vertu.
Le juste, dans le Gorgias, est un attribut du droit. Et cest dans cette perspective que la
peine peut se comprendre comme un moyen de se dbarrasser de la de lme. Socrate
ne moralise pas la sanction le mchant doit tre chti : la peine est une forme dducation
en ce quelle nous rappelle la loi.
4. Le dialogue du Gorgias comme apologie de Socrate
4.1. Apologie premire : le renversement de laccusation porte contre Socrate
Que lallusion au procs de Socrate66 dramatise le dbat du Gorgias en ralisant l
entre rhtorique et philosophie, cest un point que nous tiendrons pour entendu. Nous nous
intresserons la dimension apologtique intrinsque la discussion sur la justice. En inscri-
vant la justice dans la loi et en faisant de Socrate le dfenseur de la loi athnienne, Platon re-
tourne contre la rhtorique laccusation porte contre Socrate.
La situation peut paratre insolite parce que la qulabore Socrate dans la Rpu-
blique est une aristocratie. Socrate ne passe pas pour un dfenseur de la dmocratie67. Mais il
ny a pas de contradiction entre projeter une dans laquelle la loi serait une meilleure
instanciation du bien68 et soutenir lobissance aux lois dans un tat de droit la dmocratie
athnienne comme tant un bien pour lindividu.
66 Voir Gorgias 486a7-486b4 : . [...]
, , , , , , , . []. Voir galement Gorgias 521b-522c.
67 Cest galement ainsi quest interprte lobjection de Socrate Protagoras sur lenseignement de la vertu dans le Protagoras.
68 Dans la Rpublique (VIII 557d), Socrate observe que le travail auquel il se livre, fonder une cit, nest possible que dans une dmocratie. La dmocratie possde en elle toutes sortes de rgime en raison de sa libert : on peut y trouver celui qui nous convient. Cest donc en tant que citoyen athnien que Socrate peut philosopher.
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Socrate dfend notamment le principe du droit athnien lgalit contre Callicls69. Cal-
licls fait de lintrt du plus fort le juste vritable, par nature. Mais le dialogue montre quil
peine dfinir ce quil entend par plus fort 70. Quest-ce qui fait la supriorit
() dun homme, lui donne autorit gouverner ? Le fait dtre meilleur/plus noble
(), ce que Socrate entend comme qualit morale, Callicls condition de naissance ?
Ou encore le fait davoir plus de force ( ) cette mme force qui amne les
grandes cits dominer les petites ? En rponse Socrate, Callicls identifie simplement les
trois concepts ( ) : ce sont les mmes qui sont nobles,
forts et en position de gouverner, les hommes comme lui.
Mais Socrate procde un renversement de la thse de Callicls. Le peuple ( )
est numriquement suprieur lindividu ; il lui impose ses lois. Les lois du peuple ont donc
la supriorit. Mais si la supriorit ne se distingue pas de la noblesse/valeur morale, ce sont
ncessairement les lois des meilleurs, et en tant que lois faites par les meilleurs, elles sont
belles par nature.
Or comme le peuple estime que le juste rside dans lgalit ( ), droger
cette galit est laid non seulement pour la loi, mais par nature.
488d5-489b6 : . ; , . . ; . . . . . ; . . . . , ; . . . , , ; ; . , , , ; , , , , , . . . . , , , , , , , .
Prenant au mot Callicls, lequel identifie suprieur et meilleur/noble , Socrate re-
tourne son argument : lgalit est inscrite dans la nature, le rgime dmocratique est
lexpression mme du juste par nature.
La critique de Callicls par Socrate est ironique Socrate nadmet pas la loi du plus fort
sur laquelle il produit le renversement, mais le renversement dsigne le vritable ennemi de
la dmocratie : Callicls en tant quavatar de lducation rhtorique.
69 Socrate ironise quand il portraiture Callicls en amant du peuple athnien : Callicls na que mpris
pour la masse ( ). Voir Gorgias 481d-482a, comparer avec 489b-c. 70 Callicls nutilise jamais les mmes termes pour parler des plus forts : ce sont les plus robustes
(483c1-2 : ; 483e4-5 : ), ceux qui sont meilleurs (483d1 : ; mais aussi 483e4 : ; 484c2 : ), capables davoir plus (483c2 : ), plus puissants (483d2 : ) ou encore suprieurs (483d5 : ; 484c2 : ).
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Ce que montre en effet tout le dialogue, cest que lart rhtorique est un art de paratre
juste sans ltre : on ne fera pas que le paratre si lon a rellement compris le sens de la jus-
tice (Gorgias) ; on ne cherchera pas chapper la peine que lon mrite si lon a compris
que la justice est un bien (Polos) ; on ne prtendra pas laction politique si lon na pas
commenc ordonner son me en obissant la loi (Callicls).
Platon dsigne donc la rhtorique comme la corruption qui travaille la dmocratie de
lintrieur. Face cette gangrne, Socrate est le seul dfenseur du droit, le seul penser quil
est bon pour lindividu dobir aux lois.
Je conclurai cette partie en rapprochant le Gorgias de lApologie de Socrate. Dans le Gor-
gias, Socrate mentionne, pour se tourner en drision, la fonction de prytane quil eut exer-
cer. Son inexprience tait telle quil ne savait mettre aux voix () :
473e6-474a5 : . , , , , . , , , , .
Or cet pisode est dvelopp dans lApologie. Socrate tait prytane (et vraisemblablement
pistate des prytanes) lorsque les Athniens dcidrent de juger collectivement les gnraux
vainqueurs aux les Arginuses. Il fut alors le seul sopposer cette dcision parce quelle
tait illgale (, , par opposition )
et injuste ( ), et il tait dispos se laisser accus en justice par les
orateurs ( ) plutt que de cder la
pression populaire.
Apologie 32a9-32c4 : , , , , , . , , , .
Lpisode des Arginuses montre comment Socrate aurait pu tre victime dun autre pro-
cs, instigu par les orateurs. Et que ce procs et t totalement injuste puisque Socrate d-
fendait la loi. Dans le tissage du Gorgias, le procs de Socrate en 399 apparat ainsi comme
une offensive, tout aussi injuste mais malheureusement aboutie, du camp rhtorique.
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4.2. Apologie seconde : la rponse aux jugements ports sur le procs de Socrate
Le procs de Socrate figure, dans le Gorgias, comme une menace de Callicls71. Mais fi-
gurent aussi, dans le Gorgias, les jugements qui seront ports sur la condamnation de Socrate.
Polos et Callicls en sont les prophtes des prophtes ex eventu. Le Gorgias est donc matire
une apologie seconde : Platon libre Socrate non seulement de laccusation porte contre lui,
mais des jugements ports sur sa condamnation72.
Pour Polos, la rhtorique est un instrument de toute puissance et cette toute puissance se
fantasme dans le pouvoir de tuer73. On ne peut quenvier qui a pouvoir de vie et de mort sur
autrui. Mais, pour Socrate, celui qui tue, sil tue justement, nest pas envier, et celui qui tue
injustement est plaindre. Polos remet les choses lendroit du moins ce quil croit : si
quelquun est plaindre, cest celui qui est injustement mis mort.
469b3-469c2 : . . . , , . . , ; . , . . ; ; . . . ; . , .
Lobjection de Polos fait entendre un premier jugement sur la mort de Socrate : Socrate a
subi un prjudice en tant condamn, un prjudice dautant plus grave que sa condamnation
tait injuste. Penser que tuer est le plus grand tort que lon puisse causer, telle est la croyance
dans laquelle la rhtorique est enferre. Or Socrate rfute cette croyance. Le plus grand tort
est de commettre linjustice : ce nest ni mourir ni subir linjustice, ni non plus mourir injus-
tement. Polos comprend le mal subi comme un coup port au corps : le plus grand mal est
celui qui nous prive de la vie Socrate serait donc plaindre dtre mort pour rien. Socrate
comprend linjustice que lon commet comme un coup port lme74 : tre injustement con-
damn ne cause aucun tort lme Socrate nest plaindre de rien.
71 Voir supra n. 66. 72 Platon rend aussi raison de la condamnation mort de Socrate. En Gorgias 521b-522c, Socrate voque la
possibilit dun procs, la forte probabilit dune condamnation mort et la raison pour laquelle il serait con-damn : nayant jamais flatt le peuple dAthnes, le peuple ne lui est redevable daucun plaisir ; or le peuple nest accessible quaux plaisirs quil prend pour des bienfaits ; Socrate aura beau dire quil agissait pour le bien des Athniens, le peuple sera incapable de ladmettre.
73 Ce fantasme apparat en Gorgias 466b-c, dans une rplique o Polos compare le pouvoir des orateurs ce-lui des tyrans.
74 Je renvoie la comparaison que fait Socrate dans le mythe (Gorgias 524b-525a). Le cadavre conserve la taille, laspect que le corps avait de son vivant. Il conserve ainsi les cicatrices comme des traces des coups que son corps a reus de son vivant sous le fouet ou par une autre blessure (524c5-7 : ). Aprs la mort, lme conserve galement laspect de ce quelle est et de ce quelle a subi. Quand se prsente devant Rhadamanthe lme dun puissant peu importe que ce soit le Grand Roi ou un autre potentat, rien de sain ne sy laisse voir : elle est couverte de traces de fouet et pleine de cicatrices dues aux parjures et linjustice (524e5-525a1 : ).
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La force de lapologie platonicienne est quelle ne compare pas linjustice subie par So-
crate linjustice commise par ses accusateurs : il ny a pas de comparaison possible. Socrate
ne subit aucun tort ds lors quil ne commet aucune injustice : ce sont ses accusateurs qui sont
plaindre.
Passons au second prophte : Callicls. Pour ce dernier, accepter de subir linjustice et de
se laisser condamner relve dune mentalit desclave ; et qui se comporte en esclave mrite
de mourir :
483a8-483b4 . : [...] , , , . [...]
Ou encore dtre soufflet en toute impunit :
486c2-3 . : [...] , , .
Par se porter secours ( ), Callicls entend se dfendre en justice, matriser
lloquence judiciaire. Callicls est prisonnier de la mme croyance que Polos : il faut se sau-
ver tout prix, rester tout prix en vie. Mais il porte cependant un jugement diffrent. Polos
est choqu lide que lon puisse mourir pour rien. Callicls, lui, juge mrite la mort de
celui qui ne joue pas le jeu : les procs sont le lot de la vie politique athnienne, cest une
lchet que de ne pas apprendre se dfendre, cest manquer ses devoirs de citoyen.
Callicls est le porte-parole de la rancur accumule contre lapparent mpris de Socrate pour
les institutions. Mais il fait galement sentir la honte sociale qui tait attache la condamna-
tion.
La rfutation socratique vient l encore renverser ce jugement75. Sil y a bien deux rhto-
riques, lune bonne parce quelle vise lamlioration des citoyens lart politique vritable,
lautre mauvaise parce quelle ne cherche qu les flatter, et sil faut, pour se sauver, pratiquer
la seconde, Socrate renoncera se sauver. Parce quil se ferait du tort en acceptant de flatter
ses juges :
522c4-522e6 : . , , ; . , , , . . , , , , . , , . , , , .
75 Il faut renvoyer ici, non seulement Gorgias 521a-522e, mais tous les passages antrieurs o Socrate
rappelle Callicls la diffrence du bien et du plaisir.
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Socrate dplace les frontires de la honte : si le seul secours que lon puisse se porter est
dtre juste, la seule honte quil pourrait prouver, ce serait dtre convaincu dinjustice. Or,
tout le dialogue le montre, la rhtorique nest pas une pratique de l : elle ne cherche
pas dmontrer que linterlocuteur/laccus/ladversaire politique est en accord ou dsaccord
avec lui-mme, mais elle cherche gagner laccord du public/des juges/de lassemble contre
son adversaire. Limportant est de faire voter pour soi.
Le Gorgias comme rfutation des croyances qui ont pu alimenter les jugements ports sur
le procs de Socrate est donc une apologie seconde de Socrate. Platon dmontre que ce nest
ni un prjudice ni une honte pour Socrate davoir t condamn mort. Ce nest pas un prju-
dice parce que seule linjustice nous fait du tort en ruinant notre me ; ce nest pas une honte,
parce que Socrate na pas rougir dune chose qui nest pas mauvaise.
Conclusion
En conclusion, je soulignerai simplement lhabilet de lapologie platonicienne de Socrate.
Il est peu de dialogues o latopie de Socrate soit aussi explicite. Quand Polos donne Arch-
laos pour modle de lhomme heureux, Socrate rpond quArchlaos est peut-tre heureux,
mais quil nen sait rien. Et que sil est injuste, il ne saurait ltre (470c-471a). On connat la
suite : Polos numre une une les injustices dArchlaos et conclut ironiquement sur le mal-
heur qui est le sien : aucun Athnien ne voudrait tre sa place (471a-d).
Or, dans sa rponse, Socrate a bien conscience dtre seul ( ) penser quArchlaos
nest pas heureux. Polos pourrait trs bien amener la barre tous les Athniens, tous les
trangers, tous les plus grands noms dAthnes :
472a2-472b6 : . [] , , , , , , , , , . , .
Socrate est donc seul penser que linjustice allie la toute puissance ne soit pas la con-
dition du bonheur. Or, ce qui mintresse dans cette solitude de Socrate, cest quelle rejoint
cette autre : Socrate est le seul homme politique athnien, parce quil est le seul viser le bien
de la cit, cest--dire lamlioration morale de ses concitoyens.
Ces deux positions ont un point nodal qui est la loi : tre juste, cest obir aux lois ; obir
aux lois, cest se former la vertu ; tre vertueux, cest tre heureux. Cest la thse que dfend
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Socrate contre la rhtorique. Car la rhtorique a une autre vise : limpunit. Elle sinscrit
dans un rapport hypocrite la loi.
Tout le dialogue est donc bti sur ce paradoxe : les Athniens ont condamn mort le seul
homme qui dfendait lobissance la loi comme un bien.