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The Project Gutenberg EBook of Le robinson suisse, byJohann David Wyss

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Title: Le robinson suisseou Histoire d'une famille suisse naufragée

Author: Johann David Wyss

Translator: Isabelle de Montolieu

Release Date: April 11, 2006 [EBook #18152]

Language: French

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROBINSONSUISSE ***

Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif

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Johann David WYSS

LE ROBINSON SUISSE

ou Histoire d'une famillesuisse naufragée

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(1812—édition: 1870)Note sur l'auteur

PRÉFACE

TOME I

CHAPITRE I—Tempête.—Naufrage.—Corsetsnatatoires.—Bateau de cuves.

CHAPITRE II—Chargement du radeau.—Personnelde la famille.—Débarquement—Premièresdispositions.—Le homard.—Le sel.—Excursions deFritz.—L'agouti.—La nuit à terre.

CHAPITRE III—Voyage de découverte.—Les noix decoco.—Les calebassiers.—La canne à sucre.—Lessinges.

CHAPITRE IV—Retour.—Capture d'un singe.—Alarme nocturne.—Les chacals.

CHAPITRE V—Voyage au navire.—Commencement

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du pillage.

CHAPITRE VI—Le troupeau à la nage.—Le requin.—Second débarquement.

CHAPITRE VII—Récit de ma femme.—Colliers deschiens—L'outarde.—Les œufs de tortue.—Lesarbres gigantesques.

CHAPITRE VIII—Le pont.

CHAPITRE IX—Départ.—Nouvelle demeure.—Leporc-épic.—Le chat sauvage.

CHAPITRE X—Premier établissement.—Le flamant,—L'échelle de bambou.

CHAPITRE XI—Construction du château aérien.—Première nuit sur l'arbre.—Le dimanche.—Lesortolans.

CHAPITRE XII—La promenade.—Nouvellesdécouvertes.—Dénomination de divers lieux.—Lapomme de terre.—La cochenille.

CHAPITRE XIII—La claie.—La poudre à canon.—Visite à Zelt-Heim. Le kanguroo.—La mascarade.

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CHAPITRE XIV—Second voyage au vaisseau.—Pillage général.—La tortue.—Le manioc.

CHAPITRE XV—Voyage au vaisseau.—Lespingouins.—Le manioc et sa préparation.—Lacassave.

CHAPITRE XVI—La pinasse.—La machine infernale.—Le jardin potager.

CHAPITRE XVII—Encore un dimanche.—Le lazo.—Excursion au bois des Calebassiers.—Le crabe deterre.—L'iguane.

CHAPITRE XVIII—Nouvelle excursion.—Le coq debruyère.—L'arbre à cire.—La colonie d'oiseaux.—Lecaoutchouc.—Le sagoutier.

CHAPITRE XIX—Les bougies.—Le beurre.—Embellissement de Zelt-Heim. Dernier voyage auvaisseau.—L'arsenal.

CHAPITRE XX—Voyage dans l'intérieur.—Le vin depalmier.—Fuite de l'âne.—Les buffles.

CHAPITRE XXI—Le jeune chacal.—L'aigle duMalabar.—Le vermicelle.

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CHAPITRE XXII—Les greffes.—La ruche.—Lesabeilles.

CHAPITRE XXIII—L'escalier.—Éducation du buffle,du singe, de l'aigle.—Canal de bambous.

CHAPITRE XXIV—L'onagre.—Le phormium tenax.—Les pluies.

CHAPITRE XXV—La grotte à sel.—Habitation d'hiver.—Les harengs.—Les chiens marins.

CHAPITRE XXVI—Le plâtre.—Les saumons.—Lesesturgeons.—Le caviar.—Le coton.

CHAPITRE XXVII—La maison de campagne.—Lesfraises—L'ornithorynque.

CHAPITRE XXVIII—La pirogue.—Travaux à la grotte.

CHAPITRE XXIX—Anniversaire de la délivrance.—Exercices gymnastiques.—Distribution des prix.

CHAPITRE XXX—L'anis.—Le ginseng.

CHAPITRE XXXI—Gluau.—Grande chasse auxsinges.—Les pigeons des Moluques.

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CHAPITRE XXXII—Le pigeonnier.

CHAPITRE XXXIII—Aventure de Jack.

TOME II

CHAPITRE I—Second hiver.

CHAPITRE II—Première sortie après les pluies.—Labaleine.—Le corail.

CHAPITRE III—Dépècement de la baleine.

CHAPITRE IV—L'huile de baleine.—Visite à lamétairie.—La tortue géante.

CHAPITRE V—Le métier à tisser.—Les vitres.—Lespaniers.—Le palanquin.—Aventure d'Ernest.—Leboa.

CHAPITRE VI—Mort de l'âne et du boa.—Entretiensur les serpents venimeux.

CHAPITRE VII—Le boa empaillé.—La terre à foulon.—La grotte de cristal.

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CHAPITRE VIII—Voyage à l'écluse.—Le cabiai.—L'ondatra.—La civette et le musc.—La cannelle.

CHAPITRE IX—Le champ de cannes à sucre.—Lespécaris.—Le rôti de Taïti.—Le ravensara.—Lebambou.

CHAPITRE X—Arrivée à l'écluse.—Excursion dans lasavane. L'autruche.—La tortue de terre.

CHAPITRE XI—La prairie.—Terreur d'Ernest.—Combat contre les ours.—La terre de porcelaine.—Lecondor et l'urubu.

CHAPITRE XII—Préparation de la chair de l'ours.—Lepoivre.—Excursion dans la savane.—Le lapinangora.—L'antilope royale.—L'oiseau aux abeilles etle verre fossile.

CHAPITRE XIII—Capture d'une autruche.—La vanille.—L'euphorbe et les œufs d'autruche.

CHAPITRE XIV—Éducation de l'autruche.—L'hydromel.—La tannerie et la chapellerie.

CHAPITRE XV—La poterie.—Construction du caïak.—La gelée d'algues marines.—La garenne.

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CHAPITRE XVI—Le moulin à gruau.—Le caïak.—Lavache marine.

CHAPITRE XVII—L'orage.—Les clous de girofle.—Lepont-levis.—Le lèche-sel.—Le pemmikan.—Lespigeons messagers.—L'hyène.

CHAPITRE XVIII—Retour du pigeon messager.—Lachasse aux cygnes.—Le héron et le tapir.—La grue.—Le moenura superba.—Grande déroute dessinges.—Ravage des éléphants à Zuckertop.—Arrivée à l'Écluse.

CHAPITRE XIX—Le cacao.—Les bananes.—La poulesultane.—L'hippopotame.—Le thé et le câprier.—Lagrenouille géante.—Terreur de Jack.—L'édifice deFalken-Horst.—Le corps de garde dans l'île auxRequins.

CHAPITRE XX—Coup d'œil général sur la colonie etses dépendances.—La basse-cour.—Les arbres et lebétail.—Les machines et les magasins.

CHAPITRE XXI—Nouvelles découvertes à l'occident.—Heureuse expédition de Fritz.—Les dents de veaumarin.—La baie des Perles.—La loutre de mer.—L'albatros.—Retour à Felsen-Heim.

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CHAPITRE XXII—Les nids d'hirondelles.—Les perlesfausses.—La pêche des perles.—Le sanglierd'Afrique.—Danger de Jack.—La truffe.

CHAPITRE XXIII—Visite au sanglier.—Le coton deNankin.—Le lion.—Mort de Bill.—Un nouvel hiver.

CHAPITRE XXIV—Le navire européen.—Lemécanicien et sa famille.—Préparatifs de retour enEurope.—Séparation.—Conclusion.

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Note sur l'auteurJohann David Wyss est né à Berne en 1743. Pasteur à

la collégiale de Berne, il est l'auteur du Robinson Suisse,l'un des plus célèbres romans écrits à l'imitation duRobinson Crusoé de Daniel Defoe.

Johann David Wyss conçut cette histoire pour laraconter à ses enfants. À la différence de Daniel Defoe, lenaufragé de Wyss n'est pas jeté seul sur une île déserte:il parvient à sauver sa famille du naufrage. Ce sera alorsl'occasion pour le père de prodiguer à ses enfants desages conseils.

Le Robinson Suisse fut publié par le fils de Wyss,Johann Rudolph, professeur de philosophie à l'Académiede Berne. L'ouvrage fut traduit en français, en 1824, par labaronne de Montolieu.

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PréfaceMoins populaire que le livre de Daniel De Foe, parce

qu'il n'a pas servi à l'amusement et à l'instruction d'unaussi grand nombre de générations, le Robinson suisseest destiné à prendre place à côté du Robinson anglaislorsqu'il sera mieux connu, et que la haute idée moralequi s'y trouve si dramatiquement développée aura étéplus sérieusement et plus fréquemment appréciée.

Daniel De Foe n'a mis en scène qu'un homme isolé,sans expérience et sans connaissance du monde, tandisque Wyss a raconté les travaux, les efforts de toute unefamille, pour se créer des moyens d'existence avec lesressources de la nature et celles que donnent au chef decette famille les lumières de la civilisation. Lespersonnages eux-mêmes intéressent davantage lesjeunes lecteurs auxquels ce livre est destiné. Ce sont,comme eux, des enfants de différents âges et decaractères variés, qui, par leurs dialogues naïfs, rompentagréablement la monotonie du récit individuel, défaut quel'admirable talent de l'auteur anglais n'a pas toujours puéviter. Le style de Wyss, dans sa simplicité et dans lapuérilité apparente des détails, est merveilleusementapproprié à l'esprit de ses lecteurs; un enfant, dans sespremières compositions, ne penserait pas autrement.

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Prier Dieu, s'occuper des repas que la prévoyance de sesparents lui a préparés, se livrer à des amusementsvariés, n'est-ce pas tout l'emploi du temps de l'enfance?C'est là, n'en doutons pas, une des principales causes duvif plaisir que procure la lecture du Robinson suisse,même à des hommes faits qui ne s'en sont jamais renduraison.

Il est cependant un reproche qu'on peut adresser àWyss, et que ne mérite pas son devancier. Robinson,dans son île, ne trouve que les animaux et les plantes quipeuvent naturellement s'y rencontrer d'après sa positiongéographique. Wyss, au contraire, a réuni dans l'île dunaufragé suisse tous les animaux, tous les arbres, toutesles richesses végétales et minérales que la nature arépandues avec profusion dans les délicieuses îles del'océan Pacifique; et cependant chaque contrée a sa partdans cette admirable distribution des faveurs de laProvidence: les plantes, les animaux de la Nouvelle-Hollande ne sont pas ceux de la Nouvelle-Zélande et deTaïti. Le but de l'auteur a été de faire passer sous nosyeux, dans un cadre de peu d'étendue, les productionspropres à tous les pays avec lesquels nous sommes peufamiliarisés, ce qui excuse en quelque sorte cette réunionsur un seul point de l'Océan de tout ce qui ne serencontre que dans une multitude d'îles diverses.

Les descriptions n'ont pas toujours l'exactitude réclamée

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par les naturalistes; dans quelques circonstances, lavérité a été sacrifiée à l'intérêt. C'est pour ne pas nuire àcet intérêt que nous n'avons rien changé auxdescriptions, quoiqu'il nous eût été facile de les rectifier.

Mais combien ces taches ne sont-elles pas effacées parles leçons admirables de résignation, de courage et deferme persévérance qu'on y trouve à chaque page!Vouloir, c'est pouvoir, a-t-on dit; jamais cette maximen'avait été développée sous une forme plus heureuse etplus dramatique. Robinson avait déjà montré, il est vrai,comment on parvient à pourvoir aux premiers besoins dela vie solitaire. Ici, dès les premiers pas, ces cruellesnécessités n'existent plus; ce sont les jouissances de lavie sociale qu'il faut satisfaire et les persévérants effortsdes naufragés pour arriver à ce but obtiennent un telsuccès, qu'ils parviennent même à se créer un musée.

Comme dans son modèle, à chaque page Wyss a seméles enseignements sublimes de la morale évangélique;tout est rapporté par lui à l'auteur de toutes choses, etl'orgueil humain est constamment abaissé devant lagrandeur et la bonté de Dieu. L'ouvrage a été écrit par unauteur protestant, mais avec une telle mesure, qu'il a suffide quelques légères corrections pour le rendre tout à faitpropre à des lecteurs catholiques.

Wyss a cru devoir se dispenser d'entrer dans des détails

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d'avant-scène; l'action commence au moment même dunaufrage, et, semblable à un auteur dramatique, il nenous fait connaître les acteurs que par leur langage etleurs actions. Ainsi que lui, nous renvoyons à la narrationle lecteur, qui sera bientôt familiarisé avec lespersonnages.

Friedrich Muller.

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TOME I

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CHAPITRE ITempête.—Naufrage.—Corsetsnatatoires.—Bateau de cuves.

La tempête durait depuis six mortels jours, et, leseptième, sa violence, au lieu de diminuer, semblaitaugmenter encore. Elle nous avait jetés vers le S.-O., si loinde notre route, que personne ne savait où nous noustrouvions. Les passagers, les matelots, les officiers étaientsans courage et sans force; les mâts, brisés, étaienttombés par-dessus le bord; le vaisseau, désemparé, nemanœuvrait plus, et les vagues irritées le poussaient ça etlà. Les matelots se répandaient en longues prières etoffraient au Ciel des vœux ardents; tout le monde était dureste dans la consternation, et ne s'occupait que desmoyens de sauver ses jours.

«Enfants, dis-je à mes quatre fils effrayés et en pleurs,Dieu peut nous empêcher de périr s'il le veut; autrementsoumettons-nous à sa volonté; car nous nous reverronsdans le ciel, où nous ne serons plus jamais séparés.»

Cependant ma courageuse femme essuyait une larme, et,plus tranquille que les enfants, qui se pressaient autourd'elle, elle s'efforçait de les rassurer, tandis que mon cœur,

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à moi, se brisait à l'idée du danger qui menaçait ces êtresbien-aimés. Nous tombâmes enfin tous à genoux, et lesparoles échappées à mes enfants me prouvèrent qu'ilssavaient aussi prier, et puiser le courage dans leursprières. Je remarquai que Fritz demandait au Seigneur desauver les jours de ses chers parents et de ses frères,sans parler de lui-même.

Cette occupation nous fit oublier pendant quelque tempsle danger qui nous menaçait, et je sentis mon cœur serassurer un peu à la vue de toutes ces petites têtesreligieusement inclinées. Soudain nous entendîmes, aumilieu du bruit des vagues, une voix crier: «Terre! terre!» etau même instant nous éprouvâmes un choc si violent, quenous en fûmes tous renversés, et que nous crûmes lenavire en pièces; un craquement se fit entendre; nousavions touché. Aussitôt une voix que je reconnus pour celledu capitaine cria: «Nous sommes perdus! Mettez leschaloupes en mer!» Mon cœur frémit à ces funestes mots:Nous sommes perdus! Je résolus cependant de monter surle pont, pour voir si nous n'avions plus rien à espérer. Àpeine y mettais-je le pied qu'une énorme vague le balaya etme renversa sans connaissance contre le mât. Lorsque jerevins à moi, je vis le dernier de nos matelots sauter dansla chaloupe, et les embarcations les plus légères, pleinesde monde, s'éloigner du navire. Je criai, je les suppliai deme recevoir, moi et les miens.... Le mugissement de latempête les empêcha d'entendre ma voix, ou la fureur desvagues de venir nous chercher. Au milieu de mon

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désespoir, je remarquai cependant avec un sentiment debonheur que l'eau ne pouvait atteindre jusqu'à la cabineque mes bien-aimés occupaient au-dessous de lachambre du capitaine; et, en regardant bien attentivementvers le S., je crus apercevoir par intervalles une terre qui,malgré son aspect sauvage, devint l'objet de tous mesvœux.

Je me hâtai donc de retourner vers ma famille; et,affectant un air de sécurité, j'annonçai que l'eau ne pouvaitnous atteindre, et qu'au jour nous trouverions sans doute unmoyen de gagner la terre. Cette nouvelle fut pour mesenfants un baume consolateur, et ils se tranquillisèrent bienvite. Ma femme, plus habituée à pénétrer ma pensée, neprit pas le change; un signe de ma part lui avait faitcomprendre notre abandon. Mais je sentis mon couragerenaître en voyant que sa confiance en Dieu n'était pointébranlée; elle nous engagea à prendre quelque nourriture.Nous y consentîmes volontiers; et après ce petit repas lesenfants s'endormirent, excepté Fritz, qui vint à moi et medit: «J'ai pensé, mon père, que nous devrions faire, pourma mère et mes frères, des corsets natatoires qui pussentles soutenir sur l'eau, et dont vous et moi n'avons nulbesoin, car nous pouvons nager aisément jusqu'à la côte.»J'approuvai cette idée, et résolus de la mettre à profit.Nous cherchâmes partout dans la chambre de petits barilset des vases capables de soutenir le corps d'un homme.Nous les attachâmes ensuite solidement deux à deux, etnous les passâmes sous les bras de chacun de nous; puis

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nous étant munis de couteaux, de ficelles, de briquets etd'autres ustensiles de première nécessité, nous passâmesle reste de la nuit dans l'angoisse, craignant de voir levaisseau s'entr'ouvrir à chaque instant. Fritz, cependant,s'endormit épuisé de fatigue.

L'aurore vint enfin nous rassurer un peu, en ramenant lecalme sur les flots; je consolai mes enfants, épouvantés deleur abandon, et je les engageai à se mettre à la besognepour tâcher de se sauver eux-mêmes. Nous nousdispersâmes alors dans le navire pour chercher ce quenous trouverions de plus utile. Fritz apporta deux fusils, dela poudre, du plomb et des balles; Ernest, des clous, destenailles et des outils de charpentier; le petit Franz, uneligne et des hameçons. Je les félicitai tous trois de leurdécouverte.» Mais, dis-je à Jack, qui m'avait amené deuxénormes dogues, quant à toi, que veux-tu que nousfassions de ta trouvaille?

—Bon, répondit-il, nous les ferons chasser quand nousserons à terre.

—Et comment y aller, petit étourdi? lui dis-je.

—Comment aller à terre? Dans des cuves, comme je lefaisais sur l'étang à notre campagne.»

Cette idée fut pour moi un trait de lumière, je descendisdans la cale où j'avais vu des tonneaux; et, avec l'aide demes fils, je les amenai sur le pont, quoiqu'ils fussent à demisubmergés. Alors nous commençâmes avec le marteau, la

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submergés. Alors nous commençâmes avec le marteau, lascie, la hache et tous les instruments dont nous pouvionsdisposer, à les couper en deux, et je ne m'arrêtai quequand nous eûmes obtenu huit cuves de grandeur à peuprès égale. Nous les regardions avec orgueil; ma femmeseule ne partageait pas notre enthousiasme.

«Jamais, dit-elle, je ne consentirai à monter là dedanspour me risquer sur l'eau.

—Ne sois pas si prompte, chère femme, lui dis-je, etattends, pour juger mon ouvrage, qu'il soit achevé.»

Je pris alors une planche longue et flexible, sur laquellej'assujettis mes huit cuves; deux autres planches furentjointes à la première, et, après des fatigues inouïes, jeparvins à obtenir une sorte de bateau étroit et divisé en huitcompartiments, dont la quille était formée par le simpleprolongement des planches qui avaient servi à lier lescuves entre elles. J'avais ainsi une embarcation capablede nous porter sur une mer tranquille et pour une courtetraversée; mais cette construction, toute frêle qu'elle était,se trouvait encore d'un poids trop au-dessus de nos forcespour que nous pussions la mettre à flot. Je demandai alorsun cric, et, Fritz en ayant trouvé un, je l'appliquai à une desextrémités de mon canot, que je commençai à soulever,tandis que mes fils glissaient des rouleaux par-dessous.Mes enfants, Ernest surtout, étaient dans l'admiration envoyant les effets puissants de cette simple machine, dont jeleur expliquai le mécanisme sans discontinuer monouvrage. Jack, l'étourdi, remarqua pourtant que le cric allait

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bien lentement.

«Mieux vaut lentement que pas du tout,» répondis-je.

Notre embarcation toucha enfin le bord et descendit dansl'eau, retenue près du navire par des câbles; mais elletourna soudain et pencha tellement de côté que pas un denous ne fut assez hardi pour y descendre.

Je me désespérais, quand il me vint à l'esprit que le lestseul manquait; je me hâtai de jeter au fond des cuves tousles objets pesants que le hasard plaça sous ma main, et,peu à peu, en effet, le bateau se redressa et se maintint enéquilibre. Mes fils alors poussèrent des cris de joie, et sedisputèrent à qui descendrait le premier. Craignant queleurs mouvements ne vinssent à déplacer le lest quimaintenait le radeau, je voulus y suppléer en établissantaux deux extrémités un balancier pareil à celui que je mesouvenais d'avoir vu employer par quelques peupladessauvages; je choisis à cet effet deux morceaux de vergueassez longs; je les fixai par une cheville de bois, l'un àl'avant, l'autre à l'arrière du bateau, et aux deux extrémitésj'attachai deux tonnes vides qui devaient naturellement sefaire contre-poids.

Il ne restait plus qu'à sortir des débris et à rendre lepassage libre. Des coups de hache donnés à propos àdroite et à gauche eurent bientôt fait l'affaire. Mais le jours'était écoulé au milieu de nos travaux, et il était maintenantimpossible de pouvoir gagner la terre avant la nuit. Nous

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résolûmes donc de rester encore jusqu'au lendemain sur lenavire, et nous nous mîmes à table avec d'autant plus deplaisir, qu'occupés de notre important travail, nous avions àpeine pris dans toute la journée un verre de vin et unmorceau de biscuit. Avant de nous livrer au sommeil, jerecommandai à mes enfants de s'attacher leurs corsetsnatatoires, pour le cas où le navire viendrait à sombrer, etje conseillai à ma femme de prendre les mêmesprécautions. Nous goûtâmes ensuite un repos bien méritépar le travail de la journée.

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CHAPITRE IIChargement du radeau.—Personnel dela famille.—Débarquement—Premièresdispositions.—Le homard.—Le sel.—

Excursions de Fritz.—L'agouti.—La nuità terre.

Aux premiers rayons du jour nous étions debout. Aprèsavoir fait faire à ma famille la prière du matin, jerecommandai qu'on donnât aux animaux qui étaient sur levaisseau de la nourriture pour plusieurs jours.

«Peut-être, disais-je, nous sera-t-il permis de les venirprendre.»

J'avais résolu de placer, pour ce premier voyage, surnotre petit navire, un baril de poudre, trois fusils, troiscarabines, des balles et du plomb autant qu'il nous seraitpossible d'en emporter, deux paires de pistolets de poche,deux autres paires plus grandes, et enfin un moule a balles.Ma femme et chacun de mes fils devaient en outre êtremunis d'une gibecière bien garnie. Je pris encore unecaisse pleine de tablettes de bouillon, une de biscuit, unemarmite en fer, une ligne à pécher, une caisse de clous,une autre remplie d'outils, de marteaux, de scies, de

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une autre remplie d'outils, de marteaux, de scies, depinces, de haches, etc., et un large morceau de toile à voileque nous destinions à faire une tente.

Nous avions apporté beaucoup d'autres objets; mais ilnous fut impossible de les charger, bien que nous eussionsremplacé par des choses utiles le lest que j'avais mis laveille dans le bateau. Après avoir invoqué le nom duSeigneur, nous nous disposions à partir, lorsque les coqsse mirent à chanter comme pour nous dire adieu: ce crim'inspira l'idée de les emmener avec nous, ainsi que lesoies, les canards et les pigeons. Aussitôt nous prîmes dixpoules avec deux coqs, l'un jeune, et l'autre vieux; nous lesplaçâmes dans l'une des cuves, que nous recouvrîmesavec soin d'une planche, et nous laissâmes au reste desvolatiles, que nous mîmes en liberté, le choix de noussuivre par terre ou par eau.

Nous n'attendions plus que ma femme; elle arriva bientôtavec un sac qu'elle déposa dans la cuve de son plus jeunefils, seulement, à ce que je crus, pour lui servir de coussin.Nous partîmes enfin.

Dans la première cuve était ma femme, bonne épouse,mère pieuse et sensible; dans la seconde, immédiatementaprès elle, était Franz, enfant de sept à huit ans, douéd'excellentes dispositions, mais ignorant de toutes choses;dans la troisième, Fritz, garçon robuste de quatorze àquinze ans, courageux et bouillant; dans la quatrième, nospoules et quelques autres objets; dans la cinquième, nosprovisions; dans la sixième, Jack, bambin de dix ans,

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étourdi, mais obligeant et entreprenant; dans la septième,Ernest, âgé de douze ans, enfant d'une grande intelligence,prudent et réfléchi; enfin dans la huitième, moi, leur père, jedirigeais le frêle esquif à l'aide d'un gouvernail. Chacun denous avait une rame à la main, et devant soi un corsetnatatoire dont il devait faire usage en cas d'accident.

La marée avait atteint la moitié de sa hauteur quand nousquittâmes le navire; mais elle nous fut plus utile quedéfavorable. Quand les chiens nous virent quitter lebâtiment, ils se jetèrent à la nage pour nous suivre, carnous n'avions pu les prendre avec nous à cause de leurgrosseur: Turc était un dogue anglais de première force, etBill une chienne danoise de même taille. Je craignisd'abord que le trajet ne fût trop long pour eux; mais en leslaissant appuyer leurs pattes sur les balanciers destinés àmaintenir le bateau en équilibre, ils firent si bien qu'ilstouchèrent terre avant nous.

Notre voyage fut heureux, et nous arrivâmes bientôt àportée de voir la terre. Son premier aspect était peuattrayant. Les rochers escarpés et nus qui bordaient larivière nous présageaient la misère et le besoin. La merétait calme et se brisait paisiblement le long de la côte; leciel était pur et brillant; autour de nous flottaient despoutres, des cages venant du navire. Fritz me demanda lapermission de saisir quelques-uns de ces débris; il arrêtadeux tonnes qui flottaient près de lui, et nous lesattachâmes à notre arrière.

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À mesure que nous approchions, la côte perdait sonaspect sauvage; les yeux de faucon de Fritz y découvraientmême des arbres qu'il assura être des palmiers. Commeje regrettais beaucoup de n'avoir pas pris la longue-vue ducapitaine, Jack tira de sa poche une petite lunette qu'ilavait trouvée, et qui me donna le moyen d'examiner la côte,afin de choisir une place propre à notre débarquement.Tandis que j'étais tout entier à cette occupation, nousentrâmes, sans nous en apercevoir, dans un courant quinous entraîna rapidement vers la plage, à l'embouchured'un petit ruisseau. Je choisis une place où les bordsn'étaient pas plus élevés que nos cuves, et où l'eau pouvaitcependant les maintenir à flot. C'était une plaine en formede triangle dont le sommet se perdait dans les rochers, etdont la base était formée par la rive.

Tout ce qui pouvait sauter fut à terre en un clin d'œil; lepetit Franz seul eut besoin du secours de sa mère. Leschiens, qui nous avaient précédés, accoururent à nous etnous accablèrent de caresses, en nous témoignant leurreconnaissance par de longs aboiements; les oies et lescanards, qui barbotaient déjà dans la baie où nous avionsabordé, faisaient retentir les airs de leurs cris, et leur voix,mêlée à celle des pingouins, des flamants et des autreshabitants de ce lieu que notre arrivée avait effrayés,produisait une cacophonie inexprimable. Néanmoinsj'écoutais avec plaisir cette musique étrange, en pensantque ces infortunés musiciens pourraient au besoin fournir ànotre subsistance sur cette terre déserte. Notre premier

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soin en abordant fut de remercier Dieu à genoux de nous yavoir conduits sains et saufs.

Nous nous occupâmes ensuite de construire une tente, àl'aide de pieux plantés en terre et du morceau de voile quenous avions apporté.

Cette construction, bordée, comme défense, des caissesqui contenaient nos provisions, était adossée à un rocher.Puis je recommandai à mes fils de réunir le plus demousse et d'herbes sèches qu'ils pourraient trouver, afinque nous ne fussions pas obligés de coucher sur la terrenue, pendant que je construisais un foyer près de là avecdes pierres plates que me fournit un ruisseau peu éloigné;et je vis bientôt s'élever vers le ciel une flamme brillante.Ma femme, aidée de son petit Franz, posa dessus unemarmite pleine d'eau, dans laquelle elle avait mis quelquestablettes de bouillon, et prépara ainsi notre repas.

Franz avait d'abord pris ces tablettes pour de la colle, eten avait fait naïvement l'observation; mais sa mère ledétrompa bientôt, et lui apprit que ces tablettesprovenaient de viandes réduites en gelée à force decuisson, et qu'on en portait ainsi dans les voyages au longcours, afin d'avoir toujours du bouillon, qu'on n'aurait pu seprocurer avec de la viande salée.

Cependant, la mousse recueillie, Fritz avait chargé un fusilet s'était éloigné en suivant le ruisseau; Ernest s'était dirigévers la mer, et Jack, vers les rochers de la gauche pour y

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recueillir des moules. Quant à moi, je m'efforçai d'amener àterre les deux tonneaux que nous avions harponnés dans latraversée. Tandis que j'employais inutilement toutes mesforces à ce travail, j'entendis soudain Jack pousser ungrand cri; je saisis une hache, et courus aussitôt à sonsecours. En arrivant près de lui, je vis qu'il était dans l'eaujusqu'à mi-jambes, et qu'il essayait de se débarrasser d'ungros homard qui avait saisi ses jambes avec ses pinces.Je sautai dans l'eau à mon tour. L'animal, effrayé, vouluts'enfuir, mais ce n'était pas mon compte; d'un coup derevers de ma hache je l'étourdis, et je le jetai sur le rivage.

Jack, tout glorieux de cette capture, s'empressa aussitôtde s'en emparer pour la porter à sa mère; mais l'animal,qui n'était qu'étourdi, en se sentant saisir, lui donna un siterrible coup de queue dans le visage, que le pauvre enfantle rejeta bien vite et se mit à pleurer. Tandis que je riaisbeaucoup de sa petite mésaventure, le bambin furieuxramassa une grosse pierre, et, la lançant de toutes sesforces contre l'animal, lui écrasa la tête. Je reprochai àmon fils de tuer ainsi un ennemi à terre, et je lui représentaique, s'il eût été plus prudent, et n'eût pas tenu la tête si prèsde son nez, cela ne lui serait point arrivé.

Jack, confus, et pour éviter mes reproches, ramassa denouveau le homard et se mit à courir vers sa mère encriant: «Maman, un crabe! Ernest, un crabe! Où est Fritz?Prends garde, Franz, ça mord.»

Tous mes enfants se rassemblèrent autour de lui et

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regardèrent avec étonnement la grosseur de cet animal, enécoutant les fanfaronnades de Jack. Quant à moi, jeretournai à l'occupation qu'il m'avait fait quitter.

Quand je revins, je félicitai mon fils de ce que le premier ilavait fait une découverte qui pouvait nous être utile, et pourle récompenser je lui abandonnai une patte tout entière duhomard.

«Oh! s'écria alors Ernest, j'ai bien découvert aussiquelque chose de bon à manger; mais je ne l'ai pasapporté, parce qu'il aurait fallu me mouiller pour le prendre.

—Oh! je sais ce que c'est, dit dédaigneusement Jack: cesont des moules, dont je ne voudrais pas seulementmanger; j'aime bien mieux mon homard.

—Ce sont plutôt des huîtres, répondit Ernest, si j'en jugepar le degré de profondeur où elles se trouvent.

—Eh bien donc, m'écriai-je alors, monsieur le philosophe,allez nous en chercher un plat pour notre dîner; dans notreposition il ne faut reculer devant rien de ce qui est utile. Nevois-tu pas d'ailleurs, continuai-je d'un ton plus doux, que lesoleil nous a bientôt séchés, ton frère et moi?

—Je rapporterai aussi du sel, reprit Ernest en se levant,car j'en ai découvert dans les fentes des rochers. Ce sontsans doute les eaux de la mer qui l'ont déposé là, n'est-cepas, mon père?

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—Éternel raisonneur, lui répondis-je, tu devrais nous enavoir déjà donné un plein sac, au lieu de t'amuser àdisserter sur son origine. Hâte-toi donc, si tu ne veux pasque nous mangions une soupe fade et sans goût.»

Ernest ne tarda pas à revenir; mais le sel qu'il apportaitétait mêlé de terre, et nous allions le jeter, lorsque mafemme eut l'idée de le faire fondre dans l'eau, et de passercette eau dans un linge avant de la mêler dans la soupe.

Tandis que j'expliquais à notre étourdi de Jack, quim'avait demandé pourquoi nous n'avions pas prissimplement de l'eau de mer, que cette eau n'aurait pu nousservir parce qu'elle contient d'autres matières d'un goûtdésagréable, ma femme acheva la soupe et nous annonçaqu'elle était bonne à manger.

«Un moment, lui dis-je, nous attendons Fritz; et d'ailleurs,comment nous y prendre pour la manger? Tu ne veux sansdoute pas que nous portions tour à tour à notre bouche cechaudron lourd et brûlant!

—Si nous avions des noix de coco, dit Ernest, nous lescouperions en deux et nous en ferions des cuillers.

—Si nous avions de magnifiques couverts d'argent,répliquai-je, cela vaudrait bien mieux.

—Mais au moins, reprit-il, nous pourrions nous servir decoquillages.

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—Bonne idée! m'écriai-je! mais, ma foi, nos doigtspourraient bien tremper dans la soupe, car nos cuillersn'auront pas de manches. Va donc nous en chercher.»

Jack se leva en même temps et se mit à courir; et il étaitdéjà dans l'eau bien avant que son frère fût arrivé aurivage. Il détacha une grande quantité d'huîtres et les jeta àErnest, qui les enveloppa dans son mouchoir, tout enramassant un grand coquillage, qu'il mit avec soin dans sapoche. Tandis qu'ils revenaient, nous entendîmes la voix deFritz dans le lointain. Nous y répondîmes avec de joyeusesacclamations, et je me sentis soulagé d'un grand poids, carson absence nous avait fort inquiétés.

Il s'approcha de nous, une main derrière son dos, et nousdit d'un air triste: «Rien.

—Rien? dis-je.

—Hélas! non,» reprit-il. Au même instant ses frères, quitournaient autour de lui, se mirent à crier: «Un cochon delait! un cochon de lait! Où l'as-tu trouvé? Laisse-nous voir.»Tout joyeux alors, il montra sa chasse.

Je lui reprochai sérieusement son mensonge, et luidemandai de nous raconter ce qu'il avait vu dans sonexcursion. Après un moment d'embarras, il nous fit unedescription pittoresque des beautés de ces lieux,ombragés et verdoyants, dont les bords étaient couvertsdes débris du vaisseau, et nous demanda pourquoi nousn'irions pas nous établir dans cet endroit, où nous

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n'irions pas nous établir dans cet endroit, où nouspourrions trouver des pâturages pour la vache qui étaitrestée sur le navire.

«Un moment! un moment! m'écriai-je, tant il avait mis devivacité dans son discours; chaque chose aura son temps;dis-nous d'abord si tu as trouvé quelque trace de nosmalheureux compagnons.

—Pas une seule, ni sur terre, ni sur mer; en revanche, j'aidécouvert, sautillant à travers les champs, une légiond'animaux semblables à celui-ci; et j'aurais volontiersessayé de les prendre vivants, tant ils paraissaient peueffarouchés, si je n'avais pas craint de perdre une si belleproie.»

Ernest, qui pendant ce temps avait examiné attentivementl'animal, déclara que c'était un agouti, et je confirmai sonassertion. «Cet animal, dis-je, est originaire d'Amérique; ilvit dans des terriers et sous les racines des arbres; c'est,dit-on, un excellent manger.» Jack s'occupait à ouvrir unehuître à l'aide d'un couteau; mais malgré tous ses efforts iln'y pouvait parvenir; je lui indiquai un moyen bien simple:c'était de mettre les huîtres sur des charbons ardents. Dèsqu'elles eurent senti la chaleur, elles s'ouvrirent, en effet,d'elles-mêmes, et nous eûmes ainsi bientôt chacun unecuiller, quand après bien des façons mes enfants se furentdécidés à avaler l'huître, qu'ils trouvèrent du restedétestable.

Ils se hâtèrent de tremper leurs écailles dans la soupe;

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mais tous se brûlèrent les doigts et se mirent à crier.Ernest seul, tirant de sa poche son coquillage, qui étaitaussi grand qu'une assiette, le remplit en partie sans sebrûler, et se mit à l'écart pour laisser froidir son bouillon.

Je le laissai d'abord faire; mais quand il se disposa àmanger: «Puisque tu n'as pensé qu'à toi, lui dis-je, tu vasdonner cette portion à nos fidèles chiens, et tu tecontenteras de celle que nous pouvons avoir nous-mêmes.» Le reproche fit effet, et Ernest déposa aussitôtson assiette devant les dogues, qui l'eurent bientôt vidée.Mais ils étaient loin d'être rassasiés, et nous nous enaperçûmes en les voyant déchirer à belles dents l'agouti deFritz. Celui-ci se leva aussitôt furieux, saisit son fusil et enfrappa les deux chiens avec une telle rage, qu'il faussa lecanon; puis il les poursuivit à coups de pierres jusqu'à cequ'ils eussent disparu en poussant des hurlements affreux.

Je m'élançai après lui, et, lorsque sa colère fut apaisée, jelui représentai le chagrin qu'il m'avait fait, ainsi qu'à samère, la perte de son arme, qui pouvait nous être si utile, etcelle que nous allions probablement éprouver de ces deuxanimaux, nos gardiens. Fritz comprit mes reproches, et medemanda humblement pardon.

Cependant le jour avait commencé à baisser; notrevolaille se rassemblait autour de nous, et ma femme se mità lui distribuer des graines tirées du sac que je lui avais vuemporter. Je la louai de sa prévoyance; mais je lui fisobserver qu'il serait peut-être mieux de conserver ces

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graines pour notre consommation ou pour les semer, et jelui promis de lui rapporter du biscuit pour ses poules sij'allais au navire.

Nos pigeons s'étaient cachés dans le creux des rochers;nos poules, les coqs à leur tête, se perchèrent sur lesommet de notre tente; les oies et les canards seglissèrent dans les buissons qui bordaient la rive duruisseau. Nous fîmes nous-mêmes nos dispositions pour lanuit, et nous chargeâmes nos fusils et nos pistolets. Àpeine avions-nous terminé la prière du soir, que la nuit vinttout à coup nous envelopper sans crépuscule. J'expliquai àmes enfants ce phénomène, et j'en conclus que nousdevions être dans le voisinage de l'équateur.

La nuit était fraîche; nous nous serrâmes l'un contre l'autresur nos lits de mousse. Pour moi, j'attendis que toutes lestêtes se fussent inclinées sur l'oreiller, que toutes lespaupières fussent bien closes, et je me levai doucementpour jeter encore un coup d'œil autour de moi. Je sortis dela tente à pas de loup; l'air était pur et calme, le feu jetaitquelques lueurs incertaines et vacillantes, et menaçait des'éteindre; je le rallumai en y jetant des branches sèches.La lune se leva bientôt, et, au moment où j'allais rentrer, lecoq, réveillé par son éclat, me salua d'un cri d'adieu. Je mecouchai plus tranquille, et je finis par me laisser aller ausommeil. Cette première nuit fut paisible, et notre repos nefut pas interrompu.

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CHAPITRE IIIVoyage de découverte.—Les noix de

coco.—Les calebassiers.—La canne àsucre.—Les singes.

Au point du jour, les chants de nos coqs nous réveillèrent,et notre première pensée, à ma femme et à moi, futd'entreprendre un voyage dans l'île pour tâcher dedécouvrir quelques-uns de nos infortunés compagnons. Mafemme comprit sur-le-champ que cette excursion nepouvait s'effectuer en famille, et il fut résolu qu'Ernest et sesdeux plus jeunes frères resteraient près de leur mère,tandis que Fritz, comme le plus prudent, viendrait avec moi.Mes fils furent alors réveillés à leur tour, et tous, sans enexcepter le paresseux Ernest, quittèrent joyeusement leur litde mousse.

Tandis que ma femme préparait le déjeuner, je demandaià Jack ce qu'il avait fait de son homard; il courut lechercher dans un creux de rocher où il l'avait caché pour ledérober aux chiens. Je le louai de sa prudence, et luidemandai s'il consentirait à m'en abandonner une pattepour le voyage que j'allais entreprendre.

«Un voyage! un voyage! s'écrièrent alors tous mes

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enfants en sautant autour de moi, et pour où aller?»

J'interrompis cette joie en leur déclarant que Fritz seulm'accompagnerait, et qu'ils resteraient au rivage avec leurmère, sous la garde de Bill, tandis que nous emmènerionsTurc avec nous. Ernest nous recommanda de lui cueillirdes noix de coco si nous en trouvions.

Je me préparai à partir, et commandai à Fritz d'allerchercher son fusil; mais le pauvre garçon demeura touthonteux, et me demanda la permission d'en prendre unautre, car le sien était encore tout tordu et faussé de laveille. Après quelques remontrances, je le lui permis; puisnous nous mîmes en marche, munis chacun d'unegibecière et d'une hache, ainsi que d'une paire depistolets, sans oublier non plus une provision de biscuit etune bouteille d'eau.

Cependant, avant de partir, nous nous mîmes à genoux etnous priâmes tous en commun; puis je recommandai àJack et à Ernest d'obéir à tout ce que leur mère leurordonnerait pendant mon absence. Je leur répétai de nepas s'écarter du rivage; car je regardais le bateau decuves comme le plus sûr asile en cas d'événement. Quandj'eus donné toutes mes instructions, nous nousembrassâmes, et je partis avez Fritz. Ma femme et mes filsse mirent à pleurer amèrement; mais le bruit du vent quisoufflait à nos oreilles, et celui de l'eau qui coulait à nospieds, nous empêchèrent bientôt d'entendre leurs adieux etleurs sanglots.

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La rive du ruisseau était si montueuse et si escarpée, etles rocs tellement rapprochés de l'eau, qu'il ne nous restaitsouvent que juste de quoi poser le pied; nous suivîmescette rive jusqu'à ce qu'une muraille de rochers nous barrâttout à fait le passage. Là, par bonheur, le lit du ruisseauétait parsemé de grosses pierres; en sautant de l'une àl'autre nous parvînmes facilement au bord opposé. Dès cemoment notre marche, jusqu'alors facile, devint pénible;nous nous trouvâmes au milieu de grandes herbes sèchesà demi brûlées par le soleil, et qui semblaient s'étendrejusqu'à la mer.

Nous y avions à peine fait une centaine de pas, lorsquenous entendîmes un grand bruit derrière nous, et nousvîmes remuer fortement les tiges; je remarquai avec plaisirque Fritz, sans se troubler, arma son fusil et se tint calme,prêt à recevoir l'ennemi. Heureusement ce n'était que notrebon Turc, que nous avions oublié, et qui venait nousrejoindre. Nous lui fîmes bon accueil, et je louai Fritz de soncourage et de sa présence d'esprit.

«Vois, mon fils, lui dis-je: si, au lieu d'attendreprudemment comme tu l'as fait, tu eusses tiré ton coup auhasard, tu risquais de manquer l'animal féroce, si c'en eûtété un, ou, ce qui était pis, tu pouvais tuer ce pauvre chienet nous priver de son secours.»

Tout en devisant, nous avancions toujours; à gauche, etprès de nous, s'étendait la mer; à droite, et à une demi-

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heure de chemin à peu près, la chaîne de rochers quivenait finir à notre débarcadère suivait une ligne presqueparallèle à celle du rivage, et le sommet en était couvert deverdure et de grands arbres. Nous poussâmes plus loin;Fritz me demanda pourquoi nous allions, au péril de notrevie, chercher des hommes qui nous avaient abandonnés.Je lui rappelai le précepte du Seigneur, qui défend derépondre au mal autrement que par le bien; et j'ajoutai qued'ailleurs, en agissant ainsi, nos compagnons avaient plutôtcédé à la nécessité qu'à un mauvais vouloir. Il se tut alors,et tous deux, recueillis dans nos pensées, nouspoursuivîmes notre chemin.

Au bout de deux heures de marche environ, nousatteignîmes enfin un petit bois quelque peu éloigné de lamer. En cet endroit, nous nous arrêtâmes pour goûter lafraîcheur de son ombrage, et nous nous avançâmes prèsd'un petit ruisseau.

Les arbres étaient touffus, le ruisseau coulaitpaisiblement, mille oiseaux peints des plus belles couleurss'ébattaient autour de nous. Fritz, en pénétrant dans lebois, avait cru apercevoir des singes; l'inquiétude de Turc,ses aboiements répétés, nous confirmèrent dans cettepensée. Il se leva pour essayer de les découvrir; mais, touten marchant, il heurta contre un corps arrondi qui faillit lefaire tomber. Il le ramassa, et me l'apporta en medemandant ce que c'était, car il le prenait pour un nidd'oiseau.

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«C'est une noix de coco.

—Mais n'y a-t-il pas des oiseaux qui font ainsi leur nid?

—Il est vrai; cependant je reconnais la noix de coco àcette enveloppe filandreuse. Dégageons-la, et tu trouverasla noix.»

Il obéit, et nous ouvrîmes la noix: elle ne contenait qu'uneamande sèche et hors d'état d'être mangée. Fritz, toutdésappointé, se récria alors contre les récits desvoyageurs qui avaient fait une description si appétissantedu lait contenu dans la noix, et de la crème que recouvraitl'amande. Je l'arrêtai en lui faisant remarquer que celle-ciétait tombée et desséchée depuis longtemps, et que nousen trouverions probablement de meilleures. En effet, nousen rencontrâmes une qui, bien qu'un peu rance, ne laissapas de nous faire beaucoup de plaisir. J'expliquai alors àFritz comment l'amande du cocotier rompt sa coque àl'aide de trois trous où cette enveloppe est moins durequ'en tout autre endroit. Nous continuions cependant àmarcher; le chemin nous conduisit longtemps encore àtravers ce bois, où nous fûmes plusieurs fois obligés denous frayer un passage avec la hache, tant était grande lamultitude de lianes qui nous barraient le chemin. Nousarrivâmes enfin à une clairière où les arbres nouslaissèrent un plus libre accès.

Dans cette forêt la végétation était d'une beauté et d'unevigueur remarquables, et tout autour de nous s'élevaient

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des arbres plus curieux les uns que les autres. Fritz lesregardait tous avec étonnement, et me faisait remarquer,dans son admiration, tantôt leurs fruits, tantôt leur feuillage.Il arriva bientôt près d'un nouvel arbre plus extraordinaireque les autres, et s'écria: «Quel est donc cet arbre, monpère, dont les fruits sont attachés au tronc, au lieu de l'êtreaux branches? Je vais en cueillir.» J'approchai, et jereconnus avec joie des calebassiers tout chargés de leursfruits. Fritz, remarquant ce mouvement, me demanda sic'est bon à manger, et à quoi c'est utile.

«Cet arbre, lui dis-je, est un des plus précieux queproduisent ces climats, et les sauvages y trouvent enmême temps leur nourriture et les ustensiles pour la fairecuire. Son fruit est assez estimé parmi eux, mais lesEuropéens n'en font aucun cas; ils en trouvent la chair fadeet coriace, et la laissent pour se servir de l'écorce, qui sefaçonne de mille manières.» Je lui expliquai comment lessauvages, en divisant cette écorce, savent en faire desassiettes, des cuillers et même des vases pour faire bouillirde l'eau. À ces mots il m'arrêta, et me demanda si cetteécorce est incombustible, pour résister à l'action du feu.

«Non, lui répondis-je; mais les sauvages n'ont pas besoinde feu; ils font rougir des cailloux et les jettent dans l'eau,que ce manège échauffe bientôt jusqu'à l'ébullition. Fritzme pria alors d'essayer de faire quelque ustensile pour samère. J'y consentis, et je lui demandai s'il portait de laficelle sur lui, pour partager les calebasses; il me dit qu'il en

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avait un paquet dans sa gibecière, mais qu'il aimait mieuxse servir de son couteau. «Essaie, lui dis-je, et voyons quide nous deux réussira le mieux.»

Fritz jeta bientôt loin de lui, avec humeur, la calebassequ'il avait prise, et qu'il avait entièrement gâtée, parce queson couteau glissait à chaque instant sur cette écorcemolle, tandis que je lui présentai deux superbes assiettesque j'avais confectionnées pendant ce temps avec maficelle. Émerveillé de mon succès, il m'imita avec facilité,et, après avoir rempli de sable notre porcelaine de nouvellefaçon, nous l'abandonnâmes exposée au soleil pour lalaisser durcir. Nous nous remîmes alors en marche, Fritzcherchant à façonner une cuiller avec une calebasse, etmoi avec la coque de l'une des noix de coco que nousavions mangées. Mais je dois avouer que notre œuvre étaitencore loin d'égaler celles que j'avais vues au musée, de lafaçon des sauvages.

Tout en parlant et en marchant, nous ne cessions d'avoirl'œil au guet; mais tout était silencieux et tranquille autourde nous. Après quatre grandes heures de chemin, nousarrivâmes à un promontoire qui s'avançait au loin dans lamer, et qui était formé par une colline assez élevée. Ce lieunous parut le plus convenable comme observatoire, et nouscommençâmes aussitôt à le gravir. Après bien desfatigues et des peines, nous atteignîmes le sommet, et lavue magnifique dont nous jouîmes nous dédommageaamplement.

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Nous étions au milieu d'une nature admirable devégétation et de couleurs. En examinant autour de nousavec une bonne longue-vue, nous avions un spectacleencore plus admirable.

D'un côté c'était une immense baie, dont les rives seperdaient en gradins dans un horizon bleu, le long d'unemer calme et unie comme un miroir, où le soleil se jouait etscintillait, et semblait appartenir au paradis terrestre; d'unautre côté, une campagne fertile, des forêts verdoyantes,de grasses prairies. Je soupirai à ce beau spectacle; carnous n'apercevions aucune trace de nos malheureuxcompagnons.

«Que la volonté de Dieu soit faite! m'écriai-je. Nousaurions pu tous vivre ici sans peine; il n'a permis qu'à nousd'y parvenir: il a agi comme il lui convenait le mieux.

—La solitude ne me déplaît nullement, répondit Fritz,puisqu'elle est animée par la présence de mes chersparents et de mes frères; les hommes des premiers tempsont vécu comme nous allons le faire.

—J'aime ta résignation, lui répondis-je. Mais nous noustrouvons en ce moment rôtis par le soleil; viens à l'ombreprendre notre repas, et songeons à retourner vers nosbien-aimés.»

Nous nous dirigeâmes vers un bois de palmiers quicouronnait le sommet de la colline. Avant d'y atteindre,nous eûmes à traverser une sorte de marécage hérissé de

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nous eûmes à traverser une sorte de marécage hérissé degros roseaux qui s'entrelaçaient souvent et nous barraientle passage. Nous avancions lentement, et sans cesse surnos gardes, sur ce sol brûlé, que je savais habité depréférence par des animaux venimeux; Turc nous précédaiten furetant partout pour nous avertir. Chemin faisant, jecoupai un de ces roseaux au milieu desquels nousmontions, pour me servir d'appui en même temps qued'arme, et je remarquai qu'il en découlait un jus gluant quime poissait les mains; je le portai à mes lèvres, et jereconnus à n'en pouvoir douter que nous étions dans unchamp de cannes à sucre. Je m'abreuvai de cettedélicieuse boisson, qui me rafraîchit considérablement, et,voulant laisser à mon bon Fritz, qui marchait devant sansse douter de rien, le plaisir de la découverte, je lui criai decouper un de ces roseaux pour s'en faire une canne; ilm'obéit; et, comme il le brandissait en marchant, il s'endégagea une grande abondance de jus qui remplit samain; il la porta comme moi à sa bouche, et, comprenanttout de suite ce que c'était, il me cria: «Père! la canne àsucre! que c'est bon, que c'est excellent! Nous allons enrapporter à mes frères et à maman.» Et en même temps ilbrisa plusieurs morceaux de la canne qu'il tenait, pourmieux en extraire le jus.

Je fus obligé de l'arrêter, de peur qu'il ne se fît du mal.

«Je veux apporter à ma mère des cannes à sucre,» criait-il; et, malgré le conseil que je lui donnai de ne pas secharger d'un fardeau trop lourd, il coupa une douzaine des

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plus grosses cannes, les réunit en faisceau avec desfeuilles, et les plaça sous son bras.

Cependant nous ne tardâmes pas à atteindre le bois quenous avions aperçu, et qui était composé en partie depalmiers. Nous étions à peine assis pour achever notredîner, qu'une troupe de singes, effrayés par notre arrivée etpar les aboiements de Turc, s'élancèrent en un moment àla cime des arbres, d'où ils nous firent les plus affreusesgrimaces. Je remarquai alors que la plupart de cespalmiers portaient des noix de coco, et j'eus l'idée deforcer les singes à nous cueillir ce fruit: je me levai, etj'arrivai à temps pour empêcher Fritz de tirer un coup defusil.

«À quoi bon, lui dis-je: imite-moi plutôt, et prends garde àta tête, car ces animaux vont nous inonder de noix. Je prisalors une pierre, et je la jetai vers les singes. Quoiqu'elleatteignît à peine la moitié du palmier, elle suffît pour mettreen colère les malignes bêtes; et elles firent pleuvoir alorssur nous une telle quantité de noix, que nous ne savions oùnous mettre pour les éviter, et que la terre en fut bientôttoute couverte. Fritz riait de bon cœur de ma ruse, et,quand la pluie de noix eut un peu cessé, il se mit à lesramasser. Nous cherchâmes ensuite un petit endroitombragé, où nous nous assîmes; puis nous procédâmes ànotre repas en mêlant de la crème de coco au jus de noscannes, ce qui nous procura un manger délicieux. Nousabandonnâmes à Turc les restes de notre homard, ce qui

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ne l'empêcha pas de manger des amandes de coco et descannes qu'il broyait entre ses dents. Quand nous eûmesfini, je liai ensemble quelques noix qui avaient conservéleur queue; Fritz ramassa son paquet de cannes, et nousreprîmes notre chemin.

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CHAPITRE IVRetour.—Capture d'un singe.—Alarme

nocturne.—Les chacals.

Fritz ne tarda pas à trouver le fardeau pesant; il lechangeait à chaque instant d'épaule, puis le mettait sousson bras, puis s'arrêtait et commençait à se lamenter.

«Je n'aurais pas cru que ces cannes à sucre fussent sipesantes, dit-il.

—Patience et courage; ton fardeau sera celui d'Ésope,qui s'allège en avançant. Donne-moi une de ces cannes, etprends-en une pour toi. Quand notre bâton de pèlerin etnotre ruche à miel seront usés, nous en reprendronsd'autres, et tu seras soulagé d'autant. Il fit ce que je disais;je plaçai le reste en croix sur son fusil, et nous continuâmesà marcher.

Me voyant porter de temps en temps à mes lèvres lacanne qu'il m'avait donnée, Fritz voulut en faire autant; maisil eut beau sucer, rien ne coula dans sa bouche. Étonné dece phénomène, car il voyait bien que le roseau était pleinde jus, il m'en demanda la raison. Au lieu de la lui dire, je lelaissai la deviner, et il finit par découvrir qu'en pratiquantune petite ouverture au-dessous du premier nœud pour

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donner de l'air, il obtiendrait ce qu'il voulait.

Nous marchâmes quelque temps en silence. «Au traindont nous allons, nous ne rapporterons pas grand'chose àla maison; j'aimerais mieux en rester là.

—Bah! les cannes vont sécher au soleil. Ne t'inquiète pas,il suffit que nous en conservions une ou deux pour les leurfaire goûter.

—Eh bien! alors j'aurai du moins le plaisir de leurrapporter un excellent lait de coco, dont j'ai là une bonneprovision dans une bouteille de fer-blanc.

—Étourdi! ne crains-tu pas que la chaleur n'ait fait perdreà ce lait toute sa douceur?

—Oh! ce serait bien dommage; je veux voir ce qui enest.»

Il tira rapidement la bouteille de sa gibecière, et presqueaussitôt le bouchon partit avec bruit, puis la liqueur en sortiten pétillant comme du vin de Champagne. Nous goûtâmesce vin mousseux, qui nous parut fort agréable, et nouscontinuâmes la route, animés par cette boisson et pluslégers de moitié.

Nous ne tardâmes pas à retrouver l'endroit où nous avionslaissé nos calebasses, qui étaient parfaitement sèches, etque nous renfermâmes aisément dans nos gibecières.Nous venions de traverser le petit bois où nous avions fait

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notre premier repas, et nous en étions à peine sortis, queTurc nous quitta en aboyant de toutes ses forces, ets'élança dans la plaine pour fondre sur une troupe desinges qui jouaient par terre et qui ne nous avaient pointaperçus. Les pauvres bêtes se dispersèrent rapidement;mais Turc atteignit une guenon moins agile que les autres,la renversa par terre et l'éventra. Fritz courut aussitôt pourl'arrêter, et perdit même en chemin son chapeau et sonpaquet, tant il allait vite; mais tout fut inutile: il n'arriva quepour voir Turc se repaître de cette chair palpitante. Cethorrible spectacle, qui nous attristait tous deux, fut égayécependant par un incident assez comique. Un jeune singe,enfant probablement de la guenon tuée par Turc, et quis'était tapi dans les herbes, sauta aussitôt sur la tête deFritz, et se cramponna avec une telle force dans sachevelure, que ni cris ni coups ne purent l'en déloger.

J'accourus aussi vite que me permit le fou rire qui mesaisit à ce spectacle; car il n'y avait aucun danger réel, et laterreur de mon fils était aussi divertissante que lesgrimaces du petit singe»

Tout en me moquant de Fritz et en lui disant que le petitsinge qui avait perdu sa mère l'avait sans doute pris pourpère adoptif, je m'employai à le détacher; j'y parvins nonsans peine, et je le pris dans mes bras comme un petitenfant, réfléchissant à ce que j'allais en faire. Il n'était pasplus gros qu'un jeune chat, et était hors d'état de se nourrirlui-même. Fritz me pria de le garder, me promettant de le

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nourrir de lait de coco jusqu'à ce que nous pussions avoircelui de la vache restée sur le bâtiment Je lui fis observerque c'était une charge nouvelle, et que nous n'en avionsque trop dans notre position; mais, sur ses protestations, jeconsentis à le lui laisser prendre, pensant que l'instinct decette petite bête nous servirait peut-être à découvrir par lasuite les propriétés nuisibles de certains fruits; nouslaissâmes Turc se repaître de sa guenon; le jeune singe seplaça sur l'épaule de Fritz, et nous reprîmes notre route.

Nous cheminions depuis un quart d'heure, quand Turc vintnous rejoindre, la gueule encore ensanglantée. Nous lereçûmes assez froidement; il n'en tint aucun compte, etcontinua de marcher derrière Fritz. Mais sa présenceeffraya notre nouveau compagnon, qui quitta l'épaule deFritz et se blottit dans sa poitrine. Celui-ci prit aussitôt unecorde et attacha le petit singe sur le dos de Turc, en luidisant d'un ton pathétique: «Tu as tué la mère, tu porterasle fils.» Le chien et le singe résistèrent d'abord beaucouptous les deux; toutefois les menaces et les coups nousassurèrent bientôt l'obéissance de Turc; et le petit singe,solidement attaché, finit par s'habituer à sa nouvelle place.Mais il faisait des grimaces si drôles, que je ne pusm'empêcher d'en rire en me figurant la joie de mes autresenfants, à l'aspect de ce burlesque cortège.

«Oh! oui, me dit Fritz, ils en riront bien, et Jack pourraprendre un bon modèle pour faire son métier de grimacier.

—Tu devrais, toi, répliquai-je, prendre pour modèle ta

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bonne mère, qui, au lieu de faire ressortir sans cesse vosdéfauts, cherche plutôt à les atténuer.»

Il convint de sa faute, et tourna la conversation sur laférocité avec laquelle Turc s'était jeté sur la guenon qu'ilavait éventrée. Sans justifier l'action du dogue, je lui endonnai les raisons, et je tâchai d'en affaiblir l'odieux enrappelant tous les services que le chien est appelé àrendre à l'homme. «Ce seul auxiliaire, lui dis-je, permet àl'homme de se mesurer avec les animaux les plus féroces.Turc tiendrait tête à une hyène, à un lion, s'il le fallait.»

Cette conversation nous amena à parler des animaux quenous avions laissés sur le navire. Fritz regrettait beaucoupla vache; mais l'âne lui paraissait une perte peu importante.

«Ne le juge pas ainsi. Sans doute il n'est pas beau; maisil est d'une excellente race. Qui sait? le soin, la bonnenourriture et le climat parviendront peut-être à améliorer sanature tant soit peu paresseuse.»

Tout en parlant, le chemin disparaissait sous nos pieds, etnous nous trouvâmes près du ruisseau et des nôtres sansnous en être aperçus. Bill, la première, nous flaira et se mità aboyer; Turc lui répondit, et le petit malheureux singe enfut si effrayé, qu'il rompit ses liens et se réfugia de nouveausur l'épaule de Fritz, dont il ne voulut plus déloger, tandisque Turc, qui connaissait le pays, nous quitta bientôt augalop pour aller annoncer notre arrivée.

Nous retrouvâmes les pierres qui nous avaient aidés à

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Nous retrouvâmes les pierres qui nous avaient aidés àpasser le ruisseau dans la matinée, et nous fûmes bientôtréunis au reste de la famille, qui nous attendait sur la riveopposée. Les premiers moments d'effusion à peinepassés, mes petits fous se mirent à sauter en criant: «Unsinge! un singe vivant! Comment l'avez-vous pris? Commeil est gentil! Qu'est-ce que c'est que les noix que papaapporte?» Une question n'attendait pas l'autre.

Enfin, lorsque le silence se fut un peu rétabli, je pris laparole. «Soyez tous les bien retrouvés, mes bien-aimés,m'écriai-je; nous revenons, grâces en soient rendues àDieu, en bonne santé, et nous rapportons avec nous toutessortes de richesses. Mais ce que nous cherchions, noscompagnons de voyage, nous n'en avons pu apercevoiraucune trace.

—Si telle est la volonté de Dieu, dit ma femme, sachonsnous y conformer, et bénissons sa main, qui nous a sauvéset qui vous ramène sains et saufs après cette journée, quim'a semblé aussi longue qu'un siècle. Racontez-nous cequi vous est arrivé, mais d'abord débarrassez-vous de vosfardeaux, que vous avez portés si longtemps.»

On nous débarrassa rapidement de tout notre attirail.Ernest s'était chargé des noix de coco, et Fritz partageaentre tous ses frères les cannes, qui furent reçues à grandscris de joie. Ma femme fut aussi très-satisfaite de sescuillers et de ses assiettes de calebasses. Cependantnous arrivâmes à notre tente, où nous trouvâmes un soupersucculent.

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Sur le feu, je vis d'un côté un peu de bouillon et despoissons enfilés dans une brochette de bois; de l'autrecôté, une oie embrochée de même rôtissait et laissaittomber sa graisse abondante dans une vaste écailled'huître placée au-dessous. Enfin, plus loin, un destonneaux que j'avais péchés, ouvert et défoncé, laissaitapercevoir les plus appétissants fromages de Hollandequ'il fût possible de voir.

MOI. «Mes bons amis, c'est bien à vous d'avoir pensé ànous autres; mais c'est pourtant dommage d'avoir tué cetteoie; il faut être économe de notre basse-cour.

LA MÈRE. Rassure-toi; nos provisions n'ont point eu àsouffrir. Ce que tu prends pour une oie est un oiseauqu'Ernest assure être bon à manger.

ERNEST. Mon père, je crois que c'est un pingouin.» Et ilme cita les caractères auxquels il avait cru le reconnaître.

Je confirmai son assertion, et remarquant l'impatienceavec laquelle tous les yeux étaient tournés vers les noix decoco, nous nous assîmes par terre, et nous prîmes dansnos assiettes de calebasse une bonne portion d'excellentbouillon. Nous ouvrîmes ensuite les noix de coco après enavoir recueilli le lait. Mais Fritz, se levant tout à coup, medit: «Mon père, et mon vin de Champagne? Vous l'avezoublié.» Il prit en même temps la bouteille; mais, hélas! levin était devenu du vinaigre. Il n'en fut pas moins bien reçu,

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car il nous servit à assaisonner nos poissons. Le pingouinétait presque rebutant, tant il était gras; à l'aide de cevinaigre il devint mangeable.

Pendant notre repas, la nuit était venue. Nousregagnâmes notre tente, où ma femme avait eu soin derassembler une nouvelle quantité de mousse. Tous lesanimaux reprirent chacun leur place: les poules sur lesommet de la tente, les canards dans les buissons duruisseau. Fritz et Jack firent coucher le petit singe entre euxdeux pour qu'il eût moins froid. Je me couchai le dernier,comme de raison, et nous goûtâmes tous bientôt unprofond sommeil. Nous dormions depuis peu de temps,lorsque je fus réveillé par le bruit de nos poules, quis'agitaient sur le sommet de la tente, et les aboiements denos dogues. Je me dressai aussitôt sur mes pieds; mafemme et Fritz en firent autant; nous saisîmes tous trois desfusils, et nous sortîmes de la tente. À la clarté de la lune,nous aperçûmes un effrayant combat. Une douzaine dechacals, au moins, environnaient nos deux braves chiens,qui en avaient mis quatre ou cinq hors d'état de nuire, etqui tenaient les autres à distance.

«Attention! dis-je à Fritz, vise bien et tirons ensemble pourchâtier comme il faut ces maraudeurs.»

Nos deux coups n'en firent qu'un; une seconde explosionacheva de disperser nos ennemis; nos deux chiens sejetèrent sur les morts et les dévorèrent.

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Fritz leur en enleva pourtant un, et me demanda lapermission de le traîner dans la tente pour le faire voir lelendemain à ses frères. Il ressemblait assez à un renard; ilétait de la taille et de la grosseur de nos chiens. Nouslaissâmes ceux-ci s'abreuver du sang des vaincus, auquelils avaient droit par la bravoure qu'ils avaient montrée; nousrevînmes prendre notre place sur la mousse, près de nosenfants chéris, que le bruit n'avait pas même éveillés; etnous dormîmes jusqu'à l'aurore suivante, où ma femme etmoi, réveillés par le chant du coq, nous commençâmes àréfléchir sur l'emploi de cette journée.

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CHAPITRE VVoyage au navire.—Commencement du

pillage.

«Ah! disais-je, ma chère femme, je vois s'amoncelerdevant moi tant de peines et de fatigues, je vois tant dechoses à accomplir, que je ne sais par quoi débuter.D'abord un voyage au navire est indispensable, car nous yavons abandonné nos bêtes et une foule d'objets depremière nécessité, d'un autre côté des soins impérieuxme retiennent à terre, où je devrais m'occuper deconstruire une habitation.»

Ma femme me répondit par ces paroles du Seigneur: «Neremets jamais au lendemain, car chaque jour a sesdevoirs, et fais chaque chose à son tour.»

Je décidai que Fritz, comme le plus fort et le plus adroit,m'accompagnerait au bâtiment, et que la mèredemeurerait à terre avec les autres enfants. «Debout!debout!» criai-je alors.

Mes enfants entendirent ma voix, et se levèrent lentement.Quant à Fritz, il fut debout en un instant, et il courut aussitôtplacer son chacal, que la nuit avait refroidi, debout près dela tente, pour jouir de la surprise de ses frères.

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En le voyant ainsi sur ses jambes, nos dogues furieux, semirent à aboyer de toutes leurs forces, ce qui amenabientôt les petits paresseux, curieux de connaître la causedu bruit qu'ils entendaient. Jack parut le premier, le petitsinge sur l'épaule; mais l'animal fut si effrayé à l'aspect duchacal, qu'il s'enfuit avec rapidité et courut se blottir sous lamousse. Chacun de mes enfants s'en épouvanta de même,et ils décidèrent: Ernest, que c'était un renard; Jack, unloup; Franz, un chien; mais Fritz, triomphant, leur apprît quec'était un chacal.

Lorsque la curiosité fut un peu apaisée: «Enfants,m'écriai-je, celui qui commence la journée sans invoquer leSeigneur s'expose à travailler en vain.» Tous mecomprirent, et nous nous jetâmes à genoux. La prière faite,mes enfants demandèrent à déjeuner; mais il n'y avait àleur donner que du biscuit, qui était si sec, qu'ils pouvaientà peine le broyer entre leurs dents. Fritz demanda lapermission de prendre du fromage, et, tandis qu'il allait lechercher, Ernest se glissa adroitement vers celle des deuxtonnes que nous n'avions pas encore défoncée. Il reparutau bout de quelques instants, d'un air tout joyeux.

ERNEST. «Si nous avions du beurre, cela vaudrait bienmieux, n'est-ce pas?

MOI. Si, si! un morceau de fromage vaut mieux que toutles si du monde.

ERNEST. Allez donc voir la tonne; car j'ai découvert, par

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une fente que j'ai agrandie avec mon couteau, qu'ellecontient du beurre.»

Et nous courûmes tous à la tonne; nous vîmes, en effet,qu'il ne s'était pas trompé; mais nous ne savions commentnous y prendre pour profiter de sa découverte. Fritz voulaitque nous fissions sauter un des cercles et que l'ondéfonçât le tonneau; je m'y opposai, en faisant remarquerqu'alors la chaleur ferait fondre notre beurre; et je m'arrêtaià l'idée d'y faire seulement une petite ouverture suffisantepour nous permettre d'y puiser, avec une pelle de bois, lebeurre nécessaire à nos besoins présents.

Mon projet fut bientôt exécuté, et en quelques instants, àl'aide de ma cuiller de noix de coco, nous étendîmes surnotre biscuit cet excellent beurre; puis nous portâmes lestartines près du feu pour les faire griller. Nos chiens,cependant, couchés près de nous, n'avaient nullement l'airde vouloir partager notre repas. Je remarquai alors quedans le combat de la nuit ils avaient reçu en plusieursendroits, et notamment au cou, de profondes blessures; jerecommandai à Jack de frotter leurs plaies avec du beurrerafraîchi dans l'eau; ce qui excita les chiens à se lécher, etpeu de jours après il n'y parut plus.

Fritz ayant remarqué qu'avec des colliers ils auraient évitéla plupart de ces blessures, Jack se chargea de leur enfabriquer. J'encourageai le petit garçon, dont ma femme semoquait un peu, et je dis à Fritz de se préparer àm'accompagner. En m'embarquant, j'avertis ma famille

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d'élever une perche avec un morceau de toile à voile. Encas d'accident, ils devaient l'abattre en tirant trois coups defusil. Je les prévins aussi que nous passerions peut-être lanuit sur le navire.

Nous ne prîmes que nos fusils et des munitions car nousdevions trouver des provisions à bord; seulement Fritzemporta son petit singe, qu'il était impatient de régaler delait frais.

Nous quittâmes le rivage en silence; Fritz ramait de toutesses forces, tandis que je tenais le gouvernail. Lorsque nousfûmes un peu éloignés, je m'aperçus que le ruisseauformait dans la baie un courant rapide et qui portait vers lenavire; je me dirigeai de ce côté, et en trois quarts d'heure,sans trop de fatigue, nous atteignîmes les flancs dubâtiment, auxquels nous attachâmes notre embarcation. Àpeine débarqués, le premier soin de Fritz fut de courir auxanimaux, et de porter près d'une chèvre le petit singe qu'ilavait amené. Nous changeâmes l'eau des auges et nousrenouvelâmes les provisions dans les mangeoires. Lesanimaux nous accueillirent avec les plus amicalesdémonstrations, tant ils étaient heureux de revoir deshommes après deux jours d'abandon. Nous nousoccupâmes alors de chercher pour nous-mêmes quelquenourriture. Lorsque nous fûmes rassasiés, je demandai àFritz par où nous allions commencer. Il me proposa de faireune voile pour notre embarcation. Cette réponse m'étonnad'abord; car il nous manquait des choses dix fois plus

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importantes. Mais il m'expliqua qu'il avait senti pendant letrajet un vent frais qui lui soufflait au visage, et qu'il nousaiderait merveilleusement au retour. Je consentisfacilement à sa demande, et nous nous mimes à l'œuvre.

Une perche assez forte fut fichée dans une planche dubateau, et nous disposâmes une voile au sommet. C'étaitun large morceau de toile figurant assez bien un trianglerectangle, suspendu à un moufle et attaché à des cordesque je pouvais manier de ma place près du gouvernail. Cepremier travail achevé, Fritz me supplia d'ajouter au-dessus de notre voile une petite flamme rouge en guise depavillon, et il se montra pour le moins aussi heureux defaire flotter ce pavillon que de voir la voile s'enfler au vent.Nous fîmes ensuite un petit banc près du gouvernail, etnous fixâmes dans les bords de forts anneaux pourmaintenir les rames.

Pendant ces travaux, le soir étant arrivé, nous ne pouvionssonger à retourner à terre. Nous arborâmes les signauxconvenus pour annoncer cette décision à nos gens restéssur le rivage, et nous employâmes le reste de la journée àchanger les pierres qui lestaient notre embarcation contreune cargaison plus utile.

Nous pillâmes tout ce qui nous parut bon. La poudre et leplomb, comme munitions de chasse, eurent la préférence;ensuite nous primes tous les outils. Notre navire, destiné àl'établissement d'une colonie dans les mers du Sud, étaittrès-bien fourni en ustensiles de toute sorte. Nous étions

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cependant obligés de faire un choix sévère, attendu lapetitesse de notre embarcation. Mais nous n'eûmes garded'oublier cette fois des couteaux, des cuillers et desustensiles de cuisine, auxquels nous n'avions point songéd'abord. Nous nous pourvûmes de grils, de chaudières, debroches, de pots, etc. Nous y joignîmes des jambons, dessaucissons et quelques sacs de maïs, de blé et d'autresgraines. M'étant rappelé que notre coucher à terre était unpeu dur, je pris quelques hamacs et les couvertures delaine. Fritz, qui ne trouvait jamais assez d'armes, se munitencore de deux fusils, et apporta une caisse pleine desabres, de poignards et d'épées. J'embarquai en outre unbaril de poudre, un rouleau de toile à voile et de la ficelle oucorde en grande quantité.

Nos cuves étaient remplies jusqu'au bord, à l'exception dedeux places étroites que nous nous étions réservées. Nousnous préparâmes alors à descendre dans la cabine pour ypasser le reste de la nuit, qui était tombée tout à faitpendant nos derniers travaux. Un feu brillant allumé sur larive nous rassura sur le sort de nos bien-aimés; pour leurrépondre, nous allumâmes quatre grandes lanternes, àl'apparition desquelles ils tirèrent quatre coups de fusil, afinde nous faire comprendre qu'ils les avaient aperçues. Nousnous laissâmes alors aller au sommeil, et nous nousendormîmes en recommandant à Dieu le précieux dépôtque nous avions laissé sous sa protection.

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CHAPITRE VILe troupeau à la nage.—Le requin.—

Second débarquement.

Le jour commençait à peine à poindre, lorsque je montaisur le pont, armé d'un excellent télescope, que je dirigeaivers la tente pour tâcher d'apercevoir mes enfants, pendantque Fritz mangeait à la hâte un morceau. Je ne fus paslongtemps sans voir ma femme sortir de la tente. Nousfîmes flotter un linge blanc, et le même signal nous réponditde la rive. Cette vue me rassura et me remplit de joie.

Je résolus alors de prendre avec nous le bétail. Jecommuniquai mon projet à Fritz, et nous commençâmes àchercher de concert quel moyen il fallait employer pourtransporter au rivage une vache, un âne, une truie près demettre bas, des moutons et des chèvres. Il proposad'abord de construire un radeau, mais je lui démontrail'impossibilité de ce projet; enfin, après avoir mûrementréfléchi: «Faisons-leur, me dit-il, des corsets natatoires, etils nous suivront à la nage.

—Bonne idée! m'écriai-je; allons, à l'ouvrage!»

Un mouton fut bientôt entouré de liège et jeté à l'eau. Noussuivions avec anxiété ce coup d'essai. L'eau sembla

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d'abord vouloir l'engloutir, et le pauvre animal se démenaitcomme un possédé, en bêlant d'une manière pitoyable;mais bientôt, exténué de fatigue, il laissa pendre sesjambes, et nous vîmes avec joie qu'il n'en continuait pasmoins à se soutenir sur l'eau. Je sautai de plaisir. «Ils sontà nous! criai-je, ils sont à nous!» Fritz alors se jeta à l'eauet ramena à bord le pauvre mouton; nous nous mîmes àconfectionner les ustensiles nécessaires pour soutenir lesautres.

Deux tonneaux vides, réunis fortement par de la toile àvoile, furent fixés sous les flancs de l'âne et de la vache.Nous passâmes deux heures environ à les équiper de lasorte; le menu bétail vint ensuite. Rien n'était plus comiqueque de voir ces animaux ainsi affublés. L'embarras était deles amener jusqu'à l'eau; heureusement une ouvertureformée par le choc qu'avait reçu le navire nous servitutilement. Nous conduisîmes l'âne jusqu'au bord, puis unesecousse inattendue le précipita dans l'eau; il tombaviolemment, mais il se releva bientôt et se mit à nager avecune force et une dextérité qui lui méritèrent tous noséloges. Pendant qu'il s'éloignait ainsi, nous jetâmes lavache non moins heureusement, et elle se mit à flotter versle rivage, majestueusement soutenue par ses deux tonnes,le petit veau vint ensuite. Le cochon seul, plus intraitable,nous donna un mal inouï, et finit par sauter, si loin, qu'ils'écarta beaucoup. Quant aux autres, nous avions eu lesoin de leur attacher des cordes qui nous permirent de lesréunir auprès du bateau.» Nous y descendîmes sans

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perdre de temps, et nous rompîmes les liens qui nousretenaient. Le troupeau suivait en bon ordre, seulement ilralentissait considérablement la marche de notreembarcation, et je m'applaudis alors de l'idée de Fritz et desa voile, car sans elle tous les efforts de nos brasn'auraient pu diriger la masse énorme que nous traînionsaprès nous. De temps en temps les tonnes penchaient soità droite, soit à gauche; mais les balanciers les remettaientbientôt en équilibre.

Nous voguions tranquillement. Fritz, au fond de sa cuve,jouait avec son petit singe, qui commençait à sefamiliariser; moi, je rêvais à mes bien-aimés, et je dirigeaissans cesse ma lunette vers la terre pour tâcher d'enapercevoir les signaux ou les traces. Tout à coup j'entendisFritz me crier d'une voix aiguë: «Mon père, nous sommesperdus! un énorme poisson s'avance vers nous!»

Nous sautons ensemble sur nos armes, qui heureusementétaient chargées, et au même instant nous voyons passeravec la rapidité de l'éclair, presque à la surface de l'onde,un monstrueux requin. Fritz fit feu avec tant de bonheur etd'adresse qu'il l'atteignit à la tête; l'animal tourna à gauche,et une longue trace de sang nous prouva qu'il était bientouché.

Nous nous tînmes toutefois sur nos gardes; Fritzrechargea son fusil, et moi je fis force de rames; mais lereste de la traversée ne fut point troublé, et nousabordâmes bientôt dans un endroit où nos bêtes trouvèrent

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pied et gagnèrent facilement la terre. Nous y sautâmesnous-mêmes, et nous commençâmes à dépêtrer notrebétail. J'étais assez inquiet de ne pas voir mes enfants, caril se faisait tard, et je ne savais où les chercher, quand toutà coup un cri de joie retentit, et nous fûmes bientôtenvironnés de la petite famille, qui nous accueillit et tombadans nos bras.

Ma femme admira l'idée que nous avions eue. «Jen'aurais jamais imaginé cet expédient, disait-elle; car jedois t'avouer que je me suis plusieurs fois fatigué la tête envoulant aviser au moyen de transporter ce bétail, et n'enpouvais trouver aucun.

—Eh bien, lui dis-je, honneur à Fritz! car c'est lui qui l'atrouvé.»

Nous nous étions mis à déballer notre cargaison, lorsqueJack vint à nous majestueusement assis sur le dos de l'âneentre les deux tonnes, qu'il portait encore. Je m'approchaipour l'aider à descendre, et je m'aperçus alors pour lapremière fois qu'il avait une ceinture jaune dans laquelle ilavait passé deux petits pistolets.

«Qui a pu t'équiper ainsi?

—Moi-même. Regardez aussi nos chiens, mon cherpapa.»

Je remarquai alors que nos deux braves dogues avaientle cou entouré d'un collier de même peau, hérissé de clous.

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«Mais comment as-tu pu confectionner tout cela?

—La peau du chacal en a fait tous les frais; j'ai taillé lecuir, et maman l'a cousu.»

Je complimentai mon petit corroyeur sur son adresse;mais Fritz ne put voir sans chagrin l'usage qu'on avait faitde son chacal. Je le réprimandai de sa mauvaise humeur.Fritz ne répondit rien; mais, comprenant mon reproche, ildétourna les yeux.

Tout en causant, je m'aperçus que mon petit Jack exhalaitune odeur insupportable, et je l'engageai à s'éloigner unpeu. Cette remarque lui mit à dos tous ses frères, qui luicriaient sans cesse: «Plus loin! plus loin!» Mais le plaisir luibouchait les narines, et il n'en tenait aucun compte. Jem'interposai enfin pour lui faire quitter sa ceinture, et il aidases frères à jeter dans l'eau le cadavre du chacal, quicommençait à répandre aussi une odeur infecte. Ensuite,comme il n'y avait rien de préparé pour notre souper, jecommandai à Fritz de m'aller chercher un jambon. Tousmes enfants me regardèrent d'un air étonné; mais leur joiefut extrême quand ils virent leur frère revenir portant unénorme jambon.

«Pardonne-moi ma négligence, me dit alors ma femme;j'ai là une douzaine d'œufs de tortue; si tu veux, j'en feraiune omelette.

MOI. Comment! des œufs de tortue?

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ERNEST. Mon père, ce sont bien des œufs de tortue;nous les avons trouvés dans le sable, au bord de la mer.

LA MÈRE. Oui, et c'est toute une histoire, que je vousraconterai, si vous voulez bien.»

Il fut convenu que son histoire prendrait place au dessert,et tandis qu'elle faisait cuire son omelette, nous allâmesdébarrasser notre bétail des corsets. Le cochon nousdonna tant de mal, que Fritz alla chercher les deux chiens,qui le prirent chacun par une oreille et le réduisirent bientôtà l'obéissance. Ernest était tout joyeux de trouver un ânepour lui porter ses fardeaux, et il en témoignait hautementsa joie.

Cependant ma femme avait fini son omelette. Nous nousassîmes autour de la tonne de beurre, et, munis de cuillers,de couteaux, de fourchettes et d'assiettes, nouscommençâmes le repas. Nos chiens, nos poules, notrebétail, se pressaient autour de nous et se disputaient lesmiettes de notre festin. Les oies et les canards serégalaient dans le ruisseau de petits crabes et barbotaientà plaisir. Le repas fut gai; au dessert, Fritz fit sauter lebouchon d'une bouteille de vin des Canaries qu'il avaittrouvée dans la chambre du capitaine. J'invitai alors mafemme à nous raconter l'histoire de ses travaux pendantnotre absence, et après une pause de quelques instantselle commença ainsi:

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CHAPITRE VIIRécit de ma femme.—Colliers deschiens—L'outarde.—Les œufs detortue.—Les arbres gigantesques.

«Tu feins d'être impatient d'entendre mon récit, me dit-elleen souriant, et tu ne m'as pas laissé placer un mot de toutela soirée. Mais je n'en perdrai rien; la parole est commel'eau: plus elle s'est amassée, plus elle coule vite. Lepremier jour de votre absence ne vaut pas la peine qu'onen parle, car notre train de vie ne fut nullement changé.Mais ce matin, étant sortie de la tente bien longtempsavant mes enfants, et ayant aperçu votre signal, qui mecausa une joie extrême, je me pris à réfléchir sur notreposition et à rêver aux moyens de l'améliorer. Il estimpossible, me disais-je, de rester toute la journée sansabri, au soleil, sur cette terre brûlante; allons plutôt danscette vallée ombragée dont mon mari et Fritz nous ont faitde si belles descriptions.

«Tandis que je réfléchissais ainsi, mes enfants s'étaientéveillés. Jack, armé d'un couteau qu'il aiguisait de tempsen temps sur le roc, s'était glissé près du chacal de Fritz etlui avait coupé sur le dos deux larges bandes de peau, qu'iltravaillait à débarrasser de toutes ses chairs. Je l'aurais

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laissé faire; mais j'entendis bientôt Ernest lui crier: «Ô lemalpropre! le vilain malpropre!—Comment! répliqua, celui-ci, qu'y a t-il de sale à faire deux colliers à nos chiens?» Jem'interposai pour terminer la querelle, qui commençait às'échauffer; je blâmai Ernest de sa répugnance, et j'aidaimon petit bonhomme à terminer son ouvrage, car sesmains et ses habits étaient déjà tout sales. Lorsque lesdeux bandes furent complètement nettoyées, il lestransperça d'une quantité suffisante de longs clous pointusà large tête plate; puis, ayant coupé un morceau de toile àvoile deux fois aussi large, il l'appliqua en double sur la têtedes clous, et me donna l'agréable besogne de coudre latoile sur cette peau infecte. Je le remerciai de l'honneurqu'il voulait bien me faire; mais, en voyant l'embarras dupauvre petit, qui ne savait comment employer le fil etl'aiguille que je lui avais donnés, j'eus enfin pitié de lui, et jefis ce qu'il voulut.

«Quand les deux colliers furent terminés, il me pria de luicoudre en outre une autre bande qu'il destinait à lui servirde ceinture pour mettre des pistolets. J'y consentis encoreune fois, et, quand tout fut terminé, je lui fis observer qu'ense séchant ses colliers se racorniraient. En conséquence,et d'après les conseils d'Ernest, il les cloua au soleil surune planche et les laissa dans cet état. Je fis alors part àma petite famille de mon projet d'excursion, et ce fut unejoie pour eux tous d'entreprendre ce voyage avant que leurpère et Fritz fussent de retour. Nous nous équipâmes denotre mieux; au lieu d'un couteau de chasse je pris une

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hache, et, accompagnés des deux chiens, nous partîmes,en suivant, comme vous l'aviez fait, le cours du ruisseau.Conduits par Turc, qui connaissait le chemin, nousarrivâmes bientôt à l'endroit où vous l'aviez traversé. Ensautant de pierre en pierre, Ernest fut bientôt à l'autre bord.Jack, dont les jambes étaient plus courtes, le suivit en sejetant dans l'eau quand il ne savait où mettre le pied, aurisque de glisser et de boire un coup; quant a moi, je pris lepetit Franz sur mes épaules et passai la dernière. Noustrouvâmes, comme vous l'aviez annoncé, la végétationadmirable de ce côté du ruisseau, et pour la première foisdepuis notre naufrage mon cœur s'ouvrit à l'espérance à lavue de cette superbe nature. Je remarquai surtout un petitbois, à l'ombre duquel je voulus me reposer; mais pour yatteindre nous fûmes obligés de traverser des herbes sihautes, qu'elles dépassaient la tête de mes enfants, et quenous avions toutes les peines du monde à nous y frayer unpassage. Cependant Jack était resté un peu en arrière;quand je me retournai pour le chercher, je le vis essuyantavec le haut de sa chemise un de ses pistolets, et j'aperçusson mouchoir tout mouillé séchant au soleil sur sesépaules. Le pauvre garçon, en traversant le ruisseau, avaitinondé tout ce qui était dans ses poches. Tandis que je leblâmais d'y avoir mis ses pistolets, qui par bonheurn'étaient pas chargés, nous entendîmes un grand bruit, etnous vîmes s'élever des herbes et s'envoler devant nous unoiseau d'une grandeur prodigieuse.

«Quand mes deux petits chasseurs stupéfaits se

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préparèrent à tirer, il était si loin que le coup n'aurait pul'atteindre. Franz prétendait que c'était un aigle; Ernest luiapprit que ces oiseaux ne nichent pas par terre. Aussitôtmes enfants de se répandre en regrets d'avoir manqué unesi belle proie; soudain un second oiseau s'éleva encoredes herbes et partit presque sous notre nez. Je ne pusm'empêcher de rire en voyant mes petits chasseurs encoreune fois en défaut. Ernest se mit à pleurer, et Jack ôtagravement son chapeau, salua le fuyard en lui disant: «Àune autre fois, à une autre fois, seigneur oiseau!»

«Nous approchâmes de l'endroit d'où il s'était élevé, etErnest, ayant trouvé un nid grossier, rempli d'œufs brisés,nous apprit que cette découverte le confirmait dans l'idéeque nous venions de voir une outarde, qu'il avait crureconnaître à son ventre blanc, à ses ailes couleur de tuile,et à la moustache de son bec. Tout en conversant, nousavions atteint le petit bois. Des multitudes d'oiseaux detoute espèce voltigeaient dans les branches, et mesenfants tournaient les yeux de tous côtés pour tâcher d'enajuster quelques-uns; mais les arbres étaient si élevés, quele coup n'aurait sans doute pas porté.

«Mais quels arbres, mon ami! jamais tu n'en as pu voir desi grands; ce que j'avais pris pour une forêt, c'était unbouquet de dix à douze arbres merveilleusement soutenusen l'air par de forts arcs-boutants formés de racinesénormes qui semblaient avoir poussé l'arbre tout entierhors de terre, et dont le tronc ne tenait au sol que par une

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racine placée au milieu et plus petite que les autres.

«Jack grimpa sur l'un de ces arcs-boutants, et à l'aided'une ficelle il en prit la hauteur, que nous trouvâmes êtrede trente-trois pieds. Depuis la terre jusqu'à la naissancedes branches nous en comptâmes soixante-six, et le cercleformé par les racines avait une circonférence de quarantepas. Les rameaux sont nombreux et donnent une ombreépaisse; la feuille ressemble à celle du noyer; mais je n'aipu découvrir aucun fruit. Le terrain, tout alentour, est couvertd'un gazon frais et touffu, semé de petits arbustes, ce quifait de cet endroit un délicieux lieu de repos. Je le trouvai sifort à mon goût, que nous résolûmes d'y prendre notrerepas. Nous nous assîmes sur l'herbe près d'un ruisseau,et nous mangeâmes d'un bon appétit.

«En ce moment nos chiens, que nous avions un instantperdus de vue, vinrent nous rejoindre et se couchèrent ànos pieds, où ils s'endormirent sans vouloir partager notredîner.

«Après avoir mangé, nous reprîmes le chemin de la tente;nous ne vîmes rien d'extraordinaire jusqu'au ruisseau, où jeremarquai que le rivage était couvert de débris de crabes,et je m'aperçus que nos dogues avaient trouvé eux-mêmesmoyen de fournir à leur nourriture en péchant une espècede moule dont ils étaient très-friands.

«Cependant nous continuions à avancer au milieu dedébris de poutres et de tonnes vides dont le rivage était

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couvert. Chemin faisant, Bill disparut tout à coup derrièreun rocher; Ernest la suivit et la trouva occupée à déterrerdes œufs de tortue, qu'elle avalait avec une satisfactionmarquée.

Nous fîmes nos efforts pour l'éloigner, et nous réussîmes àen recueillir environ une douzaine: ce sont eux qui ont faitles frais de l'omelette que nous venons de manger. En cemoment nos yeux se tournèrent vers la mer, et nous ydécouvrîmes une voile qui s'avançait vers nous. Je nesavais que penser. Ernest affirma que c'était vous; nouscourûmes rapidement au ruisseau, nous le franchîmes denouveau, et nous arrivâmes à temps pour tomber dans vosbras.

«Tel est, mon ami, le récit détaillé de notre excursion. Situ veux me faire un grand plaisir, nous quitterons cet endroitdès demain, et nous irons nous établir près des arbresgéants. Nous nous posterons sur leurs branches, et nous yserons à merveille.

—Bon! ma chère, lui répondis-je, ce sera, en effet,merveilleux d'aller nous percher comme des coqs sur lesarbres, à soixante-six pieds du sol. Mais où trouverons-nous un ballon pour nous y élever?

—Ne te moque pas de mon idée, repartit ma femme; aumoins nous pourrons dormir en sûreté contre les chacals etautres animaux, qui ne penseront point à venir nousattaquer si haut.

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—C'est très-bien, dis-je, ma chère femme; mais commentveux-tu monter tous les soirs sans échelle à soixante-sixpieds pour le coucher? Au moins, pour te consoler, nouspouvons nous établir entre ses racines. Qu'en penses-tu?Tu as compté une circonférence de quarante pas. Le pasfait ordinairement deux pieds et demi: peux-tu me direcombien cela fait de pieds?»

Ernest, après un court calcul, me répondit: «Cent pieds.»Je louai mon jeune mathématicien de son habileté. «Un telarbre, dis-je, doit être appelé le géant des arbres.» Durantcette longue conversation, la nuit était rapidement venue.Nous rentrâmes dans la tente pour y reprendre nos places,et nous dormîmes comme des marmottes jusqu'aulendemain matin.

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CHAPITRE VIIILe pont.

«Écoute, dis-je à ma femme lorsque les premières lueursdu matin nous eurent éveillés tous deux, ton récit d'hier m'afait faire de graves réflexions; j'ai sérieusement examinéles conséquences d'un changement de résidence, et j'yentrevois de grands inconvénients. D'abord nous netrouverons nulle part une place où nous puissions être plusen sûreté qu'ici, ayant d'un côté la mer, qui nous apporte enoutre les débris du navire, auxquels il faudra renoncer sinous nous éloignons de la côte, et de l'autre ce ruisseau,que nous pouvons aisément fortifier.

—Tu n'as pas tout à fait tort, mon ami: mais tu ne calculespas aussi quelles fatigues nous avons ici, nous autres, ànous dérober aux ardeurs du soleil pendant que tu cours enmer avec ton Fritz, que tu te reposes à l'ombre des forêts.Tu ne vois pas la peine que nous avons à recueillirquelques misérables huîtres, et le danger où nous sommesd'être attaqués pendant la nuit par des animaux, tels queles tigres et les lions, puisque les chacals ont bien puparvenir jusqu'à nous; et quant aux trésors du vaisseau, j'yrenoncerais volontiers pour m'épargner les angoisses oùvous me plongez durant votre absence.

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—Tu parles à merveille, repris-je, et cela peut s'arranger;tout en allant nous établir auprès des arbres géants, nouspouvons nous réserver ici un pied-à-terre. Nous y feronsnotre magasin; nous y laisserons notre poudre, et quandj'aurai fait sauter en quelques endroits les rocs qui bordentle ruisseau, personne n'y parviendra sans notrepermission. Mais avant tout il faut nous occuper deconstruire un pont pour passer nos bagages.

—Quel besoin d'entreprendre un si long ouvrage? L'âneet la vache porteront nos effets.»

Je lui démontrai l'insuffisance et le danger de ce moyen,et j'ajoutai que pour nous-mêmes il fallait un passage plussûr et plus facile que les pierres qui nous avaient d'abordservi. Elle se rendit à mes remontrances, et notre entretienfinit là. Nous éveillâmes les enfants, qui accueillirent avectransport l'idée du pont, aussi bien que celle d'émigrerdans cette nouvelle contrée, que nous baptisâmes du nomde Terre promise.

Cependant Jack, qui s'était glissé sous la vache, ayantvainement essayé de la traire dans son chapeau, s'étaitattaché à ses mamelles pour la téter.

«Viens, cria-t-il à Franz, viens auprès de moi, le lait estdélicieux.» Ma femme l'entendit, lui reprocha samalpropreté; puis, ayant trait l'animal, elle nous enpartagea le lait. Je résolus alors d'aller au vaisseauchercher des planches pour mon pont, et je m'embarquai

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avec Fritz et Ernest, dont je prévoyais que le secours meserait nécessaire au retour. Fritz et moi nous prîmes lesrames, et nous nous dirigeâmes vers l'embouchure duruisseau, dont le courant nous eut bientôt emportés hors dela baie.

À peine en étions-nous sortis que nous découvrîmes uneimmense quantité de mouettes et d'autres oiseaux, quivoltigeaient au-dessus d'un flot que nous n'avions pasencore remarqué auparavant, et qui faisaient un bruiteffrayant. Je déployai la voile pour quitter le courant et pourvoir quelle cause avait rassemblé là tous ces oiseaux.Ernest, qui nous accompagnait pour la première foisdepuis que nous avions touché a terre, regardait avecadmiration la voile se gonfler au vent; mais Fritz ne perdaitpas de vue l'îlot, et aurait volontiers tiré sur les oiseaux, si jene l'en eusse empêché.

«Ah! s'écria-t-il enfin, je crois que c'est un gros poissonqu'ils dévorent.»

Nous vîmes bientôt qu'il avait raison.

«Qui peut avoir amené ce monstre ici? continua-t-il quandnous fûmes tout près; hier il n'y en avait aucune trace.

—C'est peut-être le requin que tu as tiré hier, réponditErnest; car sa tête est tout ensanglantée, et j'y vois troisblessures.»

En effet, c'était lui; et, me rappelant combien sa peau était

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utile, je recommandai d'en prendre quelques morceauxpour nous servir de limes.

Alors Ernest tira la baguette de fer de son fusil, et,frappant à droite et à gauche, tua plusieurs des oiseauxque notre approche n'avait pu écarter. Fritz coupa plusieursbandes de peau, comme Jack avait fait au chacal, et le toutfut déposé au fond des cuves. Pendant cette opération jeremarquai sur le rivage une quantité de planches que lamer y poussait, ce qui devait nous dispenser d'aller enchercher au navire. À l'aide d'un cric et d'un levier noussoulevâmes les poutres dont nous avions besoin; nous lesréunîmes en train, et nous attachâmes dessus de longuesplanches, de manière à former un radeau; puis nouslevâmes l'ancre pour retourner auprès des nôtres, quatreheures après notre départ. Craignant de trouver des bas-fonds près de la côte, je me dirigeai vers le courant, quinous emporta rapidement en pleine mer; et là, favoriséspar un bon vent, nous rangeâmes le vaisseau à notredroite, et nous nous dirigeâmes droit vers la terre. Ernestcependant examinait avec attention les oiseaux qu'il avaittués.

«Quels sont ces oiseaux? sont-ils bons à manger?

—Non, mon ami, ce sont des mouettes; et, comme cesanimaux se nourrissent de poissons morts, leur chair enprend un goût fade et désagréable; ils sont si avides, qu'ilsse laissent plutôt tuer que de quitter la proie à laquelle ilssont attachés.»

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Des mouettes la conversation tomba au requin. Fritzs'étonnait de voir sa peau se crisper et se racornir sur lemât, où il l'avait accrochée: je lui répondis qu'elle seraitaussi bonne en cet état pour l'usage auquel je la destinais,et qu'elle me fournirait la superbe peau si estimée qu'onnomme en Europe chagrin.

Tout en conversant, nous étions arrivés dans la baie etnous avions gagné le débarcadère; mais personne n'étaitlà pour nous recevoir. Cette absence ne nous effraya pastant que la première fois, et nous nous mîmes tous trois àcrier: «Holà! ho!». Des cris de joie nous répondirent, et jevis bientôt accourir ma femme et mes deux jeunes fils, quivenaient du côté du ruisseau, portant tous un mouchoirrempli et mouillé. En arrivant près de nous, Jack avait levéson mouchoir en l'air en signe de joie; il l'ouvrit, et j'en vistomber une quantité de magnifiques écrevisses de rivière.Ma femme et Franz suivirent son exemple, et en quelquesinstants nous fûmes environnés d'écrevisses qui, sesentant libres, cherchaient à s'enfuir de tous côtés. Mesenfants se précipitèrent pour les retenir, et cet incidentdonna lieu à des éclats de rire inextinguibles.

«Eh bien, papa, qu'en dites-vous? me cria Jack; nous enavons tant trouvé, que c'était effrayant; il y en avait là aumoins deux cents: voyez comme elles sont grosses.

—Est-ce toi qui les as trouvées? et comment cela est-ilarrivé?

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—Vous allez voir. Quand vous fûtes partis, je pris le singede Fritz sur mon épaule, et, accompagné de Franz, je merendis au ruisseau pour chercher un endroit où vouspuissiez établir votre pont.

—Oh! oh! ta petite tête a donc quelquefois des idées plussages? Eh bien, nous irons visiter l'endroit que tu as choisi.Mais continue.

—Nous marchions toujours vers le ruisseau, et Franzramassait tous les cailloux brillants qu'il rencontrait, endisant que c'était de l'or. Il avança ensuite jusqu'auprès del'eau, et je l'entendis soudain crier: «Jack, viens donc voirtoutes les écrevisses qui sont sur le chacal de Fritz!»J'accourus rapidement, et je m'aperçus avec étonnement,que ce cadavre était encore à la place où nous l'avionsjeté, et qu'il était couvert d'écrevisses. Alors maman, à quije courus raconter cette découverte, nous enseigna lemoyen de les prendre, et nous en avons fait une belleprovision, comme vous voyez.

—Oui, lui dis-je; aussi laissons s'enfuir les plus petites, etremercions Dieu de ce qu'il nous a fait découvrir un pareiltrésor.»

J'annonçai alors que, tandis que les écrevisses cuiraient,nous irions transporter à terre les planches qui formaient leradeau, et qui étaient restées dans la baie; mais nousn'avions pas de charrette; et il était impossible de pouvoirtransporter à bras ces masses énormes. Je me rappelai

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alors comment les Lapons parviennent à faire tirer à leursrennes les plus pesants fardeaux.

J'attachai au cou de l'âne et de la vache des cordes quipassaient entre leurs jambes et venaient entourerl'extrémité des poutres; l'expédient réussit à merveille, etnos animaux apportèrent toutes les planches une a une àl'endroit qu'avait choisi mon petit ingénieur.

La place était vraiment bien trouvée. Le ruisseau y étaitplus resserré que partout ailleurs entre deux rives d'égalehauteur, et de chaque côté des troncs d'arbre semblaientplacés pour servir de point d'appui.

«Il s'agit maintenant, dis-je alors à mes fils, d'évaluer lalargeur du ruisseau pour proportionner les planches:comment faire?

—Mais, dit Ernest, demandons à maman un paquet deficelle, au bout duquel nous attacherons une grosse pierre;en la jetant sur l'autre rive et en la ramenant ensuite surl'extrême bord, nous trouverons facilement cette largeur.

—Excellent conseil! Allons, à l'œuvre!» Tout fut facilementexécuté, et nous trouvâmes une largeur de dix-huit pieds;les planches, pour être solides, devaient avoir au moinstrois pieds d'assise de chaque côté: elles devaient doncavoir vingt-quatre pieds. Cependant tout n'était pas fini, et ilfallait maintenant amener de l'autre côté ces énormespoutres. Comme nous restions tous aussi embarrassés, jedis à mes enfants: «Allons d'abord dîner; en épluchant nos

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dis à mes enfants: «Allons d'abord dîner; en épluchant nosbelles écrevisses, il nous viendra peut-être un moyen.»Tout en surveillant le dîner, notre ménagère avait fait pourl'âne et la vache deux sacs de toile à voile, et, comme ellen'avait pas d'aiguilles assez fortes pour cet ouvrage, elles'était servie d'un clou. Je la complimentai sur sa patienceet son habileté, et nous nous mîmes à table; mais lesmorceaux furent dévorés à la hâte, tant nous étionspressés de voir notre pont en bon train. Il se terminapourtant, et personne n'avait pu trouver d'expédient.«Voyons, dis-je avec assurance, si je serai plus heureuxque vous.»

Il y avait sur le rivage un tronc d'arbre assez fort; je passaialentour une corde dont j'entourai aussi une de nos poutresà quelques pieds au-dessous de son extrémité. À l'autrebout je fixai une autre corde; puis, attachant une pierre, je lalançai de l'autre côté du ruisseau, que je traversai à montour en sautant de pierre en pierre. Ne sachant commentfaire passer de même l'âne et la vache, qui étaientnécessaires à mon dessein, je pris une poulie que je fixaisolidement à un arbre; je jetai sur la roue de ma poulie lacorde que j'avais lancée auparavant, et, traversant denouveau le ruisseau en en emportant l'extrémité, j'y attelail'âne et la vache. Ces deux animaux firent d'abord quelquerésistance; mais enfin ils marchèrent, et la poutre tournaautour du tronc, tandis que son extrémité allait toucherl'autre bord. Mes enfants, pleins de joie, s'élancèrent sur cefrêle pont aussitôt qu'il eut touché terre, et le traversèrentavec une agilité surprenante, malgré mes craintes et mes

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efforts pour les retenir. Le plus difficile de notre ouvrageétait fait, et nous plaçâmes trois poutres à côté de lapremière, en les faisant glisser sur celle-ci; puis nous lesréunîmes à l'aide de fortes planches. Notre pont avait huit àneuf pieds de large, et pouvait cependant être facilementretiré, de manière à interdire le passage du ruisseau.Quand le soir arriva, nous étions si harassés, que nousprîmes notre repas, et courûmes nous coucher, sansentreprendre d'autre travail. Cette journée fût terminée,comme les autres, par une longue prière à Dieu, qui nenous avait pas abandonnés jusque-là.

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CHAPITRE IXDépart.—Nouvelle demeure.—Le porc-

épic.—Le chat sauvage.

Le matin suivant, mon premier soin fut de rassemblerautour de moi ma jeune famille, et de lui faire une courteallocution sur les dangers qui pouvaient nous attendre dansun pays dont nous ne connaissions ni les localités ni leshabitants, et sur la nécessité de nous tenir bien réunisdurant le chemin. Enfin nous fîmes la prière, nousdéjeunâmes et préparâmes le départ. Les enfantss'occupèrent à réunir notre bétail, et l'âne ainsi que lavache furent chargés de sacs, ouvrage de notre ménagère.Nous les remplîmes de tous les objets de premièrenécessité, de provisions, de munitions, des ustensiles decuisine, des services de table du capitaine; nous yajoutâmes une bonne quantité de beurre. Enfin nousabandonnâmes le moins de choses utiles qu'il nous futpossible. Après avoir établi l'équilibre entre les deux côtés,je me préparais à jeter par-dessus le tout nos hamacs etnos couvertures, quand ma femme accourut et m'enempêcha, réclamant une place, d'abord pour les poules,qui ne pouvaient rester seules, ensuite pour le petit Franz,qui n'était pas de force à soutenir les fatigues de la route,et enfin pour son sac, que nous avions appelé enchanté, et

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qui pouvait nous être de la plus grande utilité. Je fis droit àsa requête, et comme les paniers de l'âne n'étaient pastout à fait remplis, j'y glissai son sac merveilleux, et j'assisle petit Franz si solidement entre ces paquets, que l'âneaurait pris le galop sans grand danger pour lui.

Cependant mes fils donnaient la chasse à nos poules, etaucune ne se laissait attraper. Ma femme les railla del'inutilité de leurs efforts, et les pria de la laisser essayer sielle ne réussirait pas mieux qu'eux. En même temps elleprit dans le sac enchanté deux poignées de graines, ets'approcha doucement des volailles en les appelant. Lecoq arriva bientôt pour becqueter les graines: alors mafemme jeta dans la tente tout ce qu'elle en avait, et commeles pauvres bêtes y coururent tout de suite, il lui fut facile deles attraper. Nous les attachâmes alors deux à deux par lespattes, et nous les déposâmes sur le dos de la vache,renfermées dans un panier que nous recouvrîmes d'unecouverture, afin qu'elles restassent en repos.

Nous entassâmes alors dans notre tente tout ce que nouspouvions emporter; et après avoir tracé une enceinte avecdes pieux fichés en terre, nous roulâmes tout autourquantité de tonnes vides.

Tout étant ainsi disposé, le cortège se forma; chacun denous, jeune ou vieux, homme ou animal, prit sa place, lesteet joyeux. Fritz et ma femme ouvraient la marche; la vache,l'âne monté par Franz, venaient après; les chèvres,conduites par Jack, qui portait en outre le petit singe,

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composaient le troisième corps d'armée; Ernest marchaitensuite, conduisant les moutons, et moi je formais l'arrière-garde. Mes deux dogues, placés sur les ailes, allaient sanscesse de la queue du convoi à la tête, faisant ainsi l'officed'adjudants.

Notre petite troupe s'avançait lentement, mais en bonordre, et avait une mine toute patriarcale. Nous arrivâmesbientôt à notre pont; là nous fûmes rejoints par notrecochon, qui s'était d'abord enfui, et qui vint alors se réunirde lui-même à notre bande, tout en témoignant sonmécontentement par des grognements significatifs. Lepont fut traversé, mais à l'autre bout un obstacle imprévufaillit mettre le désordre dans nos rangs: le gazon épais quirecouvrait le sol tenta si fort notre bétail, qu'il se dispersa àdroite et à gauche pour brouter; heureusement nos chiensle firent rentrer en ligne, et l'ordre, momentanément troublé,fut promptement rétabli. Néanmoins, pour prévenir unsecond désordre, je fis quitter l'herbe et prendre vers lamer.

Nous avions à peine fait quelques pas dans cettedirection, que nos chiens coururent se jeter dans l'herbe enaboyant de toutes leurs forces, comme s'ils eussent eu àcombattre quelque animal sauvage. Fritz prit son fusil et lessuivit de près; Ernest se serra près de sa mère tout enapprêtant le sien, et Jack l'étourdi, sans même dérangerson fusil, qu'il avait sur le dos, s'élança sur les traces deFritz.

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Craignant de trouver quelque animal féroce, j'armai monfusil et partis aussitôt dans la même direction; mais je nepus les atteindre, et ils arrivèrent bien longtemps avant moiauprès des chiens. J'entendis alors Jack me crier:«Accourez, mon père, accourez! il y a là un porc-épicmonstrueux.»

Quand j'arrivai, je vis, en effet, un porc-épic, mais de tailleordinaire, assailli par nos chiens, et qui, toutes les fois queses ennemis approchaient, se hérissait soudain d'une forêtde dards, dont quelques-uns même s'étaient fichés dansleur museau. Cependant Jack, qui avait armé un despistolets qu'il portait à sa ceinture, le tira à bout portantdans la tête de l'animal, qui tomba mort.

«Quelle imprudence! s'écria Fritz; tu pouvais blesser monpère, moi ou un de nos chiens.

—Ah! bien oui, blesser! Vous étiez derrière moi, et leschiens à côté: crois-tu que je sois aveugle?

—Mon pauvre Fritz, interrompis-je, tu es un peu tropbrusque; souviens-toi du proverbe: Moi aujourd'hui, demaintoi. Puisqu'il n'est rien résulté de l'imprudence de Jack, netroublons pas sa joie.»

Jack, ayant donné deux ou trois coups de crosse àl'animal, pour être bien sur qu'il était mort, se disposa àl'emporter; mais il se mit les mains en sang, et ne put yparvenir. Alors il prit son mouchoir, l'attacha au cou del'animal et le traîna jusque auprès de sa mère, qui était fort

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l'animal et le traîna jusque auprès de sa mère, qui était fortinquiète de notre absence prolongée et du coup de feuqu'elle avait entendu.

«Vois, maman, cria-t-il, un magnifique porc-épic que j'aitué moi-même; papa assure que c'est excellent à manger.»

Ernest cependant examinait froidement l'animal, et faisaitobserver qu'il avait les pieds et les oreilles presque commeun homme. J'arrivai à mon tour.

«N'as-tu pas craint, en approchant de lui, dis-je à Jack,qu'il ne te passât ses dards au travers du corps?

—Pas du tout, je sais qu'ils sont solidement attachés à sapeau, et qu'il ne les lance contre personne.

—Et cependant ne vois-tu pas que nous sommes obligés,ta mère et moi, de débarrasser Turc et Bill des dards quisont fixés à leur museau.

—Bon! ils sont allés les chercher eux-mêmes, et ce n'estpas le porc-épic qui les leur a lancés.»

J'applaudis à mon petit homme, auquel je ne savais pasdes connaissances si étendues en histoire naturelle, et jeleur fis voir comment des circonstances toutes naturellesavaient pu ainsi donner lieu à des fables.

«Mais dis-moi, Jack, ajoutai-je en terminant, que faire deta capture? L'abandonnerons-nous?

—L'abandonner! mais ne m'avez-vous pas dit que c'est

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un très bon mets! Gardons-le, gardons-le.»

Je cédai à ses instances et posai l'animal, la têteenveloppée d'herbe, derrière le petit Franz, sur le dos del'âne, a côté du sac de ma femme; puis nous partîmes.

Nous avions à peine fait deux cents pas, que le baudet sejeta de côté, échappant aux mains de mon fils, et se mit àbondir ça et là, en poussant des cris si grotesques, quenous n'aurions pu nous empêcher de rire si la crainte devoir tomber notre petit cavalier ne nous eût trop émus. Jelançai mes deux chiens après le fuyard, qu'ils nousramenèrent bientôt, mais toujours aussi agité. Nous nousmîmes alors à chercher quel motif avait pu ainsi troublernotre grison, ordinairement si paisible, et nousdécouvrîmes enfin que les dards du porc-épic avaientpercé la triple couverture qui les enveloppait et avaient finipar stimuler notre âne comme des coups d'éperon. Le sacenchanté remplaça la couverture, et le voyage reprit soncours.

Fritz marchait en avant, le fusil armé à la main, espérantfaire de nouveau quelque beau coup; mais nous arrivâmessans autre rencontre aux arbres dont ma femme nous avaitparlé.

«Quelle merveille! s'écria alors Ernest. Comme ils sontgrands!»

La halte commença. Nous mîmes la volaille en liberté, lecochon aussi, mais avec les deux pieds de devant

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cochon aussi, mais avec les deux pieds de devantattachés. Tandis que j'aidais ma femme à décharger nosanimaux, nous entendîmes un coup de fusil; puis un instantaprès, un second derrière nous, et la voix de Fritz qui criait:«Le voilà, le voilà! mon père, c'est un chat sauvage!

—Bravo! lui répondis-je aussitôt que je le vis reparaîtrechargé de sa proie. Tu viens de rendre un grand service ànotre poulailler; car c'est un animal bien dangereux et bienfriand de volaille. Comment l'as-tu tué?

—Je l'ai vu sur un arbre, et je l'ai abattu d'un coup de fusil;mais dans un clin d'œil il s'est relevé; et il s'apprêtait às'élancer, quand je lui tirai un coup de pistolet à boutportant. J'espère qu'il est bien plus beau que le chacal queJack m'a écorché, et que mon cher frère ne me l'arrangerapas de même.

—Oui, c'est, je crois, un margaï d'Amérique; tu peuxd'abord t'en faire une ceinture comme celle de Jack, et desquatre jambes des étuis pour les services de table.

—Et moi, mon papa, interrompit alors Jack, ne puis-jerien faire de la peau du porc-épic?

—Tu peux en faire aussi des étuis, car Fritz ne pourranous en donner que quatre, et nous sommes six à table;mais je crois que tu feras mieux d'en faire une cotte demaille pour l'un de nos chiens.»

Mes enfants trouvèrent mes idées si heureuses, qu'ils neme laissèrent aucun repos jusqu'à ce qu'elles fussent

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mises en œuvre. Ernest, cependant, qui se reposait tandisque sa mère et le petit Franz s'évertuaient à nous préparerà dîner, me dit:

«Mais enfin, mon père, de quelle espèce sont cesarbres?»

Nous hésitions entre des mangliers et des noyers, quandma femme s'aperçut que le petit Franz mangeait uneespèce de fruits, et l'entendit dire: «Oh! que c'est bon!»Elle courut à lui, les lui arracha des mains, et lui demanda:«Où as-tu trouvé cela?

—Dans l'herbe, répondit-il, c'en est rempli: les poules etles cochons en mangent.»

J'accourus au bruit, et je vis alors que ces beaux arbresétaient des figuiers; car c'était la véritable figue que le petitFranz avait dans les mains.

Cependant, craignant encore de me tromper sur la naturede ce fruit, j'ordonnai de consulter notre docteur le singe.On lui apporta quelques-unes des figues, qu'il flairaquelques instants avec des mines fort drôles, et qu'il finitpar avaler de bon appétit. Ma femme avait allumé du feu etrempli la marmite d'eau, que la flamme avait bientôt faitbouillir. Nous y déposâmes un morceau de porc-épic,tandis qu'un autre fut mis à la broche. Nos regards seportèrent alors vers ces arbres où ma femme voulait établirnotre demeure, et nous cherchâmes quelque moyen deparvenir à ces branches si élevées. Tandis que nous étions

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parvenir à ces branches si élevées. Tandis que nous étionsà nous consulter, ma femme nous appela pour manger lasoupe et le rôti de porc-épic, dont nous nous régalâmes.

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CHAPITRE XPremier établissement.—Le flamant,—

L'échelle de bambou.

Lorsque le repas fut terminé, je dis à ma femme: «Il fautsonger à notre logement pour la nuit au pied de l'arbre, carnous ne pourrons pas nous y établir ce soir; occupe-toiaussi de préparer des courroies et des harnais, afind'aider l'âne et la vache à transporter ici le bois nécessaireà nos constructions.»

À l'aide d'une toile à voile posée au-dessus de l'enceinteformée par les racines de l'arbre, notre demeure provisoirefut facilement construite. Ensuite je pris avec moi Fritz etErnest, et je me rendis au rivage pour tâcher d'y trouver dubois propre à former des échelons. Nous étions à la véritéenvironnés de branches de figuier sèches; mais je n'osaism'y fier, et je ne trouvais de bois vert nulle part dans levoisinage. La rive était couverte de bois échoué; mais ilrépondit fort mal à mon attente, et nous allions retourner surnos pas, aussi peu avancés qu'auparavant, quand parbonheur Ernest découvrit à moitié ensevelis dans le sableune quantité de grands bambous. Aidé de mes enfants, jeles dégageai de ce limon, et je les coupai en morceaux dequatre à cinq pieds de long, que je divisai ensuite en trois

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paquets pour pouvoir les porter plus aisément.

J'aperçus dans le lointain un buisson vert dont je pensaique le bois pourrait m'être utile; nous nous mîmes donc enmarche, nos armes toujours en état, suivant notre habitude,et précédés de Bill.

Soudain la chienne s'élança en avant, et en quelquessauts pénétra dans le buisson, d'où nous vîmes sortiraussitôt une volée de flamants. Fritz, toujours enchanté defaire le coup de fusil, tira sur les traînards, et en abattitdeux. L'un resta couché mort; mais l'autre, qui n'était quelégèrement blessé à l'aile, se releva et se mit à courir detoute la vitesse de ses longues jambes. Mon fils, heureuxde son adresse, courut pour ramasser le mort et s'enfonçadans la vase jusqu'aux genoux.

Quant à moi, aidé de Bill, je m'élançai sur les traces dufuyard, que je finis par atteindre et dont je liai les ailes.Pendant ce temps, Ernest s'était tranquillement assis surl'herbe, et attendait patiemment notre retour. Chargé demon flamant, j'arrivai près de lui, et je fus presqueabasourdi de ses cris de joie en voyant les belles couleursrouges de cet oiseau. Il était temps de retourner au logis;mais je ne voulus pas quitter ce lieu sans couper deuxroseaux de l'espèce dont se servent les sauvages pourfaire leurs flèches, et je dis à mes enfants que c'était pourmesurer notre arbre géant. Ils se mirent à rire, prétendantque dix de ces roseaux attachés au bout l'un de l'autre nepourraient seulement pas atteindre la plus basse branche.

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Je leur rappelai l'histoire des poulets, qu'ils déclaraientimprenables: et, sans leur en dire davantage, nous nousdisposâmes à revenir au logis. Ernest se chargea de mesroseaux et de mon fusil; Fritz emporta son flamant mort, etmoi je me chargeai du vivant. Mais à peine avions-nous faitquelques pas, que Fritz attacha son flamant sur le dos deBill.

«À merveille, mon fils! mais vas-tu donc ainsi marcher àton aise, tandis que ton frère et moi nous sommes sipéniblement chargés?»

L'enfant comprit mes paroles, et me demanda à porter leflamant blessé. Je le lui passai, et nous continuâmes àmarcher jusqu'au moment où nous arrivâmes près desbambous que nous avions laissés derrière nous.

Je me chargeai de ces paquets, et c'est dans cetéquipage que nous arrivâmes près des nôtres, qui nousaccueillirent avec des cris de joie et d'admiration. On nepouvait se lasser d'examiner le flamant, ses plumesbrillantes, son bec et ses longues pattes.

Notre ménagère seule témoigna la crainte que cettebouche inutile ne diminuât la petite quantité de nosprovisions. Je la rassurai en lui disant que ce bel oiseausaurait bien lui-même fournir à sa nourriture sans nous êtreà charge, en péchant dans le ruisseau voisin de petitspoissons et des insectes.

Je me mis ensuite à examiner sa blessure, qui n'avait

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Je me mis ensuite à examiner sa blessure, qui n'avaitatteint que l'aile; et je commençai immédiatement à lapanser selon mes connaissances, en y appliquant unonguent composé de beurre et de vin. Je lui attachaiensuite à la patte une ficelle assez longue pour luipermettre de se promener et d'aller se baigner dans leruisseau. Au bout de deux à trois jours il fut complètementapprivoisé, et sa blessure guérie.

Après ce pansement, je m'assis sur l'herbe, et je travaillaià me faire un arc avec un morceau de bambou, et desflèches avec les roseaux que nous avions apportés.Comme ils auraient été trop légers, je les remplis de sablemouillé, et je garnis l'une des extrémités de plumes deflamant; puis je me préparai à en faire l'essai. Aussitôt mesenfants se mirent à sauter autour de moi en criant: «Un arcet des flèches? Laissez-moi tirer, mon père, laissez-moitirer!

—Restez tranquilles, leur répondis-je; ce n'est point unjouet, mais un instrument nécessaire à mes projets que jeviens de fabriquer. Ma bonne femme, pourrais-tu medonner une pelote bien longue de fil très-fort?» Elle trouvadans le sac qu'elle avait eu soin d'attacher sur l'âne ce queje demandais, et au même instant Fritz, que j'avais envoyémesurer notre provision de corde, vint m'annoncer qu'il enavait compté cinquante brasses, ou deux cent quarantepieds, ce qui était plus que suffisant.

J'attachai alors la pelote de fil à une de mes flèches, et,par un vigoureux effort, je la décochai de manière qu'elle

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vînt retomber par-dessus l'une des plus fortes branches del'arbre, entraînant avec elle le fil, que je dévidais à mesure.J'attachai à l'extrémité une corde plus forte, et, en mesurantmon fil, je vis que la branche était à une hauteur dequarante pieds. Je tendis alors parallèlement à terre centpieds de bonne corde, forte de près d'un pouce, demanière à laisser entre les deux morceaux un intervalled'un demi-pied; je m'assis devant, et Fritz reçut l'ordre decouper des bambous en morceaux de deux pieds,qu'Ernest introduisait dans des nœuds que je faisais depied en pied le long des deux cordes, et aux extrémitésdesquels Jack passait deux clous. C'est ainsi qu'en très-peu de temps, et au grand étonnement de ma femme, jeparvins à me fabriquer une échelle de quarante pieds.

Nous attachâmes alors l'extrémité de l'échelle a l'un desbouts de la ficelle qui pendait sur la branche, et, en tirantl'autre bout, nous relevâmes jusqu'à la branche, dontl'accès nous était maintenant permis. Tous mes filsvoulurent alors monter et se précipitèrent vers l'échelle;mais je désignai Jack comme le plus léger des trois aînés:celui-ci grimpa avec l'adresse et l'agilité d'un chat, arrivasans encombre sur la branche, et me fit signe que Fritzpouvait monter sans danger. J'y consentis, mais en luidisant de monter avec le plus de précaution possible, et jelui donnai un marteau et des clous pour fixer solidementl'échelle sur la branche. Tout en suivant avec anxiété sonascension, nous retînmes de toutes nos forces l'échelle parle moyen de la corde qui pendait sur la branche, et nous le

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vîmes enfin arriver heureusement. Quand l'échelle futattachée solidement sur l'arbre, je montai à mon tour, etj'emportai une poulie, que je m'occupai à clouer à unebranche voisine pour nous faciliter le lendemain lesmoyens d'élever nos planches et nos poutres. Jeredescendis ensuite, heureux de ce travail.

Quand j'arrivai auprès de ma femme, elle me montra cequ'elle avait fait pendant la journée: c'étaient des harnaispour l'âne et la vache. Tous nos préparatifs étaient doncterminés, et il ne nous restait plus qu'à souper, lorsque jem'aperçus que Jack et Fritz n'étaient pas avec nous. Mafemme me dit qu'elle ne les avait pas vus descendre.Cependant la nuit était venue, et la lune brillait de tout sonéclat; je commençai à devenir inquiet de cette absenceprolongée, et je cherchais à découvrir mes enfants, quandnous entendîmes au-dessus de nos têtes deux voitentonner l'hymne du soir. Je n'osai les interrompre, tant cechant avait de charme au milieu de cette belle nature et dusilence qui nous entourait; mais quand ils eurent fini, je leurcriai de descendre bien vite, et je ne fus complètementrassuré que quand ils eurent touché terre. Pendant cetemps, ma femme, aidée de Franz et d'Ernest, avait alluméun grand feu et préparé notre souper. Nos animaux seréunirent alors pour prendre leur nourriture du soir, que mafemme leur distribua; les pigeons s'envolèrent, et senichèrent sur les branches de l'arbre; nos poules seperchèrent sur les bâtons de l'échelle. Quant au bétail, il futattaché autour de nous. Notre beau flamant lui-même se

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percha sur une des racines; puis, plaçant sa tête sous sonaile droite et relevant sa patte gauche, il s'endormit. Pournous, nous fîmes un grand cercle de feu, afin de nous isolerdes animaux sauvages qui pourraient venir nous attaquerla nuit, et nous attendîmes avec impatience le moment deprendre notre repas et de goûter le sommeil à notre tour.Ma femme nous avertit enfin que tout était prêt. Nous nousassîmes en cercle, et nous nous mîmes à dévorer ledélicieux porc-épic. Pour dessert, mes enfants nousapportèrent des figues ramassées sous l'arbre. Nous fîmesensuite une courte prière, puis, au milieu des bâillementsréitérés, une ronde générale dans tous les environs. Nousgagnâmes alors nos hamacs: ils furent d'abord trouvésbien incommodes, mais le sommeil eut bientôt mis fin àtoutes les plaintes. Quelques moments après, tous lesgémissements furent terminés, et je n'entendis plus autourde moi que la respiration faible, mais régulière, de tousces petits êtres, ce qui me prouva que moi seul de toute lafamille je veillais encore.

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CHAPITRE XIConstruction du château aérien.—

Première nuit sur l'arbre.—Le dimanche.—Les ortolans.

Pendant la première moitié de la nuit, je fus extrêmementinquiet. Au moindre bruit je me redressais avec angoisse,et j'écoutais avec effroi les feuilles agitées par le vent, oules branches sèches qui tombaient. De temps en temps,quand je voyais un de nos feux se ralentir, je me levais et jecourais y jeter du bois: tout était pour moi sujet de crainte.Après minuit, je me tranquillisai un peu en voyant que lecalme le plus parfait régnait autour de moi; enfin, vers lematin, je fermai les yeux, et je m'endormis si profondément,que, lorsque je m'éveillai, il était déjà fort tard pourcommencer notre travail, aussi nous priâmes, nousdéjeunâmes rapidement, et l'on se mit à l'ouvrage. Mafemme donna alors à manger à l'âne et à la vache, puis elleleur endossa les harnais et partit avec eux, escortéed'Ernest, Jack et Franz, pour aller chercher au rivage lesplanches dont nous avions besoin.

Moi, je montai avec Fritz sur l'arbre pour y faire lespréparatifs nécessaires à la commodité de notreétablissement. Je trouvai tout mieux disposé encore que je

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ne pensais: les grosses branches s'étendaient dans unedirection presque horizontale; je conservai les plus fortes etles plus droites, et j'abattis les autres avec la hache et lascie. À cinq à six pieds au-dessus de celles-ci, j'en gardaiune ou deux pour suspendre nos hamacs; d'autres, plusélevées encore, devaient nous servir à poser le toit denotre édifice, qui consistait en un morceau de toile à voile.Nous travaillâmes à élaguer tout le reste, et ce travailpénible dura jusqu'à ce que ma femme nous amenât deuxfortes charges de planches. Nous les hissâmes une a uneà l'aide de la poulie, et nous en fîmes d'abord un plancherdouble, pour qu'il résistât mieux au balancement de l'arbreet au poids de nos corps, puis sur le bord nous établîmesune balustrade solide.

Ce travail et les voyages pour nous amener de nouvellesplanches remplirent tellement notre matinée, que l'heure demidi arriva sans que personne eût songé au repas. Il fallutdonc nous contenter pour cette fois de biscuit et defromage.

On se remit à l'ouvrage, et nous nous hâtâmes de hisserla pièce de toile à voile. Elle fut fixée à grand'peine sur lesbranches supérieures, de manière que les bouts, entombant, couvrissent à droite et à gauche notre habitation,et une troisième muraille s'élevant jusqu'à elle alla larejoindre derrière le tronc de l'arbre, de manière à garantircomplètement ce côté. Nous nous étions réservé, pour voiret pour entrer dans l'appartement, le quatrième côté de la

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construction; c'était celui qui était tourné vers la mer, afinde nous ménager un air frais et la vue la plus agréable. Noshamacs furent aussitôt montés dans le palais aérien, et lesplaces choisies pour le soir.

Je descendis alors de l'arbre avec Fritz, et je trouvai aupied plusieurs planches dont nous n'avions pas eu besoin;je les employai à faire une table et des bancs, que je fixaidans l'espace embrassé par les racines, et que je destinaià nous servir de salle à manger, tandis que mes enfantsramassaient le bois et les branches sèches, et les liaienten fagots, qu'ils amoncelaient autour de l'arbre. Enfin,épuisé par mon travail de la journée, je finis par me jetersur un banc en essuyant mon front couvert de sueur. «J'aitravaillé comme un cheval aujourd'hui, dis-je alors; aussi,ma chère femme, je veux me reposer demain.

—Tu le peux et tu le dois, me répondit-elle; car c'estdemain un dimanche, et le second même que nouspassons sur cette côte. Nous avons négligé le premier.»

J'en convins; mais je lui fis sentir que les soins de notreconservation avaient dû naturellement passer les premiers,et j'ajoutai, pour nous justifier, que nous n'avions pointmanqué de prier le Seigneur chaque jour. L'excellentecréature me remercia ensuite de lui avoir construit cechâteau aérien, où elle pourrait dormir sans craindre pournous les attaques des bêtes sauvages.

«Bon! lui dis-je; en attendant donne-nous ce que tu peux

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pour dîner, et appelle les enfants.»

Ceux-ci ne se firent pas attendre, et ma femme, ôtant dufeu une marmite de terre, l'apporta près de nous. Lecouvercle fut enlevé avec curiosité, et nous vîmes le flamanttué par Fritz, et que ma bonne femme avait fait bouillir,parce qu'elle craignait que l'âge ne l'eût rendu trop dur. Laprécaution fût trouvée inutile, et la bête dévorée avecappétit. Pendant ce temps, l'autre flamant était venu semêler aux volatiles qui nous entouraient, et se promenaitmajestueusement autour de nous en ramassant les miettesde pain qu'on lui jetait. Le petit singe sautait d'une épaule àl'autre, pour tâcher d'attraper quelque bon morceau, etnous faisait les plus comiques grimaces; pour compléter letableau, notre truie, que nous n'avions pas vue de tout lejour, vint nous rejoindre en témoignant sa joie par desgrognements significatifs.

Ma femme avait trait la vache, et chacun de nous avait euune bonne jatte de lait; mais je la vis abandonner aucochon tout ce qu'il en restait. Je lui reprochai une telleprodigalité; elle me répondit que le lait ne pouvait seconserver par une pareille chaleur, et qu'il valait mieux ledonner à la truie que de le perdre.

En sortant de table, j'avais allumé un feu dont la lueurdevait protéger notre bétail pendant la nuit. Aussitôt qu'il futbien brillant, je donnai le signal du repos. Mes trois filsaînés eurent bientôt gravi l'échelle; ma femme vint aprèseux, le cœur tremblant, mais sans trop oser montrer sa

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crainte; elle monta lentement, et arriva enfin sansencombre. J'avais tenu l'échelle pendant ce temps; jemontai le dernier, portant le petit Franz sur mes épaules,puis, à la grande joie de mes enfants, je retirai l'échelleaprès moi. Quoique nous trouvant bien en sûreté, je n'en fispas moins charger les armes à feu, pour qu'elles fussentsous notre main prêtes à foudroyer tout ennemi qui voudraitattaquer les bêtes que nous avions laissées endormiessous la garde de nos dogues.

Peu de temps après, le sommeil avait fermé nospaupières, et la première nuit que nous passâmes surl'arbre fut d'une tranquillité profonde. Je remarquai au réveilque nos enfants ne se firent nullement prier pour sortir du lit,et qu'ils se vantèrent d'avoir parfaitement dormi; leshamacs, si incommodes la nuit précédente, n'avaientexcité celle-ci aucun murmure.

«Que faire aujourd'hui? me demandèrent-ils.

—Rien, mes enfants, car c'est dimanche.

—Un dimanche! un dimanche! s'écria Jack; ah! je vaislancer des flèches et m'amuser toute la journée.

—Non pas, mon enfant; le jour du Seigneur n'est pas lejour de l'oisiveté, mais celui de la prière. Mes amis, nouscélébrerons ce jour aussi religieusement que nous lepourrons dans cette solitude. Nous chanterons les hymnesdu Seigneur, et je vous raconterai une parabole quiréveillera en vous des sentiments pieux et sincères.

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réveillera en vous des sentiments pieux et sincères.

—Une parabole! une parabole comme celle du semeurde l'Évangile: oh! racontez, racontez, s'écrièrent tous mesenfants.

—Chaque chose à son tour, répondis-je; soignonsd'abord nos bêtes, déjeunons, puis je vous raconterai maparabole.»

Tout fut fait comme je l'avais dit, et nous nous assîmes surl'herbe, les enfants dans l'attitude de la curiosité, mafemme dans un silencieux recueillement. Je leur composaialors une petite histoire appropriée à leur situation.

Je leur racontai qu'un roi puissant avait voulu former unecolonie. À tous ses sujets qu'il y avait envoyés, il avaitdistribué le même nombre d'outils, des semences égales,pour cultiver chacun des terrains de même grandeur.«Cultivez avec soin, leur avait-il dit, et soyez toujours prêtsà me rendre compte de vos travaux, car j'enverrai de tempsen temps, et sans vous en prévenir, chercher tantôt l'un,tantôt l'autre de vous; et si je récompense ceux dont laconduite aura été bonne, je saurai punir ceux dont je neserai pas satisfait.»

Parmi les colons, les uns avaient obéi; les autres, soitnégligence, soit mépris, étaient restés dans l'inaction. Maisun jour le grand roi les manda devant lui, et, dans sonéquitable répartition des peines et des récompenses, il tinttout ce qu'il avait promis: tandis qu'il comblait d'honneurs et

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de distinctions les colons fidèles et obéissants, il fitenfermer dans d'affreux cachots les sujets qui n'avaient pasécouté sa voix.

J'eus soin de terminer par des conseils donnésdirectement à chacun d'eux. Je vis avec plaisir que mesparoles n'étaient pas perdues, et que tous avaient saisimon allégorie.

Je compris bientôt que ces jeunes esprits ne pouvaientrester ainsi toute la journée, et je leur permis de se livrer àleurs jeux. Jack vint me demander de lui prêter mon arc etmes flèches; Fritz se prépara à travailler à ses étuis demargaï, et vint me demander mes conseils; Franz, quin'osait pas encore toucher aux armes à feu, me pria de luifaire aussi un arc et des flèches. Je conseillai à Jackd'armer ses flèches de pointes de porc-épic, et de les yfixer avec des tablettes de bouillon qu'il devait faire fondreà moitié sur le feu. J'enseignai à Fritz comment il devait s'yprendre pour laver la peau de son margaï et la débarrasserdes parties de chair qui pourraient y être restées. Je luiconseillai ensuite de la frotter avec du sable et descendres, et de prier la ménagère de lui donner quelquesœufs de poule et du beurre pour la rendre plus souple. Samère lui demanda ce qu'il comptait en faire. Il lui expliqual'usage de ses étuis, et aussitôt elle combla ses désirs.

Tandis que nous étions ainsi occupés, un coup de fusilpartit au-dessus de nos têtes, et deux oiseaux tombèrent ànos pieds; effrayés du bruit, nous levâmes la tête, et nous

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vîmes Ernest descendre l'échelle d'un air triomphant, etcourir avec Franz ramasser ces oiseaux. Fritz et Jackquittèrent aussitôt leur travail, mais pour courir à l'échelle ettâcher de tuer quelque autre oiseau: je les aperçus avantqu'ils fussent montés.

«Qu'allez-vous faire? leur dis-je. Épargnez les créaturesdu Seigneur pendant le jour qui lui est consacré. C'est déjàtrop de deux victimes.»

Ils s'arrêtèrent aussitôt, et revinrent vers moi. Les deuxoiseaux étaient, l'un une sorte de grive, l'autre un ortolan,espèces toutes deux bonnes à manger. Je remarquai alorspour la première fois que nos figues sauvages attiraientune quantité innombrable d'oiseaux, et que les branchesde notre arbre étaient couvertes de grives et d'ortolans. Jeme réjouis fort de cette découverte; car je savais que cesoiseaux rôtis se conservaient très-bien dans le beurre, etqu'ils nous fourniraient ainsi des provisions abondantespour la saison des pluies.

La prière du soir termina dignement cette journée,pendant laquelle nous ne nous étions livrés à aucun travailfatigant, et nous regagnâmes à la file notre demeureaérienne.

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CHAPITRE XIILa promenade.—Nouvelles

découvertes.—Dénomination de diverslieux.—La pomme de terre.—La

cochenille.

La matinée du lendemain fut tout entière consacrée à unemultitude de soins qui devaient contribuer à l'améliorationet à l'agrément de notre demeure aérienne.

Jack continua à s'exercer à tirer de l'arc avec Franz,auquel j'avais confectionné aussi un arc et des flèches, etFritz à façonner ses étuis. Ma femme nous appela pour lerepas, dont l'heure était arrivée. Aussitôt que nous fûmesassis:

«Mes enfants, commençai-je, ne devrions-nous pasdonner des noms aux parties de cette contrée que nousconnaissons déjà? Cela nous aidera dans nos travaux, etnous nous entendrons beaucoup mieux. Seulement,comme les côtes peuvent être déjà dénommées, nousnous bornerons à donner des noms aux lieux principauxauxquels se rattachent quelques souvenirs.

JACK. Ah! oui, cherchons des noms bien difficiles. Les

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voyageurs nous ont assez écorché la langue avec leursnoms, tels que Kamtchatka, Spitzberg.

MOI. Petit fou, sais-tu si jamais personne prononcera lenom que tu auras inventé? Contentons-nous de bons motsallemands: la langue de notre patrie est assez belle pourque nous n'allions pas chercher ailleurs.»

Nous commençâmes par la baie où nous avions abordé.Sur la proposition de ma femme, elle reçut le nom deRettungs-Bucht (baie du salut); notre première habitation,celui de Zelt-Heim (maison de la tente); l'île qui était dansla baie, celui de Hay-Insel (île du requin), en mémoire durequin que nous avions tué; le marais où Fritz avait faillis'enfoncer, celui de Flamant-Sumpf (marais du flamant).Après bien des débats, notre château aérien reçut celui deFalken-Horst (l'aire du faucon). La hauteur sur laquellenous étions montés pour découvrir les traces de noscompagnons s'appela Promontoire de l'espoir trompé;enfin le ruisseau; Ruisseau du Chacal[1].

[Note 1: Nous avons conservé dans le cours de notretraduction les noms de Falken-Horst et de Zelt-Heim, ladénomination française ne pouvant leur être appliquée,tandis qu'elle convient fort bien pour les autres.]

Nous passâmes ainsi, en babillant, le temps du dîner, etnous prenions plaisir à poser les bases de la géographiede notre royaume, que nous décidâmes, en riant, devoirêtre envoyée en Europe par le prochain courrier. Après le

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dîner, Fritz retourna à ses étuis, qu'il consolida en lesdoublant d'un morceau de liège. Jack, en voyant le résultatobtenu par son frère, accourut me prier de l'aider à faire lacotte de mailles en porc-épic pour Turc. Nous lavâmes etfrottâmes la peau, et Turc, entièrement harnaché, nousparut alors en état de combattre une hyène ou un tigre. Sacamarade, Bill, seule, se trouva mal de ce nouvel essai;car, quand elle s'approchait sans défiance de lui, elles'enfuyait bientôt en poussant des cris lamentables, piquéequ'elle était par les dards de la cotte de mailles. Pendantce temps, le soir étant venu et la chaleur du jour étanttombée, je songeai à faire faire à ma famille une petitepromenade. «Où irons-nous?» m'écriai-je. Toutes les voixfurent pour Zelt-Heim. Je proposai de ne pas suivre notreancien chemin le long du rivage; ma motion fut adoptée.Nous partîmes bientôt tous bien armés, excepté mafemme, qui ne portait qu'un pot vide. Turc marchait devantnous fièrement, revêtu de sa cotte de mailles. Le petitsinge voulût prendre sa place accoutumée; mais aussitôtqu'il eût senti les piquants, il fit un bond de côté et courut seréfugier sur Bill, qui n'y mit pas d'obstacle. Enfin il n'y eutpas jusqu'au flamant qui ne voulut être de la partie; aprèsavoir essayé du voisinage de chacun de mes fils, etdégoûté par leurs espiègleries, il vint se placer à mescôtés et chemina gravement près de moi. Notrepromenade était des plus agréables; car nous marchions,à l'ombre de grands arbres, au milieu d'un gazon touffu.Mes enfants se dispersèrent à droite et à gauche; maisquand nous sortîmes du bois, craignant quelque danger, je

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les appelai pour les réunir. Ils revinrent tous en courant, etErnest, tout essoufflé, fut cette fois le premier à mes côtés.Il me présenta trois petites baies d'un vert clair, sanspouvoir d'abord prononcer une parole.

«Des pommes de terre! s'écria-t-il enfin, des pommes deterre!

—Des pommes de terre! serait-il bien vrai? Mène-moi àl'endroit où tu les as découvertes.»

Nous courûmes dans la direction qu'il nous indiqua, etnous trouvâmes, en effet, un champ d'une immenseétendue couvert de pommes de terre. Les unes étaientencore en fleur, les autres étaient en pleine maturité;quelques-unes sortaient à peine de terre. Jack se précipitaaussitôt pour les déterrer, mais il aurait fait peu de chose sile singe n'eût couru l'imiter. Nous les aidâmes avec noscouteaux; en peu de temps nos gibecières furent remplies,et nous nous préparâmes à continuer notre route.Quelques-uns de mes enfants me firent observer que nousétions déjà bien chargés, et qu'il vaudrait peut-être mieuxretourner à Falken-Horst; mais notre excursion à Zelt-Heimétait devenue si nécessaire que nous poussâmes toujoursdans cette direction.

La conversation se porta naturellement sur le précieuxtubercule que nous venions de découvrir. «Il y a là pournous, dis-je à mes fils, un trésor inestimable. Après lafaveur que Dieu nous a faite en nous sauvant du naufrage,

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ce bienfait est le plus grand, le plus important de tous ceuxqu'il nous a accordés jusqu'à ce jour.»

Nous atteignîmes bientôt les rochers au bas desquelscoulait le ruisseau du Chacal, et que nous devions longerjusque-là. La mer, à droite, s'étendait dans le lointaincomme un miroir; à gauche, la chaîne des rochersprésentait le spectacle le plus ravissant et le pluspittoresque. C'était comme une serre chaude d'Europe;seulement, au lieu de mesquines et étroites terrasses, aulieu de pots à fleurs épars çà et là, toutes les crevasses,toutes les fentes de rochers laissaient échapper àprofusion les plantes les plus rares et les plus variées. Làles plantes grasses aux tiges épineuses; ici le figuier d'Indeaux larges palettes; ici la serpentine laissant tomber le longdu roc ses larges rameaux souples et enlacés; enfinl'ananas surtout y croissait en abondance. Comme ce roides fruits nous était bien connu, nous nous jetâmes dessusavec avidité; le singe même nous aida à en moissonner, etje fus obligé d'arrêter mes enfants, de peur qu'ils ne sefissent mal. Une autre découverte qui me fit presque autantde plaisir fut celle du caratas; je voulus faire partager àmes fils l'admiration que j'éprouvais pour cette utile plante,qui ressemble à l'ananas, en leur faisant voir ses bellesfleurs rouges. Mais ils me répondaient la bouche pleine:«Merci de vos fleurs, nous aimons mieux l'ananas.

—Petits gourmands, leur répliquai-je, vous ne savez pasjuger les choses; je vais vous faire bientôt changer d'avis.

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Ernest, prends dans ma gibecière un briquet et une pierre,et fais-moi le plaisir de m'allumer du feu.

—Mais il me faudrait de l'amadou.

—En voici,» lui dis-je; et je pris une tige de caratas; j'enôtai l'écorce extérieure, j'en mis un petit morceau sur lapierre et je battis le briquet; aussitôt elle prit feu, et mesenfants sautèrent tout joyeux autour de moi en criant: «Vivel'arbre à amadou!»

«Ce n'est pas tout, leur dis-je; je vais maintenant donner àvotre mère du fil pour coudre vos habits quand ils serontdéchirés.» Et en disant ces mots je tirai des feuilles decaratas une grande quantité de fils forts et souples quiémerveillèrent mes enfants, et causèrent la plus grande joieà ma bonne femme.

Elle n'y trouva qu'une chose à redire, c'est qu'il serait longd'en extraire un à un tous ces fils. Je lui appris que rienn'était plus aisé, en faisant sécher au soleil les feuilles, dontles fils se détachaient alors d'eux-mêmes.

«Eh bien, dis-je à mes enfants, cette plante vaut-ellel'ananas?» Ils convinrent tous que j'avais raison.

«Cette autre plante que vous voyez auprès, continuai je,est un figuier d'Inde; on le nomme aussi arbre-raquette,parce que ses feuilles ressemblent, en effet, à desraquettes. Son fruit est très-estimé des sauvages.» Àpeine eus-je prononcé ces mots, que Jack courut pour en

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faire une bonne récolte; mais il revint bientôt en pleurant,les doigts traversés de mille petites épines. Je l'aidai à sedégager la main, et je lui montrai la manière de prendre cefruit sans se blesser. Je fis tomber une figue sur monchapeau; j'en coupai les deux bouts avec mon couteau, et,la prenant alors à ces deux endroits, je la dépouillaifacilement de son enveloppe, et je la donnai à goûter àmes fils. Elle fut trouvée excellente, peut-être à cause de sanouveauté, et chacun se mit à en cueillir. Je vis alors monpetit Jack examiner avec beaucoup d'attention une de cesfigues qu'il tenait au bout de son couteau.

«Que fais-tu là, lui dis-je.

—Voyez donc, mon père, me cria-t-il, il y a sur ma figue unmillier de petites bêtes rouges comme du sang.

—Ah! m'écriai-je, encore une nouvelle découverte! c'est lacochenille.»

Mes enfants me demandèrent ce que c'était que cetanimal.

«C'est, leur répondis-je, un insecte qui, séché et bouilli,sert à donner une magnifique couleur rouge fort estiméedans le commerce; l'arbrisseau qui le porte s'appelle nopalou cactus opuntia.

ERNEST. Mais comme nous n'avons rien à teindre enrouge, et que ces fruits, pour être cueillis, demandent tropde soin, je préfère l'ananas.

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MOI. Fais donc attention que cet arbrisseau peut nousêtre utile de plus d'une manière. Il nous sera faciled'entourer notre habitation d'une haie de ces raquettes, etces feuilles épaisses nous garantiront des animauxmalfaisants.

JACK. C'est une plaisanterie, mon père; vous le voyez,cet arbre n'a pas de solidité, et un couteau aura bientôt faitune ouverture à votre haie, quelle que soit son épaisseur.»

Et pour nous donner une preuve de ce qu'il avançait, il tirason couteau de chasse et se mit à s'escrimer contre undes plus grands arbrisseaux; les raquettes cédaient avec,facilité, lorsqu'une d'elles vint tomber sur la jambe duspadassin et lui fit jeter un cri perçant.

MOI. «Eh bien! penses-tu maintenant que cette haie nesoit pas de nature à arrêter les téméraires quis'exposeraient à la traverser?

JACK. J'en conviens, mon père; c'est une bonne leçondont je profiterai, surtout si vos connaissances peuventvous indiquer un moyen de faire cesser la cuisante douleurque les maudites épines me causent.»

Une feuille de caratas étendue sur la partie souffranteenleva tout à coup cette vive douleur, et cet incident n'eutd'autres suites que de nous faire rire aux dépens du jeuneimprudent.

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Enfin nous nous remîmes en marche, et nous arrivâmesau ruisseau du Chacal; on le passa avec précaution, etnous atteignîmes bientôt la tente, où tout était resté enordre. Fritz courut chercher de la poudre et du plomb; moi,ma femme et Franz nous allâmes à la tonne de beurreremplir notre pot vide, et Jack et Ernest s'occupèrent àprendre des oies et des canards. Ils y réussirent avecassez de peine, car nos animaux étaient devenus un peusauvages pendant notre absence; mais enfin ils parvinrentà attraper deux oies et deux canards. La cotte de maillesde Turc fut remplacée par une sacoche de sel, et nousreprîmes le chemin de Falken-Horst, emportant avec nousles oies et les canards enveloppés dans nos mouchoirs.Au milieu de leurs cris, des aboiements de nos dogues etde nos bruyants éclats de rire excités par cette étrangemusique, nous arrivâmes sans encombre au logis. Mafemme courut traire la vache, dont le lait nous rafraîchitbeaucoup. Les pommes de terre firent les frais de notrerepas, et après avoir, dans notre prière, remercié leSeigneur de cette précieuse découverte, nous montâmesnotre échelle et nous passâmes la nuit dans un profond ettranquille sommeil.

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CHAPITRE XIIILa claie.—La poudre à canon.—Visite à

Zelt-Heim. Le kanguroo.—Lamascarade.

J'avais remarqué sur le rivage, entre autres choses utiles,une grande quantité de bois qui pouvait me servir àconstruire une claie, dont j'avais grand besoin pourtransporter à Falken-Horst la tonne de beurre et les autresobjets de première nécessité, trop lourds pour être portésà bras. Je formai le projet de m'y rendre le lendemainmatin, en emmenant avec moi Ernest, dont la paresse setrouverait un peu secouée par cette promenade matinale,tandis que je laisserais auprès des nôtres Fritz, qui pouvaitleur être utile.

Aux premières lueurs du crépuscule, je sautai à bas demon lit, je réveillai Ernest, prévenu la veille, et nousdescendîmes l'échelle sans réveiller nos gens: nous prîmesl'âne, et nous lui fîmes traîner une grosse branche d'arbredont je pensais avoir besoin.

MOI. «Eh bien! mon fils, n'es-tu pas fâché que je t'aieéveillé si tôt, et n'aimerais-tu pas mieux être resté àFalken-Horst, pour tuer des grives et des ortolans?

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ERNEST. Non, mon père, j'aime mieux être avec vous.Aussi bien mes chasseurs m'en laisseront-ils encore, et jesuis sûr que leur premier coup en fera fuir plus qu'ils n'enabattront dans toute leur chasse.

MOI. Et pourquoi cela, mon ami?

ERNEST. C'est qu'ils oublieront certainement d'ôter lesballes qui sont dans les fusils pour les remplacer par dupetit plomb; et puis ils tirent d'en bas, sans songer que ladistance du pied de l'arbre aux branches est hors de laportée du fusil.

MOI. Tes observations sont justes; mais il eut été mieuxde prévenir tes frères que de te réserver le plaisir de temoquer d'eux après leur désappointement. En général,ajoutai-je, mon cher Ernest, je loue et j'estime ton habitudede réfléchir avant d'agir; mais il faut prendre garde quecette habitude, excellente en elle-même, ne dégénère endéfaut. Il est des circonstances où il faut savoir prendre unerésolution instantanée. La prudence est une qualité, mais lalenteur et l'irrésolution peuvent quelquefois devenirpernicieuses. Que ferais-tu, par exemple, si un ours venaitsoudain se jeter sur nous? Fuir? les ours ont de bonnesjambes: tirer? tu risquerais de voir ton fusil rater; il faudraitse retrancher derrière ce pauvre âne, que noussacrifierions, et alors nous trouverions le temps de fuir, oude tirer à coup sûr.»

Nous arrivâmes cependant au rivage sans avoir rencontré

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d'ours qui nous mît dans la nécessité d'employer mon plan.Je me hâtai de fixer notre bois sur la branche d'arbre, toutecouverte encore de petites branches et qui faisait l'officede traîneau. Nous y ajoutâmes une petite caisse échouéesur le sable, et nous reprîmes le chemin du logis, aidantl'âne, avec deux longues perches qui nous servaient delevier, à traîner sa cargaison dans les mauvais pas. Enarrivant près de Falken-Horst, nous jugeâmes, aux coupsque nous entendions, que la chasse aux grives étaitcommencée; nous ne nous étions pas trompés. Leschasseurs s'élancèrent au-devant de nous dès qu'ils nousaperçurent. La caisse fut ouverte; mais elle ne nous fut pasfort utile, car elle me parut avoir appartenu à un simplematelot, et elle ne contenait que des vêtements et du lingeà moitié gâtés par l'eau de mer.

Je me rendis alors auprès de ma femme, qui me grondadoucement de l'inquiétude où je l'avais laissée; mais la vuede mon beau bois et la perspective d'une claie pourtransporter notre tonne de beurre l'apaisèrent bientôt. Jedemandai à mes enfants combien ils avaient tué d'oiseaux,et j'en trouvai quatre douzaines. Je remarquai que ceproduit n'était nullement en rapport avec la consommationqu'ils avaient faite de poudre et de plomb. Je les grondaidonc de leur prodigalité, je leur rappelai que la poudre étaitnotre plus précieux trésor, qu'elle était notre sûreté, etserait peut-être un jour notre seul moyen d'existence; jeconclus à ce qu'on apportât à l'avenir un peu plusd'économie à la dépenser. Je défendis dorénavant le tir

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aux grives et aux ortolans, et je décidai qu'on y suppléeraitpar des lacets, que j'appris à mes enfants à fabriquer. Jacket Franz goûtèrent à merveille la nouvelle invention, et leurmère les aida dans ce travail, tandis que je pris Fritz etErnest pour perfectionner avec moi la claie.

Pendant que nous étions tous ainsi occupés, il s'élevadans notre basse-cour une grande agitation. Le coqpoussait des cris aigus, et les poules fuyaient de touscôtés. Nous y courûmes aussitôt; mais nous nerencontrâmes, au milieu des volatiles effarouchés, quenotre singe. Ernest, qui le regardait du coin de l'œil, le vitse glisser sous une grosse racine de figuier; il l'y suivitaussitôt, et trouva là un œuf tout frais pondu, que le voleurse disposait sans doute à avaler. En le pourchassant dansun autre endroit, on découvrit encore quatre autres œufs.

«Ceci m'explique, nous dit ma femme, comment il se faitque nos poules, dans la journée, chantent souvent commesi elles allaient pondre, sans que je puisse jamaisrencontrer d'œufs.»

Nous résolûmes alors que le petit coquin serait privé desa liberté toutes les fois que nous croirions les poulesprêtes à pondre.

Jack, cependant, était monté sur l'arbre pour placer lespièges, et en descendant il nous donna l'heureuse nouvelleque les pigeons que nous axions rapportés du vaisseau yavaient déjà fait un nid et avaient pondu. Je recommandai

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de nouveau de ne jamais tirer dans cet arbre, de peurd'effrayer ces pauvres bêtes, et je fis porter les piégesailleurs, pour ne pas les exposer à s'y prendre. Cependantje n'avais pas cessé de travailler à ma claie, quicommençait à prendre tournure. Deux pièces de boiscourbées devant, liées au milieu et derrière par unetraverse en bois, me suffirent pour la terminer. Quand ellefut achevée, elle n'était pas trop lourde, et je résolus d'yatteler l'âne.

En quittant mon travail, je trouvai ma femme et mesenfants occupés à plumer des ortolans, tandis que deuxdouzaines enfilées dans une épée d'officier en guise debroche rôtissaient devant le feu. Ce spectacle étaitagréable, mais je trouvai qu'il y avait prodigalité, et j'en fisdes reproches à ma femme: elle me fit observer que c'étaitpour les conserver dans le beurre, comme je le lui avaisappris, et me rappela que je lui avais promis d'apporter àFalken-Horst la tonne de beurre que nous avions laissée àZelt-Heim.

Je me rendis à son observation, et il fut décidé que j'iraisimmédiatement après le déjeuner à Zelt-Heim avec Ernest,et que Fritz resterait au logis. Ma défense de se servir dela poudre comme par le passé causait de vifs chagrins auxenfants. Ils s'en plaignirent pendant le repas. Franz, avecson enfantine naïveté, vint me proposer d'en ensemencerun champ, qu'il soignerait de ses propres mains, si jevoulais permettre à ses frères d'user en liberté de celle que

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nous avions. Cette idée nous amusa beaucoup, et lepauvre petit était tout décontenancé au milieu de ces rires,dont il ne concevait pas la cause.

«Franz croit, dit Ernest, que la poudre se récolte dans leschamps comme le froment et l'orge.

—Ton frère est si jeune, répliquai-je, que son ignoranceest toute naturelle. Au lieu de te moquer de lui, tu devrais luiapprendre comment se prépare la poudre.»

Cet appel à la science d'Ernest lui faisait trop de plaisirpour qu'il ne se disposât pas à satisfaire sur-le-champ nosdésirs. Sa mémoire le servit à merveille: il parla tour à tourdes parties constituantes de la poudre, des proportions decharbon, de salpêtre et de soufre qui entrent dans sacomposition; puis des précautions inouïes que safabrication exige; il put facilement démontrer à ses frèresque, notre provision épuisée, il nous serait impossible dela renouveler.

Nous partîmes avec la claie, à laquelle nous avions attelél'âne et la vache, et précédés de Bill. Au lieu de suivre lechemin pittoresque des hautes herbes, nous prîmes le bordde la mer, parce que la claie glissait mieux sur le sable.Nous arrivâmes en peu de temps et sans rencontreremarquable. Notre premier soin fut de détacher nos bêtespour leur laisser la liberté de paître. Nous disposâmesensuite sur la claie non-seulement la tonne de beurre, maisencore celle de fromage, un baril de poudre, des balles, du

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plomb et la cuirasse de Turc.

Occupés ainsi, nous ne nous étions pas aperçus que nosbêtes, attirées par l'herbe tendre, avaient passé le pont, etse trouvaient déjà presque hors de vue. J'envoyai Ernestavec Bill pour les ramener, et je me mis à chercher d'unautre côté un endroit favorable pour prendre un bain, queles fatigues de la marche et de nos travaux avaient rendunécessaire. En suivant les bords de la baie du Salut, je visqu'elle se terminait par des rochers qui, en s'élevant de lamer, pouvaient nous servir de salle de bain. J'appelaiErnest, je criai plusieurs fois, mais il ne répondit point.Inquiet de son silence, je sortis du bain pour en découvrir lacause. J'appelai encore, je courus dans la plaine, et ce nefut qu'après quelques instants de la plus vive inquiétudeque j'aperçus mon petit garçon couché devant la tente. Jecraignis d'abord qu'il ne fût blessé; mais je reconnusbientôt, en m'approchant de lui, qu'il n'était qu'endormi,tandis que l'âne et la vache broutaient paisiblement prèsde lui; et je vis que, pour se débarrasser de la surveillanceque réclamaient ces animaux, il avait enlevé trois ou quatreplanches du pont, qu'il leur était de cette manièreimpossible de franchir.

Je le réveillai un peu brusquement: «Allons, debout, maîtreparesseux! Ne rougirais-tu pas si je disais à ta mère et àtes frères qu'au lieu de m'aider tu t'es étendu à l'ombrecomme un fainéant? Lève-toi, et va promptement remplirce sac de sel, que tu verseras dans la sacoche de l'âne;

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pendant ce temps je vais prendre un bain, et, lorsque tatâche sera finie, tu y viendras à ton tour.»

Je trouvai le bain délicieux; mais j'y restai peu, afin de nepas faire trop attendre mon petit Ernest. Je me dirigeaivers la place au sel, et je fus fort étonné de ne point l'yrencontrer. «Allons, me dis-je, mon paresseux sera encoreallé s'endormir dans quelque autre endroit.» Mais soudainj'entendis sa voix dans une direction opposée. «Papa!papa! cria-t-il, un poisson monstrueux! Accourez; ilm'entraîne, il ronge la ficelle!»

J'accourus plein d'effroi, et j'aperçus le petit philosophecouché sur une langue de terre, au bord du ruisseau,employant tout ce qu'il avait de forces à retenir une cordequi pendait dans l'eau, et au bout de laquelle se débattaitun superbe saumon qui avait avalé l'appât. Je saisis lacorde, et je le laissai regagner une eau plus profonde, où ilse fatigua en efforts inutiles; puis je l'attirai dans un bas-fond, où un coup de hache mit fin à ses angoisses et à sarésistance. Nous le tirâmes sur le sable; il devait bienpeser une quinzaine de livres.

Après cet effort, Ernest se déshabilla et alla prendre unbain; pour moi, j'ouvris le poisson, je le nettoyai, et je leremplis de sel pour le transporter frais à Falken-Horst.Ensuite, lorsque mon fils revint, nous attelâmes nos bêteset nous reprîmes la route du logis.

À mi-chemin à peu près, Bill, qui nous précédait, s'élança

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tout à coup dans l'herbe en aboyant, et fit lever un animalassez gros qui prit la fuite en faisant des sautsextraordinaires. Bill l'ayant chassé de notre côté, je fisimmédiatement feu, mais je manquai mon coup. Ernest,qui me suivait, prit tout le temps nécessaire, et visa si juste,que l'animal tomba roide mort. Nous accourûmes pour lerelever, et nous restâmes quelque temps stupéfaits devantcette singulière bête, cherchant, d'après ses caractèresdistinctifs, à le ranger dans une classe d'animaux connus.Enfin, à son museau allongé, à sa fourrure grise etsemblable à celle de la souris, et surtout à ses pattes dedevant courtes, et à celles de derrière longues comme deséchasses, à sa queue longue et forte, nous pûmesreconnaître le kanguroo.

Ernest était tout fier de sa victoire, et son cœur serepaissait par avance des louanges que ses frères allaientlui donner.

«Mais comment se fait-il, papa, que vous ayez manquécet animal, vous qui tirez bien mieux que moi? J'en auraiseu de l'humeur à votre place.

—J'en suis charmé, au contraire, mon enfant, parce que jet'aime mieux que moi-même, et que ta gloire m'est plusprécieuse que la mienne.»

Ernest me remercia les larmes aux yeux, et nous nouspréparâmes à transporter le kanguroo. Je lui attachai lesquatre pattes avec un mouchoir; puis, à l'aide de deux

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cannes, nous le portâmes jusqu'à la claie. Je remarquaique Bill nous suivait en léchant la blessure sanglante, et jeme souvins qu'il fallait saigner l'animal pendant qu'il étaitencore chaud, pour pouvoir le conserver intact. Nouscontinuâmes notre route vers Falken-Horst en causant del'histoire des animaux rongeurs et des marques distinctivesqui ont servi à les classer.

Le kanguroo fournit à Ernest une foule de questions. Ils'étonnait surtout de n'avoir jamais vu dans ses livres ladescription d'un animal semblable. Je fus obligé de luiapprendre que le kanguroo, quadrupède propre à laNouvelle-Hollande, n'avait été encore vu que par Cookdans son premier voyage. «Les naturalistes, ajoutai-je,attendent que de nouvelles observations aient confirmécelles de l'illustre voyageur, et jusque-là ils se sont bornés àrenvoyer à sa relation.

«Lorsque j'ai vu ces bonds qui t'ont frappé, ma mémoirem'a rappelé le passage de cette relation qui convient àl'animal étendu mort par ton adresse. Tu vois l'inégalitéentre les jambes de devant et celles de derrière; celles dedevant, qui n'ont que huit pouces, peuvent à peine lui servirà creuser la terre, tandis que celles de derrière, qui ontvingt-deux pouces, lui permettent de franchir d'un bond degrandes distances. Remarque aussi que sa tête et sesoreilles ressemblent à celles d'un lièvre; on lui a conservéle nom de kanguroo, que lui donnent les naturels de laNouvelle-Hollande.»

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Nous fûmes forcés souvent d'interrompre cetteconversation pour soulager nos animaux, en soulevant laclaie au moyen de leviers.

Nous arrivâmes enfin, quoique un peu tard, à Falken-Horst; des cris de joie nous saluèrent de loin; mais nousouvrîmes de grands yeux en voyant le burlesque spectaclequi nous attendait. Des trois petits garçons, l'un avait unhabit de matelot qui l'enveloppait deux ou trois fois et luitombait sur les talons; celui-ci, des pantalons qui leprenaient sous le menton, et ressemblaient à deuxénormes cloches; l'autre, perdu dans une veste qui luidescendait sur les pieds, avait l'air d'un porte-manteauambulant. Ils paraissaient cependant tout joyeux de leuraccoutrement, et se promenaient fiers comme des hérosde théâtre.

«Quelle farce avez-vous donc voulu nous jouer là?»m'écriai-je après avoir bien ri de ce spectacle.

Ma femme nous expliqua comment nos trois fils avaientvoulu, pendant notre absence, se donner le plaisir du bain;qu'elle en avait profité pour laver leurs habits, mais que,ces habits ne se trouvant pas secs, elle avait cherché dansla caisse repêchée la veille de quoi les vêtirprovisoirement.

Après l'accès de gaieté provoqué par ce travestissement,on courut à la claie pour examiner les richesses que nousapportions, et le kanguroo surtout devint l'objet de

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l'admiration générale. Fritz seul restait sombre au milieu dela joie universelle, et s'efforçait de combattre le mouvementde jalousie que lui inspirait une si belle proie atteinte parson frère; il le surmonta enfin, et vint prendre part à laconversation, sans que d'autres que moi l'eussentremarqué. Cependant il ne put s'empêcher de dire:«J'espère, mon père, que vous m'emmènerez avec vous laprochaine fois, au lieu de me laisser à Falken-Horst, où iln'y a à chasser que des pigeons et des grives.»

Je lui promis que le lendemain il m'accompagnerait, etpeut-être pour un voyage au vaisseau; et je lui fis voir quedu reste, lorsque je le laissais a Falken-Horst pour protégersa mère et ses frères, c'était lui donner une preuve deconfiance dont il devait être flatté, au lieu de m'en savoirmauvais gré. Nous nous mîmes à table avec un grandappétit. Je résolus de vider ce soir même le kanguroo. Jele suspendis ensuite pour le trouver frais le lendemain; puisnous allâmes prendre un repos dont nous avions tousbesoin.

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CHAPITRE XIVSecond voyage au vaisseau.—Pillage

général.—La tortue.—Le manioc.

Au premier chant du coq, je sautai hors de mon lit etdescendis de l'arbre pour dépouiller notre kanguroo etpartager les chairs, moitié pour être mangées sans retard,moitié pour être salées. Il était temps d'arriver; car noschiens y avaient tellement pris goût, qu'ils avaient déjàarraché la tête, et qu'ils se préparaient à partager la proietout entière. Je saisis aussitôt un bâton, et je leur enappliquai deux ou trois coups qui les firent fuir en hurlantsous les buissons. Je commençai aussitôt mes fonctionsde boucher; mais, comme je n'étais pas fort expert, je mecouvris tellement de sang, que je fus obligé d'aller me laveret changer d'habit avant de me représenter devant mesenfants. Nous déjeunâmes, et j'ordonnai alors à Fritz detout préparer pour aller à Zelt-Heim prendre le bateau decuves, et de m'accompagner au vaisseau. Quand il s'agitde partir, nous appelâmes en vain Jack et Ernest pour leurdire adieu. Inquiet, je demandai à ma femme où ilspouvaient être. Elle me répondit qu'ils étaient sans douteallés chercher des pommes de terre, et me fit remarquerqu'ils avaient emmené Turc avec eux. Je l'engageai à lesgronder quand ils reviendraient.

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Un peu rassuré, je me mis en marche avec Fritz; nousarrivâmes, sans rien rencontrer, au pont du ruisseau, et là,à notre grand étonnement, nous vîmes sortir de derrière unbuisson, en poussant de grands cris, nos deux petitspolissons. Ils avaient compté de cette manière nous forcerà les emmener avec nous; mais, comme j'avais dessein deprendre dans le vaisseau tout ce que j'en pourrais enlever,je me refusai absolument à ce qu'ils me demandaient, et jeleur recommandai de se rendre sur-le-champ auprès deleur mère, pour lui annoncer de ma part ce que je n'avaispas eu le courage de lui dire en partant: c'est que jepasserais la nuit sur le vaisseau.

Ils nous quittèrent un peu confus; pour nous, nousmontâmes dans le bateau de cuves, et, à l'aide du courant,nous atteignîmes en peu d'instants les débris du navire.Aussitôt arrivé, je résolus de multiplier nos moyens detransport; car notre bateau de cuves me semblaitinsuffisant pour l'immense quantité d'objets que je voulaisenlever.

Notre bateau n'ayant pas assez d'espace ni de soliditépour transporter une charge considérable, je voulusconstruire un radeau qui pût y suppléer. Nous eûmesbientôt trouvé un nombre suffisant de tonnes d'eau qui meparurent très-bonnes pour ma construction. Nous lesvidâmes aussitôt, puis nous les rebouchâmes avec soin, etnous les rejetâmes dans la mer après les avoir attachéesfortement avec des cordes et des crampons aux parois du

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vaisseau qui étaient les plus solides; cela fait, nousétablîmes sur ces tonnes un plancher très-fort, auquel nousfîmes, avec d'autres planches, un rebord d'un pied dehauteur tout autour pour assurer sa charge, et nous eûmesainsi un très beau radeau, qui pouvait contenir trois fois lacharge de notre bateau de cuves.

Cette construction avait employé toute notre journée, et ilcommençait à faire nuit quand elle fut terminée. Tout ceque nous pûmes faire, ce fut de chercher quelques vivrespour manger, et puis nous passâmes la nuit sur les matelasdu capitaine, où nous fîmes un si bon somme, qu'oubliantles dangers dont la mer nous menaçait, nous ne nousréveillâmes pas avant le lendemain matin.

Dieu eut notre première pensée lorsque nos yeux furentouverts; nous le remerciâmes de l'excellente nuit qu'il nousavait procurée, et nous procédâmes ensuite auchargement de notre radeau. D'abord nous vidâmescomplètement la chambre que nous avions habitée avant lenaufrage, puis celle même où nous venions de passer lanuit. Nous nous emparâmes des portes et des fenêtres, deleurs serrures, et de trois ou quatre caisses de bons habitsappartenant aux officiers. Je trouvai d'autres caisses quime firent bien plus de plaisir: c'étaient celles du charpentieret de l'armurier. Toutes ces boîtes furent déposées sur leradeau. La chambre du capitaine était pleine d'une fouled'objets précieux qu'il destinait sans doute aux richescolons de la mer du Sud, en échange de leurs produits. Je

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ne permis à Fritz d'y prendre que deux montres que j'avaispromises à ses frères, et quelques paquets de couverts defer, qui devaient mettre fin au scrupule qu'avait ma femmede se servir de ceux d'argent du capitaine. Ce que noustrouvâmes de plus précieux fut une caisse remplie dejeunes arbres fruitiers d'Europe, soigneusementempaquetés dans de la paille et de la mousse. Je revisavec attendrissement ces pommiers, ces poiriers et ceschâtaigniers, productions de ma chère patrie, et quej'espérais, avec l'aide de Dieu, naturaliser sous ce cielétranger. Nous prîmes encore une quantité de barres defer, de plomb en saumon, de meules à aiguiser, de rouesde char, de pelles, de socs de charrue, des paquets de filde fer et de laiton, des sacs pleins de graines d'avoine etde vesce; nous trouvâmes enfin un petit moulin à brasdémonté, mais dont toutes les pièces, soigneusementnumérotées, pouvaient être aisément reconstruites.Comment choisir parmi tous ces trésors? Les laisser sur levaisseau, c'était nous exposer à les voir disparaître aupremier coup de mer. Nous nous décidâmes à abandonnertous les objets de luxe, et nous complétâmes lechargement avec des armes et des munitions. J'ajoutaiencore un grand filet de pêche tout neuf, la boussole dunavire, et une superbe montre marine, qui devait nousservir à régler les nôtres. Fritz trouva dans un coin unharpon et un dévidoir à corde, qu'il fixa au devant duradeau pour harponner, disait-il, les gros poissons quenous pourrions rencontrer. Quoiqu'il soit très rare d'enrencontrer si près des côtes, je lui permis cette fantaisie.

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Il était près de midi quand le chargement fut terminé, etnos deux embarcations étaient remplies jusqu'au bord.Nous coupâmes enfin la corde qui les retenait près dunavire, et, poussés par un vent favorable, nous primes lechemin de la côte. Fritz, ayant aperçu un corps noir quiflottait à la surface de l'onde, me pria de l'examiner avecma lunette et de lui dire ce que c'était. Je reconnusfacilement une tortue de la grande espèce, endormie et selaissant aller au gré des flots. Pour satisfaire Fritz, qui mepriait instamment de l'accoster, je dirigeai le bateau verselle. La voile, en se déployant, me cachait le corps de monfils, de manière que je ne pouvais apercevoir sesmouvements; mais le sifflement du dévidoir, et la rapideimpulsion que notre bateau reçut tout d'un coup, me firentcomprendre qu'il avait jeté son harpon sur la tortue.

«Au nom du Ciel! lui criai-je, coupe la corde, imprudent; jene suis plus maître du radeau, nous allons chavirer.

—Touchée! touchée! criait mon jeune fou plein de joie,elle ne nous échappera pas.»

Je laissai la voile et courus à l'avant du navire, une hacheà la main, pour couper moi-même la corde; mais Fritz mefit remarquer que nous ne courions encore aucun danger,et me pria d'attendre. J'y consentis, tout en me tenanttoujours prêt à couper la corde à la première apparence depéril. La tortue, exaltée par la douleur, nous entraînait avecune effrayante rapidité, et j'avais toutes les peines du

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monde à maintenir notre embarcation en équilibre. Jeremarquai tout à coup que l'animal faisait un coude etcherchait à regagner la haute mer; je déployai aussitôt lavoile, et cette résistance parut si forte à la pauvre bête,qu'elle reprit le chemin de terre; mais, au lieu de suivre lecourant qui portait au vaisseau, elle le traversa et nousentraîna à gauche, vers la hauteur de Falken-Horst.

Nous traversâmes assez heureusement les écueils quibordent toute la côte; enfin le bateau vint échouer sur unbanc de sable, et par bonheur resta droit. Je sautaiaussitôt dans l'eau, et courus à la tortue, qui se cachaitdans le sable, et d'un coup de hache je lui coupai la tête.Fritz poussa alors un cri de joie, et tira son coup de fusil enl'air pour faire venir les nôtres. Ils accoururent, en effet, etnous accablèrent de caresses. Quand ils virent toutes nosrichesses, ils s'extasièrent, puis ils coururent admirer latortue, que Fritz avait frappée au cou.

Quand la curiosité fut satisfaite, je priai ma femme et mesfils d'aller aussitôt à Falken-Horst chercher la claie et nosdeux bêtes de trait, afin de mettre dès le soir une bonnepartie de notre butin à l'abri. Un orage ou simplement uneforte marée eût suffi pour engloutir ces richesses siprécieuses et si laborieusement acquises. Le reflux avaitlaissé nos embarcations presque à sec. Nous roulâmessur la côte quelques masses de plomb et nos plus grossesbarres de fer, auxquelles nous attachâmes les cordes desradeaux. Cette amarre me parut assez solide pour le

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moment. La claie arriva enfin; nous ne la chargeâmes quede la tortue et de quelques objets moins pesants, carj'estimai que cette bête pouvait bien peser à elle seule troisquintaux.

Chemin faisant, nous racontâmes ce que nous avions vuau vaisseau, et Fritz parla de la caisse de bijoux: tous mesenfants regrettaient que nous ne l'eussions pas apportée.

«Mes bons amis, leur dis-je, il faut abandonner ici certainspréjugés que vous avez apportés d'Europe. Par exemple,l'or et les bijoux, vous devez le comprendre, sont loind'avoir par eux-mêmes la valeur que nous leur attribuonsordinairement. C'est le luxe et le commerce qui en font toutle prix.

Ma femme nous apprit alors que le petit Franz avaitdécouvert, à ses dépens, un essaim d'abeilles, et que parconséquent nous allions avoir du miel. Tout en plaignant lepauvre petit et en nous félicitant de sa découverte, nousarrivâmes près de notre château aérien. Là commença unnouveau travail pour décharger et surtout pour ouvrir notregrosse tortue. Je la retournai sur le dos, et à force de soinset de précaution, je parvins à séparer la carapace duplastron, sans les briser ni l'un ni l'autre, le découpaiensuite autant de chair qu'il nous en fallait pour un repas, etje priai notre ménagère de nous la faire cuire sans autreassaisonnement qu'un peu de sel. Les pattes, les entrailleset la tête furent jetées aux chiens, et le reste destiné à êtreconservé dans la saumure. Ma femme voulut jeter la

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graisse verdâtre qui pendait tout autour; mais je lui apprisque c'était la partie la plus exquise de cet animal, et elleconsentit enfin à vaincre sa répugnance.

«Maintenant, papa, s'écrièrent à la fois mes enfants,donnez-nous cette belle écaille.

—Elle n'est pas à moi, leur répondis-je; elle est à Fritz, quiseul en disposera: d'ailleurs qu'en voulez-vous faire?»

L'un, c'était Jack, la destinait à lui servir de bouclier;l'autre, Franz, de petit bateau.

«Pour moi, dit Fritz, je compte en faire un bassin pourrecevoir l'eau du ruisseau qui coule auprès de nous.

—Bien, mon enfant! toi seul as pensé au bien général:c'est ainsi qu'il faut agir. Nous placerons ton bassinaussitôt que nous aurons rencontré de la terre glaise, quid'ailleurs ne saurait manquer ici.

—Elle est toute trouvée, s'écria aussitôt Jack; c'est moiqui l'ai découverte ce matin en tombant dessus....

—À tel point, ajouta la mère, que j'ai été obligée de faireune lessive de ses vêtements.

—Eh bien, hâtez-vous donc de poser votre bassin, ditErnest; je viendrai y faire rafraîchir les racines que j'aitrouvées ce matin aussi. Elles sont très-sèches etressemblent assez aux grosses raves: je les crois bonnesa manger, car notre cochon s'en régalait avec beaucoup

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de plaisir; mais je n'ai pas osé y goûter avant de vous lesavoir montrées.»

Je le louai de sa prudence, et je lui demandai à voir cesracines. Je reconnus avec joie que c'étaient des racines demanioc.

«Prises dans l'état naturel, elles peuvent être nuisibles, luidis-je; mais, cuites et préparées, elles servent à faire unesorte de gâteau qui remplace fort bien le pain: ainsiréjouis-toi de cette découverte, mon enfant.»

Cependant la claie était déchargée; nous reprîmes lechemin de la mer, tandis que ma femme et Franz restaientpour préparer le dîner. En cheminant, j'appris à mesenfants que la tortue qui fournit la belle écaille employéedans les arts, et qu'on appelle caret, n'a pas une chairbonne à manger, et que celle que nous avions tuée nepouvait, en revanche, fournir des écailles pareilles. Nouschargeâmes cette fois la claie en partie de nos effets, ainsique du moulin à bras, que la découverte du manioc nousrendait maintenant doublement précieux.

Lorsque nous revînmes au logis, le repas était prêt; mais,avant de nous mettre à table, ma femme me prit à part, etme dit: «Vous me semblez bien fatigués; aussi je vais vousfaire goûter d'un nectar qui sans nul doute vous rendra vosforces.»

En disant ces mots, elle me conduisit derrière notre arbre;

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là je trouvai caché dans un buisson, pour le tenir frais, unpetit tonneau.

«Voilà ma trouvaille,» dit-elle. Je goûtai et bus avecdélices, car c'était de l'excellent vin des Canaries. Ellel'avait trouvé le matin en se promenant au bord de la meravec Ernest. Celui-ci l'avait mis en perce, et nous avaitgardé le secret assez fidèlement pour nous laisser leplaisir de la surprise. La soupe de tortue fut trouvéedélicieuse; mes enfants, qui avaient paru d'abord assezpeu alléchés par la graisse verte, n'en eurent pas plutôtgoûté, qu'ils ne se firent pas prier pour en reprendre, et mafemme elle-même avoua qu'elle s'était trompée. Ce fut undes meilleurs repas de ma vie.

Tout le monde reçut ensuite un verre de bon vin, qui nousranima tellement, que nous trouvâmes des forces pourhisser dans notre demeure aérienne les matelas que nousavions apportés. Enfin nous remerciâmes Dieu de cettejournée de bénédiction, et nous nous étendîmes avecbonheur sur nos lits, ou un doux sommeil vint bientôt fermernos yeux.

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CHAPITRE XVVoyage au vaisseau.—Les pingouins.—

Le manioc et sa préparation.—Lacassave.

Dès mon lever, j'allai visiter les deux embarcations, sansréveiller aucun de mes enfants. Je me glissai avec le moinsde bruit possible au bas de l'arbre, et je trouvai là vie etactivité.

Les deux chiens, pressentant que j'allais faire une course,sautaient autour de moi et m'accablaient de caresses. Lecoq battait des ailes en criant, et les poules accouraientau-devant de moi. L'âne seul était encore étendu tout deson long, et visiblement peu disposé à la course matinaleque j'avais projetée. Je l'éveillai et l'attelai à la claie, sans yjoindre la vache, que je ne voulais pas fatiguer avant qu'elleeût donné son lait du matin; et, accompagné des chiens, jeme rendis vers la côte, flottant entre la crainte et l'espoir. Jevis avec plaisir, en arrivant, que les masses de plombauxquelles j'avais fixé mes embarcations avaient étésuffisantes pour les défendre contre la marée montante; leflot les avait un peu dérangées, mais elles étaient en bonétat. Je me hâtai de charger modérément la claie, et jerepris le chemin de Falken-Horst, où j'arrivai quand le soleil

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était déjà assez élevé; cependant tout le monde dormaitencore.

Je poussai un cri perçant, comme un cri de guerre, pourréveiller les dormeurs: ma femme fut la première à sortir dulit, et fut tout étonnée de trouver le jour si avancé.

«Ce sont ces matelas, dit-elle, qui nous ont fait si biendormir. En vérité, ils ont une influence magique, car mesenfants ne sont pas disposés à les quitter.

—Debout! debout! criai-je alors aux petits paresseux quis'étiraient; la paresse est un ennemi auquel il ne faut pascéder, car tous ces délais sont autant de victoires pour elle:méfiez-vous, mes enfants, de la propension à la mollesse;il faut, dans un homme, de la vigueur et de l'énergie pour lefaire triompher des obstacles et lui permettre de se passerdes autres.» Fritz fut le premier, Ernest le dernier à sortirdu lit, selon leur habitude.

Quand toute la famille fut sur pied, nous fîmes un déjeunerrapide, et nous nous acheminâmes tous vers la côte pouropérer le déchargement du radeau; nous fîmessuccessivement deux voyages avec la claie, et, au second,j'attelai la vache pour soulager un peu notre âne. En quittantle rivage, je m'aperçus pour la première fois que la maréemontait; je dis en conséquence adieu à mes autresenfants, et je montai avec Fritz dans le bateau de cuvespour attendre qu'il fût à flot. Jack me témoigna un tel désird'être de ce voyage, que je consentis à le laisser monter

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avec nous.

Nous ne tardâmes pas à nous trouver à flot. Encouragépar la beauté du temps, je résolus de faire un autre voyageau vaisseau. Arrivés à la baie du Salut, le courant nous yporta avec sa rapidité accoutumée; néanmoins, commenous remarquâmes que l'heure était déjà avancée, nousnous dispersâmes pour tâcher de faire quelque butin; carj'avais averti mes enfants que nous remettrions à la voileavant que le vent qui s'élève chaque soir de la côte eût eule temps de nous saisir. Jack revint bientôt, rapportantavec lui une brouette qu'il assurait devoir être commodepour transporter les pommes de terre à Falken-Horst. Fritzrevint ensuite sans rien rapporter; mais son air joyeuxm'annonçait qu'il était content de ses recherches: en effet, ilme dit qu'il avait trouvé au milieu d'un enclos de planchesune pinasse démontée, accompagnée de deux petitscanons pour l'armer.

Plein de joie à cette heureuse nouvelle, je quittai tout pourle suivre, et je m'assurai bientôt que mon fils ne s'était pastrompé; mais je compris que nous aurions bien de la peinepour la mettre en état de voguer.

Pour cette fois je laissai les choses dans l'état où elles setrouvaient, et, comme le temps pressait, je chargeai mesfils de placer sur le radeau quelques ustensiles deménage, une grande chaudière de cuivre, des plateaux defer, des râpes à tabac, un tonneau de poudre, un autre depierre à feu; trois brouettes, des courroies pour les porter;

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et, sans prendre le temps de manger, nous remîmes à lavoile en diligence.

Nous arrivâmes heureusement près de la côte; mais quelfut notre étonnement en apercevant au bord de l'eau,rangés de front, une quantité de petits hommes habillés deblanc! Ils nous paraissaient immobiles, les bras tantôtpendants, tantôt tendus vers nous, comme s'ils eussentvoulu nous témoigner leur affection.

«Ce sont des Lilliputiens, s'écria Jack; mais ils mesemblent un peu plus gros que ceux dont j'ai lu ladescription.»

Fritz se moqua un peu de son frère, et lui apprit que cesLilliputiens n'avaient jamais existé; il ajouta que cesanimaux devaient être des oiseaux, car il voyait bien quece que nous prenions pour des bras étaient leurs ailes.

Sa conjecture fut reconnue juste, et il se trouva que c'étaitune bande de pingouins manchots. Nous étions arrivés àpeu de distance du bord, quand soudain, sans meprévenir, Jack l'étourdi sauta dans l'eau et courut à terre;puis, avant que les imbéciles d'oiseaux songeassent às'enfuir, il leur distribua une volée de coups de bâton qui enabattit une demi-douzaine. Les autres prirent la fuite.

Fritz n'était pas content de ce que son frère l'avait ainsiempêché de tirer; mais je me moquai de sa maniemeurtrière, et je ris de bon cœur de l'exploit de Jack, touten le grondant de l'imprudence avec laquelle il s'était jeté

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en le grondant de l'imprudence avec laquelle il s'était jetédans l'eau.

Nous nous occupâmes ensuite à débarquer notrecargaison; mais, comme le soleil était déjà bien bas, nousprimes chacun une brouette, que nous chargeâmes, selonnos forces respectives, de râpes à tabac et de plaques enfer, sans oublier les pingouins de Jack, puis nous nousremîmes en marche.

Quand nous arrivâmes à Falken-Horst, les deux doguesarrivèrent les premiers à notre rencontre, et la joie aveclaquelle ils nous accueillirent se manifesta si vivement,qu'ils renversèrent plusieurs fois le pauvre Jack, dont lesfaibles mains distribuaient à tort et à travers à ses amisd'inutiles coups de poing. Cette lutte, dans laquelle Jackétait loin d'avoir l'avantage, nous amusa quelque temps.Ma femme accourut aussitôt, et fut très-contente de ladécouverte des brouettes.

Cependant quelques-uns de nos pingouins, que le bâtonde Jack avait seulement étourdis, avaient commencé à seremuer. J'ordonnai de les attacher par la patte à l'une denos oies, pour les habituer à la vie de basse-cour.L'expédient ne plut ni aux uns ni aux autres, et nos pauvresbêles ne comprenaient absolument rien à cet arrangement.

Ma femme me montra alors une bonne provision depommes de terre qu'elle avait recueillies pendant notreabsence, et Ernest et Franz un énorme monceau de laracine qu'Ernest avait découverte la veille, et que j'avais

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prise avec raison pour du manioc. Je donnai à chacun lapart d'éloges due à son activité.

«Ce sera bien mieux encore, dit alors le petit Franz,quand tu verras un jour, en revenant du vaisseau, un beauchamp de maïs, de courges, de melons.

—Oh! le petit bavard, dit ma femme. Oui, mon ami, nousavons semé toutes ces graines dans les trous de pommesde terre.»

Je remerciai ma femme de la surprise qu'elle meménageait, et je rassurai que je n'en avais pas moins deplaisir de l'avoir connue plus tôt. Je lui annonçai ensuite ladécouverte de la pinasse. Elle accueillit avec assez peu dejoie cette nouvelle; car elle prévoyait de nouveaux voyagesau vaisseau. Tout ce que je pus obtenir d'elle par mesraisonnements et mes démonstrations les plusconvaincantes, c'est qu'elle consentit à nous dire: «Il estcertain que si jamais j'étais obligée de retourner sur la mer,j'aimerais bien mieux m'y exposer sur un bon navire quesur notre méchant bateau de cuves.

«Mais, dis-moi, mon ami, ajouta-t-elle, que veux-tu fairede ces râpes à tabac? Tu ne veux pas sans doute habituertes enfants à priser, et je ne pense pas, du reste, que tutrouves du tabac dans cette île.

—Sois tranquille, ma bonne femme, ce n'est point là monbut; et bientôt, quand tu mangeras de bon pain frais, tubéniras ces râpes, au lieu de crier après elles.

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béniras ces râpes, au lieu de crier après elles.

—Ma foi, je ne comprends pas ce que ces râpes peuventavoir de commun avec du pain frais; il vaudrait mieux avoirun four.

—Ces plaques de fer que tu as regardées avec tant dedédain nous en tiendront lieu. Je ne te promets pas du painbien levé, mais au moins quelque chose qui nous en tiennelieu; en attendant, fais-moi un sac solide avec de la toile àvoile.»

Ma femme se mit sur-le-champ à l'ouvrage, et, commeelle ne se fiait pas trop à mes talents en pâtisserie, elleremplit ensuite la chaudière de pommes de terre, qu'ellemit cuire pour avoir quelque chose à nous donner.

Pendant ce temps-là j'étendis par terre une grande piècede toile, et je rassemblai tous mes enfants autour de moipour commencer à exécuter mon projet. Je remis à chacund'eux une râpe; puis je leur donnai des racines de maniocbien lavées, et je leur recommandai de râper.

Ils se mirent à l'œuvre en riant, mais avec une telle ardeur,ardeur de l'enfance pour tout ce qui est nouveau, qu'en peude temps nous eûmes un grand tas de farine quiressemblait assez à de la sciure de bois humide.

«Mange donc, se disaient-ils entre eux, mange donc deton bon pain de raves.»

Leur mère elle-même partageait un peu leur prévention,

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et, tout en préparant le sac que je lui avais demandé, ellesurveillait la cuisson des pommes de terre, sur lesquelleselle comptait beaucoup plus que sur le résultat de nosefforts. Toutes les plaisanteries me trouvaient insensible.«Allons, Messieurs, leur dis-je, riez à votre aise, égayez-vous, et cependant vous allez voir un pain qui fait laprincipale nourriture de plusieurs peuples de l'Amérique, etque les Européens qui le connaissent préfèrent même àcelui de froment: si je ne me suis pas trompé sur l'espècede manioc, vous me remercierez, j'espère.

—Il y a donc plusieurs espèces de manioc, dit Ernest.

—Il y en a trois: deux sont vénéneuses ou malsaineslorsqu'on les mange crues; la troisième peut se mangersans faire de mal; mais on lui préfère les deux autres,parce qu'elles sont plus productives et qu'elles ontl'avantage de mûrir plus vite.

—Comment! on laisse ainsi ce qui est bon et sain! ditJack; mais c'est de la folie. Pour mon compte, je vousremercie de votre pain empoisonné.»

Et il jeta de côté, avec son petit air mutin, la râpe et laracine qu'il tenait à la main.

«Sois tranquille, lui dis-je; je ferai en sorte de ne past'empoisonner, et il suffira pour cela de bien presser notrefarine avant de nous en servir.

—Pourquoi la presser?

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—Parce que tout le principe malfaisant réside dans le sucde la plante, et que, quand nous l'aurons extrait par lapression, il ne nous restera qu'une nourriture saine et sansdanger. Au surplus, nous aurons soin, avant d'y toucher,d'en faire l'épreuve sur le singe et les poules.

—C'est-à-dire que mon pauvre singe paiera pour tous. Jene veux pas qu'on l'empoisonne, reprit encore Jack.

—Ne crains rien; comme tous les animaux, ton singe estdoué d'un instinct que l'homme n'a pas, et il est présumableque, si le gâteau de manioc que nous lui présenteronsrenferme quelques parties malfaisantes, il se gardera d'ytoucher.»

Jack, rassuré, se mit à la besogne comme ses frères, etje vis avec plaisir le monceau de farine s'élever.

Le sac de ma femme était enfin cousu; j'y plaçai ce quemes fils avaient râpé. Il fallut alors songer à un pressoir, quiétait de toute nécessité.

Je pris une forte et longue branche d'arbre, puis j'établisdeux ou trois planches au-dessous d'une des racines dufiguier; je plaçai sur ces planches le sac rempli de farine, jele couvris d'une nouvelle planche, et j'étendis au-dessus magrosse branche, dont une extrémité passait dans la racinede l'arbre, tandis qu'à l'autre bout je suspendis tout ce queje pus trouver d'objets pesants: des pierres, du plomb, desbarres de fer qui la firent incliner vers la terre. Cette

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mécanique produisit l'effet que j'attendais, et nous netardâmes pas à voir le jus sortir à flots. Mes fils étaientémerveillés de la simplicité et en même temps desrésultats de mon expédient.

«Je croyais, me dit Ernest, que le levier n'avait d'autrepropriété que celle de soulever les fardeaux ou dedéplacer les masses.»

Je lui démontrai que la pression est une conséquencenaturelle de la première propriété; car, si la racine eût étémoins forte, le levier l'aurait soulevée ou arrachée, et c'estla résistance qui produit la pression.

«Les sauvages, continuai-je, qui ne connaissent pasencore les propriétés de cette puissante mais simplemachine, pour extraire du manioc les sucs malfaisants qu'ilcontient, l'enferment dans des paniers d'écorce faitsexprès. Ces paniers sont beaucoup plus longs que larges;mais, à force de les remplir, l'écorce se distend, et ilsdeviennent aussi larges qu'ils étaient longs. On les pendalors à des branches d'arbre, en attachant au bas degrosses pierres, dont le poids leur fait insensiblementreprendre leur première forme. Le procédé n'est pasexpéditif; mais il est certain.»

Ma femme voulut savoir si le jus n'était propre à aucunusage.

«Si, lui répondis-je; les sauvages en font un mets qu'ilsestiment, et dont la préparation consiste simplement à y

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estiment, et dont la préparation consiste simplement à ymêler du poivre et quelquefois du frai d'écrevisse. LesEuropéens ne le mangent pas; ils le laissent déposer dansdes vases, et en retirent un amidon très-fin.»

Ma femme me demanda aussi si cette farine se gardaitou s'il ne nous faudrait pas forcément employer en uneseule fois tout ce que nous avions râpé de manioc, en mefaisant remarquer que la journée entière suffirait à peine àla préparation et à la confection de notre pain. Je larassurai en lui disant que la farine de manioc pouvait seconserver des années, pourvu qu'elle fût bien séchée; maisje la prévins en même temps que le bouillon devait laréduire considérablement.

Cependant le jus avait cessé de couler; et tout le mondedésirait voir le succès de ma paneterie.

«Si nous faisions le pain?» s'écria Fritz.

J'y consentis; mais j'annonçai qu'au lieu de procéder sur-le-champ à confectionner le pain que nous devionsmanger, on se contenterait d'abord d'en faire un pour lesinge et les poules.

Je retirai le sac, je le vidai et j'étendis la farine pour lafaire sécher; puis, en ayant délayé une poignée dans unpeu d'eau, je fis une sorte de galette que je plaçai sur unede nos plaques de fer au-dessus d'un feu ardent. Nouseûmes bientôt un joli gâteau, bien doré, et de la mine laplus friande.

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«Oh! que cela est bon! disait Ernest; c'est bien dommagede n'en pouvoir manger tout de suite.

—Pourquoi pas? répondit Jack, je suis prêt, et Franzaussi, je pense.

—Mais moi, mon enfant, je ne veux pas; je crois volontiersqu'il n'y aurait aucun danger à tenter l'expérience; parprudence nous allons en laisser faire l'essai à notre singe.»

Aussitôt que le gâteau fut refroidi, j'appelai le singe et lespoules, et je leur en fis la distribution. Ils l'accueillirent avectant de joie, que je ne pus m'empêcher d'être rassuré sur lesuccès de mon expérience. Le singe surtout dévorait lesmorceaux avec un plaisir qui fit plus d'une fois envie à mesfils.

J'appris à mes enfants que les Américains appelaient cepain de la cassave. «À présent, continuai-je, préparons-nous à faire de la cassave pour nous; pourvu toutefois quenos bêtes n'éprouvent ni coliques ni étourdissements.»

Ces mots l'ayant frappé, Fritz me demanda si tels étaienttoujours les effets du poison.

«Ce sont les plus ordinaires, répondis-je; mais il y en aqui endorment, comme l'opium; qui corrodent, commel'arsenic. Mes enfants, vous pourriez peut-être trouver ici unarbre d'un aspect séduisant; son fruit ressemble à unepetite pomme jaune tachée de rouge, fuyez-le bien; c'est undes poisons les plus violents; on dit qu'il suffit même de

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s'endormir sous son ombre pour mourir. Il s'appelle lemancenillier.»

Je recommandai ensuite de ne jamais toucher à aucunfruit sans me l'avoir auparavant montré.

Cependant ma femme avait fait rôtir un pingouin, qued'une commune voix nous déclarâmes détestable. Jackseul en mangea, parce que c'était le produit de sa chasse.Nous le laissâmes faire, tout en le raillant.

Le reste de la journée fut employé à faire quelquesvoyages au bateau, et à ramener dans les brouettes lesdivers objets qu'il avait fallu y laisser la veille. Ladécouverte du nouveau pain était pour nous un bienfaitimmense; aussi nous comblait-elle de joie; et, quand vint lanuit, notre prière contint des remerciements encore plusardents qu'à l'ordinaire pour le Seigneur, dont la main necessait de nous combler de présents.

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CHAPITRE XVILa pinasse.—La machine infernale.—Le

jardin potager.

Le lendemain matin, nous allâmes visiter nos poules;toutes étaient bien portantes, ainsi que notre singe, quigambadait de toutes ses forces. Je commandai enconséquence de reprendre les travaux de boulangerie. «Àl'œuvre! m'écriai-je, Messieurs, à l'œuvre!» et je distribuaià chacun les ustensiles nécessaires. Les noix de coco, lesplaques de fer furent accaparées en un instant. Desbrasiers s'allumèrent.

«Voyons qui fera le meilleur pain,» m'écriai-je. Commemes enfants, tout en travaillant, ne se gênaient pas pourgoûter, il nous fallut assez de temps pour en faire uneprovision. Mes fils bondissaient de joie, et ma bonnefemme me demandait pardon, en riant de son incrédulitéprimitive. Le gâteau, mêlé au lait de notre vache, nousprocura un des repas les plus délicieux que nous eussionsfaits dans cette île. Les pingouins, les oies, les poules etles singes eurent leur part du régal; car mes petits ouvriersavaient assez manqué et brûlé de gâteaux pour que nouspussions en faire une abondante distribution. J'éprouvaisune envie démesurée de retourner au vaisseau; l'idée de la

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pinasse se présentait sans cesse à mon esprit, et je nepouvais me résigner à abandonner aux flots unedécouverte aussi précieuse. Mais un voyage au vaisseauétait toujours pour ma femme un sujet d'inquiétude, et ce nefut qu'avec la plus grande peine que j'obtins d'elled'emmener avec moi tous mes enfants, à l'exception dupetit Franz, parce que j'avais besoin de beaucoup de bras.Je lui promis de revenir le soir même, et nous partîmesbien pourvus de manioc et de pommes de terre cuites,sans oublier nos corsets de liège, qui devaient, en cas debesoin, nous soutenir sur l'eau. Notre voyage jusqu'à labaie du Salut fut sans aucun événement; nous nousembarquâmes, et, comme je connaissais parfaitementl'espace à parcourir, nous arrivâmes bientôt au vaisseau.

Notre premier soin fut de porter sur notre embarcation toutce que nous trouvâmes d'utile, afin de ne pas retourner lesmains vides. Vint ensuite la grande affaire, le but unique duvoyage, la pinasse. Je reconnus avec plaisir que toutes lesparties en étaient si exactement numérotées, que jepouvais sans trop de présomption espérer de lareconstruire en y mettant le temps nécessaire. Maiscomment la tirer de cet enclos de planches, qui nousprésentait un obstacle insurmontable? Comment la lancerde là à la mer? Il nous fallait nécessairement la reconstruiresur place, et nos forces n'étaient pas suffisantes pour latransporter autre part. Cent fois je me frappai le front en medemandant ce qu'il y avait à faire, cent fois je restai sansréponse et sans expédient. Cependant, plus je considérais

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ces membres épars, plus je fus convaincu de l'utilité pournous d'une chaloupe solide et légère qui remplacerait cebateau de cuves, où nous n'osions presque pas noushasarder sans nos corsets de liège.

Je m'en remis donc à la Providence pour trouver desmoyens, et je commençai à élargir avec la scie et la hachel'enclos dans lequel la barque était renfermée. Lorsque lesoir arriva, cet ouvrage pénible était loin d'être terminé;mais nous ne quittâmes le travail qu'en nous promettantbien de le reprendre le lendemain. Nous trouvâmes sur lerivage le petit Franz et sa mère. Elle nous prévint alors que,pour être plus près de nous, elle avait résolu de s'établir àZelt-Heim tant que dureraient nos voyages au vaisseau. Jela remerciai tendrement de cette marque d'affection, car jesavais combien peu elle aimait cette résidence, et nousétalâmes devant elle les provisions que nous avionsrecueillies: deux tonnes de beurre salé, trois de farine, dessacs de céréales, du riz, et une foule d'autres objets deménage, qu'elle accueillit avec beaucoup de plaisir.

Il se passa une semaine avant que nos travaux fussentterminés; chaque matin nous quittions notre bonneménagère, qui ne nous voyait plus que le soir: pour elle,elle allait de temps en temps à Falken-Horst chercher despommes de terre, et nous la trouvions, à notre retour,guettant l'embarcation, assise sur quelque pointe derocher.

Cependant la pinasse était entièrement reconstruite dans

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son enclos de planches; elle était élégante, mêmegracieuse; elle avait sur la proue un tillac, des mâts, unepetite voile, comme une brigantine. On pouvait, à la voir,juger qu'elle marcherait bien, car elle devait tirer peu d'eau.Toutes les ouvertures avaient été calfeutrées et garnies.Nous avions même songé au superflu; car nous avionsplacé et assujetti à son arrière, avec des chaînes, commesur les grands vaisseaux, deux petits canons.

Malgré tous nos soins, notre petit bâtiment restaitimmobile sur sa quille, et nous n'entrevoyions guère parquels moyens nous pourrions lui faire quitter le vaisseaupour le mettre à flot. Les parois du navire étaient si fortesen cet endroit, les planchers si longs et si épais, qu'il y eûteu folie de notre part à vouloir pratiquer une ouverture, àforce de bras, jusqu'au milieu du vaisseau où elle setrouvait. Une tempête, un coup de vent pouvait d'ailleurss'élever pendant cette longue opération et détruire enmême temps vaisseau, pinasse et ouvriers. D'un autrecôté, je ne pouvais supporter l'idée d'avoir essuyé tant defatigues, d'avoir travaillé si longtemps, le tout inutilement.Mon désespoir même me suggéra un moyen; et, sans enrien révéler à mes fils, je me hasardai à le mettre àexécution.

J'avais trouvé un mortier de cuisine en fonte; j'y attachaiune chaîne en fer; je pris ensuite une forte planche dechêne que je fixai au mortier par des crochets aussi en fer;j'y pratiquai une rainure avec un couteau, et dans cette

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rainure je passai un bout de mèche à canon assez longpour pouvoir brûler au moins deux heures. J'avais rempli lemortier de poudre avant de le couvrir avec la planche, etavant de rabattre sur les anses du mortier les crochets dontje l'avais garnie. Je calfeutrai de goudron les jointures, jecroisai par-dessus la chaîne de fer en divers sens, etj'obtins ainsi une espèce de pétard dont l'effet pouvaitrépondre à mes espérances, mais dont je craignais lessuites.

Je le suspendis alors dans l'enclos de la pinasse, encalculant, autant que je le pus, le recul, de manière à cequ'elle ne pût en souffrir. Quand tout fut arrangé à mon gré,je fis monter mes fils dans le bateau, je mis le feu à lamèche du pétard, et nous partîmes. Nous arrivâmes bientôtà Zelt-Heim. À peine étions-nous descendus à terre etcommencions-nous à débarquer notre cargaison, que nousentendîmes une détonation effroyable. Les rochers larépétèrent avec un bruit terrible, et ma femme et mes fils enfurent tellement frappés, qu'ils interrompirent tout à coupleurs travaux.

«C'est un vaisseau qui fait naufrage, dit Fritz; courons àson secours.

—Non, dit ma femme, la détonation me semble venir denotre vaisseau. Vous avez sans doute laissé du feu qui sesera communiqué à un baril de poudre, et dont l'explosionaura achevé de briser le navire.»

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Je parus croire qu'en calfeutrant la pinasse nous avions,comme elle le disait, oublié quelque lumière, et je proposaià mes fils de retourner immédiatement au navire pourconnaître la vérité.

Tous, sans me répondre sautèrent chacun dans leur cuve,et nos rames, auxquelles la curiosité donnait une impulsionplus violente, nous conduisirent bientôt auprès du navire.Je remarquai avec joie qu'il ne s'en élevait ni flamme nifumée, et quand nous fûmes près d'aborder, au lieu de fixerle bateau à l'endroit habituel, je lui fis faire le tour, et nousnous trouvâmes vis-à-vis d'une immense ouverture quilaissait apercevoir notre pinasse un peu couchée sur lecôté. La mer était couverte de débris; mais je ne laissaipas à mes fils le temps de s'affliger de ce spectacle, et jem'écriai: «Victoire! cette belle pinasse est enfin à nous!

—Ah! je commence à comprendre, s'écria Fritz; c'estvous qui avez fait tout cela, mon père, pour dégager lapinasse.»

J'avouai à mes fils le stratagème dont j'avais cru devoiruser; nous montâmes sur le vaisseau, et nous trouvâmes lepétard enfoncé dans la paroi opposée; alors, à l'aide ducric et des leviers, nous commençâmes à faire glissernotre gracieux et léger bâtiment sur des cylindres placésexprès sous sa quille. Un câble très-fort fut disposé demanière à l'empêcher de s'éloigner du vaisseau, et nosefforts réunis l'eurent bientôt mis en mouvement et lancé àla mer. Je fis alors appel à toutes mes connaissances dans

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l'art de gréer un navire, de le munir de mâts et de voiles. Lanuit nous surprit à l'ouvrage; nous nous contentâmesd'assurer notre nouveau trésor contre les flots, et nousreprîmes le chemin de Zelt-Heim. Il fut convenu que, pourménager à la bonne mère une surprise complète, on secontenterait de lui dire qu'un petit baril de poudre avait faitexplosion et endommagé une partie du vaisseau, commeelle l'avait pensé.

Le gréement de notre pinasse dura deux jours entiers;enfin, quand tout fut terminé, mes fils, au comble de la joiede voir ce léger navire glisser sur les flots avec rapidité, medemandèrent comme grâce de saluer leur mère de deuxcoups de canon en arrivant à la côte, et, comme ils avaienttravaillé avec le plus grand zèle et montré la plus grandediscrétion, je ne crus pas devoir leur refuser ce plaisir.

Fritz fut donc immédiatement érigé en capitaine. Jack etErnest, canonniers, chargèrent leurs pièces; puis, auxcommandements successifs du capitaine, les deux canonspartirent l'un après l'autre. Quant à Fritz, qui n'était jamaisen retard quand il s'agissait de tirer, il avait déchargé enmême temps ses deux pistolets. Cette petite scène deguerre avait monté la tête à mes enfants, et Jack disait qu'ilvoudrait bien se trouver en présence d'une flotte desauvages, pour avoir le plaisir de la canonner et de lacouler à fond.

«Plaise à Dieu, au contraire, lui répondis-je, mon enfant,que nous n'ayons jamais occasion de nous servir de notre

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artillerie!»

Cependant nous touchions à la côte, où ma femme etmon petit Franz nous attendaient, ne sachant s'ils devaientse réjouir ou s'effrayer; mais ils reconnurent bientôt nosvoix.

«Soyez les bienvenus! s'écria ma femme, tout entémoignant de son admiration à la vue de notre bellepinasse qui se balançait mollement dans la baie. À labonne heure! j'aurai moins peur de l'eau dans cettepinasse que dans votre vilain bateau de cuves.»

Après avoir loué notre habileté et notre persévérance, ellenous dit avec une sorte d'orgueil: «Vous nous avezménagé une surprise, Messieurs; eh bien! Franz et moinous ne serons point en reste avec vous; nous ne sommespoint demeurés inactifs pendant que vous travailliez, et, sinous ne pouvons annoncer nos œuvres à coups de canon,quelques plats de bons légumes qui arriveront en temps etlieu les recommanderont peut-être à votre attention.»

Je voulus lui demander des explications. «Suivez-moi,nous dit-elle, suivez-moi par ici.» Elle nous conduisit ducôté où la rivière du Chacal tombait en cascade, et là ellenous fit voir, à l'abri des rochers, un potager superbe,divisé en compartiments et en planches séparées entreelles par de petits sentiers.

«Voilà, dit-elle, notre ouvrage; là j'ai placé des pommesde terre, ici des racines fraîches de manioc, de ce côté

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de terre, ici des racines fraîches de manioc, de ce côtédes laitues; plus loin tu pourras planter des cannes à sucre,et voici des places disposées pour réunir les melons, lesfèves, les pois, les choux et tous les trésors que levaisseau pourra nous fournir. Autour de chaque plantationj'ai eu soin de déposer en terre des grains de maïs:comme il vient haut et touffu, il abritera mes jeunes planteset les défendra contre l'ardeur du soleil.»

Je la félicitai bien sincèrement, et je complimentai surtoutle petit Franz de la discrétion qu'il avait mise à garder lesecret de sa mère.

«Je n'aurais jamais cru, lui dis-je, qu'une femme seule etun enfant de six ans pussent parvenir à de tels résultats enhuit jours.

—Je n'y comptais pas non plus, me répondit ma femme,et voilà pourquoi nous avions voulu vous faire un secret denotre entreprise, afin de n'en avoir pas la honte en casd'insuccès. D'un autre côté, je soupçonnais quelquesurprise aussi de votre part, et je me suis dit: Je ne seraipoint en reste avec eux.»

Nous reprîmes le chemin de la tente. Cette journée fut unedes plus heureuses que nous eussions encore passées, etj'eus soin de faire remarquer à mes enfants quellesjouissances pures et vraies le travail apporte à ceux qui s'ylivrent.

Chemin faisant, ma bonne femme me rappela les plantes

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d'Europe qui étaient depuis huit jours à Falken-Horst, etelle m'invita doucement à m'en occuper si je ne voulais pasles laisser périr. Je lui promis d'y songer dès le lendemain.

La pinasse déchargée, nous la fixâmes au rivage, et laplupart des objets qu'elle contenait furent déposés sous latente; chacun de nous se chargea comme il put de ceuxqu'il était facile d'emporter, et nous reprîmes le chemin deFalken-Horst, où ma femme seule avait fait quelquesapparitions depuis six jours pour soigner nos bestiaux, quicommençaient à souffrir de notre absence trop prolongée.

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CHAPITRE XVIIEncore un dimanche.—Le lazo.—

Excursion au bois des Calebassiers.—Le crabe de terre.—L'iguane.

Pendant notre séjour à Zelt-Heim et malgré lesoccupations qui nous ramenaient au vaisseau, nousn'avions point encore négligé de célébrer un dimanche. Letroisième tombait le jour de notre arrivée à Falken-Horst, etnous le célébrâmes par des exercices religieux et deslectures pieuses qui remplirent la matinée.

Quand nous eûmes dîné, je donnai à ma jeune famille lapermission de reprendre ses jeux.

J'avais à cœur de développer en eux tout ce que la naturey avait mis de force et d'adresse; aussi je leurrecommandai bien de s'exercer à sauter, tirer de l'arc,lutter et courir.

Ces exercices du corps étaient assez du goût de mesenfants, Ernest excepté, qui avait besoin d'admonestationspour y prendre part. Néanmoins, lorsque le jeu étaitnouveau, il se décidait assez facilement. Quand ils eurentépuisé leurs jeux ordinaires: «Mes enfants, leur dis-je, jevais vous montrer un jeu d'adresse mis en usage chez les

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vais vous montrer un jeu d'adresse mis en usage chez lesPatagons, nation renommée par ses habitudes guerrièresparmi les sauvages de l'Amérique du Sud, et qui enhabitent la pointe méridionale.»

Je pris alors deux balles que j'attachai chacune à un boutde corde d'environ six pieds, et je présentai à mes enfantscette nouvelle arme. Les sauvages, qui n'ont à leurdisposition ni cuivre, ni plomb, se servent simplement degros cailloux.

Je leur expliquai ensuite comment les Patagons faisaientusage de cette arme en la lançant contre les animaux qu'ilsvoulaient attaquer, et comment les deux balles, en revenantsur elles-mêmes, entouraient fortement la partie que lacorde avait touchée.

«C'est ainsi, leur dis-je, qu'il leur arrive de prendre leurproie vivante en lui lançant leur fronde dans les jambes.»

Cette description paraissait si neuve, que je lançai lafronde que je venais de faire contre un arbuste placé à peude distance pour la leur mieux faire comprendre, et la forcedu coup fut telle, que je coupai la tige en deux. Le succèsne pouvait manquer d'être assuré; il me fallut aussitôt enfabriquer trois autres, et Fritz, qui adopta passionnémentcet exercice, n'eut pas de cesse qu'il n'y fût devenu d'unegrande force. Je me plaisais à voir ainsi mes fils s'habituerà des armes qui devaient encore exercer leur agilité, leurforce et leur coup d'œil.

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Je leur appris que cette fronde, en usage chez la plupartdes peuplades de l'Amérique du Sud, a reçu le nom delazo.

Le lendemain, je remarquai de notre château que la merétait très-agitée: le vent soufflait avec force de manière àeffrayer de vrais marins; nous ne pouvions donc noushasarder sur les flots.

J'annonçai à ma femme que nous resterions à terre toutela journée, et que nous étions à sa disposition. Elle nousmontra que, pendant nos absences continuelles, elle avaitpris assez d'ortolans à Falken-Horst, à l'aide de nospièges, pour en remplir une demi-tonne, où elle les avaitroulés dans le beurre. Nos pigeons avaient dressé leur nidet couvaient tranquillement dans les branches du figuier. Enfaisant ainsi la ronde autour de nos possessions, nousarrivâmes près des arbres fruitiers, et je jugeai qu'il étaitbien temps de m'en occuper, car ils étaient déjà à moitiédesséchés.

Cette occupation remplit notre journée tout entière, et,quand vint le repas du soir, nous trouvâmes nos ustensilesde cuisine en si mauvais état, qu'on décida à l'unanimitéqu'il fallait les remplacer, et se rendre pour cela en familleau bois des Calebassiers; car ni ma femme ni Franz nevoulaient rester à la maison en pareille occasion. À lapointe du jour nous étions sur pied, et, munis desprovisions nécessaires, nous quittâmes Falken-Horst.L'âne seul était attelé à la claie, que nous devions charger

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de calebasses, et sur laquelle je comptais placer le petitFranz, si ses faibles jambes étaient trop fatiguées. Turc,cuirassé selon son habitude, ouvrait la marche; Bill erraitçà et là, portant sur son dos Knips (c'était le nom donné aupetit singe), et mes enfants, bien armés, la suivaientpartout. Quant à moi, je marchais un peu en arrière avecma femme, qui tenait Franz par la main.

Nous nous dirigeâmes vers les marais du Flamant. Mafemme était enthousiasmée devant l'admirable végétationqui se déployait à nos yeux.

Fritz s'était enfoncé dans les herbes avec Turc; nousl'entendîmes faire feu, et nous vîmes soudain tomber dansles herbes un oiseau énorme; mais il n'était pas mort, etnous trouvâmes mon fils aux prises, ainsi que les dogues,avec cette forte bête, qui se défendait vaillamment contreeux à coups de pieds et d'ailes. Turc avait déjà deuxprofondes blessures à la tête; quand je m'approchai à montour, je fus assez heureux pour envelopper avec monmouchoir la tête de l'animal. Privé de la lumière, il donnades coups moins dangereux, et nous parvînmes facilementà nous rendre maîtres de lui. En l'examinant, je ne luitrouvai qu'une blessure à l'une des ailes. Je les assujettistoutes deux et lui liai une patte, puis nous le portâmes ainsigarrotté sur la claie.

«Ah! le bel oiseau!» s'écrièrent-ils tous en l'apercevant.

Ernest, qui s'était rapproché, l'examinait attentivement.

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«Mon père, dit-il enfin, je pense que c'est une oie outarde.

—Tu as en partie raison, lui répondis-je; c'est bien uneoutarde, mais elle n'a pas les pieds membraneux commeceux de l'oie, et elle est de l'espèce que les naturalistesappellent poule outarde, bien qu'il lui manque au piedl'ergot qui distingue les poules. La blessure ne parait pasincurable, ajoutai-je en même temps, et je m'estimeraistrès heureux de pouvoir l'apprivoiser et de la placer dansnotre basse-cour.»

Ma femme se permit alors de me faire, sur l'inutilité de cenouvel hôte, quelques observations qu'elle appuya delamentations en faveur de ses petits, qui attendaient peut-être le retour de leur mère. Je la rassurai en lui apprenantque ses petits couraient tous seuls comme les poussins ausortir de l'œuf, et que l'outarde pourrait fournir un rôti au casoù nous ne pourrions la conserver.

L'outarde bien attachée sur notre claie, nous nousremîmes en route, et nous ne tardâmes pas à arriver aubois des Singes, nom que nous avions donné au bois oùces messieurs s'étaient chargés de nous fournir uneabondante provision de cocos. Fritz raconta en riant à samère les détails de cette aventure; et ses jeunes frères,surtout le gourmand Ernest, appelaient de tous leurs vœuxune nouvelle troupe de singes pour leur envoyer ces bellesnoix qui pendaient au-dessus de leur tête; mais rien neparaissait, et l'on cherchait inutilement le moyen desuppléer à ces animaux, quand tout à coup une noix tomba

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à mes pieds, puis une seconde, puis encore une troisième.Tous aussitôt de lever la tête et de chercher la main quidétachait ainsi pour nous ces fruits; mais elle semblaitinvisible, et le feuillage restait immobile sans que rien parûtà nos yeux.

«C'est étrange! s'écria Jack: est-ce que nous sommesdans le royaume des fées?»

À peine eut-il achevé ces mots, qu'une noix vint luieffleurer le visage. Plusieurs noix tombent encore, tandisque nous cherchons inutilement le mot de l'énigme. Maistout à coup Fritz, qui s'était réfugié sous l'arbre même pourse mettre à l'abri des projectiles, s'écrie: «Je l'ai découvertle sorcier! à moi le sorcier! le voilà qui descend de l'arbre;voyez la vilaine bête!»

En effet, c'était un bien hideux animal. Il descendait del'arbre, disposé à jouir de sa récolte, quand Jack l'aperçut;l'étourdi, tout en se récriant sur la laideur du sorcier, courutà lui et voulut l'assommer d'un coup de crosse de fusil;mais il le manqua. L'animal, dans lequel j'avais reconnu lecrabe de terre, peu effrayé de cette démonstration, marchadroit à son agresseur en étendant vers lui des pinces silarges et si formidables, qu'après avoir fait bonne minequelques moments celui-ci se prit à fuir en criant.Cependant, comme ses frères se moquaient de lui, le dépitlui rendit le courage, et suppléant par la ruse à son manquede forces, il ôta sa veste et s'arrêta droit devant sonennemi; puis, quand celui-ci fut assez près, il l'en couvrit

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tout entier. Sachant qu'il n'y avait aucun danger pour lui, jele laissai lutter quelques instants; mais il fallait, pourparalyser les forces de l'ennemi, plus de vigueur que n'enavait mon pauvre Jack, et je voyais le moment où le vilainanimal s'en serait allé tranquillement, emportant la veste demon petit guerrier, lorsque je me décidai à lui appliquer uncoup de hache qui le tua sur-le-champ.

La laideur de l'animal, la terreur et la bravouresuccessives de Jack nous occupèrent encore quelquetemps; nous plaçâmes sur la claie le sorcier et ses noix decoco, et nous nous mîmes en marche. Peu après le boiss'épaissit; bientôt il nous fallut recourir à la hache pourouvrir un passage à l'âne et à la claie qu'il traînait après lui.La chaleur était devenue extrême; nous marchionsmaintenant en silence et la tête baissée, car nos gosiersaltérés et secs nous interdisaient la parole. Mais tout àcoup Ernest, toujours observateur, nous appela auprès delui, et nous montra une plante à l'extrémité de laquellependaient quelques gouttes d'une eau limpide et pure. Unepremière incision avait fait tomber assez d'eau pour que lepetit égoïste se désaltérât; mais je m'aperçus qu'il enrestait encore, et que le défaut d'air seul l'empêchait decouler; je fendis alors la plante dans toute son étendue, ettous, jusqu'à l'âne, nous pûmes nous désaltérer à notretour.

«Bénissons Dieu, m'écriai-je alors avec l'accent de lareconnaissance; remercions-le d'avoir ainsi créé, au milieu

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du désert, des plantes bienfaisantes qui s'offrent auvoyageur égaré comme des fontaines de salut.»

La joie nous revint avec nos forces; poussant un peu decôté, vers la rive, nous atteignîmes bientôt les calebassierset la place où nous nous étions déjà arrêtés. Fritz, serappelant parfaitement tout ce que je lui avais dit lapremière fois que nous avions passé devant ces arbres,répéta la leçon à ses frères, et leur enseigna les usagesauxquels ils étaient propres, et l'utilité qu'en tiraient lessauvages de l'Amérique.

Pendant qu'il parlait, je m'étais un peu éloigné pour choisirles plus belles calebasses, et voir si nous n'avions pasquelque malice à redouter de la part des singes; jereconnus avec plaisir qu'ils étaient sans doute ailleurs, carje n'en aperçus aucune trace. En revenant, je trouvai Fritz etJack ramassant du bois sec et des cailloux, tandis que mafemme s'occupait à soigner l'outarde, dont la blessuren'était pas dangereuse. Elle me représenta qu'il était biencruel de laisser cette pauvre bête toujours chaperonnée, et,pour lui faire plaisir, je lui ôtai le mouchoir et l'attachaiseulement avec une longue ficelle à un arbre. La pauvrebête resta fort tranquille, si ce n'est lorsque nos chiensl'approchaient; du reste elle ne s'effarouchait nullement denotre présence, ce qui me confirma dans l'idée que la côteétait inhabitée, puisqu'elle paraissait n'avoir jamais vud'hommes. Cependant Jack, aidé de Fritz, avait allumé ungrand feu; et tous deux étaient si affairés, que je ne pus

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m'empêcher de leur dire:

«Ah! ah! Messieurs, pourquoi ce feu par une tellechaleur? quels sont vos projets, s'il vous plaît?

JACK. Mon papa, nous voulons faire cuire le sorcier dansune calebasse, à la mode des sauvages.

MOI. À merveille! et vous voulez faire rougir les caillouxque vous jetterez dans l'eau; mais, avant tous ces efforts,vous auriez dû vous assurer, ce me semble, des deuxéléments essentiels de votre cuisine, des vases et del'eau.»

Ma femme, qui m'entendit, me fit observer qu'elle avaitbesoin aussi de plusieurs ustensiles; aussitôt les enfantsse mirent à l'ouvrage pour façonner des calebasses;beaucoup furent gâtées; mais ils parvinrent à fabriquerquelques-uns des ustensiles dont nous avions besoin.

Nous fîmes des assiettes plates, des nids pour nospigeons, des ruches pour nos abeilles. Pendant que noustravaillions, Ernest, qui avait complètement manqué sesustensiles de calebasses, s'était enfoncé dans l'épaisseurdu bois pour y chercher quelque filet d'eau. Soudain nousle vîmes revenir en courant de toutes ses forces et encriant: «Un sanglier! un sanglier! Vite! vite!»

Fritz sauta sur son fusil, et nous nous élançâmes tousdeux vers l'endroit qu'Ernest nous indiquait.

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Nos chiens avaient pris les devants, et des grognementshorribles nous indiquèrent bientôt l'endroit où se débattaitavec nos vaillants combattants, au lieu d'un sanglier, notretruie, que son humeur capricieuse nous avait contraints delaisser courir à sa guise. Cette découverte fut le sujetd'interminables plaisanteries, comme toutes celles dumême genre. Tout en parlant, nous aperçûmes notrecochon dévorant de petites pommes colorées quijonchaient la terre. Craignant cependant quelque danger,j'empêchai mes fils d'en manger, et nous nous mîmes enroute pour chercher de l'eau, chacun de notre côté. Jackpartit en avant; mais à peine eut-il franchi quelquesbuissons que nous le vîmes à son tour revenir plein d'effroi,en nous assurant qu'il avait vu un crocodile endormi sur unrocher. Tout on marchant vers le lieu qu'il nous avaitdésigné, je lui appris qu'il était peu probable qu'il y eût descrocodiles dans un lieu aussi aride; en effet, je reconnus etlui désignai, dans l'animal que nous trouvions endormi,l'énorme lézard vert que les naturalistes nomment iguane.

Je les rassurai sur le naturel de cet animal, qui n'estnullement dangereux, et je leur dis qu'on regardait, enAmérique, sa chair comme une grande friandise. Fritz allaitlui tirer un coup de fusil; je l'arrêtai en lui faisant observerque la balle s'amortirait contre les écailles et rendrait soncoup inutile, et que l'animal irrité deviendrait peut-être àcraindre.

«Laissez-moi faire, dis-je ensuite; je veux essayer un

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moyen bien simple et assez singulier de se rendre maîtrede cet animal.» Je demandai en même temps unebaguette légère et une ficelle, au bout de laquelle je fis unnœud coulant. Je me mis ensuite à siffler; puis profitant del'espèce d'engourdissement que cette mélodieoccasionnait à l'animal, je lui jetai par précaution le nœudcoulant autour du cou. Voyant qu'il ne donnait aucun signede colère, je plongeai dans une de ses narinesentrouvertes la baguette dont j'étais armé: le sang coula enabondance, et l'animal mourut à l'instant sans avoir souffertaucune douleur.

Mes fils, étonnés, s'approchèrent alors; je leur appris quej'avais lu dans les voyages ce singulier moyen de tuerl'iguane; mais je ne croyais pas, ajoutai-je, qu'il m'eût aussibien réussi. Il s'agissait maintenant d'emporter l'animal; jele pris sur mon dos, et mes fils supportèrent la queue; ainsidisposés, nous regagnâmes l'endroit où nous avions laisséla claie. Ma femme et Franz, inquiétés par notre absenceprolongée, nous cherchaient de tous côtés. Le récit denotre chasse les intéressa beaucoup; mais, comme nousn'avions pas trouvé d'eau, nous goûtâmes, pour nousdésaltérer, les petites pommes que j'avais ramassées, etdans lesquelles je crus reconnaître les fruits du goyavier;puis nous reprîmes le chemin de Falken-Horst, laissant laclaie au milieu du campement. Seulement l'âne fut chargédu lézard et de notre vaisselle de courge. Nous sortîmes dubois des Calebassiers; en passant à l'extrémité, nousrenouvelâmes notre provision de voyage; puis nous

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atteignîmes un bois de chênes magnifiques, entrecoupé dequelques beaux figuiers de la même espèce que ceux deFalken-Horst. La terre était jonchée de glands; un de mesenfants s'étant avisé d'en manger un, et l'ayant trouvéexcellent, nous suivîmes son exemple, et nous enrécoltâmes une bonne quantité. Nous arrivâmes bientôt aulogis; pendant que j'éventrais et préparais l'iguane, mesenfants déchargèrent l'âne et placèrent l'outarde à côté duflamant, dans un poulailler. L'iguane fût trouvé délicieux;mais le crabe de Jack fut jeté aux chiens. Nous soupâmesà la hâte, et nous courûmes chercher le repos dans notrechâteau aérien.

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CHAPITRE XVIIINouvelle excursion.—Le coq de

bruyère.—L'arbre à cire.—La colonied'oiseaux.—Le caoutchouc.—Le

sagoutier.

On comprend que le lendemain mon premier soin futd'aller chercher notre claie; mais, comme je voulais faireune excursion au delà des rochers, et que j'étais, curieuxde savoir jusqu'où s'étendaient les limites de notre empire,je résolus de n'emmener que Fritz avec moi.

Je laissai donc mes trois cadets près de leur mère, sousla garde de Bill, qui était pleine, et nous partîmes, Fritz etmoi, accompagnés de notre baudet et de Turc, quibondissait autour de nous.

Arrivés au bois de chênes, nous y trouvâmes notre truiequi se régalait de glands, et, après lui en avoir enlevéquelques poignées, nous continuâmes notre route. Nousremarquâmes dans les branches des compagniesd'oiseaux que nous ne connaissions pas encore. Fritz tiradeux ou trois coups de fusil, et je reconnus parmi ceux qu'ilavait abattus le grand geai bleu de la Virginie et desperroquets de deux espèces. Il y avait entre autre un ara

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rouge magnifique et une perruche verte et rouge. Mais,pendant que nous étions occupés à les considérer, un bruitsoudain, semblable à celui d'un tambour mouillé, vintfrapper notre oreille.

La première pensée qui se présenta à nous fut qu'il yavait dans le voisinage une horde de sauvages dont nousentendions la musique guerrière. Cependant nous nousglissâmes vers l'endroit d'où le bruit partait, et nousécartâmes les branches d'arbres qui nous obstruaient lavue. Nous découvrîmes alors, au lieu de sauvages quenous redoutions, un coq de bruyère perché sur un troncd'arbre pourri, et occupé à donner le spectacle à unevingtaine de gelinottes réunies autour de lui et enadmiration devant les gentillesses de toutes sortesauxquelles il se livrait pour captiver leur attention. C'était unspectacle étrange dont j'avais déjà lu la description, et queje n'avais jamais pu croire. Cris modulés, battementsd'ailes, roulements de tête, le singulier acteur de cettescène n'épargnait rien pour plaire. Tantôt il agitait lesplumes de son cou avec une telle violence, qu'on aurait ditun nuage qui l'entourait; d'autres fois il se tenaitmajestueusement immobile et poussait un cri perçant, puisil recommençait aussitôt sa pantomime. Le nombre despoules qui étaient assemblées autour de lui s'augmentait àchaque instant, quand Fritz, ajustant l'acteur et le tuant, mitfin à ses ébats. Les gelinottes prirent la fuite. Je grondaimon fils de cette ardeur inconsidérée, et, comme sonaction m'avait causé une impression désagréable, je ne

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pus m'empêcher de lui dire avec vivacité: «À quoi boncette rage de détruire sans cesse? La mort, et toujours lamort! Est-ce donc un bonheur pour toi de ne laisserd'autres marques de ton passage que la dévastation?Crois-tu qu'il y eût eu moins de plaisir pour nous à jouir dece spectacle nouveau qu'à trouver l'acteur gisant devantnous?»

Fritz parut honteux de son action; mais comme le mal étaitirrémédiable, je crus qu'il était convenable d'en tirer lemeilleur parti possible, et j'envoyai le chasseur ramasserson gibier.

«C'est un superbe animal, dit-il en le rapportant, et jeregrette beaucoup de l'avoir tué; il eût été fort utile dansnotre basse-cour.

—C'est vrai, lui répondis-je, mais nous pouvons encoreremédier à cette perte. Quand une de nos poules sera surle point de couver, nous amènerons ici notre singe; soninstinct le guidera sans doute vers quelque nid degelinottes. Nous prendrons les œufs et les confierons à nospoules; nous pourrons ainsi introduire dans notre basse-cour une nouvelle espèce de volatiles.»

Nous déposâmes ensuite le coq sur le dos de l'âne; et,continuant notre route, nous arrivâmes en peu de temps aubosquet des goyaviers, dont les petites pommes nousrafraîchirent comme la veille.

Nous arrivâmes ensuite aux calebassiers; nous

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Nous arrivâmes ensuite aux calebassiers; noustrouvâmes en bon état les divers objets que nous y avionslaissés la veille. Comme il nous restait encore beaucoupde temps, je résolus de pousser une excursion au delà desrochers, et d'entrer dans la partie du pays que nousn'avions pas encore visitée.

Après avoir suivi pendant quelque temps les rochers,nous arrivâmes à une plaine couverte de plantes peuélevées. Nous ne nous y avancions qu'avec précaution,jetant nos regards à droite et à gauche pour ne rien laisseréchapper, et nous mettre en mesure d'éviter le danger s'ils'en présentait. Turc marchait le premier; le baudet venaitaprès lui. Nous rencontrâmes de distance en distance depetits ruisseaux, des champs de pommes de terre ou demanioc, et de temps en temps des troupes d'agoutis, quijouaient tranquillement et ne paraissaient pas du touteffrayés de notre approche. Fritz aurait volontiers lâché descoups de fusil; mais ils étaient trop éloignés pour qu'il pûtespérer les atteindre, et cette circonstance seule le retint.

Au bout de quelques instants de marche, nouspénétrâmes dans un fourré de buissons qui nous étaientinconnus, et parmi lesquels nous découvrîmes le myricacerifera, arbre dont les baies produisent la cire. J'engageaiFritz à en cueillir le plus qu'il lui serait possible; car jesavais que cette découverte ferait plaisir à ma femme.

Un peu plus loin, nous vîmes une espèce d'oiseaux quiparaissaient vivre en société dans un nid immense oùhabitait la tribu tout entière, et sous lequel chacun trouvait

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habitait la tribu tout entière, et sous lequel chacun trouvaitun abri. Il était placé au milieu de l'arbre, à la naissancedes branches et des rameaux, et ressemblaitextérieurement à une grosse éponge, à cause desouvertures nombreuses qui se montraient sur toutes lesparois et qui conduisaient à chaque nid particulier. Mêlésaux habitants du nid, une foule de petits perroquets volaientçà et là en poussant des cris aigus et en disputant auxpropriétaires l'entrée de leur nid. Curieux d'examiner deprès cette intéressante tribu, Fritz grimpa sur l'arbre; et,après plusieurs tentatives, il fut assez adroit pour dénicherun de ces petits oiseaux, qu'il put mettre vivant dans lapoche de sa veste, malgré les cris, les battements d'aileset les coups de bec de ses frères. Fritz était heureux de sacapture: elle ramena son attention sur le phénomènesingulier de ces animaux vivant en société, phénomène surlequel notre conversation roula pendant assez longtemps.Je lui rappelai les prodiges accomplis par les castors, quiconstruisent des digues capables de résister à descourants violents, et font même déborder des rivières pourétablir leurs demeures dans les étangs formés parl'inondation.

Je lui racontai les travaux merveilleux accomplis par lafourmi céphalote. Je lui fis la description de ces belles etgrandes fourmilières qu'on rencontre dans plusieursendroits de l'Amérique, hautes et larges de six pieds, etdont les remparts sont maçonnés avec autant d'art et desolidité que s'ils eussent été construits par la main deshommes. Puis je lui parlai d'un animal moins étonnant,

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mais non moins intéressant, la marmotte, dont le souvenirnous rappelait notre chère patrie.

Cette leçon d'histoire naturelle avait fait disparaître lalongueur du chemin, et nous étions arrivés à un boisd'arbres qui nous étaient encore inconnus: ilsressemblaient au figuier sauvage; leur fruit était âpre; ilsavaient de quarante à soixante pieds d'élévation, et leurécorce était crevassée et couverte d'aspérités. Ils portaienten outre çà et là de petites boules de gomme qui s'étaientdurcies à l'air. Fritz, qui s'était plusieurs fois servi, pourvernisser, de la gomme qui tombe des arbres d'Europe,prit celle-ci, et voulut la ramollir dans ses mains; maisl'action de la chaleur ne fit que l'étendre, et elle reprenaitsur-le-champ sa première forme par un mouvementélastique. Surpris de la découverte, il vint à moi ens'écriant: «J'ai trouvé la gomme élastique!

—Serait-il possible! lui dis-je avec empressement:heureux si tu dis vrai!»

Je m'en assurai, et je vis qu'en effet nous étions près del'arbre à caoutchouc. Fritz ne se rendait pas compte de lajoie qui m'animait.

«La gomme élastique nous sera tout à fait inutile, dit-il;nous n'avons rien à dessiner, et par conséquent pas decrayon à effacer.

—Un moment, lui dis-je, et écoute-moi: la gommeélastique est non-seulement utile au dessinateur, mais elle

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élastique est non-seulement utile au dessinateur, mais ellepeut servir à faire un tissu imperméable, et nous pourronsen fabriquer des chaussures pour la saison des pluies.»Cette idée plut extrêmement à mon fils, et je fus obligé delui indiquer comment je pensais arriver à ce résultat et lamanière d'employer le caoutchouc.

«Le caoutchouc, lui dis-je, est cette gomme qui sedégage de l'arbre que tu vois; elle en tombe goutte àgoutte, et on la recueille dans des vases où l'on a bien soinde ne pas la laisser se solidifier. On la prend à l'étatliquide, et l'on en couvre de petites bouteilles de terre quel'on présente ensuite à la fumée d'un feu de bois humidequi sèche l'enduit. C'est de là que le caoutchouc prend lateinte noire avec laquelle il parvient en Europe. Quant à laforme, elle est telle qu'on la donne aux moules. On appliquesur ces moules plusieurs couches successives de gomme,et quand elles sont suffisamment séchées, on brise labouteille, dont les morceaux sortent par l'ouverturesupérieure. C'est ce procédé que je compte appliquer à laconfection de nos chaussures. Nous remplirons de sableun de nos bas, et nous étendrons dessus les couches decaoutchouc nécessaires pour donner une botte épaisse etsolide.»

Nous avançâmes encore quelque temps, et nous nedécouvrîmes qu'un nouveau bois de cocotiers: c'était celuiqui se prolongeait jusqu'au bord de la mer, près dupromontoire de l'Espoir-Trompé. De petits singes qui s'yébattaient nous fournirent des noix dont nous nous

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régalâmes; mais en considérant les arbres qui s'élevaientautour de nous, j'en remarquai quelques-uns d'une pluspetite espèce qui me parurent être des sagoutiers. Parminos découvertes, celle-ci était une des plus précieuses. Jeme hâtai donc de m'assurer de la réalité en frappant de mahache un de ces arbres étendu par terre, et je trouvai unemoelle d'un goût agréable, qui était, en effet, celui du sagouque j'avais mangé en Europe. Ce qui me confirma encoredans mon opinion, ce furent les grosses larves dont j'avaislu la description dans les relations de voyages, et dont lesIndiens sont très friands. J'en embrochai plusieurs dansune baguette, et les fis rôtir à la flamme d'un feu quej'allumai. L'odeur qu'elles répandaient était délicieuse. Jeles goûtai en me servant d'une pomme de terre en guisede pain, et Fritz, qui d'abord, à l'inspection, avait protestéque jamais de sa vie il ne toucherait à un pareil mets, sedécida enfin à partager ma cuisine, et la trouva si bonne,qu'il recueillit toutes les larves qu'il put trouver pour les fairegriller à son tour.

Après ce repas délicat, nous nous levâmes, et nouscontinuâmes encore quelque temps notre excursion sansrien rencontrer de nouveau. La terre offrait partout cettemême végétation si riche et si puissante. Mais deschamps de bambous nous offrirent un obstacleinsurmontable. Nous nous dirigeâmes donc à gauche lelong du rivage, à travers la plantation des cannes à sucre,et, comme il était tard, nous nous hâtâmes de reprendre laroute de Falken-Horst. Nous prîmes par le chemin le plus

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court pour regagner le bois des Calebassiers, où nousretrouvâmes la claie; l'âne fut attelé, et nous retournâmesvers les nôtres, qui nous attendaient avec une inquiétudemotivée par notre longue absence.

Ma femme témoigna beaucoup de joie à la vue du sagou;puis elle s'approcha pour écouter Fritz, qui racontait avecfeu les découvertes du jour, le coq gelinotte et le nid habitépar une colonie d'oiseaux.

Le perroquet de Fritz, auquel Jack et Franz adressaientdéjà la parole, fut salué par tout le monde du nom classiquede Jacquot, et reçut une quantité de glands doux dont il serégala.

Je racontai alors à mon tour la découverte du caoutchouc,qui devait nous donner des bottes imperméables, et desbaies à cire, avec lesquelles je promis de faire desbougies. Ma femme reçut avec une attention spécialecelles que nous rapportions.

Après le repas et à la nuit tombante, nous remontâmessur notre arbre, tirant l'échelle après nous, et nous nouslivrâmes à un sommeil qui nous était nécessaire.

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CHAPITRE XIXLes bougies.—Le beurre.—

Embellissement de Zelt-Heim. Derniervoyage au vaisseau.—L'arsenal.

Nous étions à peine debout, que ma femme et mes filss'empressèrent autour de moi, et qu'il me fallut m'occuperde la fabrication des bougies, métier pour moi biennouveau. Je cherchai dans ma mémoire tout ce que j'avaisappris sur l'art du cirier, et je me mis à l'ouvrage. J'auraisvoulu pouvoir mêler à mes baies du suif ou de la graissepour donner à mes bougies plus de blancheur et les fairebrûler plus facilement; mais il fallut en prendre notre parti.Ma femme préparait des mèches avec du fil à voile, tandisque je m'occupais à faire fondre la cire. J'avais placé sur lefeu un vase rempli d'eau, j'y jetai les baies, et je vis bientôtnager à la surface une matière huileuse de couleur verte; jel'enlevai avec soin; je la plaçai dans un vase, à proximité dufeu pour l'empêcher de prendre consistance. Lorsque jecrus en avoir obtenu une quantité suffisante, je commençaià tremper dans la cire tenue à l'état liquide les mèches enfil, puis je les suspendis à des branches d'arbre pour lesfaire sécher, et je recommençai jusqu'à ce que mesbougies fussent de bonne grosseur. Je les plaçai dans un

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endroit frais pour les faire durcir, et le soir même nouspûmes en faire l'essai. Ma femme était heureuse; et, bienque la lueur n'en fût pas d'une pureté irréprochable, cesbougies allaient ainsi nous permettre de prolonger nossoirées, et nous empêcher de nous coucher en mêmetemps que le soleil, comme nous l'avions fait jusqu'alors.Le succès qui couronna cette entreprise nous encourageaà en tenter une seconde. Ma femme regrettait beaucoupde voir se perdre chaque jour la crème qu'elle levait du laitde notre vache; elle désirait pouvoir en faire du beurre;mais il lui manquait pour cela l'instrument nécessaire, labaratte. Mon inexpérience ne me permettant pas d'enfabriquer une, j'y suppléai en mettant en usage un procédéque j'avais vu employer par les Hottentots. Seulement, aulieu de la peau de bouc dont ils se servent, je coupai unecourge en deux parties égales, que je refermaihermétiquement. Je l'emplis aux trois quarts de lait; puis,ayant attaché à quatre pieux disposés exprès un longmorceau de toile, sur lequel je plaçai la courge, j'ordonnai àmes fils de l'agiter dans tous les sens. La singularité decette opération, peu pénible en elle-même, leur servit dejouet. Au bout d'une heure, la courge, longtemps ballottéecomme un enfant au berceau, nous fournit d'excellentbeurre. La cuisinière le reçut avec satisfaction, et mespetits gourmands n'en furent pas moins charmés. Mais cestravaux n'étaient rien; il en est un qui me donna plus depeine, et que je fus plus d'une fois sur le pointd'abandonner. Il s'agissait de la construction d'une voitureplus commode que notre claie pour transporter nos

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provisions et nos fardeaux. Je gâtai une quantitéprodigieuse de bois, et je ne parvins à faire qu'unemachine lourde et informe de quatre à cinq pieds à laquellej'adaptai deux roues de canon enlevées au navire, et dontles bords furent façonnés en bambous croisés. Quelquegrossière que fût cette voiture, elle nous fut d'une grandeutilité.

Pendant que je m'occupais ainsi à ce pénible travail, mafemme et mes fils ne restaient pas les bras croisés; ilsexécutaient divers embellissements, dans lesquels un motsuffisait pour les guider, tant ils y mettaient de zèle etd'intelligence; ils transplantèrent la plupart de nos arbresd'Europe dans les lieux où je supposais qu'ils devaient lemieux réussir. La vigne fut placée contre notre grand arbre,dont le feuillage nous parut propre à la défendre contre lesrayons du soleil. Les châtaigniers, les noyers, les cerisiersfurent rangés sur deux belles allées, dans la direction dupont de Falken-Horst. Cette promenade ombragée étaitménagée pour nos voyages à Zelt-Heim. Nous arrachâmestoute l'herbe, et au milieu nous établîmes une chausséebombée, afin qu'elle fut toujours sûre et propre. Lesbrouettes étant insuffisantes pour y transporter le sablenécessaire, je construisis un petit tombereau, que l'ânetraînait.

Comme la nature avait entièrement déshérité Zelt-Heim,nos efforts d'embellissements se portèrent principalementsur ce point. Nous y transférâmes notre résidence pour les

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exécuter à loisir. Nous y plantâmes en quinconce tous ceuxde nos arbustes qui ne redoutaient pas l'ardente chaleur,tels que les limoniers, les citronniers, les pistachiers et lesorangers cédrats, qui atteignent une hauteur extraordinaireet portent des fruits plus gros que la tête d'un enfant.L'amandier, le mûrier, l'oranger sauvage et le figuier d'Indey trouvèrent aussi leur place. L'aspect du site fut ainsichangé; à une plage brûlante nous fîmes succéder un fraisbosquet; nous abritâmes les sables du rivage d'ombreshautes et épaisses, qui devaient favoriser la crue desherbes et offrir de la nourriture à nos bestiaux, si nousétions forcés de nous retirer en cas d'invasion étrangère.

Après avoir planté le long du ruisseau des cèdres pourattacher notre barque et nous donner aussi de l'ombre, ilnous vint dans l'idée d'entourer notre demeure defortifications, de haies vives et fortes, en un mot, de lamettre en état de soutenir le siège contre une armée desauvages, s'il en était besoin. Notre artillerie devaitnaturellement prendre place dans ces projets belliqueux.Aussi nous construisîmes une plate-forme, sur laquellefurent hissés les deux canons de la pinasse.

Ces divers travaux nous occupèrent six semaines environ,sans pourtant nous empêcher de célébrer le dimanche parles exercices accoutumés; et j'admirai comment mes fils,fatigués par six jours de travail assidu, trouvaient encoreassez de forces le dimanche pour se livrer à tous les jeuxgymnastiques, grimper aux arbres, courir, s'exercer à

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nager ou à lancer le lazo: tant il est vrai que le changementd'occupation repose autant que l'inaction!

Une seule chose nous inquiétait, c'était l'état dedélabrement de nos habits. Les costumes d'officiers et dematelots que nous avions trouvés sur le navire étaient usés;et je voyais avec crainte le moment où nous serions forcésde renoncer aux habillements européens. D'un autre côté,ma superbe voiture commençait à se fatiguerconsidérablement; l'essieu ne tournait plus quedifficilement, et encore était-ce avec un bruit capable dedéchirer l'oreille la moins délicate. De temps en temps j'ymettais bien quelque peu de beurre; mais ce secours étaitinsuffisant, et ma femme aurait voulu voir son beurre mieuxemployé. Je me rappelai que le vaisseau, qui contenaitencore plusieurs objets, pourrait bien renfermer quelquestonnes de graisse et de goudron. Le désir de savoir dansquel état il se trouvait depuis que nous l'avions visité, joint ànos besoins urgents, me détermina à mettre la pinasse enmer et à tenter un voyage que j'annonçai à ma femmecomme devant être le dernier. Nous profitâmes du premierjour de calme pour mettre ce projet à exécution.

La carcasse du navire était à peu près dans l'état où nousl'avions laissée; prise comme elle l'était entre les rochers,la mer et le vent ne lui avaient enlevé que quelquesplanches. Nous parcourûmes les chambres, nous fîmesmain basse sur tous les objets qu'elles renfermaient, puisnous descendîmes dans la cale; nous y trouvâmes, comme

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je l'avais pensé, plusieurs tonnes de graisse, de goudron,de poudre, de plomb, ainsi que des canons de groscalibre, des chaudières d'une grande capacité, quidevaient servir à une raffinerie de sucre. Les moinspesants de ces objets furent embarqués, les autres furentattachés à des tonnes vides bien bouchées, et je projetaialors, pour en finir et nous rendre maîtres des débris dunavire, de faire sauter la carcasse, dont les flots devaientnous apporter toutes les planches au rivage. Quoique lespréparatifs de cette entreprise fussent extrêmementsimples, ils durèrent quatre jours. Je me contentai deplacer dans la quille du bâtiment un baril de poudre, auquelj'attachai une mèche qui devait brûler plusieurs heures, etnous nous éloignâmes précipitamment pour regagner lacôte.

Quand nous fûmes arrivés, je proposai à ma femme deporter le souper sur le promontoire, d'où l'on pouvaitapercevoir le vaisseau; elle y consentit volontiers. Nousnous mîmes gaiement à table, attendant avec anxiété lemoment de l'explosion; mais l'obscurité, qui dans cescontrées, comme je l'ai déjà dit, succède immédiatementau jour, commençait à peine à envelopper la terre, quenous vîmes s'élever tout à coup au-dessus des flots uneimmense colonne de feu; puis une explosion retentit, et toutrentra dans le calme. C'étaient les derniers débris dunavire qui se séparaient; avec eux disparaissaient lesderniers liens qui nous attachassent à l'Europe. Cette idéepleine de tristesse se communiqua spontanément à

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chacun de nous; aussi, à la place des cris de joie surlesquels j'avais compté, l'explosion du navire ne fut reçueque par des pleurs, auxquels je ne pus moi-même résister.Nous retournâmes à Zelt-Heim en proie aux plus tristespensées.

Le repos de la nuit changea le cours des péniblesimpressions de la veille. Nous nous levâmes avec le jour, etnous nous hâtâmes d'aller à la côte. Des planches et despoutres flottaient ça et là; il nous fut facile de les réunir surle rivage. Les chaudières de cuivre surnageaient, ainsi quedeux ou trois canons. Nous amenâmes à terre, à l'aide del'âne, tout ce qu'il nous fut possible, et les chaudières nousservirent à assurer notre magasin de poudre, en lesrenversant par-dessus les tonnes qui la contenaient. Nouschoisîmes une place, à l'abri des rochers, pour en fairenotre arsenal; de telle sorte qu'une explosion ne nousprésentait plus aucun danger. Nous creusâmes tout autourun petit fossé pour garantir la poudre de l'humidité, et nousremplîmes avec du goudron et de la mousse l'intervalle quirestait entre les tonnes et la terre sur laquelle elles étaientappuyées. Les canons furent couverts, tant bien que mal,avec des planches; ma femme surtout insistait pour nousfaire prendre des précautions, car elle avait une grandefrayeur des résultats que pouvait avoir une explosion.

Tandis que nous étions occupés à ces travaux importants,je découvris que deux canes et une de nos oies avaientcouvé sous un buisson, et conduisaient déjà à l'eau une

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petite famille de poussins. Canetons et oisons furentsalués avec une grande satisfaction: nous lesapprivoisâmes bientôt en leur jetant quelques morceaux depain de manioc.

Les dernières dispositions à faire pour la sécurité de Zelt-Heim et des provisions que nous y avions déposées, nousy retinrent encore une journée; mais chacun désirait ledépart pour retrouver le bien-être qui nous attendait cheznous. Aussi je m'empressai de donner le signal, et lajoyeuse caravane partit pour Falken-Horst.

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CHAPITRE XXVoyage dans l'intérieur.—Le vin de

palmier.—Fuite de l'âne.—Les buffles.

En parcourant l'avenue qui conduisait à Falken-Horst,nous trouvâmes nos jeunes arbres courbés par le vent, et jerésolus aussitôt de protéger leur faiblesse avec des tuteursde bambous, qu'il nous serait facile de trouver de l'autrecôté du promontoire de l'Espoir-Trompé. À ce mot, tout lemonde voulut être de l'expédition. Les récits que nousavions faits des richesses de cette contrée, encoreinconnue à plusieurs de mes fils, avaient vivement piqué lacuriosité générale. Ma femme et ses jeunes fils inventèrentcent prétextes pour ne pas me laisser partir seul avec Fritz:nos poules étaient près de couver, il était urgent d'allerchercher des œufs de poule de bruyère; les baies de ciremanquaient, il fallait renouveler la provision de bougies;Jack voulait manger des goyaves, et Franz sucer descannes à sucre: en un mot, chacun avait une raison valablepour être admis à faire partie de l'excursion du lendemain.Je consentis donc à ce que le voyage se fit en famille.Nous partîmes par une belle matinée: l'âne et la vachefurent attelés à la charrette; nous primes une toile a voiledestinée à nous servir de tente, car je prévoyais quel'absence serait inévitablement de plusieurs jours. La

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caravane organisée se mit en marche: nous parvînmes à lagrande colonie d'oiseaux, et nous nous arrêtâmes pourlaisser reposer nos animaux. Nous reconnûmes la granderépublique de volatiles, auxquels je pus enfin donner unnom certain: c'était une réunion de loxia socia. Tout autourdu grand nid s'élevait une grande quantité d'arbres à ciretout chargés de leurs baies brillantes. Nous remarquâmesque les oiseaux du grand nid s'en nourrissaient; mesenfants voulurent en goûter; mais ils les trouvèrent très-fades et très-mauvaises. Nous nous contentâmes doncd'en faire provision pour nos bougies. Nous n'étions qu'àpeu de distance de l'endroit où Fritz avait abattu le coq debruyère; mais nous résolûmes de mettre la recherche desœufs à notre retour, afin de ne pas courir le risque de lesbriser pendant notre voyage. Nous reconnûmes les arbresà caoutchouc, et j'eus soin de pratiquer dans l'écorceplusieurs incisions profondes, au-dessous desquelles nousplaçâmes des coquilles de coco destinées à recevoir lagomme qui en découlait.

Nous parvînmes ensuite au bois de palmiers, et, aprèsavoir tourné le cap de l'Espoir-Trompé, nous dirigeâmes siheureusement notre marche entre les cannes à sucre et lesbambous, que nous nous trouvâmes en pleine campagne,dans la contrée la plus fertile et la plus délicieuse que nouseussions encore rencontrée sur cette terre.

Nous avions à notre gauche les cannes à sucre, à notredroite les bambous et un rideau de hauts et magnifiques

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palmiers, et enfin devant nous la baie de l'Espoir-Trompé,puis l'Océan et son immensité.

L'aspect de ce ravissant point de vue nous fit prendre larésolution de faire de ce lieu le centre de nos excursions;nous balançâmes même quelques instants pour savoir sinous ne changerions pas pour cette résidence nouvellenotre beau palais de Falken-Horst; mais Falken-Horst avaitdéjà tout l'attrait d'une propriété que nous avions créée etdont nous connaissions les environs.

Notre demeure sur l'arbre était à l'abri de tout danger, et,de plus, elle était voisine de Zelt-Heim, que nous venionsde fortifier et d'embellir. Ces considérations l'emportèrent,et il fut résolu que ce lieu ne serait pour nous qu'un but depromenade. Nous déliâmes nos bêtes, et nous nousarrangeâmes pour passer la nuit. Nous nous restaurâmesavec les provisions que nous avions eu soin de prendreavec nous, et chacun se sépara, les uns pour aller auxcannes à sucre, les autres pour cueillir des bambous,première cause de notre excursion. Le travail aiguisasensiblement l'appétit de mes jeunes gens, et nous netardâmes pas à les voir revenir fort disposés à fairehonneur une seconde fois aux provisions; mais ma femmen'était pas de cet avis. Il y avait bien à quelques pas denous de hauts palmiers chargés de noix de coco: maiscomment parvenir à ces liges élevées de soixante àquatre-vingts pieds? Nous levions inutilement les yeux enl'air; les noix restaient immobiles aux branches; Fritz et

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Jack se décidèrent enfin à grimper. Je les aidai d'abord;mais, parvenus à une certaine hauteur et abandonnés àeux-mêmes, ils sentirent bientôt leurs bras se fatiguer, etcomme les troncs étaient trop gros pour qu'ils pussent lesembrasser, ils furent obligés de se laisser couler à terre.Ce petit échec les avait rendus honteux. Je vins à leursecours, et je tâchai de suppléer par l'expérience à lafaiblesse de leurs membres. Je leur donnai des morceauxde peau de requin, que j'avais eu soin d'apporter; ils se lesattachèrent aux jambes, et je leur enseignai en mêmetemps à s'aider d'une corde à nœud coulant, comme fontles nègres de l'Amérique. Le moyen réussit beaucoupmieux que je ne l'avais espéré, et mes petits grimpeursarrivèrent au sommet des palmiers, où, se servant de lahachette dont ils étaient munis, ils nous firent tomber unegrêle de belles noix.

Fritz et Jack étaient tout fiers de leur prouesse; de tempsen temps ils s'approchaient du paresseux Ernest, et luiprésentaient une noix ouverte en lui disant: «Seigneur,daignez vous rafraîchir après les longues fatigues que vousavez souffertes.» Mais le patient Ernest ne semblait pass'apercevoir de leurs plaisanteries. Il savourait doucementles noix de coco, paraissait méditer profondément, quandtout à coup il se lève, prend une hachette et vient medemander de lui ouvrir une noix de coco de manière à enfaire une coupe qu'il pourrait suspendre à sa boutonnière.Cette demande nous étonna tous; mais ce fut bien pisencore quand notre petit bonhomme, s'adressant à moi

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d'un air plein de gravité, me dit:

«Je veux bien faire violence à mes molles habitudes etdonner des gages de dévouement et de piété filiale. Jevais monter à mon tour sur un de ces arbres: heureux si jepuis par là me concilier la bienveillance de mon père etégaler les exploits de mes frères!

—Bravo!» lui dis-je, tandis qu'il s'approchait de l'un desplus hauts palmiers. Je lui offris le même secours qu'à sesfrères; mais il n'accepta que la peau de requin. Je fusétonné de son agilité et de sa vigueur; mais ses frères leregardaient avec un air railleur que je ne compris que plustard; ils avaient remarqué que le palmier choisi par Ernestne portait point de fruit, et ils attendaient qu'il fût en hautpour le lui apprendre.

Ernest n'en continuait pas moins à grimper; il parvint enfinà l'extrémité de l'arbre, et là, tirant sa hache, il se mit àcouper et à tailler tout autour de lui.

Nous vîmes enfin tomber a nos pieds un rouleau defeuilles jaunes et tendres étroitement serrées les unescontre les autres: c'était le chou du palmier.

L'esprit méditatif d'Ernest lui avait rappelé ce qu'il avait ludans l'histoire naturelle. Il savait qu'il y a plusieurs espècesde palmiers: l'un produit des noix, l'autre du sagou; un autreenfin porte au sommet un bouquet de feuilles, qu'on aappelé chou, et dont les Indiens sont très-friands. Mais sesfrères, qui n'étaient pas aussi forts que lui en histoire

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frères, qui n'étaient pas aussi forts que lui en histoirenaturelle, n'accueillirent qu'avec de nouvelles plaisanteriesla découverte du savant. La mère elle-même n'y crut pas, etelle reprocha à son fils ce qu'elle considérait comme uneboutade d'enfant contrarié.

«Méchant, lui dit-elle, tu veux punir de ton étourderie cetarbre innocent. À présent que tu l'as découronné, il périrainévitablement.

—Ernest, leur dis-je, a parfaitement raison, et il vient defaire preuve du profit qu'il sait tirer de ses lectures; quel'admiration remplace vos sarcasmes. Il est plus lent quevous, il n'a ni votre force ni votre hardiesse; mais il est plusréfléchi que vous, il compare et étudie. C'est ainsi qu'il adécouvert successivement les présents les plus précieuxdont la Providence nous a gratifiés.

«Défiez-vous, mes amis, de cet esprit de jalousie et derivalité qui tend à se faire jour parmi vous. Ce n'est qu'enréunissant en un faisceau bien uni toutes vos qualitésséparées, ce n'est qu'en confondant, pour ainsi dire, toutesvos forces et toutes vos facultés, que vous triompherez desobstacles que nous aurons à vaincre dans notre solitude.Qu'Ernest soit la tête, et vous le bras de la colonie; à lui lapensée, à vous l'action. Mais, avant tout, soyez unis, carl'union fait la force.»

Cependant Ernest ne descendait point; il restait immobilesur le haut de son palmier. «Veux-tu donc, lui cria Fritz,remplacer le chou que tu as si bien coupé?

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—Non; mais je veux vous apporter un vin généreux dontnous pourrons l'arroser; il coule plus lentement que je necroyais.»

Des grands éclats de rire et des marques d'incrédulitésaluèrent cette nouvelle prétention d'Ernest. Pour faire taireses frères, il se hâta de descendre, et tira de sa poche unflacon rempli d'une liqueur rosé et d'un goût semblable àcelui du vin de Champagne. Il m'en présenta d'abord, puisà sa mère, enfin aux enfants. C'était le vin du palmier, quienivre comme le suc de la vigne, et qui de même restaurequand on en boit modérément.

Le petit Franz, émerveillé de tant de prodiges, medemandait naïvement si nous n'étions pas dans une forêtenchantée, ajoutant qu'il serait bien possible que tous cesarbres fussent des princes et des princesses qui luirappelaient ceux des contes dont sa bonne l'amusaitautrefois.

La mère le prit alors sur ses genoux, et essaya de lui fairecomprendre que rien n'était plus faux que des contes; ellene put guère y réussir.

Cependant, le jour avançant vers son déclin, noussongeâmes à établir notre tente pour la nuit. La toile quenous avions apportée de Falken-Horst fut étendue sur despiquets et recouverte de mousse et de branchages; mais,tandis que nous étions occupés à ce travail, notre âne, quipaissait tranquillement au pied d'un arbre, prit tout à coup

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le galop en poussant des braiements aigus, lançant desruades à droite et à gauche, et disparut complètement.

Nos dogues, ne comprenant pas ce que nous leurdemandions, ne surent pas nous indiquer sa trace, si bienque le baudet nous échappa, et qu'après de longues etinfructueuses recherches nous fûmes obligés de revenirsans lui. Cette fuite soudaine m'inquiétait, d'abord parceque l'âne nous était indispensable, et ensuite parce que jeredoutais l'approche de quelque bête féroce qui avait pueffrayer le grison.

Nous allumâmes autour de la tente de grands feux; etcomme nous avions peu de bois, nous y élevâmes en outredes flambeaux de cannes à sucre destinés à nous éclairer,et dont la vive lumière devait nous protéger.

Nous nous retirâmes ensuite sous la tente, qui nousdéfendit très-bien contre la fraîcheur de la nuit. Nos armeschargées étaient à côté de nous.

Nous nous étendîmes sur un lit de mousse, et, commenous étions tous fatigués, le sommeil ne tarda pas às'emparer de nous. Je veillai seul jusqu'à ce que lesbûchers fussent consumés. J'allumai alors les flambeauxde cannes à sucre, et je m'endormis jusqu'au jour.

Le matin, réveillés sans qu'aucun accident eût troublénotre nuit, nous remerciâmes Dieu de la protection qu'ilnous avait accordée, et nous déjeunâmes de lait froid et defromage de Hollande. J'avais pensé que nos feux de la nuit

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fromage de Hollande. J'avais pensé que nos feux de la nuitramèneraient le baudet; mais je m'étais trompé. Désireuxde le trouver, j'arrêtai le plan d'une battue, et à cet effet jerésolus de franchir, s'il était nécessaire, les épais roseauxqui s'étendaient devant nous. Jack ne concevait paspourquoi cet animal avait pu nous quitter pour s'en allercourir dans le désert, au milieu des tigres et des lions dontil avait peut-être fait la rencontre; par cela seul, disait-il, ilest tout à fait indigne de nos regrets. Je fis revenir l'étourdide cette première opinion, et je lui annonçai que je l'avaischoisi pour mon second dans l'entreprise que je méditais.Les deux dogues nous suivirent; Fritz et Ernest restèrentpour veiller sur leur mère et sur nos provisions. Jack nepouvait maîtriser sa joie. Nous partîmes armés jusqu'auxdents, et, après avoir marché une heure dans le bois debambous, nous découvrîmes sur le sable les traces denotre âne. Nous suivîmes cette indication précieuse, etbientôt nous parvînmes à un ruisseau si rapide, que nousdescendîmes un peu son cours pour trouver à le passersans danger. De l'autre côté, nous remarquâmesl'empreinte des pieds de l'âne; mais il s'y en mêlait d'autresque nous jugeâmes être d'un sabot plus large et plus fort;les unes et les autres disparurent complètement; desbuissons et deux ou trois petits ruisseaux nous les firentperdre tout à fait.

Nous marchions donc au hasard, examinant attentivementsur la plaine immense qui se déroulait devant nous; elleoffrait de tous côtés le même calme, la même solitude; àpeine rencontrions-nous quelques oiseaux. À notre droite

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s'élevait majestueusement la chaîne de rochers quipartageait l'île: quelques-uns semblaient monter jusqu'auxnues, les autres se dessinaient en formes variées. À notregauche se prolongeait une suite de collines tapisséesd'une herbe haute, et du plus beau vert; une rivièretraversait la plaine, et semblait un large ruban d'argent.Désespérant de rien trouver, nous allions revenir sur nospas, quand nous découvrîmes dans le lointain une troupede quadrupèdes tantôt réunis, tantôt épars; ils semblaientêtre de la taille des chevaux. Je fis la réflexion que notrefugitif pourrait bien se trouver parmi eux, et nous nousdirigeâmes de leur côté; plus nous nous approchions, plusla terre devenait humide; nous étions dans un marais oùnous enfoncions à chaque pas. Nous sortîmes donc avecpeine de la forêt de roseaux qui couvrait ce marais;j'aperçus avec effroi que nous avions devant nous, à ladistance de trente pas, un troupeau de buffles. Jeconnaissais la férocité de ces animaux, et je me sentissaisi de frisson à la pensée de nous trouver face à faceavec ces terribles adversaires. Je jetai un regard de pitiéet d'effroi sur mon bon Jack, et mes yeux se remplirent delarmes. Néanmoins nous étions trop avancés pour reculer:il était trop tard pour fuir. Les buffles nous regardaient avecplus d'étonnement que de colère; car nous étionsprobablement les premiers hommes qu'ils eussentrencontrés. Ceux qui étaient couchés se relevaientlentement, les autres se tenaient immobiles. J'entrevis lapossibilité de nous échapper; mais ma première frayeurparalysait mes jambes: heureusement nos chiens, qui

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s'étaient tenus quelque temps en arrière, sortirent desroseaux; s'ils eussent été avec nous quand nousdécouvrîmes les buffles, ceux-ci se seraient jetés sur eux etsur nous en même temps, et ils nous auraient écrasés enun moment. Nos efforts pour retenir les deux dogues furentinutiles; ils avaient fondu sur les buffles dès qu'ils lesavaient aperçus.

Le combat était engagé, et le troupeau tout entierpoussait d'horribles mugissements. Ces terribles animauxbattaient du pied la terre, la faisaient voler à coups decornes; c'étaient, en un mot, les préludes d'un affreuxcombat, ou nous devions inévitablement succomber. Turcet Bill, suivant leur manière habituelle d'attaquer, se jetèrentsur un jeune buffle qui se trouvait séparé des autres: ils lesaisirent fortement par les oreilles. Nous avions pu,pendant ce temps, reculer de quelques pas, et préparernos armes. Le jeune buffle faisait des efforts inouïs pour sedébarrasser de ses ennemis. Sa mère vint à son aide, etde ses cornes longues et pointues elle se préparait àéventrer l'un de nos chiens. Je profitai du moment: jedonnai le signal à Jack, qui faisait à mes côtés uneadmirable contenance; et deux coups de feu partis à la foisproduisirent sur le troupeau l'effet de la foudre. À notregrande satisfaction, nos dangereux adversaires se mirentà fuir avec une extrême rapidité. En un instant la plaine futlibre, et les échos ne nous rapportaient que de faiblesmugissements. Cependant nos dogues n'avaient pas lâchéprise; la mère seule de l'animal captif, renversée par nos

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deux balles, se roulait en mugissant. Le sable volait sousses coups de pied redoublés; et, toute blessée qu'elleétait, la rage qui l'animait mettait les chiens dans unimminent danger. Je m'approchai, et un coup de pistolettiré entre les deux cornes acheva de la tuer. Nouscommençâmes alors à respirer librement. Nous avions vula mort de près: et quelle mort! Je louai Jack du sang-froidqu'il avait montré, et de ce qu'au lieu de trembler et depousser des cris il avait bravement fait le coup de feu àmes côtés. Mais nous n'avions pas le temps de nous livrerà de longues conversations, car nos deux dogues luttaienttoujours avec le buffletin, et je craignais que, lassés à la fin,ils ne vinssent à quitter leur proie. Je désirais beaucoup lesaider, sans savoir cependant comment y parvenir. Ladétonation semblait avoir rendu l'animal furieux. J'aurais pule tuer comme sa mère; mais je voulais le prendre, vivant,espérant que sa force, dès qu'il serait dompté, suppléeraità celle de notre âne, que nous n'étions pas tentés d'allerchercher plus loin. Cependant les coups de pied qu'illançait et les efforts qu'il faisait pour se débarrasser deschiens le rendaient inabordable. Tandis que jeréfléchissais, Jack eut la bonne idée de tirer de sa pocheson lazo; il s'en servit si adroitement, qu'il entortilla lesjambes de derrière de l'animal et le renversa aussitôt.J'approchai alors, j'écartai les chiens, et avec une cordesolide je liai les jambes de derrière; muni du lazo, j'en fisautant pour les jambes de devant.

«Victoire! s'écria alors mon intrépide compagnon; ce bel

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animal remplacera notre stupide baudet; nous l'attelleronsà la charrette, où il figurera très-bien a côté de notre vache.Oh! que je vais être heureux de le ramener avec nous!comme ma mère et mes frères vont être étonnés!

—Patience! patience! le buffle n'est pas encore à lacharrette! il est là étendu, mais je ne sais pas commentnous ferons pour le sortir d'ici.

—Délions-lui les jambes, et il marchera.

—Tu crois donc qu'il suffirait de lui dire: Tu es en liberté,suis-nous, ou, va devant?

—Mais les chiens le forceront à marcher.

—Et si d'un coup de pied il venait par hasard à les tuer, ilpourrait alors facilement s'enfuir au galop. Je crois que lemeilleur moyen sera de lui passer aux jambes une cordeassez lâche pour le laisser marcher, et pas assez pour luipermettre de courir. En attendant, ajoutai-je, je vais mettreen pratique un procédé dont les Italiens ont coutume de seservir pour dompter les taureaux sauvages, et qui, j'espère,nous réussira. La circonstance justifie suffisamment lacruauté du moyen; ne t'en effraie pas.»

Je commandai en même temps à Jack de tirer de toutesses forces la corde qui tenait les jambes de l'animal, afinde l'empêcher de remuer; je tendis les deux oreilles auxdogues, et quand je vis la tête immobile, je pris moncouteau, qui était pointu et bien tranchant, j'en traversai les

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naseaux de l'animal, et fis glisser dans la blessure unecorde qui devait me servir de frein pour modérer safougue. Ce moyen barbare eut un plein succès, et je pusattacher à un arbre le buffle devenu soumis tout à coup,tandis que je dépeçai sa mère. Je pris la langue, surlaquelle j'étendis une poignée de sel, que nous portionstoujours sur nous; je salai également plusieurs autresparties; et après avoir lavé la peau des jambes pour nousen faire des bottines, selon la coutume des chasseursaméricains, j'abandonnai le reste du cadavre à nosdogues. Ils se jetèrent dessus avec avidité; et j'allai melaver à la rivière, auprès de laquelle nous nous assîmespour manger un peu. Nous remarquâmes alors desgroupes d'oiseaux de proie qui disputaient le buffle à noschiens; ils se battirent d'abord, et ce ne fut qu'aprèsd'assez longs combats que chacun put prendre sa part dela curée. Mais enfin l'énorme buffle ne fut bientôt qu'unsquelette.

Dès qu'une compagnie d'oiseaux de proie s'en étaitrassasiée, une autre lui succédait. Nous remarquâmesparmi ces brigands des airs le vautour royal, le callao,qu'on nomme aussi l'oiseau-rhinocéros, à cause del'excroissance qu'il porte sur la partie supérieure du bec.Jack avait encore envie d'abattre quelques-uns de cesoiseaux; mais je l'en détournai.

«À quoi bon, lui dis-je, troubler sans cesse la tranquillitédes habitants de cette île? Notre sûreté personnelle, les

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besoins de notre existence ne nous ont que trop autorisésà jeter parmi eux le trouble et la désolation.»

L'esprit léger de Jack écoutait peu ces considérations; jefus obligé, pour détourner son attention de ces oiseaux, delui procurer une autre occupation. Je le chargeai de couperquelques tiges de roseaux géants qui croissaient alentour.Le petit paresseux se garda bien de s'attaquer aux plusgros. Ceux-ci avaient un tel diamètre, qu'il eût été faciled'en faire des vases d'un pied de large. Nous nousarrêtâmes aux plus petits, que dans ma pensée je destinaià servir de moules à nos bougies.

Enfin nous songeâmes à nous mettre en route. Le buffle,retenu par la corde qui lui traversait les naseaux, ne semontra pas trop rétif, et nous partîmes sans nous occuperdavantage de l'âne. D'ailleurs je me rappelai tout ce quenous avions à emporter, et je ne voulais pas prolongerl'inquiétude des nôtres par une plus longue absence.

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CHAPITRE XXILe jeune chacal.—L'aigle du Malabar.—

Le vermicelle.

Nous retrouvâmes le passage étroit des rochers, et nousle franchîmes sans obstacles. Nous avions mis les roseauxsur le dos de notre buffle: il regimba d'abord; maisquelques coups de corde le rendirent obéissant. Soudainnous rencontrâmes sur notre route un gros chacal qui prit lafuite; Turc et Bill s'élancèrent après lui, s'en emparèrentsans peine et l'étranglèrent: c'était une femelle. Jack voulutpénétrer dans son repaire, que j'avais trouvé dans un creuxde rocher; mais, comme je craignais que le mâle n'y fûtcaché, je pris la précaution de tirer d'abord un coup depistolet dans la cavité: rien n'en sortit. Jack y pénétra alors;l'obscurité l'empêcha d'abord de voir; mais bientôt ilaperçut dans un coin Turc et Bill occupés à étrangler et àdévorer une nichée de petits chacals, et ce ne fut qu'àgrand'peine qu'il parvint à en sauver un de leurs griffes. Ilme demanda la permission de l'élever: j'y consentis parpitié, et il l'emporta.

Je fis en sortant de là une nouvelle découverte: jereconnus dans l'arbre auquel j'avais par hasard attaché lebuffletin tandis que Jack était occupé de son chacal, le

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palmier épineux, que je destinai à être planté en haie prèsde Zelt-Heim. Nous arrivâmes à la nuit auprès des nôtres,qui nous attendaient avec impatience. On admira notrebuffle noir, nouvel hôte sur les épaules duquel nous avionstrouvé moyen de nous décharger de nos fardeaux. Jack,avec sa vivacité ordinaire, raconta la conquête du buffle etla découverte de son petit chacal, qu'il présenta avecorgueil. Enfin il parla tellement, et souleva tant dequestions, que nous étions revenus depuis longtemps sansqu'il m'eût été possible de demander à ma femmecomment elle avait employé sa journée, elle et ses deuxfils.

Ma femme commença par me rendre bon témoignage dela conduite de mes enfants pendant mon absence. Ilsn'étaient pas restés oisifs; ils avaient réuni des branchespour les feux de la nuit et préparé des flambeaux decannes à sucre; et ce dont je ne les aurais pas cruscapables, ils avaient abattu un palmier très-grand, celuidont Ernest avait tranché la cime. Ce travail pénible leuravait demandé autant d'adresse que de patience. Ilsavaient employé tour à tour la scie et la hache, et une cordeattachée aux premières branches de l'arbre les avait aidésà diriger sa chute. Mais pendant qu'ils se livraient à leurstravaux, une bande de singes s'était glissée dans la hutteet l'avait mise au pillage; ils avaient bu le vin de palmier,volé les noix de coco, dispersé les pommes de terre; desorte qu'à leur retour mes enfants eurent beaucoup depeine à réparer le dégât. En sortant le soir, Fritz avait aussi

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fait une chasse superbe, il s'était emparé d'un oiseau deproie déjà couvert de toutes ses plumes, quoique très-jeune encore, et que je reconnus pour l'aigle de Malabar.Comme cet oiseau est facile à apprivoiser, je conseillai àmon fils de prendre soin du sien, de lui bander les yeux, dele porter souvent sur son poing, et de l'élever ainsi que fontles fauconniers, de manière qu'il pût devenir utile à lachasse.

Quand j'eus terminé mes conseils à mes enfants, mafemme, qui ne s'associait point à notre enthousiasme,glissa, selon son habitude, un mot de lamentation à proposde toutes les bêtes vivantes et mangeantes que nousintroduisions chaque jour dans la colonie; elle en fit lerecensement avec une sorte d'effroi, et j'eus beaucoup depeine à lui faire comprendre que ces animaux étaient bienmoins des objets de luxe ou de parade que desressources en cas de disette; pour la rassurer davantageencore, je déclarai solennellement que quiconqueamènerait avec lui un nouvel hôte devait se chargerexclusivement de son entretien, et qu'à la premièrenégligence la liberté serait rendue aux captifs dont lesmaîtres se seraient montrés insouciants. Ensuite jerecommandai d'allumer un peu de bois vert, ce qui medonna une fumée abondante dont j'avais besoin pourapprêter les morceaux de buffle que nous ne mangerionspas sur-le-champ. Tandis que notre cuisine se préparaitainsi, je n'oubliais pas nos animaux vivants; nous leurdistribuâmes une abondante nourriture, et le buffle se

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trouva fort bien d'une large portion de pommes de terre etde quelques gorgées de lait de vache, qu'il but de manièreà me prouver qu'il n'était pas loin de s'apprivoiser. Jackdonna aussi du lait à son chacal.

Vint alors notre tour de souper: les fatigues de la journéenous avaient procuré à tous un excellent appétit. Le repasfut gai; on plaisanta quelque peu sur les bottines que Jackdevait se faire avec la peau des jambes du buffle, et sur lecombat dans lequel il s'était couvert de gloire. Il se défendittrès-bien, et les rieurs passèrent de son côté. Nosarrangements pour la nuit furent les mêmes que la veille: lebuffle fut attaché à un arbre près de la vache; Fritz voulutcoucher son aigle près de lui; cet oiseau, qui avait toujoursles yeux bandés, s'y prêta si bien, que de toute la nuit il nedonna pas un signe d'inquiétude. Les chiens reprirent leurposte de garde devant notre porte, et nous nousendormîmes enfin profondément. Notre nuit fut si tranquille,que pas un de nous ne put s'éveiller pour entretenir nosfeux, et le soleil était levé sur l'horizon quand nous ouvrîmesles yeux. Après un déjeuner assez frugal, je me disposai àdonner le signal du retour pour Falken-Horst; mais mafemme et mon fils en avaient autrement ordonné.

«Crois-tu donc, me dit-elle en riant, que nous nous soyonsdonné la peine d'abattre un beau palmier sans vouloir entirer quelque profit? Ernest m'a dit que sa moelle devaitêtre du sagou. Vérifie cela; et, si le savant ne s'est pastrompé, je serai enchantée de faire, pour nos potages, une

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provision de cette précieuse pâte.»

Je reconnus qu'en effet c'était bien un sagoutier: maiscomment parvenir à fendre en deux cet arbre de soixante-dix pieds de longueur? Certes, ce n'était pas un petitouvrage. Toutefois, avant même d'avoir réfléchi auxmoyens, j'adoptai le plan de ma femme: j'annonçai à majeune famille que nous allions fabriquer du sagou et duvermicelle. Une autre idée me vint en même temps àl'esprit: si je réussissais à séparer l'arbre en deux, jevoulais me servir de chacune des parties pour faire descanaux destinés à conduire l'eau de la rivière des Chacalsau potager de ma femme, et de la dans notre plantationd'arbres européens. J'envoyai Ernest et Franz me chercherde l'eau, et, aidé de Fritz et de Jack, je soulevai uneextrémité de l'arbre; je la plaçai sur de petites fourches quile retenaient ainsi dans une position inclinée, puis nouscommençâmes à le fendre en mettant des coins dans lafissure. Comme le bois était tendre, nous n'eûmes pasbeaucoup de peine, et nous arrivâmes bientôt à la moelle.Une moitié de l'arbre fut posée à terre, et nous entassâmestoute la moelle. Mes petits garçons sautaient de joie àl'idée de cette occupation nouvelle.

Ernest revint alors avec ses vases pleins d'une eau que luiavaient fournie ses lianes. Nous versions doucement l'eausur la farine; nos enfants, les bras nus, pétrissaient la pâte:quand le mélange me parut complet, j'attachai à l'un desbouts de l'auge, faite avec un des côtés de l'arbre, une

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râpe à tabac, et, poussant de ce côté la moelle que nousavions bien pétrie, nous vîmes bientôt sortir, par les trousde la râpe, de petits grains, que ma femme avait le soin defaire sécher au soleil. Lorsque je jugeai notre quantité desagou suffisante, je procédai à la confection du vermicelle;j'eus soin de rendre la pâte plus épaisse; et, en la pressantplus fortement contre la râpe, j'obtins par les trous de petitstuyaux de longueur inégale et parfaitement semblables auplus beau vermicelle d'Italie. Ma femme nous promit, pournotre peine, de nous en préparer un plat, assaisonné defromage de Hollande, à l'instar du macaroni à lanapolitaine.

Nous obtînmes ainsi une nourriture saine et substantielle.Il nous eût été facile de rendre notre provision plusabondante; mais l'impatience de regagner Falken-Horst,d'y porter nos conquêtes, et surtout la perspective depouvoir recommencer au besoin, en abattant un autresagoutier, nous firent hâter le travail. Ce qui restait de pâtefut destiné à produire des champignons par ladécomposition, et nous eûmes soin de l'arroser pour hâterla fermentation.

Le reste du jour fut employé à charger nos diversustensiles et ce que nous devions rapporter de notreexcursion. Le sagou, les noix de coco, le buffle salé, quej'avais eu soin de fumer dès notre retour, ne furent pasoubliés. Le lendemain, la caravane reprit la route deFalken-Horst: le buffle, attelé à côté de la vache,

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commençait son apprentissage domestique; nous n'eûmesqu'à nous louer de sa douceur; et d'ailleurs je marchaisdevant lui, tenant à la main la corde passée dans sesnaseaux, prêt à le rappeler à l'obéissance s'il tentait de s'ysoustraire.

Nous suivîmes le même chemin qu'en allant, et nousatteignîmes bientôt nos arbres à caoutchouc.

Les vases que j'avais disposés pour recevoir le liquiden'étaient pas aussi pleins que je l'avais espéré; le soleilavait fermé trop tôt les ouvertures pratiquées à l'écorce desarbres; néanmoins la provision suffisait pour nouspermettre de tenter quelques essais. En traversant le petitbois de goyaviers, nous fûmes subitement effrayés par leshurlements de nos chiens, que nous vîmes se jeter dans unfourré et en sortir aussitôt. Je craignis un moment que cene fût une bête sauvage qui causait leur inquiétude, etj'allais lâcher mon coup de fusil dans le buisson, quandJack, qui s'était approché, et qui avait eu soin de se jeter àterre pour découvrir la cause de cette peur subite, se levaen éclatant de rire.

«C'est la truie, nous cria-t-il, qui se moque encore une foisde nous.»

Un grand éclat de rire accueillit cette découverte; ungrognement sourd sorti du buisson y répondit, et confirmaces paroles. Nous pénétrâmes dans le fourré pour tâcherde découvrir ce que faisait là cet animal que nous

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maudissions de bon cœur; la position dans laquelle elle setrouvait nous réconcilia soudain avec elle. Elle venait demettre bas, et elle était occupée à allaiter sept ou huitpetits cochons. Mes enfants, qui voyaient déjà toute lafamille à la broche, ne purent s'empêcher de témoigner leurjoie à ce spectacle.

Leur mère leur reprocha leur inhumanité, de condamnerainsi ces pauvres animaux qui étaient à peine nés; et il futrésolu que deux seraient pris pour être élevés avec lamère, et que les autres seraient abandonnés dans les bois,où il leur serait loisible de se multiplier, et qu'enfin la mère,après le temps d'allaitement, serait tuée, et nous fourniraitainsi une bonne provision de lard salé.

Nous arrivâmes enfin à Falken-Horst, que nousretrouvâmes avec bien du plaisir. Tout était en bon ordre:les hôtes de la basse-cour vinrent à nous en caquetant dela manière la plus bruyante. Nous les accueillîmes en leurjetant de nouvelles provisions. Le buffle et le chacal furentattachés jusqu'à ce que l'habitude les eût rendus sociables;l'aigle de Fritz le fut également, et on le plaça près duperroquet; mais mon fils eut l'imprudence, en lui passantune ficelle à la patte, de lui découvrir les yeux, qu'il avaiteus bandés jusqu'alors. La lumière produisit sur l'oiseauvorace un effet dont nous fûmes presque effrayés. Nous levîmes s'emporter soudain, lancer à droite et a gauche descoups de griffe et de bec, si bien que le pauvre perroquet,qui se trouvait malheureusement à sa portée, fut déchiré

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avant même que nous eussions pu le secourir. Fritz entraen colère, et voulut tuer l'oiseau.

Ernest accourut aussitôt et l'arrêta. «Cède-moi cet animal,lui dit-il, je me fais fort de le rendre souple comme un petitchien.

—Te le céder? Non vraiment; c'est moi qui l'ai pris, c'est àmoi qu'il appartient. Apprends-moi ton secret.»

Ernest secoua la tête négativement. Mon interventiondevint alors nécessaire. «Pourquoi, dis-je à Fritz, veux-tuque ton frère te donne son secret sans retour, qu'il tiennemoins aux fruits de ses lectures et de ses méditations quetu ne tiens toi-même au produit de ton adresse?»

Je terminai enfin le débat en proposant à Fritz de donnerson singe en échange du secret d'Ernest. Cetarrangement, qui fut agréé, mit fin à la contestation.

«Mon aigle, dit Fritz, est un vaillant animal; je le préfère àun singe, dont tout le mérite gît dans ses grimaces.

—Soit, dit Ernest, je tiens peu à être un héros, j'aimemieux devenir un savant. Je serai l'historiographe et lepoète des hauts faits que tu accompliras avec ton aigle.

—Tu verras; mais en attendant dis-nous ton secret. Quefaut-il faire pour le calmer?

—J'ai lu, je ne sais où, que les Caraïbes, en pareil cas,fument sous le nez de l'oiseau rebelle. La fumée de tabac a

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sur eux la même influence que sur les abeilles, qu'elleendort.»

Fritz se crut dupé, et il voulait reprendre son singe,attendu que le prétendu secret d'Ernest lui paraissaitbeaucoup trop simple.

«Qu'importe, lui dis-je alors, la simplicité du moyen, s'ilréussit?»

J'appuyai de toute mon autorité les paroles d'Ernest, et jepriai Fritz d'en faire sur-le-champ l'épreuve, afin d'arrêterles cris et les battements d'ailes du bel oiseau, qui avaitmis le désordre parmi nos volailles. Dès les premièresbouffées, l'oiseau se calma; Fritz s'approcha, et luienveloppa la tête d'un nuage épais de fumée. Peu à peul'animal perdit ses forces, et nous le vîmes bientôt,complètement ivre, jeter sur nous des regards fixes; puis ildevint tout à coup immobile.

«Ah! mon aigle est mort! s'écria Fritz; c'est une cruelleméchanceté.»

Je le rassurai en lui faisant observer que, s'il était mort, ilne pourrait pas se tenir sur ses jambes comme il le faisait,et j'ajoutai qu'il n'était qu'endormi, comme le sont lesabeilles qu'on enfume pour enlever leur miel.

En effet, il revint à lui peu à peu, sans faire aucun bruit,quoiqu'on lui débandât les yeux; il nous regardait d'un airétonné, mais sans fureur, et chaque jour il devint plus

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apprivoisé. Le singe fut unanimement adjugé à Ernest, etnous courûmes alors gagner nos bons lits, qui nousparurent encore meilleurs après les deux nuits pendantlesquelles nous en avions été privés.

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CHAPITRE XXIILes greffes.—La ruche.—Les abeilles.

Nous partîmes dès le lendemain matin pour établir à nosjeunes arbres des tuteurs avec des bambous. Nousemmenâmes la claie chargée de morceaux de fer pointuspour creuser la terre, et nous laissâmes au logis la bonnemère et son petit Franz, en leur donnant commission denous préparer un bon dîner pour le retour et de faire fondrede la cire pour nos bougies. Le buffle resta à l'écurie: jevoulais que sa blessure fût entièrement cicatrisée avant dele soumettre au travail, et déjà quelques poignées de selnous avaient obtenu son amitié. D'ailleurs la vache suffisaitpour traîner notre léger fardeau de bambous.

Nous trouvâmes nos arbres couchés par le vent tous dumême côté. Des bambous furent plantés et attachéssolidement aux arbres avec une espèce de liane quicroissait aux environs, et leur fournirent ainsi l'appui dont ilsavaient besoin. Mes trois fils aînés, qui étaient avec moi,travaillaient avec beaucoup de zèle, et la nature même denotre occupation donnait lieu à des questions quej'accueillais avec beaucoup de plaisir; elles avaient toutesrapport à l'agriculture et à la botanique. Elles furent mêmesi nombreuses, qu'elles finirent par m'embarrasser; mais je

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compris que le moment était favorable pour leur donnerdes renseignements utiles: aussi je m'empressai d'yrépondre autant que mes connaissances me le permirent.

FRITZ. «Les arbres dont nous nous occupons sont-ils dessauvageons, ou des sujets greffés?

JACK. Des sauvageons? Ne vas-tu pas nous faire croirequ'il y a des arbres sauvages comme des bufflessauvages, et qu'il en existe d'autres dont les branches secourbent complaisamment pour nous laisser cueillir leursfruits, comme un animal domestique obéit à la voix de sonmaître?

ERNEST. Tu as voulu faire là de l'esprit, et, mon pauvreJack, tu n'as rencontré qu'une sottise. Sans doute il n'y apas là d'arbres dont les branches se courbent à la voix del'homme; mais crois-tu que tous les êtres obéissent de lamême manière? Alors mon père devrait, quand tu esdésobéissant, te passer une corde sous le nez comme il afait au buffle.

MOI. Sans doute, il y a des arbres sauvages que l'onsoumet à un genre d'éducation qui leur est propre, et qui apour but de modifier la nature de leurs produits. Approchez,regardez cette branche: il vous est aisé de voir qu'elle a étéinsérée dans celle-ci; la sève de cette branche s'estrépandue dans l'arbre entier, et le sauvageon est devenuun bel et bon arbre.

ERNEST. C'est ce qu'on appelle enter ou greffer.

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ERNEST. C'est ce qu'on appelle enter ou greffer.

MOI. Oui, c'est bien cela; mais ces deux manièressubissent des modifications suivant la nature de l'arbreauquel on les applique. Ainsi on ente en écusson ou enœillet: les uns avec un bouton non enveloppé, les autresavec une branche; mais souvenez-vous que dans cesassociations de divers produits de la nature, il faut toujoursobserver cette règle générale: que les contraires nes'allient point, et que les arbres que l'on marie doivent êtrede même nature. Ainsi, on ne greffera point des pommessur un cerisier, parce que l'un de ces fruits est à noyau, etl'autre à pépins. Quant aux arbres qui viennent ici sansculture, tels que les palmiers, les cocotiers et les goyaviers,la Providence a sans doute voulu par ce bienfaitdédommager les pays chauds de plusieurs grandsinconvénients.

ERNEST. Comment a-t-on pu avoir l'idée première de lagreffe, et d'où a-t-on tiré les premières bonnes branchespour les insérer dans celles des sauvageons?

MOI. Ta question est très-sensée, et prouve que tuapportes une grande attention à mes explications. Lesbons arbres fruitiers sont originaires de quelques pays oùils portent naturellement des fruits aussi exquis que l'art etles soins en peuvent produire chez nous. Ces arbres ontété arrachés jeunes de leur sol natal et transplantés enEurope, où ils ont servi à greffer les sauvageons; car le sold'Europe est si peu propre à produire naturellement debons fruits, que le meilleur arbre fruitier sortant de sa

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propre semence redevient sauvage et a besoin d'êtregreffé. Des jardiniers rassemblent à cet effet dans desenclos une quantité de jeunes arbrisseaux; on appelle cesenclos des pépinières, et c'est là qu'on va chercher lesboutures dont on a besoin.

ERNEST. Mais sait-on bien exactement quelle estl'origine de nos fruits d'Europe, et par quels emprunts faitsà l'Asie ou à l'Amérique l'homme est parvenu à lesperfectionner?

MOI. Oui, à peu près, et je puis sur ce point satisfaire tacuriosité.»

Je pris de là occasion d'apprendre à mes enfants l'originede la plupart des fruits d'Europe; je leur appris que tous nosfruits à coquille, tels que la noix, l'amande, la châtaigne,sont originaires de l'Orient, que la cerise vient du Pont, lapêche de la Perse, l'orange de la Médie, etc.

Ces explications étaient entrecoupées d'exclamationsassez comiques, qui décelaient la prédilection de chacunpour tel ou tel fruit. Je craignais d'abord de fatiguerl'attention ou la mémoire de mes enfants; mais ils meconjurèrent de continuer, m'assurant qu'ils étaient bien loind'oublier ou de confondre.

«Heureux les pays!» s'écria Fritz en s'arrêtant devant lesorangers, les citronniers, les pistachiers et toute la belleplantation dont nous avions environné Zelt-Heim, qui se

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trouvaient alors en plein rapport; «heureux les pays oùcroissent de tels arbres!

—Sans doute, lui répondis-je, ces pays ont bien quelquedroit à être appelés fortunés; mais les chaleurs qui lesbrûlent et les dessèchent ne rendent que trop nécessairesles fruits acides qui les enrichissent. Ainsi l'orange et lecitron appartiennent aux latitudes brûlantes d'où l'on tira lesfruits, tous cultivés avec succès, apportés en Europe, enEspagne, en France, en Italie. C'est à Malte surtout que leclimat leur a été favorable. Les olives viennent de laPalestine; c'est Hercule, suivant la mythologie, qui lesapporta le premier en Europe, et qui les planta sur le montOlympe, d'où elles se répandirent dans toute la Grèce. Lesfigues sont originaires de la Lydie, et les abricotsd'Arménie. Les prunes sont dues à la Syrie, et viennentdirectement de Damas. Ce sont les croisés qui en ontapporté en Europe les principales espèces, quoiquequelques-unes puissent bien être européennes. La poireest un fruit de la Grèce; le mûrier est dû à l'Asie, et lecognassier passe pour venir de l'île de Crète. C'est l'arbresur lequel le poirier se greffe avec le plus de succès.»

Ces instructions produisirent d'autant plus d'effet surl'esprit attentif de mes enfants, qu'ils en avaient autourd'eux l'application immédiate. À midi notre travail futterminé; nous revînmes à Falken-Horst avec un appétitprodigieux; notre bonne ménagère l'avait prévu, et noustrouvâmes un macaroni au fromage de Hollande,

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accompagné du chou du palmier, qui fut trouvé délicieux.Ernest, qui nous l'avait procuré, fut bien remercié.

Après le repas, nous allâmes rendre visite au buffle; ilcommençait à s'habituer à son nouveau genre de vie; le selque nous lui donnions y contribuait beaucoup; au lieu deruer comme les jours précédents à notre approche, ilétendait vers nous sa langue raboteuse pour obtenirquelque parcelle de cette friandise. J'espérai alors qu'àl'aide de bons traitements j'obtiendrais de ce robusteanimal des secours qui nous seraient bien utiles.

Après cette visite, ma femme me rappela un projet quej'avais formé depuis longtemps, mais dont l'exécutionprésentait de grandes difficultés: c'était de substituer unescalier solide à l'échelle de corde, qui l'avait toujours forteffrayée. Nous ne montions dans notre chambre que lesoir; mais le mauvais temps pouvait nous forcer à résidertout à fait dans le château aérien; nous avions besoin alorsde descendre fréquemment, et l'échelle de corde pouvaitdonner lieu à des accidents déplorables; car mes étourdisla franchissaient avec l'agilité d'un chat, au risque de serompre vingt fois le cou.

L'élévation de l'appartement ne permettait guère desonger à placer cette construction en dehors de l'arbre; ilaurait fallu pour cela des poutres trop hautes, et parconséquent trop pesantes pour être facilement remuées.Je savais que le figuier était creux, et la malheureuseaventure de mon petit Franz m'avait appris qu'il renfermait

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un essaim d'abeilles. Je résolus cependant de sonder sacavité et de m'assurer de son étendue. Mes fils prirentaussitôt chacun une hache, et, s'élevant le long de la voûtede racines, ils se mirent à frapper sur divers points enmême temps, pour juger au son jusqu'où allait la cavité;mais le bruit donna l'éveil à l'essaim, et Jack, qui s'était,grâce à ses habitudes d'étourdi, posé précisément en facede l'ouverture, eut la figure et les mains horriblementcriblées de piqûres. Je me hâtai de frotter ses plaies avecde la terre délayée dans l'eau, et ce remède fit cesser ladouleur. Fritz ne fut guère plus heureux. Ernest seul dut à sanonchalance habituelle d'en être préservé: il arriva ledernier, et s'enfuit aussitôt qu'il aperçut le danger. Cetévénement imprévu interrompit les travaux de sondage, etje m'occupai immédiatement du moyen de faire sortirl'essaim hors de l'arbre en lui construisant une ruche. Lavoûte fut faite avec une grande calebasse; je la couvris d'untoit de paille pour la mettre à l'abri, et je la scellai de monmieux sur une grande planche, au moyen de la terrehumide, en ne réservant qu'une petite ouverture destinée àservir d'entrée. Je me trouvai seul pour accomplir tous cespréparatifs: les piqûres qu'ils avaient reçues avaient mismes fils à peu près hors de combat. Mais en attendant queles grandes douleurs fussent passées, je préparai dutabac, une pipe, un morceau de terre glaise, des ciseaux etdes marteaux. Puis, quand mes enfants furent disposés àm'aider, je commençai à boucher l'ouverture avec de laterre glaise, en n'y laissant que juste de quoi passer letuyau de ma pipe, que j'avais bien bourrée et allumée. Je

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me mis ensuite à fumer. Au commencement on entendit unbruit épouvantable dans le creux de l'arbre; mais peu à peuil se calma, et tout devint silencieux; je retirai ma pipe sansqu'il parût une seule abeille. Alors, aidé de Fritz, nouscommençâmes, avec un ciseau et une hache, à détacherde l'arbre, un peu au-dessus des abeilles, un morceaucarré d'environ trois pieds. Avant de le détacherentièrement, je recommençai ma fumigation; puis enfin jeme hasardai à examiner l'intérieur de l'arbre. Nous fûmessaisis d'admiration à l'aspect de ces travaux immenses: il yavait une telle quantité de miel et de cire, que je craignaisde ne pas avoir assez de vases pour les contenir. Toutl'intérieur de l'arbre était plein de rayons; je les détachaiavec précaution, et les déposai à mesure dans descalebasses que m'apportaient mes enfants. Les rayonssupérieurs, où les abeilles s'étaient rassemblées enpelotons, furent placés dans la nouvelle ruche.

Je remplis un tonnelet de miel, après en avoir réservéquelques rayons pour notre repas. Je fis couvrir avec soince baril de voiles et de planches, afin que les abeilles,attirées par l'odeur, ne vinssent pas le visiter. Je proposaiaussi, afin de les écarter de leur ancienne demeure,d'allumer dans l'intérieur de l'arbre quelques poignées detabac.

Mon idée eut un plein succès. Dès qu'elles furent en étatde voler, et qu'elles voulurent se rendre à l'arbre, l'odeur lesen chassa bien vite, et avant le soir elles s'accoutumèrent à

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leur nouvelle résidence. Comme la journée s'était avancéedans ces diverses occupations, nous remîmes aulendemain les travaux préparatoires de l'escalier. Jeproposai à tout le monde de veiller cette nuit-là pourpréparer notre provision de miel. Nous allâmes cependantfaire un petit somme pour ne pas trop nous fatiguer, etnous fûmes réveillés à l'entrée de la nuit. Nous nous mîmespromptement à l'ouvrage; le tonnelet de miel fut vidé dansun chaudron; à l'exception de quelques rayons, le reste,mêlé à un peu d'eau, fut mis sur un feu doux et réduit enune masse liquide que nous passâmes à travers un sac enla pressant, et que nous versâmes de nouveau dans latonne, qui resta debout toute la nuit. Le matin, la cire s'étaitséparée et élevée au-dessus du miel en un disque dur etsolide, et au-dessous restait le miel le plus appétissantqu'on pût voir. La tonne fut soigneusement refermée etmise au frais dans une fosse, que nous nous promîmesbien d'aller souvent visiter.

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CHAPITRE XXIIIL'escalier.—Éducation du buffle, du

singe, de l'aigle.—Canal de bambous.

Ces travaux accomplis, nous passâmes à l'inspection dutronc que nous venions de conquérir; je reconnus, aprèsl'avoir sondé dans tous les sens, que le figuier qui nousservait de retraite ressemblait au saule d'Europe, etqu'arrivé à un certain degré de croissance, il ne sesoutenait plus que par son écorce. Rien n'était donc plusfacile que de placer dans la cavité l'escalier que jeprojetais, et cette cavité était assez spacieuse pour mepermettre d'y ficher au milieu un pieu destiné à servir depivot à la construction.

À vrai dire, cette entreprise me sembla d'abord fort au-dessus de mes forces; mais je savais que l'intelligencehumaine, aidée de la patience et de la persévérance,triomphe de bien des obstacles, et je n'étais pas fâché detrouver des occasions de développer dans mes fils cesconditions essentielles du succès. J'aimais à les voirgrandir et se fortifier dans une activité continuelle, qui lesempêchait de regretter l'Europe et les jouissances qu'ils yavaient laissées.

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Nous commençâmes par couper dans l'arbre, en face dela mer, une porte exactement de la grandeur de celle quenous avions enlevée de la cabine du capitaine. Nousnettoyâmes ensuite l'intérieur. L'ouverture pratiquée pourenlever le miel de l'essaim ne nous donnait pas assez dejour: j'y suppléai par deux autres fenêtres, que je plaçai àdes distances à peu près égales; j'adaptai à chacune deces ouvertures les trois fenêtres que nous avions prises auvaisseau, avec leurs vitres et leurs châssis. Nous fîmesensuite, dans la partie ligneuse, et sans endommagerl'écorce, des rainures pour supporter les marches del'escalier. Nous plantâmes au milieu une poutre d'environdix pieds, autour de laquelle je fis des rainurescorrespondantes à celles de l'arbre. Nous y plaçâmes lesmarches successivement. Arrivés à l'extrémité de lapoutre, nous la surmontâmes d'une autre, qui fut fixée avecde larges boulons en fer et des câbles bien solides, etnous continuâmes ainsi jusqu'à ce que nous eûmes atteintnotre chambre à coucher. Là nous ouvrîmes une autreporte, et mon but fut rempli.

Ces travaux ne s'accomplirent pas avec la rapidité que jeviens de décrire: chaque jour amenait de nouveaux essais,des tentatives souvent infructueuses; mais nous étionsanimés par ces deux grands éléments de succès, patienceet courage; nous eûmes le temps de les exercer l'un etl'autre. Ce ne fut qu'après trois semaines d'un travailopiniâtre et souvent sans résultat que nous parvînmes àfaire un escalier praticable, où l'espace intermédiaire entre

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les marches fut garni de planches posées de hauteur au-devant de chaque degré; et, pour servir de rampe,j'attachai au sommet deux cordes qui tombaient jusqu'enbas. Mes fils ne pouvaient se lasser de monter etdescendre dans le but de mieux admirer notre œuvre.Nous étions tous parfaitement satisfaits de nos faiblestalents: faibles est le mot, car notre travail était loin d'êtreparfait; mais, tel qu'il était, l'escalier suffisait à nos besoins,et c'est ce que nous demandions.

Ces trois semaines ne furent pas cependant totalementconsacrées à notre construction. Nous avions entrepris etterminé plusieurs autres travaux de moindre importance; etdes événements étaient venus rompre la monotonie denotre vie habituelle.

Bill avait enfin mis bas six jolis petits dogues. Il fallutrenoncer à les élever tous. Deux seulement, un mâle et unefemelle, furent conservés, et les quatre autres jetés à lamer. On les remplaça auprès de la nourrice par le petitchacal de Jack. Bill se soumit sans difficulté à cettesubstitution.

L'éducation du jeune buffle avait été une de nosprincipales distractions. Je voulais le dresser à porter desfardeaux et un cavalier, comme il était déjà habitué àtraîner; je lui avais passé dans le nez, à la manière cafre,un bâton avec lequel je le gouvernais comme avec unmors. Néanmoins ce ne fut pas sans difficulté qu'il se prêtaà cette manœuvre. Il renversa d'abord tous les fardeaux;

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mais peu à peu je l'accoutumai à recevoir sur son dosd'abord le singe, ensuite Franz, puis Jack, enfin Fritz, qui ledompta complètement. Ce fut encore là un des triomphesde la patience sur des difficultés qui pouvaient au premierabord paraître insurmontables. Toute ma jeune famille prit,en domptant le buffle, des leçons d'équitation qui valaientcelles du manége. Ils pouvaient sans crainte aborderdésormais le cheval le plus rétif; il est certain qu'il le seraittoujours moins que n'avait été le buffle.

Fritz n'avait pas négligé son aigle, qui faisait de sensiblesprogrès et qui s'entendait déjà très-bien à fondre sur lesoiseaux morts que son maître plaçait à sa portée. Il n'osaitcependant pas encore l'abandonner au vol libre; il avaitpeur que son caractère sauvage ne l'emportât et ne leprivât à jamais de sa jolie conquête. L'indolent Ernest lui-même avait entrepris l'éducation du singe. Knips était vif etintelligent; mais il apportait aux leçons la plus mauvaisevolonté qu'on puisse imaginer. Il était tout à fait plaisant devoir ce grave professeur obligé de gambader presqueautant que son élève pour s'en faire obéir; enfin il fit tant,qu'il habitua le malin Knips à porter sur le dos une petitehotte dans laquelle il le forçait à déposer et à porterdiverses provisions. Cette petite hotte, qu'il avait construiteen roseaux à l'aide de Jack, était assujettie sur le dos dusinge par deux courroies qui lui prenaient les bras, et unetroisième qui venait se rattacher à sa ceinture. Ce futd'abord un supplice pour le malicieux animal: il se roula,désespéré et furieux; mais enfin l'habitude triompha, et

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Knips, qui d'abord ne manquait jamais d'entrer en fureur àla vue de la hotte, s'y habitua tellement qu'on ne pouvaitplus la lui ôter. Jack avait moins de succès, et quoiqu'il eûtdonné à son chacal le nom de Joeger (chasseur) commepour l'encourager à le mériter, la bête féroce ne chassaitencore que pour son propre compte; ou, si elle rapportaitquelque chose à son maître, ce n'était guère que la peaude l'animal qu'elle venait de dévorer. J'exhortai cependantJack à ne pas se décourager, et il y mit une patience dontje l'aurais cru peu susceptible.

Pendant ce temps-là j'avais perfectionné la fabricationdes bougies, et j'étais parvenu, en les roulant entre deuxplanches, à leur donner la rondeur et le poli des bougiesd'Europe, dont elles ne se distinguaient plus que par unecouleur verdâtre. Les mèches me causèrent de notablesembarras; le fil de caratas, dont je m'étais servi d'abord,répondait mal à mon désir, car il se charbonnait en brûlant.Je le remplaçai heureusement par la moelle d'une espècede sureau; ce qui ne m'empêcha pas de regretterbeaucoup le cotonnier. J'avais mis aussi en œuvre lecaoutchouc que nous avions recueilli; je pris une vieillepaire de bas que je remplis de sable, et auxquels j'adaptaiune forte semelle de peau de buffle, puis je l'enduisis deplusieurs couches de caoutchouc. Quand l'épaisseur meparut raisonnable, je brisai le moule, retirai le bas, puis,après avoir bien secoué les bottes, je les mis sur-le-champà mes pieds, et je me trouvai avec une chaussure quim'allait fort bien. Mes fils en furent jaloux, et ils me

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supplièrent de faire pour eux ce que je venais d'exécuterpour moi. Mais avant d'entreprendre un aussi long travail, jevoulais m'assurer de la solidité de celui que je venais determiner. En attendant, je façonnai de mon mieux, pourFritz, la peau des jambes du buffle. Mes efforts furentinutiles, je ne parvins à faire qu'une ignoble chaussure aveclaquelle mon pauvre enfant osait à peine se montrer. Je l'endélivrai en lui permettant, à sa grande satisfaction, de neplus porter ce déplorable essai de mocassins.

J'utilisai encore nos deux canaux de palmier, et, au moyend'une digue qui élevait l'eau sur un point du ruisseau, nouspûmes donner à notre courant une pente convenable quipoussait l'eau jusque auprès de notre demeure, où elleétait reçue dans la vaste écaille de tortue que Fritz avaitdestinée à cet usage. Cette source n'avait d'autreinconvénient que celui d'être exposée au soleil, de sorteque l'eau, si elle était claire et pure, était en même tempschaude quand elle arrivait jusqu'à nous. Je résolus deremédier à ce petit désagrément en remplaçant plus tardces canaux découverts par de gros conduits de bambousenfouis dans la terre. En attendant l'exécution, nous nousréjouîmes de cette nouvelle acquisition, et nousremerciâmes tous Fritz, qui en avait eu l'idée première.

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CHAPITRE XXIVL'onagre.—Le phormium tenax.—Les

pluies.

Un matin que nous étions occupés à mettre la dernièremain à notre escalier, nous fûmes tout à coup surpris pardes hurlements aigus et prolongés qui se faisaiententendre dans le lointain. Nos deux dogues dressèrentsoudain les oreilles et semblaient se préparer au combat.Je fus effrayé, et j'ordonnai aussitôt à mes enfants deregagner le sommet de l'arbre. Nos armes furent chargéeset disposées, et nous nous tenions en garde, jetant nosregards de tous côtés; mais le bruit ayant cessé quelquesinstants, et rien ne paraissant, je descendis à la hâte bienarmé, je rassemblai notre bétail épars, revêtis mes chiensde leurs colliers à pointes, et remontai sur l'arbre pourattendre l'arrivée de l'ennemi.

JACK. «C'est le hurlement du lion. Je serais charmé deme trouver en face de ce noble animal, qui est, dit-on,aussi généreux que brave.

MOI. Généreux, soit; cependant ne t'y fie pas. Mais ce nesont pas des lions assurément, leurs rugissements sontplus prolongés et moins aigus que ceux-ci.

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FRITZ. Ce sont peut-être des chacals qui viennent nousdemander vengeance de la mort de leurs frères.

ERNEST. Je crois plutôt que ce sont des hyènes, dont lehurlement doit être aussi affreux que la mine.

FRANZ. Ce sont simplement des cris de guerre dequelques sauvages qui viennent manger leurs prisonniers.

MOI. Quoi que ce puisse être, faisons bonne contenance,et prenons garde de laisser abattre notre courage par descraintes prématurées.»

Tandis que je parlais ainsi, je vis Fritz se mettre à rire et àjeter tout d'un coup son fusil de côté: il avait reconnu leterrible ennemi qui nous menaçait.

«C'est notre âne, s'écria-t-il, qui revient à nous, et quientonne simplement son hymne de retour.»

En effet, c'était bien nôtre fugitif; nous l'aperçûmes àtravers le feuillage, marchant paisiblement vers nous ets'arrêtant de temps en temps pour brouter. Mais il nerevenait pas seul, il avait avec lui un animal d'une race àpeu près semblable à la sienne. Ses formes étaient plusgracieuses; il joignait à la force l'élégance du cheval. Jereconnus aussitôt l'onagre.

Cette découverte me remplit de joie, et balança très-heureusement la mauvaise humeur que nous n'aurions pasmanqué de ressentir contre notre baudet pour la panique

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qu'il nous avait inspirée. Je recommandai à mes fils le plusgrand silence, et je songeai aux moyens de nous rendremaîtres du nouveau venu.

Je savais que les naturalistes regardent commeimpossible d'apprivoiser l'onagre. Cette difficulté metentait; et je voulais faire l'épreuve d'un moyen qui me vint àl'esprit. Je pris une corde, à l'extrémité de laquelle je fis unnœud coulant; puis je fendis en deux un bambou, et jejoignis par une ficelle les deux parties, mais à un boutseulement, de manière à obtenir une sorte de pinces forteset résistantes. Fritz, qui suivait attentivement tous mespréparatifs, les trouvait beaucoup trop longs; et, dans sonimpatience, il me proposait de lancer son lazo contrel'onagre. Je le lui défendis. J'avais peur, s'il venait àmanquer son coup, que le bel animal ne nous échappât;car je connaissais sa prodigieuse agilité.

Quand nos préparatifs furent achevés, je chargeai Fritz,comme plus leste et plus adroit que je n'étais moi-même,d'aller passer au cou de l'onagre le nœud coulant quej'avais disposé, tandis que j'attachai à une racine l'autreextrémité de la corde. Je me cachai ensuite derrière unarbre, et je laissai mon fils s'avancer seul.

Il se présenta tranquillement devant le sauvage animal, quibroutait. Cette vue parut l'effrayer: c'était sans doute lapremière figure d'homme qu'il rencontrait. Mais Fritzrestant immobile, l'onagre se remit paisiblement à paître.Son compagnon fut moins impassible; il s'approcha,

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alléché par une poignée de grains mêlés de sel que monfils lui tendait.

L'onagre lui-même, attiré par la curiosité, s'avança la têtehaute et en soufflant. À peine était-il à portée, que Fritz luijeta adroitement le nœud coulant par-dessus la tête. Lepauvre animal recula aussitôt; mais il était prisonnier, et lebond ne fit que serrer davantage le nœud. L'étreinte futmême si forte, qu'il tomba la langue pendante et sur lepoint d'être étranglé. Je me hâtai d'accourir et de desserrerle nœud; je jetai autour de son cou le licol de l'âne; enfaisant usage de la pince, je pris entre ses deux parties lenez de l'animal et je l'y tins fortement serré. La douleur qu'ilen ressentit calma sa fureur, et nous permit de l'approchersans danger. Nous reconnûmes alors que c'était unefemelle.

Mes fils, dont l'imagination allait vite, se réjouissaient déjàde monter ce gracieux animal. Plus patient qu'eux, je leurdis qu'avant de le faire caracoler il fallait songer à ledompter. Nous commençâmes aussitôt cette éducation,qui présenta des difficultés inouïes. Il fallait chaque jour leserrer fortement pour en obtenir la moindre marque desoumission. Recouvrait-il sa liberté, il redevenait soudaince qu'il était auparavant, farouche et indomptable. Je le fisjeûner, je le chargeai de lourds fardeaux; tout était inutile, etplusieurs fois je désespérai de l'entreprise; néanmoins jecontinuai avec une ténacité et une constance que jen'aurais point eues en Europe. Stimulé par le besoin de

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réussir, qui m'avait sans cesse guidé depuis que nousétions sur cette terre déserte, j'espérais toujours que lafatigue l'emporterait sur le mauvais naturel de l'animal.Mais j'avais beau faire: il était doux et tranquille dans sonécurie, se laissait approcher et caresser; mais il reprenaittoute sa fureur dès qu'on essayait de le monter.

Enfin, tous les moyens que j'avais imaginés ayant étéinutiles, je me rappelai la manière dont les maquignonsparviennent à rendre dociles les chevaux trop rétifs; et, toutcruel qu'était le procédé, je résolus d'y recourir. Un jour quele bel animal se refusait, comme de coutume, à toutetentative pour le monter, je lui saisis rudement le bout del'oreille entre les dents et je le mordis jusqu'au sang; ils'arrêta aussitôt, et resta immobile; Fritz profita du momentet s'élança sur son dos; après quelques sauts, l'onagrereprit sa tranquillité, et trotta comme mon fils le voulut.

Je le cédai à Fritz. J'étais fier de voir mon fils volercomme l'éclair, dans l'avenue de Falken-Horst, sur ce beaucoursier que j'avais eu l'honneur de dompter. J'eus soincependant d'attacher ses deux jambes de devant avec unecorde assez lâche qui devait modérer sa vitesse; je luiadaptai aussi à la mâchoire un caveçon, et, au moyend'une baguette dont on lui frappait l'oreille, nous parvenionsà le diriger comme avec un mors. Nous commençâmesdès ce moment à le compter au nombre de nos animauxdomestiques, et à lui donner un nom; nous l'appelâmesLeichtfuss, c'est-à-dire Pied-Léger, et certainement jamais

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animal n'avait mieux mérité son nom; c'était un nouveausujet ajouté à l'éducation de mes fils. Je ne désespéraispas encore de revoir l'Europe, et je me flattais que cetteéducation, qui développait leurs forces physiques et leursgrâces extérieures sans nuire à leur instruction morale, lesmettrait un jour en état de briller dans la société.

Pendant le dressement de Leichtfuss, qui n'avait pas durémoins de trois semaines, la basse-cour s'était accrue; nospoules avaient couvé une quarantaine de poussins. Labonne ménagère avait un soin minutieux de ce petitpeuple. Elle en était plus fière et plus heureuse que nous nel'étions de nos animaux de luxe; le buffle seul trouvait grâceauprès d'elle, parce qu'il traînait les provisions; les autres,elle les proscrivait en masse: l'aigle, l'onagre, le flamant, lesinge, le chacal, n'étaient pour elle que des bouchesinutiles, des animaux à nourrir, sans profit à en tirer. Lespoulets, au contraire, étaient d'une utilité que personne nepouvait contester; elle les soignait aussi avec cetteattention que les femmes possèdent seules. J'admirai avecquelle religieuse ardeur une bonne mère s'arrête à tout cequi lui retrace l'image de l'enfance, qu'elle aime tant. Mafemme, loin de se plaindre du surcroît de besogne que luidonnaient ces quarante à cinquante poussins, enparaissait, au contraire, fort satisfaite.

L'approche des pluies, hiver de ces contrées, nous forçaà songer à un travail nécessité d'ailleurs par l'augmentationde la basse-cour: il fallait construire un toit destiné à

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protéger nos bestiaux contre les intempéries de la saison.Des bambous fournirent la charpente; de la mousse et dela terre glaise remplirent les intervalles, et une couche degoudron répandue par-dessus le tout nous donna un toit sisolide, qu'on aurait pu sans crainte marcher dessus. Lesracines de notre arbre, qui s'élevaient en voûte, servirentde cloisons, que nous fermâmes avec des planches, etnous eûmes ainsi, au pied de notre habitation aérienne,une série de pièces assez bien disposées pour que nosprovisions y fussent placées sans gêner nos animaux.Nous y avions ménagé un fenil, destiné à abriter le foin, lapaille et les provisions de bétail. Ce travail achevé, nouscommençâmes à recueillir nos provisions; les pommes deterre et le manioc eurent la préférence.

Un jour que nous revenions de chercher des pommes deterre, et tandis que ma femme et Franz conduisaient lechar à la maison, j'eus l'idée d'aller jusqu'au bois dechênes avec mes fils aînés. Maître Knips, qui nous avaitaccompagnés, attira tout à coup notre attention par sescris: il était engagé dans un buisson, où d'autres cris et desbattements d'ailes réitérés indiquaient qu'il n'était pas seul.J'y envoyai Ernest, qui ne tarda pas à nous appeler lui-même.

«Papa! nous cria-t-il, papa, Knips est aux prises avec unepoule à fraise; le gourmand veut manger les œufs, et voicile coq qui vient au secours de sa tendre moitié. Accourezdonc, c'est curieux. Moi, je tiens Knips.»

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Fritz courut en effet, après avoir attaché Leichtfuss à unarbre, et je le vis bientôt revenir à moi tenant dans ses brasle coq et la poule à fraise. Il me remit les deux précieuxvolatiles, et il alla enlever les œufs, tandis qu'Ernest retenaitson singe. Celui-ci arriva bientôt après, tenant sonchapeau avec précaution, et chassant le singe devant lui. Ilportait ainsi les œufs, qu'il avait eu soin de recouvrir d'uneespèce d'herbe longue et plate, dont les feuilles figuraientassez bien des lames de sabre.

«Voilà de quoi amuser le petit Franz,» me dit-il en memontrant ces feuilles. Je le louai d'avoir ainsi pensé à sonfrère; mais je donnai peu d'attention à ce qu'il apportait, etje m'arrêtai surtout à la découverte du coq et de la poule:nous nous assurâmes d'eux en leur liant les pattes. Nousnous remîmes alors en marche. Pendant la route, Ernestportait souvent à son oreille les œufs, prétendant entendreremuer les poussins. En effet, je reconnus que plusieursétaient cassés, et que les petits commençaient à semontrer.

Fritz, tout joyeux de la découverte, ne résista point à latentation de mettre sa monture au trot pour l'annoncer à samère; mais il ne put la modérer, car une poignée d'herbesaiguës qu'il agitait autour de ses oreilles lui donnait unerapidité effrayante. Il ne lui arriva rien de fâcheuxcependant, et nous le trouvâmes sain et sauf auprès de samère.

Pourtant, deux jours après cette excursion, nous avions

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complètement oublié cette herbe. Fritz, en la maniant,s'aperçut qu'elle était très-souple, et il eut l'idée d'entresser un fouet pour Franz, qui était chargé spécialementde la garde du troupeau. Je remarquai la flexibilité deslongues feuilles de cette plante, et en m'approchant, à magrande satisfaction je reconnus le lin vivace de la Nouvelle-Zélande (phormium tenax). Ma femme en fut transportéede joie. De tous les produits de l'Europe, le lin était celuiqu'elle regrettait le plus. Ses yeux étincelaient de plaisir, etdéjà elle parlait de faire de la toile pour renouveler notregarde-robe, qui de jour en jour menaçait davantage denous laisser nus.

«Oh! de toutes vos découvertes voici certainement la plusprécieuse. Procurez-moi du lin, un rouet, des métiers, jeserai la plus heureuse des femmes; je vous ferai deschemises et des pantalons de bonne toile. Donnez-moi uneabondante provision de cette plante.»

Tandis que ma femme se livrait à son enthousiasme, Fritzet Jack, qui le partageaient, s'esquivèrent et montèrent, lepremier sur l'onagre, le second sur le buffle: ils partirentavec une telle rapidité, qu'ils avaient disparu avant quenous eussions pu nous opposer à leur projet. Ils revinrentpeu d'instants après, rapportant chacun une énorme bottede phormium. L'empressement qu'ils avaient mis àsatisfaire leur mère ne me laissa pas la force de leur fairedes reproches. À peine furent-ils descendus de cheval, queJack se mit à nous raconter d'une manière très-drôle

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comment son cheval cornu avait suivi pas à pas l'onagre, etcombien peu il avait eu besoin de se servir de sa cravachepour l'exciter et le ramener à l'obéissance.

«Il faudra, leur dis-je, aider à votre bonne mère à rouir lelin que vous venez de cueillir.»

Le lendemain matin nous partîmes pour le marais desFlamants; nous avions placé sur la charrette nos paquetsde lin; nous les divisâmes et nous les plongeâmes dans lemarais, après les avoir chargés de grosses pierres pourles forcer à rester au fond. Dans l'intervalle nous eûmesplusieurs fois occasion de remarquer l'instinct desflamants. Ils construisent leurs nids en cônes au-dessus dela superficie des marais, et font au sommet unenfoncement dans lequel la femelle dépose ses œufs, etoù elle peut les couver en restant les jambes dans l'eau.Ces nids sont d'argile, et si solidement maçonnés, quel'eau ne peut ni les dissoudre ni les renverser.

Le lin fut laissé quatorze jours dans l'eau; une seulejournée suffît pour le faire sécher complètement. Nous lerapportâmes à Falken-Horst, où il fut serré. Renvoyant auxtemps pluvieux qui s'approchaient les occupationsnombreuses de sa préparation, je promis à ma femme unrouet, des battoirs, et tout ce dont elle aurait besoin aprèsque son lin aurait été teillé. Mais nos récoltes demandaientnos soins, et les premières pluies, qui commençaient àtomber, nous rendaient tous les moments précieux. Déjà latempérature, de chaude et ardente, était devenue glaciale

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et changeante. Nos derniers beaux jours furent employés àramasser des pommes de terre, du manioc, des noix decoco; la charrette ne cessait de rouler, et nous nousdonnions à peine le temps de prendre nos repas. Nousplantâmes à Zelt-Heim diverses espèces de palmiers.Nous serrâmes tout le blé d'Europe qui nous restait; car jecomptais beaucoup sur l'humidité de la saison pour activersa végétation, et nous préparer l'espoir d'une récolteabondante qui nous fournirait ainsi le pain de notre patrie,que nous regrettions beaucoup. Nous fîmes aussi une belleet vaste plantation de cannes a sucre; nous voulions réunirautour de nous tout ce qui pouvait contribuer à nous êtreutile ou agréable. Les travaux durèrent quelques semaines,pendant lesquelles l'hiver était déjà avancé; des ventsimpétueux soufflaient dans le lointain, et la pluie tombaitpar torrents et sans discontinuer; la côte ressemblait à unlac. Ma femme était devenue triste, et Franz, effrayé,demandait quelquefois en pleurant si ce n'était pas unnouveau déluge.

Je ne vis pas sans effroi que notre sûreté étaitcompromise dans notre château aérien. Le vent menaçaità chaque instant de l'enlever, et nous avec lui; la pluie, quifouettait avec force, venait nous mouiller jusque dans notrelit, malgré la toile à voile dont j'avais bouché les ouvertures.Nous abritâmes nos hamacs dans l'escalier, et nousdescendîmes chercher un asile sous le toit goudronné quenous avions couvert pour nos bêtes dans les racines dufiguier. L'espace était étroit, et l'odeur de nos voisins nous

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rendit l'habitation pénible les premiers jours; mais enfin,quand nous eûmes placé aussi sur l'escalier les diversustensiles de cuisine dont nous avions un besoin journalier,que ma femme eut pris l'habitude de travailler sur une desmarches, auprès d'une fenêtre, avec son petit Franz assisà ses côtés, quoique bien mal à notre aise, et regrettantpour la première fois depuis notre naufrage les solides etcommodes habitations de notre patrie, nouscommençâmes à nous consoler. Pour ranimer davantagele courage des miens, je travaillai de toutes mes forces àaméliorer autant que possible la position où nous noustrouvions. Je diminuai un peu l'espace destiné à nos bêtes.Nous fîmes sortir et nous abandonnâmes dans lacampagne celles qui, étant indigènes, pouvaient se suffireà elles-mêmes; afin que cette liberté ne nous les fit pasperdre, j'eus soin de leur attacher au cou des sonnettes, etchaque soir je m'en allais, avec Fritz, les chercher dans lespâturages; souvent même elles revenaient seules àl'étable. Ces courses étaient extrêmement pénibles, et ilnous fallait les faire par une pluie dont les orages d'Europene peuvent donner une idée. Nous en revenions mouillésjusqu'aux os et transis de froid. Ma femme nous fit àchacun un manteau à capuchon qui nous fut d'un grandsecours pour ces courses. Elle prit deux chemises dematelot qui nous restaient encore, elle y adapta descapuchons que nous pouvions rabattre à volonté, et nousles enduisîmes d'une couche épaisse de caoutchouc.Grâce à ces manteaux imperméables, nous pouvions sanscrainte braver la pluie. Ainsi vêtus, nous avions

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vraisemblablement assez mauvaise mine; car aussitôt quenous les endossions la troupe partait d'un grand éclat derire. Néanmoins chacun d'eux aurait voulu en avoir unsemblable; mais nous n'avions pas assez de caoutchoucpour les contenter.

La fumée nous incommodait au plus haut degré; elle étaitsi épaisse, attendu que nous manquions totalement debois sec, qu'il fallait renoncer à nous chauffer et même àallumer du feu pour les besoins de la cuisine. Nous nouscontentions de vivre de laitage, et nous nous bornions, à delongs intervalles, à faire du manioc ou à rôtir quelquesmorceaux de viande salée.

Nos journées s'écoulaient au milieu de travaux qui étaienttoujours les mêmes. Le soin des bestiaux occupait lamatinée, puis nous faisions du manioc. La nuit arrivait debonne heure, amenée par l'obscurité croissante du ciel,augmentée encore par l'épaisseur du feuillage de l'arbre.La famille alors se réunissait autour d'une grosse bougie:la mère soignait le linge; j'écrivais mon journal, Ernest enrecopiait les feuillets; Fritz et Jack enseignaient à lire et àécrire à Franz, ou bien dessinaient les plantes et lesanimaux qu'ils avaient remarqués dans leurs excursions.Enfin une prière de reconnaissance terminait dignementnotre journée.

Quelquefois nous avions le bonheur d'avoir un peu moinsde vent; alors nous nous hâtions de faire rôtir soit un poulet,soit un pingouin pris dans le ruisseau: tous les quatre à

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cinq jours nous faisions le beurre, qui était pour nous unvrai régal. Ces petits incidents, qui rompaient la monotoniede notre existence, étaient pour nous de véritables fêtes.Le manque de fourrage fut cause que je m'applaudis de ladétermination que j'avais prise relativement aux animauxoriginaires du pays: nous n'aurions jamais pu les nourrir;nous avions déjà tant d'animaux domestiques, que nousétions fort en peine.

Nous passions nos journées à la fenêtre, les yeux tournésvers l'horizon, attendant sans cesse une éclaircie. Mafemme elle-même, malgré sa prédilection pour Falken-Horst, commençait à s'impatienter et me demandait deconstruire pendant la belle saison une maison solide quinous abritât un peu mieux l'hiver suivant. Falken-Horstdevait être toujours, suivant elle, notre habitation d'été;mais la triste expérience que nous faisions nous prouvait lanécessité d'une maison d'hiver.

Nous étions tous de son avis; Fritz me rappela alorsRobinson Crusoé, qui avait trouvé une grotte dans unrocher, et nous engagea à aller chercher parmi les rochersde la côte un abri solide où nous pussions trouver, commelui, cave, salle à manger, etc., quand les pluies auraientcessé. Nous avions le temps de mûrir cette idée, car lamauvaise saison continuait dans toute sa rigueur.

Ma femme me tourmentait depuis longtemps pour lui faireun battoir et un peigne, que son lin lui rendaitindispensables. La confection de ces deux instruments

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nous occupa pendant les derniers jours de notre obscureretraite. Si le battoir fut facile à installer, il n'en fut pas demême du peigne, qui me coûta beaucoup de peines. Deuxplaques de fer-blanc percées d'un grand nombre de trouspar lesquels je fis passer des clous arrondis à la pointe etfixés par du plomb coulé sur les plaques, dont j'avais relevéles bords, me fournirent un outil peu facile à manier, il estvrai, mais cependant convenable à l'emploi que nousvoulions en faire, et ma pauvre femme, en le recevant avecreconnaissance, se rappelait ces heureuses années où,établie auprès de son feu, elle préparait son lin et tout cequi lui était nécessaire.

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CHAPITRE XXVLa grotte à sel.—Habitation d'hiver.—

Les harengs.—Les chiens marins.

Je ne saurais exprimer avec quels transports, après noslongues semaines d'ennui, nous vîmes enfin les nuagesdisparaître, le soleil briller au milieu d'un ciel pur, et le vent,dont la violence nous avait si fort effrayés, cesserentièrement. Nous saluâmes le retour du printemps par descris de joie, et nous sortîmes avec bonheur de notre retraitepour respirer l'air pur de la campagne et reposer nos yeuxsur la verdure rafraîchie qui parait la terre. La nature entièreétait rajeunie, et nous-mêmes avions déjà oublié toutes nossouffrances d'hiver.

Notre plantation était en pleine prospérité; les grains quenous avions semés commençaient à sortir de la terre enfilets minces. La prairie était émaillée d'une multitude defleurs; les oiseaux avaient commencé leurs chants: c'étaitune résurrection complète de la nature.

Aussi nous célébrâmes le dimanche suivant avec uneferveur, une piété telle que nous n'en avions point encoreeu dans l'île, et nous nous mimes sur-le-champ au travailavec ardeur. Nous nettoyâmes notre château aérien des

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feuilles que le vent y avait amassées; il n'était nullementendommagé, et nous l'eûmes bientôt remis en état d'êtrehabité.

Ma femme, toujours active, ne perdit pas de temps, ets'occupa de son lin; elle le teillait, et moi je le peignais. Jeréussissais dans cette fonction, à laquelle j'étais tout à faitétranger, au delà même de mes espérances. Le plusdifficile restait à faire. Pour arriver à la toile, il fallait unrouet et un dévidoir; les conseils de ma femme suppléèrentà mon manque d'habileté, et je parvins à construire cesindispensables instruments. Dès lors la mère ne se permitaucune distraction; ses nouvelles occupations absorbèrenttout son temps. Le petit Franz dévidait tandis qu'elle filait;elle aurait bien voulu que ses autres fils vinssent à sonaide; mais ils se montraient peu empressés de se livrer àcette besogne sédentaire, si ce n'est Ernest, qui consentaitvolontiers à filer quand il prévoyait quelque occupationfatigante. Cet exemple eût été cependant bon à suivre, carnos habits étaient vraiment dans un état déplorable; maisFritz et Jack, faits pour les courses, aimaient beaucoupmieux errer en liberté.

Il fallait utiliser les promenades. Nous nous dirigeâmesd'abord du côté de Zelt-Heim; car nous étions avides deconnaître les ravages produits par l'hiver sur notre anciennehabitation. Cette demeure avait beaucoup plus souffert queFalken-Horst; la tente était renversée; la toile à voilen'existait plus, et la plus grande partie des provisions avait

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été tellement gâtée par la pluie, qu'il fallut nous endébarrasser. La pinasse, grâce à sa construction solide,avait résisté; il n'en fut pas de même du bateau de cuves: ilétait devenu hors de service. En examinant nos provisions,je trouvai trois barils de poudre que j'avais omis de porter àl'abri du rocher; j'eus la douleur, en les ouvrant, d'en voirdeux entièrement avariés, et hors d'état de servir. Enexaminant la muraille des rochers, je désespérai de m'ycreuser une habitation; ils paraissaient d'une telle dureté,que plusieurs semaines de travail auraient à peine suffipour y pratiquer une cavité susceptible de nous y recevoiravec nos bestiaux et nos provisions, et nous n'avions pasassez de poudre pour l'employer à faire sauter des éclatsde rochers; mais nous résolûmes du moins de fairequelque tentative, ne fût-ce que pour creuser une cavecapable de contenir nos poudres pendant la pluie.

Tandis que ma femme était occupée de son lin, je partisun matin, accompagné de Jack et de Fritz, dans le desseinde choisir une place où le rocher fut d'une coupeperpendiculaire; je traçai avec du charbon l'enceinte de lacavité que je projetais, et nous nous mîmes à l'ouvrage.Les premiers coups de marteau produisirent peu d'effet: leroc était presque inattaquable au ciseau et à tous nosinstruments: aussi nous ne fîmes presque rien la premièrejournée. Mes petits ouvriers ne se ralentissaient pas; lasueur ruisselait de nos fronts: le courage nous donnait desforces; mais elles étaient inutiles tant que nous eûmes àlutter avec la couche extérieure du roc, et ce ne fut qu'après

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deux jours de persévérance que nous sentîmes la pierrecéder peu à peu sous nos coups. La couche calcaire quenous avions rencontrée fit place à une sorte de limonsolidifié, que la bêche pouvait facilement entamer.Encouragés par l'espoir du succès, nous continuâmespendant quelques jours, et nous étions parvenus à septpieds de profondeur, quand, un matin, Jack, qui enfonçait àcoups de marteau une barre de fer, nous cria tout joyeux:«J'ai percé la montagne! venez voir, j'ai percé lamontagne!»

Fritz courut aussitôt vers son frère, et vint me confirmer lesparoles de Jack. La chose me parut extraordinaire;j'accourus à mon tour, et je trouvai qu'en effet la barre defer avait dû pénétrer dans une cavité assez spacieuse; carelle entrait sans obstacle, et nous pouvions la tourner danstous les sens. Je m'approchai, trouvant la chose digne demon attention; je saisis l'instrument qui était encore plantédans le roc; en le secouant avec vigueur de côté et d'autre,je fis un trou assez grand pour qu'un de mes fils pût ypasser, et je vis qu'en effet une partie des décombrestombaient en dedans; mais au moment où je m'approchaispour regarder, il en sortit une si grande quantité d'airméphitique, que j'en éprouvai des vertiges et fus oblige deme retirer promptement. «Gardez-vous d'approcher, mesenfants, fuyez, vous pourriez trouver ici la mort.

—La mort! s'écria Jack. Croyez-vous qu'il y ait dans cetrou des lions et des serpents? Laissez-moi approcher leur

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dire deux mots.

—J'aime à te voir ce courage, mon petit ingénieur; il n'y alà ni lions ni serpents, mais le danger n'existe pas moins.Et que ferais-tu si en entrant tu ne pouvais plus respirer?

—Ne plus respirer? et pourquoi?

—Parce que l'air y est méphitique ou corrompu, et qu'ilvous prend alors un vertige ou un tournoiement de tête tel,qu'on a peine à marcher. Ce malaise est suivi d'uneoppression qu'on ne peut vaincre, et l'on meurt subitementsi l'on n'a pas un prompt secours.

—Et que faire alors, dit Fritz, pour purifier cet air?

—Allumer un grand feu dans l'intérieur de cette grotte. Ils'éteindra d'abord; mais il finira par triompher, et alorsnous pourrons entrer sans danger.»

Sans tarder, ils allèrent tous deux ramasser de l'herbesèche; ils en firent des paquets, battirent le briquet, et lesallumèrent, puis les jetèrent tout embrasés dans le trou;mais, ainsi que je le leur avais annoncé, ils s'éteignirent, etnous donnèrent la preuve que l'air était corrompu au plushaut degré; le feu ne put pas même brûler à l'entrée; je visqu'il fallait purifier l'air d'une manière plus efficace. Je mesouvins a propos que dans le temps nous avions apportédu vaisseau une caisse qui avait appartenu à l'artificier,que nous l'avions serrée dans la tente, et qu'elle devait êtrepleine de grenades et de roquettes d'artifice, embarquées

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pour faire des signaux. J'allai y chercher quelques pièceset un mortier de fer pour les jeter au fond de la caverne. Jerevins bien vite, et y mis le feu. Je lançai des grenades qui,posant d'abord sur le sol, finissaient par aller se briser surle haut de la caverne, d'où elles volaient elles-mêmes enéclats, et en détachaient des morceaux énormes. Untorrent d'air méphitique sortait par l'ouverture. Nouslançâmes alors des roquettes, qui semblaient traverser lagrotte comme des dragons de feu, en découvrant sonimmense étendue. Nous crûmes aussi apercevoir unequantité de corps éblouissants qui brillèrent soudainementcomme par un coup de baguette, et dont l'éclat disparutavec la rapidité de l'éclair, en ne laissant qu'une obscuritéprofonde. Une fusée entre autres, chargée d'étoiles, nousdonna un spectacle dont nous eussions bien vouluprolonger la durée. Quand elle creva, il nous sembla qu'ilen sortait une foule de petits génies ailés ayant chacun unepetite lampe allumée, et qui dansaient de tous côtés avecdes mouvements variés. Tout étincelait dans la caverne,qui nous offrit pendant une minute une scène vraimentmagique; mais ces génies s'inclinèrent l'un après l'autre, ettombèrent sans bruit.

Après ce feu d'artifice, nous vîmes une botte d'herbeallumée se consumer paisiblement, et nous dûmes espérerque, du moins par rapport à l'air, nous n'avions plus rien àcraindre; mais il était à appréhender que, dans l'obscurité,nous ne tombassions dans quelque flaque d'eau ou dansquelque abîme. Aussi j'envoyai Jack, monté sur le buffle, à

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Falken-Horst, pour communiquer notre découverte à samère et à ses deux frères, les ramener avec lui, etrapporter tout ce qu'ils pourraient de bougies, aveclesquelles nous irions examiner l'intérieur de la grotte.

Réjoui de cette commission, Jack, que j'avais choisiexprès parce que j'avais pensé que les peintures dont sonimagination colorerait le récit de ce qu'il avait vuséduiraient ma femme et hâteraient son arrivée, Jacks'élança sur le buffle, fit claquer une sorte de fouet deroseau, et partit avec une telle rapidité, qu'il me fit dresserles cheveux sur la tête.

Je m'occupai avec Fritz, à agrandir l'entrée de la grotte età la déblayer, afin que sa mère et ses frères pussent yentrer facilement. Après deux à trois heures de travail, nousla vîmes arriver sur le chariot, attelé de l'âne et de la vache,et conduit par Ernest. Jack, grimpé sur son buffle,caracolait devant eux, soufflait dans son poing fermécomme dans une trompette, et fouettait de temps en tempsl'âne et la vache pour les faire marcher plus vite. En arrivantprès de moi, il sauta à bas de son buffle, et courut aider samère à descendre.

J'allumai promptement nos bougies. Nous en prîmeschacun une à la main. Une autre fut mise dans notre poche,un briquet dans notre ceinture, et une arme dans l'autremain. Nous fîmes avec précaution notre entrée dans lagrotte, moi en tête, puis mes enfants à moitié tremblants;enfin ma femme, que les deux chiens suivaient, l'œil au

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guet, la queue entre les jambes.

Un magnifique spectacle s'offrit soudain à nos yeux: toutautour de nous les parois étincelaient comme un ciel étoilé.Du haut de la voûte pendaient d'innombrables cristaux detoutes sortes de longueurs et de formes, et la lumière denos six flambeaux, reflétée deux ou trois fois, faisait l'effetd'une brillante illumination. Il nous semblait être dans unpalais de fées, ou dans le chœur d'une vieille églisegothique lorsqu'on y célèbre l'office divin à la lueur desflambeaux, dont la lumière se joue de mille façons sur lespavés de marbre avec les rayons du jour colorés par lesvitraux.

Le sol de notre grotte était uni, couvert d'un sable blanc ettrès-fin, comme si on l'eût étendu à dessein, et si sec, queje ne pus apercevoir nulle part de trace d'humidité, ce quime fit espérer que le séjour en serait sain et agréable pournous. Les cristaux, d'après la sécheresse du lieu, nepouvaient être le produit du suintement des eaux, et jetrouvai, à ma joie inexprimable, en en cassant un morceau,que nous étions dans une grotte de sel gemme. Quelimmense avantage pour nous et notre bétail, que cetteénorme quantité de sel pur et tout prêt, qui ne demandaitd'autre peine que de le recueillir, et qui valait mieux, à touségards, que celui du rivage, qu'il fallait toujours purifier!

En avançant dans la grotte, nous remarquâmes desmasses et des figures singulières que la matière salineavait produites. Il y avait des piliers entiers qui montaient

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depuis le sol jusqu'à la voûte, et semblaient la soutenir.L'imagination pouvait se représenter tout ce qu'elle voulaitdans ces formes vagues et bizarres: des fenêtres, desfeux, des autels, des figures d'hommes et d'animaux, lesuns étincelants comme des diamants, les autres matscomme l'albâtre.

Nous ne pouvions nous lasser de parcourir cettemerveilleuse enceinte. Déjà nous avions rallumé nossecondes bougies, lorsque je m'aperçus qu'il y avait sur leterrain, en plusieurs endroits, quantité de fragments decristaux qui semblaient tombés de la voûte. Cette chutepouvait se répéter et offrir du danger. Une de ces lamescristallisées tombant sur la tête de l'un de mes enfantsaurait pu le tuer; mais un examen plus exact me prouva queces morceaux n'étaient pas tombés d'eux-mêmes etspontanément, car la masse était trop solide, et, si cettechute eût été produite par l'humidité, les morceaux seseraient dissous peu à peu. Nous fîmes alors, Fritz et moi,un examen sérieux de toutes les parties, en frappant àgauche et a droite avec de longues perches; mais rien netomba. Rassurés alors quant à la solidité de cettedemeure, nous nous occupâmes à tout préparer pour nousy fixer. Il fut résolu que Falken-Horst resterait pour cettesaison notre demeure habituelle; ensuite nous n'y allionsque la nuit, et toute la journée nous étions à Zelt-Heim, prèsdu nouveau rocher, travaillant pour faire une habitationd'hiver chaude, claire et commode.

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Pendant qu'exposée à l'air notre grotte durcirait bientôtcomme la surface extérieure, je résolus de commenceraussitôt à percer les fenêtres. Je pris pour cela la mesurede celles que j'avais à Falken-Horst, qui étaient inutiles,puisque je ne voulais plus l'habiter que l'été. Pour la porte,je préférai en faire à notre arbre une d'écorce, quimasquerait mieux notre demeure aux sauvages. Jedessinai tout le tour avec du charbon; puis nous taillâmesces ouvertures, où nous fîmes entrer les cadres dans lesramures, qui les retinrent solidement.

Quand la grotte fut terminée en dehors, je m'occupai de ladivision intérieure. Une très-grande place carrée futd'abord divisée en deux parties: celle de droite pour notredemeure, celle de gauche pour la cuisine et les écuries. Jerésolus de placer au fond de cette dernière, où il n'y avaitpas de fenêtre, la cave et les magasins: le tout devait êtreséparé par des cloisons et communiquer par des portes.

La partie que nous avions destinée pour nous fut séparéeen trois chambres: la première, à côté de l'écurie, futréservée pour notre chambre à coucher à moi et à mafemme; la seconde, pour la salle à manger; la troisième,pour le lieu de repos de mes quatre enfants. La premièreet la dernière de ces chambres eurent des carreaux à leursfenêtres; la salle à manger n'eut qu'un grillage grossier. Jepratiquai dans la cuisine un foyer près de la fenêtre; jeperçai le rocher un peu au-dessus, et quatre planchesclouées ensemble et passées dans cette ouverture firent

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une espèce de cheminée qui conduisait la fumée audehors. L'espace que nous réservâmes pour notre atelierfut assez grand pour nous permettre d'y entreprendre destravaux considérables. Enfin l'écurie fut divisée en quatrecompartiments, pour séparer les différentes espècesd'animaux; au fond se trouvaient la cave et les magasins.

Le long séjour que nous fîmes à Zelt-Heim nous procuraplusieurs avantages sur lesquels nous n'avions pascompté, et que nous ne tardâmes pas à mettre à profit.Très-souvent il venait au rivage d'immenses tortues qui ydéposaient leurs œufs dans le sable, et qui nousfournissaient de délicieux repas; nous voulûmes ensuiteprendre les tortues vivantes pour les manger quand bonnous semblerait. Dès que nous en voyions une sur lerivage, un de mes fils était dépêché pour lui couper laretraite; pendant ce temps nous approchions rapidement,nous la renversions sur le dos et lui passions une fortecorde dans son écaille. L'extrémité opposée était attachéeà un pieu planté aussi près du bord que possible, puisnous remettions la tortue sur ses pieds; elle se hâtait defuir; mais voyant ses efforts inutiles, elle se résignait etrestait à notre discrétion.

Un matin nous quittâmes de bonne heure Falken-Horst.Lorsque nous fûmes près de la baie du Salut, nousaperçûmes, à notre grand étonnement, dans la mer, unsingulier spectacle. Une étendue d'eau assez considérableparaissait être en ébullition; elle s'élevait et s'abaissait en

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écume, et au-dessus volaient une quantité d'oiseaux del'espèce des mouettes, des frégates, et autres que nous neconnaissions pas. Tous ces oiseaux poussaient des crisperçants; puis tantôt ils se précipitaient en foule sur lasurface de l'eau, tantôt ils s'élevaient en l'air, volant encercle et se poursuivant de tous côtés. Dans l'eau il semontrait aussi quelque chose d'un aspect singulier; de touscôtés s'élevaient de petites lumières comme des flammes,qui s'éteignaient aussitôt et se reproduisaient à chaquemouvement. Nous remarquâmes que cette bande semblaitse diriger vers la baie du Salut, et nous y courûmes pour lamieux observer. Nous fîmes mille suppositions sur ce quece pouvait être: l'un voulait que ce fût un banc de sable;Jack, un volcan; Ernest, un monstre marin. Quant à moi, jereconnus enfin que c'était un banc de harengs, c'est-à-direune énorme quantité de ces poissons qui quittent la merGlaciale et traversent l'Océan pour aller frayer. Ces bancssont suivis d'une foule de gros poissons qui en dévorentdes quantités immenses; ils attirent, de plus, des hordesd'oiseaux qui en attrapent ce qu'ils peuvent.

Nous arrivâmes au rivage presque au même instant queles harengs, et, au lieu de perdre notre temps à lesadmirer, nous nous hâtâmes de sauter dans l'eau pourprendre les poissons avec nos mains à défaut de filets;mais, comme nous ne savions où mettre tous ceux quenous prenions, je m'avisai de faire tirer à terre le bateau decuves, qui n'était plus bon à rien. J'allai chercher du seldans la grotte, et je dressai une tente de toile sur le rivage

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pour pouvoir nous occuper de saler ces poissons, malgréla chaleur. Fritz resta alors dans l'eau pour saisir lesharengs et nous les jeter à mesure. Ernest et sa mère lesnettoyaient avec un couteau. Jack broyait le sel. Franzaidait tout le monde. Moi je rangeai les harengs dans lestonnes: je mis une couche de sel au fond, puis une couchede harengs ayant tous la tête tournée vers le centre; puis unnouveau lit de sel, puis un de poissons, la tête vers le bord,et toujours de même jusqu'à ce que mes cuves fussentremplies. Je mis sur la dernière couche de sel de grandesfeuilles de palmier, enfin un morceau de toile sur lequelj'enfonçai deux planches que je chargeai de pierres, et lescuves pleines furent portées dans la grotte. Au bout dequelques jours, lorsque la masse fut affaissée, je les fermaiencore mieux par le moyen d'une couche de terre glaisepétrie avec des étoupes.

En travaillant du matin jusqu'au soir, nous ne pouvionspréparer que deux tonnes, et nous voulûmes que les huitfussent pleines. Aussi ce travail nous occupa-t-il plusieursjours. Peu de temps après, il vint une bande de chiensmarins, dont nous tuâmes un assez grand nombre. Leurchair fut abandonnée aux chiens, à l'aigle, au chacal, etnous gardâmes les peaux et la graisse, que nousréservions pour la tannerie et la lampe. Nous conservâmesaussi les vessies de ces poissons, qui étaient fort grosses.

Dans ce même temps je fis une amélioration à notre claiepour transporter plus facilement nos provisions à Falken-

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Horst. Je la posai sur deux poutres au bout desquellesj'attachai des roues enlevées aux canons du vaisseau.J'obtins ainsi une voiture légère, commode et peu élevée.

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CHAPITRE XXVILe plâtre.—Les saumons.—Les

esturgeons.—Le caviar.—Le coton.

Nous continuions à faire de l'arrangement de la grottenotre travail habituel; et, quoique nos progrès fussent assezlents, j'espérais cependant que nous y serions établis avantla saison pluvieuse.

J'avais cru découvrir dans la grotte du spath gypseux, et jeme proposai d'en recueillir le plus possible; mais, commela grotte me paraissait assez grande, je cherchaiseulement un endroit que je pusse faire sauter. J'y réussis,et je fis porter à notre cuisine les morceaux; je les faisaisrougir, et, lorsqu'ils étaient calcinés et refroidis, on lesréduisait en poudre avec la plus grande facilité: j'en remplisplusieurs tonnes; j'avais trouvé le plâtre.

Le premier emploi de mon plâtre fut de l'appliquer encouche sur quatre de nos tonnes de harengs, afin de lesrendre plus impénétrables à l'air. Je destinais les poissonsdes quatre autres à être fumés et séchés. À cet effet nousdisposâmes dans un coin écarté une hutte à la manièredes pêcheurs hollandais et américains, composée deroseaux et de branches, au milieu desquelles nous

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plaçâmes à une certaine hauteur une espèce de gril surlequel les harengs furent déposés; nous allumâmes endessous de la mousse et des rameaux frais qui donnèrentune forte fumée; et nous obtînmes des harengs d'un jauned'or brillant et fort appétissants. Nous les serrâmes dansdes sacs pendus le long des parois.

Environ un mois après cette pêche, nous eûmes une autrevisite qui ne fut pas moins profitable. La baie du Salut etles rivages voisins se trouvèrent pleins d'une grandequantité de gros poissons qui s'efforçaient de pénétrerdans l'intérieur du ruisseau pour y déposer leurs œufs.

Jack fut le premier à s'apercevoir de leur arrivée, et vintm'en avertir. Nous courûmes tous au rivage, et nous vîmes,en effet, une grande quantité de gros et beaux poissons quis'efforçaient de remonter le courant du ruisseau. Il y enavait déjà plusieurs, qui me parurent avoir de sept à huitpieds de long, et qu'à leur museau pointu je pris pour desesturgeons; les autres étaient des saumons. Pendant queje cherchais les moyens d'attraper ces poissons, Jackcourut à la caverne, et revint bientôt avec un arc, desflèches et un paquet de ficelle. Il attacha un bout de laficelle à une des flèches et laissa le paquet à terre, chargéde grosses pierres; puis, visant le plus gros des saumons,il la lui décocha: le coup atteignit son but. Nous courûmes àla ficelle; mais le saumon se débattait tellement, que siFritz et Ernest n'étaient pas venus en ce moment nousrejoindre, la ficelle aurait cassé. Avec leur aide, nous

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amenâmes le poisson à terre, où il fut tué. Ce début excitanotre émulation; armés, moi d'un trident, Fritz de sonharpon, Ernest d'une forte ligne, et Jack de ses flèches,nous commençâmes une pêche qui eut pour résultat deuxgros saumons, deux plus petits, et un immense esturgeonlong de plus de dix pieds.

Tous nos poissons furent bien nettoyés, et nousrecueillîmes plus de trente livres d'œufs, que je destinai àfaire du caviar. Pour cela je les mis dans une calebassepercée de petits trous, et je les y soumis à une fortepression; lorsque l'eau fut écoulée, ils en sortirent enmasse solide comme du fromage, que nous portâmesdans la hutte à fumer. Avec les vessies je fis ensuite unecolle qui me parut si transparente, que j'eus l'idée d'en fairedes carreaux de vitre.

Je proposai alors à mes enfants d'entreprendre uneexcursion lointaine, d'aller visiter en passant nosplantations et les champs ensemencés, par ma femme, degraines européennes. Nous voulions, avant les pluies, faireune bonne provision de baies à cire, de gomme élastiqueet de calebasses. Notre jardin de Zelt-Heim était dans l'étatle plus florissant, et nous y avions toutes sortes de légumesd'un goût excellent, qui fleurissaient et mûrissaientsuccessivement. Nous avions aussi des concombres etdes melons délicieux. Nous moissonnâmes une immensequantité de blé de Turquie, dont les épis étaient longs d'unpied. La canne à sucre avait prospéré ainsi que les

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ananas.

Cette prospérité, dans notre voisinage, nous donna lesplus belles espérances pour les autres plantations, et nouspartîmes tous un matin de Zelt-Heim.

Nous allâmes d'abord visiter le champ planté près deFalken-Horst; les grains avaient levé parfaitement, et nousrécoltâmes de l'orge, du froment, du seigle, de l'avoine,des pois, du millet, des lentilles, en petite quantité, il estvrai, mais assez pour les semailles de l'année suivante. Lamoisson la plus considérable fut celle de maïs, auquel ceterrain paraissait surtout convenir. Au moment où nousapprochâmes de la partie où il croissait, une douzaine aumoins de grosses outardes prirent la fuite à grand bruit;nos chiens s'élancèrent alors dans les épis, et firent leverun essaim immense d'oiseaux de toute grosseur et detoute espèce.

Nous fûmes tellement troublés par ces surprises, qu'aucunde nous ne pensa à se servir de son fusil. Fritz, le premier,revint à lui, et déchaperonnant son aigle, qu'il portait aveclui, il le lança sur les poules outardes qui s'envolaient.L'aigle prit rapidement son vol; et Fritz, sautant sur l'onagre,s'élança à sa suite. L'aigle, s'élevant droit dans les cieux,parvint enfin au-dessus des outardes; puis, se balançant unmoment, il se laissa tout à coup tomber avec la rapidité del'éclair sur l'une d'elles, qu'il saisit et retint sous sesredoutables serres, jusqu'à ce que Fritz, arrivant au galop,l'eût délivrée. Nous accourûmes tous vers lui. Jack resta

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seul dans le champ, pour essayer l'adresse de son chacal,qui justifia les efforts de son jeune maître, car il lui attrapaune douzaine de cailles avant mon retour. Nousexaminâmes l'outarde, qui n'était que légèrement blessée,et nous nous hâtâmes d'arriver à Falken-Horst, car nousétions affamés. La bonne mère, qui l'était autant que nous,s'occupa cependant à nous donner une boisson de safaçon. Elle écrasa des grains de maïs; puis, les pressantdans un linge, elle obtint une liqueur blanchâtre qui,mélangée au jus de nos canes à sucre, nous procura unbreuvage agréable et rafraîchissant.

Cependant j'avais pansé notre outarde, qui était un coq,et je l'attachai par la jambe dans le poulailler, à côté de lafemelle. Les cailles plumées et mises à la broche nousfournirent un excellent repas. Je résolus alors de formerune colonie de la plupart de nos animaux, dont le nombreétait assez considérable, de telle sorte que nousn'eussions plus l'embarras de les nourrir, et que cependantnous pussions les retrouver au besoin.

Le lendemain donc, ayant pris quelques poules etplusieurs coqs, quatre jeunes porcs, deux paires de brebis,deux chèvres, et un bouc, et les ayant attachés sur le charattelé de l'âne, de la vache et du buffle, nous quittâmesFalken-Horst.

Nous prîmes cette fois une nouvelle direction entre lesrochers et le rivage, afin de connaître la contrée quis'étendait depuis Falken-Horst jusqu'au promontoire de

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l'Espoir-Trompé. D'abord nous eûmes assez de peine àfranchir les hautes herbes et à nous tirer des lianes et desbroussailles qui retardaient encore notre course. Après uneheure de marche assez pénible, nous sortions d'un petitbois, lorsqu'il se présenta devant nous une plaine dont lesbuissons semblaient de loin couverts de flocons de neige.Le petit Franz les aperçut le premier du char où nousl'avions fait monter, «Maman, s'écria-t-il, de la neige! de laneige! que j'aille en faire des boules! laissez-moidescendre.»

Nous ne pûmes nous empêcher de rire à l'idée de laneige par la chaleur qui nous accablait; mais nous nepouvions imaginer ce que pouvaient être ces floconsblancs. Fritz, qui galopait en avant sur l'onagre, vint bientôtnous en apporter et nous montra du très-beau coton. Lajoie que causa cette découverte fut fort vive. Le petit Franzregrettait bien un peu ses boules de neige; mais il seconsola en nous aidant à en ramasser des paquets, et mafemme remplit ses poches de graines pour les semer prèsde Zelt-Heim.

Après quelques moments, j'ordonnai le départ; je medirigeai vers une pointe qui menait au bois desCalebassiers, et qui, étant assez élevée, me promettaitune très-belle vue sur toute la contrée. J'avais envied'établir notre colonie dans le voisinage de la plaine descotonniers et des arbres à courges, où je trouvais tous mesustensiles de ménage. Je me faisais d'avance une idée

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charmante d'avoir dans ce beau site tous mes colonseuropéens, et d'établir là une métairie sous la sauvegardede la Providence.

Nous dirigeâmes donc notre course à travers le champ decoton, et nous arrivâmes en moins d'un quart d'heure surcette hauteur, que je trouvai très-favorable à mon dessein.Derrière nous la forêt s'élevait et garantissait du vent dunord; au-devant elle se perdait insensiblement dans uneplaine couverte d'une herbe épaisse et arrosée par unlimpide ruisseau, ce qui était pour nos bêtes et pour nousun avantage inappréciable.

Chacun approuva ma proposition de former là un petitétablissement; et tandis que le dîner se préparait, jeparcourus les environs, afin de chercher des arbres assezbien placés pour former les piliers de ma métairie; j'eus lebonheur de trouver ce qu'il me fallait à une ou deux portéesde fusil environ de l'endroit où nous étions arrêtés. Plein dejoie et d'espérance, je rejoignis mes enfants, quitravaillaient près de leur mère; et après le repas, nous nouspréparâmes par le repos à entreprendre dès le matin laconstruction de notre métairie.

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CHAPITRE XXVIILa maison de campagne.—Les fraises—

L'ornithorynque.

Les arbres que j'avais choisis pour la construction de lamétairie étaient plantés de manière à former unparallélogramme d'environ vingt-quatre pieds sur seize, etdont le grand côté faisait face à la mer. Comme je voulaisavoir deux étages à cette habitation, je pratiquai dans cesarbres de profondes mortaises à dix pieds du sol. J'yintroduisis transversalement de fortes poutres qui medonnèrent une charpente solide, et je répétai la mêmeconstruction, à une hauteur un peu moindre que lapremière, au-dessus de ce plancher. Je fis ensuite un toit;je le recouvris de morceaux d'écorce, que je disposaicomme des tuiles, et que je fixai à l'aide d'épines d'acacia,car les clous nous étaient trop précieux pour qu'on lesprodiguât. L'arbre qui porte ces épines les donne toujoursréunies deux à deux, et elles sont si fortes et si solidesqu'on en pourrait faire une arme dangereuse. Nousenlevions indifféremment pour notre construction l'écorcede tous les arbres qui nous environnaient, et avant de lamettre en usage nous la faisions sécher au soleil, en ayantsoin de la charger de pierres pour l'empêcher de setourner en rouleaux. Franz, qui aidait sa mère à faire la

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cuisine, venait ramasser tous nos copeaux et les emportaitpour alimenter le feu; nous sentîmes soudain se détacherune forte odeur résineuse. Je quittai à l'instant mon travailet courus examiner avec attention les écorces: je reconnusle térébinthe. Ma joie fut grande; car je savais que latérébenthine mêlée à l'huile fournit un excellent goudron.Mais nos trouvailles ne devaient pas se borner là, etj'entendis bientôt Jack crier: «Mon père! mon père! voilàune écorce dont nos chèvres se régalent; je crois que c'estde la cannelle.» Tous en voulurent goûter, et nous nousconvainquîmes avec plaisir qu'il ne se trompait pas.Néanmoins cette seconde découverte ne me parut pasd'une utilité aussi grande que la première, car notre cuisineseule pouvait en profiter. Cependant ma femme annonça ledîner, et à peine avions-nous goûté les premiers morceaux,que la conversation s'établit.

ERNEST. «Pourquoi donc, mon père, avez-voustémoigné tant de joie à la découverte du térébinthe? Quelen est donc l'usage?

MOI. On en extrait, mon enfant, une huile appeléetérébenthine, dont les arts font un grand usage. Elle sert àfaire un excellent vernis; réduite en masse solide, elleconstitue ce qu'on appelle de la colophane, et, mêlée àl'huile, elle produit un goudron solide: ainsi tu vois que j'aieu sujet de me réjouir de ce nouveau bienfait de laProvidence.

JACK. Mais la cannelle, mon père, la cannelle?

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MOI. Elle ne peut guère servir qu'à satisfaire la sensualitéde petits gourmands comme toi. Seulement, si jamais noustrouvons occasion de faire le commerce avec l'Europe,nous en tirerons un bon parti, car cette écorce est fortestimée des Européens. Savez-vous comment on s'yprend pour lui conserver son parfum pendant les pluslongues traversées? On réunit plusieurs brins d'écorce enpetits paquets bien solides, qu'on coud d'abordsoigneusement dans des sacs de coton; ces sacs decoton sont recouverts de roseaux, et le tout est revêtu d'unepeau de buffle. De cette manière, la cannelle arrive sansavarie et avec toute sa saveur.»

Le dîner s'écoula au milieu de ces conversations, et nousnous remîmes sur-le-champ à notre construction, qui nousprit la plus grande partie de notre temps, et à l'achèvementde laquelle nous nous employâmes avec zèle. Noustressâmes les parois de notre cabane avec des lianes etautres plantes de même espèce, mais que nous serrâmesle plus qu'il nous fut possible, afin de leur donner plus desolidité, jusqu'à la hauteur de cinq pieds environ au-dessusdu sol. Le reste de la construction fut rempli par un grillagebien moins serré, qui laissait passer l'air et le vent, et nouspermettait même au besoin de voir au dehors. Nouslaissâmes pour porte une ouverture naturelle dans le côtéqui regardait la mer. Quant à l'intérieur, voici quelles furentnos dispositions: une séparation atteignant la moitié del'élévation des murs le divisa en deux compartiments: l'un,plus grand, comprenant la porte d'entrée pour nos bêtes; le

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plus grand, comprenant la porte d'entrée pour nos bêtes; lesecond, plus étroit, pour nous abriter, s'il nous prenaitfantaisie de venir passer une couple de jours en cetendroit. Dans l'enclos destiné à nos bêtes nousréservâmes pour nos poules un coin que nous entourâmesde palissades assez élevées pour qu'elles seules pussentles franchir. Nous remplîmes ensuite les deuxcompartiments de fourrages, et la porte de communicationde la bergerie à notre chambre devait être fermée pendantnotre absence. Enfin, pour terminer, nous établîmes deuxbancs de chaque côté de la porte, afin de pouvoir nous yreposer en goûtant la fraîcheur de l'ombrage. Dans notrechambre, nous fîmes en outre une espèce de claie, élevéed'environ deux pieds au-dessus du sol, et destinée àrecevoir nos matelas et à nous servir de lit. Nous remîmesà un autre temps d'enduire nos murailles d'argile et deplâtre; il nous suffisait pour le présent d'avoir donné à nosbêtes un abri provisoire. Afin de les habituer à s'y retirer lesoir en rentrant du pâturage, nous avions eu soin depréparer une bonne litière, et de mêler du sel à leurnourriture habituelle.

J'avais cru que tous ces travaux seraient terminés en troisà quatre jours; mais ils nous en prirent plus de huit; de sorteque nous touchions à la fin des provisions que nous avionsapportées. Je ne songeais pas encore au retour, parceque je voulais établir une autre métairie dans le voisinagedu promontoire de l'Espoir-Trompé.

Après bien des réflexions, je me décidai à envoyer Jack

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et Fritz à Falken-Horst, pour y prendre des jambons, dufromage, des poissons, et en même temps renouveler lanourriture des animaux que nous avions laissés.

Je leur fis emmener l'âne avec eux, pour porter lesprovisions au retour; et ils partirent au galop, caressantl'échine du baudet de bons coups de fouet pour hâter samarche. Au reste, il faut lui rendre la justice que son allureétait devenue bien supérieure à celle des animaux de sonespèce dans nos contrées. Pendant l'absence de nos deuxfourriers, je résolus de faire un tour dans les environs avecErnest, pour tâcher de ramasser quelques pommes deterre ou quelques noix de coco.

Nous nous dirigeâmes vers un petit ruisseau que nousavions remarqué dans le voisinage, près de la muraille derochers, et qui nous conduisit dans un chemin que nousreconnûmes bientôt pour l'avoir parcouru une fois; mais, enle remontant quelque temps, nous ne tardâmes pas àarriver à un grand marais terminé par un tout petit lac d'unaspect agréable. En approchant, je reconnus avec joie queses rives étaient bordées de riz sauvage, partie encorevert, partie en maturité; nous fûmes singulièrement étonnésde voir s'envoler une foule innombrable de petits oiseauxque nous ne pûmes reconnaître. Nous lâchâmes quelquescoups de fusil sur les retardataires, et Ernest déploya en cemoment une adresse et un sang-froid dont je fus surpris;mais notre chasse eût été perdue sans le chacal de Jack,qui nous avait accompagnés; il courut chercher les morts

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dans le marais, et nous les apporta.

Le singe Knips nous avait suivis; nous le vîmes soudains'élancer dans l'herbe, l'écarter des deux mains, et porter àsa bouche quelque chose qu'il croquait avec une grandeavidité. Nous courûmes à lui, et nous reconnûmes avecbien de la joie que c'étaient des fraises.

Cette fois les hommes ne rougirent pas d'imiter le singe.Nous nous jetâmes à terre à côté de lui, et nous nousrassasiâmes à loisir de ce fruit délicieux, dont le parfumnous rappelait celui de l'ananas. Nous pensâmes alors ànos gens, et nous remplîmes de fraises la hotte de Knips,en ayant soin de la couvrir de feuilles et de les bienattacher, de peur qu'il ne lui prît envie de piller les fruits.

Nous nous levâmes ensuite pour partir, et j'eus soind'emporter un échantillon de riz, afin de faire partager à mafemme le bonheur de cette précieuse découverte, et de meconfirmer moi-même dans l'opinion que c'était bien du riz,et non pas une autre plante. Tout en marchant, nousarrivâmes bientôt à l'endroit où le marais formait le petit lacdont la vue nous avait paru si agréable de loin. Les bordsétaient semés de roseaux épais, et l'onde bleue et limpideétait sillonnée par de magnifiques cygnes qui nageaientmajestueusement, et qui ne s'effrayèrent pas de notreapproche. Ce spectacle était si doux et si agréable, quetoute notre passion de destruction s'assoupit, et je neformai d'autre projet que de m'emparer de deux petitscygnes vivants pour les naturaliser près de nous. Au même

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instant je vis voltiger dans les roseaux, ou bien glisser à lasurface des eaux, une multitude infinie d'oiseaux d'espècesles plus variées et fort beaux.

Notre compagne Bill ne fut pas aussi généreuse quenous; s'élançant tout à coup dans l'eau, elle rapportaquelques moments après un animal qui nageait à fleurd'eau. Quelle singulière bête c'était! Elle ressemblait à uneloutre: ses quatre pieds étaient pourvus de membranes;elle avait une longue queue poilue et redressée; ellejoignait à cela une toute petite tête avec des yeux et desoreilles presque imperceptibles. Mais ce n'était rienencore: ce qu'elle avait de plus merveilleux, c'était un becde canard adapté au bout de son museau, et qui lui donnaitun aspect si drôle, que nous ne pûmes nous empêcher derire. Jamais nous n'avions vu pareille créature; aussi nousrestâmes à nous regarder comme deux écoliers dont lamémoire est en défaut. Persuadé que nous trouvions unanimal encore inconnu aux naturalistes, je lui donnai le nomde bête à bec (Schnabelthier).

Chargés de ce nouvel animal, nous montâmes sur unepetite colline afin de nous orienter, et de bien diriger notremarche vers la métairie. Nous aperçûmes très-bien de là lechemin que nous avions suivi en venant, et nousdécouvrîmes dans le lointain le bois des Singes et celuides Calebassiers. Mais, comme je m'aperçus que notreabsence s'était prolongée, et que je ne voulais pas donnerà ma femme trop d'inquiétude, nous nous remîmes en

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marche rapidement, et nous fûmes bientôt auprès de notrebonne ménagère.

Il y avait à peine un quart d'heure que nous étions arrivés,quand je vis revenir de Falken-Horst, au grand trot de leursmontures, mes fils Jack et Fritz. Nous les reçûmes avecjoie. Ils racontèrent tout ce qu'ils avaient fait, et j'apprisavec plaisir que, non contents d'exécuter ponctuellementmes ordres, ils avaient pris sur eux d'accomplir beaucoupd'autres choses nécessaires.

Il était temps de songer à notre pauvre volaille; car cesintéressants animaux avaient déjà mangé tout ce que nousleur avions laissé à notre départ. L'outarde était guérie deses blessures, et Fritz avait eu soin de la panser. Il avait enoutre laissé une quantité suffisante de fourrage et deprovisions à tous nos animaux, pour que nous pussionsêtre encore huit à dix jours absents.

Nous nous empressâmes alors de leur montrer ce quenous avions fait pendant leur absence. Ma femme et Franzavaient ramassé de la mousse pour nos lits; pour nous,nous étalâmes ensuite nos fraises, notre riz, nos petitsoiseaux, et enfin notre bête merveilleuse, qui fit ouvrir degrands yeux à tous mes enfants. J'ai appris plus tard quecet animal était l'ornithorynque, animal découvert pour lapremière fois dans un lac de la Nouvelle-Hollande.

Après avoir fait un bon souper avec les provisions quemes fils avaient apportées, nous allâmes nous coucher

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dans notre cabane, accompagnés de tout notre bétail. Lelendemain matin, nous quittâmes la métairie, à laquellenous donnâmes le nom de Waldeck (abri de la forêt),laissant à nos colons toutes les choses nécessaires à leursubsistance. Mais nous eûmes toutes les peines du mondeà nous séparer de ces bonnes bêtes, qui voulaient à touteforce nous suivre. Fritz fut obligé de rester avec l'onagrejusqu'à ce que nous fussions hors de vue; alors, partant augalop, il nous eut bientôt rejoints.

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CHAPITRE XXVIIILa pirogue.—Travaux à la grotte.

Notre route nous conduisait directement à un boissemblable à ceux de la Suisse, notre patrie. À peine yétions-nous entrés, que nous fûmes environnés de singes,qui nous accablèrent de pommes de pin; mais deux outrois coups de fusil à mitraille nous délivrèrent de leursattaques. Fritz ramassa un de ces fruits qu'ils nous avaientlancés, et je reconnus l'espèce de pomme de pin dontl'amande, bonne à manger, donne une huile excellente.Pour en retirer l'amande, Fritz frappait avec une grossepierre et en écrasait la plus grande partie. Je l'engageai àen faire une bonne provision, lui promettant de lui indiquerun moyen plus expéditif, sitôt que nous pourrions nousarrêter en quelque endroit. La provision faite, nous nousremîmes en marche; ayant aperçu une petite hauteur àquelque distance de la mer, nous résolûmes de franchircette colline, qui s'élevait à droite du cap.

Parvenus au sommet, nous fûmes récompensés par unevue magnifique de la fatigue que nous venions d'éprouver.Déjà je concevais l'idée d'établir une seconde métairie surle bord d'un ruisseau serpentant à travers un vert gazon, etformant, à peu de distance, deux ou trois petites cascades.

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Je m'écriai avec admiration: «Ô mes enfants! c'est icil'Arcadie: ne quittons pas ce lieu enchanteur sans y laisserune nouvelle demeure.

ERNEST. C'est cela, mon père, nous l'appelleronsProspect-Hill, car j'ai vu qu'il y a à Port-Jackson unecolonie de ce nom où l'on jouit d'une vue délicieuse.»

Je souris à cette idée, quoique en bon Allemand jevoulusse tout simplement l'appeler Schauenback; mais lenom anglais du savant Ernest l'emporta sur le mien, etProspect-Hill fut adopté.

Nous commençâmes, comme à l'ordinaire, par faire dufeu pour satisfaire la curiosité générale au sujet despignons: ils furent étendus sur la cendre, et l'on se pressaautour du foyer pour attendre le résultat. Quand je les jugeaibien cuits, je les fis retirer avant que l'amande fût brûlée; lesenfants m'obéirent avec empressement, et les pignons setrouvèrent fort à leur goût. Mais ma femme ne vit dans toutcela que l'huile qu'elle en pourrait tirer.

Le déjeuner fini, nous allâmes gaiement nous mettre à laconstruction de la nouvelle cabane, que nous disposâmesà peu près comme celle de Waldeck, mais qui fut pluspromptement terminée et plus perfectionnée, parce quenous allions moins à tâtons. Relevé en pointe vers le milieu,et penché de quatre côtés, le toit ressemblait plus à celuid'une ferme européenne. Nous mîmes six jours à cettenouvelle construction, et nous eûmes un abri convenable

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pour les colons aussi bien que pour les animaux.

Nous nous séparâmes alors pour nous répandre dans lacontrée et chercher un arbre tel que je le désirais pourfabriquer une nacelle d'écorce. Après une longue course, jetrouvai enfin une couple d'arbres à haute tige, ressemblantà nos chênes d'Europe, et qui convenaient parfaitement àmes vues par la légèreté de l'écorce.

Je cherchai d'abord dans ma tête les moyens de détacherce rouleau d'écorce de cinq pieds de diamètre et de dix-huit pieds environ de hauteur. Après bien des hésitations,je m'arrêtai à celui-ci: je fis monter Fritz sur l'arbre, avecmission de couper l'écorce jusqu'à l'aubier, à l'aide d'unepetite scie, près de la naissance des branches, tandis quej'en faisais autant au pied de l'arbre. Nous détachâmesensuite une bande dans l'intervalle de ces deux cercles;puis, avec des coins, nous séparâmes peu à peu l'écorcede l'arbre. Notre travail s'accomplit assez facilement; etaprès avoir ralenti la chute de notre morceau d'écorce avecdes cordes, nous eûmes la joie de le voir heureusementétendu à terre.

Je résolus alors, malgré l'impatience de mes fils, quitrouvaient ce travail trop long, de donner à ma nacelle latournure élégante d'une chaloupe. Je commençai par faireavec la scie une fente longue de cinq pieds à chaqueextrémité; puis je réunis ces parties en les croisant l'une surl'autre, de sorte qu'elles relevaient naturellement; je lesjoignis solidement à l'aide de colle-forte et de morceaux de

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bois plats cloués sous l'ouverture, et les fixai de manièrequ'elles ne pussent plus se séparer; puis, craignant que manacelle ne s'évasât trop dans le milieu, je la retins à l'aidede cordes bien serrées à la largeur convenable, et danscet état je la mis sécher au soleil. Il me manquait les outilsnécessaires pour la façonner et y donner la dernière main;je résolus de la conduire à Zelt-Heim sur la claie, que mesfils allèrent chercher. Fritz et Jack partirent au galop avecleurs montures et l'âne, qui devait, au retour, être attelé à laclaie; ils se firent cette fois accompagner par les deuxjeunes chiens, qui couraient déjà fort bien, et aimaientmieux les suivre que de rester avec Franz, quoiqu'il les eûtsoignés depuis leur enfance; et le pauvre petit pleurait devoir ses élèves lui échapper ainsi.

Pendant leur absence, aidé d'Ernest, je me mis àchercher le bois nécessaire pour doubler ma pirogue; nouseûmes le bonheur de trouver ce que nous cherchions, et,en outre, un arbre qui fournit une poix très-facile à manier.Mes petits messagers ne revinrent que très-tard, de sorteque nous ne fîmes autre chose, ce jour-là, que souper etnous coucher. Le lendemain, dès que le soleil fut levé, noussortîmes de nos lits, et, aussitôt après le déjeuner, nousparlâmes de partir; mais, avant de nous mettre en marche,nous allâmes arracher quelques plants d'arbres que nousvoulions naturaliser à Zelt-Heim. Dans le cours de cetteopération nous découvrîmes des bambous géants; j'encoupai un pour nous servir de mât. Nous prîmes ensuite lechemin le plus court pour retourner à Zelt-Heim, où j'étais

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pressé d'arriver pour terminer la chaloupe; nous nousarrêtâmes seulement deux heures à Falken-Horst pourdîner.

Arrivés à Zelt-Heim, nous nous occupâmes aussitôt de lanacelle, qui fut bientôt en état d'être mise à flot. Elle futdoublée partout de douves de bois et garnie d'une quille.Les bords furent renforcés de perches et de lattes flexibles,où furent attachés des anneaux pour les câbles et lesrames. En place de lest je mis au fond un pavé en pierrerecouvert d'argile, sur lequel je posai un plancher, où l'onpouvait au besoin coucher sans être mouillé; au milieuenfin fut placé le mât de bambou, avec une voiletriangulaire: ma nacelle fut ensuite calfeutrée partout avecde la poix et des étoupes, et de cette manière nousobtînmes une pirogue agréable et solide tout à la fois.

J'ai oublié de dire dans le temps que notre vache avait faitun veau pendant la saison des pluies; je lui avais percé lesnarines comme au buffle, afin de le conduire plusfacilement, et, comme je le destinais à nous servir demonture, depuis qu'il était sevré je l'habituais à porter lasangle et la selle du buffle.

Il était plein de feu et d'ardeur; aussi Fritz me dit un soir:«Mon père, ne le dresserez-vous pas au combat, commefont les Hottentots?»

Ma femme, effrayée, me demanda si j'allais renouvelerdans notre île ces affreux combats dont elle avait lu la

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description dans les voyages en Espagne. Je lui expliquaique ce n'était pas du tout la même chose. «Chez lesHottentots, lui dis-je, on dresse les taureaux à combattreles bêtes féroces. Dès qu'il sent l'approche de l'ennemi, letaureau dressé en avertit le reste du troupeau, qui se rangeen rond les cornes en dehors, et il fond sur l'ennemi, qu'ilmet en fuite ou qu'il tue, ou auquel il sert quelquefois devictime expiatoire,» Je décidai ensuite que le conseil deFritz serait suivi. J'avais d'abord eu l'idée de lui faire moi-même son éducation, tous mes fils ayant leurs élèves; maisje réfléchis que mon petit Franz n'avait plus d'animal àsoigner, et, craignant que son caractère ne s'amollît enrestant toujours près de sa mère comme il faisait, je luidemandai s'il ne serait pas bien aise de dresser le veau.

L'enfant accepta avec grande joie, et baptisa son animaldu nom de Grondeur (Brummer). Jack donna à son bufflele nom de Sturm (l'orage), et l'on appela les petits chiensBraun et Falb. Dès cet instant Franz ne voulut plus quepersonne autre que lui s'occupât de son veau: il lui donnaitsa nourriture, l'embrassait, le conduisait partout avec unecorde, et lui réservait toujours la moitié de son pain, desorte que l'animal reconnaissant s'attacha à lui et le suivitpartout.

Nous avions encore deux mois devant nous avant lasaison des pluies; nous les employâmes à travailler dansnotre belle grotte pour faire une demeure agréable. Nouspratiquâmes avec des planches les divisions intérieures;

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nous n'en manquions pas, et nous en avions recueilli sur lenavire de toutes préparées et toutes peintes. Nousconfectionnâmes ensuite d'autres parois tressées enroseaux, que nous recouvrîmes des deux côtés d'unecouche de plâtre. Pendant qu'il faisait assez chaud pourque notre ouvrage pût sécher promptement, nouscouvrîmes le sol de notre demeure avec du limon bienbattu, comme on fait dans les granges.

Dès qu'il fut sec, nous étendîmes en dessus de largespièces de toile à voile; nous prîmes ensuite du poil dechèvre et quelque peu de laine de brebis; le tout futrépandu sur toute l'étendue de la toile. Nous versâmesensuite sur cette masse de l'eau chaude dans laquellej'avais fait dissoudre de la colle de poisson. Nous roulâmesalors la toile, que nous battîmes à grands coups. Nousrecommençâmes plusieurs fois ce manège, et nousobtînmes de cette manière des tapis d'une espèce defeutre d'une grande solidité.

Ainsi nous avions fait des pas immenses dans lacivilisation. Séparés de la société, condamnés à passerpeut-être notre vie entière sur cette côte inconnue, nouspouvions encore y vivre heureux. Soumis aux ordres de laProvidence, nous attendions ce qu'il lui plairait d'ordonnerpour nous. Près d'une année s'était écoulée sans que nouseussions aperçu aucune trace d'homme sauvage oucivilisé; et, comme la perspective d'une autre situation étaittrop incertaine pour nous donner le tourment de

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l'impatience, nos pensées restaient fortement tendues versnotre position actuelle.

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CHAPITRE XXIXAnniversaire de la délivrance.—

Exercices gymnastiques.—Distributiondes prix.

Un matin je me réveillai de bonne heure, et, comme toutela famille dormait encore, il me vint dans l'idée de chercherà évaluer depuis combien de temps nous séjournions surcette côte. À mon grand étonnement, je trouvai que nousétions à la veille de l'anniversaire du jour de notre salut. Jeme sentis l'âme pénétrée d'un nouveau sentiment dereconnaissance, et je résolus de célébrer cette fête avectoute la solennité possible. Je me levai bientôt; ma femmeet mes fils sortirent aussi de leur lit, et l'on prépara ledéjeuner. La journée se passa, comme d'habitude, auxtravaux nécessaires à notre conservation, et je ne parlai àpersonne de mes projets; seulement, après le souper, quej'avais avancé d'une demi-heure, je me levai et dis:

«Préparez-vous, mes enfants, à célébrer demainl'anniversaire de votre débarquement dans l'île.»

Fritz ne comprenait pas pourquoi nous allions fêter cetanniversaire; je lui fis sentir que c'était pour remercier Dieude sa constante bienveillance, dont cette journée avait été

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en quelque sorte le prélude.

Ma femme ne pouvait croire qu'il y eut déjà un an quenous vécussions ainsi isolés, et tous mes enfantss'accordèrent à reconnaître que le temps leur avait parubien court. Je lui prouvai que je ne m'étais pas trompé enlui rappelant que nous avions fait naufrage le 30 janvier, etque mon calendrier, que j'avais scrupuleusement consultéjusqu'alors, me manquait depuis quatre semaines; jeconclus en décidant qu'il fallait nous en procurer un autre.

«J'y suis, s'écria Ernest: un calendrier comme celui deRobinson Crusoé, c'est-à-dire une planche à laquelle onfait tous les jours un cran.

—Justement, mon fils.»

Ma femme me demanda comment j'entendais célébrer lajournée du lendemain. «En élevant nos cœurs à Dieu, luidis-je, nous ferons tout ce qu'il nous est possible de fairedans notre solitude.» Peu de temps après, nous allâmesnous coucher; et, malgré ce que je venais de dire,j'entendis mes enfants se demander à voix basse ce quepapa avait résolu de faire le lendemain. Je ne fis passemblant de les entendre, et nous fûmes bientôt tousendormis.

Le jour commençait à peine à poindre, qu'un violent coupde canon se fit entendre du rivage. Nous sautâmes de noslits, pleins d'étonnement et nous demandant ce que celapouvait être. Je remarquai pourtant que ni Fritz ni Jack ne

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pouvait être. Je remarquai pourtant que ni Fritz ni Jack nedisaient rien; je crus un moment que, profondémentendormis, ils n'avaient rien entendu; mais Jack s'écriabientôt: «Ah! ah! nous vous avons bien réveillés, n'est-cepas?»

Fritz alors se leva et me dit: «Il n'était pas possible decélébrer une si grande fête sans l'annoncer par un coup decanon, n'est-ce pas, mon père? Aussi nous l'avons fait.»

Je lui reprochai doucement de nous avoir effrayés en nenous prévenant pas, et je lui fis remarquer qu'en usant ainsinotre poudre à des futilités, il nous exposait à en manquerbientôt.

Nous nous habillâmes alors rapidement, et nous allâmesprendre le déjeuner habituel. Toute la matinée se passa enprières, en conversations pieuses, et le temps s'écoularapidement jusqu'au moment du dîner: alors j'annonçai àmes fils que le reste de la journée serait consacré à desamusements de toute espèce.

«Vous avez dû faire des progrès dans tous les exercicesdu corps, leur dis-je; voici le moment où ces progrès vontêtre récompensés: vous allez faire vos preuves devantvotre mère et moi. Allons, braves chevaliers, entrez en lice!et vous, trompettes, dis-je en me tournant vers le ruisseauoù les oies et les canards prenaient leurs ébats,trompettes, donnez le signal du combat!»

Les pauvres oiseaux, effrayés de ma voix et de mes

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gestes, y répondirent par des cris perçants; je laisse àpenser si mes fils s'amusèrent de cet incident. Ils selevèrent tous en criant: «Au champ! au champ! allonscombattre! le signal est donné!»

Je disposai alors les joutes en commençant par le tir aufusil. Un but fut aussitôt dressé; c'était un morceau de boisgrossièrement travaillé, avec une tête surmontée de deuxpetites oreilles, une queue en crin, et que nous baptisâmesdu nom de kanguroo. Nous fîmes alors l'épreuve; chacunde mes fils s'avança, une balle dans chaque canon de sonfusil, excepté Franz, trop petit pour prendre part à cetexercice. Fritz mit sa balle dans la tête de l'animal. Ernesten mit une seulement dans son corps, et Jack, qui ne letoucha qu'une fois, lui enleva une oreille, ce qui nous prêtabien à rire. Nous passâmes alors à un autre exercice: jejetai en l'air, aussi haut que je pouvais, un morceau debois, et mes fils essayaient de l'atteindre avant qu'il fûtretombé. Je fus étonné de voir Ernest aussi adroit que sonfrère Fritz; mais Jack ne toucha pas. Mes fils prirent alorsdes pistolets, et les résultats de leurs coups furent presqueles mêmes.

Vint ensuite l'exercice de l'arc, qui devait nous être siprécieux quand nous n'aurions plus de poudre. Jeremarquai que mes aînés tiraient fort bien, et le petit Franzlui-même avait déjà assez d'adresse. Après une pause dequelques moments, je fis procéder à la course à pied: lescoureurs devaient partir de la grotte pour aller jusqu'à

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Falken-Horst; et, en signe de victoire, le premier arrivantdevait me rapporter un couteau que j'avais oublié sur latable près de l'arbre. Mes trois aînés seuls se mirent enligne; aussitôt le signal donné, Jack et Fritz partirent avecla rapidité de l'éclair et disparurent en un instant. Ernest lessuivit bien plus lentement, et les coudes serrés contre lecorps. J'augurai bien de cette tactique, et je pensai que lephilosophe avait mieux raisonné que ses étourdis defrères. Ils furent trois quarts d'heure absents; mais je visbientôt revenir Jack monté sur le buffle et amenant avec luil'onagre et l'âne. Je courus au-devant de lui: «Oh! m'écriai-je, c'est comme cela que tu exerces tes jambes?

—Ayant été vaincu, répondit-il, j'ai amené nos monturespour l'équitation.»

Bientôt après, je vis revenir Fritz, haletant et le frontcouvert de sueur; puis, à une distance de cinquante pasenviron, Ernest tenant le couteau en signe de victoire.

«Comment se fait-il que tu reviennes le dernier, lui dis-je,et que tu rapportes le couteau?

—La chose est simple, me répondit Ernest; en allant, monfrère, qui était parti comme un trait, n'a pas pu tenirlongtemps, et moi, qui m'étais plus modéré, je l'ai dépassé;en revenant, il a profité de mon exemple, et, comme il estplus âgé, il peut mieux résister que moi à la fatigue.»

Jack demandait instamment l'équitation; je cédai à sesdésirs: il lança son buffle au galop, le fit manœuvrer dans

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désirs: il lança son buffle au galop, le fit manœuvrer danstous les sens avec une adresse remarquable, et se mitmême debout sur son dos, comme font les écuyers descirques. Ses frères se conduisirent aussi fort bien; mais ilsrestèrent loin de lui. Le petit Franz entra lui-même dans lalice, monté sur son jeune taureau Brummer; il avait uneselle de peau de kanguroo, que lui avait faite sa mère; sespieds étaient soutenus par des étriers, et il tenait en guisede rênes deux fortes ficelles passées dans l'anneau de ferqui pendait au nez de sa monture. Ses frères se moquèrentun peu de lui, et lui demandèrent s'il espérait triompher deJack; l'enfant n'en tint aucun compte, et partit au trot; il fitfaire à sa monture un cercle comme au manège, et c'étaitmerveille de voir comme l'animal obéissaitcomplaisamment. Il trotta, galopa, sauta; au milieu de sesplus rapides élans, il s'arrêtait court et immobile comme unmur; il s'agenouillait au commandement, puis se relevait etse mettait à caracoler. Un cheval de parade bien conduitn'eût pas mieux fait. Nous étions tous dans un étonnementd'autant plus grand, que tous ces progrès avaient été tenussecrets. Jack se promit bien de faire des cavalcades avecson frère, et le petit Franz fut proclamé excellent cavalier.

L e lazo vint ensuite: à cet exercice Jack et Ernest semontrèrent plus adroits que Fritz, qui jetait sa fronde troploin et avec trop de force. Nous terminâmes enfin la journéepar la natation; mais là encore Fritz eut l'avantage. Ilsemblait vraiment se jouer avec les flots, et être dans sonélément naturel. Jack et Ernest restèrent bien au-dessousde lui, et Franz fit voir qu'il deviendrait par la suite un bon

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nageur. Quand tout fut terminé, nous nous hâtâmes derevenir au logis en suivant le bord de l'eau, tous mes filsmarchant l'un après l'autre, le plus petit devant, le plusgrand derrière; j'annonçai que des exercices aussibrillamment soutenus méritaient des récompenses, et dèsnotre arrivée nous disposâmes un tonneau couvertd'herbes et de feuilles, pour servir d'estrade; ma femme s'ytenait majestueusement assise. Après avoir donné àchacun de ses fils, rangés près d'elle, la part d'éloges quilui revenait, elle leur distribua leurs prix.

Fritz eut celui du tir et de la natation; il consistait en un fusilanglais et un couteau de chasse qu'il convoitait depuislongtemps.

Ernest eut, pour prix de la course, une montre d'or.

Jack eut une paire d'éperons et une cravache anglaise; etFranz, à titre d'encouragement, une paire d'étriers et unepeau de rhinocéros pour s'en faire une selle.

Ensuite je me tournai vers ma femme, et lui présentai unjoli nécessaire anglais, dans lequel se trouvaient réunistous les objets utiles à une femme: dés à coudre, ciseaux,aiguilles, poinçon, etc.

Ma femme, surprise et heureuse, vint m'embrasser, et lajournée finit, comme elle avait commencé, par un coup decanon. Nous allâmes alors goûter un repos dont nousavions tous besoin, et le sommeil ne se fit pas attendre.

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CHAPITRE XXXL'anis.—Le ginseng.

Peu de temps après cette fête, je m'aperçus que nousapprochions de l'époque où nous avions commencé,l'année précédente, la chasse aux grives et aux ortolansqui étaient venus s'abattre en nuée si épaisse sur l'arbrede Falken-Horst, et que ma femme avait conservés salésdans le beurre. Cette provision nous avait fourni durantl'année, à diverses reprises, d'excellents repas; nousrésolûmes donc de renouveler cette chasse avantageuseaussitôt que nous le pourrions. Nous allâmes visiterFalken-Horst, et nous trouvâmes que les oiseaux étaientdéjà venus en grande quantité; aussi nous fîmes tous nospréparatifs de chasse, et nous quittâmes Zelt-Heim pournous rendre à la maison de campagne. Mais je ne voulaispas user ma poudre pour de si petits oiseaux; aussi je prisla résolution de faire la chasse aux gluaux, comme leshabitants des îles Pelew, qui prennent, avec des baguettesenduites d'une glu formée de caoutchouc et d'huile, desoiseaux beaucoup plus forts que les ortolans. J'en avaisencore un peu au logis; mais j'en avais usé beaucoup;aussi je sentis le besoin de renouveler ma provision. Jedonnai cette mission à Fritz et à Jack; ils devaient, dureste, trouver la provision à peu près faite; car nous avions

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eu soin de laisser des calebasses au pied des arbresauxquels nous avions fait des incisions, et nous avions eula précaution de recouvrir l'ouverture de feuilles, de peurque le soleil ne les séchât trop tôt.

Mes enfants acceptèrent, cette promenade avec joie; ilssortirent leurs montures de l'écurie, préparèrent leursarmes, et, accompagnés des deux chiens, ils nousquittèrent au galop.

Il y avait quelques instants qu'ils étaient partis, quand mafemme, se creusant le front, s'écria: «Ô mon Dieu! j'aioublié de changer les calebasses de mes enfants. Cellesqu'ils trouveront sont sans anses, et ne peuvent se porterque sur la tête ou à deux mains. Je ne sais trop commentils s'y prendront pour nous apporter la provision decaoutchouc sans en renverser au moins la moitié.

MOI. Eh bien, je n'en suis pas fâché. Les enfants serontobligés de recourir aux expédients, et il est bon qu'ilss'habituent à ne pas trop compter sur les secoursétrangers. Mais qui t'a donc empêchée de le faire, etpourquoi te tourmentes-tu si fort?

MA FEMME. C'est que je suis passée près de là: dureste, elles n'étaient peut-être pas mûres.

MOI. Elles, elles! qu'entends-tu par ce mot?

MA FEMME. Eh! mon ami, laisse-moi donc me rappelerle lieu où je les ai plantées.

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MOI. Mais quoi donc?

MA FEMME. C'est qu'à la place des pommes de terreque nous avons arrachées j'ai planté des courges,auxquelles j'ai donné diverses formes commodes; les unessont en gourdes comme celles des soldats et des pèlerins;les autres ont un long cou.

MOI. Excellente femme! c'est un trésor pour nous; maisallons les voir; le champ de pommes de terre n'est paséloigné.»

Nous partîmes aussitôt, accompagnés d'Ernest et deFranz, qui devaient nous aider. Au milieu des autresplantes nous aperçûmes bientôt des courges. Les unesétaient mûres, et se décomposaient déjà: les autres étaientencore vertes. Nous fîmes un choix parmi celles qui, enraison de leurs formes, devaient nous être le plus utiles.

Nous les disposâmes aussitôt à être employées. Aprèsavoir fait une ouverture, nous commençâmes à détacher lachair dans l'intérieur avec de petits bâtons; puis, y ayantversé une poignée de cailloux, nous les secouâmesfortement, et tout le reste se détacha et sortit. Nousfaçonnâmes ensuite divers ustensiles; ce travail nousoccupa jusqu'au soir. Ernest me demanda alors lapermission de changer son couteau contre un fusil, et detirer quelques coups aux ortolans du figuier; mais je le luidéfendis absolument, craignant que ces décharges nefissent fuir nos oiseaux et ne nous privassent des

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provisions sur lesquelles j'avais compté.

Soudain nous entendîmes un galop lointain, et je visbientôt accourir nos deux enfants, qui nous saluèrent debruyantes acclamations. Ils sautèrent à bas de leursmontures, et je me hâtai de leur demander: «Eh bien! avez-vous été heureux?

FRITZ. Oui, papa, nous avons fait beaucoup de nouvellesdécouvertes. Voici d'abord une racine que je nommeracine de singe; puis une calebasse pleine de caoutchouc,que j'ai recouverte de feuilles pour qu'elle ne versât pas enroute.

JACK. En voici une autre, et puis une marmotte, ou je nesais quelle bête. Voici de l'anis, et enfin voici unecalebasse pleine de térébenthine qui pourra nous servir.»

Ces paroles furent dites coup sur coup pendant qu'ilsétalaient leurs trésors. Tandis que nous les considérions,Jack reprit la parole: «Oh! comme mon Sturm a été vite!Figure-toi, Franz, que je pouvais à peine respirer, tant ilcourait. Ah! maman! je n'ai pas eu besoin de vos éperons,et j'ai presque été désarçonné. Ah! papa, il faudra desselles pour nos bêtes.

MOI. Oui, certainement; mais nous avons d'autresoccupations plus importantes.

ERNEST. Jack, ton animal n'est pas une marmotte, j'ensuis sûr; mais je ne sais trop ce que c'est.

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MOI. Fais-le-moi voir.

JACK. Je l'ai trouvé dans une crevasse de rocher.

MOI. C'est le cavia capensis des naturalistes, animaldoux et curieux de la famille du genre des marmottes, etqui a les mêmes habitudes. Mais où as-tu pris la planted'anis, et comment l'as-tu reconnue?

JACK. J'ai cru d'abord que c'était tout autre chose; maisquand j'ai vu ce que c'était positivement, j'ai pensé àl'anisette, et je me suis empressé de le recueillir. La racinem'est restée dans les mains. Fritz prétendait que c'était dumanioc; néanmoins j'en ai fait un paquet et je l'ai mis decôté. Tout en marchant nous avons rencontré notre truieentourée de ses petits; elle nous a reconnus, et elle amangé avec avidité de cette racine. Nous avons voulul'imiter, et elle nous a paru très-désagréable.

MOI. Et d'où t'est venue cette térébenthine, qui m'est bienplus précieuse que ton anisette?

JACK. De ces arbres que nous avons remarqués dansnotre premier voyage, au pied desquels j'avais eu soin deplacer des calebasses.

MOI. C'est bien, mon fils; je me réjouis maintenant devous avoir envoyés. Mais toi, Fritz, tu m'as parlé d'uneracine de singe. Qu'est-ce? Est-elle bonne à manger?n'est-elle point dangereuse?

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FRITZ. Moi, je ne le crois pas. Et si nous avions eu avecnous ton singe, mon cher Ernest, il est probable que nouseussions fait la découverte de quelque racine précieuse;car nous devons celle-ci aux collègues de Knips.

MOI. Un peu plus de clarté dans ton récit, mon enfant; tesparoles sont comme celles des anciens oracles,enveloppées d'obscurité.

FRITZ. Nous attendions les bras croisés que noscalebasses fussent remplies, quand Jack tira son coup defusil sur la marmotte, qui se trouvait entre lui et moi.»

J'interrompis vivement Fritz: «Mes enfants, m'écriai-je, jevous recommande expressément deux choses: d'abord dene jamais tirer quand un de vous se trouvera près ou loinde la ligne du tir; ensuite de vous abstenir toujours de vousmettre dans celle d'un de vos frères, avec la pensée que lecoup ne portera pas si loin.

FRITZ. Avant de quitter la contrée nous aperçûmes depetites figues, dont voici quelques-unes, et dont senourrissait une espèce de pigeon que je ne connais pas.Nous nous dirigeâmes vers Waldeck en suivant un petitruisseau que nous vîmes bientôt se perdre dans un plusconsidérable, et nous atteignîmes ainsi un petit lac situéderrière notre métairie. Nous étions près d'y arriver, quandnous aperçûmes dans une clairière de la forêt une troupede singes qui paraissaient fort affairés. Nousapprochâmes avec précaution, après être descendus de

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nos montures et avoir attaché nos chiens, et nous ne fûmespas peu étonnés, en arrivant auprès d'eux, de les voiroccupés à déterrer des racines.

ERNEST. Ah! ah! déterrer des racines! sans doute avecune pioche et une houe?

FRITZ. Oui, certainement, les uns avec leurs vilainespattes, les autres avec des pierres pointues. Noushésitâmes un moment, et Jack me pressait fort de leur tirerquelques bons coups de fusil; mais je me rappelai quevous me blâmiez de vouloir tuer des bêtes qui ne mefaisaient aucun mal, et je l'empêchai cette fois de tirer.Seulement, désireux de connaître la racine qu'ilscroquaient avec tant de plaisir, nous allâmes détacherTurc, et nous le lâchâmes sur les maraudeurs. Laissant làleurs racines, ils s'enfuirent subitement, sauf deux, quifurent éventrés. Mais nous n'en fûmes pas plus avancés;car nous ne pûmes reconnaître de quelle espèce était cetteracine. Cependant nous essayâmes d'en goûter; elle nousparut d'un fort bon goût, légèrement aromatique. Maistenez, voyez vous-même, mon père, vous la reconnaîtrezpeut-être; nous l'avons nommée racine des singes jusqu'ànouvel ordre; tout le feuillage en est enlevé.

MOI. Je ne saurais vous dire d'une manière bien certainece que c'est; mais autant que je puis me souvenir desdescriptions que j'ai lues, nous avons là le ginseng, cetteplante si estimée en Chine.

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FRITZ. Qu'est-ce que ce ginseng, et quelle est sa valeur?

MOI. On regarde cette plante en Chine, lieu d'où elle estoriginaire, comme une sorte de panacée, qui peut mêmeprolonger la vie humaine. Dans ce pays, l'empereur seul ale droit de la récolter, et les endroits où on la cultive sontenvironnés de gardes. Cependant elle croit aussi enTartarie, et récemment on l'a découverte au Canada: desplanteurs de Pennsylvanie y ont naturalisé des bouturesrecueillies en Chine. Mais continue ton récit, Fritz.

FRITZ. Quand nous eûmes goûté ces racines, nousremontâmes sur nos bêtes, et, sans autre rencontre, nousarrivâmes à Waldeck. Juste Ciel! quel désordre y régnait!Tout était brisé, renversé, dispersé. La volaille,effarouchée, fuyait notre approche. Nos arbres étaientcourbés comme par un vent violent; enfin tout portaitl'aspect de la désolation.

JACK. Ô mon père! si vous aviez pu voir comme lesmaraudeurs avaient tout pillé!

MOI. Quels maraudeurs avez-vous trouvés? quelqueshabitants? Cela me paraît bien extraordinaire....

JACK. Ah! bien oui, des habitants! C'était cette mauditetroupe de singes.

FRITZ. Nous fîmes alors du feu près de la métairie pourpréparer notre repas. Tandis que nous étions assistranquillement l'un à côté de l'autre, nous entretenant de la

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malice de ces méchants singes qui avaient ainsi détruittous nos travaux, nous entendîmes soudain dans l'air ungrand bruit, que nous reconnûmes bientôt pour celui quefait une nombreuse troupe d'oiseaux. En effet, nous lesaperçûmes aussitôt se dirigeant vers l'endroit où nous noustrouvions, mais à une telle hauteur, qu'ils paraissaient depetits insectes. Jack croyait que c'étaient des oies, àcause des cris qu'ils poussaient; moi j'opinai pour desgrues. Nous cherchâmes de tous côtés un buisson ou unarbre qui pût nous cacher. Nous vîmes alors la bandeapprocher de plus en plus, descendre peu à peu en faisantdes évolutions semblables à celles d'une armée biendisciplinée, et enfin se tenir à peu de distance de la terre,puis soudain remonter bien haut dans l'air.

«Après quelques moments de pareilles manœuvres, quiavaient sans doute pour but de s'assurer des dangers quepouvait offrir le pays, et rassurée, à ce qu'il paraît, sur cepoint, la bande entière vint s'abattre à peu de distance denous. Nous espérâmes faire une bonne chasse, et noustâchâmes de gagner quelque endroit où nous pussions lestirer convenablement; mais nous fûmes aussitôt aperçuspar les avant-postes, et toute la troupe fut hors de portéeavant que nous eussions eu le temps de les mettre en joue.Cependant je ne voulus pas perdre une si belle occasion:je déchaperonnai mon aigle, et, le lançant sur un desfuyards, je le suivis au galop; il s'éleva comme l'éclair dansles nues, puis se laissa tomber sur la malheureuse bêteque j'ai apportée, et la tua du coup. Un pigeon fut la

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récompense de sa bonne conduite. Ensuite nousretournâmes promptement à Waldeck; nous recueillîmesce que nous pûmes de térébenthine, et nous reprîmes lechemin du logis.»

Tel fut le récit de Fritz. C'était le moment du souper: on nemanqua pas de servir sur la table de l'anis et de la racinede ginseng. Je ne permis pas de manger beaucoup deginseng, parce que cette plante aromatique, prise avecexcès, pouvait devenir dangereuse.

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CHAPITRE XXXIGluau.—Grande chasse aux singes.—

Les pigeons des Moluques.

Le lendemain, après avoir déjeuné, mes enfants meprièrent de leur confectionner des gluaux. Il fallaitcommencer par se procurer de la glu: je pris à cet effet unecertaine quantité de caoutchouc mêlée à l'huile detérébenthine, et je plaçai le tout sur le feu. Tandis que lafusion s'opérait, je fis cueillir par mes enfants un grandnombre de petites baguettes; puis, quand je jugeai ma glupréparée, je plongeai les petits bâtons dans le vase.

Je remarquai que les oiseaux étaient en plus grandnombre que l'année précédente, et un aveugle tirant auhasard dans l'arbre n'aurait pas manqué d'en abattre. Auxordures dont étaient salis les troncs des arbres, jereconnus que c'était là leur retraite habituelle; et cetteréflexion me suggéra l'idée d'employer pour les détruireune chasse aux flambeaux, comme font les colons de laVirginie pour prendre les pigeons.

Soudain j'entendis mes enfants s'écrier: «Papa! papa!comment faire? Les baguettes se collent à nos mains, etnous ne pouvons pas nous en dépêtrer.

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—Tant mieux, dis-je: c'est un signe que ma glu est bonne.Au reste, ne vous désolez pas, un peu de cendre ferabientôt tout disparaître; et, pour ne pas vous engluerdavantage, au lieu de tremper les baguettes une à une,vous n'avez qu'à les prendre par paquets de douze àquinze.» Ils suivirent mon conseil et s'en trouvèrent bien.

Quand je jugeai qu'il y avait assez de gluaux préparés,j'envoyai Jack les placer dans le figuier en les cachant sousle feuillage, de manière qu'ils parussent être des branchesde l'arbre. À peine l'enfant en avait-il placé une demi-douzaine et était-il descendu pour en chercher d'autres,que nous vîmes tomber à nos pieds les malheureuxortolans englués des pattes et des ailes, et encoreattachés à la perfide baguette. Ces gluaux pouvaient servirdeux ou trois fois; mais bientôt ma femme, Franz et Ernestne purent suffire à ramasser les oiseaux, ni Fritz et Jack àremplacer les gluaux qui tombaient. Je les laissai se livrerà ce divertissement, et, songeant alors à ma chasse auxflambeaux, je m'occupai des préparatifs, dans lesquels latérébenthine devait jouer un rôle important.

Jack vint à moi avec un oiseau plus gros que les ortolans,qui s'était pris comme eux au gluau.

«Qu'il est joli! disait-il: est-ce qu'il faut le tuer aussi? Ondirait qu'il me regarde comme une connaissance.

—Je le crois bien, s'écria Ernest, qui s'était approché, etdont le coup d'œil observateur avait tout de suite reconnu

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un pigeon d'Europe, c'est un des petits de nos pigeons quiont logé l'an dernier dans le figuier. Il ne faut pas le tuer,puisque nous voulons naturaliser l'espèce.»

Je pris l'oiseau des mains de Jack, je frottai de cendre lesendroits de ses ailes et de ses pattes que la glu avaittouchés, et je le plaçai sous une cage à poule, songeantdéjà en moi-même aux moyens de tirer parti de cettedécouverte. Plusieurs autres pigeons se prirent encore, etavant la nuit nous eûmes réuni deux belles paires de noseuropéens. Fritz me demanda de leur construire unehabitation dans le rocher, afin d'avoir sous la main unenourriture qui ne nous coûterait aucune dépense depoudre: cette idée me souriait; aussi je lui promis de lefaire promptement.

Cependant Jack était épuisé de fatigue, et, tout heureusequ'avait été la chasse, ma femme n'avait rempli que cinqou six sacs d'oiseaux avant de souper. Après quelquesinstants de repos, je commençai mes préparatifs. Ilsétaient simples: c'étaient trois ou quatre longues cannes debambou, deux sacs, des flambeaux de résine et descannes à sucre. Mes enfants me regardaient faire avecbeaucoup d'étonnement, et cherchaient à deviner commentces singuliers instruments pourraient leur procurer desoiseaux.

Cependant la nuit arriva brusquement, extrêmementobscure, comme les nuits des pays du Sud. Parvenus aupied des arbres que nous avions remarqués dans la

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matinée, je fis allumer nos flambeaux et faire un grand bruit;puis j'armai chacun de mes fils d'un bambou. À peine lalumière se fut-elle faite, que nous vîmes voltiger autour denous une nuée d'ortolans.

Les pauvres bêtes, étourdies de nos clameurs, éblouiespar nos lumières, venaient se brûler les ailes et tombaientà terre, où on les ramassait, et puis on les entassait dansdes sacs. Alors je me mis à frapper de toute ma force àdroite et à gauche sur les ortolans. Mes fils m'imitèrent, etnous eûmes bientôt rempli deux grands sacs. Nous nousservîmes de nos flambeaux, qui duraient encore, pourgagner Falken-Horst; et comme les sacs étaient troppesants pour être portés par aucun de nous, nous lesplaçâmes en croix sur des bâtons. Nous nous mîmes enmarche deux à deux, ce qui donnait à notre cortège uncaractère étrange et mystérieux.

Nous arrivâmes à Falken-Horst; là nous achevâmesquelques-uns de nos oiseaux que les coups de bâtonn'avaient fait qu'étourdir, et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain nous ne pûmes faire autre chose que depréparer cette provision. Ma femme les plumait, lesnettoyait; les enfants les faisaient griller; je les déposaisdans des tonnes. Nous obtînmes de cette manière destonnes d'ortolans à demi rôtis et dûment enveloppés debeurre.

J'avais fixé irrévocablement au jour suivant notre

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expédition contre les singes. Nous nous levâmes de bonneheure; ma femme nous donna des provisions pour deuxjours, et nous partîmes, la laissant, ainsi que Franz, sous lagarde de Turc. Fritz et moi, nous étions montés sur l'âne;Jack et Ernest étaient aussi de compagnie sur le dos dubuffle, que nous avions chargé en outre de nos provisions;et nos autres chiens nous accompagnaient.

La conversation tomba naturellement sur l'expédition quenous méditions: je dis à mes enfants que je voulais en finiravec cette malfaisante engeance des singes. «Voilàpourquoi, ajoutai-je, j'ai voulu que Franz ne fût pas témoinde ce spectacle pénible.

—Mais, dit Fritz, ces pauvres singes me font pitié aufond.»

Ce fut avec plaisir que j'entendis cette réflexion, etplusieurs autres semblables d'Ernest et de Jack; mais jen'en persistai pas moins dans mon projet, et quoiquej'eusse la même opinion qu'eux: «Il y a entre les singes etnous, leur dis-je, une guerre à mort; s'ils ne succombentpas, nous succomberons par la famine: c'est une affaire deconservation. Sans doute l'effusion du sang est pénible;mais ici il le faut.»

On me demanda alors ce que nous ferions des cadavres.Je leur répondis que nous abandonnerions la chair à noschiens.

Nous arrivâmes bientôt à dix minutes de la métairie, près

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Nous arrivâmes bientôt à dix minutes de la métairie, prèsd'un épais buisson. Ce lieu me parut favorable pourcamper, et nous descendîmes de nos montures. La tentefut aussitôt dressée; nous mîmes des entraves aux jambesde nos bêtes pour les empêcher de s'écarter; nousattachâmes nos chiens, et nous nous mîmes à la recherchede l'ennemi. Fritz partit en éclaireur, tandis que nousrestions à considérer la dévastation de la métairie. Il netarda pas à venir nous rapporter que la bande de pillardsétait à peu de distance, et prenait ses ébats sur la lisièredu bois.

Nous nous rendîmes alors auprès de Waldeck, pourprocéder à l'exécution du projet que j'avais conçu, avantque les singes pussent nous voir et se méfier de nous.J'avais emporté de petits pieux attachés deux à deux avecdes cordes, ainsi qu'une provision de noix de coco et decourges. Je plantai mes pieux tout autour de la métairie, demanière que les cordes qui les unissaient ne fussent pastendues, et je fis ainsi un petit labyrinthe où je ne laissaiqu'une étroite issue entre les cordes, de sorte qu'il étaitimpossible de parvenir à la hutte sans traverser cetteenceinte et sans toucher une corde ou un pieu. Je fis uneautre enceinte pareille sur une petite hauteur que lessinges paraissaient affectionner, et dans laquelle je plaçaides courges remplies de riz, de maïs, de vin de palmier,etc.; et tous ces pieux, ces cordes, ces courges furentenduits d'une glu épaisse et visqueuse. Le terrain futcouvert de branches d'arbres et de bourgeons égalementenglués, et sur le toit de Waldeck je fixai des épines

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d'acacia, parmi lesquelles j'enfonçai des pommes de pin;j'en mis d'autres partout où elles pouvaient frapper les yeux,et toutes furent enduites de glu. Mes enfants voulurent aussimettre des gluaux sur les arbres voisins, et je le leurpermis. Ces préparatifs nous occupèrent une grande partiedu jour; mais, par bonheur, les singes, que Fritz allaitreconnaître de temps en temps, ne firent pas mined'approcher de Waldeck, et nous dûmes penser qu'ils nenous avaient pas aperçus. Nous nous retirâmes alors ànotre tente, près du buisson; et nous nous endormîmessous la surveillance de la Providence et la garde de noschiens.

Le lendemain, de bonne heure, un cri perçant retentit dansle lointain. Nous nous divisâmes alors; et, armés de fortsbâtons, tenant nos chiens en laisse, nous nous rendîmes àWaldeck, pour y attendre le résultat de nos combinaisons.Nous fûmes bientôt témoins d'un spectacle comique.

La bande entière s'avança d'abord d'arbre en arbre, enfaisant les plus étranges grimaces, contorsions etgambades qu'on puisse imaginer; puis ils se séparèrent.Les uns continuèrent à sauter d'arbre en arbre; les autrescouraient à terre: l'armée semblait n'avoir pas de fin. Tantôtils marchaient à quatre pattes, tantôt ils se dressaient surcelles de derrière, en se faisant mille grimaces; tout celaau milieu de hurlements effroyables. Ils entrèrent sanscrainte dans l'enceinte de pieux; les uns se jetèrent sur lesnoix et le riz; les autres coururent à la métairie pour avoir

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des pommes de pin. Mais une panique épouvantables'empara alors des maraudeurs; car il n'y en avait pas unseul parmi eux qui n'eût un pieu, ou une corde, ou quelquegluau fixé à la tête, à la main, au dos, ou à la poitrine. Ilscommencèrent alors à courir partout avec fureur; d'autresse roulaient par terre pour se débarrasser de leurs pieux,et ils en attrapaient de nouveaux. Plusieurs restaient lesmains collées à leurs pommes de pin, sans pouvoir lesdétacher; un autre venait pour s'en emparer, et le groupese compliquait de la manière la plus comique. Les plusheureux cherchaient à dépêtrer leurs jambes et leurs piedsdes branches qui y étaient fixées. Quand je vis le désordreà son comble, je l'augmentai encore en lâchant meschiens, qui se précipitèrent en fureur, et égorgèrent,blessèrent ou étranglèrent tout ce qui ne fut pas assez lestepour éviter leur approche. Nous les suivîmes de près,frappant rudement les singes de nos bâtons, et tuant tousceux que nos chiens avaient blessés. Bientôt nous fûmesenvironnés d'une scène de carnage; des cris lamentabless'entendaient de tous côtés; puis il se fit un grand silence,un silence de mort. Nous regardâmes autour de nous. Àterre gisaient trente à quarante singes morts. Je vis quetous mes enfants se détournaient avec horreur, et Fritz,prenant la parole au nom de ses frères, s'écria: «Ah! monpère, c'est horrible; nous ne voulons plus faire desemblables exécutions.»

Nous commençâmes alors à creuser une fosse de troispieds de profondeur, où nous entassâmes nos singes, et

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que nous recouvrîmes avec soin. Tandis que nous étionsainsi occupés, nous vîmes tomber à trois reprises un corpspesant du haut d'un palmier; nous courûmes de ce côté, etnous trouvâmes trois forts oiseaux qui s'étaient pris àquelques gluaux posés par mes fils.

Nous leur attachâmes les jambes, nous leurenveloppâmes les ailes avec nos mouchoirs pour qu'ils nepussent pas s'envoler, et nous commençâmes leur examenzoologique. C'étaient des pigeons des Moluques; je pensaiavec joie qu'ils pourraient s'habituer à vivre avec nospigeons européens. Ils étaient beaux et gros.

Tout à coup Jack s'écria: «Papa! papa! voyez donc cettenoix que je viens de trouver.

—Ah! mon petit Jack! réjouis-toi, c'est la noix muscade.

—Que ma mère va être contente! Mais qu'allons-nousfaire de nos prisonniers?

—Je les mettrai dans mon colombier.

—Où est-il, votre colombier? Vous voulez rire, mon père!

—Non, mon enfant, car c'est la première chose dont jevais m'occuper en revenant de Zelt-Heim. Mais maintenanttravaillons à rassembler nos bestiaux épars et à ramenerl'ordre dans notre métairie, car je ne pense pas que lessinges viennent de longtemps la troubler.»

Aussitôt dit, aussitôt fait; nos animaux furent bientôt réunis

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et casernés; mais il était trop tard pour retourner à Falken-Horst. J'envoyai alors Jack me recueillir une calebasse devin sur un palmier voisin, puis nous mangeâmes quelquescocos; en les cherchant nous découvrîmes une nouvelleespèce de palmier, celui qu'on nomme areca oleracea, etqui fournit une huile excellente. Après nous être reposés etrafraîchis, nous terminâmes l'enterrement des singes, noussoignâmes nos nouveaux pigeons, nous pansâmes nosbestiaux, et, quand tout fut tranquille, nous cherchâmes ànotre tour le repos et le sommeil.

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CHAPITRE XXXIILe pigeonnier.

Rien ne troubla notre sommeil; nous fûmes de bonneheure sur nos jambes, et après un court déjeuner nousnous hâtâmes de retourner à Falken-Horst, où nousarrivâmes bientôt. Ma femme accueillit avec joie la nouvelleconquête que nous avions faite; il lui tardait de voirs'apprivoiser et passer, pour ainsi dire, dans notredomaine ces charmants pigeons. Je résolus alors d'établirmon colombier à Zelt-Heim sur le rocher, au-dessus de lacuisine. On concevra difficilement la peine que nous donnace travail; il nous fallut détacher de forts quartiers de roc,assurer nos planches, enduire tout l'extérieur d'une couchede plâtre pour le mettre à l'abri de l'humidité, dresser unperchoir, disposer des cases, ouvrir des portes, desfenêtres. L'édifice achevé, il me restait une nouvellecrainte, c'était de savoir si les pigeons voudraients'habituer à ce changement de demeure. Aussi un jour queje travaillais avec mon fils aîné, tandis que ses frèresétaient occupés ailleurs, je lui dis: «Sais-tu un moyen deforcer nos pigeons à venir s'établir ici?

—À moins de magie, me répondit-il, je n'en vois pas.

—Écoute, j'ai appris qu'on peut le faire en saturant ton

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pigeonnier d'anis, dont ces oiseaux sont très-friands. Pourcela on pétrit ensemble de l'argile, du sel et de l'anis; onplace cette masse dans l'endroit qu'on veut leur fairehabiter, et ils reviennent sans cesse le picoter.

—Eh bien, servons-nous de l'anis qu'a découvert Jack.

—Mais je voudrais aussi en obtenir de l'huile, afin d'enenduire les ailes de nos pigeons.

—Pourquoi donc, mon père?

—Parce que les pigeons étrangers les suivent alors etviennent augmenter le colombier.»

Le moyen fut à l'instant mis à l'essai; on écrasa la plante;l'huile fut tamisée; elle exhalait une odeur d'anis qu'ellepouvait bien garder encore trois à quatre jours.

Nous pétrîmes alors la masse, puis nous frottâmes d'anistoutes les places que pouvaient fréquenter les pigeons.Quand nos petits garçons revinrent, nous procédâmes àl'installation des pigeons; nous les fîmes entrer un à undans le colombier, et nous fermâmes avec soin toutes lesouvertures. Nous nous pressâmes alors autour desfenêtres de colle de poisson pour voir leur contenance, etje remarquai avec plaisir qu'au lieu de s'effaroucher de cesnouveaux objets les prisonniers semblaient s'enaccommoder fort bien et becquetaient déjà le pain d'anis.Nous les laissâmes ainsi deux jours. J'étais curieux deconnaître le résultat du charme; le troisième, je réveillai

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Fritz; je lui commandai d'aller frotter d'anis la porte ducolombier, et je rassemblai alentour toute ma famille, en luiannonçant que j'allais donner la liberté entière à nospigeons. Je me mis alors à décrire avec une baguettedivers cercles dans l'air, puis je commandai à Jack d'ouvrirla porte. Les prisonniers sortirent d'abord timidement latête, puis ils prirent leur volée, et s'élevèrent à une tellehauteur au-dessus de nous, que ma femme et mes fils,dont les yeux ne pouvaient pas les suivre, les crurentperdus pour nous. Mais, comme ils n'avaient voulu s'éleverque pour embrasser le coup d'œil du pays, ilsredescendirent aussitôt, et revinrent tranquillements'abattre près du colombier, paraissant heureux de letrouver.

«Je savais bien qu'ils reviendraient, m'écriai-je.

JACK. Et comment cela se pouvait-il? Vous n'êtes passorcier?

ERNEST. Nigaud, est-ce qu'il y a des sorciers?»

Franz me demanda ce que c'était que la sorcellerie, etj'allais lui répondre, quand je vis les trois pigeonsétrangers, suivis de quatre pigeons d'Europe, s'éleverdans l'air et prendre le chemin de Falken-Horst avec unetelle rapidité, qu'ils furent bientôt hors de vue.

«Bon voyage, Messieurs, dit Jack en leur tirant sonchapeau et en leur faisant un grand salut.

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ERNEST. Ah! ah! le sorcier est en défaut.

—C'est bien dommage, répliquaient ma femme et Fritz,que ces charmantes bêtes soient perdues pour nous.»

Je ne me laissai cependant pas troubler, et, les yeux fixéssur les pigeons, je leur disais: «Allez, allez vite, et ramenez-nous des compagnons demain soir au plus tard; allez vite,et revenez. Entendez-vous, petits?»

Je me tournai alors vers mes enfants, et je leur dis: «Voilàqui est fini pour les étrangers, voyons ce que feront nospigeons.» Ceux-ci ne paraissaient pas disposés à suivreleurs frères; apercevant que la terre était couverte degraines, ils s'abattirent et vinrent les picoter; puis ilsrentrèrent au colombier, comme s'ils en eussent eul'habitude.

JACK. «Ceux-là, à la bonne heure, ils sont raisonnables:ils préfèrent un bon abri à une terre inconnue.

FRITZ. Eh! ne crie pas tant après eux; tu sais que monpère t'a promis de les faire revenir; son esprit familier lesramènera.»

Ces mots firent sourire tous mes enfants, et le reste de lajournée se passa à lever les yeux vers le ciel pour tâcherde découvrir les fuyards. Je commençai à n'être pasrassuré; le soir vint, nous soupâmes, et rien encore; enfinnous allâmes nous coucher.

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Le lendemain matin nous nous remîmes à travailler; mesfils, moitié curiosité, moitié impatience, attendaient l'issuede l'affaire, quand Jack accourut vers nous tout joyeux, encriant:

«Il est revenu! il est revenu! hé! hé!

TOUS. Qui donc? qui donc?

JACK. Le pigeon bleu! le pigeon bleu!

ERNEST. Mensonge! mensonge! C'est impossible.

MOI. Et pourquoi donc? ne t'avais-je pas prédit que lecamarade reviendrait? Et sans doute le second pigeon esten chemin.»

Nous courûmes au pigeonnier; notre fuyard était revenuavec un pigeon étranger, et il avait repris sa place aucolombier.

Mes enfants voulurent fermer la porte sur eux; je m'yopposai en leur objectant qu'il faudrait toujours l'ouvrir plustard. «Et puis, ajoutai-je en riant, comment l'autre entrera-t-il si nous lui fermons la porte?»

Ma femme ne comprenait rien à ce retour merveilleux;Ernest seul soutenait que c'était le hasard. «Et si l'autrerevient, lui dis-je, tu seras bien embarrassé, n'est-ce pas?»

Tandis que nous parlions, Fritz, qui parcourait le ciel deses yeux de faucon, s'écria tout à coup: «Ils viennent! ils

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viennent!» Et, en effet, nous ne tardâmes pas à en voir uneseconde paire s'abattre à nos pieds. La joie qui lesaccueillit fut si bruyante, que je fus obligé de la modérer;sans quoi nous aurions effrayé nos pauvres oiseaux, quicette fois ne seraient peut-être plus revenus. Mes petitsenfants se turent, et les deux pèlerins entrèrent à leur tourdans le colombier. «Eh bien? dis-je à Ernest.

ERNEST. C'est fort extraordinaire; mais je n'en persistepas moins à soutenir que c'est un hasard, un hasardmerveilleux, il est vrai.

MOI. Mais si le troisième nous revient avec unecompagne, croiras-tu enfin à ma science, ou bienappelleras-tu encore cet événement un bonheur?»

Nous retournâmes dîner alors, et nous reprîmes ensuitenos travaux commencés. Nous travaillions depuis environdeux heures, quand ma femme nous quitta, avec Franz,pour aller préparer le souper. Mais l'enfant revint bientôtvers nous, et nous dit, d'un ton grave, avec l'air d'un héraut:«Seigneurs, je viens vous annoncer, au nom de notre mèrechérie, que nous avons eu l'honneur de voir entrer dans lecolombier le pigeon fugitif avec sa compagne, et qu'il vientde prendre possession de son palais.

—Merveilleux! merveilleux!» s'écrièrent tous les enfants.Nous nous hâtâmes d'accourir, et nous arrivâmes assez tôtpour être témoins d'un spectacle bien curieux: les deuxpremières paires, sur le seuil du pigeonnier, roucoulaient et

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semblaient faire des signes d'invitation à la troisième, qui,perchée sur une branche voisine, se décida enfin à entrer,après bien des hésitations.

«Je suis confondu, s'écria Ernest. Je vous en prie, monpère, expliquez-moi comment vous avez fait.»

Je m'amusai quelque temps de sa curiosité, quej'aiguillonnai encore en faisant une longue dissertation surla sorcellerie et les sorciers, et je finis par lui découvrir lerôle qu'avait joué dans tout cela la plante d'anis. Enattendant le soir, nous observâmes que les pigeonssemblaient se plaire dans leur nouveau gîte. Je remarquaiparmi les herbes qu'ils employaient une sorte de mousseverte semblable à celle qui se détache des vieux chênes,mais qui s'étendait en fils longs et solides comme du crinde cheval. Je reconnus dans cette plante celle dont on sesert dans les Indes pour faire des matelas, et dont lesEspagnols font des cordes si légères, qu'un bout de quinzeà vingt pieds suspendu à un arbre y flotte comme unpavillon.

Nos tourterelles apportaient de temps en temps desmuscades, que nous recueillions au colombier, et mafemme les confiait à la terre dans l'espoir de récolter unjour cette précieuse noix.

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CHAPITRE XXXIIIAventure de Jack.

Durant encore une semaine ou deux, nos pigeonsdemandèrent tous nos soins. Les trois couples étrangerss'habituèrent peu à peu à leur habitation: mais les pigeonseuropéens, moins nombreux, réclamèrent bientôt notreassistance. En effet, les étrangers, dont le nombres'accroissait rapidement, tant par leur ponte que parl'arrivée de nouveaux pigeons, entreprirent de les chasser,et y seraient parvenus si nous n'y eussions mis ordre. Noustendîmes des pièges à ceux qui arrivaient, et nousdressâmes autour du colombier des gluaux que nousavions soin de retirer avant de l'ouvrir. Ce procédé procuraà notre cuisine des provisions abondantes. Nous lançâmesmême quelquefois l'aigle de Fritz contre les arrivants.

La monotonie de notre existence, divisée entre nosconstructions nouvelles et nos approvisionnements d'hiver,fut interrompue vers cette époque par un accident arrivé àJack. Nous le vîmes revenir un matin d'une expédition qu'ilavait entreprise de son autorité privée. Son extérieur étaitpitoyable: il était couvert d'une boue épaisse et noiredepuis les pieds jusqu'à la tête. Il portait un paquet deroseaux d'Espagne recouverts, comme lui, de mousse et

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de vase. Il pleurait, boitait en marchant, et nous montra qu'ilavait perdu un soulier.

Nous éclatâmes de rire à cette arrivée tragi-comique; mafemme seule s'écria: «A-t-on Jamais vu un enfant plussale? Où es-tu allé te fourrer pour gâter ainsi tes habits?Crois-tu que nous en ayons beaucoup de rechange à tedonner?

FRITZ. Ah! ah! quelle tournure!

JACK. Riez, riez: si j'eusse péri?

MOI. Ce n'est pas bien, mes enfants, de se moquer ainsi;ce n'est ni d'un chrétien ni d'un frère; vous pouvez tous deuxtomber comme lui, et que diriez-vous si l'on se moquait devous? Mais, mon pauvre Jack, où t'es-tu mis dans cet état?

JACK. Dans le marais, derrière le magasin à poudre.

MOI. Mais, au nom du Ciel, qu'allais-tu faire là?

JACK. Je voulais faire une provision de roseauxd'Espagne pour nos colombiers et autres ouvrages demême nature.

MOI. Ton intention était louable, mon pauvre garçon; cen'est pas ta faute si elle n'a pas réussi.

JACK. Oh! certainement elle a mal réussi; je voulais, pourtresser mes paniers, avoir des roseaux assez minces pourêtre flexibles; il y en avait sur le bord, mais ceux que

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j'apercevais dans le lointain étaient bien plus beaux et plusconvenables. Je m'avançai en conséquence dans lemarais pour les cueillir, en sautant de motte en motte; maisà un endroit où le terrain paraissait solide, j'enfonçaijusqu'aux genoux et bientôt plus loin. Comme je ne pouvaissortir ni me détacher, je commençai à avoir peur et je memis à crier; mais personne ne vint à mon secours.

FRITZ. Je le crois bien, mon pauvre frère; nous serionsaccourus bien vite si nous t'avions entendu.

JACK. Mon pauvre chacal, qui était resté sur la rive,joignait ses cris à ma voix.

ERNEST. Beau secours! Mais pourquoi ne t'es-tu pasmis à nager?

JACK. À nager, quand on a de la boue jusqu'aux cuisseset des roseaux tout autour de soi! J'aurais voulu t'y voir!Quand je reconnus que tous nos cris étaient inutiles, je tiraimon couteau de ma poche et je me mis à couper lesroseaux; puis je les rassemblai en paquet, que je réunissous mes bras. Je fis ainsi une sorte de fascine, surlaquelle je m'étendis tout de mon long pour délivrer mesjambes. Après bien des efforts inutiles, je parvins à medégager, et partie marchant, partie nageant, partierampant, je parvins enfin à gagner la terre ferme; mais biencertainement je n'ai jamais éprouvé plus d'angoisse.

MOI. Pauvre garçon, Dieu soit béni, mille fois béni det'avoir conservé!

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t'avoir conservé!

FRITZ. Ma foi, je n'aurais pas eu la présence d'esprit demon frère.

ERNEST. Pour moi, je ne sais vraiment pas ce quej'aurais fait.

JACK. Tu aurais eu tout le temps d'y penser dans la boue.Ah! il n'est rien de tel que la nécessité! c'est le meilleurmaître en fait d'invention.

MA FEMME. Mais tu as oublié un de ces moyens que lanécessité emploie: la prière.

JACK. Non, non, je ne l'ai pas oublié; et j'ai récité toutesles prières que je savais; je me suis rappelé le jour dunaufrage, où Dieu nous avait secourus quand nous l'avionsimploré; je l'ai prié de même avec toute la ferveur possible.

MOI. Très-bien, mon fils, tu ne pouvais mieux agir. AinsiDieu t'a sauvé; Il a donné de l'énergie à ta volonté, de laforce à tes bras. La prière faite de cœur est toujoursrécompensée par l'éternelle Sagesse. Louange donc etgloire à Dieu, et remercions-le des lèvres et du cœur!»

Il fallut nous occuper de la toilette de Jack; l'un lui cherchades souliers, l'autre une veste, tandis que ma femmeessayait de nettoyer sa défroque dans le ruisseau. Quand ilfut un peu présentable, il revint à moi, son paquet deroseaux à la main; et je ne pus m'empêcher de lui dire:«Que me veux tu donc?

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JACK. Eh! mon père, je voudrais savoir comment ontresse une corbeille.

MOI. Comment! tu n'es pas plus avancé? Au reste, je veuxbien te le montrer; mais tes roseaux sont trop forts et tropgros pour pouvoir être tressés: ainsi jette-les là de côté.

JACK. Eh! non, mon père; quand ils sécheront, je pourraifacilement les fendre et les manier, et ils répondront à mesvues.»

Jack s'était assis par terre, et il avait commencé à fendreses roseaux; ce travail lui donnait tant de mal, que ses troisfrères accoururent pour l'aider.

«Arrêtez, arrêtez, m'écriai-je: avant de vous mettre àl'ouvrage, donnez-moi deux des plus forts roseaux.» Je leschoisis moi-même bien droits et bien égaux, et je lesattachai de manière qu'ils ne prissent aucune courbure enséchant; je voulais en faire un métier à tisser. Je taillaiensuite un petit morceau de bois à l'instar des dents d'unvéritable métier, et je chargeai mes enfants de m'enconfectionner une grande quantité de pareils. Étonnés dece travail, ils m'assaillirent de questions sur l'usage que jevoulais faire de mes petits cure-dents, disaient-ils; maiscomme je voulais ménager à ma femme le plaisir de lasurprise, je me contentai de leur répondre que c'était uninstrument de musique, et qu'ils verraient bientôt leur mèreen jouer des pieds et des mains. Les plaisanteriesredoublèrent alors; mais je n'en tins aucun compte, et,

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quand je jugeai les cure-dents assez nombreux, je lesserrai en souriant, et remis à un autre moment la confectiondu métier.

Vers cette époque, la bourrique mit bas un ânon d'unesuperbe espèce, et dont je résolus de me servir. Je luidonnai en conséquence tous mes soins, et je vis que sesformes, en se développant, répondaient tout à fait à mesdésirs. Je lui donnai le nom de Rasch (impétueux), et enpeu de temps il mérita bien son nom, car il acquit unecélérité difficile à imaginer.

Nous nous occupâmes les jours suivants à rassemblerdans la grotte le fourrage et les provisions nécessaires ànos bêtes pendant la saison des pluies. Nous habituâmesaussi notre gros bétail à notre voix, ou au son d'une tromped'écorce que nous avions fabriquée, en ayant soin de fairesuivre dans le commencement chaque appel d'uneabondante distribution de nourriture mêlée de sel. Lesporcs seuls demeuraient intraitables, et couraient là où illeur plaisait; mais nous nous en inquiétâmes peu, car noussavions le moyen de les ramener en lançant nos chiensaprès eux.

Il me vint alors dans l'idée que pendant la saison despluies nous aurions besoin d'avoir de l'eau pure près denous. Je résolus donc d'établir un réservoir à peu dedistance de la grotte. Des bambous solidement fixés l'undans l'autre me servirent de canaux pour amener l'eau duruisseau des Chacals; je me contentai de les poser sur le

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sol, en attendant que je pusse les y enfouir. Une tonnedéfoncée fit l'office d'un bassin, dont ma femme se montraaussi enchantée que s'il eût été de marbre avec desdauphins et des néréides vomissant l'eau à pleine gorge.

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TOME II

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CHAPITRE ISecond hiver.

Comme nous attendions d'un moment à l'autre lecommencement de notre second hiver, nous profitâmes dechaque minute de beau temps pour faire provision de toutce qui pouvait nous être utile, graines, fruits, pommes deterre, riz, goyaves, pommes de pin, manioc. Nousconfiâmes aussi à la terre toutes les graines et toutes lessemences d'Europe que nous avions en notre possession,afin que la pluie les fît lever.

L'horizon se couvrit de nuages noirs et épais; de tempsen temps nous recevions des ondées qui nous faisaienthâter nos travaux; nous étions effrayés d'éclairs et decoups de tonnerre continuels, que répétaient les échos denos montagnes. La mer elle-même avait pris sa place dansce bouleversement de la nature; elle semblait, dans sesfréquentes commotions, s'élancer jusqu'au ciel, ou engloutirnotre modeste réduit. La nature entière était en confusion.Les cataractes du ciel s'ouvrirent même plus tôt que je nem'y attendais, et nous nous enfermâmes pour douzelongues semaines dans notre grotte. Les premiersmoments de notre réclusion furent tristes; la pluie tombaitavec une désespérante uniformité; mais nous nous

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résignâmes enfin.

Nous n'avions avec nous dans la grotte que la vache, àcause de son lait, le jeune ânon Sturm, et l'onagre commecoureur. Nous avions laissé à Falken-Horst nos moutons,nos cochons et nos chèvres, où ils étaient à l'abri et avaientdu fourrage en abondance. Du reste, on allait chaque jourleur porter quelque chose. Les chiens, l'aigle, le chacal, lesinge, dont la société devait nous égayer durant cetteprison, nous avaient aussi suivis.

Les premiers jours furent donnés à améliorer notreintérieur. La grotte n'avait que quatre ouvertures encomptant la porte. Les appartements de mes fils et tout lefond de l'habitation restaient constamment plongés dansune obscurité profonde.

Nous avions pratiqué, il est vrai, dans les cloisonsintermédiaires, des ouvertures, que nous fermions avecdes châssis à jour ou des toiles minces; mais le jour était siobscurci, qu'il parvenait à peine au milieu de la grotte. Ilfallait éclairer l'appartement: voici comme j'y parvins.

Il me restait un gros bambou qui se trouvait par hasardêtre de la hauteur de la voûte; je le dressai et l'enfonçai enterre d'environ un pied; puis, faisant appel à l'agilité deJack, je le fis monter jusqu'en haut, muni d'une poulie, d'unecorde et d'un marteau. Je lui fis enfoncer dans le rocher lapoulie, puis passer la corde par-dessus, et je suspendis àla corde une grosse lanterne prise au vaisseau. Franz et

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ma femme furent chargés de l'entretenir; et, quand elle étaitallumée au milieu de l'appartement, elle faisait le meilleureffet.

Ernest et Franz rangèrent alors la bibliothèque; ils mirenten ordre les instruments et les livres que nous avionsrecueillis sur le vaisseau; et je pris Fritz avec moi pourétablir la chambre de travail.

Nous établîmes ensuite un tour près de la fenêtre, et j'ysuspendis tous les instruments qui pouvaient m'être utiles.Nous construisîmes même une forge; les enclumes furentdressées, tous les outils de charron, de tonnelier, que nousétions parvenus à sauver, furent posés sur des planches.Les clous, les vis, les tenailles, les marteaux, etc., tout eutsa place et fut rangé de manière à pouvoir être facilementretrouvé au besoin, et avec un ordre extrême. J'étaisheureux de pouvoir ainsi tenir en haleine mes enfants parces travaux multipliés.

Les caisses que nous avions recueillies contenaientbeaucoup de livres en plusieurs langues. Il s'y trouvait desouvrages d'histoire naturelle, des voyages, dont quelques-uns étaient enrichis de gravures.

Cette variété nous inspira le désir de cultiver les languesque nous savions, et d'apprendre celles que nous nesavions pas. Fritz et Ernest savaient un peu d'anglais; mafemme, quelques mots de hollandais; Jack s'appliqua àapprendre l'espagnol et l'italien; moi, le malais: car la

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position où je nous supposais me faisait croire que nouspourrions être d'un jour à l'autre en relation avec desMalais.

Dans tous ces exercices d'intelligence, Ernest était lepremier, et il y portait une telle ardeur, que nous étionssouvent obligés de l'arracher à l'étude.

Nous avions encore beaucoup d'autres objets de luxedont je n'ai pas parlé, tels que commodes, secrétaires, etun superbe chronomètre; ce qui faisait de notre demeureun véritable palais, ainsi que l'appelaient mes enfants.

Nous résolûmes alors de changer son nom; la tente n'yjouait plus un assez grand rôle pour lui conserver celui deZelt-Heim; après bien des hésitations et des contestations,nous adoptâmes simplement le nom de Felsen-Heim(maison du rocher).

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CHAPITRE IIPremière sortie après les pluies.—La

baleine.—Le corail.

Vers la fin du mois d'août, lorsque je croyais l'hiverpresque terminé, il y eut quelques jours d'un tempsépouvantable; la pluie, les vents, le tonnerre, les éclairsparurent augmenter de violence; l'Océan inonda le rivageet resta agité d'une manière effrayante. Oh! combien alorsnous fûmes joyeux d'avoir construit cette solide habitationde Felsen-Heim! Le château d'arbre de Falken-Horstn'aurait jamais résisté aux éléments déchaînés contrenous.

Enfin le ciel devint peu à peu serein; les ouraganss'apaisèrent, et nous pûmes sortir de la grotte.

Nous remarquâmes avec étonnement les piquantscontrastes de la nature, qui renaissait au milieu de toutesles traces encore récentes de dévastation. Fritz, toujoursau guet, et dont l'œil aurait presque rivalisé avec celui del'aigle, s'était élevé sur un pic, d'où il aperçut bien loin, dansla baie du Flamant, un point noir dont il ne put préciser laforme, et, après l'avoir considéré avec beaucoupd'attention, il m'affirma que c'était une barque échouée à

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fleur d'eau.

Quoique muni de ma lorgnette, je ne pus voir assezdistinctement cet objet pour dire quelle en était la nature.

Il nous prit fantaisie d'aller visiter cette masse, nousvidâmes l'eau dont la pluie avait inondé notre chaloupe,nous y mîmes tous les agrès nécessaires, et je résolusd'aller le jour suivant, accompagné de Fritz, de Jack etd'Ernest, reconnaître ce que la mer nous apportait denouveau.

À mesure que nous avancions, les conjectures sesuccédaient et se croisaient plus rapidement: l'un croyaitvoir une chaloupe, l'autre un lion marin; il affirmait mêmeapercevoir ses défenses; quant à moi, j'opinai pour unebaleine, et à mesure que nous avancions je me confirmaidans cette idée. Nous ne pûmes cependant approcher dumonstre échoué, car un banc de sable s'élevait dans cetendroit de la mer, et les flots, encore agités, étaient tropdangereux pour nous hasarder sur cette plage. Enconséquence, nous tournâmes le petit îlot sur lequel labaleine était étendue, et nous abordâmes dans une petiteanse à peu de distance. Nous remarquâmes, en côtoyantainsi, que l'îlot était formé de terre végétale, qu'un peu deculture pourrait améliorer. Dans sa plus grande largeur,sans y comprendre le banc de sable, cet îlot pouvait avoirdix à douze minutes de chemin; mais il ne semblait pasêtre séparé du banc, et son étendue en paraissait doublée.Il était couvert d'oiseaux marins de toute espèce, dont nous

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rencontrions à chaque pas les œufs ou les petits; nous enrecueillîmes quelques-uns, afin de ne pas rentrer les mainsvides auprès de la mère.

Nous pouvions suivre deux chemins différents pour arriverà la baleine: l'un désert, mais interrompu par denombreuses inégalités de terrain qui le rendaientexcessivement pénible; l'autre, en côtoyant la rive, étaitplus long et plus agréable. Je pris le premier, mes enfantssuivirent l'autre. Je voulais connaître et examiner l'intérieurde l'île. Quand je fus au plus haut point, j'embrassai duregard le terrain semé d'épais bouquets d'arbres. Àenviron deux cents pas de moi j'apercevais cette mergrondante qui se brisait sur le sable et qui m'avait effrayé,mais à dix à quinze pas de l'extrême rive de l'îlot: j'examinaialors la baleine, qui était de l'espèce qu'on appellecommunément du Groënland.

Je jetai ensuite un coup d'œil vers Falken-Horst, Felsen-Heim et nos côtes chéries; puis, faisant un coude, je medirigeai vers mes enfants, qui m'eurent bientôt rejoint enpoussant des cris de joie.

Ils s'étaient arrêtés à moitié chemin pour ramasser descoquillages, des moules et des coraux, et chacun en avaitpresque rempli son chapeau.

«Ah! papa, s'écrièrent-ils, voyez donc quelle belle et richeprovision de coquilles et de coraux nous avons trouvée!Qui donc a pu les apporter ici?

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MOI. C'est la tempête qui vient de soulever les flots et quiaura arraché ces coquillages de leur poste habituel; aureste, la force des flots n'est-elle pas immense, puisqu'ilsont apporté une aussi énorme masse que celle-ci?

FRITZ. Ah! oui, cet animal est énorme; de loin je n'auraisjamais cru qu'une baleine fût aussi grosse. N'allons-nouspas chercher à en tirer parti?

ERNEST. Ah! qu'est-ce qu'il y a de curieux à voir? cettebête n'offre rien de beau; j'aime mieux mes coquillages.Voyez, mon père, j'ai là deux belles porcelaines.

JACK. Et moi, trois magnifiques galères.

FRITZ. Et moi, une grande huître à perle; mais elle est unpeu brisée.

MOI. Oui, mes enfants, vous avez là de beaux trésors, qui,en Europe, feraient l'ornement de plus d'un musée; mais iciles objets curieux doivent le céder aux objets utiles.Ramassez vos coquillages, et hâtons-nous de revenir aubateau; dans l'après-midi, lorsque le flot pourra nous aiderà approcher de l'îlot, nous reviendrons, et nous tâcheronsd'utiliser le monstre que la Providence nous a envoyé.»

Les enfants furent bientôt prêts. Seulement je remarquaiqu'Ernest ne nous suivait qu'à regret. Je voulus enconnaître la raison, et il me pria de l'abandonner seul surcet îlot, où il voulait vivre comme un autre Robinson. Cettepensée romanesque me fit sourire.

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«Remercie le Ciel, lui dis-je, de ne t'avoir pas séparé deparents et de frères qui t'aiment. La misère, les privationsde toute espèce, l'ennui mortel, tel est l'état d'un Robinson,quand il ne devient pas dès les premiers jours la proie desbêtes féroces ou de la famine. La vie de Robinson n'estbelle que dans les livres, elle est affreuse en réalité. Dieu acréé l'homme pour vivre dans la société de sessemblables. Nous sommes six dans notre île, et cependantcombien n'avons-nous pas souvent de peine à nousprocurer les choses indispensables à notre existence!»

Nous atteignîmes le bateau et nous partîmes avec joie, ycompris Ernest, que j'avais convaincu; mais nos petitsrameurs se lassèrent bientôt, et ils me demandèrent si jene pourrais pas épargner ce travail à leurs bras. Je me misà rire et leur dis: «Eh! mes enfants! si vous pouvez meprocurer seulement une grande roue de fer avec un essieu,j'essaierai de satisfaire votre désir.

FRITZ. Une roue de fer? Il y en a une magnifique dansnotre cuisine; elle appartenait à un tournebroche, et je vousla procurerai facilement, pourvu que ma mère ne s'en servepoint.

MOI. Je verrai ce que je pourrai faire; mais maintenant,enfants, redoublez de bras, et luttez courageusementcontre les flots, jusqu'à ce que la pirogue puisse marchersans vous fatiguer.»

Fritz voulut alors savoir à quel règne appartenait le corail;

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«car j'ai lu quelque part, me dit-il, que c'est une espèce dever.

MOI. Le corail se forme par l'agglomération des cellulesde petits polypes qui vivent en familles nombreuses. Ilsbâtissent leurs cellules l'une contre l'autre, et forment ainsides couches qui ressemblent aux branches d'un arbre.

ERNEST. Mais ces arbres n'ont jamais plus de deux àtrois pieds.

MOI. Il est merveilleux de voir comment la nature saitproduire des choses immenses avec de petites causes. Letravail de ces petits insectes donne pour résultat, au boutde longues années, des rochers énormes qui interceptentla navigation, et qui sont fort dangereux pour les naviresquand ils sont à fleur d'eau.»

Tandis que nous parlions, il s'éleva une petite brise dontnous nous hâtâmes de profiter, et nous arrivâmes aurivage. Nos enfants racontèrent tout ce qu'ils avaient vu etfait, et leurs coquillages firent l'admiration de Franz; maisquand j'annonçai mon projet de retourner le soir même àl'îlot, ma femme déclara qu'elle voulait partager les périlsde l'expédition. J'approuvai son idée, et je lui dis depréparer de l'eau et des provisions pour deux jours; car lamer est un maître capricieux, et elle pourrait fort bien nousforcer à rester sur l'îlot plus de temps que nous n'en avionsle dessein.

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CHAPITRE IIIDépècement de la baleine.

Aussitôt après le dîner, auquel nous avions mis moins detemps que de coutume, nous nous préparâmes à retournerà l'îlot; mais auparavant je m'occupai à trouver destonneaux pour contenir la graisse de la baleine. Je nevoulais pas prendre pour cela des tonnes vides que nouspouvions avoir; car je savais qu'elles conservaient uneodeur infecte. Cependant cette graisse m'était utile pouralimenter d'huile les grandes lanternes qui nous éclairaientdans la grotte. Ma femme me rappela enfin que nousavions encore quatre cuves de notre bateau qui setrouvaient dans l'eau en attendant emploi. Mes enfants lesnettoyèrent, et, après nous être armés de couteaux, dehaches, de scies et de tous les instruments tranchants dontnous devions avoir besoin, nous levâmes l'ancre, traînantles cuves à la remorque. Nous partîmes bien pluslentement que le matin, et au bruit des soupirs et deslamentations des rameurs; mais, comme la mer était fortélevée et tranquille, nous pûmes aborder presque à côtéde la baleine.

Mon premier soin fut d'abriter la pirogue et les cuves pourle moment où les vagues redeviendraient furieuses. Ma

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femme resta étonnée, et Franz, qui se trouvait pour lapremière fois en présence du monstre, en fut si effrayé,qu'il était sur le point de pleurer. En la mesurantapproximativement, je trouvai qu'elle pouvait avoir soixanteà soixante-dix pieds de long, sur trente-cinq piedsd'épaisseur dans le milieu, et pouvait peser soixantemilliers de livres. Elle n'avait encore atteint que la moitié dela taille ordinaire à cette espèce. Nous admirâmes lesénormes proportions de sa tête et la petitesse de ses yeux,semblables à ceux du bœuf; mais ce qu'il y avait de plusétonnant, c'étaient ses mâchoires, avec ces rangées debarbes qu'on nomme fanons, et qui n'avaient pas moins dedix à douze pieds: ce sont ces fanons que les Européensemploient sous le nom de baleines. Comme ils devaientêtre pour nous d'une grande utilité, je me promis bien de nepas les négliger. La langue, épaisse, pouvait peser unmillier. Fritz s'étonna de la petitesse du gosier du monstre,dont l'ouverture était à peine de la force de mon bras.«Aussi, s'écria-t-il, la baleine ne doit pas se nourrir de grospoissons, ainsi qu'on pourrait le croire à sa taille.

—Tu as raison, lui répondis-je, elle ne se nourrit que depetits poissons, parmi lesquels il y en a une espèce qui setrouve dans les mers du pôle, et qu'elle préfère. Elle enavale d'immenses quantités noyées dans beaucoup d'eaude mer; mais cette eau sort en jets par deux trous qui sontplacés au-dessus de la tête, ou bien encore s'écoule àtravers les barbes ou fanons.

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«Mais, ajoutai-je, à l'ouvrage! et vite, si nous voulons tirerparti de notre Léviathan avant la nuit.»

Fritz et Jack s'élancèrent aussitôt sur la queue, et de làsur le dos de la baleine, parvinrent ainsi jusqu'à la tête, puisà l'aide de la hache et de la scie ils se mirent à détacherles fanons, que je retirai d'en bas. Nous en comptâmesjusqu'à six cents de diverses grosseurs; mais nous neprîmes que les plus beaux, environ cent à cent vingt.

Nous ne restâmes pas longtemps tranquilles: l'air seremplit d'oiseaux de toute espèce, dont le cercle seresserrait de plus en plus autour de nous. D'abord ilsn'avaient fait que voltiger au-dessus de nos têtes; puis,quand leur nombre se fut accru, ils s'approchèrent et vinrentsaisir les morceaux jusque dans nos mains, jusque sousles coups de nos haches.

Ces oiseaux nous tentaient peu; cependant nous entuâmes quelques-uns, car ma femme m'avait fait observerque leurs plumes et leur duvet pourraient nous servir.

Je laissai Fritz tirer seul les fanons de la bouche del'animal, et je me mis en devoir d'enlever sur son dos unelongue et large bande de peau, que je destinais à faire desharnais pour les buffles et des chaussures pour nous. J'eusbeaucoup de peine, car le cuir de la baleine avait près d'unpouce d'épaisseur; cependant je réussis assez bien.

Nous enlevâmes à la queue quelques morceaux de chairet de lard. Comme la mer approchait rapidement, nous

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et de lard. Comme la mer approchait rapidement, nousfîmes les préparatifs du départ. Cependant j'eus le tempsde couper un morceau de la langue, que j'avais entenduvanter comme un excellent manger, et donnant une huileexcellente. Tout fut embarqué avec soin, et nous noushâtâmes de regagner nos côtes bien-aimées, aprèslesquelles nous soupirions.

Notre ardeur augmenta bientôt. À peine étions-nous enpleine mer, que l'odeur qui se dégageait des tonnes noussaisit au nez avec une telle force, que nous ne savionscomment nous y soustraire. Nous arrivâmes enfin au milieudes lamentations les plus risibles, et tous nos bestiauxfurent aussitôt employés à transporter les produits de cettepremière journée.

Le lendemain matin, de bonne heure, nous montâmes denouveau dans la pirogue; mais Franz et ma femmerestèrent à terre, parce que les travaux que je projetaiseussent été vraisemblablement trop dégoûtants pour eux.Un vent frais nous porta assez vite à l'îlot, et noustrouvâmes notre baleine dévorée par une nuée demouettes et autres oiseaux de mer qui s'étaient abattus surelle. Il fallut leur tirer quelques coups pour s'en débarrasser;car leurs cris assourdissants nous déchiraient les oreilles.

Nous eûmes soin, avant de nous mettre à l'œuvre, denous dépouiller de nos vestes et de nos chemises; nousrevêtîmes des espèces de casaques préparées exprès, etnous attaquâmes les flancs de l'animal. Parvenu auxintestins, je les coupai en morceaux de six à quinze pieds.

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Je les fis nettoyer, et, quand ils furent bien lavés à l'eau demer et frottés de sable jusqu'à ce que la pellicule intérieurefût enlevée, nous les plaçâmes dans le bateau.

Après avoir renouvelé notre provision de lard, comme lesoleil commençait à baisser, nous fûmes forcés de quitternotre proie pour retourner au rivage, et nous partîmes,abandonnant le reste de la baleine aux oiseaux voraces.

Nous soupirions d'ailleurs après un bon repas et uneboisson fraîche, ce dont nous avions été privés toute lajournée; nous ramassâmes quelques beaux coquillagespour notre musée, entre autres un nautile, et nous nousembarquâmes.

«Pourquoi donc, mon père, avez-vous pris ces boyaux?me demandèrent mes enfants pendant le voyage: à quoiles destinez-vous?

—Le grand moteur de l'industrie humaine, leur dis-je, lebesoin a enseigné aux peuplades des contrées privées debois, telles que les Groënlandais, les Samoyèdes et lesEsquimaux, à y suppléer et à convertir les boyaux d'unebaleine en tonnes. Ils savent aussi trouver dans cet animalleur nourriture et même leurs nacelles, tandis que nosbesoins ne nous permettent d'apprécier que l'huile de cepoisson.»

On me demanda pourquoi nous, qui avions du bois et destonnes à notre disposition, nous avions entrepris une

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besogne aussi dégoûtante. Je fis observer alors que mestonnes auraient conservé une mauvaise odeur.

En causant ainsi, nous atteignîmes le rivage, où la bonnemère nous attendait, «Grand Dieu! s'écria-t-elle, commentosez-vous vous présenter dans un pareil état! Allez lavervos vêtements, et portez ailleurs votre cargaison.

—Calme-toi, ma chère, lui dis-je, et reçois-nous comme sinous te rapportions les meilleurs fruits; car, dans notreposition, ce sont des richesses précieuses.» Elle nouslaissa aborder, et le repas qu'elle nous avait préparé nousfit oublier les occupations de la journée.

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CHAPITRE IVL'huile de baleine.—Visite à la métairie.

—La tortue géante.

Le jour paraissait à peine, que nous étions sur pied etprêts à convertir en huile notre lard. D'abord nous sortîmesnos outres de la cuisine et nous les mîmes sécher au soleil.Nous plaçâmes sur la claie les quatre tonnes pleines, etnous leur fîmes subir une forte pression à l'aide de pierreset de leviers, pour en faire sortir la partie de l'huile la plusfine et la plus pure. Nous la passâmes dans un drapgrossier, et nous la versâmes, avec une grande cuiller enfer qui était primitivement destinée au service d'unesucrerie, dans les tonnes et dans les outres. Le reste dulard fut coupé en morceaux et jeté dans une grandemarmite de fonte posée sur le feu assez loin de l'habitation,que je ne voulais pas empester. Quant à mes boyaux, j'engardai deux longs morceaux, je les enduisis de caoutchoucen dedans et en dehors, et je les destinai à me faire uncaïac groënlandais pour naviguer sur la mer.

Ce qui restait du lard après notre opération fut jeté dans larivière des Chacals, où nos oies et nos canards s'enrégalèrent. Nous profitâmes alors d'une autre circonstancepour renouveler notre provision d'écrevisses. Ma femme

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avait eu soin de dépouiller de leur duvet les oiseaux quenous avions pris le matin dans l'îlot; mais leur chair était unmets trop fade et trop grossier, et nous l'abandonnâmesvolontiers aux habitants du fleuve. Les écrevisses sejetèrent dessus, comme autrefois sur le chacal, et nouspûmes en prendre de grandes quantités.

Lorsque enfin notre fonderie fut terminée, et que nousnous préparâmes à reprendre nos travaux accoutumés, mafemme me fit une observation. «Ne vaudrait-il pas mieux,dit-elle, fondre votre lard dans l'îlot de la Baleine, au lieu del'apporter ici, où vous avez à craindre à tous momentsd'incendier une partie de notre territoire? Cet îlot est àportée de Felsen-Heim, et nous pourrions y demeurerquelque temps sans cesser de veiller à ce qui se passe ici.Ce serait un atelier commode et presque sous nos yeux.Nous pourrions aussi en faire une colonie de volailles; là,du moins, elles n'auraient rien à craindre ni des singes nides chacals, leurs plus grands ennemis. Quant aux oiseauxde mer, ils nous céderont volontiers la place.»

Le projet de ma femme me plut beaucoup, et mes jeunesenfants l'accueillirent si bien, qu'ils voulaient sauter aussitôtdans le bateau. J'en retardai l'exécution jusqu'au momentoù les flots et les oiseaux nous auraient débarrassés ducadavre de la baleine, qui pouvait nous infecter. J'annonçaique je voulais auparavant remplacer les rames si rudes etsi lourdes de la pirogue par une machine plus facile àmanier.

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J'allai examiner le tournebroche de Fritz, et j'en trouvaideux au lieu d'un; je pris le plus grand et le plus fort, parcequ'il pouvait mieux répondre à mon attente.

Je commençai par étendre sur la pirogue un arbre en ferquadrangulaire qui dépassait à chaque extrémité d'un piedenviron; au milieu j'ajoutai un ressort également à quatrefaces, et j'arrondis mon arbre aux points où il était encontact avec les bords, pour l'empêcher de lesendommager. Aux deux bouts je fixai un moyeu où je fichaiquatre rais, mais plats comme des rames, et non pasronds comme ceux d'une roue ordinaire. Mon tournebrochefut adapté derrière le mât, de manière que l'un des poidsdescendît jusqu'à la moitié des parois du bateau, tandisque l'autre s'élevait et faisait mouvoir la roue. Cette roue futmise en contact avec les quatre ressorts de l'arbre, demanière à les chasser successivement, et à faire parconséquent tourner l'arbre sur lui-même et mes quatrepalettes, qui venaient l'une après l'autre frapper la surfacede l'eau et poussaient le bateau en avant. Pour diminuer lapesanteur de mes rais et donner plus d'action à montournebroche, je les fis en fanons de baleine.

Il est vrai que le bateau n'allait pas bien vite, et que toutesles quinze à vingt minutes il fallait changer les poids dutournebroche; mais enfin notre bateau marchait, et nouspouvions rester les bras croisés assez de temps pour nousôter la fatigue des rames.

Je n'essaierai pas de décrire la joie et les transports qui

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éclatèrent parmi nos petits fous, les sauts et les dansesqu'ils firent sur le rivage, quand Fritz et moi nousessayâmes la machine dans la baie du Salut. Nous eûmesà peine touché terre, qu'ils voulurent tous sauter dans labarque, pour tenter une excursion à l'îlot de la Baleine.Mais, comme le jour était trop avancé, je le défendis, et jepromis que le lendemain, pour mieux essayer la machine,nous nous rendrions par eau à la métairie de Prospect-Hill,pour prendre quelques-uns de nos animaux européens etles conduire à l'îlot.

Ma proposition fut accueillie avec une grande joie. En vuede ce voyage, on prépara des armes, des provisions, etl'on se coucha de bonne heure, afin de partir plus tôt lelendemain matin.

Aux premiers rayons du jour, tout le monde était sur pied.Ma femme avait eu soin de préparer la veille le morceaude la langue de baleine; elle le plaça dans une doubleenveloppe de feuilles fraîches: elle devait cette fois, ainsique Franz, nous accompagner.

Nous quittâmes gaiement Felsen-Heim. Je conduisis labarque à l'embouchure de la rivière des Chacals, qui nousporta rapidement en pleine mer, où heureusement le ventn'était ni violent ni contraire. Nous laissâmes bientôtderrière nous l'île du Requin, et nous aperçûmes le banc desable où la baleine était encore. La machine fonctionna sibien, que la frêle embarcation semblait danser sur l'eau, etque nous nous trouvâmes en assez peu de temps à la

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hauteur de Prospect-Hill.

J'avais eu soin de me tenir toujours à trois cents piedsenviron de la côte, pour être sûr de la profondeur, et cettedistance nous permettait de jouir du charmant coup d'œildu figuier de Falken-Horst, et des arbres fruitiers quicroissaient plus loin. Nous remarquâmes aussi, au fond,une ceinture de rochers qui se confondaient avec le ciel, ets'élevaient comme une terrasse de verdure à notre gauche,si belle, que nous ne pûmes retenir un soupir à cette vue.Nous longeâmes bientôt l'îlot de la Baleine, dont la verdurefaisait heureusement diversion à l'uniformité du majestueuxmais terrible Océan. Je remarquai que du côté deProspect-Hill il était garni d'arbustes que nous n'avions pasencore vus dans nos précédents voyages.

Lorsque nous arrivâmes en face du bois des Singes, je fisun tour à droite, j'abordai dans une anse de facile accès, etnous sautâmes à terre pour renouveler nos provisions decocos, et prendre de jeunes plantes que nous voulionsporter dans l'îlot de la Baleine. Ce ne fut pas sans unsentiment de plaisir bien vif que nous entendîmes tout àcoup, dans le lointain, retentir le chant des coqs et lebêlement des bêtes. Cet accueil nous rappela notre chèrepatrie, où le voyageur, lorsqu'il entend ce bruit, bénit le Ciel,sûr de trouver l'hospitalité dans quelque métairie qu'iln'avait point encore aperçue.

Nous allâmes, ma femme et moi, chercher quelquesjeunes plants de pin dans la forêt; et après une petite heure

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de repos nous reprîmes la mer. Nous nous dirigeâmes versla métairie, et plus nous avancions, plus le chant et lebêlement de nos animaux domestiques devenaientbruyants. J'abordai dans une petite anse où le rivage étaitbordé de nombreux mangliers; nous en arrachâmesplusieurs. J'avais remarqué qu'ils croissaient fort bien dansle sable, et je voulais les planter dans le banc de sablemême. Nous enveloppâmes soigneusement les racines defeuilles fraîches, puis nous nous dirigeâmes vers la colonie.Tout y était en bon ordre. Seulement les moutons, leschèvres et les poules se mirent à fuir à notre approche. Dureste, leur nombre était considérablement augmenté. Mespetits garçons qui voulaient du lait pour se rafraîchir, semirent à la poursuite des chèvres; mais, voyant qu'ilsn'avaient aucune chance de succès, ils tirèrent de leurspoches leurs lazos, qui ne les quittaient plus, et en moinsde rien nous reprîmes trois ou quatre des fugitives. On leurdistribua aussitôt une ration de pommes de terre et de seldont elles parurent fort satisfaites; mais en échange ellesnous donnèrent plusieurs jattes de lait, que nous trouvâmesdélicieux.

Ma femme, à l'aide d'une poignée de riz et d'avoine,réunit la basse-cour autour d'elle; elle fit son choix, et lesprisonniers furent déposés dans le bateau, les pattes et lesailes solidement liées.

C'était l'heure du dîner. Comme nous n'avions pas letemps de faire la cuisine, les viandes froides que nous

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avions apportées firent les frais du repas; mais la languede la baleine, qui était servie en grande pompe, futunanimement déclarée détestable, et bonne tout au pluspour des gens privés depuis longtemps de viande fraîche.Nous l'abandonnâmes au chacal, le seul de nos animauxdomestiques qui nous eût suivis; puis nous nous hâtâmesde manger quelques harengs et d'avaler plusieurs tassesde lait pour faire passer le maudit goût d'huile rance que cemorceau nous avait laissé.

J'abandonnai à ma femme le soin des préparatifs dedépart, et je m'en allai avec Fritz cueillir quelques paquetsde cannes à sucre qui croissaient près de là, et que jevoulais planter aussi dans l'îlot.

Bien munis de tout ce qui nous était nécessaire pour lacolonisation, nous montâmes dans notre bateau et nouscinglâmes dans la direction du cap de l'Espoir-Trompé,afin de pénétrer dans la grande baie et d'examinerl'intérieur; mais cette fois encore le cap justifia son nom: lamarée descendait, et nous trouvâmes devant nous un bancde sable qui s'étendait si loin, et qui était si large, qu'ilarrêta soudain notre expédition. Heureusement un bon ventnous reporta en pleine mer et nous empêcha de nousperdre sur ce bas-fond. Je déployai la voile, les ramesmécaniques redoublèrent de vitesse, et nous reprîmes lechemin de l'îlot.

Cependant mes enfants ne quittèrent pas volontiers cebanc de sable, où ils avaient cru reconnaître des lions

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marins. Il nous avait semblé d'abord apercevoir dans lelointain, et à la surface des flots, comme un monceau depierres blanches en désordre; mais bientôt la masse sedivisa en deux: des cris et des hurlements confus medonnèrent la certitude que c'étaient des êtres vivants. Nousvîmes deux troupes de monstres marins qui neparaissaient pas en fort bonne intelligence; car ilsmanœuvraient de front, se provoquaient entre eux ets'entrechoquaient mutuellement. Leur armée me parutrespectable, et je n'ai pas besoin de dire que nous fîmesvoile rapidement pour ne pas laisser à ces dangereuxvoisins le temps de nous apercevoir. Nous arrivâmes à l'îloten moitié moins de temps que nous n'en avions mis pour yaller.

En touchant à terre, mon premier soin fut de planter lesarbustes que nous avions rapportés. Mes enfants, surl'assistance desquels j'avais compté, me laissèrent pourcourir après les coquillages. La bonne mère seule restapour m'aider.

Nous avions à peine commencé, que nous vîmes Jackaccourir vers nous tout essoufflé.

«Papa! maman! s'écria-t-il, venez, venez, un monstre,sans doute un mammouth! il est sur le sable!»

Je ne pus m'empêcher de rire, et je lui répondis que sonmammouth devait être simplement le squelette de labaleine.

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«Non! non! répliqua l'entêté, ce ne sont certes pas desarêtes de poisson, mais ce sont bien des os. Puis la mer adéjà emporté la carcasse de la baleine, tandis que monmammouth est bien plus avancé dans les sables.»

Tandis que Jack essayait de me déterminer à le suivre enme tirant par la main, j'entendis soudain crier: «Accourez!accourez par ici! il y a une tortue.»

Je courus, et je vis Fritz à quelque distance qui agitait unde ses bras autour de sa tête, comme pour hâter monarrivée.

Je fus en quelques instants au pied de la colline. Jetrouvai, en effet, mon fils aux prises avec une énorme tortuequ'il retenait par un pied de derrière, et qui, malgré tousses efforts, n'était plus qu'à dix ou douze pas de la mer.J'arrivai encore à temps; je donnai à Fritz l'un des avirons,et, le passant sous l'animal comme un levier, nousparvînmes à le renverser sur le dos dans le sable, où sonpoids creusa une sorte de fosse qui nous assura ainsi sapossession. Cette bête était d'une grandeur prodigieuse,et devait peser au moins huit cents livres; elle n'avait pasmoins de huit pieds à huit pieds et demi de long. Nous lalaissâmes là; car nos forces réunies n'auraient pu laremuer.

Cependant Jack me pressait tellement d'aller voir sonmammouth, que je résolus de le suivre, au grandétonnement de tous mes enfants.

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Arrivé près du prétendu monstre, je n'eus pas de peine àfaire voir au pauvre garçon que son mammouth étaitexactement la même chose que notre baleine. Je luimontrai la trace de nos pas sur le sable, et quelquesmorceaux de fanon que nous avions négligé d'emporter.

«Mais, lui dis-je, qui donc t'a mis dans la tête l'idée demammouth?

—Ah! répondit l'enfant confus, c'est M. le professeurErnest qui me l'a soufflé et qui m'a attrapé.

—Ainsi, sans réflexion, tu crois tout ce qu'on te dit: tu nesonges pas même à t'enquérir si l'on se moque de toi! Situ eusses réfléchi, n'aurais-tu pas bien vite compris qu'iln'était guère possible qu'en moins d'un jour la meremportât le squelette de la baleine pour mettre celui d'unmammouth justement à la même place?

JACK. C'est vrai, je n'y ai pas encore pensé.

MOI. Alors, pour ta pénitence, tu vas me dire ce que tusais maintenant du mammouth.

JACK. C'est, je crois, une espèce d'animal monstrueux,dont les premiers ont été découverts en Sibérie.

MOI. Bien, mon fils, je ne te croyais pas si savant. Ernestt'a bien fait ta leçon.»

J'ajoutai quelques mots sur l'existence encore

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problématique de cet animal, et qui, selon toutes lesapparences, n'est qu'une variété perdue de l'espèce deséléphants.

Comme nous étions arrivés au soir, nous enveloppâmesde feuilles fraîches les racines des cocotiers et des pinsqui nous restaient, renvoyant aux jours suivants la fin decette opération importante.

Nous allâmes au rivage, et nous restâmes à considérer latortue. Nous fîmes d'abord avancer le bateau près del'endroit où elle était. Nous essayâmes de la lever; mais,ayant reconnu l'inutilité de nos efforts, nous restâmes tousen silence auprès d'elle.

Tout à coup je m'écriai: «Trouvé! trouvé! C'est cette bêtequi nous conduira elle-même à Felsen-Heim.»

Je montai dans la pirogue, je vidai la tonne d'eau douceque j'avais apportée, et, ayant remis la tortue sur sespieds, nous lui attachâmes la tonne vide sur le dos. J'eussoin en même temps d'attacher à une patte de devant del'animal une corde fixée à notre bateau, et sans perdre unmoment nous fûmes bientôt dans l'embarcation.

Je pris place à l'avant de la pirogue, armé d'une hache etprêt à couper la corde aussitôt que notre barquemenacerait de s'enfoncer; mais la tonne retenait la tortue àfleur d'eau, et la pauvre bête ramait si bien, que nousaccomplîmes notre course avec autant de rapidité que debonheur. Mes fils, heureux de ce nouvel attelage, le

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bonheur. Mes fils, heureux de ce nouvel attelage, lecomparaient aux chars marins du dieu Neptune dans laFable. Je dirigeai la course de la tortue droit vers la baiedu Salut, en la ramenant dans la direction d'un coup derame dès qu'elle tentait de s'en éloigner, soit à droite, soità gauche.

Nous débarquâmes à l'endroit accoutumé, et notrepremier soin, en ramenant la pirogue, fut de fixer la tortueelle-même, et de remplacer la tonne vide par des cordessolides qui devaient l'empêcher de s'éloigner.

Dès le lendemain matin son procès fut fait, et son énormecarapace fut destinée à fournir un bassin à la fontaine quenous avions établie dans l'intérieur de la grotte. C'était unsuperbe morceau; elle avait au moins huit pieds de longsur trois de large. Nous dépeçâmes l'animal de manière àtirer le meilleur parti de son immense dépouille. Je croispouvoir affirmer qu'elle était de l'espèce qu'on nommetortue géante ou tortue verte, la plus grosse de toutes lesespèces, et dont la chair est très-estimée des navigateurs.

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CHAPITRE VLe métier à tisser.—Les vitres.—Lespaniers.—Le palanquin.—Aventure

d'Ernest.—Le boa.

Ma femme me demandait depuis longtemps un métier àtisser, que l'état de nos vêtements rendait indispensable.Je m'occupai à la satisfaire, et, après bien des efforts, jeparvins à créer une machine qui, sans être ni gracieuse niparfaite, pouvait du moins confectionner de la toile. C'étaittout ce qu'il nous fallait. Notre provision de farine n'était pasassez considérable pour qu'on l'employât à faire la collenécessaire au tissage: j'y substituai de la colle de poisson,qui, entre autres avantages, offrait celui de conserver unehumidité que n'a pas la colle ordinaire.

La colle de poisson me fournit encore des vitrages. J'enpris une certaine quantité que je soumis à l'action d'un feutrès-vif; je la laissai bouillir jusqu'à ce qu'elle eût acquisassez de consistance. J'entourai alors une tablette demarbre d'une petite galerie en cire, et je vidai sur le marbrela colle bouillante. Quand elle fut un peu refroidie, je coupaimes carreaux de la grandeur désirée, et nous obtînmesdes vitres transparentes. Elles n'avaient sans doute ni lalimpidité du cristal, ni même la pureté du verre; mais elles

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étaient plus transparentes que les lames de corne quidécorent les lanternes de nos campagnes. Notreadmiration pour les chefs-d'œuvre de notre industrie futsans bornes.

Encouragé par ces deux premiers succès, je résolus detenter une nouvelle entreprise. Mes petits cavaliersdésiraient des selles et des étriers, et nos bêtes de tiravaient besoin de jougs et de colliers. Je me mis à l'œuvre.Je fis apporter les peaux de kanguroo et de chien de mer,et la bourre fut fabriquée avec la mousse d'arbre que nospigeons nous avaient fait connaître. Je réunissais deuxbrins ensemble, et je les mettais tremper dans l'eau avecun peu de cendre et d'huile de poisson, afin qu'elle nedevînt pas trop dure en séchant. Cette lessive réussitparfaitement: quand la mousse fut relevée et séchée, elleavait conservé toute son élasticité, pareille à celle du crinde cheval. Aussi j'en remplis non-seulement les selles,mais encore les jougs et les colliers, et ma femme vit avecjoie ces nouvelles inventions, utiles à ses enfants. Je nem'en tins pas là, et je me mis à fabriquer des étriers, dessangles, des brides, des courroies de toute façon, quittantà tout moment mon ouvrage pour aller, comme un tailleur,prendre mesure à mes bêtes.

Mais ce n'était pas tout d'avoir ainsi fabriqué le joug; carmes pauvres Sturm et Brummer, pour lesquels il était fait,ne se souciaient que fort peu de s'y soumettre, et sansl'anneau que je leur avais passé au nez, et dont je fis un

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grand usage, tous mes efforts eussent été inutiles.Cependant je préférai la manière d'atteler des Italiens, quiplacent le joug sur les épaules, à celle qu'on emploie dansnotre patrie, et qui consiste à placer le joug sur le front etles cornes; je vis avec plaisir, quand mes prisonniers semirent à l'ouvrage, que cette méthode était la meilleure.

Ces travaux nous retinrent plusieurs jours sans relâche. Àcette époque un banc de harengs pareil à celui de l'annéeprécédente vint dans la baie, et nous n'eûmes garde de lelaisser passer sans renouveler notre provision, à laquellenous avions pris grand goût.

Les harengs furent suivis de chiens de mer. Nous avionscontinuellement besoin de leurs peaux pour nos selles, noscourroies, nos brides, nos étriers, etc.; aussi nous nenégligeâmes pas cette chasse. Nous en prîmes ou tuâmesvingt à vingt-quatre de différentes grosseurs, et, aprèsavoir jeté la chair, nous mîmes de côté leurs peaux, leursvessies et leur graisse. Mes enfants demandaient à grandscris une excursion dans l'intérieur du pays; mais je voulusauparavant confectionner des corbeilles qui permissent àma femme, pendant nos absences continuelles, derecueillir les graines, les fruits, les racines, etc., et de lesrapporter facilement au logis. Nous commençâmes parfaire provision de baguettes d'un arbrisseau qui croissaiten grande quantité sur les rives du ruisseau du Chacal, carje ne voulais pas employer à mes premiers essais lesbeaux roseaux de mon pauvre Jack; et nous fîmes bien: car

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ils furent si grossiers, que nous ne pûmes nous empêcherde rire en les considérant. Peu à peu cependant nous nousperfectionnâmes, et je finis par construire une grandecorbeille longue et solide, avec deux anses pour aider à laporter.

À peine fut-elle terminée, que mes enfants résolurent d'enfaire une civière. Pour l'essayer, ils passèrent un bamboudans les anses. Jack se plaça devant, Ernest derrière, etils se mirent à se promener pendant quelque temps delong en large, portant ainsi la corbeille vide. Mais ilss'ennuyèrent bientôt de ce manège; ils disposèrent, bongré, mal gré, leur jeune frère Franz dans la corbeille, et ilsse mirent ensuite à courir en poussant des cris de joie.

«Ah! dit Fritz à ce spectacle, mon cher papa, si nous enfaisions une litière pour que ma mère pût nous suivre dansnos excursions!»

Tous mes enfants s'écrièrent: «Oh! oui, papa, une litière;ce sera excellent quand l'un de nous sera fatigué oumalade!

MA FEMME. Bien, mes enfants, pour vous et pour moi;mais ce serait une chose assez comique que de me voirassise comme une princesse au milieu de vous sur unecorbeille dont les bords pourraient à peine me contenir.

MOI. Un moment donc! nous ferions un ouvrage capablede te porter.

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FRITZ. Certainement, n'est-ce pas? mon père, comme lespalanquins dont on se sert dans les Indes.

ERNEST. Et qui sont portés par des esclaves. Merci, jene suis pas trop disposé à ce métier.

MA FEMME. Soit tranquille, mon cher Ernest, je ne veuxpas de vous pour esclaves ni pour porteurs; il ne faudraitpas m'élever bien haut, car je serais bientôt à terre. Je nemonterai dans cette corbeille que quand vous m'aureztrouvé des porteurs dont les jambes soient plus solides queles vôtres.

JACK. Eh bien! mon Sturm et le Brummer de Franz enont-ils d'assez fortes pour rassurer maman?

MOI. Bien! bien! c'est là une bonne pensée, étourdi; nousavons là deux excellents porteurs pour le palanquin.

ERNEST. Comme ma mère sera bien dans sonpalanquin! Nous pourrions y faire un toit avec des rideaux,derrière lesquels elle pourrait se cacher quand ellevoudrait.

JACK. Mais essayons d'abord avec la corbeille, afin devoir si cela réussira; Franz et moi nous conduirons.»

Je souris de l'empressement avec lequel les enfantsavaient adopté cette idée nouvelle, et j'y consentisvolontiers. Nous fîmes donc retentir nos trompes pourrappeler notre bétail qui paissait, et nous vîmes bientôt

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accourir nos animaux. Ils furent enharnachés; Jack sautasur son Sturm, placé à l'avant-train, et Franz resta derrièreavec. Brummer. Quant à Ernest, il monta dans la corbeille,qui pendait paisiblement entre les deux animaux. Ils semirent en marche au petit pas, n'étant pas encore habituésà ce nouveau manège, et Ernest assurait que rien n'étaitmeilleur que cette litière, où l'on était doucement ballottésans fatigue.

Mais bientôt les deux conducteurs mirent leurs bêtes augalop, et le pauvre Ernest, rudement secoué, se mit à crierà ses frères d'arrêter; mais ce fut en vain. Les porteurs n'encontinuèrent pas moins à pousser leurs montures. Quant ànous, qui regardions ce spectacle, la mine du pauvreErnest, qui ne courait, au reste, aucun danger, nousparaissait si drôle, que nous n'essayâmes pas de lesecourir. Les polissons galopèrent jusqu'à la rivière duChacal, et revinrent vers nous sans s'arrêter. Aussi l'onconçoit facilement la colère d'Ernest quand il sortit de salitière. Jeté hors des gonds par cette promenade forcée, iln'allait probablement pas se contenter de paroles, quandj'arrivai à temps pour m'interposer. Ernest se calma peu àpeu, et je le vis même aider son frère Jack à dételer lesanimaux pour leur rendre la liberté. Avant de les laisserpartir, il alla aussi chercher du sel, et en donna une poignéeà chacune des pauvres bêtes. Cette marque de boncaractère me fit beaucoup de plaisir.

Nous nous remîmes alors à notre travail de vannier, et

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nous tressions depuis quelque temps en silence, quandFritz se leva soudain comme un homme effrayé.

«Oh! mon père! dit-il, voyez donc, dans l'avenue deFalken-Horst, ce nuage de poussière; il doit être produitpar quelque animal de forte taille, à en juger par sonépaisseur; et de plus il vient droit vers nous.

—Ma foi, lui répondis-je sans trop m'inquiéter, car jedécouvrais peu encore ce nuage que les yeux d'aigle deFritz avaient aperçu, je ne sais ce que cela peut être, carnos gros animaux sont maintenant à l'écurie.

MA FEMME. Ce sont sans doute quelques-uns desmoutons, ou peut-être même notre vilaine truie qui faitencore des siennes.

FRITZ. Non! non! j'aperçois fort bien les mouvements decet animal; tantôt il se dresse comme un mât, tantôt ils'arrête, marche ou glisse sans que je puisse distingueraucun de ses membres.»

Effrayés de cette description dont nos faibles yeux nenous permettaient pas de juger la vérité, nous ne savionstrop à quoi nous en tenir. Je pris alors ma longue-vue, et aumoment où je la dirigeai vers ce côté j'entendis Fritz crier:

«Mon père, je le vois distinctement maintenant! Son corpsest d'une couleur verdâtre! Que pensez-vous de cela?

MOI. Fuyons! fuyons, mes enfants! Allons nous réfugier

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dans le fond de notre grotte, et fermons-en bien lesouvertures!

FRITZ. Pourquoi donc?

MOI. Parce que je suis certain que c'est un serpentmonstrueux qui s'avance vers nous.»

Nous nous hâtâmes de revenir au logis, et nous fîmestoutes nos dispositions pour la défense. Les fusils furentchargés, la poudre et le plomb versés dans les poudrières.Plus le terrible animal avançait, plus je me confirmais dansl'idée que c'était un boa. Ce que j'avais entendu raconterde la force de ces animaux m'effrayait extrêmement, et jene savais quel moyen mettre en usage pour l'empêcher deparvenir jusqu'à nous; il était trop tard pour retirer lesplanches de notre pont. Il fallait donc se résigner à attendrequ'il fût à portée pour essayer de nous en défaire à coupsde fusil.

L'animal cependant arriva près du pont, et, comme s'il eûtsenti une proie de notre côté, se dirigea, après quelqueshésitations, droit vers la grotte. Nous étions montés dans lecolombier pour observer ses mouvements. Il était à peine àtrente pas de nous, quand Ernest, plus par un sentiment depeur que par désir de le tuer, lui lâcha son coup de fusil. Cefut le signal d'une décharge générale, du moins de la partde Jack, de Franz et de ma femme, qui s'était aussi munied'un fusil; mais les coups étaient mal dirigés, et les balless'étaient perdues, ou n'avaient rien fait sur l'écaille du

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monstre, car il se détourna et se mit à fuir. Fritz et moi, quiavions gardé nos coups, nous fîmes feu alors, mais sansmontrer plus de bonheur ou d'adresse; car le boa redoublade vitesse, et courut avec une célérité prodigieuses'enfoncer dans le marais où Jack avait manqué de perdrela vie, et disparut bientôt, caché par les roseaux qui lecouvraient.

Nous commençâmes à respirer, et l'on se mit à discourirsur les formes effrayantes de ce terrible ennemi; la peur enavait grandi les proportions à tous les yeux: on n'était pasmême d'accord sur les couleurs de la robe. Pour moi,j'étais dans la plus grande perplexité, ne sachant commentconnaître la retraite du boa, ni avertir mes enfants de sonapproche. Je me creusai la tête pour trouver un moyen dele tuer. Il ne fallait pas songer à nous exposer en rasecampagne contre un pareil ennemi, car nos forces réuniesnous auraient été d'un bien faible secours; aussi jedéfendis, jusqu'à nouvel ordre, de sortir de la grotte sansma permission expresse; et j'eus toujours soin d'avoirquelqu'un l'œil au guet pour tâcher de connaître lesmouvements du boa.

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CHAPITRE VIMort de l'âne et du boa.—Entretien sur

les serpents venimeux.

Pendant trois longs jours d'angoisses, la crainte de notreredoutable voisin nous tenait comme assiégés dans notredemeure; car je fis observer sévèrement ma défense, n'ymanquant moi-même que dans le cas d'absolue nécessité,et alors même je ne m'éloignais que de quelquescentaines de pas. Cependant l'ennemi ne donnait pas lemoindre signe de sa présence, et l'on aurait pu croire qu'ilavait quitté sa retraite, si nos oies et nos canards, quiavaient établi leur demeure dans l'étang, ne nous eussentdonné des annonces trop fidèles de son terrible voisinage.Tous les soirs, lorsque ces paisibles animaux regagnaientle logis, après leur excursion sur la mer et sur les côtesvoisines, nous les voyions planer longtemps au-dessus deleur ancienne demeure, témoignant par leurs cris et lebattement de leurs ailes une agitation inaccoutumée; enfin,après avoir longtemps voltigé au-dessus de la baie duSalut, ils allaient prendre gîte dans l'île des Poissons.

Mon embarras augmentait de jour en jour. L'ennemi, retirésous d'épaisses broussailles et au centre d'un terrainmarécageux, était trop bien à l'abri de nos coups pour que

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je pusse me décider à courir le risque d'une attaque; mais,d'un autre côté, il n'était pas moins cruel de demeurer ainsidans une captivité funeste à nos occupations, et réduits,pour ainsi dire, aux travaux du logis.

Au moment où la position commençait à devenir critique,notre vieil âne nous tira d'embarras par un de ces traits depétulance aveugle, caractéristique de sa race, et qui luilaissait peu de prétentions à la gloire attribuée dans lespremiers temps aux oies intelligentes du Capitole.

Notre petite provision de fourrage se trouva épuisée lesoir du troisième jour, et nous dûmes songer à la nourrituredu bétail pendant les jours suivants. N'osant pas nousrendre au magasin à foin, il fallait, bon gré, mal gré, serésoudre à lâcher les animaux afin qu'ils pourvussent eux-mêmes à leur nourriture.

Pour échapper aux attaques du serpent, j'avais résolud'éviter la route ordinaire, et de faire descendre le bétailjusqu'à la source du ruisseau du Chacal, parce que cetendroit, ne pouvant s'apercevoir de l'étang, était le moinsexposé aux poursuites de notre ennemi. En conséquencede ce plan, aussitôt après notre déjeuner, la quatrièmematinée de notre captivité, nous attachâmes nos bêtes à laqueue l'une de l'autre; et Fritz, comme le plus brave de lagarnison, fut chargé de monter l'onagre et de tenir lapremière bête par le licol, jusqu'à ce que tout le troupeaueût défilé devant lui. À la moindre apparition de l'ennemi, ilavait l'ordre de prendre bravement la fuite, et, à tout

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hasard, de se réfugier à Falken-Horst.

Le reste de la garnison fut disposé sur la plate-forme, afinde tirer à travers les palissades, si le monstre faisait minede sortir de sa retraite et de se diriger vers le ruisseau.

Quant à moi, je choisis un endroit avancé, d'où je pouvaistout voir sans être vu, et me retirer à temps pour prendrepart à la décharge générale; car j'espérais être plusheureux cette fois que dans notre première attaque.

Avant de m'établir à mon poste, j'eus soin de faire chargertoutes les armes à balle et d'attacher le bétail dans l'ordreconvenu. Par malheur, ces dispositions prirent un peu detemps, et ma femme ouvrit la porte un instant trop tôt. À cemoment, le vieux grison fut pris, bien mal à propos, d'uneardeur dont je l'aurais cru incapable depuis longuesannées. Ranimé par trois jours de repos et de nourritureabondante, il se délivra brusquement de son licol, et endeux sauts se trouva au milieu de la cour. Pendantquelques minutes, le spectacle ne fut que plaisant; maislorsque Fritz, déjà en selle, voulut ramener le rebelle dansles rangs, celui-ci trouva tant de douceurs dans la liberté,qu'il prit le large sans plus de cérémonie, en se dirigeantau galop vers l'étang aux Oies. Nous commençâmes parl'appeler par son nom; mais, Fritz s'étant élancé à sapoursuite, je n'eus que le temps de le rappeler à grandscris; car, au moment où l'âne arriva dans le voisinage desroseaux, nous aperçûmes avec effroi l'énorme boa semettre en mouvement. Tandis que notre pauvre fugitif, se

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croyant à l'abri de toute poursuite, faisait retentir lesrochers de son cri de triomphe, le monstre s'élança commeun trait sur sa proie sans défense, l'entoura de ses replis,en évitant prudemment les ruades furieuses de l'animal.

À cette vue, la mère et les enfants se rassemblèrentautour de moi en poussant un cri d'horreur, et nouscontemplâmes avec compassion la triste catastrophe denotre pauvre vieux serviteur. Mes enfants murmuraient àmes oreilles: «Faisons feu! courons au secours de l'âne!»Mais j'apaisai leur ardeur guerrière par ces paroles:«Hélas! mes chers enfants, nous n'y gagnerons rien. Lemonstre paraît assez occupé de sa proie pour ne pas avoirentendu nos cris. Mais qui nous garantit qu'à la moindreattaque il ne va pas tourner contre nous toute sa fureur?Puisque nous ne pouvons sauver notre pauvre fugitif, il vautmieux demeurer dans notre retraite; car, une fois que leserpent aura commencé à engloutir sa proie, noustrouverons bien moyen de l'attaquer sans danger.

JACK. Mais comment ce vilain animal pourra-t-il avalerl'âne d'une seule bouchée? Ce serait monstrueux.

MOI. Les serpents n'ont pas de dents mâchelières pourbroyer leur proie: comment se nourriraient-ils s'ils nel'engloutissaient tout entière à la fois?

FRANZ. Mais comment le serpent fait-il pour détacher lachair des animaux dont il se nourrit? Et cette espèce deserpent est-elle venimeuse?

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MOI. Non, mon enfant; mais elle n'en est pas moinsterrible. Quant à la chair, il ne s'occupe pas à la détacherdes os; il engloutit la peau et le poil, la chair et les os, etson estomac possède assez de vigueur pour tout digérer.

ERNEST. Il me semble impossible aussi que le serpentpuisse engloutir l'âne avec ses os.

FRITZ. Regardez-le donc maintenant! Il presse sa proie àmoitié morte dans ses terribles anneaux, et la broie dansses replis jusqu'à en faire une espèce de bouillie. Etmaintenant il va l'avaler sans beaucoup plus de difficultéqu'un morceau de pain.

MA FEMME. Je n'assisterai pas plus longtemps auxpréparatifs de cet horrible repas, et j'emmènerai Franzavec moi, afin d'épargner à son jeune cœur les détails d'unsi cruel spectacle.»

Je ne fus pas fâché de leur départ; car le dramecommençait à devenir si affreux, que j'avais peine à lesupporter moi-même. Tout ce que Fritz avait annoncés'accomplit avec la lenteur naturelle à ces terriblesanimaux. Enfin la victime cessa de se débattre et expiraaprès de courtes convulsions; mais le monstre ne lâchapas sa proie, dont il commença à broyer les os avec unbruit sinistre. Bientôt il ne resta plus de reconnaissable quela tête de l'âne, sanglante et défigurée.

Alors commença la seconde partie de ce terrible

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spectacle. Le serpent, après avoir enduit sa proie de cettebave épaisse qui découle abondamment de ses lèvres,s'étendit dans toute sa longueur et se mit en devoird'engloutir les membres inférieurs, et bientôt l'animal toutentier disparut dans son vaste estomac.

Cette scène avait duré depuis sept heures du matinjusque vers midi. Mon principal but, en y assistant jusqu'aubout, avait été d'attendre le moment favorable à l'attaque,et d'aguerrir l'esprit de mes enfants contre un si terriblespectacle. Le moment si longtemps attendu était enfinarrivé, et je m'écriai avec une joyeuse émotion: «En avant,camarades, rendons-nous maîtres du monstre: il estmaintenant sans défense.»

À ces mots, je m'élançai le premier, mon fusil à la main;Fritz me suivait pas à pas. Jack demeura quelques pas enarrière, trahissant une appréhension bien pardonnable.Quant à Ernest, il resta prudemment dans l'intérieur desretranchements, sage précaution que je me proposai de luireprocher plus tard.

Lorsque je me trouvai proche de l'ennemi, je tremblai encroyant le reconnaître pour un véritable boa. Son immobilitécontrastait avec la manière terrible dont il roulait ses yeuxétincelants.

Je lui lâchai mon coup à environ vingt pas; Fritz fit feu àmon exemple. Les deux balles avaient traversé le crâne del'animal. Les yeux flamboyèrent; mais le corps demeura

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immobile comme auparavant. Nous nous hâtâmesd'achever le monstre avec nos pistolets, et bientôt il restaétendu sans mouvement.

Nos cris de triomphe attirèrent bientôt le reste de lafamille sur la scène du combat. Ernest fut le premier àparaître; il fut bientôt suivi de Franz et de sa mère, qui nousreprocha doucement notre joie féroce, comparant nos crisaux hurlements des sauvages du Canada au retour d'unede leurs expéditions.

MOI. «Je suis fâché, ma chère, que notre victoire vousinspire de si fâcheuses pensées: mais la défaite de notreennemi valait bien un cri de victoire. Remercions Dieu, quinous a délivrés de ce fléau.

FRITZ. Je peux avouer maintenant que je n'étais guère àmon aise pendant le temps que notre captivité a duré. Jecommence à respirer à cette heure; mais je n'oublierai pasque nous devons notre délivrance à l'accès subitd'indépendance de notre pauvre grison, offert en sacrificepour le salut de tous.

ERNEST. C'est ainsi que dans ce monde le vice mêmepeut devenir la source du bien.

FRANZ. En attendant, je regrette notre pauvre âne de toutmon cœur, et je pleurerais volontiers en pensant qu'il estperdu pour toujours.

MA FEMME. Hélas! mon cher enfant, nous plaignons tous

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le sort du pauvre animal; mais remercions Dieu, qui apermis que le sacrifice de sa vie en rachetât peut-être uneplus précieuse.

MOI. Maintenant, mes chers enfants, que ferons-nous duserpent?

FRITZ. Je viens de le mesurer, je lui ai trouvé trente-cinqpieds de long, et il est de la grosseur d'un hommeordinaire.

FRANZ. Mais ne pourrions-nous pas manger la chair duserpent? Voilà de la viande pour quinze Jours.

TOUS. Fi donc!

FRITZ. Nous pouvons l'empailler et le garder comme unecuriosité.

JACK. Plaçons-le devant la maison, la gueule béante, afind'effrayer les cannibales qui seraient tentés de nousattaquer.

FRITZ. Oui-da! afin qu'il devienne un épouvantail pour nosanimaux. Pour moi, je suis d'avis qu'on place cettemerveille dans notre salle d'histoire naturelle.

MOI. Pourquoi plaisanter notre musée naissant? Toutesles collections qui commencent sont d'abord pauvres etincomplètes.

MA FEMME. Franz parle de manger la chair du serpent;

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mais n'est elle pas venimeuse comme celle des autresanimaux de cette espèce?

MOI. En premier lieu le boa n'est pas venimeux; puis lachair des serpents venimeux n'offre aucun danger. Lessauvages n'hésitent pas à se nourrir de la chair desanimaux qu'ils ont tués avec des flèches empoisonnées.Les cochons et les animaux de cette espèce mangent lesserpents venimeux sans aucun inconvénient.

FRITZ. Comment peut-on distinguer les serpentsvenimeux de ceux qui ne le sont pas?

MOI. On les reconnaît à leurs dents, que l'animal montreaussitôt qu'il redoute un danger. Ces dents sont creuses,mais si dures et si pointues, qu'elles traversent sans peineune chaussure de cuir. Au-dessous de chaque dent setrouve une vésicule remplie de venin, qui s'ouvre à lamoindre pression et laisse échapper une partie de soncontenu par l'ouverture de la dent; alors le venin se répanddans la blessure, et bientôt, mêlé à la masse du sang, ilproduit des accidents plus ou moins graves, et souvent unemort instantanée. Un autre signe caractéristique du serpentvenimeux, c'est sa tête large, aplatie, et presque en formede cœur.

FRITZ. Quelles sont les espèces de serpents venimeuxdans les contrées que nous habitons?

MOI. L'énumération de ces espèces entraînerait à trop dedétails. Les principales sont le serpent à sonnettes et le

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détails. Les principales sont le serpent à sonnettes et leserpent à lunettes.

FRANZ. C'est la première fois que j'entends parler deserpent à lunettes. Les porte-t-il sur le nez comme leshommes?

MOI. Sur le nez, non, mais sur le dos, ce qui est encoreplus bizarre. Chez cet animal, la peau du cou et de lapoitrine possède à un tel point la faculté de se dilater, que,lorsque le serpent est irrité, elle se gonfle comme unepetite voile. Du reste, cette espèce est très-agile et douéed'un goût tout à fait prononcé pour la danse.

JACK. Ah! pour le coup, cher papa, vous voulezplaisanter. Comment peut-on danser sans jambes?

MOI. Je ne plaisante pas. Les jongleurs indiensconnaissent le moyen de faire danser les serpents àlunettes au son de leur misérable musique. L'animal sedresse, et les balancements de son corps suivent lamesure de l'instrument. Ces jongleurs font un secret de leurart; mais on a découvert des plantes dont l'odeur agit surles serpents de manière à leur ôter toute malignité, etsouvent même tout sentiment. Il est vraisemblable que cesserpents apprivoisés n'ont plus leurs dents venimeuses,quoique plusieurs voyageurs soutiennent le contraire.

ERNEST. N'y a-t-il pas des serpents qu'on appellefascinateurs?

MOI. On a attribué au serpent à sonnettes une puissance

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fascinatrice; on prétend que la fixité de son regard attire saproie avec un pouvoir tellement irrésistible, qu'elle vientelle-même se livrer à la gueule béante de son ennemi.

FRITZ. Que doit-on faire contre la morsure des serpents àsonnettes?

MOI. Cet accident est rare, parce que les mouvements decet animal sont lents toutes les fois qu'il n'est ni menacé niblessé; mais si, par malheur, il arrivait à l'un de vous d'êtremordu, le meilleur moyen serait d'enlever sur-le-champtoute la partie blessée, ou de cautériser la plaie avec unecharge ou deux de poudre. On peut encore laver la plaieavec de l'eau salée et la cautériser avec un fer rouge: maiscomme l'efficacité de ce dernier remède n'est pas connue,je vous engage à vous en tenir aux deux premiers.»

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CHAPITRE VIILe boa empaillé.—La terre à foulon.—La

grotte de cristal.

L'entretien précédent avait rempli les premières heuresqui suivirent notre délivrance. Il était temps de s'occuper dumonstre abattu. Ma femme fut chargée, avec Fritz et Jack,d'aller chercher quelques provisions et d'amener notrecouple de jeunes bœufs, tandis que je restai à la garde ducorps avec Ernest et Franz, de peur qu'il ne devînt la proiedes oiseaux ou des bêtes féroces.

Afin de punir Ernest de son excès de prudence dansl'affaire du boa, je le condamnai à composer une épitaphepour l'âne mort. Mon petit poète prit la chose au sérieux, et,après être demeuré dix grandes minutes dans lerecueillement, il se leva tout à coup, comme Pythagoreaprès la découverte d'un problème, et s'écria: «Voici monépitaphe; mais il n'en faut pas rire surtout.» Alors il nousrécita les vers suivants avec la rougeur modeste d'undébutant:

Ici gît un pauvre âne, hélas!Qui, pour avoir été rebelle,Mourut du plus affreux trépas;

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Mais du moins, par sa fin cruelle,Il préserva d'un triste sortUn père, une mère et leurs quatre enfants

naufragés sur ce bord.

«Bravo! m'écriai-je, voilà des vers dont le dernier peutcompter pour deux au moins, et ce sont probablement lesmeilleurs qui aient été composés dans cette île.»

À peine avais-je achevé de les inscrire sur le rocher quidevait servir de tombeau à la victime, que nos pourvoyeursrevinrent avec leurs provisions et l'attelage demandé.

Nous nous mîmes à l'œuvre. Les bœufs furent attelés tantbien que mal à la queue du boa, que nous transportâmesjusqu'à l'entrée de la grotte au sel, en ayant soin desoutenir la tête de peur qu'elle ne fût endommagée par lesbroussailles.

«Maintenant, comment nous y prendrons-nous pourécorcher l'animal? me demanda-t-on de toutes parts.

MOI. L'un de vous va monter sur le serpent et lui enfoncerle couteau dans le cou, de manière que la lame le traversede part en part; ensuite il appuiera sur le manche, tandisque nous autres nous élèverons le corps de l'animal.

ERNEST. Nous aurons bien encore à faire avant d'êtrevenus à bout de notre entreprise.

MOI. Je viens de songer à un nouveau moyen qui va peut-

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être nous réussir. Que l'un de vous détache la peau du coudans toute son étendue. Nous partagerons ensuite lesvertèbres avec la hache et le couteau. Lorsque le troncsera séparé de la tête, vous salerez la peau et vous lacouvrirez de cendre; et, quant au crâne, nous ledisséquerons aussi bien que possible. Ensuite vousétendrez la peau au soleil, et ce sera une pièce d'anatomiequi fera honneur à votre cabinet.

FRITZ. À vous entendre, mon cher père, on dirait que labesogne va se faire d'elle-même; mais je vois quel'opération n'est pas si facile; car si nous ne détachons pasla peau avec la plus grande précaution, nous ne l'auronsque par lambeaux, et alors, adieu la pièce anatomique.

MOI. Où la force est inutile il faut que l'intelligencesupplée: vous aurez double satisfaction à avoir accomplisans moi une opération aussi difficile.»

On se passa donc de ma coopération active, quoique lestravailleurs reçussent avec reconnaissance mes avis etmes exhortations.

Il se passa encore un jour avant que le serpent fûtempaillé, et je finis par y mettre assez volontiers la main,afin d'en faire un monument qui pût nous procurer autantd'honneur qu'il nous avait coûté de peines.

Afin de m'assurer que ce monstre était le seul de sonespèce dans le voisinage, je résolus d'entreprendre deuxexcursions, l'une du côté de l'étang aux Oies, l'autre sur le

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excursions, l'une du côté de l'étang aux Oies, l'autre sur lechemin de Falken-Horst, d'où nous était arrivé ceredoutable ennemi.

Jack et Ernest ayant témoigné de la répugnance àm'accompagner, je ne crus pas devoir tolérer cet exemple,qui me semblait dangereux pour l'avenir. «Mes enfants, leurdis-je, la constance et la fermeté ne sont pas des qualitésmoins nécessaires que le courage aveugle du moment, quisouvent n'est que l'effet du désespoir. Si le boa eût laisséde ses petits dans l'étang, ils pourraient un jour tomber surnotre demeure comme celui d'hier, et nous faire repentir denotre lâcheté.»

Après de longues et minutieuses recherches dans lesroseaux de l'étang, nous eûmes la joie de nous assurerqu'il n'existait aucune trace ni d'œufs, ni de petits; la placemême occupée par le redoutable hôte de l'étang n'étaitreconnaissante qu'aux herbes foulées, qui conservaient laforme d'une espèce de nid.

Au moment où nous allions reprendre le chemin del'habitation, nous découvrîmes l'entrée d'une grotte quis'avançait d'une vingtaine de pas dans le flanc du rocher, etqui donnait passage à un ruisseau clair et limpide.

La voûte de la grotte était tapissée de stalactites desformes les plus riches et les plus variées. Le sol étaitrecouvert d'une couche de sable fin et blanc comme laneige, que je reconnus, à ma grande satisfaction, pourd'excellente terre à foulon. Nous nous hâtâmes d'en

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prendre un échantillon, et je m'écriai: «Voici une bonnenouvelle pour votre mère, qui ne se plaindra plus de lasaleté de vos vêtements; car nous lui rapportons du savonpour les laver. Et me voilà délivré pour longtemps del'interminable travail du four à chaux.

FRITZ. Est-ce qu'on emploie la chaux dans la préparationdu savon?

MOI. Les cendres lavées qui entrent dans la compositiondu savon ont besoin de recevoir un mélange d'eau et dechaux. C'est ce mélange qui forme le savon ordinaire,après avoir été augmenté d'une certaine dose d'huile ou desaindoux; mais, pour obtenir le savon à meilleur compte, ona imaginé de se servir d'une terre savonneuse appeléeterre à foulon, parce que son emploi est d'un très-grandavantage dans le foulage des laines.»

Dans ce moment Fritz vint nous avertir que la grotteparaissait aller en s'élargissant et se terminait par uneprofonde excavation.

Après avoir allumé deux flambeaux pour éclairer notremarche, nous commençâmes à avancer avec la plusgrande circonspection. Bientôt Fritz s'écria avecl'expression du ravissement: «Ah! cher père, c'est unenouvelle grotte au sel; le vois-tu briller comme du cristal surle sol et les murailles?

MOI. Ce ne sont pas des cristallisations salines; car l'eaucoule sur elles sans s'altérer et sans changer de goût. Je

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coule sur elles sans s'altérer et sans changer de goût. Jecrois plutôt que nous sommes dans une grotte remplie decristal de roche; car le lieu et le sol sont des plusfavorables.

FRITZ. À tout hasard, je vais en détacher un morceau pournous tirer d'incertitude.... Et c'est bien du cristal de roche;mais il a perdu sa transparence.

MOI. Il faut s'en prendre à la maladresse de l'ouvrier qui l'adétaché sans précaution. Il fallait creuser sa base etl'ébranler à coups de marteau jusqu'à ce qu'elle tombâtd'elle-même.

FRITZ. Je vois que de toute notre belle découverte nousne pourrons pas rapporter un seul échantillon.

MOI. Vraiment non. Mais aussi personne ne pourra nousenlever facilement notre trésor. Et plus tard, si le Ciel nousenvoie la visite de quelque navire européen, nous pourronsfaire marché avec le capitaine, qui se chargera del'exploitation.»

Pendant cet entretien nous avions fini d'explorer la grottedans tous les sens, et je jugeai qu'il était temps d'allerretrouver la lumière du jour, d'autant plus que nosflambeaux tiraient à leur fin.

En sortant de la grotte, nous aperçûmes avec étonnementle pauvre Jack assis à l'entrée et tout en pleurs. À ma voix ilse leva et s'élança vers nous avec un visage qui hésitaitentre le rire et les larmes.

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MOI. «Qu'as-tu donc, mon enfant, à rire et à pleurer ainsien même temps?

JACK. C'est la joie de vous revoir vivants. Je vous ai crusensevelis sans ressource sous cette affreuse montagne. Jel'ai entendue mugir à deux reprises et trembler dans sesfondements, comme si elle allait s'écrouler tout entière.

MOI. C'est bien, tu es un bon enfant de trembler ainsi pournous. Seulement l'affreux tonnerre qui t'a si fort effrayén'était que le bruit de deux coups de feu que nous avonstirés pour purifier l'air.»

Jack se montra d'abord un peu incrédule; mais il s'apaisabientôt à la vue de l'incomparable morceau de cristal queFritz rapportait en triomphe.

Laissant les deux enfants interroger et raconter, je me misen marche vers les bords de l'étang, où nous rencontrâmesbientôt Ernest à la place qu'il n'avait pas quittée.

En rentrant, je commençai par faire ranger les nouvellesacquisitions selon l'ordre habituel, et le reste du jour sepassa à désennuyer les gardiens du logis par le récit denos recherches et de nos aventures.

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CHAPITRE VIIIVoyage à l'écluse.—Le cabiai.—

L'ondatra.—La civette et le musc.—Lacannelle.

Depuis l'aventure du boa, j'avais pris la résolution dechercher s'il ne serait pas possible de prévenir de pareillesattaques à l'avenir, en fortifiant l'endroit par où il était entrédans nos domaines.

L'expédition projetée ayant reçu l'approbation générale,nous commençâmes nos préparatifs avec la plus grandeardeur. Comme il s'agissait d'une absence de quinze jours,je fis préparer les provisions et les munitions enconséquence. La tente de voyage fut mise en état, et lechariot chargé de tout ce que notre prévoyance put réunir.Jamais entreprise ne nous avait occupés aussisérieusement que celle-ci.

Lorsque l'heure du départ fut arrivée, la mère prit placesur le chariot, et Jack et Franz, leur poste accoutumé sur ledos de notre paisible attelage. Fritz et sa monture furentchargés de former l'avant-garde. Ernest et moi, nousrestâmes à l'escorte du chariot. Les quatre chiensprotégeaient les flancs de la caravane. Les traces récentes

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du boa nous guidèrent jusque dans les environs de Falken-Horst. Après avoir mis la volaille et le bétail en liberté,selon notre habitude, afin de les laisser pourvoir à leurnourriture, nous continuâmes notre route vers la métairie,où nous avions l'intention de passer la nuit.

Le silence général n'était interrompu que par le chant aigudu coq et le bêlement plaintif des brebis. En approchant denotre petite métairie, nous vîmes que tout était en ordre,comme si nous l'eussions quittée la veille. J'avais résolu depasser le reste du jour dans cet endroit délicieux, et, tandisque la mère s'occupait du repas, nous nous dispersâmesdans les environs pour achever la récolte du coton.

Après le repas, nous nous levâmes pour aller faire unereconnaissance. Alors je pris Franz pour compagnon, et jelui confiai pour la première fois une petite carabine, avecde minutieuses instructions sur son usage. Nous suivîmesla rive gauche du lac des Cygnes, tandis que Fritz et Jackallaient explorer la rive droite. Fritz était accompagné deTurc et de son chacal; j'avais gardé près de moi les deuxjeunes chiens danois, dont la force et la fidélité étaient àtoute épreuve. Nous longions lentement les bords du lac, àune certaine distance, contemplant avec une vive curiositéles troupes de cygnes noirs qui se jouaient à la surface.Franz n'était pas peu impatient de faire son coup d'essai etde devenir enfin utile à la communauté.

Tout à coup nous entendîmes sortir des roseaux une voixmugissante, qui ne ressemblait pas mal au cri d'un âne. Je

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m'étais arrêté avec étonnement, cherchant d'où pouvaitvenir cette musique, lorsque Franz s'écria: «C'estprobablement notre ânon qui nous a suivis jusqu'ici.

MOI. Il faudrait qu'il eût pris son vol à travers les airs pourse trouver ainsi devant nous sans avoir donné signe de sonpassage. Je crois plutôt que c'est un butor des lacs.

FRANZ. Papa, qu'est-ce que c'est que le butor? Est-ce unoiseau? Et comment son cri est-il si éclatant?

MOI. Le butor est une espèce de héron dont la chair estaussi maigre et aussi coriace que celle de ce dernier. Soncri lui a fait donner le surnom de bœuf des eaux ou bœufdes étangs. Il ne faut pas oublier que le cri des animaux nedépend pas de leur grosseur, mais de la conformation deleurs poumons et de leur gosier. Ainsi tu connais le chantbruyant du rossignol et du serin des Canaries, qui ne sontpourtant que de bien petits oiseaux.

FRANZ. Ah! papa, j'aurais bien du plaisir à tirer un butor.Si la chair n'est pas bonne à manger, du moins c'est unanimal rare et qui fera honneur à mon premier coup defusil.»

Pour céder à son désir, j'appelai les chiens et les lâchaivers l'endroit indiqué, tandis que Franz, l'arme appuyéecontre son épaule, attendait le moment favorable. Le couppartit, et j'entendis un cri de triomphe.

«Qu'est-ce? demandai-je au chasseur à une certaine

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distance.

—Un agouti, me répondit-il: mais plus gros que celui deFritz.»

M'étant approché de lui, j'aperçus, en effet, un animal quiavait quelque rapport avec un jeune cochon, et que je crusreconnaître pour le cabiai ou cavia capybara. Franz ne sesentait pas de joie d'avoir si bien réussi; et pourtant je luidois cette justice qu'il ne vanta trop ni son adresse ni lavaleur de son gibier. À ses questions répétées sur le nomde l'animal je répondis que cette espèce était rare dansnos pays, et qu'elle rentrait dans la classe de l'agouti et dupaca. En même temps je lui fis remarquer les piedspalmés de l'animal, qui lui permettait de nager et deplonger pendant des heures entières. J'ajoutai que sa chairest bonne à manger, circonstance qui rehaussait encorel'importance de la capture.

Mais lorsque s'éleva l'importante question de savoir ceque nous allions faire de notre prise, Franz se trouva fortembarrassé; car ses forces ne lui permettaient pas del'emporter, et il ne pouvait se résoudre à l'abandonner.Après de longues réflexions, je le vis sauter avec joie ens'écriant: «Je sais ce qu'il faut faire: nous allons écorcherl'animal, et je pourrai du moins l'emporter jusqu'à la ferme.

MOI. Vois, mon enfant, par cet exemple, combien les joiesde ce monde sont fugitives, et comme le plaisir est suivi duregret. Si tu n'avais pas eu le plaisir de la chasse, tu

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poursuivrais maintenant ta route gaiement et sans souci.C'est ainsi que dans ce monde la pauvreté a son charme,et la richesse ses inconvénients.»

Au bout de quelques pas, Franz recommença à soupirer,et finit par s'écrier: «Je vais attacher mon gibier sur le dosdu chien; il me le portera bien jusque là-bas.

MOI. Voilà une idée qui vient à propos pour nous tirerd'embarras.»

Nous ne fûmes pas longtemps avant d'entrer dans le petitbois de pins, et bientôt nous arrivâmes à la ferme sansavoir trouvé la moindre trace de serpent. Avant de rentrernous avions eu l'occasion de tirer sur deux éclaireurs d'unebande de singes, et j'acquis la triste certitude que lesdéprédateurs rôdaient depuis peu dans les environs denotre colonie.

À notre arrivée, nous trouvâmes Ernest au milieu d'unebande de gros rats dont il achevait l'extermination. Jedemandai avec surprise d'où étaient tombés ces nouveauxennemis.

«Ernest et moi, dit la mère, nous étions entrés dans larizière pour faire notre récolte d'épis, lorsque le singe, quinous avait suivis avec sa corbeille, quitta subitement ladigue pour s'élancer sur un objet qui s'était réfugié dans untrou voisin. Ernest, auquel ce mouvement avait échappé, futtiré tout à coup de ses réflexions par un cri plaintif suivid'une agitation extraordinaire et d'un cliquetis de dents

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d'une agitation extraordinaire et d'un cliquetis de dentsvraiment formidable.

ERNEST. Je m'élançai sur les traces de mon singe pourdécouvrir le motif de sa brusque disparition, et je le visbientôt aux prises avec un énorme rat qui faisait de vainsefforts pour lui échapper. Mon premier mouvement fut delever mon bâton sur cet ennemi de nouvelle espèce et del'étendre mort à nos pieds. À l'instant même, plus d'unedouzaine de gros rats me sautèrent aux jambes et auvisage; mais je m'en débarrassai bientôt comme dupremier. Je me mis alors à examiner leur demeure,construite en forme de cylindre et formée de limon, depaille de riz et de feuilles de roseaux rassemblés avecbeaucoup d'industrie.

MOI. Mais, mon cher Ernest, quel motif de haine pouvais-tu donc avoir contre ces pauvres rats pour leur faire uneguerre si acharnée?

ERNEST. Au premier moment, j'ai pensé qu'ils pouvaientêtre nuisibles à notre plantation, et ensuite j'ai combattupour me défendre.

MOI. C'est bien, pourvu que cette humeur meurtrières'arrête à la destruction des rats. Maintenant conduis-nousà la retraite de tes ennemis, afin que nous puissionsl'examiner à notre aise.»

Nous le suivîmes jusque-là, et, à mon grand étonnement,j'aperçus, en effet, une sorte de hutte semblable à celle des

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castors, quoique sur une moindre échelle. «Il paraît, dis-je àErnest, que les castors ont ici leurs représentants. Jecroyais cependant que, comme les castors, cet animaln'habitait que les contrés septentrionales.

ERNEST. Comment? Quels représentants?

MOI. Je veux parler de tes ennemis les rats, si cesmerveilleuses constructions sont leur ouvrage. Dans cecas, ce sont des rats-castors, ainsi nommés à cause deleur ressemblance avec ces derniers sous le rapport desmœurs et de l'industrie. On appelle aussi cet animalondatra; c'est peut-être le nom qu'il porte dans l'Amériquedu Nord, sa patrie. Les morts nous fourniront d'excellentesfourrures.

ERNEST. Qu'avons-nous besoin de fourrures dans unpays aussi chaud?

MOI. Ne peuvent-elles pas nous servir à faire deschapeaux de castor, lorsque nos chapeaux de feutre seronthors de service?

ERNEST. C'est une excellente idée! De cette manièrej'aurai fait une action utile à toute la colonie.»

En retournant auprès de ma femme, qui était occupéedes préparatifs du repas, nous retrouvâmes Fritz et Jackrevenus de leur expédition sans avoir fait aucune mauvaiserencontre. Jack avait rapporté dans son chapeau unedouzaine d'œufs enveloppés dans une espèce de pellicule,

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et Fritz nous montra dans sa gibecière un coq et une poulede bruyère.

MOI. «J'espère que tu n'as pas tué la couveuse sur sesœufs?

FRITZ. Certainement non, mon cher père. C'est le chacalde Jack qui l'a surprise dans son nid, et qui lui a tordu lecou pendant que je tirais le coq au vol. Les œufs sontencore chauds; car je les ai enveloppés d'une espèce defilasse qui me vient des feuilles d'une plante presquesemblable au bouillon-blanc.

MOI. C'est une production du Cap, où l'on emploie lapellicule de ses feuilles et de sa tige à faire des bas et desgants. Les botanistes la nomment buplevris gigantea.Nous pourrons la mélanger avec la fourrure des rats-castors pour la fabrication de nos chapeaux.

FRANZ. Nous avons donc des rats-castors, à présent? Etd'où viennent-ils?

MOI. Je vous l'expliquerai; mais, en attendant, vouspouvez en voir d'ici plus de vingt que votre frère Ernestvient d'abattre en bataille rangée.»

À ces mots ils s'élancèrent vers la hutte, où je les trouvaibientôt occupés à faire un échange amical des produits deleur chasse, tandis que la mère faisait cuire les œufs sur lacendre pour notre repas du soir.

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Bientôt chacun se mit en devoir d'écorcher les rats, quiétaient de la taille d'un lapin ordinaire. Les peaux furentsalées avec soin, couvertes de cendre et étendues à l'airpour sécher. Quant à la chair, nos chiens eux-mêmes larefusèrent à cause de sa forte odeur de musc.

Pendant le souper, les enfants me firent mille questionssur la cause de cette odeur de musc particulière àl'ondatra, et sur le parti qu'on en pouvait tirer.

MOI. «Cette odeur provient généralement de glandessituées entre cuir et chair dans les régions ombilicales. Elleest peut-être utile à ces animaux, soit pour se retrouverplus facilement entre eux, soit pour attirer leur proie avecplus de sûreté; cette dernière hypothèse peut être juste àl'égard du crocodile, car le musc est une excellente amorcepour le poisson.

ERNEST. Est-ce que le crocodile sent le musc? Je nel'avais jamais entendu dire.

MOI. Pas aussi fort que la civette, mais assez pour êtrerangé au nombre des animaux odorants.

FRITZ. Connaît-on une grande quantité de ces animaux, etla membrane odorante occupe-t-elle chez tous la mêmeplace?

MOI. Les espèces odorantes sont nombreuses, etpresque toutes les glandes se trouvent près de la région del'anus. Le castor produit le castoreum, que la médecine

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emploie dans le traitement des maladies nerveuses. Lacivette possède les mêmes propriétés. Mais l'animal de cegenre le plus généralement connu est le musc, qui porte sapoche odorante au-dessous du nombril.

FRITZ. L'odeur de la civette est-elle la même que celle dumusc?

MOI. Je ne saurais l'assurer; mais, dans tous les cas, ladifférence ne doit pas être bien grande.

FRITZ. Par quel procédé parvient-on à se procurer cesparfums?

MOI. En général, l'animal qui les porte les livre auchasseur avec sa vie. Il faut excepter toutefois la civette etla genette, qu'on est parvenu à apprivoiser, principalementdans le Levant et en Hollande. Pour extraire le musc, lesHollandais se servent d'une espèce de petite cuiller qu'ilsintroduisent dans la poche odorante de l'animal. Pour cetteopération, ils enferment l'animal dans une cage, l'attirentvers les barreaux, le saisissent par la queue ou par lesmembres inférieurs; et, dans cette posture, il est facilementdépouillé de sa possession. L'opération se renouvellegénéralement tous les quinze jours. Quant au produit, quipeut équivaloir à un quart d'once, il est versé dans unrécipient de verre, et, lorsque la provision est assezconsidérable, on la livre au commerce.

FRANZ. Il faudra apprivoiser une civette, si nous enrencontrons; je lui ferai l'opération des Hollandais.

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rencontrons; je lui ferai l'opération des Hollandais.

MOI. Sans doute, il ne restera plus qu'à l'enfermer dans lepoulailler, car cet animal est grand amateur de volailles.

ERNEST. C'est pour cela que j'aimerais mieux un musc,qui ne se nourrit que d'herbe et de mousse.

MOI. Il faudrait savoir si l'herbe de tous les pays a lapropriété d'engendrer le musc.

FRITZ. Est-on parvenu aussi à apprivoiser le musc pour ledépouiller de son parfum?

MOI. Je ne le crois pas. Cet animal porte son parfum dansune poche, de la grosseur d'un œuf, située au-dessous dunombril. Cette poche, percée de deux ouvertures, contientune matière huileuse et colorée, semblable à des grainsnoirâtres. Lorsque l'animal est mort, on l'écorche endétachant la poche odorante que l'on fixe fortement dans lapeau.

«Cette dernière précaution semble destinée à prévenirtoute fraude et toute altération du parfum. Un magistratpréside à l'opération, et, lorsqu'elle est terminée, il apposeson cachet sur les peaux; toutefois il n'est pas rare de voircette surveillance déjouée par l'habileté des fraudeurs, quisavent pratiquer des incisions dans la membrane et s'enapproprier le contenu.»

En conversant ainsi, nous étions parvenus à la fin de notrerepas, lorsque Ernest s'écria en soupirant: «Il nous manque

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un bon plat de dessert pour remplacer le cabiai de Franz.»

À ces mots, Jack et Fritz coururent à leurs gibecières, etfirent paraître sur la table des trésors dérobés jusque-là àtous les regards.

«Tiens.» dit Jack, en plaçant devant son frère unemagnifique noix de coco et quelques pommes d'uneespèce inconnue, d'un vert pâle, et dont le parfum serapprochait de celui de la cannelle.

Ernest perdit enfin contenance, tandis que les enfantscouraient çà et là en se frottant les mains avec une joiemalicieuse.

«Bravo! mes enfants, m'écriai-je: mais quels sont cesnouveaux fruits? Est-ce un ananas que Jack nous apporte?Avez-vous goûté cette nouvelle production?

JACK. Non, vraiment, quoique j'en eusse bonne envie;mais Fritz m'a conseillé d'attendre que maître Knips nouseût donné l'exemple, vu que ces belles pommes pourraientbien être le fruit du mancenillier.»

Je louai hautement la prudence de Fritz; mais, en ouvrantune des pommes, je reconnus clairement qu'elle n'avaitaucun rapport avec le fruit du mancenillier, qui ressemble ànos pommes d'Europe, et renferme une pierre au lieu depépins. D'ailleurs leur grosseur et leur parfum nepermettaient pas de douter plus longtemps.

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Pendant que j'expliquais ces détails sur la premièremoitié de la pomme, le friand Knips, qui s'était glissé àmes côtés sans être aperçu, s'empara de la seconde, etsa grimace de satisfaction ne nous laissa aucun doute surle goût de notre nouvelle découverte.

Fritz m'ayant fait quelques questions sur la nature et lenom de ce nouveau fruit, je lui répondis que je croyais lereconnaître pour la pomme cannelle, et que, dans ce cas,c'était une production des Antilles. Je demandai à Jack sil'arbre qui la portait était un arbuste.

JACK, en bâillant: «Un arbuste?... Oui! oui! certainement!Mais j'ai une terrible envie de dormir.»

Je ris de bon cœur à cette repartie, et chacun alla suivrel'exemple du dormeur. Nous passâmes la nuit étendus surnos sacs de coton, jusqu'à ce que l'aurore du jour suivantvînt nous éveiller.

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CHAPITRE IXLe champ de cannes à sucre.—Les

pécaris.—Le rôti de Taïti.—Leravensara.—Le bambou.

Nous reprîmes notre route le long de la plantation decannes à sucre, où nous avions construit une hutte defeuillage, et où, au retour, je comptais élever une secondeferme. Nous nous trouvions alors dans les environs de lagrande baie, au delà du cap de l'Espoir-Trompé. La hutteétait encore debout, et nous n'eûmes besoin que d'étendrela tente en forme de toit pour nous former un excellent abri.Ne comptant y demeurer que jusqu'au dîner, nous ne fîmesd'autres préparatifs que ceux du repas.

Tandis que nous étions occupés à nous régaler decannes fraîches, dont nous avions été privés depuis silongtemps, les chiens firent lever une troupe d'animauxsauvages, dont nous entendîmes distinctement la marche àtravers les cannes. Je criai aussitôt aux enfants de sortir dela plantation par le chemin le plus court, afin de reconnaîtreà quelle espèce de gibier nous avions affaire.

À peine étais-je moi-même à cinquante pas dans laplaine, que je vis déboucher devant moi un nombreux

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troupeau de cochons de petite taille qui fuyaient à toutesjambes devant les chiens. Leur couleur grise uniforme, etl'ordre admirable dans lequel ils opéraient leur retraite, meles firent reconnaître pour une espèce de cochonsétrangère à nos pays. À l'instant je lâchai la double détentede mon fusil, et j'eus la satisfaction de voir tomber deuxdes fuyards; mais le reste de la troupe fut si peu effrayé dusort de ses compagnons, que l'ordre de la marche en fut àpeine dérangé. C'était un curieux spectacle que de les voirs'avancer à la file l'un de l'autre, sans que pas un cherchâtà dépasser son voisin. Un régiment bien discipliné n'eûtpas présenté un front plus imposant.

À peine avais-je abaissé mon arme, que j'entendis unedécharge générale du côté où Fritz et Jack avaient prisposition. Quelques nouvelles victimes jonchèrent le terrain,mais sans jeter le moindre désordre dans la marche de lacolonne.

Toutes ces circonstances me démontrèrent clairementque nous avions affaire à un troupeau de cochonsmusqués, autrement appelés tajacus; et je savais que,dans ce cas, le plus pressé était d'enlever à l'animal sapoche odorante, si l'on ne veut pas que la matière huileusepénètre toute la chair.

Je me dirigeai donc vers l'endroit du carnage, au momentoù Fritz et Jack y arrivaient de leur côté pour prendrepossession de leur butin.

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Mes nouvelles observations m'ayant confirmé dans mapremière pensée relativement à la nature et à l'importancede notre chasse, j'ordonnai aux enfants de faire subir auxmorts l'opération indispensable.

Notre opération fut interrompue par le bruit de deux coupsde feu dans la direction de la cabane, vers l'endroit où nousavions laissé Franz et sa mère. Je me hâtai de leurdépêcher Jack pour annoncer notre retour et ramener lechariot, dont nous avions besoin pour rapporter le butin dela matinée.

En attendant le retour de notre messager, nousrassemblâmes les cochons en un seul monceau, que nousrecouvrîmes de cannes à sucre, et qui nous servit de siègejusqu'à l'arrivée du chariot. Ernest, qui l'accompagnait,nous apprit que la troupe, après s'être dirigée du côté du lacabane, avait fini par se réfugier dans la forêt de bambous.Les deux coups de fusil que nous avions entendus avaientfait deux nouvelles victimes.

«Je crois, ajouta-t-il, que le reste de la troupe s'est réfugiédans l'étang aux Bambous, au nombre de trente àquarante; mais la colonne était si serrée, qu'il m'a étéimpossible de les compter.»

J'engageai les chasseurs à charger le butin sur le chariot,s'il leur paraissait trop lourd pour l'emporter.

Fritz pensait que nous pourrions charger ces animaux surle chariot, et qu'il fallait commencer par les dépouiller.

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le chariot, et qu'il fallait commencer par les dépouiller.

«Ils ont à peine trois pieds de long, ajouta-t-il, et c'estvraisemblablement de la race de Taïti.»

Je lui répondis qu'ils appartenaient plutôt à la racechinoise ou siamoise, qui se rencontre en Amérique.

«Au reste, ajoutai-je, je suis d'avis de les dépouiller surplace, car ils auraient le temps de se corrompre jusqu'ànotre retour.»

Malgré tout notre zèle et notre activité, nous ne fûmes pasen état d'achever notre besogne pour l'heure du dîner. Unefois dépouillés, les cochons furent chargés sur le chariotsans difficulté, et nous reprîmes en triomphe le chemin ducamp.

Ma femme nous reçut avec sa joie accoutumée.

«Vous m'avez bien fait attendre, ajouta-t-elle: comme il nefaut pas songer à continuer notre route aujourd'hui, j'ai faittout préparer pour une nouvelle halte. Mais d'abord, mettez-vous à table, et mangez ce que je viens de servir.»

On lui fit voir alors le chargement du chariot, et ses enfantslui présentèrent un paquet de cannes à sucre choisies, enlui disant qu'elle devait avoir autant besoin derafraîchissement que nous.

MA FEMME. «Je vous remercie, mes enfants, de n'avoirpas oublié votre mère. Mais dites-moi ce que vous voulez

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faire de cette provision de cochons; et pourquoi en avez-vous tiré un si grand nombre à la fois. Vous avez coutumed'être plus économes des présents de la nature.

MOI. Le hasard est plus coupable que nous, ma chère.Nous étions tous armés, et chacun a tiré sans s'inquiéterde son voisin. Au reste, nous ne rencontrerons pas de sitôtune occasion pareille, et d'ailleurs il n'y a pas de mal àdiminuer le nombre de ces maraudeurs, dont la présenceest funeste à nos cannes à sucre, et qui finiraient pardétruire cette importante plantation. Nous salerons les plusgras, et le reste nourrira nos fidèles compagnons dechasse.

FRITZ. Cher père, voulez-vous me permettre de vousrégaler demain avec un rôti à la manière de Taïti?

ERNEST. Mais il te faudrait des feuilles de bananier.

FRITZ. Les premières feuilles venues suffiront, pourvuqu'elles soient grandes et solides.

MOI. Va pour demain; car aujourd'hui nous avons encorebeaucoup à faire. Il faut d'abord élever une hutte; ensuite ilfaudra dépouiller ceux des cochons qui sont demeurésentiers, saler les autres et les suspendre dans la hutte.Cette longue besogne nous retiendra bien ici une couplede jours.

JACK et FRITZ. Tant mieux, c'est un si bon endroit! Paroù allons-nous commencer, mon cher père?

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MOI. Vous pouvez rassembler des pieux et desbranchages pour la construction de la hutte, tandis quevotre mère et moi nous nous occuperons de la salaison.»

Après un repas tout à fait militaire, nous nous mîmes à labesogne. Mais bientôt l'épaisse fumée qui remplit lacabane lorsque nous eûmes commencé à présenter au feula peau de nos cochons, força chacun d'abandonnerprécipitamment sa tâche pour aller respirer au grand air.Je partageai les animaux par quartiers, en remarquant quele lard ne se trouvait pas immédiatement sous la peaucomme chez les cochons domestiques, mais répandudans la masse de chair, comme chez les espècessauvages. Puis nous préparâmes les quartiers selon laméthode indiquée, en attendant la cabane, qui ne fut prêteque le soir du jour suivant, car la matinée avait étéemployée aux préparatifs du rôti taïtien, et Fritz avait profitéde ma permission pour réclamer l'aide de ses frères dansla construction de son fourneau.

Nos cuisiniers commencèrent par creuser une fossecirculaire au fond de laquelle ils allumèrent un feu decannes sèches, destiné à faire rougir les cailloux dont elleétait à moitié remplie. Le cochon fut dépouillé, vidé, lavé etentouré de patates et de choux aromatiques. Le sel ne futpas oublié; car nous étions peu disposés à imiter lesTaïtiens dans leur antipathie pour cet assaisonnement.

Pendant ces préparatifs, ma femme hochait la tête et

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murmurait entre ses dents: «Pour l'amour du ciel! uncochon tout entier..., dans un fourneau de terre..., avec descailloux rougis au feu! Ce sera un délicieux régal pour desestomacs friands, en vérité!»

Malgré ces réflexions, l'excellente femme ne nousépargna pas ses conseils sur la manière dont il fallaitdisposer l'animal pour qu'il pût paraître sur la table d'unemanière décente, mais sans se promettre un résultat biensatisfaisant de ses peines.

À défaut de feuilles de bananier, j'avais recommandé àFritz d'envelopper son rôti dans des écorces d'arbre pourle garantir de la cendre. On forma donc un lit d'écorce aufond de la fosse, immédiatement au-dessus des caillouxrougis. Le rôti fut déposé avec soin dans son enveloppe, etrecouvert d'une seconde couche de feuilles qui reçut lereste des cailloux et de la cendre chaude. Tout l'appareildisparut bientôt sous une épaisse couche de terre, etdemeura abandonné à lui-même.

La mère, qui avait regardé l'opération d'un air pensif et lesbras croisés, s'écria alors les mains levées au ciel avec undésespoir comique:

«Voilà, en vérité, une misérable cuisine! Elle peut êtrebonne pour un sauvage; mais je doute qu'elle soit du goûtd'un bon Suisse, qui, grâce à Dieu, sait ce que c'est qu'unfourneau et une broche.

FRITZ. Pensez-vous que les voyageurs aient menti en

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FRITZ. Pensez-vous que les voyageurs aient menti enassurant que ce genre de rôti n'est pas sans charme,même pour les Européens?

MOI. C'est ce dont nous allons faire l'expérience bientôt.En attendant, aidez-moi tous à achever notre cabane; carvoilà quarante jambons qui ne demandent qu'à être fumés.S'ils étaient de la grosseur de nos jambons du Nord, nousaurions pour deux ans à en faire bonne chère; mais il fautnous contenter de ce que la Providence nous envoie.»

Grâce à nos efforts réunis, la hutte fut bientôt achevée etmise en état de recevoir toute la provision. Nousallumâmes alors dans le foyer un grand feu d'herbes et defeuilles fraîches, en ayant soin de fermer hermétiquementtoute issue à la fumée. De temps en temps on fournissaitau foyer de nouveaux aliments; en sorte qu'en deux jours lachair de nos jambons se trouva parfaitement fumée.

Le résultat de l'opération de Fritz ne se fit pas silongtemps attendre. Au bout de deux heures, nous allâmesdéterrer le merveilleux rôti, et une délicieuse odeur d'épice,qui s'exhala de la fosse aussitôt qu'elle eut étédébarrassée de la cendre et des pierres, nous prouva quel'entreprise avait réussi au delà de toute espérance.

En cherchant à deviner les causes du parfuminaccoutumé qui frappait mon odorat, je finis par découvrirqu'il fallait l'attribuer à l'écorce qui avait servi d'enveloppe.

Fritz n'était pas médiocrement triomphant du succès de

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son premier essai de cuisine sauvage, malgré lesmalicieuses observations d'Ernest, qui assurait qu'il fallaiten rendre grâces à l'enveloppe.

Le rôti fut bientôt entamé, et jugé savoureux à l'unanimitédes suffrages. Nous donnâmes alors une nouvelle preuvede l'insatiable ambition de l'esprit humain; car il fut résolud'employer désormais dans la cuisine ces feuillesprécieuses qui avaient donné un si délicieux parfum à notrerôti.

Aussitôt après le repas, mon premier soin fut de me faireconduire à l'arbre qui avait fourni les feuilles aromatiques.J'en recueillis quelques-unes pour les jeter sur le feu de lacabane, et le résultat ne fut pas moins favorable que lapremière fois. Les enfants reçurent l'ordre de rassemblerquelques rejetons de cet arbre précieux, afin d'en essayerune plantation autour de notre demeure.

Pendant que ma femme débarrassait la table des restesdu repas, Ernest fit entendre un gros soupir suivi de cesmots: «Après un bon morceau il faut un bon coup, disaitUlysse au cyclope qui venait d'avaler une couple de sescompagnons.»

Tout en riant du fond du cœur de cette exclamation, jepermis au plaintif convive d'ouvrir nos deux meilleures noixde coco, mais de réserver un chou-palmiste pour lesouper, et de faire en même temps une petite provision devin de palmier pour le soir, double commandement qu'il

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exécuta avec une résignation vraiment héroïque.

Après avoir cherché longtemps si mes souvenirs ne medonneraient pas quelques renseignements sur l'arbreinconnu que nous venions de découvrir, je crus me rappelerque c'était une production de Madagascar, où on lui donnele nom de ravensara c'est-à-dire bonne feuille. Le nombotanique est agatophyllum, ou même ravensaraaromatica. Son tronc est épais, et son écorce exhale uneodeur aromatique, ainsi que les feuilles, qui ont beaucoupd'analogie avec la feuille du laurier. On en distille uneliqueur qui réunit les trois parfums de la muscade, dugirofle et de la cannelle. On tire aussi des feuilles une huilearomatique d'un grand usage dans la cuisine indienne, etaussi estimée que le girofle. Le fruit du ravensara est uneespèce de noix dont le parfum est plus faible que celui desfeuilles. Le bois en est blanc, dur et sans odeur.

Comme nos diverses opérations devaient nous retenirencore deux jours dans le même lieu, nous en profitâmespour faire de grandes excursions, ne rentrant qu'à l'heuredes repas ou à la fin du jour. L'après-midi de la secondejournée, j'entrepris d'ouvrir à travers la forêt de bambousune route assez, large pour donner passage à notrechariot. Nous fûmes récompensés de ce travail parplusieurs découvertes d'une grande utilité. Je remarquai,entre autres, un grand nombre de bambous de la grosseurd'un arbre ordinaire, et de cinquante à soixante pieds dehaut, dont la tige nous promettait d'excellents conduits

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d'eau, ou même des vases fort utiles, selon la manière dontelle serait taillée. En laissant le nœud d'en haut et le nœudd'en bas, nous avions un baril; en coupant le premier, ilnous restait un bassin d'une dimension raisonnable; enfin,on enlevant les deux nœuds, nous obtenions un canalpropre à mille usages domestiques.

Chaque nœud était entouré d'épines longues et dures,dont je n'oubliai pas de faire une provision pour remplacernos clous de fer quand il s'agirait de travailler du boistendre. Je remarquai bientôt que les jeunes bambousoffraient à chaque nœud une substance analogue au sucrede canne, et qui, desséchée aux rayons du soleil, prenaitl'aspect de la fleur de salpêtre. Les enfants en recueillirentenviron une livre, dont ils se proposaient de faire présent àleur mère.

Lorsque nous eûmes commencé à nettoyer le sol, afin dedébarrasser la voie de notre chemin, je découvris unequantité de jeunes pousses, que l'épaisseur du taillis nousavait empêchés d'apercevoir jusque-là. Elles se laissaientcouper au couteau comme de jeunes citrouilles, et meparurent composées, comme le chou-palmiste, d'unfaisceau de feuilles superposées. Elles étaient d'un jaunepâle et de la grosseur d'un pouce environ.

Cette ressemblance m'ayant fait conjecturer qu'ellesdevaient être bonnes à manger, j'en rassemblai une petiteprovision pour notre cuisine. L'essai me parut présenterd'autant moins d'inconvénient, qu'il était urgent de les

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détruire, si nous ne voulions pas voir bientôt notre routedisparaître sous une nouvelle forêt.

Le soir de cette journée féconde en découvertes, nousretournâmes pleins de fierté auprès de ma femme, qui nefut pas peu surprise à la vue de notre nombreuse récolte.Les nouveaux vases pour le service domestique et le sucrede bambou intéressèrent au plus haut point sa curiosité. Enbonne ménagère, toutefois, elle songea d'abord au plussolide, et serra les rejetons de bambou avec le vin depalmier et les feuilles de ravensara, afin d'en faire plus tardun usage éclairé dans la cuisine.

Le jour suivant fut consacré à une excursion du côté deProspect-Hill, où nous arrivâmes au bout de deux heures;mais, à mon grand chagrin, je trouvai toute l'habitationdévastée par une troupe de singes, et je ne pusm'empêcher de donner au diable cette race maudite et dejurer en moi-même son entière destruction. Les moutonsétaient épars dans les environs, les poules dispersées, etles cabanes en si mauvais état, qu'il aurait fallu plusieursjours pour les réparer. Il fallait en finir avec les pillards, sinous ne voulions pas voir nos plus beaux travaux anéantis.Toutefois je dus ajourner mes projets de vengeance, afinde ne pas interrompre l'entreprise importante qui nousoccupait. Malgré mon découragement, lorsque je réfléchisà notre bonheur dans tout le reste, il me sembla que cettemésaventure n'était rien en comparaison de la prospéritéqui accompagnait toutes nos entreprises. Si nous n'avions

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éprouvé de temps en temps quelques vicissitudes de lafortune au milieu de notre paradis terrestre, qui sait si nousn'aurions pas fini par tomber dans l'orgueil et dans laparesse?

Le quatrième jour, aucun motif ne nous retenant plus aulieu de notre halte, nous nous remîmes en route par unematinée délicieuse, en suivant la nouvelle route, et avec laperspective d'atteindre avant deux heures le but tant désiréde notre expédition.

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CHAPITRE XArrivée à l'écluse.—Excursion dans la

savane. L'autruche.—La tortue de terre.

Nous arrivâmes sans mésaventure à l'extrémité de la forêtde bambous, et je fis faire halte au bord d'un petit boisdans le voisinage de l'écluse. La jonction du bois avec unechaîne de rochers inaccessibles faisait de ce lieu uneposition admirablement fortifiée par la nature. L'écluseproprement dite, c'est-à-dire l'étroit défilé entre le fleuve etla montagne qui séparait notre vallée de l'intérieur du pays,se trouvait à une portée de fusil en avant de nous. Le boisnous protégeait de toutes parts, et néanmoins la positionétait assez élevée pour permettre à notre artillerie dedominer la plaine de l'intérieur.

FRITZ. «Voici une admirable position pour y élever un fortet foudroyer l'ennemi qui voudrait entrer sans permissiondans notre chère vallée. À propos, mon père, je vous aientendu hier nommer la Nouvelle-Hollande: croyez-vousdonc, en effet, que nous nous trouvions dans le voisinagede cette partie du monde?

MOI. Mon opinion est que nous sommes sur le rivageseptentrional de la Nouvelle-Hollande. Mes présomptions

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se fondent sur la position du soleil, aussi bien que sur messouvenirs relativement à la route tenue par le vaisseauavant son naufrage. Il y a encore une foule de petitescirconstances dont la réunion semble augmenter lavraisemblance de mes calculs: ainsi nous avons les pluiesdes tropiques et les principales productions de ces fertilescontrées, la canne à sucre et le palmier. Mais, dansquelque région que le hasard nous ait jetés, nous n'enhabitons pas moins la grande cité de Dieu, et notre sort estau-dessus de nos mérites.»

Fritz était d'avis d'élever dans ce lieu quelque bâtimentdans le genre des cabanes d'été du Kamtchatka. Cetteidée me plut, et nous résolûmes de la mettre à exécution ànotre retour; mais, avant tout, il fallait une reconnaissancedans l'intérieur du petit bois sur la lisière duquel avait eulieu la délibération, afin de nous assurer que le voisinagen'offrait aucun danger.

Notre excursion s'acheva paisiblement et sans autrerencontre que celle d'une couple de chats sauvages, quisemblaient faire la chasse aux oiseaux, et qui se hâtèrentde prendre la fuite à notre approche. Bientôt nous lesperdîmes de vue sans nous en inquiéter davantage.

Le reste de la matinée s'écoula bien vite, et elle fut suiviede quelques heures d'une chaleur si violente, qu'il fallutrenoncer à toute occupation. Lorsque la fraîcheur du soirnous eut rendu quelques forces, nous les employâmes àmettre la tente en état de nous recevoir, et le reste de la

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soirée se passa en préparatifs pour le lendemain, qui étaitle jour destiné à la mémorable excursion dans la savane.

J'étais prêt à la pointe du jour. J'emmenai avec moi lestrois aînés, parce que je croyais prudent de n'entrer encampagne qu'avec des forces imposantes. La mèredemeura avec Franz à la garde du chariot, des provisionset du bétail; car nous voulions nous débarrasser de tout cequi pouvait entraver notre marche.

Après un déjeuner réconfortant, nous prîmes joyeusementcongé de la garnison, et nous nous trouvâmes bientôt prèsde l'écluse, au pied de notre ancien retranchement. Il étaitfacile de reconnaître du premier, coup d'œil que c'était cetendroit qui avait servi de passage au boa, aussi bien qu'àla troupe de pécaris. Les pluies et les orages, les torrentsde la montagne, enfin les singes, les buffles et tous lesautres habitants de cette contrée inconnue semblaientavoir fait alliance pour détruire le premier ouvrage del'homme sur leur sauvage domaine.

Avant d'entrer dans la savane, nous fîmes halte pourcontempler l'immense plaine qui se déroulait devant nosregards. À gauche, au delà du fleuve, s'élevaient denombreuses montagnes couvertes de magnifiques forêtsde palmiers; à droite, des rochers menaçants quisemblaient percer les nuages, et dont la longue chaîne,s'éloignant graduellement de la plaine, laissait à découvertun horizon à perte de vue.

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Jack et moi, nous ne tardâmes pas à reconnaître lemarécage où nous avions pris notre premier buffle; puisnous dirigeâmes notre marche vers le sommet d'unecolline éloignée qui nous promettait un panorama généralde toute la contrée.

Nous avions traversé le ruisseau; et au bout d'un quartd'heure de marche, le pays ne nous offrit plus qu'un désertaride, où la terre, brûlée par le soleil, était sillonnée par deprofondes crevasses. Par bonheur chacun de nous avait eula précaution de remplir sa gourde; car toute traced'humidité avait disparu, et le petit nombre de plantes quenos regards rencontraient se traînaient sans force sur le soldévoré. J'avais peine à comprendre comment une demi-heure de marche pouvait avoir ainsi totalement changél'aspect de la contrée.

«Cher père, me dit enfin Jack, sommes-nous venusjusqu'ici dans notre première expédition?

MOI. Non, mon enfant, nous sommes à deux milles plusloin, et nous voici au milieu d'un véritable désert. Pendantles pluies des tropiques, et quelques semaines après, leterrain se couvre d'herbes et de fleurs; mais, aussitôt quele bienfaisant arrosement du ciel a cessé, la végétationdisparaît, pour ne renaître qu'à la saison prochaine.»

Pendant quelque temps le silence de notre marche ne futinterrompu que par des soupirs et des gémissementsentrecoupés des exclamations suivantes: «Arabia

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Petroea! Pays de désolation et de malédiction! Voiciassurément le séjour des mauvais esprits.

MOI. Courage et patience, mes chers enfants! Vousconnaissez le proverbe latin: Per angusta ad augusta. Quisait si la cime de la montagne ne nous réserve pasquelque consolation inattendue, si ses flancs ne vont pasnous offrir quelque source enchantée?»

Après une marche pénible de plus de deux heures, nousparvînmes, épuisés de fatigue, au terme de notre route, etchacun se laissa tomber à l'ombre du rocher, sans que lachaleur et l'épuisement nous permissent de chercher unmeilleur gîte.

Pendant plus d'une heure, nous demeurâmes en silencedans la contemplation du spectacle qui s'offrait à nosregards. Une chaîne de montagnes bleuâtres terminaitl'horizon à une distance de quinze à vingt lieues devantnous, et le fleuve serpentait dans la plaine à perte de vueau milieu de ses deux rives verdoyantes, semblable à unruban d'argent, sur un tapis d'une couleur sombre etuniforme.

Depuis quelque temps, le singe et les chiens nous avaientquittés; mais personne ne songea à les poursuivre. Nousne pensions qu'à nous reposer et rafraîchir nos lèvres avecle suc de quelques cannes à sucre qui remplissaient magibecière.

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La faim ne tarda pas à se faire sentir, et nous nousassîmes avec plaisir autour des restes du pécari.

«Il est encore heureux, remarqua Fritz, de se trouver munid'un morceau de rôti dans une contrée aussi peu fertile enfruits et en gibier.

—Quel rôti! interrompit Ernest; il me rappelle le rôti ducheval des Tatars, cuit sous la selle d'un cavalier du désert.

—Ah! reprit Jack, les Tatars mangent donc la chair ducheval?

—Oui, lui répondis-je; mais quant au mode de cuisson, ilfaut croire qu'il y a là quelque méprise des voyageurs.»

Fritz, qui venait de se lever pour examiner les environs,s'écria tout à coup: «Au nom du Ciel! qu'est-ce quej'aperçois là-bas? Il me semble voir deux hommes àcheval; en voici un troisième, et les voilà qui se dirigent,vers nous au grand galop. Ne seraient-ce pas des Arabesou des Bédouins?

MOI. Ni l'un ni l'autre, selon toute apparence. Et d'ailleursquelle différence fais-tu entre un Arabe et un Bédouin,lorsque tu dois savoir que le Bédouin n'est autre chose quel'Arabe du désert? Maintenant, Fritz prends ma lunetted'approche, et dis-nous ce que tu aperçois.

FRITZ. Je vois un grand troupeau d'animaux paissant, unemultitude de meules de foin, et des chariots chargés qui

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sortent du taillis pour se diriger vers le fleuve, et quiregagnent ensuite leur retraite. Toute cette scène me paraîtétrange, sans qu'il me soit possible de la suivredistinctement.

JACK. Le grave Fritz me fait tout l'effet d'un visionnaire;laisse-moi regarder à mon tour.... Oui, oui, j'aperçois deslances avec leurs banderoles flottantes. Il faut appeler leschiens et les envoyer à la découverte.

ERNEST. Passe-moi la lunette à mon tour. En vérité, voiciun quatrième cavalier qui se joint aux trois premiers. D'oùpeut-il être sorti? Il faut nous tenir sur nos gardes et songerà la retraite.

MOI. Laisse-moi regarder: ma vue, pour être moinsperçante que la vôtre, n'en est peut-être que plus sûre. Jecrois que nous en avons déjà fait l'expérience une ou deuxfois. Tes chariots et tes meules de foin, mon pauvre Fritz,me donneraient quelque inquiétude, si par bonheur nousn'étions hors de leur portée, car je présume que ce sontdes éléphants ou des rhinocéros; quant aux animauxpaissant, il est facile de les reconnaître pour des buffles etdes antilopes. Et maintenant les cavaliers arabes, lespillards menaçants du désert prêts à fondre sur nous, cesont.... Ne saurais-tu me le dire, mon cher Jack?

JACK. Des girafes, peut-être.

MOI. Pas mal deviné, quoique tu sois encore au-dessousde la réalité. Nous nous contenterons pour cette fois de voir

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de la réalité. Nous nous contenterons pour cette fois de voirdans ces animaux des autruches ou des casoars. Il fautleur faire la chasse afin d'en prendre une vivante, ou dumoins de rapporter un trophée de plumes d'autruche.

FRITZ et JACK. Oh! cher père, quel bonheur d'avoir uneautruche vivante! un grand plumet sur nos chapeaux neserait pas non plus à dédaigner.»

À ces mots, ils coururent vers l'endroit où ils avaient vu leschiens s'enfoncer, tandis qu'Ernest et moi nous profitâmesde l'épaisseur d'un bosquet voisin pour échapper auxregards des animaux qu'il fallait approcher. Je ne tardaipas à reconnaître, parmi les plantes qui nous entouraient,une espèce d'euphorbe assez fréquente dans les endroitsrocailleux. C'était le tithymale des apothicaires, dont le suc,bien que vénéneux, est d'un assez grand usage enmédecine. Je fis à la hâte quelques incisions dans lestiges qui se rencontrèrent sous ma main, en me réservantd'en recueillir moi-même le suc qui en découlerait. Ernest,préoccupé de notre nouvelle entreprise, ne remarqua pasl'opération.

Nous ne tardâmes pas à être rejoints par Fritz et Jack, quiramenaient la meute et leur fidèle compagnon. Le singe etles chiens avaient puisé dans l'eau une nouvelle activité debon augure pour le résultat de notre entreprise.

Nous tînmes aussitôt conseil sur la manière dont il fallaitordonner l'attaque; car nous nous trouvions maintenantassez près des autruches sans défiance pour suivre de

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l'œil tous leurs mouvements et leurs jeux. Je comptai quatrefemelles et un seul mâle, reconnaissable à son plumaged'une blancheur éblouissante. Je recommandai auxchasseurs d'en faire le principal point de mire de leurattaque.

MOI. «C'est là que Fritz va faire merveille avec son aigle:car qui sait si nous autres, pauvres bipèdes, nousviendrons à bout de notre capture? Enfin chacun fera deson mieux.

JACK. Voilà Ernest, qui a déjà gagné le prix de la course;et Fritz et moi, qui ne sommes pas tant à dédaigner.

MOI. Je sais que vous êtes d'excellents coureurs pourvotre âge; mais aucun de vous n'est encore de la force del'autruche, dont la course égale la rapidité du vent, et quidéfie le galop du cheval le mieux exercé.

FRITZ. Mais alors comment les Arabes du désertparviennent-ils à s'en rendre maîtres?

MOI. Ils les chassent à cheval lorsqu'ils ne peuventparvenir à s'en emparer par surprise.

JACK. Comment peuvent-ils les chasser à cheval, d'aprèsce que vous venez de nous dire tout à l'heure?

MOI. Dans ce cas même les chasseurs emploient unartifice fondé sur les habitudes de l'animal. On a observéque les autruches décrivent dans leur fuite un grand cercle

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de deux à trois lieues de circonférence. Les chasseurs,rassemblés d'abord en une seule troupe, se répandentrapidement sur les différents points que l'autruche doitparcourir en décrivant son cercle, et ils finissent par s'enrendre maîtres lorsque, épuisée de fatigue, elle est horsd'état de continuer sa course.

ERNEST. C'est alors que la pauvre bête cache sa têtedans un buisson ou derrière une pierre, croyant ainsiéchapper à tous les regards.

MOI. On ne peut connaître le mobile d'un animal dépourvude raison. Selon toute apparence, la pauvre créature metsa tête a l'abri, parce que c'est la plus faible partie d'elle-même, ou peut-être ne prend-elle cette position que pourmieux se défendre avec ses jambes, car on a remarquéque le cheval prend la même position lorsqu'il veut saluerson ennemi d'une ruade. Quoi qu'il en soit, nous sommes àpied, et tout l'art du cavalier nous est superflu. Il faut donctâcher d'envelopper l'ennemi et de l'abattre à coups defusil; mais, avant tout, commencez par retenir les chiens,car ces animaux se défient plus encore du chien que del'homme. Si les autruches s'enfuient avant que nous soyonsà portée, vous lâcherez la meute, et Fritz déchaperonnerason aigle. Leurs efforts réunis parviendront peut-être àarrêter un des fuyards, de manière à nous donner le tempsd'accourir. Mais je vous recommande encore une foisl'autruche blanche, car son plumage est plus précieux, etson service plus utile.»

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Après nous être séparés, nous commençâmes à nousavancer pas à pas vers les animaux sans défiance, enfaisant nos efforts pour leur dérober notre marche; mais,parvenus à environ deux cents pas, il devint impossibled'échapper plus longtemps à leurs regards; la troupecommença alors à manifester une certaine agitation. Nousfîmes halte en retenant les chiens près de nous. Lesautruches, tranquillisées par notre silence, firent quelquespas vers nous en manifestant leur surprise par desmouvements bizarres de la tête et du cou. Sansl'impatience de nos chiens, je crois que nous aurions pu lesapprocher assez pour leur jeter nos lazos; mais, les chiensétant parvenus à s'échapper ou à briser nos liens, toute lameute s'élança, sur le mâle, qui s'était avancé bravement àquelques pas en avant du reste de la troupe.

À cette attaque imprévue, les pauvres animaux prirent lafuite avec la rapidité d'un tourbillon emporté par le vent;c'est à peine si on les voyait toucher la terre. Leurs ailes,étendues comme des voiles gonflées par le vent, ajoutaientencore à la rapidité de leur course.

La rapidité prodigieuse avec laquelle les autruches sedérobaient à nos poursuites ne nous laissait aucun espoir,et, au bout d'un instant, nous les avions déjà presqueperdues de vue; mais Fritz n'avait pas été moins prompt àdéchaperonner son aigle et à le lancer sur la trace desfuyards. Celui-ci, prenant son vol avec la rapidité de l'éclair,alla s'abattre sur l'autruche mâle avec un effort si puissant,

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qu'il lui sépara presque le cou du reste du corps, et le belanimal tomba sur le sable dans les convulsions de l'agonie.Nous nous précipitâmes sur le champ de bataille pourprendre l'animal vivant s'il en était encore temps; mais leschiens nous avaient précédés, et d'ailleurs l'aigle ne lesavait pas attendus pour achever son ouvrage.

Après avoir contemplé avec consternation le funestedénouement de notre chasse, il ne nous restait plus qu'à entirer le meilleur parti possible. Une fois débarrassés deschiens et de l'aigle, nous retournâmes l'animal afin de nousemparer des plus belles plumes de sa queue et de sesailes, et nos vieux chapeaux reprirent un aspect dejeunesse sous ces dépouilles triomphales. Nouspromenions notre nouvelle parure avec autant de fierté queles caciques mexicains, et je ne pus m'empêcher de rirede l'orgueilleuse sottise de l'homme, qui orne sa tête de ladépouille arrachée aux parties les moins nobles d'unanimal sans défense.

Après un examen approfondi de l'autruche, Fritz s'écria:«C'est pourtant dommage que ce bel animal soit mort, caril porterait sans peine deux hommes de ma taille; je suiscertain qu'il a au moins six pieds de hauteur sans compterle cou, qui en a bien trois à quatre à lui tout seul.

ERNEST. Comment de pareilles troupes d'animauxpeuvent-elles demeurer dans des déserts qui offrent si peude ressources pour leur nourriture?

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MOI. Si les déserts étaient totalement arides, la questionserait difficile à résoudre; mais ils renferment toujoursquelques bosquets de palmiers et de plantes qui peuventservir de pâture aux animaux. Il faut observer en outre quela plupart des habitants du désert sont organisés demanière à supporter de longs jeûnes, et leur course est sirapide, qu'ils traversent sans s'arrêter d'immensesétendues de sables arides.

FRITZ. À quoi servent ces espèces d'épines dont les ailesde l'autruche sont armées?

MOI. C'est probablement une défense contre leursennemis, qu'ils combattent à grands coups d'ailes.

JACK. Est-il vrai que l'autruche se serve de ses doigts depieds pour lancer des cailloux derrière elle lorsqu'elle estpoursuivie? Ce serait un trait d'intelligence remarquabledans un pareil animal.

MOI. Le cheval aussi, lorsqu'il galope, fait voler sous sespieds le sable et les cailloux, et il n'y a pas plus deraisonnement de sa part que de la part de l'autruche.

FRITZ. Les autruches ont-elles un cri particulier?

MOI. Elles font entendre pendant la nuit un cri plaintif, etpendant le jour une espèce de rugissement semblable àcelui du lion.»

Ernest et Jack avaient disparu de nos côtés, et je les

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aperçus bientôt à une certaine distance sur les traces duchacal, qui semblait leur servir de guide. Ils s'arrêtèrentauprès d'un buisson, nous faisant signe de les rejoindre auplus vite.

En approchant, nous entendîmes des cris de joie aumilieu desquels il était facile de reconnaître ces mots: «Unnid d'autruche! un nid d'autruche!» et nous aperçûmes leschapeaux voltiger en l'air en signe d'allégresse.

Lorsque je fus arrivé près d'eux, j'aperçus, en effet, unvéritable nid d'autruche; mais il consistait simplement enune légère excavation dans le sable, contenant trente œufsde la grosseur d'une tête d'enfant.

MOI. «Voici une découverte excellente. Seulementgardez-vous bien de déranger les œufs, de peurd'effaroucher la couveuse, et alors nous pourrons prendrenotre revanche de la malheureuse chasse de ce matin.Mais dites-moi donc comment vous êtes parvenus àdécouvrir ce nid si bien caché.

ERNEST. La femelle qui s'est envolée la dernière m'ayantsemblé sortir de terre à notre approche, je remarquai bienla place où je l'avais vue se lever. Il me vint aussitôt à lapensée qu'elle était peut-être sur son nid, et, appelant àmon aide le chacal, nous suivîmes ses traces, qui nousamenèrent où nous sommes; mais, à notre arrivée, lechacal avait déjà eu le temps de briser un œuf et d'endévorer le contenu.

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JACK. Oui, oui, et le petit était déjà presque formé et prèsd'éclore.

MOI. Voilà encore un tour de ce maudit chacal. Ne pourra-t-on jamais le corriger de ses penchants destructeurs?

FRITZ. Maintenant qu'allons-nous faire de cette provisiond'œufs d'autruche?

JACK. Il faut les emporter et les enfouir dans le sable pourles faire éclore.

MOI. Voilà qui est facile à dire; mais tu aurais dûcommencer par en calculer le nombre et la grosseur.Chaque œuf pèse au moins trois livres, ce qui donne untotal de quatre-vingt-dix livres. Et d'ailleurs, comment lesdéplacer sans les briser? Le meilleur parti est de leslaisser ici jusqu'à demain matin, et de revenir les chercheravec le chariot ou avec une de nos bêtes de somme.

FRITZ. Ah! cher père, permettez-nous d'en prendre un oudeux comme échantillons. Ils sont si curieux.

MOI. Je vous laisse toute liberté à cet égard; mais levez-les avec le plus grand soin; car, lorsque la couveuseremarque le moindre désordre dans son nid, elle brise toutce qu'il contient, ce qui ne ferait pas notre affaire.»

Ils ne se le firent pas répéter deux fois; mais bientôt je lesvis dans un grand embarras pour venir à bout de leurfardeau. Sentant que mes conseils leur étaient

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nécessaires, je leur fis couper quelques tiges de bruyère,en les engageant à suspendre un œuf à chaque extrémité,de la même manière que les laitières hollandaises portentleurs pots de lait. En quittant le nid, nous avions pris laprécaution d'en marquer la place avec une espèce de croixen bois, afin de ne pas nous tromper le lendemain.

Pour regagner notre halte du matin, nous nousrapprochâmes des rochers, et je résolus d'aller retrouverau plus vite la caverne du Chacal, afin d'y passer le restedu jour.

Les enfants reçurent l'injonction d'exposer les œufs ausoleil, afin qu'ils conservassent leur chaleur naturelle; maisje n'étais pas peu embarrassé de savoir comment nousparviendrions à les garantir de la fraîcheur du soir.

Nous ne tardâmes pas à atteindre la rive du petit étang oùles chiens s'étaient désaltérés le matin; cet étangparaissait alimenté par quelque source souterraine, etdonnait naissance à un petit ruisseau. Tout le voisinageétait couvert de traces récentes d'antilopes, de buffles etd'onagres; mais nous n'y reconnûmes aucun vestige deserpent, ce qui était plus important pour nous.

Nous profitâmes de la fraîcheur du ruisseau pour prendrequelque nourriture et remplir nos gourdes vides. Pendantce temps, le chacal avait tiré sur le sable une masse rondeet noirâtre, qu'il s'apprêtait à attaquer avec ses dents,lorsque son maître la lui arracha pour me la faire examiner.

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Je m'emparai de l'objet, et, après l'avoir débarrassé dulimon qui l'environnait, je reconnus avec étonnement quej'avais entre les mains une créature vivante: c'était unetortue de terre de la plus petite espèce, grosse comme unepomme ordinaire.

FRITZ. «Comment cet animal peut-il se trouver à une sigrande distance de la mer? Le fait me paraît incroyable.

MOI. Par une raison toute simple: c'est que l'animal que tuvois est une tortue de terre, de celles qui se tiennent dansles étangs et dans les eaux dormantes. Elles viventparfaitement dans les jardins, où elles se nourrissent desalades et d'autres herbes tendres.

JACK. Il faut en apporter quelques-unes à maman pourson jardin, et en chercher une pour notre cabinet d'histoirenaturelle.»

Et, se mettant aussitôt à l'ouvrage, ils eurent bientôtrassemblé une demi-douzaine de tortues, que je plaçaidans ma gibecière.

Nous continuâmes à nous entretenir des mœurs de cesanimaux, et j'ajoutai qu'il était difficile d'expliquer leurprésence primitive dans ce lieu, à moins de les y supposertransportées par la voie des airs.

ERNEST et JACK. «Il faudrait être bien crédule pour lepenser.

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MOI. Souvent l'invraisemblable est bien voisin de la vérité,mes chers enfants. Ne pouvez-vous pas supposer, parexemple, la première tortue transportée en ce lieu dans lesserres d'un oiseau de proie, sauvée par hasard de sarapacité, et devenue le germe d'une nombreuse postérité?L'homme serait bien embarrassé d'expliquer la présencedes animaux dans la plupart des endroits où on lesrencontre de nos jours; car il est impossible de supposerque chaque espèce ait été créée au lieu même qu'elleoccupe actuellement.»

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CHAPITRE XILa prairie.—Terreur d'Ernest.—Combat

contre les ours.—La terre de porcelaine.—Le condor et l'urubu.

Toute la troupe fut bientôt sur pied pour reprendre saroute interrompue. Nous marchions maintenant au milieud'une fertile vallée couverte d'un riant gazon et entrecoupéede bosquets délicieux. Cette contrée faisait un agréablecontraste avec le désert que nous venions de parcourir. Lavallée se prolongeait pendant une longueur d'environ deuxlieues, en côtoyant la chaîne de montagnes qui faisait lafrontière de notre domaine. Sa largeur était d'une demi-lieue, et elle était arrosée, dans toute son étendue, par leruisseau dont nous venions de visiter la source, mais dontle cours, grossi par de nouvelles eaux souterraines, donnaitla vie et la fécondité à cette délicieuse contrée.

Çà et là, dans l'éloignement, nous apercevions destroupeaux de buffles et d'antilopes qui paissaienttranquillement; mais à la vue de nos chiens, qui nousprécédaient toujours de quelques centaines de pas, ilspartaient comme l'éclair et ne tardaient pas à se perdredans les profondeurs de la montagne.

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La vallée, qui se dirigeait insensiblement vers la gauche,ne tarda pas à nous amener en face d'un coteau, que nousreconnûmes avec chagrin pour celui qui nous avait servi delieu de repos dans la matinée. Voyant avec regret quecette longue marche ne nous avait pas offert une seulepièce de gibier à portée de fusil, je résolus de faire tousmes efforts pour ne pas rentrer sans quelque capture. Enconséquence de cette détermination, nous prîmes chacunun des chiens en laisse, afin qu'ils ne missent pas pluslongtemps obstacle à nos projets.

Nous avions encore une demi-heure de marche jusqu'à lagrotte du Chacal, dont la voûte devait nous servir de gîtepour le reste du jour. J'avais fait une halte de quelquesinstants, afin de soulager Fritz, et Jack de leur fardeau,tandis qu'Ernest continuait sa route pour jouir plus tôt desdouceurs de la grotte. Tout à coup nous entendîmes de soncôté un cri d'alarme suivi d'aboiements furieux et d'un longhurlement que l'écho semblait répéter. À l'instant tout futabandonné pour voler au secours du pauvre Ernest.

Au moment même nous le vîmes accourir sans chapeauet pâle comme la mort, et il vint tomber dans mes bras ens'écriant: «Un ours! un ours! il vient! le voici!»

C'est ici qu'il faut de la résolution, pensais-je en moi-même; et, armant mon fusil, je m'élançai au secours deschiens, qui attaquaient bravement l'ennemi. À peine avais-je eu le temps d'apercevoir l'ours qui s'avançait vers nous,que, à mon grand effroi, j'en vis un second sortir du taillis,

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et se diriger du côté de son compagnon.

Fritz coucha bravement en joue l'un des terribles animaux,et je me chargeai de l'autre. Nos deux coups partirent enmême temps; mais, par malheur, ni l'un ni l'autre ne furentmortels; car les chiens pressaient l'attaque avec tant defureur, qu'il nous fut impossible de trouver le moment delâcher notre second coup, tant nous craignions de frapperl'un de nos braves défenseurs. Toutefois ma balle avaitbrisé la mâchoire inférieure de l'un des ours, de manière àrendre ses morsures peu dangereuses, et celle de Fritzavait traversé l'épaule du second, de sorte que sesétreintes étaient désormais plus désespérées queredoutables. Les chiens, paraissant comprendre leuravantage, redoublaient d'efforts et multipliaient leursmorsures. Enfin, impatient de terminer la lutte, je pris unpistolet dans ma main droite, et, m'approchant du plusterrible des deux animaux, je lui lâchai le coup dans la tête,tandis que Fritz, se portant sur le second, lui traversait lecœur.

«Dieu soit loué! m'écriai-je en les voyant tomber avec unsourd mugissement. Voici une rude besogne achevée.Grâces soient rendues au Ciel, qui vient de nous délivrerd'un terrible danger!»

Nous demeurâmes quelques minutes à contempler notrevictoire dans un muet étonnement. Les chiens, quis'acharnaient sur leur proie, ne nous laissèrent bientôtaucun doute sur le trépas des deux terribles animaux. Dans

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ce moment, Jack entonna son chant de victoire, et je le visprendre sa course pour ramener Ernest sur le champ debataille. Toutefois celui-ci se tint prudemment à l'écart,jusqu'à ce que les cris de Fritz et les miens lui eussentapporté le témoignage de notre complet triomphe.

Lorsqu'il fut près de nous, je lui demandai pourquoi il nousavait laissés en arrière. «Ah! reprit-il d'une voix encoretremblante, je voulais effrayer Jack en imitant le cri d'unours lorsque je le verrais s'approcher de la caverne, et,pour me punir, le Ciel a permis qu'il s'y trouvât justementdeux véritables ours.

MOI. Dieu seul sait juger quand il convient de châtier nosmauvaises pensées, et à lui seul appartient la mesure duchâtiment. Il est certain que ton projet n'était rien moins quelouable; car la peur la plus innocente peut avoir les résultatsles plus funestes, et peut-être le pauvre Jack aurait-iléprouvé plus de mal du faux ours que toi du véritable.

FRITZ. Voyez, cher père, de quels monstres nous avonsdébarrassé la terre. Le plus gros a bien huit pieds de long,et l'autre pas beaucoup moins.

MOI. Quoique nous n'ayons rencontré aucune trace deserpent, nous n'avons pas moins travaillé pour notre sûretéfuture en nous délivrant de ces terribles ennemis.

JACK. Comment se fait-il qu'on rencontre de pareilsanimaux dans ces contrées? Je croyais que l'ours est unhabitant des pays froids.

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habitant des pays froids.

MOI. En effet, je ne sais trop comment expliquer leurprésence sous un pareil climat, à moins de supposer quenous ayons sous les yeux une espèce particulière, et c'estune question que je ne suis pas assez savant pour décider.On a bien rencontré des ours dans le Thibet.»

Cette grave question avait peu d'importance pour nosjeunes chasseurs, encore tout entiers à la joie de notremiraculeuse délivrance. Ils se promenaient avec orgueilautour des doux monstres abattus, contemplant leursblessures, leurs dents terribles et leurs puissantes griffes.Nous admirions en même temps la force de leurs épauleset de leurs reins, la grosseur de leurs membres, l'épaisseuret la richesse de leur fourrure.

«À présent, qu'allons nous faire de notre miraculeuxbutin? demandai-je enfin à mes compagnons.

FRITZ. Il faut commencer par les écorcher, la peau nousfournira d'excellentes fourrures.

ERNEST. Une de ces peaux me conviendrait assez pourme servir de lit de camp dans des expéditions aussifatigantes que celle-ci.»

Je mis fin à la délibération en exhortant chacun àcommencer au plus vite ses préparatifs de départ, carl'heure avançait, et il fallait être de retour le lendemain degrand matin avec notre attelage. «En outre, ajoutai-je,plusieurs de nos chiens ont reçu de légères blessures pour

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lesquelles les soins de votre mère sont indispensables.Vous êtes vous-mêmes trop épuisés de cette longuemarche et de notre combat pour songer à passer ici unenuit fatigante et peut-être périlleuse.»

Mon projet de retour reçut une approbation générale; car,depuis l'apparition des ours, personne ne se souciait depasser la nuit dans un si redoutable voisinage. Mescompagnons ne furent pas fâchés non plus de se voirdébarrassés de leurs œufs d'autruche, que je leurconseillai de laisser enfouis dans le sable chaud jusqu'à ceque nous eussions le loisir de retourner les prendre avecles précautions convenables. Après les avoir placés à unecertaine profondeur, afin de les dérober aux attaques deschacals et des autres animaux de proie, nous quittâmes celieu de terreur et de triomphe. La perspective d'un bon gîteet d'un souper réconfortant semblait nous donner des ailes,et toute fatigue était oubliée.

Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes au camp, oùl'accueil ordinaire nous attendait. Par bonheur il ne restaitplus rien à faire au logis, et nous ne pouvions assezremercier ma femme d'avoir tout préparé pour un repasdont nous avions si grand besoin.

Naturellement l'entretien roula sur notre dernière aventure,dont les détails héroïques frappèrent d'admiration lesoreilles étonnées de nos deux auditeurs.

La conclusion du récit fut une invitation pressante à se

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rendre le lendemain sur le champ de bataille avec armes etbagages, pour y délibérer sur le parti à prendrerelativement à notre importante capture.

Ma femme me raconta à son tour qu'elle n'était pasdemeurée inactive durant notre absence. Avec l'aide deFranz elle s'était frayé un passage à travers le taillisjusqu'au rocher le plus voisin, au pied duquel ils avaientdécouvert un lit considérable d'argile qui peut-être nousfournirait plus tard de la porcelaine. Elle prétendait aussiavoir reconnu une espèce de fève sauvage grimpante, quis'attachait comme le lierre aux tiges des grands arbres.Enfin ils avaient employé les bêtes de somme à transporterune provision de bambous pour nous préparer lespremiers matériaux de l'édifice projeté.

Je la remerciai de ses peines, dont je comptais tirer partien temps convenable. Pour commencer le cours de mesexpériences, je pris une couple des morceaux de l'argilenouvellement découverte, et je les plaçai au milieu d'ungrand brasier allumé pour la nuit. Nos chiens firent le cercleaccoutumé autour du foyer, et les enfants fatiguéss'étendirent sous le toit léger de la tente. Après avoirallumé une de nos torches, je pris ma place à l'entrée, etbientôt le Ciel fit descendre sur notre habitation un sommeilbienfaisant.

Le lendemain, mon premier soin fut de courir au foyer, oùje trouvai mes deux morceaux d'argile parfaitement vitrifiés.Seulement la fusion avait peut-être été trop rapide,

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inconvénient auquel je me proposai de remédier plus tard.En un instant nos devoirs de piété furent accomplis, notredéjeuner avalé, le chariot attelé, et nous prîmes le cheminde la caverne, dans le voisinage de laquelle nousarrivâmes bientôt sans le moindre accident.

Au moment où l'entrée de la caverne commençait às'apercevoir, Fritz, qui nous précédait de quelques pas,s'écria à demi-voix: «Alerte! alerte! si vous voulez voir unetroupe de coqs dinde qui nous attend probablement pourcélébrer les funérailles des défunts. Mais il paraît qu'il y a làun veilleur de morts qui les tient à distance du litmortuaire.»

Après avoir fait quelques pas en avant, nous aperçûmeseffectivement un gros oiseau dont le cou dépouillé et d'unrouge pâle était entouré d'un collier de plumes blanchesdescendant sur la poitrine; le plumage du corps et desailes me parut d'un brun foncé, et ses pieds crochussemblaient armés de serres redoutables.

Ce singulier gardien tenait l'entrée de la caverne commeassiégée, de manière à en interdire l'approche auxoiseaux plus petits qui planaient au-dessus des cadavres.

Il y avait quelques instants que nous considérions cebizarre spectacle, lorsque j'entendis au-dessus de ma têtecomme un bruit pesant d'ailes, et en même tempsj'aperçus une grande ombre se projeter sur le sable dans ladirection de la caverne.

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Nous nous regardions tous avec étonnement, lorsque Fritzfit feu en l'air, et nous vîmes un oiseau énorme tomber surla pointe du rocher, où il se brisa la tête, tandis que sonsang s'échappait par une large blessure.

Un long cri de joie succéda à notre silence, et les chienss'élancèrent sur les traces de Fritz, au milieu d'une nuéed'oiseaux sauvages qui nous saluaient de leurs crisdiscordants. Cependant le gardien de la caverne hésitaencore à abandonner son poste; enfin, lorsque Fritz n'étaitplus qu'à une portée de pistolet, il se leva lentement, ànotre grand regret, et, s'élançant dans les airs d'un volmajestueux, nous le vîmes bientôt disparaître à nosregards. Mais Ernest abattit encore un retardataire.

«Ah! dis-je à Fritz, voilà de diligents croque-morts. Encoreun jour, et ils nous auraient épargné toute la peine desfunérailles. Ce sont de véritables tombeaux vivants, où lescadavres disparaissent aussi vite et aussi sûrement quedans le meilleur sarcophage.»

À ces mots, j'entrai avec précaution dans la caverne, et jereconnus avec joie que les deux cadavres étaient encoreintacts, à l'exception des yeux et de la langue. Je mefélicitai de ce que nous étions arrivés à temps pour sauverle reste.

Alors commença la visite de nos deux victimes ailées,dont l'odeur ne trahissait que trop la nature et l'espèce.Toutefois ma femme ne renonçait pas à son idée favorite,

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que nous avions devant les yeux des poules dinde. Aprèsun examen approfondi, il fallut se résoudre à lesreconnaître pour des oiseaux de proie: l'un pour le vautournoir ou l'urubu du Brésil; l'autre pour le condor.

Nous nous mîmes en devoir de dresser notre tente àl'entrée de la caverne, de manière à appuyer son extrémitésur le rocher. En faisant tomber quelques éclats de pierrequi gênaient notre travail, je m'aperçus que l'intérieur durocher était formé d'une espèce de talc, traversé par desveines d'asbeste; je reconnus aussi dans les fragmentsquelques traces de verre fossile, dont la découverte mecharma.

Il s'agissait maintenant de dépouiller sans retard les deuxterribles animaux. Pour rendre l'opération plus facile, nousles suspendîmes à une forte tige de bambou, solidementfixée dans le sol de la caverne, pendant que ma femmeétait chargée de construire un foyer et de déterrer les œufsd'autruche, afin de les exposer aux rayons du soleil.

Les deux ours me donnèrent beaucoup de peine, tant àcause de la difficulté de l'opération qu'en raison del'adresse dont il fallait faire preuve pour dépouiller la têtesans gâter la peau.

«Mais, à propos, que voulez-vous faire de ces deuxtêtes? demandai-je aux enfants lorsque je fus venuheureusement à bout de mon entreprise.

FRITZ. Nous nous en ferons des masques de guerre pour

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FRITZ. Nous nous en ferons des masques de guerre pouraller à la rencontre des sauvages. Les insulaires de Taïti etdes îles Sandwich ont coutume d'en porter de pareils.

ERNEST. Il vaudrait bien mieux nous en faire desmanteaux à la manière des anciens Germains, enconservant la tête en guise de casque, de façon que lagueule béante paraisse menacer l'ennemi.

MOI. Nous verrons à nous décider lorsque j'aurai mis ladernière main à mon ouvrage. Peut-être faudra-t-il nouscontenter d'en faire un nouvel ornement pour notremuséum.»

Nous ne quittâmes notre travail que pour obéir à la voix dema femme, qui nous annonçait l'heure du dîner.Remarquant à la fin du repas un reste d'eau tiède dans lamarmite, j'appelai les enfants pour leur dire que je seraiscurieux de savoir dans quel état se trouvaient les œufsd'autruche, ajoutant que, si l'intérieur était gâté, je ne voyaispas la nécessité de nous charger plus longtemps d'unfardeau inutile.

FRITZ. «Mais comment saurons-nous à quoi nous entenir? Faudra-t-il casser les œufs? et, dans ce cas, à quoipeut servir l'eau de la marmite?

MA FEMME. Nous y plongerons les œufs, et, si quelquemouvement se fait remarquer dans l'eau, qu'en faudra-t-ilconclure pour la nature du contenu?

JACK. Ah! je comprends. Mais pourquoi prendre de l'eau

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tiède?

MA FEMME. Parce que l'eau froide ou bouillanteamènerait infailliblement la mort du petit.»

L'épreuve eut lieu immédiatement, et elle nous donna latriste assurance que l'œuf était sans vie.

Les enfants voulaient immédiatement briser la coquille;mais je m'y opposai, en faisant observer qu'elle pourraitnous servir en guise de tasse ou d'écuelle.

FRITZ. «J'aurais pourtant grand plaisir à voir si l'autrucheest déjà formée.

MOI. Eh bien, partage la coquille en deux moitiés, commeles calebasses, de manière qu'elle nous puisse être dequelque utilité.

FRITZ. Elle est trop dure pour que je vienne à bout de lapartager avec un simple fil.

MOI. Je le pense comme toi. Nous allons donc avoirrecours à un moyen plus puissant. Prends un cordon decoton, que tu tremperas dans le vinaigre. Maintenantentoure l'œuf de ton cordon, que tu auras soin d'humecterde vinaigre frais à mesure que l'ancien se desséchera, etnous ne tarderons pas à voir le cordon pénétrer peu à peula substance calcaire de la coquille, et parvenir bientôt à lapartie molle de l'œuf. Alors la coquille se séparera sanspeine en deux parties égales, qui deviendront de vraies

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écuelles.»

Le reste du jour s'écoula rapidement parmi les travauxdivers qui nous occupaient. Toutefois je finis par songer àmes tortues, qui depuis la veille étaient demeurées dansma gibecière; après les avoir plongées dans l'eau et leuravoir présenté quelque nourriture, je les fis tomber au fondd'un sac, qui dut leur servir de demeure jusqu'à notre retourà l'habitation.

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CHAPITRE XIIPréparation de la chair de l'ours.—Le

poivre.—Excursion dans la savane.—Lelapin angora.—L'antilope royale.—

L'oiseau aux abeilles et le verre fossile.

J'employai encore un jour avant de terminer mon travail.Après avoir enlevé les peaux avec assez de succès, jepartageai le corps par quartiers, en ayant soin de mettreles pieds à part. Le reste de la chair fut coupé partranches, à la manière des boucaniers des Indesoccidentales. Quant au lard, que j'avais réservé avec leplus grand soin, ma femme se chargea de le fondre, afind'en faire usage dans la cuisine en guise de graisse ou debeurre.

Les deux ours et le pécari nous donnèrent environ unquintal de graisse fondue, que je fis enfermer dans un barilde bambou afin d'en opérer le transport pluscommodément. Les carcasses et les entrailles furentabandonnées aux oiseaux, qui en eurent bientôt faitdisparaître jusqu'à la dernière trace. Grâce à leur activité,les deux crânes se trouvèrent en état de figurer avechonneur dans notre cabinet d'histoire naturelle. Les peaux

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furent salées, lavées et séchées, après avoir été nettoyéesaussi parfaitement que possible à l'aide de nos couteaux.

Pour préparer notre viande, je me contentai d'entretenircontinuellement autour d'elle une épaisse fumée, et,comme nous nous trouvions trop loin pour mettre àcontribution les feuilles du ravensara, il fallut nous contenterdes arbrisseaux voisins, au milieu desquels nous eûmes lebonheur de rencontrer plusieurs bois aromatiques.

Je remarquai une plante grimpante dont les feuillesfortement odorantes présentaient une grande analogieavec la feuille de lierre. La tige, presque semblable au cepde vigne, portait comme lui des espèces de grappes depetites baies moitié rouges, moitié vertes; ce que j'attribuaià leurs différents degrés de maturité. Le goût en était sipiquant et en même temps si aromatique, que je n'hésitaipas à prononcer que nous venions de découvrir la vraieplante à poivre: découverte précieuse dans un climat où lesépices sont d'un si grand usage et d'une si grande utilité.

Les enfants furent chargés de me rapporter une provisionde ces petites grappes, dont nous détachâmes les baies,en ayant soin de séparer les rouges et les vertes. Lespremières furent mises dans une infusion d'eau de sel, etles autres exposées aux rayons du soleil. Le lendemainnous les retirâmes de l'eau pour les frotter dans nos mainsjusqu'à ce qu'elles fussent devenues blanches comme laneige. Nous obtînmes ainsi en peu de temps environ vingt-cinq livres de poivre blanc et de poivre noir, provision

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suffisante pour nos premiers besoins. J'eus soinégalement de faire mettre à part un certain nombre derejetons de cette plante précieuse, afin d'en essayer laculture dans le voisinage de notre demeure.

Ce travail terminé, voyant que nous n'avions plus rien depressé à entreprendre, je résolus de mettre à l'essai lesforces et le courage de mes jeunes compagnons. Ilsreçurent donc la permission de se préparer à une secondeexcursion dans la savane, pour s'y livrer à la chasse ou àde nouvelles découvertes.

Tous acceptèrent la proposition avec joie, à l'exceptiond'Ernest, qui demanda et obtint la permission de resterauprès de nous. Franz, que j'aurais préféré retenir, mesupplia si instamment de le laisser partir avec ses frères,qu'il me fut impossible de résister à ses prières. Aussitôtles trois voyageurs s'élancèrent vers leurs montures, quipaissaient tranquillement à quelques pas de la grotte, ettout fut bientôt prêt pour le départ. Ernest aida ses frèresde la meilleure grâce, en leur souhaitant d'heureusesrencontres et une suite non interrompue d'aventures et dedécouvertes.

Les voilà abandonnés à la providence de Dieu, pensai-jealors en moi-même, livrés à leur propre prudence et à leurspropres ressources. Le Ciel peut leur enlever notreprotection d'une manière imprévue, et il faut qu'ils setiennent prêts à tirer toutes leurs ressources d'eux-mêmes.Au reste, je suis plein de confiance dans le courage et le

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sang-froid de Fritz: d'ailleurs les voici bien montés, bienarmés, et ce n'est pas la première occasion où ils aurontmontré du cœur et de l'intelligence. Que le Ciel lesaccompagne, ajoutai-je en soupirant. Celui qui a ramenédeux fois les fils de Jacob à leur vieux père étendra saprotection sur les trois enfants d'un de ses plus fidèlesserviteurs.

À ces mots, je retournai paisiblement à mon travail,pendant qu'Ernest se livrait à son expérience sur l'œufd'autruche. Bientôt il s'écria: «La coquille est traversée,mais l'œuf ne se partage pas encore. Ah! ah! j'aperçois lepoussin; il ne reste plus qu'une pellicule assez tendre pourla trancher avec le couteau.

—C'est fort bien.... Mais tu aurais dû t'attendre àrencontrer cette pellicule, car tu as assez brisé d'œufs dansta vie pour en observer l'existence. Les œufs ne sont, dansl'origine, qu'une simple pellicule, autour de laquelle seforme plus tard l'enveloppe calcaire que nous appelons lacoquille.»

Je lui présentai mon couteau, à l'aide duquel il eut bientôtachevé l'opération si longtemps attendue. Lorsque les deuxmoitiés de l'œuf furent séparées, nous trouvâmes l'intérieuren assez bon état; seulement le poussin était sans vie, et jeconjecturai qu'il lui aurait fallu encore dix à douze joursavant d'éclore. Au reste, nous résolûmes de le laisser danssa coquille jusqu'au retour de nos trois chasseurs.

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Ernest vint alors m'aider dans mon travail, et, après avoirdétaché un bloc de talc assez considérable, nous eûmes lebonheur de découvrir une couche épaisse de verre fossile,autrement appelé sélénite. Pour le moment je me contentaid'en détacher deux tables transparentes d'environ deuxpieds de hauteur, qu'il me sembla facile de fendre encarreaux de l'épaisseur d'un miroir ordinaire. Ma femme,ordinairement si indifférente à nos découvertes, ne putretenir l'expression de sa joie à la vue de cette mineprécieuse qui lui promettait une riche provision de vitres,dont la privation nous avait été si pénible jusqu'à ce jour. Jedoute fort que, même en Russie, où se trouvent les plusriches veines de sélénite, il eût été commun d'en rencontrerune aussi précieuse, tant pour la grandeur que pour latransparence des échantillons.

Ma femme prépara pour le souper un morceau d'oursmariné, et nous fîmes cercle autour du feu en attendantimpatiemment le retour de nos chasseurs.

«Papa, me dit Ernest, ne pourrions-nous pas nousarranger ici une caverne comme celle de Robinson? Laplace est toute disposée et demande peu de travail.

MOI. Je serais assez de cet avis; car elle a deux fois servid'asile à des hôtes dangereux, dont il faut prévenir leretour. D'ailleurs elle est devenue trop importante depuisnotre dernière découverte pour songer à l'abandonner.

ERNEST. Nous planterons à une certaine distance de

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l'entrée deux ou trois rangs de jeunes arbres, qui netarderont pas à former un rempart impénétrable, et nousaurons une échelle pour nous introduire dans la forteresse.Une pareille retraite nous mettrait à l'abri de tout danger.

MOI. Fort bien, mon jeune ingénieur. Il ne s'agit plus quede trouver un nom à notre ouvrage: le Fort de la Peur, parexemple.

ERNEST. Non pas, je vous en prie; le Fort de l'Ours seraitune dénomination plus sonore et plus imposante.

MOI. En effet, voilà un nom aussi imposant queconvenable. Je suis très-satisfait de ton imagination cematin. Nous songerons à tes plans lorsque notreconstruction de là-bas sera un peu plus avancée. Tonprojet mérite examen, puisqu'il laisse entrevoir les moyensd'exécution.»

Notre conversation fut interrompue à cet endroit par unbruit de pas précipités; au même instant nous vîmes noschasseurs se diriger vers le camp avec des crisd'allégresse. Les trois cavaliers sautèrent légèrement àbas, permettant à leurs montures d'aller retrouver les graspâturages de la prairie. Jack et Franz rapportaient chacunun chevreau en bandoulière. Fritz avait sa gibecièrependue à l'épaule droite, et le mouvement des courroiesindiquait clairement la présence d'une créature vivante.

«Bonne chasse! s'écria Jack du plus loin qu'il m'aperçut.

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Voici deux vigoureux sauteurs, que nous avons poursuivisavec tant d'opiniâtreté, qu'ils ont fini par se laisser prendreà la main. Voyez, maman, voici de nouvelles cravates à laRobinson.

—Oui, s'écria Franz; et Fritz a une paire de lapinsangoras dans sa gibecière; nous aurions pu rapporteraussi un rayon de miel dont un coucou nous a montré lechemin.

—Vous oubliez le meilleur, interrompit Fritz à son tour:nous avons fait entrer une troupe d'antilopes dans notreparc, par l'ouverture de l'Écluse, de sorte que nouspourrons les chasser tout à notre aise, ou les prendrevivants si nous voulons.

MOI. Oh! oh! voilà bien de la besogne; mais Fritz oublieaussi la plus importante: c'est que Dieu vous a ramenéssains et saufs dans les bras de vos parents. Et maintenantfaites-moi un récit détaillé de votre expédition, afin que jevoie s'il n'y a pas à en tirer quelque bonne résolution pourl'avenir.

FRITZ. En vous quittant, nous descendîmes la prairie, etnous ne tardâmes pas à entrer dans le désert et à noustrouver sur une hauteur qui nous permettait d'embrasserd'un coup d'œil tout le paysage environnant. En promenantnos regards çà et là, nous découvrîmes bientôt, auprès dugué du Sanglier, deux troupes d'animaux que je pris pourdes chèvres, des antilopes ou des gazelles. L'idée me vint

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aussitôt de les chasser du côté de l'Écluse, afin d'enrichirnotre vallée de ces nouveaux hôtes. Nous nous hâtâmesalors de prendre les chiens en laisse, sachant parexpérience que les bêtes sauvages ne redoutent pasmoins leur approche que celle de l'homme.

«Arrivés à une distance convenable, nous jugeâmes àpropos de diviser nos forces. Franz se dirigea vers leruisseau, Jack prit le milieu, et moi je m'élançai au galopvers le torrent. Une fois parvenus à nos postes respectifs,nous commençâmes à nous rapprocher insensiblement,chacun se dirigeant vers l'Écluse. Lorsque les animauxnous aperçurent, ils commencèrent à manifester quelquesurprise, penchant la tête de notre côté et dressant lesoreilles avec inquiétude. Ceux qui étaient couchés serelevaient en sursaut, et les petits se réfugiaient sous laprotection de leurs mères. Mais ce fut seulement lorsque jeme trouvai près du gué du Sanglier que je les vis devenirtout à fait inquiets et faire mine de prendre la fuite. Alors jedonnai le signal convenu: les trois chiens furent lâchés à lafois; pressant nos montures, nous nous élançâmes aumilieu de la troupe effrayée, qui se précipita en désordrevers le passage de l'Écluse; et bientôt, à notre grande joie,nous les vîmes disparaître dans les profondeurs de notrevallée. Je fis aussitôt cesser la poursuite en rappelant leschiens, qui n'obéirent qu'à regret à nos cris réitérés.

MOI. Voilà qui est admirable. Et maintenant je n'ai plusd'autre inquiétude que de savoir au juste à quoi nous en

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tenir sur le compte des nouveaux habitants de notre vallée.

FRITZ. Il me semble avoir reconnu parmi les fuyards lebouc bleu, si rare maintenant au Cap, selon les récits desvoyageurs. J'ai remarqué aussi plusieurs animaux qui deloin ressemblaient à de petites vaches, et d'autres demoindre taille, qu'à l'aspect de leurs cornes j'ai crureconnaître pour des gazelles.

MOI. Voici notre solitude peuplée de nouveaux habitantsqui seront les bienvenus, pourvu qu'ils ne soient pas déjàparvenus à s'échapper de notre paisible domaine.

FRITZ. Ce fut aussi ma première inquiétude, et noustînmes conseil pour prévenir cette funeste évasion. Jackpensait qu'il aurait suffi d'attacher un des chiens à l'entréedu passage; mais je réfléchis que le chien finirait parronger sa corde, ou qu'il pourrait devenir la proie deschacals. Franz était d'avis de disposer un fusil dont ladétente partirait d'elle-même au moyen d'une cordeattachée aux deux extrémités du passage. Cette dernièreidée m'en suggéra une plus simple dont l'exécution neprésentait aucun obstacle: c'était de tendre une corde danstoute la largeur de l'ouverture, et d'y attacher les plumesd'autruche que nous avions par bonheur conservées à noschapeaux. Je pensai que cet épouvantait suffirait pourécarter des animaux aussi timides que l'antilope et lagazelle, et les faire renoncer à tout projet d'évasion.

MOI. À merveille, mon cher Fritz! ton expédient ne peut

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manquer de réussir, pour aujourd'hui du moins; et cette nuitles hurlements des chacals suffiront pour retenir les captifsdans notre paradis. Mais, à propos, que vas-tu faire de teslapins angoras? Cet animal est trop nuisible pour luiaccorder l'entrée de notre domaine.

FRITZ. Mais, cher père, n'avons-nous pas à notredisposition deux îles désertes que nous pourrions peuplersans inconvénient de ces jolis petits animaux? En y faisantquelques plantations de choux et de navets, et en ytransportant le superflu de nos patates pour la mauvaisesaison, nous pourrons y laisser multiplier les lapins sansinquiétude. Ils nous fourniront une ample provision defourrures pour notre chapellerie, car nous n'aurons pastoujours Ernest pour mettre en déroute une armée de rats-castors.

MOI. Ton plan est excellent, et pour récompenser l'auteurje lui en confierai l'exécution. Dis-moi maintenant comments'est passée la capture des lapins angoras.

FRITZ. Nous en rencontrâmes une troupe, à notre retour,dans le voisinage des rochers qui séparent la prairie dudésert. Malgré toute la vitesse de nos montures et l'ardeurde nos chiens, il eût, été impossible de s'en rendre maîtresi je n'eusse songé à me servir de mon aigle. Il fondit sureux avec tant d'impétuosité, qu'il les força de se blottir, etj'en pris sans peine un couple avec la main.

JACK. Sera-ce bientôt à notre tour de raconter, papa?

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Les lèvres me brûlent, et nos exploits, à Franz et à moi, nesont pas moins mémorables.

MOI. Cela se comprend, du reste: des voyageurs aussiintelligents que vous ne manquent jamais d'aventures;seulement elles sont souvent d'une nature moins agréable.Dites-moi donc comment vous avez pris ces deux animaux.

JACK. À la course, cher père, à la course. Mais il nous ena coûté de la peine, je t'en réponds. Pendant que Fritzcourait sur les traces de ses lapins, nous continuionstranquillement notre route, lorsque nous vîmes les chienss'élancer vers un taillis, d'où ils firent lever deux animauxque je pris pour des lièvres, et qui s'échappèrent avecrapidité; mais nous fûmes bientôt sur leurs traces, et leschiens ne leur laissèrent pas une minute de repos. Au boutd'un quart d'heure, ils tombèrent épuisés de fatigue, etnous reconnûmes dans nos prétendus lièvres deux jeunesfaons, dont la capture est bien autrement importante.

MOI. Ce sont plutôt deux jeunes antilopes, si je ne metrompe, et elles sont les bienvenues.

JACK. Voilà, j'espère, une chasse intéressante. Je puisvous assurer que Sturm est un intrépide coureur: il a forcésa proie deux minutes au moins avant Brummer. Mais ilfaut ajouter que Franz s'est rendu maître de sa prise sansavoir besoin de moi. Après avoir frotté de vin de palmierles membres fatigués de nos pauvres prisonniers, nous leschargeâmes sur nos épaules, et, remontant à cheval, nous

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eûmes bientôt rejoint Fritz; vous pouvez penser s'il ouvrit degrands yeux à la vue de notre capture.

MOI. Si la chasse a bien réussi, d'où te vient ce visagegonflé, que je regarde depuis une heure? As-tu fait lafuneste découverte d'un essaim de moustiques?

JACK. Mes blessures n'ont rien que d'honorable et dechevaleresque. En retournant vers l'habitation, nousremarquâmes un oiseau inconnu, qui voltigeait autour denous, s'arrêtant lorsqu'il nous avait précédés de quelquespas, et reprenant son vol aussitôt que nous l'approchions,comme s'il eût voulu nous guider vers un but inconnu, oubien se moquer de nous. Franz était du premier avis, etmoi du second. Je saisis donc mon fusil, et j'allais ajuster lemauvais plaisant, lorsque Fritz m'arrêta, en faisant laréflexion que, mon arme étant chargée à balle, il pourraitbien m'arriver de manquer mon coup.»

«Il vaut mieux, ajouta-t-il, suivre ce singulier oiseau poursavoir où il veut nous mener; je suis presque tenté de croireque c'est l'oiseau aux abeilles, dont j'ai lu la description.»

Le conseil de Fritz fut suivi, et nous ne tardâmes pas àarriver près d'un nid d'abeilles, placé dans la terre, etautour duquel les jeunes essaims voltigeaient enbourdonnant, comme autour d'une véritable ruche. Nousfîmes halte aussitôt pour tenir conseil sur le plan d'attaque;mais, en dépit de toute notre sagesse, rien ne se décidait.Franz se rappelait trop bien sa mésaventure de Falken-

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Horst pour se hasarder une seconde fois dans un combatcontre ces redoutables ennemis. Fritz, en général habile,se montrait plein d'ardeur pour le conseil, mais peu zélépour l'exécution. Le plus court, selon lui, était de détruirel'essaim avec les mèches soufrées dont nous avionsjustement une provision avec nous. Sauter à terre, allumerune mèche, l'introduire dans l'ouverture de la ruche, toutcela fut l'affaire d'un instant; mais aussi quelle révolutions'ensuivit! Jamais je n'aurais pu penser que de si faiblesanimaux pussent offrir un spectacle aussi formidable. Oneût dit que la terre vomissait des essaims d'abeilles; j'eneus bientôt un nuage autour de moi, et elles ne tardèrentpas à me mettre le visage dans l'état où vous le voyez, sibien qu'il me resta à peine le temps de m'élancer sur moncoursier et de prendre la fuite au grand galop.

MOI. Voilà le châtiment de ton attaque imprudente. Touten louant ton courage, il faut blâmer ta témérité. Maintenantva trouver ta mère, qui te lavera le visage, afin de calmer ladouleur de tes blessures. Pour nous, occupons-nous dedélivrer nos pauvres prisonniers, et je vous ferai part à montour du résultat de mes découvertes. En dernier lieu, nousnous régalerons d'un plat de pied d'ours que votre mère vanous préparer.»

Sans perdre un instant, j'employai tous nos travailleurs àtresser des baguettes qui reçurent la forme d'un panierarrondi de dimension ordinaire. Notre ouvrage terminé, jefis mettre un peu de foin au fond de cette nouvelle prison,

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qui reçut aussitôt les deux jeunes antilopes. C'étaienteffectivement de charmants animaux. Ils n'avaient pas plusde dix à douze pouces de hauteur, et leurs membres fins etdélicats ne pouvaient laisser aucun doute sur leur espèce.Après avoir fermé l'ouverture du panier, je pris la peine dele suspendre à un arbre, afin de mettre ses habitants àl'abri de tout danger. L'expérience avait si bien réussi, quenous résolûmes d'adopter le même système relativementaux lapins angoras.

Pendant ce temps les enfants se disputaient assezvivement pour savoir dans quelle partie de notre domainenous lâcherions les antilopes. Les uns prêchaient pour lelieu le plus voisin de notre habitation; les autresproposaient l'île destinée aux lapins, parce qu'en prévenanttoute évasion de la part de nos légers prisonniers, elle lesmettait à l'abri de la dent des chiens. Le premier partipromettait plus d'agréments; mais le second présentaitplus de sécurité. Ce fut donc celui que j'adoptai; car lapremière question pour moi était la sûreté de nos nouveauxhôtes. J'avais aussi l'espérance de les voir bientôt semultiplier et peupler leur retraite de la manière la plusagréable pour nous. L'île aux Requins fut choisie pour leparc futur, comme la plus voisine de notre demeure, et lesenfants reçurent ma proposition avec plaisir, car leurpremier vœu était la sûreté et le bien-être de leurs jolisprisonniers.

Ce qui préoccupait le plus vivement ma femme, c'était la

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conduite de l'oiseau qui avait guidé les enfants avec tantde confiance vers la ruche souterraine. L'homme n'étaitdonc pas inconnu dans cette contrée, que j'avais crueinhabitée jusqu'alors? Et comment l'oiseau pouvait-il avoirappris que le miel est une riche proie pour le chasseur, quine laisse jamais son industrie sans récompense?L'intérieur du pays serait-il habité, et par quelle raced'hommes? Ou bien l'oiseau exerce-t-il son instinct auprofit des singes, des ours, et de tous les animauxamateurs de miel, aussi bien qu'au profit de l'homme? Onpouvait croire aussi sans invraisemblance que l'oiseau aubec impuissant avait besoin de l'aide d'un animal plusvigoureux, lorsque son instinct lui avait fait découvrir un nidd'abeilles dans la fente d'un rocher ou dans le tronc d'unarbre.

En attendant, je résolus de redoubler de zèle et desurveillance afin de prévenir toute catastrophe imprévue.En conséquence, non content de mes premiers projets defortifications, je conçus un second plan, qui consistait àélever une batterie de deux canons sur la pointe la plushaute de l'île aux Requins, afin de protéger le passage ducôté de la mer. Je songeai en même temps à changer lepont du ruisseau du Chacal en un pont-levis ou en un ponttournant.

Pour achever les merveilles de cette mémorable journée,je fis voir aux chasseurs mes échantillons de verre fossile,dont la découverte excita une satisfaction générale. Mais la

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joie redoubla lorsque ma femme vint nous appeler pour lerepas, et fit paraître à nos yeux le fameux rôti de piedd'ours. Au commencement personne n'en voulait goûter,parce que l'un de nous eut le malheur de leur trouver uneressemblance éloignée avec la main de l'homme; sur quoiJack s'était écrié, comme l'ogre du petit Poucet: «Je sensla chair fraîche;» mais, lorsque les morceaux furentdécoupés, le fumet qui s'en éleva fit disparaître touterépugnance, et chacun se vit forcé d'avouer que nousavions là un rôti des plus délicats.

Après le dîner, je fis allumer les feux de nuit et préparerdes torches pour le cas où ils viendraient à s'éteindre; cardurant notre séjour dans la caverne nous avions toujours lanuit deux grands feux allumés, tant pour prévenir l'attaquedes animaux sauvages que pour achever de fumer notrechair d'ours, dont la préparation nous eût retenus troplongtemps sans cette précaution.

Le Ciel nous envoya bientôt un sommeil paisible, et qui nefut troublé par aucun accident fâcheux.

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CHAPITRE XIIICapture d'une autruche.—La vanille.—

L'euphorbe et les œufs d'autruche.

Au lever du jour, j'éveillai les enfants pour commencer lespréparatifs de départ. Nos occupations tiraient à leur fin.La chair d'ours était fumée, la graisse préparée etrenfermée dans des tiges de bambou. D'ailleurs la saisondes pluies approchait, et nous ne nous souciions pas del'attendre à une pareille distance de notre demeure et detoutes nos ressources. Je ne voulais pas non plus renonceraux œufs d'autruche ni à ma gomme d'euphorbe, et,malgré la distance, il était facile de rapporter tout cela enfaisant la route à cheval, ce qui nous épargnait la moitié dutemps.

C'est par suite de cette résolution que je fis mettre tout lemonde sur pied, et bientôt, munis des provisionsnécessaires, nous nous mîmes en route pour l'expéditionprojetée.

Pour cette fois Fritz m'avait prêté sa monture, et il avaitpris notre jeune âne. Ernest demeura près de sa mère, àlaquelle il pouvait être d'un plus grand secours que le petitFranz. Nous leur laissâmes aussi les jeunes chiens Braun

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et Falb; après quoi la petite caravane se mit en routepleine de confiance et d'ardeur.

Nous suivions de nouveau le cours de la vallée commedans notre première expédition, mais dans la directioncontraire. Nous ne tardâmes pas à rencontrer l'étang auxTortues, dont nous profitâmes pour remplir noscalebasses, et nous atteignîmes bientôt le Champ desArabes; nom que je donnai par dérision à la hauteur dusommet de laquelle nous avions pris les autruches pourdes cavaliers du désert.

Jack et Franz partirent en avant, et je les laissai faire, ensongeant que dans cette plaine immense j'étais sûr de nepas les perdre de vue. Je résolus même de faire une halteavec Fritz pour ramasser la gomme d'euphorbe que j'avaispréparée dans notre dernière expédition, et que les rayonsdu soleil devaient avoir suffisamment desséchée. Nousnous mîmes donc en devoir de visiter les tigesenvironnantes, et de déposer la précieuse liqueur dans unetige de bambou apportée à cet effet. Ma prévoyance futrécompensée par une abondante récolte, car les tiges setrouvaient pleines de suc, et mes entailles avaient étépratiquées avec autant de soin que d'intelligence.

«C'est une plante très-vénéneuse, dis-je à Fritz; je comptel'employer en cas d'attaque sérieuse de la part des singessur nos plantations; et, à toute extrémité, j'essaieraid'empoisonner leurs eaux, malgré toute ma répugnancepour ce cruel moyen. C'est aussi une recette infaillible

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contre les insectes qui pourraient s'introduire dans notrecabinet d'histoire naturelle; mais je me garderai bien depropager une plante aussi dangereuse dans les environsde notre demeure.»

Notre récolte terminée, nous remontâmes à cheval poursuivre les traces de nos éclaireurs. Ils étaient déjàenfoncés dans la savane, et nous avions de la peine à lesdistinguer. Selon nos conjectures, ils devaient se trouverdans le voisinage du nid d'autruche et s'en approcher parderrière, afin de rabattre les oiseaux de notre côté, s'ils setrouvaient sur leur nid; car on sait que chez l'autruche lemâle partage avec la femelle le soin de couver les œufs, etque souvent plusieurs femelles réunissent leurs œufs dansun seul nid qu'elles couvent alternativement.

Fritz, qui avait résolu de prendre vivante la premièreautruche qu'il rencontrerait, avait eu la précaution de garnirde coton le bec de son aigle, afin de n'avoir pas à redouterune catastrophe pareille à celle qui avait ensanglanté notrepremière chasse. Je lui avais rendu sa monture, pluspropre que notre ânon à la poursuite de l'autruche. Nousnous portâmes chacun de notre côté à une certainedistance du nid, attendant avec impatience le momentd'agir.

Quelques instants s'étaient à peine écoulés, lorsque je visplusieurs masses vivantes sortir du taillis, dans levoisinage immédiat du nid, et se diriger vers nous avecune extrême rapidité. Nous demeurâmes si fermes, que les

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pauvres animaux ne nous aperçurent pas, ou du moinsnous crurent moins dangereux que les chiens déjà sur leurstraces. Leur course était tellement rapide, que bientôt nousreconnûmes un mâle qui avait fait partie de la troupeantérieure, ou qui avait remplacé celui dont la mort nouscausait tant de regrets. Il devint aussitôt le but de nospoursuites. Les femelles étaient au nombre de trois, etelles marchaient immédiatement sur ses traces. Lorsqu'ilfut à une portée de pistolet, je lui lançai mon lazo, maisavec tant de maladresse, qu'au lieu d'atteindre une cuisseou une jambe, il alla frapper l'extrémité des ailes, où ils'embarrassa à la vérité, mais sans retarder la fuite del'animal, qui, effrayé de cette brusque attaque, changeasubitement la direction de sa course.

Les femelles se dispersèrent à droite et à gauche; maisnous les abandonnâmes à leur fortune pour courir sur lestraces du mâle. Jack et Franz s'élancèrent de leur côtépour aller presser Fritz de donner le signal décisif. Celui-cilâcha son aigle, qui commença par planer au-dessus del'autruche sans faire mine de l'attaquer. L'approche de cenouvel ennemi acheva de dérouter le pauvre animal, qui semit à courir çà et là, sans suivre désormais aucune route,de manière que nous eûmes le temps de l'approcher. Dansce moment l'aigle planait si bas, que ses ailes touchaientpresque la tête de l'autruche; Jack prit son temps, et lançason lazo avec tant de bonheur, qu'il atteignit la jambe dufuyard. L'animal tomba, et sa chute fut suivie d'un cri devictoire. Nous arrivâmes à temps pour écarter l'aigle et les

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chiens, et pour empêcher le prisonnier de se débarrasserde ses liens.

Cependant les efforts désespérés de l'autruche pourdégager ses jambes nous faisaient craindre qu'elle neparvînt à rompre ses liens et à nous échapper. Nousn'osions l'approcher de ce côté; mais elle n'était guèremoins terrible de l'autre, à cause de ses formidables coupsd'ailes. La position devenait critique: nous regardions ensilence ses terribles moyens de défense, contre lesquelsnos efforts devenaient inutiles, puisque la premièrecondition était de ne pas blesser l'animal grièvement. Enfinj'eus l'heureuse idée de jeter mon mouchoir sur sa tête etde le lui attacher fortement autour du cou. Alors nouseûmes beau jeu; car, aussitôt que l'autruche eut perdul'usage de ses yeux, elle se laissa lier et garrotter sansrésistance. Nous commençâmes par lui attacher lesjambes et les pieds, de manière à lui laisser la liberté demarcher, sans lui permettre de courir; ensuite je lui entouraile corps d'une large ceinture de peau de chien de mer, quilui emprisonnait les ailes.

Malgré tout, Fritz élevait encore des doutes sur lapossibilité d'apprivoiser l'animal et de l'employer à destravaux utiles.

MOI. «Tu as donc oublié comment les Indiens s'y prennentpour apprivoiser leurs éléphants?

FRANZ. Non, sans doute: ils l'attachent entre deux

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éléphants apprivoisés, après lui avoir fortement lié latrompe pour lui enlever toute défense, et alors il faut bienque le prisonnier obéisse; car, s'il fait le récalcitrant, sesdeux chefs de file tombent sur lui à coups de trompe, tandisque les cornacs le frappent sans relâche de leurs épieuxderrière les oreilles.

JACK. Alors il faudrait avoir deux autruches apprivoiséespour appliquer le même système à notre prisonnier, àmoins de l'attacher entre Fritz et moi: ce qui serait unemauvaise ressource.

MOI. Pourquoi faudrait-il nécessairement deux autruchespour en dompter une troisième? N'avons-nous pas d'autresanimaux aussi forts? Pourquoi Sturm et Brummer neferaient-ils pas l'office de chefs de file; et Jack et Franzcelui de cornacs? Mais il faut avoir la précaution d'attacherfortement les jambes de notre prisonnier.»

Les trois enfants firent un saut de joie en s'écriant: «Voilàun moyen excellent! Il ne peut manquer de réussir.»

Je me mis alors en devoir de passer sous les ailes del'autruche deux nouvelles courroies moins fortes que lapremière, et assez longues pour qu'en les tenant parl'extrémité on ne courût aucun risque d'être atteint. Lapremière fut passée dans les cornes de Brummer, et laseconde dans celles de Sturm. Mes deux Jeunes cornacsreçurent l'ordre de prendre place sur leurs montures, et dese montrer attentifs, car je m'étais mis en devoir de délivrer

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l'animal des deux lacets et du voile qui le privait de l'usagede ses yeux: double entreprise qui me réussit au delà detoute attente. La chose faite, je m'éloignai prudemment parun saut de côté, et nous commençâmes à observer avecanxiété les mouvements ultérieurs de l'animal abandonné àlui-même.

Il commença par demeurer à terre sans mouvement, nesemblant vouloir faire usage de sa liberté que pourpromener autour de lui des regards effarés. Tout à coupnous le vîmes sauter sur ses pieds, espérant prendre lafuite sans obstacles; mais la violence de son effort le fitretomber sur ses genoux. Toutefois il ne tarda pas à serelever et à renouveler sa tentative, quoique avec plus deprudence; mais ses deux gardiens étaient trop vigoureuxpour se laisser ébranler. Alors l'autruche voulut essayer laviolence, et elle commença à frapper l'air à droite et àgauche; mais ses ailes étaient trop courtes, et d'ailleurstrop embarrassées dans leurs liens, pour que l'entrepriselui réussît: au bout de quelques instants elle retomba sur lapoitrine. Un vigoureux coup de fouet l'ayant remise surpied, elle essaya de se retourner et de prendre la fuite parderrière; mais cette dernière tentative ne fut pas plusheureuse que les précédentes. Voyant toute résistanceinutile, le pauvre animal se résigna à reprendre son cheminau grand trot, suivi de ses deux gardiens, qui surent sihabilement épuiser ses forces, qu'elle se mit bientôt d'elle-même à une allure modérée.

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Jugeant alors que le moment favorable était venu,j'ordonnai aux deux cornacs de se diriger vers le champdes Arabes, pendant que Fritz et moi nous nous rendionsau nid pour faire une reconnaissance et choisir les œufsque nous voulions rapporter.

J'avais fait les préparatifs pour cette opération, et nousavions deux grands sacs avec du coton, afin d'y mettrenotre butin en sûreté jusqu'à l'habitation.

Je ne tardai pas à reconnaître notre croix de bois, quinous guida droit au nid; nous n'étions plus qu'à quelquespas, lorsqu'une femelle en sauta si brusquement, qu'elle nenous laissa pas le temps de l'attaque. Mais sa présenceétait un signe certain que le nid n'avait pas été abandonnédepuis notre dernière visite, et nous n'en fûmes que plusempressés à nous saisir des œufs, espérant que dans lenombre il s'en trouvait de vivants. Nous en choisîmes doncune douzaine sans déranger le reste, dans l'espoir que lescouveuses retourneraient au nid après notre départ.

Nous nous hâtâmes d'emballer notre butin avec les plusgrandes précautions, et, après avoir chargé les sacs surnos montures, je me mis en devoir d'aller gagner le rendez-vous où les dompteurs d'autruches devaient nous attendre.Trouvant alors la journée suffisamment remplie, je donnai lesignal du retour, et nous eûmes bientôt regagné notredemeure.

Ernest et sa mère ouvrirent de grands yeux à la vue de

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notre nouveau prisonnier, et la surprise leur ferma labouche pendant quelques minutes.

MA FEMME. «Au nom du Ciel quel nouvel hôte amenez-vous là? Qu'allons-nous faire d'un pareil compagnon, et àquoi nous servira-t-il?

JACK. D'abord c'est un excellent coureur, et s'il est vraique cette contrée tienne au continent africain ou asiatique,il me faudra peu de jours pour arriver à la première colonieeuropéenne, où je saurai bien tout préparer pour notredélivrance. Je propose donc que l'on appelle le nouveauvenu Brausewind (vent impétueux): c'est un nom qu'il netardera pas à mériter. Et toi, Ernest, je te cèderai monBucéphale aussitôt que celui-ci sera en état d'être monté.

MOI. Quant à toi, ma chère femme, tu n'as pas besoin det'inquiéter de la nourriture de notre hôte; la terre ypourvoira, et j'espère qu'on ne pourra lui reprocher denourrir une bouche inutile. C'est un compagnon quigagnera son pain, je t'en réponds, s'il se laisse une foisapprivoiser.

FRANZ. Cher père, voici Jack qui s'empare déjà del'autruche, comme si nous n'avions pas concouru à sacapture, moi avec mes jambes, et Fritz avec son aigle.

MOI. Alors il faut partager l'oiseau entre les chasseurs. Jeréclame le corps pour ma part; Fritz aura la tête, Jack lesjambes, et quant à toi, mon pauvre petit, on t'accordera le

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droit de porter deux plumes de la queue, car c'est par cettepartie que tu as saisi l'animal lorsqu'il est tombé sous noscoups.

FRANZ. Ah! papa! j'aime mieux renoncer à mes plumes,pourvu que l'oiseau reste entier.

MOI. Alors j'abandonnerai également mes prétentions,pour ne pas être cause du partage de l'animal.

FRITZ. Et moi j'en ferai de même, si Jack veuts'accommoder de l'oiseau tout entier.

JACK. Grand merci de votre générosité. Alors la pauvrebête est sauvée, car les jambes m'appartenaient déjà; et jesuis peu disposé à les couper. Maintenant Franz devraitsuivre votre exemple, et m'abandonner ses plumes.

FRANZ. Très-volontiers, car je vois qu'on s'est moqué demoi: il faut bien que l'autruche appartienne à quelqu'un enentier.

MOI. Voilà une sage résolution, dont Jack tire tout leprofit.»

La mère eut alors le récit détaillé de notre merveilleusecapture, et Ernest, dont la brillante imagination était entravail depuis une heure, finit par se faire un tableau siromantique de cette mémorable journée, qu'il s'écria leslarmes aux yeux: «Ne serai-je donc jamais là dans lesoccasions où il y a du plaisir et de la gloire à gagner!

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MOI. On ne peut avoir tous les avantages à la fois. Tu n'espas grand amateur des scènes guerrières, et sous cerapport il faut avouer que tu le cèdes à tes deux frères.Mais d'un autre côté on ne peut te refuser un mérite nonmoins important: c'est celui d'aimer l'instruction, et d'être enbon chemin d'y arriver. Il s'est déjà rencontré plus d'uneoccasion pour nous de mettre à profit tes connaissancesen histoire naturelle, et peut-être es-tu destiné à devenirnotre interprète, si la Providence envoyait un navireétranger sur ces côtes.»

Comme il était trop tard ce jour-là pour songer au retour, ilfallut s'occuper de notre prisonnier et lui préparer un gîtepour la nuit. L'opération ne fut pas longue; car je mecontentai de le faire attacher entre deux arbres, dans levoisinage de la grotte. Le reste du jour fut employé àemployer nos provisions et nos nouvelles découvertes;nous ne voulions rien abandonner: tant l'homme a de lapeine à renoncer aux richesses nouvellement acquises, etdont son imagination lui représente vivement les avantagesfuturs!

Le lendemain matin, de bonne heure, nous reprîmes lechemin de l'habitation; mais il fallut bien de la peine et biendes efforts pour décider l'autruche à se mettre en route.Nous n'en vînmes à bout qu'en lui jetant un voile sur la têtecomme la veille. Elle fut attachée de nouveau entre sesdeux gardiens, dont l'un marchait devant, et l'autre derrière,de manière à lui rendre impossibles tous efforts pour

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s'écarter de la ligne droite. Une longue corde les attachaittous trois au timon du chariot, où figurait notre magnifiquevache en qualité de timonier. Ernest était sur son dos, etma femme dans le chariot. Quant à moi, je montaisLeichtfuss, et Fritz le jeune ânon; de sorte que nousformions une caravane bizarre, mais généralement bienmontée.

Nous fîmes halte près de l'Écluse, pour donner le tempsaux enfants de reprendre leurs plumes d'autruche, et enmême temps pour faire une provision de cette terre à pipedont nous devions la découverte à ma femme. La planterampante qu'elle avait prise pour une espèce de fève setrouva être un pied de vanille, qui donne ce parfum sirecherché dans nos climats. Les gousses, longues d'undemi-pied, renferment un certain nombre de graines noireset brillantes, qui répandent une odeur délicieuse lorsqueles rayons du soleil ont achevé leur maturité.

Avant de quitter ce lieu, je fermai de nouveau le passage,à l'aide d'une barrière de bambous fortement fixée auxdeux extrémités, et qui nous parut presque impénétrable.Pour plus de précaution cependant, je fis joncher la terrede branches, à une certaine distance, dans l'intérieur de lavallée, afin que nos légers prisonniers ne rencontrassentpas un terrain solide, s'il leur prenait fantaisie de franchird'un bond notre impuissante muraille. Enfin, comme lesable ne portait aucune trace récente qui indiquât l'évasiondes antilopes ou des gazelles, nous prîmes la précaution

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d'effacer nos propres traces, afin d'être avertis du passagedes animaux qui pourraient à l'avenir s'échapper de lavallée, ou s'y introduire par cette voie.

Puis la caravane reprit lentement sa route, afin d'atteindreau moins la ferme avant l'obscurité; puisqu'il était devenuimpossible de pousser plus loin ce jour-là. En passant prèsde la plantation de cannes à sucre, je fis ramasser la chairdes pécaris, qui se trouvait parfaitement conservée. Nousn'oubliâmes pas non plus de nous pourvoir d'un certainnombre de cannes, et nous poursuivîmes notre route auclair de la lune, malgré ma répugnance habituelle pour lesmarches de nuit.

Nous arrivâmes très-tard et accablés de fatigue. Lechariot fut dételé à la hâte, et l'autruche attachée, comme laveille, entre deux arbres; puis, après un léger repas,chacun s'en alla s'étendre sur son lit de coton, pour ychercher le repos dont il avait si grand besoin.

En nous levant, nous vîmes avec plaisir que les couveusesavaient heureusement accompli leur tâche. L'uneconduisait les poussins domestiques, et l'autre lespoussins sauvages dont Jack avait rapporté les œufs dansla cabane. Dans cette dernière couvée, nousremarquâmes quelques oiseaux d'une espèce inconnue enEurope, que ma femme manifesta le désir d'emporter àl'habitation.

Nous nous occupâmes alors du déjeuner pour reprendre

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ensuite la route de notre demeure, dont nous n'approchionspas sans émotion, après une si longue absence. Marchantdonc sans prendre de repos, malgré la chaleur quicommençait à devenir insupportable, nous arrivâmes avantmidi à notre habitation, pour ne plus nous en éloigner delongtemps.

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CHAPITRE XIVÉducation de l'autruche.—L'hydromel.—

La tannerie et la chapellerie.

Aussitôt après notre arrivée, le premier soin de mafemme avait été de faire ouvrir toutes les fenêtres; ensuiteil fallut nettoyer, laver et balayer. Les deux cadets aidaientleur mère, tandis que les aînés travaillaient avec moi àdéballer nos richesses.

L'autruche eut son tour: délivrée de ses deux gardiens,elle fut attachée, sur le devant de la maison, entre deuxcolonnes de bambous qui soutenaient le toit de la galerie.Elle devait rester à cette place jusqu'à la fin de sa nouvelleéducation.

Les œufs d'autruche subirent l'épreuve de l'eau tiède;ceux que nous trouvâmes vivants furent placés dans un foursur une couche de coton et à côté d'un thermomètre, afinde les maintenir à la température convenable. Cinqseulement résistèrent à l'épreuve: le reste avait péripendant le voyage. Les lapins angoras, peignés avec soin,nous donnèrent une petite provision de duvet pour notremanufacture de chapeaux. Ils furent ensuite transportésdans l'île aux Requins, qui ne devait pas demeurer

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longtemps déserte avec de pareils habitants. Dans la suite,nous leur construisîmes des demeures souterrainesd'après un plan qui pût nous livrer les habitants sansdéfense lorsque nous aurions besoin de leurs trésors. Parsurcroît de précautions, j'établis à l'entrée de leur demeureune espèce de grillage disposé de manière à s'emparerchaque jour du superflu de leur toison, que nous venionsensuite recueillir sans peine et sans effort.

Bien malgré moi j'assignai pour séjour aux antilopes l'îleaux Requins; car notre désir eût été de les garder près del'habitation, si nous n'eussions craint pour elles la gueulede nos chiens et des autres animaux de la maison. Il était àcraindre aussi que la perte de leur liberté ne leuroccasionnât quelque maladie mortelle, tandis que dansleur nouvelle demeure aucun accident de ce genre n'était àredouter. Nous leur construisîmes un gîte où elles pouvaientse retirer à leur gré, et où nous apportions une provision defoin et d'herbes fraîches à chacune de nos visites.

Enfin une paire de tortues de terre qui nous restait aprèsla distribution que nous en avions faite à la ferme, reçutpour demeure l'étang aux Canards. J'avais songé d'abordà les garder dans le jardin, pour le purger des limaçons etdes insectes qui l'infestaient; mais, lorsque ma femmeapprit que ces petits animaux étaient aussi grandsamateurs de choux et de salade, elle s'opposaformellement à mon projet, en remarquant qu'ilsdévoreraient précisément ce qu'ils étaient chargés de

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défendre.

Deux de nos tortues étant mortes dans le voyage, je misleurs coquilles à part pour les utiliser en temps et lieu.

Jack, qui s'était chargé de porter les autres à l'étang,accourut bientôt chercher Fritz, et tous deux, armés d'unlong bambou, se dirigèrent vers l'étang à toutes jambes. Jepensai d'abord qu'il s'agissait de quelque combat contreles grenouilles; mais je ne tardai pas à les voir reparaîtreportant un des filets d'Ernest, où se débattait une belleanguille. Ils me racontèrent alors qu'ils avaient trouvé lesautres filets vides et déchirés; d'où je conclus que quelquegros poisson avait réussi à s'en échapper en rongeant lesmailles; mais nous nous consolâmes facilement de cetteperte avec l'excellent échantillon qui nous était resté. Mafemme nous en prépara une portion; le reste fut mis dans lasaumure, et conservé à la manière du lion mariné.

Quant au poivre et à la vanille, je les fis planter au pieddes colonnes de bambou qui soutenaient la galerie, avecl'espérance de les voir bientôt s'élever en espaliers. Enplaçant près de nous ces plantes précieuses, il nous étaitd'autant plus facile de leur donner les soins nécessairespour obtenir une abondante récolte.

Quant à notre provision de graines de poivre et degousses de vanille, ma femme se chargea de la mettre ensûreté, et, bien que nous fussions généralement peuamateurs d'épices, je résolus d'en mêler désormais au riz,

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au melon et surtout aux légumes, parce que je savais quedans les climats chauds leur usage est indispensable pourfortifier l'estomac et faciliter la digestion.

La vanille ne pouvait nous être d'un grand usage pour lemoment présent, parce que le cacao nous manquait; maisje ne voulais pas la négliger, comme pouvant devenir plustard un article de commerce.

Les jambons d'ours et de pécari, ainsi que les barils degraisse, furent confiés aux soins de ma femme, pour êtreconservés dans le garde-manger. Nous avions maintenantde quoi défier la famine pour longtemps; mais ma femmenous déclara qu'à l'avenir on ne goûterait pas à la crème niau beurre frais, attendu qu'elle en voulait faire uneprovision, et la mêler avec la nouvelle graisse, afin deménager les richesses que nous venions de rapporter. Ilfallut se résigner, en soupirant, à cette rigoureuseinterdiction.

Je fis placer les peaux d'ours sur le rivage, dans l'eau dela mer, en prenant la précaution de les charger de pierres,afin que la mer ne les emportât pas en se retirant.

La couveuse et ses poussins furent placés sous une cageà poulets, et on résolut de les nourrir avec des œufshachés et de la mie de pain, jusqu'à ce qu'ils fussentapprivoisés. J'eus soin de les faire placer sous nos yeux,de peur que maître Knips ne s'avisât de tenter sur euxquelque expérience de physique ou d'anatomie. Plus tard,

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j'espérais pouvoir les réunir sans inconvénient au reste dela basse-cour.

Le condor et l'urubu prirent place dans le musée commedes trophées de nos victoires, en attendant que la saisondes pluies nous permît de les préparer plus à notre aisepour en faire un digne pendant du fameux boa. Quant autalc amiante et au verre fossile, je les fis porter dansl'atelier, aussi bien que la terre à porcelaine; car j'espéraistirer de ces précieux matériaux une utilité réelle et pratique.L'amiante devait nous fournir des mèches incombustiblespour nos lampes, et le verre fossile d'élégants carreaux devitre, et je voyais déjà la porcelaine prendre sous ma mainmille formes aussi variées qu'agréables.

Toutes les provisions de bouche furent confiées à lagarde spéciale de ma femme; mais je conservai la gommed'euphorbe sous ma surveillance particulière, et jel'enfermai dans un sac de papier avec l'étiquette: Poison,afin de prévenir toute méprise funeste à son égard.

Enfin les peaux de rats-castors furent réunies en unpaquet et exposées à l'air sous le toit de la galerie, afinque l'intérieur de l'habitation ne fût pas empesté de leurdésagréable parfum.

Tous ces travaux terminés, j'aperçus enfin quelle sourcede richesses nous avions rencontrée dans cette dernièreexpédition; car il nous en avait coûté deux jours seulementpour ranger et disposer nos nouvelles acquisitions. À cette

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pensée, il me fut impossible de retenir une exclamationinvolontaire et je m'écriai: «Divine Providence, nous voilàriches à présent!»

Jack était d'avis que les découvertes, la chasse, le pillagesont les plus belles choses du monde, mais que l'ordre, lesoin et le travail sont des qualités inutiles. Ernest, aucontraire, avec son flegme stoïcien, pensait que toutes nosrichesses ne nous rendraient pas plus heureuxqu'auparavant, et que pour sa part il aimait beaucoupmieux rester assis à lire dans un coin, sans peine et sanstravail, que de partager les découvertes et les œuvres desautres.

Je répondis à Jack que la vie de l'homme ne doit pas êtreun tableau mouvant d'aventures et de découvertes sanscesse renaissantes, mais un foyer d'activité modérée et unsage emploi des bienfaits de la nature, et je fis remarquerà Ernest combien une vie inactive peut devenir funeste, enanéantissant les plus nobles facultés de l'homme, etcombien il est dangereux de chercher un asile dans lemonde idéal contre les inconvénients du monde réel.

La préparation d'un champ pour recevoir la semence étaitla pensée qui me préoccupait le plus vivement. Il fallaitaussi nous occuper sans délai de celles de nos opérationsqui ne pouvaient souffrir de retard, comme l'éducation del'autruche et le tannage des peaux d'ours.

Le labourage nous donna de grandes peines, et je sentis

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alors combien il avait fallu d'éloquence et d'efforts auxpremiers législateurs pour accoutumer les peuplespasteurs à ce pénible travail. Cette fois nous défrichâmesenviron un arpent, qui fut partagé en trois portions égalespour recevoir le froment, l'orge et le maïs. Quant à nosautres grains, je les fis semer çà et là dans diverses piècesde terre, persuadé qu'ils ne réussiraient pas moins biendans ce fertile climat.

Je fis aussi deux nouvelles plantations au delà duruisseau du Chacal, l'une de pommes de terre, et l'autre demanioc. La dernière excursion de nos buffles avait achevéde les façonner au joug, et la charrue remplissaitadmirablement ses fonctions. Toutefois, dans les lieux oùla terre demandait à être remuée plus profondément, letravail était pénible, et nous comprîmes alors le sens decette redoutable parole: «Tu mangeras ton pain à la sueurde ton front.» La pénible tâche du labourage nous occupaitdeux heures le matin et deux heures le soir.

Pendant les intervalles de notre travail, la pauvre autrucheétait soumise à bien des tribulations. Chaque fois que l'ons'occupait d'elle, c'était pour l'enivrer de fumée de tabac,jusqu'à ce qu'il lui devînt impossible de se tenir sur sesjambes. Une fois étendue à terre, un des enfants la montaitpour l'habituer au poids de l'homme. Elle avait une litièrede roseaux, et ses liens étaient assez lâches pour luipermettre de faire le tour de sa prison. Sa nourriturehabituelle était la pomme de terre, le riz et le maïs: les

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dattes lui étaient particulièrement agréables. Je n'oubliaipas non plus de placer près du râtelier une provision depetits cailloux, parce que j'avais lu que l'autruche a coutumed'en faire usage pour accélérer la digestion.

Pendant trois jours le prisonnier ne voulut toucher à rien,et cette obstination épuisa tellement ses forces, que nouscommençâmes à craindre pour sa vie. Alors la bonne mèrenous prépara une bouillie de maïs et de beurre frais que jeme chargeai d'introduire dans le bec du patient. Aprèsdeux ou trois repas de ce genre, l'animal reprit ses forces,et son naturel parut avoir subi une révolution complète, carà partir de ce jour ses habitudes sauvages disparurentpour faire place à une sorte de curiosité inquiète tout à faitcomique. Après avoir gémi de l'abstinence de notre nouvelhôte, nous finîmes par concevoir des inquiétudes sur savoracité. Nos petits cailloux lui servaient de pilulesdigestives, et toute la provision ne tarda pas à disparaître.Pour sa nourriture, Brausewind semblait préférer lesglands et le maïs, et sa gourmandise le rendit bientôtdocile à toutes nos volontés.

Après dix à douze jours, nous crûmes pouvoir délivrerl'animal de ses liens et lui permettre la promenade au boutd'une longe. Alors commença une éducation dans toutesles règles. Nous habituâmes notre prisonnier à recevoirdes fardeaux, d'abord légers, puis de plus en plus pesants,à s'agenouiller et à se relever au commandement. Bientôt ilfut dressé à tourner à droite et à gauche, au pas, au trot et

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au galop, avec Jack ou Franz sur son dos. Comme il luiarrivait souvent de se montrer rétif ou indocile, nous prîmesle parti de lui couvrir la tête d'un voile imprégné de fuméede tabac. Ce dernier expédient l'amena bientôt à unedocilité complète.

Au bout d'un mois, l'autruche était si parfaitementapprivoisée, qu'il fallut songer à son équipement. Jecommençai par lui faire une nouvelle ceinture pluscommode, qui lui entourait le corps sans gêner lemouvement des ailes ni des cuisses. Au-dessous dechaque aile passait une forte courroie destinée à attacherl'animal au chariot, ou à lui fixer son fardeau sur lesépaules.

Il fallait maintenant un mors et une bride, et cette penséem'embarrassait fort, car j'étais obligé de travailler sansmodèle. Toutefois, comme j'avais observé le pouvoir quenous exercions sur l'animal en le privant de l'usage de sesyeux, j'inventai une espèce de chaperon qui venaits'attacher sous le cou par deux légers anneaux de laiton, etl'appareil se rabattait à volonté sur les yeux et sur lesoreilles. Le conducteur faisait retomber le chaperon d'uncôté ou de l'autre, selon qu'il voulait laisser à l'oiseaul'usage de l'œil droit ou de l'œil gauche pour le diriger àgauche ou à droite. Pour arrêter l'animal, il suffisait de faireretomber à la fois les deux côtés de l'appareil.

Mon harnais n'était pas des plus simples, et il n'eut pasd'abord tout l'effet que j'en attendais; mais avec quelques

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additions et de légers changements nous vînmes à bout denotre entreprise, non sans peine cependant: il nous fallut unlong exercice pour nous accoutumer à l'usage d'un appareilaussi étrange et aussi compliqué; car à chaque instant ilnous arrivait d'oublier à qui nous avions affaire, et devouloir guider l'autruche comme un cheval, ce qui neréussissait pas le moins du monde.

Il s'agissait maintenant de lui fabriquer une selle,entreprise difficile, et qui, au cap de Bonne-Espérance,m'eût infailliblement mérité un brevet de sellier pourautruche. Je n'entreprendrai pas une description détailléede mon œuvre; il suffira de dire que la selle était fixéeautour de la poitrine par une sangle qui allait rejoindre lesdeux courroies des ailes. J'avais eu soin de la rembourrersolidement; et de la garnir sur le devant et sur le derrièreafin de prévenir les chutes. À la honte du noble art del'équitation, ma selle avait une solide poignée pour passerla bride et se retenir avec les mains si l'occasion l'exigeait.

Au bout de peu de temps, le rôle de cheval de coursedevint si familier à notre autruche, grâce à nos patientesleçons, qu'à partir de ce moment elle devint véritablementdigne du noble nom de Brausewind. Elle faisait la route deFalken-Horst dans le tiers de temps qu'il aurait fallu à uncheval ordinaire: rapidité dont je me promis de grandsavantages pour l'avenir. Il ne m'en coûta pas peu d'effortspour maintenir le propriétaire de l'animal en paisiblepossession de sa conquête; car ses frères ne pouvaient

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s'empêcher de regarder son bonheur avec envie, et il fallutmon intervention paternelle pour maintenir notre premierarrangement.

Ils se vengèrent bien de la préférence en faisant tombersur le pauvre Jack un feu roulant de railleries. «Regardez-le, s'écriaient-ils aussitôt qu'il se mettait en selle, vous allezle voir s'élever dans les airs: pourvu qu'il ne perde pas savalise ou sa tête!»

Mais le cavalier endurait patiemment toutes lesplaisanteries, pourvu qu'on le laissât paisible possesseurde sa monture, et il se pavanait fièrement devant lesrailleurs, se donnant le nom pompeux de notre courrierd'État.

Peu de jours avant l'entier équipement de notre nouvellemonture, Fritz m'avait apporté à trois reprises différentesune jeune autruche éclose dans le four. Les autres œufsn'avaient pas réussi, et un des petits ne demeura qu'un jouren vie. Ceux qui survécurent présentèrent pendant lespremiers jours un spectacle bizarre, avec leur robe grisâtreet leurs longues jambes chancelantes. Je les fis nourriravec de la bouillie de maïs et des glands doux, après neleur avoir donné pendant deux jours que des œufs hachéset de la cassave bouillie dans du lait.

Au milieu de tous nos travaux, la préparation des peauxd'ours n'était pas négligée. Nous commençâmes par lesnettoyer avec un racloir de fer que j'avais fait d'une vieille

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lame de couteau. Je les mis ensuite mortifier dans levinaigre de miel, afin de les rendre plus durables, et enmême temps afin d'obtenir une fourrure plus épaisse.

Nos abeilles de Falken-Horst nous avaient déjà donnédeux tonnes de miel dont nous ne savions que faire. Jesongeai à en composer de l'hydromel, travail dans lequel labonne mère se trouva bientôt plus habile que moi. Lapréparation consistait à faire bouillir le miel dans un certainvolume d'eau et à l'écumer; puis nous versâmes la liqueurdans deux tonneaux, où nous la fîmes fermenter avec de lafarine de seigle. Je remplis ensuite un petit sac de noixmuscades, de cannelle et de feuilles de ravensara, pourdonner un parfum à la liqueur; mais n'ayant pas grandeconfiance dans cet essai, je laissai l'une des tonnes sansmélange.

Lorsque la lie fut tombée et le liquide éclairci, je fis viderla première tonne dans de plus petits vases de bambou,purifiés par des fumigations de soufre pour empêcher laseconde fermentation. Ayant préalablement goûté laliqueur, nous la trouvâmes si agréable, que nous résolûmesà l'instant de faire du vinaigre avec la seconde tonne, en enconservant seulement quelques bouteilles pour mettre unpeu de variété dans notre boisson. Elle fut donc mise denouveau en fermentation par le même procédé, et au boutde peu de jours nous avions une provision d'excellentvinaigre. La bonne mère en mit une partie en bouteillespour les usages domestiques, et le reste me servit pour la

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préparation de mes peaux d'ours. Au bout de deux jours,lorsqu'elles me semblèrent suffisamment mortifiées, je lesretirai du vinaigre pour les laver une seconde fois. Quand jeles vis à moitié sèches, je me mis en devoir de leshumecter avec de l'huile de baleine, après quoi il ne restaplus qu'à les fouler jusqu'à ce qu'elles nous parussent avoiracquis la souplesse nécessaire. Nous nous servîmes, pourles polir, de morceaux de peau de requin et d'une pierretendre dont nous avions fait la découverte. Elles sortirentde l'atelier sans un pli, délivrées de toute mauvaise odeur,et le poil parfaitement intact: si bien que j'eus tout lieu deme réjouir du succès de notre long travail.

Pendant ces occupations inaccoutumées, d'abordentreprises avec ardeur par les enfants, mais devenuesbientôt pénibles à leurs jeunes esprits, nous avions faitl'essai de notre boisson, qui nous parut de bonne qualité.Le tonneau qui était resté sans mélange reçut le nom demalaga, parce que le goudron dont je m'étais servi pourenduire l'intérieur du bambou avait communiqué à laliqueur une certaine amertume. Le tonneau parfumé futappelé par les enfants muscat de Felsen-Heim, enmémoire de leur vin favori, le muscat de Frontignan.

Je fis observer à ce sujet qu'il nous était bien permisd'appeler notre paille du foin, si cela nous plaisait, tant quenous ne cherchions pas à abuser les autres à cet égard,quoique je ne perdisse pas l'espérance de voir un beaujour notre muscat faire le voyage d'Europe, tout aussi bien

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que le madère ou le célèbre vin du Cap.

Au reste, je me vis forcé de modérer l'ardeur que mesjeunes compagnons témoignaient pour cette boisson, si jevoulais prévenir quelque tumulte inaccoutumé.

Voyant que la tannerie nous avait bien réussi, je metournai avec un nouveau courage du côté de la chapellerie,avec l'intention de commencer par le chapeau de castorque nous avions promis à Franz.

ERNEST. «Dites-moi donc, cher père, quelle forme etquelle couleur vous voulez donner à notre premier chapeau,afin qu'il devienne un modèle pour l'avenir.

MOI. À dire vrai, il me sera plus facile de le faire rougeque noir, parce que je manque d'éléments pour cettedernière couleur; car nous n'avons ici ni noix de galle nivitriol, tandis que la cochenille ne nous manque pas.

ERNEST. Un chapeau rouge ne me déplairait pas. Lerouge est une noble couleur.

JACK. Pour moi, j'en voudrais un vert; le vert est la couleurde la nature.

FRITZ. Et moi, un gris, c'est une couleur économique.

FRANZ. Le blanc vaudrait mieux, c'est la couleur la mieuxadaptée au climat où nous vivons. Le blanc repousse lesrayons du soleil, tandis que le noir les absorbe.

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MOI. Je crois que je me déciderai pour le rouge. Commele premier chapeau est destiné à Franz, je veux lui faire uneespèce de barrette semblable à celle du fils de GuillaumeTell dans les gravures de la vieille chronique suisse.

MA FEMME. Je vois que personne ne songe à medemander mon avis dans une matière qui est cependantde la compétence spéciale des femmes. Je vote pour labarrette rouge, elle nous rappellera les souvenirs de notrepays.

TOUS. Oui, oui, une barrette rouge, avec un plumet deplumes d'autruche.»

Je distribuai immédiatement les rôles pour notre nouvelleopération. Les uns furent chargés de raser les peauxd'ondatra avec de vieilles lames de couteau; les autres semirent en devoir de peigner les fourrures de lapinsangoras, tandis que ma femme s'occupait de mêler lesdeux espèces. Quant à moi, j'eus bientôt fabriqué un arçonde chapelier avec une corde de boyau de requin, etplusieurs formes de bois en deux morceaux d'une certainehauteur et d'une certaine largeur. Il me fallait encore uninstrument pour presser, et un autre pour fouler; ils furentbientôt prêts tous deux, et nous ne tardâmes pas à obtenirun feutre léger, que nous mîmes en œuvre sur-le-champ. Jeterminai l'opération en plongeant notre ouvrage dans unedécoction de cochenille, fraîche, délayée avec du vinaigred'hydromel. Lorsque le feutre me parut suffisammentpréparé, je le plaçai enfin sur la forme afin de lui faire

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passer la nuit dans le four, et le lendemain matin j'avais unebarrette suisse du plus beau rouge et du plus brillant poli.Ma femme se chargea d'achever l'ouvrage en y ajoutantune coiffe de soie et une ganse d'or, dans laquelle on plaçaun plumet de quatre plumes d'autruche. Alors le chef-d'œuvre fut mis en triomphe sur la tête de Franz, auquel ilallait parfaitement.

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CHAPITRE XVLa poterie.—Construction du caïak.—Lagelée d'algues marines.—La garenne.

On se doute bien que chacun des enfants avait envie d'unchapeau neuf, et je leur promis de m'en occuper bientôt, àcondition qu'ils se chargeraient de me procurer lesmatériaux nécessaires. Je les avertis en même temps dechercher à découvrir de gros chardons ou quelque plantesemblable, dont l'usage serait excellent pour donner ànotre feutre un poli encore plus parfait. Ensuite je leurfabriquai à chacun une demi-douzaine de souricières engros fil de fer, dont ils pouvaient se servir pour prendre desondatras, des rats d'eau et des loutres. L'appât dont nousnous servions pour les animaux rongeurs était la carotted'Europe, et, pour les animaux aquatiques, nous avionsune espèce de sardine assez commune sur nos côtes, etdont la chair n'était pas à dédaigner pour d'aussi délicatsamateurs de poisson. Par forme de plaisanterie, et pourobtenir un dédommagement de mes peines, je décidai quechaque cinquième animal pris dans les souricièresm'appartiendrait de bon droit. De cette manière j'espéraisme procurer bientôt les matériaux d'une nouvelle coiffure.

Les enfants acceptèrent ce marché, à l'exception de

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Franz, qui demanda si, possédant déjà un chapeau, ildevait être soumis au tribut. Je lui fis observer qu'il étaitbien plus noble de reconnaître un service passé que detravailler à mériter un bienfait à venir. «Il est plus pénible,ajoutai-je, de s'acquitter après qu'avant. La dernièreméthode nous séduit par une apparence de grandeur,tandis que la première ne saurait être considérée quecomme l'accomplissement d'un devoir.»

L'heureux succès de la chapellerie m'encouragea àentreprendre quelque nouveau travail, et je songeaid'abord à la terre à porcelaine; mais, comme je n'en avaisqu'une petite provision, je dus commencer par quelqueessai sans importance avant de me livrer à ma grandeentreprise.

L'argile fut aussitôt transportée dans la grotte au sel avecune table et quelques planches en guise de séchoir. Uneroue de canon me servit de tour, et je me vis bientôt en étatde fabriquer des vases de forme commune. Je résolus desatisfaire d'abord un désir de ma femme, qui demandaitdepuis longtemps des pots à lait de porcelaine pourremplacer les calebasses, dont l'usage était incommode.Tous mes préparatifs terminés, je pris une poignée deterre à porcelaine que je mêlai avec une certaine mesurede talc pulvérisé; après avoir lavé et purifié le mélange,j'étendis la pâte sur mon séchoir; puis je fis avec uneportion de ma pâte un certain nombre de vases dedifférentes grosseurs, que je mis au feu dans un vaisseau

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de terre commune. Ils en sortirent blancs comme la neigeet sans avoir éprouvé aucune altération; car le talc, dontj'avais mélangé ma pâte, lui avait donné assez deconsistance pour résister à l'action du feu.

Je tirai du magasin la caisse de grains de verre destinéeau commerce avec les sauvages, et j'en choisis un certainnombre parmi les blancs et les rouges, que je me mis endevoir de réduire en poussière à l'aide d'un marteau; puisje répandis cette poussière avec soin sur mes vases àmoitié cuits. Ainsi que je l'avais prévu, l'action du feu netarda pas à me donner le plus bel émail qu'il fût possibled'attendre d'un système si imparfait.

Le succès de ce premier essai m'encouragea àcontinuer, et à mettre en œuvre le reste de ma terre àporcelaine avec le reste des grains de verre. Le résultat dema seconde expérience fut de nous procurer six tasses àcafé avec leurs soucoupes, un pot au lait, un sucrier et troisassiettes. Deux pièces avaient manqué totalement: ce quisortit du four était plutôt à la manière chinoise qu'à lavéritable façon anglaise.

Ce résultat, si médiocre en apparence, m'avait coûté plusde peine qu'il n'est facile de se l'imaginer, car il avait fallucommencer par faire des moules de bois aussi délicatsque mon tour grossier me le permettait. Ces modèlesm'avaient servi à former des moules en plâtre, sur lesquelsj'avais ensuite appliqué ma pâte; puis, après avoir laisséquelque temps mes vases sur le séchoir, je les avais

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exposés à la chaleur du four, dans un cylindre de terrecommune. Il avait ensuite fallu laisser refroidir l'appareilplusieurs heures. Quant à la peinture, je m'étais contentéde permettre à Fritz de dessiner sur les assiettes uneguirlande de feuilles vertes avec des fruits jaunes etrouges, ce qui nous sembla d'un effet très-agréable à l'œil.

Faute d'une plus grande quantité de terre à porcelaine,dont la saison des pluies nous empêchait d'aller faire uneseconde provision, je déclarai, à la satisfaction générale,que nous allions nous occuper du condor et de l'urubu. Lespeaux furent lavées de nouveau à l'eau tiède, etrecouvertes d'un léger enduit de gomme d'euphorbe,destiné à prévenir l'attaque des insectes. Je pris, pourfigurer le corps, plusieurs morceaux du liège qui avait servià la construction de notre chaloupe; les jambes et lescuisses furent formées de deux bâtons recouverts decoton. Ensuite chaque oiseau fut fixé à sa place au moyend'une tige de laiton. Il nous manquait encore les yeux; maisn'ayant pas oublié mon expérience du matin, j'en composaideux paires avec le reste de porcelaine et de l'émail.Moyennant cette importante addition, les deux animauxdevinrent l'ornement de notre cabinet d'histoire naturelle.

Il restait à s'occuper des œufs d'autruche qui n'étaient paséclos, et dont nous nous étions bien gardés de briser lacoquille. Je leur fis à tous des pieds du plus beau bois queje pus me procurer. Les uns furent destinés à recevoir desfleurs, les autres à servir de vases à boire.

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Nous nous trouvions alors au milieu de la saison despluies. La plupart de nos travaux étaient terminés, etl'éducation de l'autruche ne remplissait qu'à demi nosmoments perdus. Il en résultait que les enfants allaient setrouver dans une funeste inaction, si je n'eusse songé àquelque nouveau projet pour occuper leurs heures de loisir.

Leur activité se réveilla lorsque j'eus proposé de nousoccuper de la construction d'un caïak groënlandais. «Nousavons en Brausewind notre voiture de terre, s'écria Fritz; ilnous faut maintenant un coche d'eau, afin de prendre enfinconnaissance des bornes de notre empire, entreprise quine peut manquer de nous conduire à de précieusesdécouvertes.»

La proposition fut accueillie avec autant d'empressementqu'elle avait été faite; seulement la bonne mère demandace qu'il fallait entendre par un caïak; et lorsqu'elle eut apprisqu'on désignait par ce nom une espèce de canot de peauxde chien de mer, elle blâma hautement notre entreprise,n'ayant pas oublié son vieux ressentiment contre l'Océan. Àforce d'éloquence et de prières, nous finîmes par obtenir,non pas son approbation, mais son silence, et chacun semit à l'ouvrage avec ardeur, afin que la carcasse au moinsfût prête avant le retour des beaux jours. Dans cettenouvelle construction, comme dans celle de la chaloupe, jeme proposai de suivre mes propres idées relativement à laforme et à l'exécution, ne doutant pas qu'un sage Européenne dût avoir l'avantage sur l'ignorant habitant d'une contrée

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glaciale.

Je commençai donc par préparer deux pièces de carèneavec les deux plus grands fanons de la baleine, dont jeréunis fortement les extrémités; cette carcasse grossièrefut enduite de la même résine qui nous avait servi à calfaternotre chaloupe. Elle avait environ douze pieds de longueurd'une extrémité à l'autre. Je pratiquai dans la quille deuxentailles d'environ trois pouces destinées à recevoir desroulettes de métal, qui devaient faciliter les mouvements ducanot sur la terre ferme. Les deux pièces de quille furentalors réunies par des traverses de bambou, et leursextrémités solidement fixées de manière à présenter deuxpointes, l'une à la proue, l'autre à la poupe. À chaqueextrémité s'élevait une troisième pièce perpendiculaire,destinée à appuyer les sabords. Je fixai ensuite un anneaude fer au point de réunion des deux pièces de la quille, afind'avoir de quoi tirer l'embarcation à terre, et l'attacher encas de besoin. Les solives de ma carcasse étaient debambou, à l'exception de la dernière de chaque côté, queje jugeai à propos de faire en roseaux d'Espagne. Laforme du bâtiment était bombée, et les sabords allaient ens'abaissant vers l'avant et l'arrière. Enfin le bâtiment étaitrecouvert d'un pont, sauf une étroite ouverture au milieu,destinée à servir de siège, et entourée d'une balustrade debois léger, sur laquelle le manteau du rameur pouvaits'ajuster de manière à le dérober à tous les regards, etempêcher les vagues de parvenir jusqu'à lui. Dansl'intérieur de l'ouverture, j'avais disposé une espèce de

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banc pour le rameur, qui pouvait s'y asseoir lorsqu'il étaitfatigué de demeurer à genoux. Ceci était une modificationau système groënlandais; car au Groënland le rameur estobligé de demeurer accroupi ou de s'asseoir les jambesétendues, position pénible et peu favorable au déploiementdes forces qu'exige la manœuvre d'un pareil bâtiment.

Après bien des peines et des expériences, j'eus lasatisfaction de voir la carcasse de mon caïak achevéeselon mes souhaits, à l'exception du banc, qui avait peut-être deux pouces de trop. Sa construction élastiquepromettait les plus heureux résultats; car l'ayant jeté avecforce sur un sol rocailleux pour éprouver sa solidité, je le visrebondir comme une balle, et sa construction était silégère, que, même avec son chargement, le corps du canotne tirait pas un pouce d'eau.

Il s'agissait maintenant de mettre la dernière main à monouvrage, ce qui demanda encore bien du temps et dutravail. J'en veux donner immédiatement les détails, afin determiner cet important sujet. Je commençai par choisir lesdeux plus grandes peaux de chien de mer, que j'avais eusoin de laisser intactes en les écorchant. Après leur avoirfait subir la préparation ordinaire, je les fis sécher au soleil;puis nous les frottâmes longtemps de résine, opération quileur donna assez de souplesse pour pouvoir les appliquercomme une enveloppe élastique sur la carcasse du canot.

Avant d'achever cette dernière opération, nous avionstapissé l'intérieur du canot avec d'autres peaux préparées

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de même, et calfaté les jointures avec un soin toutparticulier, de manière à les rendre imperméables. Le pontfut formé de cannes de bambou, également recouvertes depeaux de chien de mer, et disposées de manière à formerde chaque côté un bordage de quelques pouces dehauteur. Les jointures du pont furent remplies de résine, cequi leur communiqua une solidité peu commune.

J'avais placé l'ouverture du canot sur l'arrière, espérantque l'avant pourrait recevoir plus tard une petite voile. Enattendant, le léger bâtiment devait être gouverné par unedouble rame, que je taillai d'une longueur un peu plusqu'ordinaire, la garnissant d'une vessie à son extrémité, demanière qu'en cas de malheur la vessie pût servir à lasoutenir sur l'eau.

Il fallait s'occuper maintenant de l'équipement du canot.Nous eûmes alors recours à l'habileté de ma femme pourcomposer une paire de corsets de natation. Sans cetteprécaution jamais je n'aurais permis à un de mes enfantsd'entrer dans le canot; car une lame pouvait pénétrer parl'ouverture et remplir le bâtiment, et dans ce cas le rameurcourrait le risque de ne pouvoir se dégager et d'êtresubmergé avec le caïak. D'après mon conseil, les corsetsfurent faits de boyaux de chien de mer. Ce nouveauvêtement consistait en une espèce d'étui collant sur lecorps, avec une ouverture à chaque extrémité, pour qu'onpût le passer à peu près comme une chemise; ce vêtementne descendant que jusqu'à mi-corps, et d'autres ouvertures

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ayant été pratiquées pour les bras et le cou, le nageurdevait conserver toute la liberté de ses mouvements.

Telles furent les occupations au moyen desquelles jeréussis à nous faire passer agréablement le temps despluies. Il ne faut pas oublier non plus la lecture, lesentretiens familiers et les travaux domestiques.

Aux premières approches du beau temps, nousrecommençâmes à sortir, dans l'intention de reprendre nosoccupations en plein air. Le premier vêtement de mer avaitété destiné à Fritz, et, par une belle après midi, on résolutd'en aller faire l'épreuve. Le caïak fut donc mis à flot, etFritz s'élança fièrement à sa place. L'épreuve ayant réussiau delà de toute espérance, ma bonne femme fut suppliéede faire un vêtement pareil à chacun des enfants.

Bientôt nous allâmes faire une visite à nos antilopes, quenous réjouîmes fort en leur portant du fourrage frais et uneespèce de bouillie composée de sel, de maïs et de glandspilés, dont elles se montrèrent extrêmement friandes. Il étaitfacile de s'apercevoir, à l'état de la litière, que nos hôtesavaient fait un usage constant de leur retraite, et ils netardèrent pas à recevoir une nouvelle provision de joncs etde feuilles de roseaux.

Je profitai de l'occasion pour parcourir l'île en tous sens,afin de rapporter une nouvelle provision de coraux et decoquillages pour notre muséum. Nous remarquâmes aussiune quantité d'algues marines, dont la bonne mère nous

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pria de mettre une cargaison dans le canot.

À notre retour elle choisit parmi les algues une espèce defeuilles en fer de lance, dentelées, et de six à sept poucesde longueur. Après les avoir lavées avec soin, elle les mitsécher au soleil, les fit rôtir au four, et alla les serrer dans legarde-manger avec une mystérieuse solennité.

Un peu surpris de cette grave opération, je lui demandaien plaisantant si elle avait l'intention de renouveler notreprovision de tabac, elle à qui l'agréable parfum des pipesavait eu le don de déplaire si complètement jusqu'à ce jour.Elle me répondit en souriant: «Je veux remplir nospaillasses d'algues marines, afin de les rendre plusfraîches pour la saison des chaleurs. Un jour vous mesaurez gré de ma prévoyance.» Mais ses yeux avaient unetelle expression de malice en me faisant cette réponse,qu'il ne me fut pas difficile de comprendre que pour cettefois ma curiosité ne serait pas satisfaite.

Un jour que nous revenions, accablés de fatigue et dechaleur, d'une expédition laborieuse à Falken-Horst, mafemme plaça devant nous, dans une calebasse, la plusbelle gelée transparente qu'un homme pût désirer pourapaiser à la fois sa faim et sa soif. Nous ne pouvionsassez nous extasier sur cette merveilleuse apparition, dontle goût n'était pas moins délicieux que la vue. Depuislongtemps nous n'avions rien goûté de plus savoureux etde plus rafraîchissant. Alors ma femme me dit en souriant:«Oui, mon cher ami, ceci est un essai de votre cuisinière,

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qui a fini par s'ennuyer des vieilles recettes. Vous avez làun plat d'algues marines; car vos railleries ne m'ont pasempêchée de conserver jusqu'à ce jour celles que je vousai fait ramasser dans l'île aux Requins.

MOI. Voilà qui est merveilleux, en vérité. Mais commentl'idée de ce plat a-t-elle pu te venir? C'est à peine si je merappelle d'en avoir lu quelque chose.

MA FEMME. Vous autres hommes, vous croyez lespauvres femmes faites d'un limon inférieur au vôtre, et vousaimez à ne leur supposer d'autres idées que celles qu'ilvous plaît de leur donner. Mais si la sagesse des livresnous manque, il nous reste l'esprit d'observation, quisouvent la vaut bien. Voici un plat qui peut servir de preuveà ce que j'avance.

MOI. Accordé, accordé à l'unanimité. Mais puisquejamais je ne t'ai enseigné ce plat, où en as-tu trouvé larecette?

MA FEMME. J'ai vu les habitants de la ville du Caprapporter des corbeilles de ces algues, les laver et lesdessécher: ils les laissent ensuite détremper cinq à sixjours dans l'eau, qu'on renouvelle chaque matin. Au bout dece temps, on les fait cuire dans une petite quantité d'eau,avec quelques écorces de citron, et l'on obtient le plat quevous voyez. Faute de sucre et de citron, j'ai été obligée deme servir du jus de canne, d'hydromel et de feuilles deravensara; mais je crois que ma cuisine n'en est pas plus

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mauvaise.»

J'avais oublié de dire que, dans notre dernière visite à l'îledes Requins, nous avions trouvé le manglier dans un étatde prospérité tout à fait satisfaisant. Nos semis de noix decoco et nos plantations de pins étaient également en bonétat. Dans la même excursion, j'avais découvert une sourcedemeurée inconnue jusqu'alors, et dont l'existencem'enchantait à cause de nos antilopes.

Cet heureux résultat nous donna l'espoir de trouver l'îleaux Baleines non moins florissante, et nous ne tardâmespas à nous embarquer pour aller rendre visite aux lapinsangoras. Je reconnus de loin qu'ils s'étaient déjà multipliésdepuis leur séjour dans l'île, et je vis avec plaisir qu'ilspouvaient trouver une nourriture sans endommager nosplantations.

À notre approche, les animaux se réfugièrent dans leursdemeures souterraines, et je vis bien alors qu'il fallait leurconstruire une habitation de nos propres mains, si nousvoulions nous emparer sans peine de leurs toisons. Cetouvrage nous occupa deux jours, et reçut le nom degarenne.

Quant aux plantations, elles présentaient un aspect peusatisfaisant; car les lapins avaient rongé toutes les jeunespousses et la plupart des noix de coco. Les pins seulsétaient épargnés. Il fallut donc recommencer la plantation,mais en l'entourant cette fois d'un rempart de plantes

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épineuses.

Avant de quitter l'île, nous allâmes visiter la carcasse de labaleine, que nous trouvâmes entièrement dépouillée de sachair. Les oiseaux du ciel, l'air et le soleil en avaient si bienfait disparaître toute trace, que les ossements mesemblèrent tout prêts à être mis en œuvre. Je fis doncchoisir une douzaine de vertèbres, dans lesquelles nouspassâmes une forte corde pour les remorquer jusqu'àFelsen-Heim avec notre chaloupe.

Un beau matin que j'étais occupé dans l'atelier, tous lesenfants disparurent avec des souricières. Il n'était pasdifficile de deviner leur projet, et je leur souhaitai bonnechasse. Je ne tardai pas à sortir moi-même, dansl'intention de rapporter une provision d'argile, dont j'avaisbesoin; et ma femme m'accorda d'autant plus facilement lapermission de m'éloigner, qu'Ernest, au lieu de suivre sesfrères, était demeuré dans la bibliothèque, au milieu de noslivres. J'attelai donc Sturm à notre vieux traîneau, restaurédepuis peu avec les roues d'un canon, et je me dirigeaivers le ruisseau du Chacal, suivi de Bill et de Braun.

En arrivant près de nos nouvelles plantations de maniocet de pommes de terre, je ne vis pas sans un profondchagrin qu'une grande partie venait d'en être dévastée. Aupremier abord, je ne pouvais m'expliquer ce désordre;mais en approchant je reconnus, aux traces récentes quisillonnaient la terre, qu'une troupe nombreuse de cochonsavait causé ce désastre. Curieux de savoir si nous avions

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affaire à des animaux sauvages ou domestiques, jerésolus de suivre les traces, qui me conduisirent bientôt àl'ancienne plantation de pommes de terre dans lesenvirons de Falken-Horst.

J'étais irrité contre les pillards qui laissaient la table sibien servie de la nature, pour venir se rassasier dans nosplantations. Mais je n'en apercevais aucun, bien que latroupe dût être nombreuse. Les chiens finirent cependantpar s'élancer dans un épais taillis, d'où j'entendis aussitôtsortir un grognement hostile.

Regardant alors avec précaution, j'aperçus notre vieilletruie entourée de huit petits cochons d'environ deux mois.Toute la troupe était sur la défensive, tenant les chiens enrespect à l'aide d'une formidable rangée de dentsmenaçantes. Mais leur méfait m'avait tellement exaspéré,que je ne pus m'empêcher de décharger mon fusil à deuxcoups au milieu de la troupe. J'eus le bonheur d'en abattretrois, et le reste disparut aussitôt dans le taillis.

Après avoir appelé les chiens, qui se mettaient en devoirde continuer la chasse, je leur abandonnai les trois têtes, etje chargeai mon butin sur le traîneau, sans tropm'enorgueillir d'une victoire que je devais à un accès decolère peu honorable pour mon sang-froid.

Je ne tardai pas à arriver au terme de mon voyage, et àreprendre le chemin de Falken-Horst avec une bonneprovision d'argile.

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CHAPITRE XVILe moulin à gruau.—Le caïak.—La

vache marine.

Je fus de retour longtemps avant les enfants, quoiqueayant manqué l'heure du dîner aussi bien qu'eux. C'estpourquoi je priai me femme de nous préparer pour souperun bon rôti de cochon. Ernest et moi nous lui servîmesd'aides de cuisine. L'un des cochons fut mis en état deparaître le soir sur la table; les deux autres furent salés etenfermés dans le garde-manger. La bonne mère, qui avaitcommencé à me faire quelques reproches sur ma chasseinutile, fut bientôt désarmée par mes excuses.

Vers le soir, et au moment où je commençais à concevoirquelques inquiétudes, nous vîmes paraître Jack sur sonautruche, suivi de ses deux frères moins bien montés.Ceux-ci s'étaient chargés de tout le butin, qui remplissaitdeux énormes sacs. Il consistait en quatre oiseaux, unevingtaine d'ondatras, un kanguroo, un singe, deux animauxde l'espèce du lièvre, et une demi-douzaine de rats d'eau.

Fritz rapportait aussi une botte de gros chardons que jen'avais pas remarquée d'abord.

Alors commencèrent les cris, les récits et les admirations

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sans fin. La voix de Jack dominait toutes les autres. «Ah!cher père, s'écria-t-il quelle monture que mon autruche! Ellevole comme le vent, et j'ai cru deux fois que j'allais perdrela respiration. La rapidité de sa course fatigue tellement lesyeux, que c'est à peine si je voyais devant moi. Vousdevriez me faire un masque avec des yeux de verre, afinque je voie clair à me conduire.

MOI. Non pas, s'il vous plaît, monsieur le cavalier.

JACK. Et pourquoi non?

MOI. Pour deux raisons: la première, c'est que tout ce quetu demandes à tes parents, tu l'obtiens sans peine et sanstravail; la seconde, c'est qu'au milieu de mes nombreusesoccupations il me semble raisonnable de vous laisser fairece qui n'est pas au-dessus de vos forces. On s'habituebien vite à la paresse en demandant aux autres ce qu'onpeut exécuter soi-même.

FRITZ. Ah! papa, nous avons eu bien du plaisiraujourd'hui. Nous avons vécu de notre chasse, et nousrapportons un bon nombre de peaux que nous pourrionséchanger contre du brandevin avec les marchandsfourreurs. Toutefois nous voulons bien vous les donner pourun verre de muscat de Felsen-Heim.

MOI. Le marché est accepté; car vous paraissez avoirbien mérité un verre de vin, quoique vous soyez partis pourvotre chasse un peu trop brusquement.

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FRANZ. Quant à moi, j'aimerais mieux quelque chose desolide; car la vie sauvage, la chasse et le cheval donnentun terrible appétit.

MOI. Un moment de patience, et vous allez avoir de quoisatisfaire à tout. Nous allons voir le triomphe de la cuisinecivilisée sur la cuisine sauvage. Mais avant tout il fautprendre soin de vos montures: un bon cavalier songe à soncheval avant de songer à lui-même.»

À peine cette besogne était-elle terminée, que la mèreapporta le souper, à la grande satisfaction de noschasseurs, en accompagnant chaque plat de quelqueremarque plaisante.

«Voici, d'abord, s'écria-t-elle, un cochon de lait européentransformé en marcassin d'Amérique. Il a laissé là sa têtepour courir plus vite, selon la coutume des imbéciles. Etvoilà maintenant une excellente gelée hottentote cueilliedans le potager de la vieille Thétis.»

Les saillies de la mère furent accueillies avec desapplaudissements unanimes, surtout lorsque nous la vîmesreparaître avec une bouteille de notre excellent hydromel,que nous dégustâmes avec autant de plaisir qu'enéprouvaient les dieux d'Homère en savourant leur nectar àla table de Jupiter.

Alors Fritz nous raconta comment ils avaient passé tout lejour aux environs de Waldeck, et comment ils avaientdisposé leurs pièges de tous côtés, se servant de carottes

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disposé leurs pièges de tous côtés, se servant de carottespour attirer les ondatras, et de menu poisson pour les ratsd'eau. Quelques racines d'anis et une demi-douzaine depoissons péchés à la ligne avaient composé tout leur dîner,et à peine avaient-ils pris le temps de préparer ce frugalrepas.

Ici l'impétueux Jack reprit la parole en s'écriant: «Ah! oui;et mon chien est un animal impayable! ne m'a-t-il pas faitlever des lièvres sous le nez!

—Oui, ajouta Franz, et il m'a conduit droit au kanguroo,qui paissait tranquillement l'herbe à dix pas de nous. C'estune jeune bête, j'en réponds, et qui n'avait pas encore eu letemps de sentir l'odeur de la poudre.

—Et moi, reprit Fritz, j'ai eu le bonheur de découvrir cesgros chardons, qui pourront nous être utiles pour lecardage de notre feutre. J'ai rapporté aussi plusieursrejetons, dont quelques-uns sont déjà gros, et qui netarderont pas à devenir des arbustes. Enfin j'ai abattu avecmon fusil un singe impudent qui m'avait lancé une énormenoix de coco presque sur la tête.»

Après le souper, m'étant mis à examiner nos richesses deplus près, je reconnus dans les plantes de Fritz une espècede chardon à carder qui devait atteindre parfaitement notrebut. Parmi les rejetons qu'il rapportait, je remarquai avecplaisir une pousse de cannelle.

La mère reçut ces nouvelles plantes avec

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reconnaissance, et le lendemain matin elle les fit mettre enterre, dans son potager, avec le plus grand soin.

Pendant ce temps, je m'occupai de la construction d'unemachine que j'avais imaginée pour écorcher les animaux.La caisse du chirurgien me fournit une grande seringue,dont je parvins sans beaucoup de peine à faire unemachine à compression assez passable, au moyen d'uneouverture et de deux soupapes.

Au moment où les enfants venaient de terminer leurspréparatifs sans beaucoup d'empressement, je m'avançaisolennellement avec ma machine, qui me donnait un air simartial, que toute la troupe ne put s'empêcher de partir d'unbruyant éclat de rire.

Sans leur répondre un mot, je ramassai le kanguroo,encore étendu à mes pieds, et, le tenant pendu par lesjambes de derrière de manière que sa poitrine venaittoucher la mienne, je pratiquai une ouverture dans la peaude l'animal, entre les deux jambes de devant; puis,introduisant le tuyau dans l'ouverture entre cuir et chair, jeme mis à souffler de toutes mes forces. Je continuail'opération jusqu'à ce que la peau de l'animal fûtentièrement détachée de la chair, après quoi je laissai lereste du travail à mes compagnons ébahis. Il suffit dequelques minutes pour achever l'opération, qui n'avait pascoûté la moitié du temps ordinaire.

«Bravo! bravo! s'écria toute la troupe; notre père est un

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véritable sorcier. Mais par quel artifice a-t-il pu obtenir unpareil résultat?

—Mon artifice est bien simple, répondis-je, et il n'est pasun Groënlandais auquel il ne soit familier. Aussitôt qu'ils ontpris un chien de mer, ils commencent par le souffler ainsi;de cette manière l'animal surnage au-dessus de l'eau, et ilsle remorquent facilement avec leur caïak. On dit aussi queles bouchers se servent de ce procédé pour donner à leurviande un aspect séduisant, et en trouver plus facilement ledébit.»

Je réitérai mon opération pour chacun des animaux; etj'eus bientôt achevé ma tâche, parce que j'acquérais plusd'habileté à chaque nouvelle expérience. Toutefois le jourentier fut rempli par ce travail.

Depuis longtemps j'avais besoin d'une meule pourmoudre notre grain, et, dans ma dernière excursion, j'avaisremarqué un arbre qui m'avait semblé propre à cet usage.Le lendemain, nous nous mîmes en route pour allerl'abattre, avec tout l'attirail de cordes, de coins et dehaches usité en pareille circonstance. Arrivé au pied del'arbre, je fis monter Fritz et Jack au sommet, avec l'ordred'abattre les branches qui pourraient le gêner dans sachute. Ils durent aussi attacher deux longues cordes au-dessous de la cime, afin que nous pussions faire tomberl'arbre du côté qui nous semblerait le plus convenable.Ensuite la scie fut mise en œuvre au pied du tronc: aprèsavoir pratiqué une profonde entaille de chaque côté, nous

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courûmes à nos cordes, que nous commençâmes à tirerde toutes nos forces. Le tronc s'inclina et ne tarda pas às'abattre avec un bruyant craquement et sans le moindreaccident. Une fois par terre, je le fis partager en tronçonsde quatre pieds de long, qui furent immédiatement chargéssur le chariot. Le reste du bois fut laissé sur la place pourservir en temps et lieu.

Tout ce travail avait demandé deux jours, et ce ne fut quele troisième qu'il me fut possible de mettre le bois enœuvre. À chacun des tronçons j'adaptai une traverse enforme de fléau, qui se relevait et s'abaissait à volonté, et demanière qu'une des extrémités retombait sur la partieplane du bois. À cette extrémité venait se fixer un marteaude bois, dont la tête arrondie correspondait au centre dubillot, légèrement creusé à cette place. À l'autre bout de latraverse j'attachai une espèce d'auge dont le poids futcalculé de telle sorte que le marteau se trouvât plus légerque l'auge lorsqu'elle serait remplie d'eau. Quand l'auges'emplissait, la traverse en retombant élevait le marteau; etquand elle se vidait, elle accélérait la chute du marteau surle billot. Je terminai mon ouvrage en fixant au centre dubillot une vertèbre de baleine, dont l'ouverture formait unmortier naturel.

Ce travail achevé, je me mis en devoir d'amener l'eau dupuits derrière la maison, et à une hauteur convenable, aumoyen d'un conduit de bambou. Mes conduits furentdisposés au-dessous de la chute d'eau à environ un pied

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de profondeur. Du grand conduit partaient six tuyaux pluspetits, destinés à aller porter l'eau à chacune des auges,qui, se remplissant et se vidant alternativement, nepouvaient manquer d'imprimer aux marteaux unmouvement uniforme. Nous avions obtenu de cettemanière le moulin le plus convenable à notre position,attendu qu'il marchait sans roue, et que la confection d'uneroue avec ses accessoires se fût trouvée probablement au-dessus de nos forces.

Aussitôt que la machine fut achevée, ma femme plaçaquelques mesures de riz dans les mortiers, et passa lajournée entière à surveiller la marche de l'appareil. À la findu jour, le grain était entièrement débarrassé de sonenveloppe et prêt à être employé à la cuisine. La lenteur dela machine nous inquiéta peu lorsque nous fûmes assurésquelle marchait assez bien pour l'abandonner à elle-même.

«Quel bonheur! s'écrièrent les enfants; nous voilà en étatde préparer de l'avoine, de l'orge et de tous les autresgrains pour faire de la soupe et de la bouillie! Notre bonnecuisinière et ses aides seront délivrés à l'avenir de l'éterneltravail du pilon.»

Pendant que nous étions encore occupés à laconstruction de nos pilons, nous remarquâmes que lesjeunes autruches faisaient de fréquentes visites à notrenouveau champ, et qu'elles rentraient au logis rassasiées.Mais quel ne fut pas mon étonnement quand je reconnusqu'effectivement le grain était mûr, alors qu'à peine quatre

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mois s'étaient écoulés depuis l'ensemencement! Ainsinous pouvions compter à l'avenir sur deux récoltes par an.

Cette découverte nous occasionna un travail inattendu ettout à fait hors de saison; car c'était précisément l'époquedu passage des harengs et des chiens marins. La mère nese lassait pas de gémir en demandant comment nousviendrions à bout de cette menaçante série de travaux; carelle n'oubliait pas que c'était également l'instant de faire larécolte du manioc et des pommes de terre. Je la consolaien lui rappelant que le manioc pouvait rester en terre sansinconvénient, tandis que la récolte des patates était bienmoins pénible dans cette terre légère que dans les terrainspierreux de notre pays. «Quant au grain, ajoutai-je, nous enferons la moisson et le battage à la mode italienne. Si nousy perdons quelque chose, nous le rattraperons bien à larécolte suivante.»

Sans perdre de temps, je fis préparer devant la maisonune espèce d'esplanade que nous arrosâmes ensuite defumier liquide; puis je fis fouler la place par notre bétail, enmême temps que nous battions la terre avec des avirons,des pelles et des masses. Lorsque le soleil eut séché lesol, nous l'arrosâmes une seconde fois, et je le fis battre etfouler de nouveau, jusqu'à ce que la terre fût devenue aussidure et aussi unie que celle des aires de notre pays.

Alors nous nous rendîmes au champ munis de faucilles, etsuivis de Sturm et de Brummer, qui portaient la grandecorbeille destinée à recevoir le grain.

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Arrivés sur la place, ma femme demanda des liens pourles gerbes, et les enfants des fourches et des râteaux pourrassembler les épis en monceaux.

«Point tant de cérémonies, leur dis-je; aujourd'hui noustravaillons à l'italienne, et l'Italien est trop ennemi de lapeine et du travail pour savoir ce que c'est qu'un lien ou unrâteau lorsqu'il s'agit de moisson.

—Mais, reprit Fritz, comment s'y prennent-ils pourrassembler les gerbes et pour les rapporter à la maison?

—De la manière la plus simple du monde, lui répondis-je,car ils ne font pas de gerbes, et ils battent le grain surplace.»

Fritz demeura quelques instants pensif; il ne savait tropcomment s'y prendre pour commencer son rôle demoissonneur. Alors je lui dis de prendre une poignéed'épis dans la main gauche, en se servant de la faucilleavec la droite, de lier chaque poignée avec un lien depaille, et de la jeter ensuite dans la corbeille.

Ma nouvelle méthode plut beaucoup aux jeunestravailleurs, et le champ fut bientôt dépouillé de sa richemoisson, tandis que notre corbeille se remplissait d'uneample provision d'épis.

«Voilà une belle économie! s'écria ma femme engémissant. Tous les épis tombés restent sur le sillon avec

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le chaume, et c'est un spectacle à briser le cœur d'un bonet brave moissonneur suisse.

—Vous vous trompez, lui répondis-je, l'Italien est trop bonménager pour laisser perdre ces restes précieux. Mais ilparaît qu'il aime mieux les boire que les manger.

—Voilà une énigme qui a besoin d'explication, repartit mafemme.

—Et vous allez l'avoir, ma chère femme, lui répondis-je.Comme l'Italie renferme plus de terres labourables que depâturages, le fermier manque d'herbe et de foin. Alors ilconduit son bétail dans les champs moissonnés, aprèsavoir eu la précaution de laisser l'herbe pousser entre lessillons pendant quelques jours ou quelques semaines. Lebétail ainsi nourri donne un lait excellent, et c'est pourquoil'on peut dire que l'Italien aime mieux boire le superflu deson grain que de le manger.

—Mais alors où prennent-ils leur litière? me demanda mafemme.

MOI. Nulle part; car il n'est pas dans leurs habitudes des'en servir, quoique je n'ose décider si cet usage n'entraînepas de graves inconvénients. Mais occupons-nousmaintenant du battage, qui n'est pas moins simple que lamoisson.»

De retour à la maison, nous commençâmes lespréparatifs de cette importante opération. Ernest et Franz,

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sous la direction de leur mère, répandirent les gerbes encercle sur toute la superficie de l'aire, après avoir trié lesdifférentes espèces de grains. Alors commença uneopération toute nouvelle et toute bizarre. Les quatreenfants, grimpés sur leurs montures, reçurent l'ordre decourir tout autour de l'aire, pilant et broyant le grain, aumilieu d'un nuage de paille et de poussière. Ma femme etmoi, armés de pelles de bois, nous étions chargés deréunir les épis dispersés et de les remettre sur le passagedes batteurs en grange. Cette nouvelle méthode donna lieuà quelques incidents que je n'avais pas prévus, car detemps en temps nos montures attrapaient une bouchée degrain battu; sur quoi ma femme observa malicieusementque si cette manière de nourrir les animaux n'était pas toutà fait économique, elle épargnait du moins les frais degrenier et de conservation.

Mais je lui répondis gravement par le proverbe: À bœufqui bat bouche pleine.

«D'ailleurs, ajoutai-je, ce n'est pas à côté d'une pareillemoisson qu'il faut se montrer avare, et une poignée degrains par-ci par-là n'est pas une si grande perte.»

Le grain battu, il fallait le nettoyer. Les épis furent doncjetés au vent avec des pelles à vanner, de sorte que lapaille et les écorces vides s'envolaient avec la poussière,tandis que le grain retombait par son propre poids. Jelaissai les enfants se relayer dans cette désagréableopération, rendue plus pénible encore par notre

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inexpérience.

Pendant le vannage, toute notre volaille était accourue à laporte de l'aire, et elle commença à becqueter sifurieusement le grain, que pendant plus d'une minute un riregénéral nous laissa sans force contre la formidableinvasion. Les enfants s'étant élancés avec impétuositépour arrêter le pillage, je modérai leur ardeur en ajoutant:«Laissez ces nouveaux hôtes prendre part à notre superflu;nous y perdrons quelques poignées de grain, mais nous ygagnerons de bonnes volailles. D'ailleurs cet abandon aquelque chose de patriarcal qui convient tout à fait à notrenouvelle vie.»

Lorsque nous en vînmes à mesurer notre récolte, noustrouvâmes plus de cent mesures de froment et au moinsdeux cents mesures d'orge, qui furent serrées avec soindans la chambre aux provisions.

Le maïs demandait une manipulation particulière. Lesépis furent séparés des tiges, épluchés et étendus surl'aire pour sécher. Nous les battîmes ensuite avec degrands fléaux pour faire sortir le grain. Cette opérationproduisit plus de quatre-vingts mesures, à notre grandétonnement. D'où je conclus que cette semence étaitparfaitement appropriée au climat et au terrain.

Maintenant il s'agissait de préparer de nouveau le champpour la seconde récolte. Il fallait débarrasser le terrain duchaume et des tiges de mais, qui devaient nous fournir

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d'excellentes bourrées.

Lorsque nous arrivâmes avec nos faucilles, nous fûmesbien étonnés de trouver la place occupée par une troupenombreuse de cailles du Mexique, qui avaient profité denos deux jours d'absence pour s'établir dans les sillons. Lasurprise fut si complète, qu'il ne nous resta entre les mainsqu'une seule caille, abattue d'un coup de pierre par l'adroitFritz. Je me promis bien pour l'avenir de faire une bonnerécolte de cailles après chaque récolte de blé, endisposant des lacets dans les sillons.

La paille fut mise en meule et destinée à renouveler notreprovision de fourrages. Les feuilles de maïs nous servirentà remplir nos paillasses; enfin le chaume brûlé nous donnades cendres que ma femme fit mettre à part pour leslessives.

Lorsque la terre fut préparée, je m'occupai del'ensemencement; et cette fois, pour varier la récolte, jesemai du seigle, du froment et de l'avoine.

À peine ce travail était-il achevé, que le passage desharengs commença. Comme la maison étaitabondamment fournie de provisions, nous nouscontentâmes d'un tonneau de harengs fumés, et d'untonneau de harengs salés. Toutefois les viviers furentremplis, afin de nous fournir du poisson frais dansl'occasion.

Immédiatement après commença une chasse bien

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Immédiatement après commença une chasse bienautrement importante, celle des chiens de mer, à laquelleje me livrais avec un zèle toujours croissant depuisl'invention de ma pompe à air, qui me donnait toute facilitépour enlever les peaux. Dans cette grave occasion, lecaïak fut équipé en guerre pour la première fois; jepréparai en même temps deux harpons garnis de vessies,qui furent placés de chaque côté du bâtiment, dans deuxcourroies disposées à cet effet.

Ces préparatifs terminés, Fritz endossa sur le rivage sonvêtement de pêche. Des pantalons de boyaux de chiens demer, le justaucorps dont nous avons fait la description, etune cape groënlandaise formaient son armure défensive.Les armes offensives étaient les deux rames et les deuxharpons, qu'il agitait fièrement en l'air, comme le trident dudieu des mers, en prononçant le fameux quos ego! deVirgile. Bientôt il prit place dans le caïak, et s'éloigna dubord pour la chasse aventureuse. Un formidable cri detriomphe annonça le départ du bâtiment, et nousentendîmes Fritz entonner avec assurance le chant dupêcheur groënlandais. La bonne mère, en dépit de toutesses inquiétudes, ne pouvait s'empêcher de rire, et del'aspect grotesque de notre embarcation, et du bizarreaccoutrement de notre chevalier de mer. Quant à moi,j'étais sans inquiétude, sachant que Fritz était excellentnageur, et qu'on pouvait compter sur sa vigueur et sonsang-froid dans une occasion difficile. Toutefois, pourrassurer sa mère, je fis mettre la chaloupe en état, afin decourir au secours de notre pêcheur, s'il était menacé de

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quelque catastrophe.

Après plusieurs évolutions couronnées de succès, notrehéros, encouragé par les acclamations des spectateurs,voulut entrer dans le ruisseau du Chacal; mais sonentreprise échoua, et nous le vîmes bientôt entraîné vers lapleine mer avec la rapidité d'une flèche. À cette vue, jejugeai prudent de mettre la chaloupe à l'eau pour suivre lestraces du malencontreux voyageur. Mais, malgré tout notreempressement, le caïak avait disparu avant que lachaloupe fût sortie de la baie. Toutefois la rapideembarcation, encore accélérée par le mouvement de nostrois rames, eut bientôt atteint le banc de sable où notrenavire avait échoué, et vers lequel le courant avait dûemporter l'aventureux pêcheur. Dans cet endroit, la merétait hérissée de rochers à fleur d'eau, battus par lesvagues, qui laissaient de temps en temps leur tête àdécouvert en se retirant. Nous eûmes bientôt trouvé unpassage qui nous conduisit au milieu d'un labyrinthe depetites îles escarpées qui allaient rejoindre un promontoireéloigné et d'un aspect sauvage.

Ici mon embarras redoubla; car la vue, bornée de toutesparts, ne permettait pas de reconnaître les traces du caïak;et comment deviner lequel de ces îlots pouvait déroberFritz à nos regards?

L'incertitude durait depuis quelques instants, lorsque je viss'élever dans l'éloignement une légère fumée suivie d'unefaible détonation que nous crûmes reconnaître pour un

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coup de pistolet.

«C'est Fritz, m'écriai-je avec un soupir de soulagement.

—Où donc?» demandèrent les enfants en relevant leurstêtes inquiètes.

À cet instant, une seconde détonation suivit la première,et je pus les assurer qu'au bout d'un quart d'heure nousaurions rejoint le fugitif. Nous répondîmes à notre tour parun coup de feu dans la direction que je désignai, et notresignal ne resta pas longtemps sans réponse.

Je fis aussitôt virer de bord vers l'endroit indiqué; Ernestregardait à sa montre d'argent, et au bout de dix minutesnous étions en vue du caïak; cinq autres minutes n'étaientpas écoulées, que les deux embarcations se trouvaientbord à bord.

Notre étonnement fut à son comble lorsque nous eûmesaperçu une vache marine que notre intrépide aventurieravait frappée à mort avec ses deux harpons, et dont lecadavre flottait à la surface de l'eau.

Je commençai par faire au héros groënlandais quelquesreproches sur sa disparition, qui nous avait jetés dans unegrande inquiétude; mais il s'excusa sur la rapidité ducourant qui l'avait entraîné malgré lui.

«Je ne tardai pas à rencontrer plusieurs vaches marines,ajouta-t-il; mais elles ne me laissèrent pas le temps de les

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attaquer. Après une longue poursuite, je parvins enfin àenfoncer mon premier harpon dans le dos de la dernièrede la troupe. La douleur de sa blessure ayant ralenti sacourse, je réussis bientôt à faire usage de mon secondharpon. Alors l'animal chercha un asile au milieu de cesrochers, où je le suivis et où je me hâtai de l'achever avecmes pistolets.

MOI. Tu as eu affaire à un redoutable adversaire. Quoiquela vache marine soit d'un naturel craintif, ses blessures larendent quelquefois furieuse. Elle se retourne alors contreson ennemi, et met en pièces le canot le plus solide, àl'aide de ses redoutables défenses. Enfin te voilà sain etsauf, grâce à Dieu, ce qui vaut mieux que toutes les vachesmarines du monde; car, en vérité, je ne sais trop ce quenous allons faire de celle-ci: elle a bien quatorze pieds delong, quoiqu'elle ne me paraisse pas encore parvenue àtoute sa taille.

FRITZ. Oh! cher père, si nous ne pouvons tirer le corps dece labyrinthe de rochers, permettez-moi au moins derapporter la tête avec ses deux terribles défenses. Jel'attacherai à la proue de mon caïak, que je baptiserai dunom de la Vache marine.

MOI. Dans tous les cas, nous n'abandonnerons pas lesdéfenses; c'est la partie la plus précieuse de l'animal; ellessont très-recherchées à cause de leur blancheur, qui peutse comparer à celle de l'ivoire. Quant à la chair, elle ne vautpas la peine qu'on s'en occupe. Ainsi, pendant que je vais

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découper quelques lanières de cette peau épaisse, quipeuvent nous devenir utiles, empare-toi de la tête, que tudésires. Mais hâtons-nous; car le ciel s'obscurcit commes'il se préparait un orage.

ERNEST. Je croyais que la vache marine est un animaldu Nord. Comment s'en rencontre-t-il dans ces parages?

MOI. Ton observation est juste; mais il est possible qu'ils'en trouve aussi vers le pôle antarctique, et qu'unetempête les ait entraînées jusqu'ici. Du reste, on a au Capune espèce de vaches marines plus petites que celle-ci.Elles se nourrissent d'algues, et aussi de moules etd'huîtres, qu'elles détachent des rochers à l'aide de leursdents.»

Cet entretien n'avait pas interrompu notre travail, et Fritz fitobserver qu'il serait utile d'ajouter à l'équipement du caïakune lance et une hache, aussi bien qu'une petite boussoledans une boîte de verre, afin que le rameur pût s'orienter siune tempête le jetait en pleine mer. L'observation me parutsi juste, que je promis de m'en occuper.

Lorsque notre travail fut terminé, j'offris à Fritz de leprendre dans la chaloupe avec son embarcation; mais ilpréféra retourner comme il était venu, afin d'aller annoncernotre arrivée à ma bonne femme, que cette longueabsence devait inquiéter.

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CHAPITRE XVIIL'orage.—Les clous de girofle.—Le

pont-levis.—Le lèche-sel.—Lepemmikan.—Les pigeons messagers.—

L'hyène.

À peine avions-nous fait le quart du chemin, que nousfûmes surpris par un ouragan terrible accompagné de pluieet de vent. Je me trouvai dans le plus grand embarras àcette irruption soudaine, qui avait devancé mes prévisionsd'une heure. Les rafales de pluie avaient dérobé Fritz à nosregards, et le tumulte des éléments ne nous permettait pasde le rappeler. J'ordonnai aux enfants de se couvrir deleurs vêtements de mer, et de s'attacher à la chaloupe pardes courroies, afin de n'être pas emportés par la lame. Jefus obligé d'avoir recours moi-même à ce moyen, et nousnous recommandâmes à Dieu, abandonnant la pinasse àson destin, dans notre impuissance à la gouverner.

La violence de l'ouragan redoublait, bien qu'à chaqueminute il nous semblât que sa fureur fût à son comble. Lesvagues s'élevaient jusqu'aux nuages, et de sinistres éclairssillonnaient l'obscurité, répandant une lueur sombre sur lesmontagnes d'eau qui mugissaient autour de nous. Tantôt

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notre frêle bâtiment se trouvait au sommet de la vague;tantôt il redescendait au fond des abîmes avec la rapiditéde l'éclair. Les flots remplissaient la chaloupe, nousmenaçant à chaque instant d'une destruction certaine.

L'ouragan ne tarda pas à se dissiper comme il était venu,et le vent paraissait avoir épuisé sa fureur. Mais les nuagessombres au-dessus de nos têtes, les vagues menaçantessous nos pieds, continuaient d'entretenir nos craintes.

Au milieu de nos angoisses, j'avais la satisfaction de voirque la chaloupe se conduisait parfaitement. La fureur desvagues n'avait que peu de prise sur elle, et nous trouvionstoujours le temps de donner deux ou trois vigoureux coupsde pompe pour vider la cale après le passage de chaquevague. Quelques coups de rames donnés à propos avaientréussi à maintenir le bâtiment dans sa route.

Cette certitude, sans nous rassurer complètement, melaissait du moins assez de courage et de sang-froid pourordonner les manœuvres nécessaires et soutenir les forcesde mon équipage. Ma plus vive inquiétude était sur le sortdu caïak, qui devait avoir été surpris comme nous parl'orage. Je me figurais l'intrépide Fritz brisé contre lesrochers, ou entraîné dans les plaines d'un océan sansbornes; et, n'osant désormais prier pour son salut, je nedemandais au Seigneur que la force nécessaire poursupporter cette perte déchirante avec la résignation d'unchrétien et d'un serviteur de ses saints autels.

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Enfin nous nous trouvions à la hauteur du cap de laDélivrance. Je commençai à respirer plus librement, et, mepenchant sur ma rame avec la force du désespoir, j'entraibrusquement dans le passage bien connu, au moment oùla fureur des flots allait nous en éloigner pour toujours.Notre première pensée fut un sentiment profond degratitude envers la Providence, qui venait de nousaccorder une si miraculeuse protection.

Le premier spectacle qui frappa mes yeux fut un groupecomposé de ma femme, de Franz et de Fritz agenouilléssur le rivage pour remercier le Seigneur du retour inespéréde ce dernier, et lui offrir leurs supplications pour noustrois, qu'ils croyaient encore au milieu du péril.

Leur prière fut interrompue par nos cris de joie: et nousnous précipitâmes dans leurs bras avec un torrent delarmes. Je craignais quelques reproches de la part de mafemme; mais elle était trop vivement émue pourempoisonner la joie du retour par ces plaintesintempestives dont les hommes s'accablent trop souventaprès le danger, et qui finissent par devenir la sourced'animosités irréconciliables. Les trois nouveaux venus seréunirent alors au groupe des suppliants pour adresser àl'Éternel de ferventes actions de grâces. Ce devoiraccompli, toute la famille reprit le chemin de Felsen-Heimpour aller changer de vêtements, et s'entretenir, autour d'unbon repas, des importantes aventures de cette journée.

FRITZ. «Je ne peux pas dire que j'aie éprouvé un moment

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de terreur réelle, tant j'étais persuadé de la solidité de monbâtiment. À chaque lame qui fondait sur moi je retenais marespiration, et je me trouvais bientôt au sommet du flot quiavait menacé de m'engloutir. Ma seule inquiétude était lacrainte de perdre ma rame; car alors ma position fûtdevenue critique. Au reste, la violence du vent m'eut bientôtporté dans le chenal avec la rapidité d'une flèche. Chaquefois que le caïak se trouvait au haut de la lame, j'apercevaisla terre, qui disparaissait de nouveau lorsque jeredescendais dans un des mille abîmes entr'ouverts autourde moi. Je débarquai au moment où commençait ladernière rafale de pluie, contre laquelle je cherchai un asiledans le creux d'un rocher. Après avoir laissé passer ceterrible nuage, nous retournâmes au rivage afin d'avoir desnouvelles de la chaloupe, et nos cœurs pleins d'angoissesadressaient au Ciel une fervente prière que la Providencea exaucée.

ERNEST. Malgré tout, c'était une rude joute; et je peuxavouer maintenant que je ne suis pas fâché de me trouversur la terre ferme; car tant qu'a duré le danger, je me suisbien gardé de laisser échapper une plainte ni une parole.

MOI. C'est vrai, mon cher enfant. Et, en effet, une attitudecalme et paisible rend souvent de grands services dansune position critique, quoiqu'elle devienne inutile lorsquel'occasion exige une prompte résolution ou un effortdésespéré. Quelquefois aussi l'enjouement a son mérite,pourvu qu'il ne nous fasse pas perdre de vue la grandeur

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du danger et les mesures qu'il exige.

MA FEMME. Pour moi, mon anxiété était si vive, que lesang-froid m'eût été aussi impossible que l'enjouement, laseule pensée du Père tout-puissant qui est dans le ciel m'apermis de conserver quelques forces.

MOI. Et tu avais pris le parti le plus sage, ma chèrefemme. Mais maintenant que le danger est passé, je nedonnerais pas cette périlleuse expérience pour beaucoup;car à cette heure nous sommes si bien convaincus de lasolidité de notre pinasse, que je n'hésiterais pas à lamettre en mer pour courir au secours d'un navire en péril.Et cette pensée consolante me donne du courage pourl'avenir, en me faisant entrevoir la possibilité de quitter unjour cette plage déserte.

FRITZ. Mon caïak n'est pas sorti moins triomphant decette terrible épreuve, et je ne serais pas le dernier à suivrela chaloupe avec lui. Peut-être aussi pourrions-nous portersecours aux navires de plus loin, en élevant sur le rocher del'île aux Requins une batterie de sauvetage avec un grandpavillon. Dans les temps orageux nous pourrions avertir lesbâtiments par un coup de canon, et dans les jours sereinsle pavillon suffirait pour leur annoncer notre présence etl'existence d'un bon ancrage dans la baie de la Délivrance.

TOUS. C'est une idée excellente.

MOI. Sans doute, mes enfants. Si j'avais le précieuxchapeau du petit Fortunatus, je n'hésiterais pas à prendre

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chapeau du petit Fortunatus, je n'hésiterais pas à prendredeux canons entre mes bras et à m'envoler au sommet durocher, comme le Roc fabuleux avec un éléphant ou unrhinocéros dans ses formidables serres. Je vous faiscompliment des sages projets de votre imagination.

MA FEMME. Ces plans mêmes prouvent toute leurconfiance dans ton habileté, mon cher ami, et tu devrais lesaccueillir avec reconnaissance.

MOI. Sans contredit. Et, pour cette fois, je m'engage à nepas m'opposer à l'exécution, à condition que l'un de nousse chargera de monter sur la cime du rocher.»

Après notre repas, la chaloupe fut tirée sur le rivage,débarrassée de sa cargaison et traînée jusqu'à Felsen-Heim par nos animaux. Arrivée là, je la fis placer dans lachambre aux provisions avec le caïak, que Fritz et Ernestavaient chargé sur leurs épaules. La tête de la vachemarine fut mise dans notre atelier, où, grâce à mes soins,elle se trouva bientôt en état de figurer dignement à laplace que Fritz lui avait destinée.

L'orage avait tellement grossi les ruisseaux, qu'il s'en étaitsuivi plusieurs inondations, particulièrement dans levoisinage de Falken-Horst. Le ruisseau du Chacal luimême avait éprouvé une telle crue, malgré la profondeurde son lit, que notre pont avait failli être emporté. Près deFalken-Horst, la fontaine et le canal avaient essuyé desdommages sérieux qui demandaient une prompteréparation.

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En arrivant à la chute d'eau, nous trouvâmes la terrejonchée d'une espèce de baies d'un brun foncé,couronnées d'un petit bouquet de feuilles et de la grosseurd'une noisette ordinaire. Leur aspect était si engageant,que les enfants n'hésitèrent pas à en avaler quelques-unes;mais le goût en était si acre, qu'ils les recrachèrent aussitôtavec répugnance, juste châtiment de leur gourmandise.

Je ne m'en serais pas occupé davantage, si leur odeur neme les eût aussitôt fait reconnaître pour le véritable fruit dugiroflier. C'était une découverte trop importante pour nepas attirer toute notre attention. Un sac fut rempli de cetteprécieuse production, et rapporté à Felsen-Heim, où il nemanqua pas d'être accueilli avec reconnaissance par notrecuisinière.

Comme j'avais observé combien les dernières pluiesavaient été favorables à nos semailles, je résolus dediriger l'eau de mes meules, au milieu de notre petitchamp, et de la laisser couler librement pendant la saisondes chaleurs. Au retour de la saison des pluies, je luidonnai un écoulement vers le ruisseau du Chacal.

Vers le même temps, la pêche du saumon et del'esturgeon vint renouveler notre provision de poisson salé,fumé et mariné. Je fis également l'essai de conserver unepaire des plus beaux saumons pour nous en régalerquelque jour. Je choisis donc les deux plus gros, auxquelsnous passâmes une longue corde à travers les ouïes; et la

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corde fut fixée à un poteau, à la place la plus profonde et laplus tranquille de la baie du Salut. J'avais lu que ceprocédé est très usité en Hongrie, où l'on en éprouve lesplus heureux résultats.

Vers cette époque, et au milieu d'une belle nuit d'été, monsommeil fut interrompu tout à coup par un hurlement furieuxde nos gardiens, suivi de sourds trépignements qui merappelèrent la terrible invasion des chacals. Déjà, comme ilarrive dans les alarmes nocturnes, mon imaginationpeuplait la cour de fantômes terribles, parmi lesquels lesbuffles, les ours et les boas ne jouaient pas le rôle le moinsformidable. Toutefois je résolus de ne pas demeurer pluslongtemps dans l'incertitude, et, sautant du lit à demi nu, jesaisis la première arme qui se trouva sous ma main, et jem'élançai vers la porte de ma maison, dont la partiesupérieure était restée ouverte, selon notre coutume durantles nuits d'été.

À peine avais-je passé la moitié de mon corps parl'ouverture, que je reconnus la tête de Fritz à la fenêtrevoisine.

«Au nom du Ciel, qu'est-ce que cela?» me demanda-t-il àvoix basse.»

Je lui répondis que j'avais cru d'abord à quelque nouveaudanger, mais que je commençais à m'apercevoir quec'était un nouveau tour des cochons.

«Toutefois, ajoutai-je, il est à craindre que la plaisanterie

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«Toutefois, ajoutai-je, il est à craindre que la plaisanteriene finisse mal pour eux; car je crois qu'ils ont déjà leschiens à leurs trousses. Hâtons-nous de sortir, afind'arrêter le carnage.»

À ces mots, Fritz sauta par la fenêtre, à moitié vêtu, etnous volâmes sur la scène du combat. Nous reconnûmesalors le reste de la troupe de cochons sauvages qui venaitde pénétrer chez nous par le pont du ruisseau du Chacal,et qui se préparait à faire irruption dans le jardin de mafemme. Mais les chiens faisaient bonne garde, et deuxd'entre eux avaient saisi le mâle par les oreilles, tandis quele reste de la troupe fuyait devant les deux autres.

Le plus pressant était d'aller au secours du captif, tandisque Fritz rappelait les chiens à grands cris. Nous eûmesbeaucoup de peine à venir à bout de notre entreprise.Toutefois je parvins à faire lâcher prise à nos gardiens; etle prisonnier s'échappa avec un sourd grognement, sanssonger à dire merci.

M'étant transporté sur le bord du ruisseau, je trouvai lepont levé, comme à l'ordinaire; les malencontreux animaux,avec une légèreté dont jusque-là je ne les soupçonnais pascapables, avaient passé sur les trois poutres qui luiservaient de supports. Cet incident me fit prendre larésolution de changer le pont mouvant en un pont-levis,qu'on lèverait tous les soirs, et qui nous mettrait à l'abri depareilles invasions pour l'avenir.

Dès le lendemain matin, nous nous mîmes à l'œuvre, et la

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charpente du pont fut bientôt achevée. À défaut de chaînes,j'employai de fortes cordes, au moyen desquelles notrepont se levait et s'abaissait avec assez de facilité pour queles enfants pussent le mettre en mouvement.

Ainsi construit, notre ouvrage était plus que suffisant pournous garantir des bêtes féroces. En cas d'attaque de lapart de nos semblables, nous pouvions remplacer le câblepar une chaîne, et rendre notre demeure inattaquable. Ainsidonc, malgré la grossièreté de l'exécution, notre rempartavait pour nous tous les avantages de la meilleurefortification; mais il faut convenir en même temps qu'il eûtsuffi d'un coup de canon pour tout jeter à bas, et qued'ailleurs le ruisseau n'était ni assez large ni assez profondpour arrêter un ennemi déterminé.

Pendant cet important travail, les enfants ayant eul'occasion de monter sur les deux poteaux qui soutenaientla porte du pont-levis, me dirent qu'ils avaient aperçuplusieurs fois dans l'éloignement le troupeau de gazelles etd'antilopes dont nous avions si heureusement enrichi notredomaine. On les voyait approcher de Falken-Horst, tantôtseuls, tantôt par petites troupes; mais au moindre bruit lestimides animaux disparaissaient, comme parenchantement, dans les profondeurs de la forêt.

«Quel dommage, s'écria un jour Fritz, que ces charmantsanimaux se montrent si sauvages! Ce serait un grandplaisir de les voir arriver au ruisseau chaque matin pour sedésaltérer, pendant que nous nous livrons aux travaux

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ordinaires!

ERNEST. En établissant une place d'appât, comme cellede la Nouvelle-Géorgie, nous verrions bientôt les gazellesaccourir d'elles-mêmes.

MOI. Tu aurais raison, mon cher Ernest, si ces placesétaient l'ouvrage de l'homme; mais le plus souvent ellessont l'œuvre de la nature. Nous avons quelque chosed'analogue dans les montagnes de notre patrie: ce sontdes lèche-sel, c'est-à-dire des places où la pierre estimprégnée de sel ou de salpêtre, dont les chamois semontrent extrêmement friands, de sorte que le chasseur estpresque sûr d'y rencontrer sa proie et de s'en emparer.

FRANZ. L'idée de citer la Nouvelle-Géorgie à ce proposme parait joliment empreinte de pédanterie.

MOI. Dans le monde des pensées nous ne reconnaissonspas les distances; tout ce qui se ressemble est voisin. Lesplus précieuses découvertes ne sont la plupart du tempsqu'une heureuse combinaison d'images et de penséesdemeurées jusqu'alors cachées dans le cerveau del'inventeur.

FRITZ. J'en conviens, mon père; mais je voudrais biensavoir que penser de cette place d'appât dont Ernestvoulait parler.

MOI. Il en existe une, entre autres, dans la Nouvelle-Géorgie, contrée située au pied de la chaîne des

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Alléghanis. Du reste, elle n'a pas plus de trois à quatrearpents. On y trouve une sorte de marne ou d'argile très-fine, dont les animaux apprivoisés ne se montrent pasmoins friands que les bêtes sauvages; et le sol est sillonnéde profondes excavations dues à la gourmandise desvisiteurs. Les buffles sauvages sont les animaux qu'on yrencontre le plus fréquemment.

JACK. Mais n'a-t-on pas essayé de faire des placesd'appât artificielles?

MOI. Sans doute; mais de pareils essais sont bien petitsà côté de ceux de la nature. Au reste, il faut observerencore que la marne de Géorgie est plutôt sucrée quesalée, de sorte qu'on ne peut la comparer aux lèche-sel denos parcs royaux.

FRITZ. Qu'est-ce qu'un lèche-sel, cher père?

MOI. C'est une grande caisse d'environ quatre pieds dehaut que l'on dispose sur le sol dans quelque lieu écarté dela forêt ou du parc où l'on veut chasser. La caisse estensuite remplie d'argile salée bien battue, que l'onrecouvre même quelquefois de verdure pour mieux tromperle gibier. Les animaux s'approchent, et, tandis qu'ils lèchentla terre sans défiance, le chasseur, embusqué dans untaillis voisin, peut tirer à coup sûr.

TOUS. Pour le coup, cher père, il nous faut établir unlèche-sel, et nous aurons bientôt un parc rempli de gibierde toute espèce. Les muscs, les gazelles et les buffles ne

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de toute espèce. Les muscs, les gazelles et les buffles nenous manqueront pas.

MOI. Peste, comme vous y allez! On dirait que noussommes dans la Nouvelle-Géorgie, et ce n'était pas lapeine de tant railler le pauvre Ernest lorsqu'il a mis l'affairesur le tapis. Si j'écoutais tous ces beaux projets, je nesaurais bientôt plus où prendre du temps et des forcespour exécuter tout ce qui vous passe par la tête.

TOUS. Nous vous aiderons, cher père, nous travailleronsautant qu'il vous plaira; mettez-nous seulement à l'épreuve.

MOI. Si vous tenez tant à ce projet, nous verrons à nousen occuper plus tard. Mais maintenant j'ai besoin de terre àporcelaine et de grands bambous pour exécuter un planplus important. Tenez-vous prêts à m'accompagner jusqu'àl'Écluse.

TOUS. Merci, mille fois merci, cher père! Voici donc lesexcursions, la chasse et les découvertes qui vontrecommencer; cela vaut mieux que tous les ponts-levis dumonde.

FRITZ. Je vais préparer un pemmikan pour la route. Ilnous reste assez de chair d'ours pour cela, et elle ne vautpas grand'chose autrement.»

Cet entretien me fit voir qu'il y avait un plan de campagneorganisé de longue main, et contre lequel il ne me restaitaucune objection sérieuse, car la saison était éminemmentfavorable, et tout ce qui tendait à semer quelque variété

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dans la vie uniforme de Felsen-Heim me paraissait devoirêtre accueilli avec empressement.

Fritz courut vers sa mère, qui était occupée au jardin, et luidemanda humblement un morceau de chair d'ours pourpréparer un pemmikan.

MA FEMME. «Veux-tu commencer par me dire ce quec'est qu'un pemmikan, et ce que tu en veux faire?

FRITZ. Le pemmikan est une provision de bouche que lesmarchands de peaux du Canada ont coutume d'emporterdans leurs longs voyages de commerce parmi les tribusindiennes. Elle consiste en chair d'ours ou de chevreuilcoupée en petits morceaux et pilée; il n'y a pas d'alimentmoins embarrassant et plus nutritif.

MA FEMME. Et pourquoi y songer aujourd'hui plutôt qu'unautre jour?

FRITZ. Nous venons de décider une expéditionimportante, et nous ne voulons point laisser nos meilleuresprovisions se gâter au logis.

MA FEMME. Voilà ce qui s'appelle de la friandise; et l'onne m'a pas consultée pour ce beau projet, afin de sepasser de mon consentement. Mais n'en parlons plus.Quant à ton pemmikan, je le crois convenable dans leslongs voyages à travers un pays inculte et inhospitalier;mais la précaution me parait risible pour une excursion dedeux jours dans une riche contrée comme celle que nous

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habitons.

FRITZ. Vous pouvez avoir raison sous un certain rapport,chère mère; mais songez quel orgueil et quelle satisfactionpour nous de vivre deux jours comme ces hardisvoyageurs. On se sent alors un tout autre homme quelorsqu'on part avec un lièvre rôti dans sa poche, pour aller àla chasse d'un lièvre vivant.

MA FEMME. À merveille! Ne faudrait-il pas bientôt que laviande soit crue, pour satisfaire pleinement l'imaginationde nos chasseurs?»

L'entretien fut interrompu par notre arrivée, et, commel'héroïque projet de Fritz avait reçu l'assentiment général,ma femme finit par accorder le morceau d'ours tant désiré.

La préparation du pemmikan fut entreprise avec ardeur;car Fritz avait appelé tous ses frères à son aide. La viandefut hachée, pilée, desséchée avec autant de diligence ques'il se fût agi de nourrir une troupe de vingt chasseurspendant six mois.

Les enfants firent une provision de sacs, de corbeilles, defilets: enfin j'assistai à tous les préparatifs d'une véritableexpédition de guerre, dont le but demeura un mystère pourmoi. On choisit pour le voyage notre vieux traîneau, élevéau rang de voiture depuis l'addition des deux vieilles rouesde canon, et il reçut bientôt les munitions de bouche et deguerre, la tente de voyage et le caïak de Fritz, sanscompter les menues provisions.

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compter les menues provisions.

Enfin le jour tant désiré était venu. Tout le monde se trouvadebout avant l'aurore, et j'aperçus Jack se dirigermystérieusement vers le chariot avec une corbeille où ilavait enfermé deux paires de nos pigeons d'Europe.

Ah! ah! me dis-je en moi-même, il paraît que noschasseurs ont songé à s'assurer d'un supplément, dans lecas où le pemmikan ferait défaut. Je souhaite seulementque la chair de nos vieux pigeons ne les fasse pas repentirde leur prévoyance.

Contre mon attente, la bonne mère manifesta le désir derester au logis, ne se sentant pas en état de supporter lesfatigues du voyage; et, après une longue et mystérieuseconsultation avec ses frères, Ernest se déclara prêt à luitenir compagnie. Cette circonstance me décida à renoncermoi-même à l'expédition projetée, comptant mettre cetemps à profit pour m'occuper de la construction d'unmoulin à sucre.

Nous laissâmes donc partir nos trois maraudeurs avecforce injonctions et recommandations, qui ne furent pastrop mal reçues. Bientôt le pont-levis résonna sous les pasde leurs montures, et la petite caravane, l'autruche en tête,ne tarda pas à disparaître à nos regards, tandis que lesrochers répétaient les joyeux aboiements de nos bravesauxiliaires, Falb et Braun.

Je m'occupai sans plus tarder de mon moulin à sucre, qui

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devait consister en trois cylindres verticaux et représenterune espèce de pressoir, que je devais mettre enmouvement au moyen de nos chiens ou d'un des jeunesbuffles. Sans entrer dans la description détaillée de monouvrage, il suffira de dire qu'il m'occupa plusieurs jours,malgré la coopération d'Ernest, et l'aide non moins activede la bonne mère.

Nous allons maintenant accompagner nos jeuneschasseurs dans leur expédition, dont je vais donner le récitavec la fidélité d'un écrivain consciencieux.

La caravane s'éloigna rapidement du pont-levis, et netarda pas à arriver dans les environs de Waldeck où leschasseurs comptaient passer le reste de ce jour et la nuitsuivante.

En approchant de la métairie, ils entendirent avec effroi ungrand éclat de rire, qui paraissait venir d'une voix humaine.À ce bruit les montures donnèrent les marques d'un troubleextraordinaire, et les chiens se rapprochèrent de leursmaîtres avec un sourd grognement. Quant à l'autruche, elleprit la fuite emportant son cavalier vers le lac de Waldeck.

Cependant le terrible ricanement se renouvelait de minuteen minute, et les buffles devenaient si intraitables, que leurscavaliers jugèrent plus prudent de quitter la selle afin derester maîtres de leurs actions.

«Ceci est sérieux, dit Fritz à voix basse. Les animaux seconduisent comme s'ils se trouvaient dans le voisinage

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conduisent comme s'ils se trouvaient dans le voisinaged'un lion ou d'un tigre. J'ai à peine la force de les maintenirpar les naseaux: il faut pourtant qu'ils se tiennent en reposjusqu'à ce que Franz ait eu le temps d'aller faire unereconnaissance avec les chiens. Quant à toi, Franz, hâte-toi de revenir si tu aperçois quelque chose de suspect;dans ce cas nous nous remettrons en selle pour opérer uneprompte retraite. Il est fâcheux que Jack se soit laisséemporter par sa monture: Dieu sait ce qu'il est devenu.»

Franz arma bravement ses pistolets ainsi que sacarabine, et, suivi des deux chiens, il se glissa en silencedans le taillis, du côté où le redoutable rire s'était faitentendre.

À peine avait-il fait quatre-vingts pas dans le bois, qu'ilaperçut à environ deux toises en face de lui une hyèneénorme qui venait de terrasser un mouton, et quis'apprêtait à le mettre en pièces.

L'animal continua tranquillement son repas, quoique sesyeux flamboyants eussent découvert le chasseur dans saretraite; mais il le salua d'un nouvel éclat de rire, quirésonna comme un hurlement de mort dans les oreilles dupauvre enfant.

Se retranchant derrière le tronc d'un arbre, il arma sacarabine et la dirigea vers la tête de l'animal. Mais aumême instant les chiens, passant de la terreur à uneespèce de rage, s'élancèrent sur l'hyène avec un hurlementterrible. En même temps Franz lâcha son coup si

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heureusement, que la balle alla fracasser une des pattesde devant de l'animal, et lui faire une large blessure dans lapoitrine.

Cependant Fritz accourait de toutes ses jambes poursoutenir son frère; mais, par bonheur, son secours étaitdevenu inutile: car les deux chiens, profitant de leuravantage, s'étaient précipités sur l'ennemi avec tantd'impétuosité, que celui-ci avait assez à faire de sedéfendre. Fritz aurait bien voulu tirer; mais les combattantsétaient si acharnés, qu'il n'avait rien de mieux à faire qu'àattendre le moment favorable. Toutefois les chienscombattaient vaillamment, et leur adversaire, épuisé par laperte de son sang, finit par succomber.

Fritz et Franz, s'étant élancés sur le champ de bataille,trouvèrent l'hyène réellement morte, et les chiens, acharnéssur son cadavre, ne lâchèrent prise qu'après la plusviolente résistance. Les enfants, poussant un long cri detriomphe, appelèrent à eux les valeureux animaux pour lescaresser; leurs blessures furent pansées avec de l'eaufraîche et de la graisse d'ours apportée pour la cuisine.Jack ne tarda pas à rejoindre ses frères, après s'être tiré àgrand'peine du marécage; il ne put retenir un crid'étonnement et d'effroi à la vue du terrible ennemi dont leschiens venaient de triompher. L'hyène était de la grosseurd'un sanglier, et si vigoureuse, que nos deux bravesdéfenseurs n'en seraient certainement pas venus à boutsans sa blessure. Franz réclama l'animal avec vivacité

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comme sa propriété, et l'on ne put s'empêcher dereconnaître la justesse de ses prétentions.

Les enfants ne tardèrent pas à arriver à Waldeck, dontune petite distance les séparait. Après avoir déchargé lechariot et placé en lieu sûr tout ce qu'il renfermait, ils semirent en devoir de dépouiller et d'écorcher le terribleanimal. Cet important travail, interrompu de temps entemps pour tirer quelques oiseaux, les occupa le reste dujour. Vers le soir, la petite troupe alla chercher le repos surnos deux belles peaux d'ours, que les voyageurs n'avaientpas oublié de s'approprier pour cet usage.

Vers le même temps, nous étions assis tous les troisaprès notre travail du jour, nous entretenant des voyageurs,Ernest avec quelques regrets, et ma femme avec unelégère teinte d'inquiétude. Quant à moi, j'étais sans crainte,plein de confiance dans la hardiesse et le sang-froid duchef de l'expédition.

Ernest finit par nous dire: «Demain, mes chers parents,j'espère être le premier à vous donner de bonnes nouvellesdes voyageurs.

MOI. Oh! oh! aurais-tu l'intention d'aller leur faire visite, parhasard? Ce projet ne m'arrangerait nullement, attendu quej'ai encore besoin de toi pour demain.

ERNEST. Je ne bougerai pas d'ici, et cependant j'espèredemain au plus tard recevoir des nouvelles de nosvoyageurs. Qui sait si je ne verrai pas en rêve ce qu'ils ont

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voyageurs. Qui sait si je ne verrai pas en rêve ce qu'ils ontfait aujourd'hui, et le lieu où ils se trouvent à cette heure?

MA FEMME. S'il m'était permis de compter sur lessonges, je devrais avoir la préférence et comme femme etcomme mère, car mon cœur est auprès des absents.

MOI. Voyez donc quel peut être ce traînard qui regagne lepigeonnier. L'obscurité m'empêche de distinguer si c'estun hôte de la maison, ou bien un étranger.

ERNEST. Je vais aller lever le pont, et demain nousverrons ce qu'il y aura de nouveau. Ne serait-il pascharmant de recevoir ici un messager de Sydney-Covedans la Nouvelle-Hollande! Ne nous parliez-vous pasdernièrement de la proximité de cette contrée?

MOI. Voilà une excellente plaisanterie, monsieur ledocteur, et toutefois l'invraisemblable n'est pas toujourséloigné du vrai. Maintenant, allons prendre du repos, etdemain tu nous conteras des nouvelles de Sydney-Cove, situ reçois ton courrier cette nuit.

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CHAPITRE XVIIIRetour du pigeon messager.—La

chasse aux cygnes.—Le héron et letapir.—La grue.—Le moenura superba.—Grande déroute des singes.—Ravagedes éléphants à Zuckertop.—Arrivée à

l'Écluse.

Ernest était debout avant la pointe du jour. En me levant,je l'entendis rôder autour du pigeonnier. Lorsque nousl'eûmes appelé pour déjeuner, il s'avança gravement,tenant un grand papier plié et scellé en formed'ordonnance, et prononça ces mots, suivis d'une profonderévérence: «Le maître de poste de Felsen-Heim saluehumblement Vos Seigneuries, et les supplie de l'excusers'il ne leur a pas remis plus tôt les dépêches de Waldeck etde Sydney-Cove, la poste étant arrivée très-avant dans lanuit.»

Ma femme et moi nous ne pûmes retenir un éclat de rire àcette harangue solennelle, et, pour me prêter à laplaisanterie, je répondis aussi gravement:

«Eh bien, monsieur le secrétaire, qu'y a-t-il de nouveau

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dans la capitale? Faites-nous part des nouvelles que nousattendons de nos sujets ou de nos alliés.»

Aussitôt Ernest, ayant déplié sa lettre, en commença lalecture en ces termes:

«Le gouverneur général de New-South-Wales, augouverneur de Felsen-Heim, Falken-Horst, Waldeck etZuckertop, salut et considération.

«Très-aimé et féal sujet, nous apprenons avec déplaisirqu'une troupe de trente aventuriers vient de sortir de votrecolonie pour vivre de chasse, au grand détriment du gros etdu menu gibier de cette province. Nous savons en mêmetemps qu'une troupe d'hyènes, qui s'est introduite dansvotre gouvernement, a déjà causé de grands ravages dansle bétail des colons. En conséquence, nous prions VotreSeigneurie, d'une part, de rappeler ses chasseurs dans lacolonie, et, d'autre part, d'avoir à mettre un terme auxravages des animaux féroces. Dieu vous garde.

«Donné à Sydney-Cove, dans le port de Jackson, ledouze du mois du courant, l'an trente-quatre de la colonie.

«Le gouverneur, Philip Philipson.»

En terminant cette lecture, Ernest laissa échapper unsoupir de triomphe, et, dans son brusque mouvement desatisfaction, un second paquet tomba de sa poche. Je medérangeai pour le ramasser; mais il se hâta de me préveniren s'écriant: «Ce sont quelques lettres particulières de

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Waldeck.» Toutefois je les lirai avec plaisir à VosSeigneuries. Nous y trouverons peut-être des détails plusexacts que dans les dépêches du bon sir Philipson, quis'est évidemment laissé tromper par des rapportsexagérés.

MOI. En vérité, monsieur le docteur, voilà une étrangeplaisanterie! Fritz t'aurait-il laissé une lettre pour moi enpartant, et auriez-vous réellement découvert les traces debêtes féroces?

ERNEST. La vérité, mon cher père, c'est que la lettre aété apportée hier au soir par un de nos pigeons, et, sansl'obscurité, j'aurais pu vous dire dès lors comment nosvoyageurs se trouvent de la vie sauvage, et toutes leursaventures depuis hier matin.

MOI. Je comprends maintenant. Mais l'hyène m'inquiètetoujours; à moins que ce ne soit une imagination de toncerveau poétique.

ERNEST. Vous allez le savoir, car je lis la lettre mot pourmot:—«Chers parents et cher frère, une hyène énorme amis en pièces deux agneaux et un bélier; mais elle asuccombé sous les coups de nos chiens et du vaillantFranz. Nous avons passé presque tout le jour à l'écorcher:la peau en est superbe. Notre pemmikan ne vaut pasgrand'chose. Nous vous embrassons tendrement.

«Votre affectionné, FRITZ.»

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MOI. Voilà une vraie lettre de chasseur. Dieu soit loué del'heureuse issue du combat contre le terrible animal! Maispar quel moyen a-t-il pu s'introduire dans notre domaine? Ilfaut que le passage de l'Écluse ait été forcé depuis peu,sans quoi il n'aurait pas attendu jusqu'à présent pour faireconnaissance avec notre bétail.

MA FEMME. Pourvu que les enfants soient prudents. Neserait-il pas plus sage de les rappeler que d'attendre leurretour?

MOI. Je crois que le dernier parti est le plus convenable;car, en agissant d'une manière précipitée, nous courrionsrisque de les déranger mal à propos.»

Le soir même, ainsi que je l'avais prévu, et une heure plustôt que la veille, nous aperçûmes un second messager quialla s'abattre sur le pigeonnier. Ernest se hâta d'y monter,et il nous rapporta le message suivant, dont le laconismene me plut pas infiniment.

«La nuit tranquille—La matinée sereine.—Excursion encaïak sur le lac de Waldeck.—Chasse aux cygnes noirs.—Prise d'un héron royal.—La grue et le moenura superba.—Un animal inconnu.—Nous partons pour Prospect-Hill.—Bonne santé.

«Vos affectionnés, Fritz, Jack et Franz.»

Ce billet nous tranquillisa, bien que la plupart de sesarticles demeurassent des énigmes pour nous; mais je

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comptais sur des éclaircissements de vive voix.

Les enfants avaient conçu le projet de lever une carte dulac de Waldeck où seraient marqués les endroitsnavigables, c'est-à-dire les parties de la rive où l'onpourrait s'embarquer sans courir le risque de demeurerengagé dans le marécage. Pour venir à bout de cetteentreprise, Fritz longeait le rivage dans le caïak, tandis queses frères suivaient la même ligne dans les roseaux,s'approchant du bord toutes les fois que Fritz leur faisaitsigne avec un long bambou, afin de remarquer la placeavec un faisceau de branchages.

Dans son expédition, Fritz, voulant essayer de prendrequelques cygnes vivants, s'arma d'un long bambou munid'un anneau de laiton à son extrémité. L'entreprise eut unplein succès; car, les animaux l'ayant laissé approchersans défiance, il eut le bonheur de s'emparer de troisjeunes cygnes de la troupe sans leur arracher une plume. Ilramena sa prise au rivage pour la confier à ses deuxfrères, qui mirent les captifs hors d'état de s'échapper, enleur attachant les ailes. Quant aux vieux de la troupe, il eûtété impossible de les attaquer sans s'exposer à uneformidable résistance. Les jeunes prisonniers furentramenés sans peine à Felsen-Heim, et je leur assignaipour demeure la baie de la Délivrance, après avoir pris laprécaution de leur faire couper le bout des ailes.

À peine les captifs étaient-ils en sûreté, que Fritz vits'élever au-dessus des roseaux un long cou surmonté

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d'une tête couronnée de plumes brillantes, qu'il ne tardapas à reconnaître pour appartenir à un héron royal. Àl'instant même il lui jeta son lacet, dirigeant en mêmetemps le caïak vers le marécage, pour y trouver un pointd'appui contre les efforts désespérés de l'animal. Toutefoisla pression du lacet, qui menaçait de lui serrer le cou outremesure, rendit bientôt l'oiseau si docile, qu'il ne fut pasdifficile de s'en emparer et de le mettre hors d'état denuire. Après cet exploit, Fritz continua de ramer vers uneplace où il pût commodément opérer son débarquement.

Tandis que la petite troupe était rassemblée autour deson butin, le considérant avec un œil de satisfaction, ilsvirent tout à coup sortir du marécage un animal de grandetaille, qu'une prompte fuite déroba bientôt à leurs regards.D'après leur description, c'était un animal de la grosseurd'un jeune poulain, de couleur brune, et qu'ils auraient prisvolontiers pour un rhinocéros s'il avait eu la corne sur lenez. Selon toute apparence, c'était le tapir d'Amérique,animal inoffensif, qui aime le voisinage des grandesrivières.

Jack et Franz, n'ayant pu le suivre dans le taillis où ils'était réfugié, retournèrent à Waldeck avec les prisonniers,tandis que Fritz continua quelques instants une poursuiteinutile.

Au moment où les deux enfants approchaient deWaldeck, ils aperçurent une troupe de grues qui vinrents'abattre au milieu de la rivière. S'armant aussitôt d'arcs,

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dont Jack s'était muni pour cette expédition, ils sedirigèrent vers les grues, occupées à se régaler de notregrain.

Leurs flèches étaient taillées sur le modèle de celles dontles Groënlandais se servent pour la chasse des oiseaux demer; seulement, au lieu de pointes, elles étaient garnies decordelettes enduites de colle à poisson. Lorsque cesflèches atteignaient un oiseau dans son vol, ellesdemeuraient attachées au plumage, de manière à le priverde l'usage de ses ailes, et l'animal tombait alors vivantentre les mains du chasseur.

À l'aide de cette arme de leur invention, les jeunesarchers eurent le bonheur de s'emparer des trois ou quatreplus beaux oiseaux de la troupe. Fritz, au retour de sachasse merveilleuse, ne put s'empêcher de regarder avecenvie la bonne fortune de ses frères. Saisi d'une nobleémulation, il sauta sur son fusil, et, l'aigle au poing, il seglissa dans le bois, accompagné des chiens.

Au bout d'un quart d'heure, les chiens firent lever unetroupe d'oiseaux de l'espèce des faisans, dont une partieprit son vol vers la plaine, tandis que le reste chercha uneretraite dans les branches des arbres voisins. L'aigle futlancé sur les fuyards, qui cherchèrent dans l'herbe ou dansle taillis un asile contre ses redoutables serres. Un destraînards devint la proie du roi des airs, et un second tombavivant entre les mains de Fritz. Ce dernier, le plus beau dela troupe, se distinguait des autres par une queue de deux

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pieds de long, composée de plumes variées. Le reste duplumage, moitié rouge et moitié noir, tenait le milieu entrele faisan et l'oiseau de paradis, et le prisonnier fut reconnupour le moenura superba de la Nouvelle-Hollande.

Les chasseurs firent un repas frugal composé de pécarifumé, de cassave et de quelques fruits. Ils avaient aussiune bonne provision de pommes de terre cuites sous lacendre. Quant au pemmikan si laborieusement préparé, ilfut reconnu dès les premières bouchées tout à fait indignede sa réputation, et abandonné aux chiens, qui s'enrégalèrent.

Vers le soir, la petite troupe fit une provision de riz pour lajournée du lendemain, et un second sac fut rempli de cotonqui était demeuré aux arbres. Ils voulaient le porter àProspect-Hill, où leur intention était de faire une visite pourremettre tout en ordre dans l'habitation.

Fritz n'oublia pas d'emporter quelques noix de coco etune petite provision de vin de palmier, afin de donner uneleçon aux singes de Prospect-Hill. Pour obtenir l'un etl'autre, la petite troupe se mit en devoir d'abattre deuxpalmiers à la manière des Caraïbes.

Au récit de cette conduite barbare, je me récriai sur lafolie de sacrifier les fruits de l'avenir à un avantage d'uneminute; mais les enfants m'assurèrent qu'ils avaient eu soind'enfouir au moins huit à dix noix de coco commecompensation pour l'avenir, et je dus me contenter de cette

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excuse, en ayant soin de recommander que dorénavant onne s'avisât pas de commettre une pareille déprédationsans mon commandement exprès.

Maintenant je laisse faire à Fritz le récit de la journéesuivante, passée à Prospect-Hill, où la petite troupe s'étaitrendue avant midi.

FRITZ. «À peine arrivés au milieu de la forêt de pins, nousfûmes accueillis par une troupe de singes qui nousaccablaient d'une grêle de pommes de sapin plus fatiganteque dangereuse.

«Comme l'attaque se prolongeait, nous jugeâmes àpropos d'y mettre un terme au moyen de quelques coupsde fusil chargés à petit plomb ou à chevrotines. Intimidépar la chute de deux ou trois des plus obstinés tirailleurs, lereste de la troupe quitta les sapins pour se réfugier ausommet des palmiers, qui semblait leur promettre un asileplus sûr.

«La lisière de la forêt, que nous venions enfin d'atteindre,se terminait par un champ de millet sauvage dont les tiges,de huit à dix pieds de haut, portaient un épi de grainsrougeâtres ou d'un brun foncé. Je ne vis pas sansétonnement que certaines places étaient dévastéescomme si la grêle y eût passé. Je ne tardai pas àm'apercevoir que nous nous trouvions à droite de notrevéritable route; il fallut donc appuyer à gauche jusqu'à ceque les hauteurs de Prospect-Hill commençassent à se

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dessiner à nos regards satisfaits. En arrivant à ce butdésiré, notre première précaution fut de décharger lechariot, après quoi nous nous mîmes en devoir de visiterl'habitation, horriblement maltraitée par nos infatigablesennemis les singes.

«Toute l'après-midi fut employée à nettoyer, à balayer et àlaver: aussitôt que la cabane eut été rendue habitable pourla nuit, elle reçut nos sacs de coton et nos peaux d'ours. Et,à ce propos, chers parents, voici l'instant de m'excuserrelativement aux peaux d'ours, que nous avons emportéessans permission, il est vrai, mais dans la pensée que nousaurions votre compagnie, et que ce serait pour vous unesurprise agréable de les trouver le soir toutes prêtes à vousrecevoir.

«J'ai encore à demander grâce pour une expérience queje me suis hasardé à faire avec la gomme d'euphorbe,dont j'avais emporté une petite provision sans rien dire.Dans mon indignation contre les singes, j'avais résolu deleur infliger un châtiment exemplaire, et de les attaquercette fois avec l'arme terrible du poison. Je sentais bienque mon projet pourrait vous déplaire; mais j'avais réfléchien même temps que, puisqu'on se sert du poison contreles rats et les souris, il devait bien m'être permis d'en faireusage contre cette race malfaisante, afin de l'anéantir, oudu moins de lui ôter l'envie de revenir attaquer nosplantations.

«En conséquence de mon plan, nous nous mîmes en

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devoir de préparer un certain nombre de cocos et decalebasses, que je fis remplir de lait de chèvre, de vin depalmier et de farine de millet: chaque vase reçut la dose depoison que je crus nécessaire à la réussite de mon projet.Des vases furent ensuite attachés çà et là aux branchesdes jeunes arbres ou aux troncs abattus, de manière àoffrir une proie facile à nos ennemis.

«Ces préparatifs nous avaient occupés jusqu'à la nuittombante. À l'instant où nos bêtes à cornes venaient des'étendre sur le sol pour se préparer au repos, nousaperçûmes à l'horizon une lueur subite, semblable à celleque produirait l'incendie d'un vaisseau en pleine mer. Notrecuriosité fut si fortement excitée, que nous ne fîmes qu'unsaut de la cabane à la pointe la plus élevée du cap de laDéception. À peine avions-nous atteint le sommet, que laflamme s'était élevée sur l'Océan, et nous vîmes le disquede la lune qui montait à l'horizon avec une lenteurmajestueuse. On eût dit qu'un pont de feu s'étendait entreles rayons de l'astre nocturne et le rivage de l'Océan, tandisque le murmure mélodieux des flots venait interrompre lecalme du soir, et que chaque vague semblait apporterjusqu'à nos pieds le pâle reflet de l'astre silencieux.

«Après le premier moment d'une surprise occasionnéepar notre erreur, nous demeurâmes longtemps encontemplation devant cet admirable spectacle de la nature.Un silence solennel enveloppait la terre et l'Océan; toutdisposait l'âme à la prière et à la méditation. Tout à coup le

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repos de l'air fut troublé par les sons les plus étranges quieussent jamais frappé mon oreille. Des mugissements sefirent d'abord entendre à nos pieds, sur la pointe du cap etle long du banc de sable qui s'avance vers la pleine mer.Nous ne tardâmes pas à entendre, à notre droite, leshurlements des chacals, au delà du fleuve et de la grandebaie, et nos chiens y répondirent bientôt par desaboiements furieux. Enfin, du côté de l'Écluse, et dansl'éloignement, il s'élevait comme un hennissement prolongéde chevaux, que je reconnus pour le cri de l'hippopotame.Mais ce qui excita notre terreur au plus haut degré, ce futun long gémissement, que nous ne pûmes hésiter àreconnaître pour le cri de l'éléphant ou le rugissement dulion.

«Nous n'étions rien moins que rassurés, et nous noushâtâmes de reprendre sans bruit le chemin de Prospect-Hill. Au moment où nous en approchions, il s'éleva unnouveau concert de la forêt voisine. C'étaient des chœursétranges, interrompus de minute en minute par des pausessolennelles, et reprenant ensuite avec une nouvelle fureur. Ilne me fut pas difficile de reconnaître que la musique partaitdes gosiers harmonieux de nos amis les singes. Alorsj'attachai les chiens devant la porte de la cabane, afin qu'ilsne se jetassent pas sur l'ennemi avant le temps, et de peurque le poison ne leur jouât un mauvais tour, comme auxchats qui avalent des souris tuées avec de l'arsenic.

«La nuit fut loin d'être tranquille, car les singes

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s'approchèrent plus d'une fois de la cabane, et à chaqueinstant notre sommeil était troublé par les aboiements denos fidèles gardiens. Vers le matin, le calme se rétablit peuà peu, et nous permit de jouir de quelques heures d'unsommeil profond. Lorsque mes yeux s'ouvrirent, le soleilétait déjà sur l'horizon depuis longtemps. Sans entrer dansle détail du spectacle de désolation qui frappa nosregards, il suffit de dire que mes pièges avaient eu un pleinsuccès. Nous nous hâtâmes aussitôt de faire disparaîtreles cadavres et les vases funestes. Les premiers furentchargés sur le chariot et jetés à la mer; les seconds furentmis en pièces et les morceaux jetés çà et là, afin deprévenir tout accident fâcheux.

«C'est alors que nous trouvâmes le temps de dépêcherun troisième messager à Felsen-Heim pour vous porter lesnouvelles de cette matinée et du jour précédent. C'est Jackqui rédigea la missive, dans le style pompeux et orientalque vous lui connaissez:

«Prospect-Hill, entre la neuvième et la dixième heure dujour.

«Le caravansérail de Prospect-Hill est rétabli dans sonancienne splendeur. Le travail nous a coûté bien despeines, et bien du sang à nos ennemis. Némésis préparapour la race maudite la coupe empoisonnée, et les flots del'Océan ont englouti ses débris. Le soleil, à son lever,éclaire notre départ; le soleil, à son coucher, sera témoinde notre arrivée à l'Écluse.—Valete.»

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Ici je reprends la parole pour raconter l'effet produit surnous par cet épître laconique. Nous rîmes de bon cœur dela pompe du style, et, bien que l'allusion à Némésisdemeurât une énigme pour nous, toutes nos inquiétudes setrouvèrent calmées par l'annonce du triomphe desvoyageurs et de la continuation de leur marche, de sorteque nous attendîmes avec sécurité le retour de lacaravane, ou l'arrivée d'un nouveau message.

Mais la face des choses changea complètementquelques heures après par l'arrivée d'un second message,porté sur les ailes du vent. Cette missive inattendueéveillait déjà nos inquiétudes; mais le trouble fut à soncomble lorsque nous eûmes lu ce qui suit:

«Le passage de l'Écluse est forcé; tout est détruit jusqu'àZuckertop; la cabane est renversée, la plantation decannes est anéantie, et le champ de millet dévoré. Hâtez-vous d'accourir à notre secours. Nous n'osons ni reculer niavancer, bien que jusqu'à présent nos personnes n'aientcouru aucun danger.»

On peut facilement imaginer si ce message me mit surpied. Sans perdre une minute, je courus seller ma monture,après avoir recommandé à la mère et à Ernest de mesuivre le lendemain matin avec le chariot et les provisionsnécessaires pour une longue halte. Au bout de deuxminutes je courais au galop sur la route de l'Écluse.

Ce train ne pouvait durer toute la route, et de temps en

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temps il me fallait retenir ma monture, afin de ne pas lamettre sur les dents. Toutefois ma hâte était si grande, queje ne mis pas trois heures et demie à faire une route decinq à six heures. Aussi arrivai-je près de nos voyageursplus tôt que je n'étais attendu, et je fus reçu avec un long cride joie. Mon premier soin avait été de me porter sur le lieudu dommage, et je reconnus avec douleur que le récit desenfants n'avait rien d'exagéré. Les jeunes arbres de notrebarricade étaient brisés comme des roseaux, et les troncsqui soutenaient notre hutte d'été n'avaient plus une brancheni une feuille. Dans la forêt de bambous, tous les jeunesrejetons étaient arrachés ou dévorés. Mais nulle part ladésolation n'était plus complète que dans la plantation descannes à sucre, où il ne restait pas une tige debout. Auxtraces que les ennemis avaient laissées de leur passage jereconnus que le désordre était dû à une troupe d'éléphantsou d'hippopotames.

Au reste, l'examen le plus attentif ne put me faire découvriraucune trace de bêtes féroces. Je remarquai seulementquelques empreintes plus petites que les premières dansla direction de l'Écluse au rivage. J'en conclus que c'était latrace de l'hyène tuée par les chasseurs le premier jour deleur expédition.

Nous nous occupâmes sans retard de dresser la tente, etje fis rassembler une grande provision de bois pour lesfeux de la nuit. Elle ne fut rien moins que tranquille, de notrecôté du moins, car Fritz et moi nous passâmes plus de

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cinq heures à veiller autour de notre foyer. Toutefois aucunennemi ne se montra, et nous atteignîmes le lever du soleilsans accident.

Vers le milieu du jour, Ernest et sa mère étant arrivésavec le chariot et les provisions, nous commençâmes nospréparatifs pour une halte de quelque durée. Notre premiersoin fut d'entreprendre la réparation de toutes lesfortifications de l'Écluse. Je m'abstiendrai d'entrer dans lesdétails de ce travail, qui nous occupa un mois entier.

Cette œuvre pénible fut entremêlée d'occupations moinsimportantes. La mère avait le département de la volaille etde la cuisine; j'étais chargé de rassembler une provisionde terre a porcelaine; Fritz faisait des excursions dans soncaïak; Ernest et Jack tentaient quelques promenades peuimportantes dans les bois d'alentour; enfin Franz travaillaitactivement à la peau d'hyène, et il ne tarda pas à me lalivrer en état de recevoir sa dernière préparation, travailque j'entrepris avec plaisir pour cet aimable enfant.

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CHAPITRE XIXLe cacao.—Les bananes.—La poule

sultane.—L'hippopotame.—Le thé et lecâprier.—La grenouille géante.—Terreurde Jack.—L'édifice de Falken-Horst.—Lecorps de garde dans l'île aux Requins.

Les fortifications de l'Écluse étaient finies, et nous nesongions pas au retour. Il fallut s'occuper maintenant de laconstruction d'une habitation dans le voisinage. Sur lademande de Fritz, elle fut bâtie à la manière des huttesd'été du Kamtchatka. Nous avions remarqué quatre grosarbres disposés en carré parfait à une distance de douze àtreize pieds l'un de l'autre. Je crus les reconnaître pour uneespèce de platane, et leur tronc était entouré de vanillegrimpante.

Les quatre troncs furent unis, à la hauteur d'environ vingtpieds, par une charpente en bambous. La façade du côtéde l'Écluse fut percée de deux étroites fenêtres en formede meurtrières. Le toit, terminé en pointe, était recouvertd'écorce. L'escalier était une longue poutre avec desentailles de chaque côté, comme on en voit quelquefoisdans les navires. Cette poutre, fixée sur une seconde en

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saillie de la muraille, pouvait s'élever ou s'abaisser àvolonté.

Au-dessous de la cabane, les quatre arbres furent encoreréunis par une palissade de quatre à cinq pieds dehauteur, de manière à former une espèce de basse-couroù nous pourrions parquer quelques pièces de bétail ouenfermer la volaille.

Enfin l'espace intermédiaire entre la palissade et leplancher de la cabane fut rempli par une espèce degrillage en bambous. Pour compléter l'œuvre, je fis ornerl'extérieur de quelques dessins à la chinoise, et commenous avions laissé debout toutes les branches qu'il avaitété possible d'épargner, notre cabinet de verdure neressemblait pas mal à un nid d'oiseau caché au milieu dufeuillage.

Au reste, notre nouvelle construction nous rendit unservice important en recevant les prisonniers ailés, quicommencèrent par s'accommoder fort peu des étroiteslimites de leur prison, mais auxquels le voisinage de notredemeure eut bientôt fait perdre une partie de leurshabitudes sauvages.

Les excursions de nos jeunes chasseurs dans lesenvirons nous procuraient de temps en temps quelquesnouvelles découvertes. Un jour, Fritz rapporta des bords dufleuve quelques fruits qu'il prenait pour une espèce deconcombre, mais dont le goût étrange déconcerta toutes

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ses connaissances en botanique. Je ne tardai pas àreconnaître dans les plus gros de ces fruits le précieuxcacao, et dans les plus petits, la banane, si utile et mêmesi indispensable dans bien des contrées. Au premierabord, ces précieuses productions flattèrent peu notregoût; car le cacao possède une saveur si amère, que nousfûmes presque tentés de le jeter. Les bananes, malgré leurfadeur, nous parurent plus savoureuses.

«Voici quelque chose de singulier! m'écriai-je après cetteexpérience, et je ne sais s'il faut s'en prendre à l'excessivedélicatesse de notre goût si nous ne prisons pas mieux cesfruits, si estimés. Dans les colonies françaises, la bouilliede cacao passe pour un mets très-recherché, lorsqu'elleest mélangée de sirop et de fleur d'oranger. Quant àl'amande, qui nous paraît si amère, c'est elle qui, séchée,épluchée, rôtie et pilée, forme la base de ce chocolat quenous aimons tant. Il en est de même des bananes, qui sontdes fruits d'une délicatesse exquise. Il est vrai qu'on ne lesmange qu'épluchées et rôties, ce qui leur donne un goûtanalogue à celui de l'artichaut.

—Il me parait prudent, dit alors ma femme, de prendre lesdeux fruits sous ma garde spéciale, afin de leur faire subirla préparation convenable, et d'en placer les semencesdans mon jardin.

—Pour aujourd'hui la chose est impossible, lui répondis-je, car les fèves de cacao ont besoin d'être mises en terreimmédiatement après leur séparation du fruit; quant aux

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bananes, elles se reproduisent par boutures. Avant notredépart, Fritz aura soin d'aller cueillir quelques amandesfraîches et un certain nombre de rejetons qui répondrontparfaitement à ton désir.»

La veille du départ, Fritz reçut la commission de rapporterà sa mère les deux articles en question, et de s'emparer enmême temps d'un certain nombre d'échantillons des autresproductions du rivage. Après avoir pris congé de nous, ilmonta sur son caïak, traînant à sa remorque un légerradeau de bambous, plus propre encore à la nature de sonentreprise. Le radeau était construit dans le genre de ceuxqui sont en usage chez quelques peuplades de laCalifornie.

Le soir, j'eus lieu de constater l'avantage de cetteinvention; car Fritz ramena le radeau si chargé, qu'ilplongeait à demi dans l'eau, laissant sa cargaison flotter àla surface.

Les trois enfants furent bientôt sur le rivage, et chacun pritjoyeusement sa part des trésors que ramenait la flotte.Ernest et Franz rapportèrent leurs fardeaux à la cabane,tandis que Fritz chargeait sur les épaules de Jack un grandsac tout dégouttant d'eau, et dans lequel se faisaitentendre un étrange tumulte. Jack commença pars'enfoncer derrière un buisson qui le dérobait à mesregards, puis il entr'ouvrit le sac avec curiosité, de manièreà pouvoir jeter un coup d'œil dans l'intérieur; mais il lereferma aussitôt avec un cri d'effroi.

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«Oh! oh! s'écria-t-il, voici d'étranges hôtes. Grand merci,mon cher frère, d'avoir songé à ma commission!»

En achevant ces mots, Jack déposa le sac avecprécaution dans un lieu caché, en ayant soin que la partieinférieure demeurât plongée dans l'eau, et il le reprit avectant de mystère au moment du départ, que nous ne fûmesinformés que plusieurs heures après des étranges motifsde sa conduite.

Fritz sauta à terre le dernier avec un grand oiseau auquelil avait lié les ailes et les pattes, et il vint nous montrer sacapture avec un sourire de triomphe. Je ne tardai pas àreconnaître dans cet oiseau la poule sultane de Buffon. Cetanimal, de l'espèce des poules d'eau, a les jambes et lescuisses d'un beau rouge, la plus grande partie du corpsd'un violet éclatant, le dos vert foncé, et le cou brun clair.Ses habitudes sont d'une telle douceur, qu'il est facile del'apprivoiser. Ma femme avait bonne envie de se plaindrede l'accroissement continuel de sa basse-cour; mais labeauté du nouveau venu la désarma, et elle ne puts'empêcher de la recevoir avec plaisir parmi les animauxconfiés à sa garde.

Fritz nous fit alors le récit de son expédition le long dufleuve, décrivant pompeusement la fécondité de ses rivesjusqu'à la naissance des montagnes voisines, et la majestédes épaisses forêts qu'il traversait dans son cours. Leramage des oiseaux qui peuplaient les arbres du rivage

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avait failli le rendre sourd. Toutefois il avait remonté lefleuve jusqu'au delà de l'étang du Buffle, où il avait fait saprécieuse capture. À sa droite s'élevait une magnifiqueforêt de mimosas, où il avait aperçu quelques troupesd'éléphants, qui tantôt brisaient de jeunes arbres, tantôt seplongeaient dans les eaux du lac pour y chercher un asilecontre les brûlants rayons du soleil. Quant au matelot et àson frêle esquif, ils ne l'avaient pas aperçu, selon touteapparence. Dans un autre endroit, ses regards avaient étéfrappés de l'apparition de deux belles panthères quivenaient se désaltérer dans les eaux profondes du fleuve.

«Pendant un instant, ajouta Fritz, j'éprouvai le plus violentdésir d'essayer mon adresse sur cette magnifique proie;mais, en y réfléchissant, l'entreprise me parut tropdangereuse, et une inquiétude si vive finit par s'emparer demoi, que je ne songeai bientôt plus qu'à une retraiteprécipitée. Au même instant un argument de nouvelleespèce vint fortifier ma résolution. En effet, à environ deuxportées de fusil devant moi, j'aperçus dans le fleuve unbouillonnement qui semblait annoncer la présence dequelque source souterraine. Un instant après, je vis s'éleverau-dessus de l'eau, avec un mouvement lent, mais terrible,un animal monstrueux d'un brun foncé, qui me montra unerangée de dents formidables en faisant entendre un sourdmugissement dont je tremble encore. Je vous réponds queje ne me sentis nulle envie de l'attendre, et je regagnai lecourant avec la rapidité d'une flèche. Mes deux ramesavaient une telle activité, que la sueur me ruisselait sur tout

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le corps: je n'osai me retourner que lorsque je me crus horsde la portée du terrible animal. J'allai alors reprendre monradeau, que j'avais attaché dans un enfoncement du rivageen partant pour remonter le courant, et je suis accouru icipar le plus court chemin, après avoir craint un instant deprendre une leçon d'histoire naturelle un peu trop complète,car je n'avais pas même un de nos chiens auprès de moidans cette terrible rencontre.»

Tel fut en abrégé le récit de l'expédition de Fritz, et il nousdonna à penser le reste du jour en nous apportant lacertitude du voisinage d'ennemis formidables et nombreux;car dans le monstre du fleuve il était facile de reconnaîtrel'hippopotame. Toutefois je trouvai une consolation dansles précieuses découvertes qui avaient signalé cettedernière expédition, et surtout dans la riche collection deplantes que notre voyageur avait rapportée commeéchantillon de la fertilité de ces rivages inconnus.

La journée que Fritz employa pour son expédition n'étaitpas demeurée inactive pour le reste de la famille. Nousavions fait tous nos préparatifs pour le départ du lendemainmatin, ne laissant dehors que ce qui nous étaitindispensable pour la nuit et le repas du soir. Fritz proposade retourner par eau avec son caïak, en doublant le cap del'Espoir-Trompé et en suivant le rivage jusqu'à Felsen-Heim. Je lui accordai d'autant plus volontiers sa demande,qu'il s'était montré expert dans la navigation, et que jetenais beaucoup à fixer mes idées sur la possibilité

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d'établir un petit port au cap de l'Espoir-Trompé.

Le lendemain matin éclaira notre double départ; Fritz pritson chemin par eau, et nous par terre. Le hardi navigateurtrouva la partie orientale du cap hérissée de rocherssauvages dont les profondeurs servaient de retraite à unpeuple innombrable d'oiseaux de mer et d'oiseaux deproie. Au reste, les fentes des rochers, depuis la merjusqu'au rivage, étaient couverts d'une forêt d'arbrisseauxodorants dont le parfum embaumait l'air. Les fleurs étaientpetites et d'un blanc tirant sur le rosé, les feuilles en formede cœur, et la tige hérissée d'épines. La partie sud du capprésentait un aspect tout aussi sauvage; seulement lesmasses de rochers offraient moins d'aspérités etd'excavations: toutefois il restait encore assez de placepour donner naissance à une forêt d'arbustes d'une espèceinconnue. Les fleurs en étaient blanches également, maisles feuilles plus frêles et plus allongées, presquesemblables à celles de certaines espèces de cerisiers.Leur parfum, sans être bien prononcé, ne laissait pasd'être agréable.

Fritz avait eu soin de rapporter un rameau de chaqueespèce, et, après quelques recherches, je n'hésitai pas àreconnaître dans le premier l'arbuste appelé câprier. Laseconde me parut être une des deux espèces de l'arbre àthé, et cette présomption fut accueillie par la mère avecune satisfaction peu commune.

Jack, qui nous avait précédés d'une heure à Felsen-Heim,

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était venu heureusement à bout de baisser le pont-levis, et,toujours monté sur son autruche, il avait continué sa routejusqu'à l'étang aux Canards, où il avait déposé le sacmystérieux, la partie inférieure plongeant dans l'eau, selonles instructions formelles de son frère. Quant à Fritz, savisite au cap le mit en retard d'une grande heure.

Le reste de la famille, ayant continué sa route sansaventure, ne tarda pas à arriver aux portes de Felsen-Heim. Nous nous hâtâmes de déballer tous nos trésors. Legrand nombre de nos volailles me donnait de sérieusesinquiétudes; car il était à craindre que, durant les absencesrépétées de la famille, il ne devînt funeste à nos récoltes.En conséquence, j'ordonnai un partage prudent. La moitiéde la basse-cour, et entre autres les nouveaux venus,comme les grues et les poules du Canada, reçurent pourdemeure les deux îles voisines de notre habitation. Lescygnes noirs, la poule sultane et le héron royal, avec lereste de la volaille, furent placés près de nous dans l'étangaux Canards, et habitués à notre voisinage par de légèresfriandises. Nos vieilles outardes conservèrent le privilègede demeurer dans les alentours de la maison, et d'assisterau repas de la famille toutes les fois qu'elle le prenait enplein air. Ces sages dispositions m'occupèrent environdeux heures, durant lesquelles la cuisinière nous prépara lerepas, et qui donnèrent à Fritz le temps d'arriver à Felsen-Heim.

Vers le soir, tandis qu'assis tranquillement à la porte de

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notre demeure, nous écoutions le récit de l'expéditionmaritime de notre grand navigateur, nous entendîmes ducôté de l'étang aux Canards un long et sauvage hurlementassez semblable au roulement éloigné du tonnerre, ou auxmugissements de deux taureaux en fureur. Nos chiens sedressèrent avec effroi, et nos deux dogues, à la chaînedans ce moment, unirent bientôt leurs voix à ce redoutableconcert.

Je sautai à l'instant hors de ma place, en ordonnant àJack de courir me chercher mon fusil. Ma femme, Ernest etFranz manifestèrent la terreur la plus vive, tandis que Fritz,ordinairement si prompt à courir aux armes, restaitpaisiblement appuyé à une des colonnes de la galerie,avec un imperceptible sourire. Son attitude ne contribuapas peu à calmer mes craintes, et je me rassis en disant:«C'est peut-être le cri d'un butor ou d'un des cochons dumarécage, que l'écho renvoie si terrible à nos oreilles. Il estdonc prudent de ne rien précipiter.

—Peut-être bien aussi, reprit Fritz, est-ce une sérénadede grenouilles géantes de maître Jack, qui porte au Cap lenom d'opplaser, si j'ai bonne mémoire, et qui ont laréputation de posséder une voix respectable.

—Ah! ah! répondis-je, c'est un tour de notre héros. Voilàdonc le motif de sa contenance mystérieuse durant lechemin et de son empressement à nous prévenir à Felsen-Heim! Il va se trouver un peu déconcerté de voir sonespièglerie si mal réussir. Que tout le monde prenne un air

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de profonde terreur lorsqu'on le verra s'approcher.»

On ne se le fit pas répéter deux fois, et ma petite comédieeut tout le succès désiré. Chacun courut aux armes, tandisque Fritz, les yeux hagards et la démarche tremblante,s'écriait du plus loin qu'il aperçut son frère: «Je l'ai vu enfin,le gaillard!—Quoi? qui? demanda Jack.—Un magnifiquecouguar, lui répondit son frère. Quel hurlement il a pousséen faisant son terrible bond!—Où donc cela? reprit Jack àvoix basse.—Dans l'étang aux Canards, continua Fritz,mais il a pris la fuite en apercevant les chiens, et je le croismaintenant caché dans les marécages.

—Voulez-vous aller l'attaquer maintenant? demanda Jack.

—Sans doute, répondis-je à mon tour, sa peau nous feraune couverture, et comme je remarque avec plaisir que tuas pris une arme pour toi, tu vas nous accompagner àl'étang.

—Il paraît, se dit maître Jack à lui-même que je n'étaispas aussi sûr de mon fait que je l'avais cru d'abord.

—Alerte! m'écriai-je; Fritz et Jack vont conduire les chiensà l'ennemi; Franz et moi nous formerons le corps debataille, et l'arrière-garde se composera d'Ernest et de samère.»

Jack, entièrement déconcerté, se glissa du côté de sonfrère Ernest, et lui demanda d'une voix tremblante: «Qu'est-ce que c'est que le couguar?

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—C'est le tigre d'Amérique, appelé Felis concolor,animal....

—En voilà bien assez, s'écria le pauvre Jack, je ne restepas une minute de plus.»

À ces mots, il prit la fuite avec une telle rapidité, que lapoussière volait par tourbillons sous ses pas. Fritz eut beaule rappeler, quoique étouffant de rire, notre héros ne setourna pas même avant d'avoir atteint la porte de notrehabitation. Au bout de quelques minutes nous vîmes sa têteapparaître à une des fenêtres de la galerie qu'il avaitchoisie comme poste d'observation. Alors nous donnâmescarrière à notre gaieté, plaisantant sans pitié le pauvregarçon de s'être laissé prendre ainsi au piège qu'il nousavait préparé.

Nous entendîmes quelque temps encore le bruyantconcert des nouveaux hôtes de l'étang, dont la naturen'était plus douteuse depuis que Fritz nous avait racontéqu'ayant rapporté de sa dernière expédition deuxgrenouilles géantes, il les avait abandonnées à son frère,sur le vif désir que celui-ci en témoigna.

Ernest me demanda si la grenouille géante et l'opplasernommé par Fritz ne font qu'une seule et même espèce.

Après avoir réfléchi quelques instants, je lui répondis quela première espèce est originaire d'Amérique, où elleatteint souvent la grosseur d'un lapin; tandis que la

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seconde habite le Cap, où pendant les chaleurs elle faitentendre tout le jour, et souvent toute la nuit, son cri aigu etprolongé; mais que je ne pouvais me rappeler si l'animalen question est une véritable grenouille, ou bien uneespèce de cigale. J'ajoutai, en terminant, que le voisinagede pareils musiciens était fort peu de mon goût, attenduque la curiosité du premier moment ne tarderait pas à sechanger en fatigue et en ennui; mais que, du reste, onpouvait les laisser en repos, parce que je comptais sur lehéron pour leur imposer bientôt un silence éternel.

Quelques jours après notre retour, lorsque nous fûmes unpeu débarrassés des occupations qu'avait entraînées notredernier voyage, la bonne mère me pressa de tourner notreactivité vers le vieux palais d'été de Falken-Horst, afin dene pas le laisser tomber en ruines avant qu'il fût achevé. Jesouscrivis d'autant plus volontiers à sa demande, que jepensai qu'il nous serait avantageux d'entretenir les deuxhabitations dans une égale prospérité. Toute la famille semit donc en route pour Falken-Horst. Toutefois je dusaccorder aux enfants la permission pour deux d'entre euxde s'occuper de la construction d'un lèche-sel. Il fut bientôtachevé, et nous procura l'avantage de passer en revuesans être aperçus les habitants des forêts qui venaient levisiter, et de choisir parmi eux ceux que nous voudrionschasser.

À Falken-Horst, les constructions ne marchèrent pasmoins rapidement, eu égard à la faiblesse de nos

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ressources. Les souches inférieures, dépouillées de leursbranches, furent recouvertes d'une couche de terre battueen forme de terrasse, et revêtues ensuite d'une couche degoudron et de poix résine. La partie supérieure de notreconstruction fut revêtue d'une muraille d'écorce avec unepetite galerie des deux côtés. Les deux faces demeuréesouvertes étaient garnies de treillages; de sorte que ce nidsauvage devint une habitation commode et agréable àl'œil.

À ces embellissements se joignit l'exécution d'une penséeque Fritz ne se lassait pas de remettre sur le tapis, et quin'était pas à négliger pour la sûreté de la colonie. Ils'agissait de la construction d'un corps de garde et del'établissement d'une batterie formidable composée d'unepièce de quatre sur la pointe la plus élevée de l'île auxRequins. Il m'en coûta bien des peines et des effortsd'imagination pour amener la pièce de canon à la placequ'elle devait occuper. J'en vins à bout au moyen d'uningénieux cabestan de mon invention. Enfin la batterie futélevée, et la bouche de canon tournée du côté de la pleinemer. Un corps de garde de planches et de bambous, d'uneconstruction légère, occupait les derrières de la batterie. Àune distance de quelques pas s'élevait un mât garni d'uncordage destiné à hisser un pavillon qui devait être blancdans les circonstances ordinaires, ou rouge en casd'apparitions suspectes ou de tentatives hostiles.

Pour célébrer l'achèvement de cette laborieuse

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entreprise, qui nous avait coûté deux mois de travail, lepavillon fut hissé au haut du mât en grande cérémonie, etnous saluâmes son apparition de six coups de canon, quiretentirent de rocher en rocher jusqu'aux portes de Felsen-Heim.

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CHAPITRE XXCoup d'œil général sur la colonie et ses

dépendances.—La basse-cour.—Lesarbres et le bétail.—Les machines et les

magasins.

Je considère avec une sorte d'effroi la longue suite deschapitres que je viens d'achever pour retracer l'histoire dema famille sur la terre d'exil.

«Comment! dois-je me demander, ta chétive histoire adéjà rempli l'espace nécessaire à un livre entier de lagrande chronique du monde! Et quelle importance peut-elleavoir pour la continuer dans le même système?—Il esttemps de t'arrêter, me crie la conscience; car à toute choseici-bas il faut un terme et une mesure.»

En effet, il doit être fastidieux pour le lecteur le plusbénévole (si jamais ce journal est destiné à en avoird'autres que ceux qui y jouent un rôle) de suivre pas à pasles épisodes sans intérêt d'une vie uniforme, d'écouter nosrécits de chasses et de voyages, de découvertes etd'inventions, souvent sans importance. Il suffit que chacunpuisse saisir l'idée fondamentale du livre, qui a pour but demontrer comment la vie de famille pieuse et active peut

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développer les facultés d'un jeune homme et le mettre enétat de jouer son rôle dans la grande société humaine, oùsa place est marquée par la Providence. Peut-être aussiles tableaux naïfs de notre vie d'exilés auront-ils pourrésultat d'appeler l'attention sur les bienfaits sans nombredu Créateur, qui permettent à l'homme de mener sanseffort une vie paisible et salutaire; car il n'y a rien dans lanature dont la constance de l'homme et sa ferme volonté nepuissent tirer un parti avantageux pour lui-même et pourses semblables.

Toutefois, afin de ne pas arriver par une transition tropbrusque au dénouement de cette histoire, je vaiscommencer par jeter un coup d'œil en arrière sur les dixannées écoulées depuis notre arrivée sur cette plagedéserte, en mentionnant quelques circonstances etquelques aventures nouvelles. Et je commencerai par faireobserver que, malgré le développement précoce de majeune famille, mes enfants avaient conservé quelque chosede naïf qu'on aurait vainement cherché chez desEuropéens de leur âge.

Ceux qui prennent intérêt au destin de la jeune familleapprendront volontiers de quelles voies divines se servit laProvidence pour nous tirer de notre exil et nous rendre à lasociété des hommes. C'est dans la dixième année denotre temps d'épreuves que la miséricorde de Dieus'abaissa sur nous pour nous récompenser au delà de nosmérites. Puisse l'avenir ne pas nous réserver de nouvelles

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traverses ou quelque fardeau de douleur au-dessus de nosforces!

Le lecteur sait déjà que nous habitions une des contréesprivilégiées du globe. Nos demeures principales, Felsen-Heim et Falken-Horst, étaient commodes, saines etagréables. Felsen-Heim, qui renfermait d'excellentsmagasins, nous servait de résidence d'hiver, ou, si l'onveut, de palais royal. Falken-Horst était notre maison deplaisance pour la belle saison; nous y avions construit desétables et des écuries pour la volaille et le bétail, et unedemeure pour nos animaux domestiques. À quelquedistance s'élevait notre colonie d'abeilles, dont le travailnous fournissait une provision de miel et de cire biensupérieure aux besoins de la famille. Une nombreusetroupe de pigeons d'Europe avait son habitation près de lanôtre, et chaque jeune couple trouvait un nid tout préparépour déposer ses œufs. Pendant la saison des pluies, leurdemeure était protégée contre l'humidité par un épais toitde paille.

Nos ruches ne nous donnaient d'autre peine que celle devenir faire la récolte du miel. La multiplication des abeilless'opérait d'elle-même, sans autre travail de notre part quede venir préparer chaque printemps des ruches vides àrecevoir un nouvel essaim. L'accroissement innombrabledes abeilles n'avait pas tardé à attirer un grand nombre deguêpiers, petit oiseau friand de ces innocents animaux.Ces nouveaux hôtes nous firent d'abord grand plaisir; mais

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bientôt il fallut mettre un terme à leurs ravages. De légersfilets disposés à l'entrée des ruches, en nous débarrassantde ces dangereux ennemis, nous fournirent une richecollection de mérops pour notre cabinet d'histoire naturelle.

Felsen-Heim n'avait pas reçu moins d'embellissements etde commodités. La galerie qui devait occuper toute lafaçade de l'habitation était achevée, et recouverte d'un toitsoutenu par quatorze colonnes de bambous. Les colonnesétaient tapissées de vanille et de poivre grimpant, dontl'agréable feuillage serpentait avec grâce sur notre toitgrossier. L'essai d'une treille nous avait mal réussi, àcause des rayons brûlants du soleil. Mais la place était sifavorable à ces deux productions du tropique, qu'elles nousdonnaient chaque année une abondante récolte de leursfruits précieux.

La galerie couverte nous servait habituellement de lieu derepos et de réunion après notre travail de la journée. Iln'était pas rare de nous y voir prendre nos repas, ou tenirconseil sur nos occupations du lendemain, assis en cercleautour d'une fontaine dont l'eau rafraîchissante était reçuedans la grande écaille de tortue. L'autre aile de la galerieavait aussi sa fontaine, dont le superflu s'écoulait dans unetige de bambou, en attendant une seconde écaillesemblable à la première. L'eau des deux fontaines, dirigéehabilement par les canaux de bambous, allait arroser lesplantations environnantes.

Toutes les dépendances de notre demeure avaient été

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rendues aussi agréables que nos faibles moyens nous lepermettaient, et leur aspect champêtre formait un contrasteromantique avec le rocher sauvage qui dominait toute lascène. L'espace compris entre notre demeure et la baie duSalut offrait une épaisse forêt d'arbres variés, les unsoriginaires d'Europe, les autres indigènes. L'île auxRequins n'était plus cet inculte banc de sable dont le tristeaspect assombrissait le paysage de Felsen-Heim;couverte maintenant de cocotiers et de sapins, ses bordsétaient protégés contre l'invasion des flots par unimpénétrable rempart de mangliers. Au sommet de l'îleapparaissaient le nouveau corps de garde et le mâtsurmonté de son pavillon flottant. Ce groupe, habilementdisposé, venait interrompre de la manière la pluspittoresque la monotonie du paysage.

Les rivages du lac étaient animés tantôt par les cygnesmajestueux au plumage de deuil, et tantôt par la troupebruyante des oies au vêtement blanc comme la neige.Parmi les roseaux du rivage on apercevait de temps entemps la poule sultane, le flamant couleur de pourpre, lehéron royal à la démarche triste et mélancolique.

L'espace contenu entre nos plantations et les buissons durivage servait de promenade aux majestueuses autruches.Les grues et les outardes se tenaient généralement dans levoisinage de notre défrichement, tandis que le magnifiquemoenura allait se joindre à notre volaille, et que les poulesdu Canada erraient ça et là dans le taillis. Enfin nos beaux

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pigeons venaient se pavaner jusqu'à l'entrée de notredemeure: en un mot, nous nous trouvions entourés d'unevie si joyeuse et si calme, que notre cour, ainsi richementpeuplée, semblait parfois une image du paradis terrestre.

Ce délicieux domaine était borné à droite par le ruisseaudu Chacal, dont la rive élevée offrait un rempart si touffu decitronniers, de palmiers et d'aloès, qu'une souris aurait eupeine à y trouver passage. À gauche s'élevait unemontagne inaccessible, dont les flancs recelaient la grottede cristal; et l'étang aux Canards s'étendait entre le rocheret le rivage de la mer, de manière à rendre toutefortification inutile de ce côté. Sur les bords de l'étangj'avais fait faire une plantation de bambous, quiremplaçaient pour nous les roseaux.

Enfin les derrières de notre habitation étaient protégéspar l'inaccessible chaîne de rochers qui isolait ce coin deterre de l'intérieur du pays. La seule issue de notredomaine par la terre ferme était le pont-levis du ruisseaudu Chacal; encore avions-nous pris soin de le fortifier dansles règles, en le flanquant de deux pièces de six. Deuxautres pièces du même calibre défendaient l'entrée de labaie; deux pièces de deux et une paire de pierriers avaientété disposées comme auxiliaires sur le pont de notrebâtiment de guerre, la fameuse pinasse.

L'espace compris entre la maison et le ruisseau duChacal était occupé par nos jardins et nos plantations. Unepalissade de bambous perpendiculaire à notre galerie

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s'étendait de la maison au ruisseau, pour protéger lesplantations du seul côté où elles fussent accessibles. Lapetite vallée était arrosée dans toute son étendue par lecourant d'eau qui venait alimenter nos moulins.

La fertilité toujours croissante de notre vallée ne tarda pasà y attirer une quantité de maraudeurs dont nous n'avionsjusque-là remarqué la présence qu'à de longs intervalles.Dans le nombre il faut compter l'écureuil du Canada, qui nemanquait pas de nous rendre visite dans la saison des noixet des noisettes. Nos amandiers étaient peuplés d'aras etde perroquets, dont le cri désagréable forme un péniblecontraste avec la beauté de leur plumage.

À ces principaux visiteurs se joignaient des nuées depetits oiseaux, grands amateurs de cerises, d'abricots etde raisins.

Dès les premiers temps de la colonie, nous avions besoinde tous nos efforts pour empêcher ces hôtes incommodesde faire la récolte pour nous, et tout notre attirail de piègeset de fils suffisait à peine à arrêter les dévastations. Notredernière ressource fut encore la poudre et le plomb. Dansla suite, lorsque nos récoltes furent devenues plusabondantes, nous nous trouvâmes si riches, que nouspûmes désormais abandonner le superflu aux innocentsmaraudeurs, que nous ne détruisions qu'avec regret.

Le temps des fleurs n'attirait pas moins d'étrangers dansnotre domaine que la saison des fruits. C'étaient des

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nuées d'oiseaux-mouches ou de colibris qui voltigeaient defleur en fleur, en charmant nos regards de l'éclat varié deleurs couleurs. C'était un spectacle plein d'intérêt de voirces petits animaux mettre en fuite des oiseaux dix fois plusgros qu'eux, se livrer la guerre entre eux, et signaler leurcourroux contre les pauvres fleurs, lorsqu'un insecte ouquelque oiseau plus heureux leur en avait dérobé le nectar.Attirés par le parfum des fleurs dont nous avions orné àdessein les alentours de notre demeure, ces charmantsoiseaux venaient suspendre leurs nids jusque dans lesrameaux de vanille grimpante dont les festons sedéroulaient avec grâce le long de notre toit.

Toutes nos plantations, et spécialement la noix muscade,commençaient à nous récompenser amplement de nossoins. Je les avais placées jusqu'à l'entrée de notreberceau, parmi quelques rejetons de bananiers, et leurparfum venait nous embaumer chaque soir à l'heure durepos. Ce voisinage ne tarda pas à attirer de nouveauxhôtes, et particulièrement deux espèces d'oiseaux deparadis encore inconnues, dont le plumage nous parutd'une rare beauté. Mais bientôt leur avidité et leurs crisdiscordants nous forcèrent d'employer un épouvantail pourles éloigner.

Nos deux espèces d'oliviers ne nous donnaient pas nonplus occasion de nous plaindre. Les olives les plus grosseset les plus savoureuses étaient cueillies avant la maturitépour être salées et marinées. L'espèce amère était

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réservée pour le moulin.

Voulant faire de l'huile de noix et de l'huile d'olive, il nousavait fallu songer à la construction d'un pressoir et d'unemeule. Cet important travail avait mis notre industrie à unerude épreuve; mais nous avions fini par en sortir victorieux.

La préparation du sucre avait aussi mis longtemps enœuvre les ressources de notre imagination. Je savais bienque tout l'appareil nécessaire se trouvait sur le vaisseaunaufragé; mais il m'était impossible de me rappeler ce qu'ilétait devenu. Toutefois je finis par me souvenir que leschaudières avaient été employées comme magasin àpoudre. Maintenant que nos chasses journalières lesavaient débarrassées d'une partie de leur contenu, rienn'empêchait de les rendre à leur destination primitive.Après bien des recherches, je finis par découvrir aussidans notre arsenal les trois cylindres métalliquesnécessaires pour un moulin à sucre. Peu de journéessuffirent pour remettre la machine en état, et nouspossédâmes bientôt une raffinerie de sucre complète.

Au commencement nos deux exploitations étaient en pleinair. Nous songeâmes bientôt à les entourer de murs et àles couvrir d'un toit de bambous, de manière que la saisondes pluies n'arrêtât pas les travaux.

L'île aux Baleines n'avait pas reçu moinsd'embellissements que l'île aux Requins. Nous y avionsplacé ce que je nommai plaisamment nos usines, c'est-à-

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dire la chapellerie et la fabrique de suif. Les ateliers setrouvaient derrière une saillie du rocher qui les mettait àl'abri des intempéries.

Au reste, toutes nos colonies étaient entretenues avecune égale sollicitude. Waldeck avait conservé sa plantationde cotonniers, et le marécage était devenu avec le tempsune magnifique rizière dont le produit n'avait pas tardé àdépasser nos espérances.

Prospect-Hill n'était pas négligé. La famille s'y rendaitchaque printemps pour faire la récolte des câpres et laprovision annuelle du thé. Les feuilles de ce précieuxarbuste étaient épluchées avec soin, séchées aux rayonsdu soleil, et renfermées aussitôt dans des vases deporcelaine, afin de conserver leur délicieux parfum. Unnouveau genre d'occupations nous rappelait à Zuckertopimmédiatement avant la saison des pluies. Il s'agissait,d'une part, de faire la récolte de cannes à sucre, et, d'autrepart, de recueillir le millet pour la nourriture de notre bétail.Le transport s'effectuait par mer au moyen de la chaloupe,et nous ne manquions pas, en passant, de rendre notrevisite habituelle à l'île aux Baleines.

De Prospect-Hill nous avions coutume de faire une oudeux excursions jusqu'à l'Écluse, afin de visiter nos piègeset de nous assurer si les éléphants n'avaient pas forcé lepassage. Nous allions ensuite avec la chaloupe explorercette partie du rivage où Fritz avait découvert pour lapremière fois le cocotier et le bananier. À chaque voyage

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je ne manquais pas de rapporter une provision de terre àporcelaine pour les besoins sans cesse renaissants denotre ménage.

Lors de sa première excursion dans ces parages, Fritzavait remarqué les traces et entendu le cri d'un oiseau del'espèce de la poule, ce qui nous avait donné l'idée d'yétablir un piège à la manière des colons du Cap.L'entreprise eut un plein succès, et à chacune de nosvisites nous trouvions une foule de prisonniers, qu'onapportait à Felsen-Heim pour les apprivoiser.

Nous profitions aussi de notre séjour à l'Écluse pour nousemparer des plus belles poules et des plus beaux coqsindigènes, dont je me servais ensuite pour améliorer nosraces de volailles d'Europe. Si ma mémoire ne me trompepas, ces magnifiques animaux doivent être originaires deMalacca ou de Java.

Nos animaux domestiques, dont, je n'ai pas encore parlé,s'étaient multipliés avec rapidité; mais, en fait de chiens,nous n'avions conservé qu'un rejeton du noble Joeger, quipromettait de devenir par la suite un excellent chien dechasse. Jack le nomma Coco; et comme nous ne pouvionsnous empêcher de rire de ce nom bizarre, il nous repritgravement, en faisant observer que le nom d'un chien doitêtre court et retentissant, afin de frapper au loin les échosdes forêts et des montagnes. La lettre O étant la plussonore des voyelles, doit être la plus chère au chasseur, etil s'en allait en criant à tue-tête: Ho! hollo! hio! Coco! de

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manière à nous étourdir les oreilles.

Chaque année la vache et le buffle nous avaient donné unveau; mais nous n'avions élevé que deux de ces animaux,un taureau pour le travail, et une vache pour le lait. Lafemelle reçut le nom de Blass, à cause de sonéblouissante blancheur; et le mâle fut appelé Brull, enraison de sa voix retentissante. Tous deux furent dressés àla selle, au bât et à la voiture, ainsi que deux jeunes ânes,dignes rejetons de Rasch, qui portaient les noms pompeuxde Pfeil et de Flinck.

Le reste du menu bétail s'était multiplié en proportion, desorte que nous pouvions de temps en temps servir quelquepièce succulente sur notre table sans porter atteinte à laprospérité du troupeau.

Les lapins de l'île aux Requins étaient devenus sinombreux, qu'il fallut se décider à leur faire une chasserégulière. À différentes époques de l'année, nousdétruisions à regret un certain nombre de ces intéressantsanimaux, dont les fourrures servaient à l'entretien de lachapellerie. Quant à la chair, elle était abandonnée auxchiens.

Nous n'avions eu garde d'oublier nos charmantesantilopes, dont la multiplication ne faisait que peu deprogrès à cause de la rigueur du climat de l'île auxRequins. Toutefois leur accroissement nous permit bientôtde transporter un couple de ces gracieux animaux dans la

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cour ombragée de Felsen-Heim.

Quant à ma famille, elle était toujours, grâce à laProvidence, pleine de force et de santé, à l'exception dequelques indispositions passagères. Ma femme éprouvaitquelquefois des accès de fièvre assez violents; mais lesenfants étaient d'une vigueur et d'une activité peucommunes. Fritz, alors âgé de vingt-quatre ans, était d'unetaille moyenne, mais forte et élégante; son teint coloréannonçait un tempérament vif et bouillant. Ernest, qui venaitd'entrer dans sa vingt-deuxième année, était plus élancé,mais plus faible; sa taille, légèrement courbée, annonçaitmoins de vigueur, bien qu'un exercice continuel eût apportéde grandes modifications à son indolence naturelle.L'extérieur de Jack, alors âgé de vingt ans, annonçait plusde souplesse que de vigueur. On remarquait dans Franz unheureux mélange des qualités physiques et morales de sestrois frères: il avait la sensibilité de Fritz et d'Ernest; mais lafinesse de Jack était devenue chez lui prudence, parcequ'en sa qualité de cadet il avait souvent été exposé auxmalices de ses aînés. Tous quatre se montraient pleinsd'honneur et de courage. Leur conduite était dirigée par lapiété la plus sincère, sentiment sans lequel l'homme debien lui-même ne saurait produire aucune œuvre grande ethonorable.

Tel était l'état de notre colonie au bout d'un séjour de dixannées, durant lesquelles nous n'avions aperçu d'autresfigures humaines que les nôtres. Toutefois l'espérance

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d'être un jour rendus à la société des hommes ne nousavait pas encore abandonnés, et je ne laissais pas del'entretenir avec sollicitude, comme le principal mobile denotre activité. Toujours mus par cette idée, nous avions faitde grandes provisions d'articles de commerce, afin d'entirer parti dans l'occasion. Chaque année je faisais mettrede côté nos plus belles plumes d'autruche et une certaineportion de nos récoltes de thé et de cochenille, et déjànous avions une portion assez considérable de noixmuscades, d'essence et d'orange, d'huile de cannelle.

Cette prévoyance, peut-être exagérée, nous permettait desonger avec sécurité au jour de la délivrance, car cesarticles devaient avoir pour nous une valeur considérable;mon seul regret était de voir diminuer nos munitions de jouren jour, malgré le sage et judicieux emploi que nous nousefforcions d'en faire.

Au reste, nous vivions satisfaits de notre sort, et chacun,en en reconnaissant les avantages, s'efforçait deconformer ses actions aux vues impénétrables de laProvidence.

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CHAPITRE XXINouvelles découvertes à l'occident.—

Heureuse expédition de Fritz.—Lesdents de veau marin.—La baie des

Perles.—La loutre de mer.—L'albatros.—Retour à Felsen-Heim.

Si les années avaient développé les forces morales etphysiques de mes enfants, elles avaient fait naître aussidans leurs jeunes esprits des sentiments d'indépendancequi n'étaient pas toujours d'accord avec ma sollicitudepaternelle. Souvent je passais des jours entiers sans avoirde nouvelles des deux aînés, car Ernest lui-même sortaitde son indolence habituelle toutes les fois que sa soif desavoir était puissamment excitée: et lorsque j'avaispréparé quelque grave sermon pour le retour de mesjeunes aventuriers, ils revenaient avec de si intéressantesdécouvertes ou de si utiles observations, que je n'avaispas le courage de les gronder.

Un jour que Fritz avait disparu, et que l'absence de soncaïak révélait assez le chemin qu'il avait pris, nousmontâmes au corps de garde pour épier son retour. Aprèsquelques instants d'attente, j'aperçus au loin un point noir

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qui se balançait sur le sommet des vagues, et bientôt malunette nous permit de distinguer le pêcheur et son canotqui se dirigeaient lentement vers le rivage de Felsen-Heim.

Nous saluâmes son arrivée d'un coup de canon, et àpeine était-il débarqué que je pus m'expliquer facilement lalenteur de sa marche. L'avant du canot était chargé d'unénorme paquet, et à l'arrière flottait un sac pesant, quin'accélérait pas la course de l'esquif.

«Dieu soit loué! m'écriai-je du plus loin que je l'aperçus.Te voici de retour sain et sauf, avec un riche butin, à ce quej'aperçois.

—Oui, Dieu soit loué! me répondit-il, car j'ai fait un bonvoyage, et je rapporte de bonnes nouvelles.»

Aussitôt que le caïak eut touché le sable, il fut enlevé avecson équipage par nos trois vigoureux athlètes, et rapportéen triomphe à Felsen-Heim. Nous nous assîmes ensilence, attendant avec curiosité le récit de Fritz, quicommença bientôt en ces termes:

«Je prierai d'abord mon père de me pardonner si je suisparti sans sa permission; mais la mer était si calme, que jen'ai pu résister au désir de tenter une petite excursion.Réfléchissant que la partie occidentale de ces contréesnous était restée inconnue jusqu'à ce jour, j'avais résolu d'ytenter un voyage de découvertes, et je tins mon projetsecret, craignant de rencontrer de l'opposition de votrepart. Depuis longtemps tous mes préparatifs étaient faits,

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part. Depuis longtemps tous mes préparatifs étaient faits,et je n'attendais plus qu'une occasion favorable.

«La belle journée d'aujourd'hui m'ayant offert un attraitirrésistible, je me glissai hors de la maison sans êtreaperçu, et les détours de la rivière du Chacal m'eurentbientôt dérobé à vos regards. Je ne m'étais pas embarquésans emporter mon compas, afin de ne pas manquerl'heure du retour.

«Continuant de me diriger vers l'ouest, je ne tardai pas àrencontrer un rivage hérissé de rochers et semé d'écueils àfleur d'eau. Un peuple innombrable d'oiseaux de mer, quiavaient choisi ces retraites inaccessibles pour y établirleurs demeures, remplissait l'air de ses cris discordants.Partout où les rochers se montraient moins abordables,j'apercevais des troupes d'animaux marins paisiblementétendus au soleil, ou troublant le silence du rivage par leurslongs mugissements. Il me parut que c'était là le quartiergénéral des veaux marins; car maint endroit du rivage estsemé de leurs débris, et nous y trouverons une richecollection de crânes et de dents pour notre musée.

«Je dois avouer, continua Fritz, que, me sentant enhumeur fort peu guerrière, je fis tous mes efforts pour nepas être aperçu au milieu du camp ennemi. Au bout dedeux heures environ, je me trouvai en face d'unemagnifique voûte de rochers que la nature, dans un de sesjeux bizarres, semblait avoir voulu construire selon lesrègles de l'architecture gothique.

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«L'intérieur de la voûte et tous ses alentours offrirent àmes regards une innombrable quantité de nidsd'hirondelles de mer, dont les habitants se levèrent à monapproche avec des cris menaçants; mais leur courage nepouvait lutter contre ma curiosité. Je comptai les nids parmilliers; la roche en était tapissée. Ils étaient faits deplumes, de duvet et de filaments de plantes rassembléssans beaucoup d'art. Je remarquai avec étonnement quechaque nid reposait sur une espèce de coque quiparaissait formée de cire grisâtre. En ayant détachéquelques-uns avec le plus grand soin, je les ai rapportés àFelsen-Heim, afin de voir avec vous s'il ne serait paspossible d'en tirer parti.

MOI. Tu as bien fait, mon cher fils, d'épargner cesindustrieux animaux. Quant à ton présent, nous aurons dela peine à en trouver l'usage, à moins que nous ne venionsà nouer quelques relations commerciales avec la Chine,car ces nids sont un objet de commerce fort estimé parmiles nations maritimes.

FRITZ. Je voudrais savoir où les hirondelles de mer vontchercher la matière gélatineuse qui forme la coque de leursnids.

MOI. C'est un point sur lequel les naturalistes ne sont pasd'accord. On a prétendu que cette matière provient del'écume de la mer, et c'est l'opinion répandue au Tonquin etdans la presqu'île au delà du Gange, deux contrées quifournissent au commerce une énorme quantité de nids

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d'hirondelles.»

Après cette interruption, Fritz continua son récit en cestermes:

«Je poursuivis ma route, et je ne tardai pas à me trouverdans une baie magnifique et sur la lisière d'une immensesavane parsemée de bosquets touffus, bordée à gauchepar une chaîne de rochers, et à droite par un fleuvemajestueux qui l'arrose dans toute sa longueur. Au delà dufleuve s'étend un vaste marécage bordé d'une belle forêtde cèdres.

«En ramant le long de ce rivage enchanteur, je remarquaiplusieurs îles de coquillages inconnus qui me parurentdevoir être rangés dans la classe des huîtres. La limpiditéde l'eau me permit de distinguer les touffes de filamentsqui attachaient les coquillages aux parois du rocher.J'admirai la taille de ces huîtres monstrueuses, dont uneseule eût suffi au repas de deux hommes ordinaires. Aprèsen avoir détaché quelques-unes avec mon harpon, jecontinuai ma route, décidé à descendre à terre pour yprendre quelque nourriture. En ouvrant un de mescoquillages, je sentis la lame de mon couteau arrêtée parun corps dur, dont elle vainquit enfin la résistance, et je netardai pas à voir tomber sur le sable deux ou trois perlesd'une rondeur et d'une grosseur qui excitèrent monadmiration. Cette découverte inattendue me combla dejoie, et vous pensez bien que je ne manquai pas de passeren revue tous les petits coquillages dont je m'étais emparé.

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Voici ma provision de perles, que je soumets humblementà l'examen des connaisseurs.

—Tu viens de faire aujourd'hui une précieuse découverte,dis-je à Fritz avec joie, et qui nous vaudra peut-être plustard la reconnaissance d'une grande nation. Mais, pour lemoment, tes perles nous sont aussi inutiles que tes nidsd'hirondelles. Toutefois nous ne manquerons pas de rendrevisite à la précieuse mine qui fournit de pareilséchantillons. Maintenant achève ton récit.

FRITZ. Lorsque j'eus ranimé mes forces par un frugalrepas, je continuai ma route le long de ce délicieux rivagejusqu'à l'embouchure du fleuve que j'avais observé. Soncourant est un peu rapide, et ses rives couvertes d'unrempart de plantes marines qui présentent l'aspect d'ungazon verdoyant. Ses bords sont peuplés d'uneinnombrable quantité d'oiseaux aquatiques, qui prirent lafuite à mon approche. Me souvenant d'avoir lu quelquechose d'analogue sur le fleuve Saint-Jean dans la Floride,je pris plaisir à baptiser ma nouvelle découverte du nom derivière Saint-Jean. Après avoir renouvelé ma provisiond'eau à ces sources bienfaisantes, je résolus d'achever letour de la grande baie, à laquelle je donnai le nom de baiedes Perles. Elle peut avoir deux lieues de largeur en lignedroite; une chaîne de rochers qui court d'une extrémité àl'autre la sépare de la pleine mer, à l'exception dupassage, assez large pour donner accès aux plus grosbâtiments. Cette magnifique baie ne pourrait manquer de

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devenir port du premier ordre, le jour où il s'élèverait uneville sur ses bords.

«J'essayai de sortir par le passage que je venais dedécouvrir; mais la violence des flots me contraignit derenoncer à ce projet. Il me fallut donc regagner la pointeoccidentale de la baie, où je ne tardai pas à me trouver aumilieu d'une colonie d'animaux marins qui me parurent dela grosseur d'un chien de mer ordinaire. Après avoirobservé quelque temps leurs jeux sans être aperçu,j'éprouvai le désir de m'emparer de l'un d'entre eux, afin del'étudier plus à mon aise. Comme je me trouvai à une tropgrande distance pour hasarder une attaque dont les suiteseussent pu devenir fâcheuses, j'attachai mon esquifderrière une pointe de rocher, et, m'armant d'un fusil, jelâchai mon aigle sur la proie que je convoitais. L'oiseaus'éleva majestueusement dans les airs, et vint s'abattre surun des plus beaux animaux de la troupe. J'arrivai à tempssur le champ de bataille pour achever l'animal d'un coup dehache; le reste de la troupe avait disparu comme parenchantement.»

Ici le conteur fut interrompu par un concert de voixcurieuses, au milieu desquelles on distinguait les questionssuivantes: «Dites-nous donc quel était cet animal?—Est-ceun chien de mer?—Nous l'as-tu rapporté?

FRITZ. Comment pouvez-vous le demander? Je l'aiamené à la remorque, attaché à l'arrière de mon caïak, et ila parfaitement supporté le voyage.

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ERNEST. Oui, vraiment, et je remarque que tu l'as souffléà la manière des Groënlandais. Quant à l'espèce del'animal, il me semble le reconnaître pour une loutre de mer,si les descriptions que j'en ai lues sont exactes.

MOI. Dans ce cas ce serait une précieuse capture, etnous aurions là un excellent article de commerce pour lesbâtiments chinois, car les mandarins paient cher cetteespèce de fourrure.

MA FEMME. Oui, les hommes prisent toujours le superflubien au-dessus du nécessaire.

MOI. Raconte-nous donc comment tu t'y es pris pourramener ta capture avec tant de succès; car ton bâtimentest bien faible pour un tel fardeau.

FRITZ. Il m'en a coûté assez de peine et de travail, et jevoulais d'abord le laisser là; mais le procédé des pêcheursgroënlandais me revint à temps à la mémoire, et, en dépitde ma maladresse, il finit par avoir un plein succès.

«Mon travail fut interrompu par la foule des oiseaux demer qui venaient voler autour de moi en effleurant monvisage de leurs ailes bruyantes. Fatigué de cette attaqued'un nouveau genre, je finis par saisir la hache de lachaloupe, et, frappant au hasard au-dessus de ma tête, jevis tomber à mes pieds un albatros. Ses plus bellesplumes me servirent pour achever mon opération, etbientôt la loutre fut en état de surnager à la surface de

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l'eau. Il était temps alors de songer au retour; mon caïak futdonc remis à la mer, traînant à sa suite ma précieusecapture, et, après m'être heureusement tiré des dangereuxpassages qui entravaient la marche de mon esquif, je netardai pas à me trouver dans des parages bien connus.Bientôt notre pavillon m'apparut dans l'éloignement, et peude minutes après le bruit du canon d'alarme vintm'annoncer votre voisinage.»

Tel fut le récit de Fritz. Aussitôt qu'il eut cessé de parler, lafoule des auditeurs se précipita avec un tel enthousiasmevers les riches trésors dont il venait d'enrichir la colonie,que la bonne mère elle-même ne put résister àl'entraînement général.

L'entretien recommença à rouler sur les perles, et Franzme demanda si toutes les perles ont le même éclat et lemême prix.

MOI. «Non, sans doute; on a remarqué que la pureté desperles varie en raison du fond qu'habitent les couchesd'huîtres. Dans les fonds marécageux elles sont troubles etsans éclat; dans les fonds de sable, au contraire, elles sontblanches et transparentes.

FRITZ. En définitive, que sait-on sur la formation desperles?

MOI. Il résulte des informations des naturalistes que lesperles se trouvent généralement dans les huîtres dont lacoquille a été percée par le petit animal de mer appelé

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coquille a été percée par le petit animal de mer appeléphakas. Selon l'opinion générale, la perle serait forméed'une matière calcaire que distille l'huître, et qu'elle emploieà boucher la légère ouverture percée par son ennemi.

FRANZ. Les huîtres à perles sont-elles toujours faciles àdécouvrir?

MOI. Non, sans doute, mon cher enfant; elles se trouventsouvent à une profondeur de soixante pieds et davantage.La plupart du temps, l'huître est fortement attachée aurocher; des pêcheurs exercés depuis l'enfance vont lesdétacher à l'aide d'un instrument tranchant, et les jettent àmesure au fond d'un grand sac qu'ils remontent à la surfacede l'eau lorsqu'il est rempli. Mais, malgré tous les soins, lapêche des perles est pénible et dangereuse. Il n'est pasrare de voir les plongeurs, à la fin de la journée, rendre lesang par le nez ou par les oreilles.»

Les enfants ne manquèrent pas de me faire observer quenous pouvions commencer immédiatement la pêche desperles dans la grande baie, où elle ne présentait ni fatigueni danger; et je cédai sans peine à leur désir.

Toute la famille fut bientôt occupée des préparatifs decette importante expédition, et j'eus la satisfaction de voirdevant moi un attirail de pêche aussi complet que pouvaitle permettre la faiblesse de nos ressources.

Les munitions de bouche n'avaient pas été oubliées. Unebonne provision de pemmikan frais, de pain de cassave,

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d'amandes et de pistaches, composait le fond de notrecuisine de voyage, et un petit tonneau d'hydromel devaitnous fournir une agréable boisson.

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CHAPITRE XXIILes nids d'hirondelles.—Les perlesfausses.—La pêche des perles.—Le

sanglier d'Afrique.—Danger de Jack.—La truffe.

Le premier jour où le ciel et la mer me parurent favorablesà nos projets, nous nous mîmes en route pour notre grandeexpédition, accompagnés des vœux de la bonne mère, quidemeurait avec Franz à la garde du logis. Notre escorte secomposait de Knips, du chacal et de nos deux fidèlescompagnons, Falb et Braun, que j'avais coutume decomparer aux chiens que le roi Porus envoya jadis àAlexandre, et dont l'histoire rapporte qu'ils n'auraient pasrefusé le combat contre un lion ou un éléphant.

Fritz nous servit de pilote. Placé à côté de Jack dans sonléger esquif, il s'était chargé de guider notre marcheincertaine au milieu des rochers de la côte. Je suivais lecaïak avec la pinasse, en ayant soin de ne déployer mavoile qu'à demi, jusqu'à notre arrivée dans des paragesplus tranquilles.

À chaque instant les rochers offraient à nos regards denombreux débris de veaux marins, trésors précieux pour

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notre muséum. Mais, ne voulant pas perdre une minute, jedécidai qu'on négligerait pour le moment cette richecollection.

Dans les paisibles parages où notre flotte venait deparvenir, la mer avait la transparence d'un miroir; et lesnautiles se livraient sans défiance à leurs jeux innocents surla surface des flots, que ridait à peine une légère brise.Après s'être amusé quelque temps des gracieusesmanœuvres de ces légers habitants de l'onde, l'équipagedu caïak résolut de leur faire la chasse, et bientôt lachaloupe reçut une collection de ces délicates créatures. Ilfut décrété à l'unanimité que cet endroit du rivage porteraitdésormais le nom de baie des Nautiles.

Nous ne tardâmes pas à rencontrer un promontoire enforme de cône tronqué, qui reçut le nom du cap Camus. Deson extrémité occidentale on apercevait dans l'éloignementun second cap, derrière lequel se trouvait la baie desPerles, selon le récit de notre pilote.

Plus nous approchions de la grande voûte découverte parFritz dans sa dernière expédition, plus nos regards étaientfrappés de sa masse imposante. On l'eût dite formée parles Titans avec les débris des montagnes dont ils avaientvoulu se servir pour escalader le ciel.

Une innombrable armée d'hirondelles de mer sortit ànotre approche des profondeurs de la caverne; mais,rassurés par notre immobilité, ces innocents hôtes du

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rocher ne tardèrent pas à disparaître de nouveau dansleurs obscures retraites.

Lorsque la chaloupe eut atteint l'entrée de la voûte, lacuriosité fit place à une insatiable avidité malheureusementtrop facile à satisfaire. Tous les instruments disponiblesfurent mis en œuvre, et les nids tombaient par douzainessous nos mains impitoyables. Toutefois nous choisissionsde préférence les nids abandonnés, afin d'épargner lesœufs et les petits de nos innocents ennemis. Fritz et Jackse montraient les plus actifs dans ce nouveau genre depillage, et leurs filets ne désemplissaient pas. Ernest etmoi, nous procédions avec plus de méthode, nousattachant aux nids placés dans les régions inférieures durocher, et n'abandonnant chaque pièce de notre butinqu'après l'avoir nettoyée aussi parfaitement que le temps lepermettait.

Au bout de quelques minutes, la provision me semblasuffisante, et, désireux d'arracher mes enfants à cetteœuvre de destruction, je donnai l'ordre aux deux équipagesde se préparer à traverser la grande voûte.

Nous éprouvâmes un mouvement de légère inquiétude,causée par l'obscurité du passage souterrain, où le cri deshirondelles, répété par les échos de la voûte, retentissaitavec un bruit sinistre; mais notre guide nous tranquillisa enm'assurant que le passage était sans danger.

«Mais, s'écria tout à coup Ernest, n'est-il pas bien plaisant

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de nous voir ici nous donner tant de peines inutiles, sanssavoir si jamais il abordera un navire sur ces côtesinhospitalières?

MOI. L'espérance, mon cher enfant, est un des plusgrands biens de la pauvre humanité; c'est la fille ducourage et de l'activité; car l'homme courageux nedésespère jamais, et celui qui espère travaille sansrelâche à l'accomplissement de son désir. Laissons à laphilosophie des esprits faibles les impuissantesdissertations sur l'incertitude des entreprises humaines etsur la vanité des espérances des aveugles mortels.Toutefois il est temps de mettre un terme à nosdéprédations d'aujourd'hui, de peur que notre philosophene nous compare avec mépris à ces vils oiseaux de proiequi s'emparent de tout ce qui tombe sous leurs serres,sans savoir s'ils tireront quelque avantage du fruit de leurscaptures.»

En achevant ces mots, je pressai les préparatifs dudépart avec d'autant plus d'ardeur, que la maréecommençait à monter, et qu'elle devait nous être d'ungrand secours pour traverser le canal souterrain. En effet,elle ne tarda pas à nous emporter avec une telle rapidité,que, le travail des rames devenant inutile, nous pûmescontempler à loisir la majesté du spectacle qui frappait nosregards. À chaque pas nous apercevions d'immensescavernes dont l'obscurité nous dérobait l'étendue, mais quidevaient pénétrer au loin dans les flancs profonds de la

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montagne. On eût dit que le grand architecte de la natureavait jeté dans ce lieu les fondements d'un templegigantesque, que sa main puissante dédaignait d'achever.Les animaux marins s'étaient emparés de ces immensesgaleries, où à chaque pas se présentait à nos regardsquelque trace nouvelle de leurs étranges habitants.

Parmi les nombreuses espèces de poissons dont lagrotte était peuplée, je reconnus l'ablette, dont l'écaillebrillante sert à la confection des perles fausses: c'estpourquoi l'on fait des pêches considérables de ce poissondans la Méditerranée.

Tout mon petit monde savait fort peu de choses sur lesperles fausses. Il fallut lui donner quelques explications àcet égard pour compléter mon cours d'histoire naturelle.

«Les perles fausses, dis-je alors, sont d'un grand usagedans le commerce: on se sert de petits globules de verrerevêtus d'un vernis formé avec l'écaille de l'ablette. Cesperles sont régulières, d'une assez belle eau et assezestimées.

ERNEST. En ce cas, pourquoi se donner tant de peinepour la pêche des perles fines?

JACK. Belle demande! parce que ces dernières seulesont réellement du prix.

FRITZ. Bien répondu! Mais maintenant il s'agirait desavoir pourquoi l'on attache tant de prix aux perles fines, si

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les perles fausses sont aussi belles.

MOI. C'est que, parmi les hommes, le prix des choses estbien souvent en raison des peines et des dangers qu'ellescoûtent.»

Tout en nous entretenant ainsi, nous avions heureusementtraversé le dangereux canal, et nous nous trouvionsmaintenant dans une des plus belles baies que la nature aitpris plaisir à former. Le rivage présentait d'espace enespace de petites criques plus ou moins profondes oùvenaient se perdre de limpides ruisseaux qui donnaient àtoute la contrée un aspect riant et fertile. Presque au milieude la baie se trouvait l'embouchure du fleuve Saint-Jean,dont Fritz ne nous avait pas exagéré la grandeur et lamajesté.

Je me trouvai avec plaisir dans ces eaux profondes; etnous allâmes jeter l'ancre auprès des riants bosquets durivage, dont la riche verdure enchantait nos regards.

Une anse commode et voisine du banc d'huîtres où Fritzavait fait sa pêche fut choisie pour le lieu dudébarquement. Un ruisseau limpide semblait nous inviter àvenir profiter de la fraîcheur de ses bords. Nos pauvreschiens, qui manquaient d'eau douce depuis plusieursheures, n'eurent pas plutôt entendu le murmure du ruisseau,que, sautant par-dessus les bords de la chaloupe, ilss'élancèrent à la nage vers la source tant désirée.

Nous ne tardâmes pas à suivre l'exemple de nos

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Nous ne tardâmes pas à suivre l'exemple de nosintelligents animaux; et, après avoir attaché notre esquif aurivage, nous nous trouvâmes bientôt réunis autour de lasource bienfaisante. Le jour étant sur son déclin, nouscommençâmes par faire les préparatifs du souper, quidevait se composer d'une soupe de pemmikan, d'un bonplat de pommes de terre, et d'une provision de biscuit demais. Après avoir assemblé du bois sec pour le foyer, nousfîmes nos arrangements pour la nuit. Les chiens secouchèrent sur le sable, autour du feu, et nous nousretirâmes dans la chaloupe, placée à l'ancre à quelquedistance du rivage. J'avais pensé qu'à tout événementnous avions peu à redouter une attaque par mer; toutefois,par surcroît de précaution, j'attachai maître Knips au grandmât, me fiant à sa vigilance. Lorsque tout fut achevé, nousnous étendîmes au fond du bâtiment, sur nos lits de peaud'ours, et chacun s'endormit d'un sommeil paisible,quoique interrompu de temps en temps par les hurlementsdes chacals et la voix menaçante de Joeger.

Au point du jour tout le monde était sur pied, et lachaloupe prit joyeusement le chemin du grand bancd'huîtres, où elle fit en peu de temps une pêche abondante.Cet heureux succès nous engagea à continuer l'opérationpendant les deux jours suivants, et bientôt un énorme amasd'huîtres, élevé sur le sable, vint reposer nos regardssatisfaits.

Tous les soirs, environ une heure avant le coucher dusoleil, j'avais coutume de commander une expédition le

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long du rivage, et il ne se passait pas de soirée que lachaloupe ne revint avec quelque bel oiseau, le plus souventd'une espèce inconnue.

Le dernier jour de notre pêche, il nous prit la fantaisie denous avancer un peu plus avant que de coutume dans laforêt voisine du rivage. Cette fois Ernest nous précédaitavec le vigilant Falb, et Jack le suivait de loin à travers leshautes herbes du rivage, tandis que Fritz et moi nousétions arrêtés à quelques préparatifs indispensables. Jeme préparais à suivre les chasseurs, lorsque tout à coupune détonation suivie d'un cri d'alarme retentit à mesoreilles, et nos deux chiens s'élancèrent avec la rapidité del'éclair dans la direction du coup de fusil.

«Aux armes!» s'écria Fritz; et en moins d'un instant il étaitsur la trace des chiens avec son aigle, qu'il déchaperonnasans s'arrêter. Le bruit d'un coup de pistolet et un long cride triomphe m'apprirent en même temps la fin du combatet la victoire de nos gens.

J'accourais avec inquiétude sur le champ de bataille,lorsque j'aperçus, à quelque distance au milieu des arbres,le pauvre Jack qui s'avançait vers moi soutenu par sesdeux frères. «Dieu soit loué! m'écriai-je, le malheur que jecraignais n'est pas arrivé!» Je rebroussai chemin aussitôt,en faisant signe à mes enfants de me suivre vers notrecampement du rivage, qui se composait de deux bancs etd'une mauvaise table.

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Cependant le pauvre Jack faisait d'horribles contorsions,se plaignant de violentes douleurs par tout le corps, etcriant d'une voix lamentable: «Je suis brisé, anéanti, je n'aipas un membre entier!»

Je m'empressai de faire déshabiller le patient, et unevisite minutieuse ne tarda pas à me donner l'assurancequ'il n'y avait ni fracture ni luxation. La respiration était libre,et tout le mal se bornait à deux fortes contusions, de sorteque je ne pus m'empêcher de m'écrier: «Voilà bien de quoise lamenter, en vérité! Un vrai chasseur n'y ferait pasmême attention.

JACK. Grand merci! Il n'en est pas moins vrai que je suisrompu. Le maudit animal m'aurait fait sortir l'âme du corpssans le secours inespéré de Fritz et de son vaillant oiseau.

MOI. Nous diras-tu enfin quel est l'animal qui a sioutrageusement maltraité notre vaillant chasseur?

JACK. Je vous réponds que son crâne et ses défensesferont merveille dans notre muséum. J'en frissonneraisencore si, après tout, le meilleur parti n'était pas d'en rire,puisque le mal est passé.

MOI. Saurai-je enfin de quoi il s'agit?

ERNEST. D'un énorme sanglier; et je vous réponds quec'était un terrible spectacle que de le voir accourir les soieshérissées et labourant la terre de ses formidablesdéfenses.

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MOI. Rendons grâces à Dieu, qui nous a délivrés d'un siterrible ennemi. Maintenant laissez-moi m'occuper dublessé, qui doit avoir besoin de repos et derafraîchissement.»

À ces mots je fis avaler au pauvre Jack un verre de vindes Canaries de la fabrique de Felsen-Heim, et nous lecouchâmes mollement au fond de la chaloupe, où il netarda pas à s'endormir d'un sommeil profond.

«Maintenant, dis-je à Ernest, donne-moi quelques détailssur l'histoire du sanglier, qui jusqu'à présent est demeuréeune énigme pour moi.

ERNEST. Je marchais tranquillement dans la forêt,lorsque Falb me quitta avec un hurlement furieux pours'élancer sur les traces d'un animal sauvage que le taillisdérobait encore à mes regards. Au même instant le chiende Jack était accouru à l'aide de son frère, et les deuxanimaux assiégeaient la forteresse de leur redoutableennemi. Je m'avançai avec précaution jusqu'à portée defusil de l'animal, lorsqu'une imprudente attaque de Joegerdéconcerta tous mes projets. Le sanglier, furieux, quittantsa retraite, se dirigea sur le pauvre Jack, qui ne trouva riende mieux à faire que de prendre la fuite. Je lâchai moncoup à l'instant; mais la balle, effleurant l'animal, ne fît quehâter sa course furieuse. Bientôt le pauvre Jack, ayantheurté une souche dans sa course précipitée, allait setrouver à la merci de son impitoyable ennemi, si les deux

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chiens, arrivés au même instant, n'eussent attiré sur euxtout le courroux du terrible animal. Le pauvre Jack en futquitte pour quelques contusions, et ma seconde balle allaitmettre fin au combat, lorsque l'aigle de Fritz, descendantdu haut des airs aussi à propos que le corbeau de ManliusCorvinus, vint s'abattre sur la tête du sanglier, de manièreque son maître eut le temps d'approcher et de luidécharger son pistolet entre les deux yeux.

«En jetant un coup d'œil sur la tanière du sanglier, je nefus pas peu étonné de voir Knips et Joeger se régalant desrestes de son repas. Je reconnus, en approchant, uneespèce de tubercule assez semblable à la pomme deterre, dont j'ai rapporté une demi-douzaine dans magibecière, afin de vous les faire examiner.

MOI. Voyons un peu.... Si mes yeux et mon odorat ne metrompent pas, tu as fait là une découverte intéressante pournotre cuisine. Ce tubercule est une véritable truffe, del'espèce la plus savoureuse.»

Fritz, suivant mon exemple, goûta la nouvelle production,en faisant observer avec plaisir que son parfum était biendifférent de celui de la pomme de terre, quoiqu'il y eûtgrande analogie entre les deux fruits.

Il me demanda ensuite où l'on trouve les meilleures truffes,et si c'est un fruit originaire de nos climats européens.

MOI. «La truffe est un fruit très-commun en Europe.L'Italie, la France et l'Allemagne en fournissent

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L'Italie, la France et l'Allemagne en fournissentd'abondantes récoltes. On en trouve communément dansles forêts de chênes ou de hêtres. La chasse aux truffes sefait sans poudre ni plomb: il suffit d'une pioche pour lesdéterrer, et d'un cochon pour les découvrir. L'Italie etplusieurs autres contrées possèdent une espèce de chiensdont le nez est assez fin pour découvrir la truffe et enindiquer la place au chasseur.

FRITZ. La truffe n'a-t-elle ni tige ni feuilles extérieures quipuissent indiquer sa présence et remplacer l'instinct desanimaux?

MOI. Non, mon enfant; elle ne se trahit que par sonparfum, et l'on ne saurait dire, à proprement parler, si c'estune racine, un tubercule, ou un fruit, car son mode depropagation est un mystère pour les naturalistes. Du reste,on les trouve de toutes les grosseurs, depuis le poisjusqu'à la pomme de terre.

ERNEST. Reconnaît-on plusieurs espèces de truffes, etl'histoire naturelle les range-t-elle au nombre des plantes,bien qu'elles n'aient ni feuilles ni racines?

MOI. La truffe est rangée communément dans la classedes champignons, quoiqu'elle en diffère sous bien desrapports. Mais je ne saurais dire s'il en existe de plusieursespèces.»

Cet entretien nous avait menés jusqu'à l'heure du souper,et nous ne tardâmes pas à nous occuper des préparatifs

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nécessaires pour la nuit. Le feu de veille fut allumé selonl'habitude, et chacun se retira dans la chaloupe, où nouspassâmes une nuit aussi paisible que dans les murs deFelsen-Heim.

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CHAPITRE XXIIIVisite au sanglier.—Le coton de Nankin.

—Le lion.—Mort de Bill.—Un nouvelhiver.

Le lendemain de grand matin, nous étions en route pouraller visiter le corps de notre sanglier et tenir conseil surl'emploi qu'on en pouvait faire. Le pauvre Jack, encorefatigué de son aventure de la veille, ne donnait pas signede vie.

À l'entrée de la forêt, les chiens accoururent au-devant denous avec des hurlements de joie. Nous arrivâmes bientôtsur le champ de bataille, où la grosseur de l'animal et sonaspect féroce excitèrent ma surprise au plus haut degré. Jesuis persuadé qu'il eût été en état de résister à un buffle, oumême à un lion de la plus haute taille.

ERNEST. «Il ne faut pas oublier la tête, qui deviendrait undes plus beaux ornements de notre muséum. Si mon pèrenous le permet, nous allons transporter l'animal sur lerivage, où nous pourrons faire l'opération à loisir.

MOI. De tout mon cœur: je vous laisse le champ libre à cetégard. Mais occupons-nous d'abord d'examiner s'il neserait pas possible de découvrir encore quelques truffes.

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serait pas possible de découvrir encore quelques truffes.Un pareil présent nous assurerait bon accueil au logis.»

Nos recherches furent longtemps infructueuses; maisenfin l'œil perçant de Fritz découvrit dans le voisinage unenouvelle mine de ces précieux tubercules, dont nous nemanquâmes pas de faire une ample provision.

Pendant ce temps l'infatigable Fritz venait d'abattre unedouzaine de branches à coups de hache, en s'écriant:«Voilà des moyens de transport tout trouvés, il ne s'agitplus que d'y placer notre gibier.» Nos chiens furent bientôtattelés à ce chariot de nouvelle espèce, qui prit entriomphe le chemin du rivage, chargé des dépouillessanglantes de l'habitant des forêts. Fritz dirigeait d'unemain habile la marche du convoi, qui ne tarda pas àatteindre le camp sans mésaventure. Nos chiens, aussitôtdélivrés, reprirent à la hâte le chemin de la forêt pour allerse régaler de la portion du sanglier qui était demeurée surla place.

En détachant les diverses parties du chariot, destinéesdésormais à alimenter le foyer, nous remarquâmes sur lesbranches une quantité de noix ligneuses remplies d'uncoton fin et soyeux, d'une couleur jaunâtre analogue à celledu nankin. Notre nouvelle découverte fut mise de côté, avecle plus grand soin, pour notre ménagère, et je me promisbien de saisir la première occasion pour faire une nouvelleprovision de ces fruits précieux et me procurer quelquesrejetons de l'arbre qui les portait.

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Pendant ce temps Fritz et Ernest étaient occupés àcreuser dans le sable une fosse assez profonde, voulant,disaient-ils, faire une agréable surprise à leur frère Jack,en préparant pour son réveil un excellent rôti à la hottentote.Une flamme brillante ne tarda pas à sortir du fourimprovisé, et nous y suspendîmes les quatre membres dusanglier, afin de les dépouiller de leurs soies. Le parfumpeu agréable qui s'exhalait de notre venaison ne tarda pasà nous contraindre d'abandonner la place, si nous nevoulions pas perdre la respiration; et l'odeur était si forte,qu'elle alla frapper l'odorat du pauvre Jack, qui ne tardapas à se lever sur son séant, pour demander d'une voixplaintive quelle était cette nouvelle opération.

«Sois tranquille, lui répondit gravement son frère aîné, ilne s'agit que de friser un peu la crinière de ton championd'hier soir, afin qu'il puisse se présenter décemmentdevant ses vainqueurs. Et, avant de te plaindre ainsi,rappelle-toi la réponse d'un prince devant le corps de sonennemi: Le cadavre d'un ennemi mort sent toujours bon.»

Cependant Jack était accouru au secours de ses frères,et tandis qu'ils préparaient la hure du sanglier en cuisiniersexpérimentés, je m'occupais de nettoyer les quatremembres, travail fort peu divertissant.

Bientôt le four fut préparé, et il ne tarda pas à recevoir lerôti, soigneusement enveloppé de feuilles odorantes. Enattendant l'heure du souper, nous nous occupâmes despréparatifs nécessaires pour fumer le reste de la venaison,

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et le coucher du soleil vint nous surprendre avant la fin decet important travail.

Au moment où la nuit commençait à nous envelopper deses ombres, un formidable hurlement, sorti desprofondeurs de la forêt voisine et répété au loin par leséchos du rivage, vint frapper tout à coup nos oreillesétonnées. Ces sons terribles semblaient tantôt s'éloigner,tantôt se rapprocher de la place que nous occupions.

«Voilà un concert diabolique,» s'écria Fritz en sautant surson fusil de chasse et en jetant autour de lui des regardsflamboyants. «Allumez le feu, retirez-vous dans la chaloupe,et que chacun tienne ses armes prêtes! Quant à moi, jevais aller faire une reconnaissance avec mon caïak.»

À ces mots le bouillant jeune homme sauta dans sonembarcation, et, se dirigeant vers le rivage avec la rapiditéde, l'éclair, ne tarda pas à disparaître à nos regards. Pournous, exécutant à la hâte ses instructions, nous courûmes àla chaloupe, nous tenant prêts à tout événement.

«Il est bien étonnant, fit observer Jack, que Fritz nousabandonne au moment du danger, et qu'il s'éloigne aussibrusquement sans attendre vos ordres.

—Il faut pardonner quelque chose à son caractèrebouillant et audacieux, répondis-je gravement. À l'heure dudanger il est souvent nécessaire de permettre aux bravesce qu'il faudrait défendre aux esprits timides et irrésolus:c'est quelquefois un moyen infaillible de salut.»

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c'est quelquefois un moyen infaillible de salut.»

Au moment où j'achevais ces mots, nous aperçûmesmaître Knips et les chiens qui se dirigeaient vers lachaloupe au grand galop. La voyant trop éloignée du rivagepour l'atteindre à pied sec, nos vaillants auxiliairess'étendirent autour du feu, sur le sable, non sans promenerautour d'eux des regards vigilants.

Cependant les terribles sons partis de la forêt semblaientse rapprocher de plus en plus, de sorte que je finis parcroire qu'il fallait les attribuer à quelque panthère ou àquelque léopard que l'odeur du sang avait attiré dans notrevoisinage.

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, lorsque lalueur mourante de notre feu nous laissa apercevoirdistinctement le terrible animal objet de notre terreur.C'était un lion d'une taille énorme, tel que je n'en avaisjamais vu dans nos ménageries d'Europe. Il paraissaitavoir suivi les traces du sanglier, et, après avoir exercé soncourroux sur les débris de notre foyer, nous le vîmess'asseoir comme un chat sur ses pattes de derrière,promenant un regard de fureur et de convoitise, tantôt surle groupe des chiens placé en face de lui, tantôt sur lesrestes sanglants de notre venaison.

Bientôt le majestueux animal se leva lentement, se battantles flancs de sa queue, comme pour réveiller son courageendormi. Des rugissements entrecoupés s'échappaient desa gueule terrible, tandis qu'il se promenait avec fureur

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dans l'espace compris entre le foyer et le rivage. Aprèsavoir décrit lentement plusieurs demi-cercles, de plus enplus rétrécis, le terrible animal finit par prendre une positionqui annonçait à tout œil expérimenté une attaqueprochaine.

Pendant que j'étais incertain s'il fallait commander le feu,ou donner l'ordre de virer de bord, l'explosion d'un fusil, àpeu de distance, me fit tressaillir des pieds à la tête. «C'estFritz!» s'écrièrent mes deux compagnons avec un cri dejoie et de triomphe. Le roi des forêts fit un bond terribleaccompagné d'un rugissement de douleur; puis il ne tardapas à chanceler, et, tombant sur les genoux, il demeurabientôt sans mouvement.

«Voilà un coup de maître, m'écriai-je avec joie. L'animalest frappé au cœur, et ne se relèvera plus. Demeurez icitandis que je vais me rendre sur le champ de bataille.»

En deux coups de rames j'étais au rivage, où les chiensme reçurent avec des hurlements d'allégresse. Au momentoù je m'approchais avec précaution, je vis paraître sur lemême lieu un nouveau lion de moins grande taille que lepremier, mais d'un aspect non moins formidable. En deuxbonds il était près du corps inanimé de son compagnon,qu'il commença d'appeler d'une voix plaintive. Évidemmentc'était la femelle, et par bonheur elle n'était pasaccompagnée de ses lionceaux: car une seconde attaquede ce genre eût gravement compromis notre sûreté.

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Tandis qu'étendue auprès de son mâle, elle léchait sablessure avec des gémissements plaintifs, un second coupde feu retentit; et une des pattes de devant de la lionneretomba sans force à ses côtés. Avant que j'eusse eu letemps de faire feu, les chiens s'étaient élancés avec fureursur l'ennemi, et alors commença le plus terrible combatdont j'eusse jamais été spectateur. L'obscurité de la nuit,les rugissements de la lionne et les hurlements des chiensfaisaient de cette scène une des plus effroyables quipuissent frapper les regards d'un homme. Le monstre desforêts profita de mon inaction pour saisir la pauvre Bill de lapatte qui lui restait, et bientôt le fidèle animal tomba, dansles convulsions de l'agonie, aux côtés de son ennemiexpirant. Au moment où j'accourais à son secours, Fritzparaissait sur le champ de bataille avec son fusil,désormais inutile: mais je lui fis signe de s'arrêter enl'exhortant à joindre ses actions de grâces aux miennespour la miraculeuse protection dont la Providence venait denous favoriser encore une fois.

Je ne tardai pas à appeler à haute voix l'équipage de lachaloupe pour venir prendre part à notre triomphe, et nosdeux compagnons furent bientôt dans nos bras, remerciantle Ciel de nous revoir sains et saufs après un si terribledanger.

Notre premier soin fut de ranimer le foyer et d'aller visiterle champ de bataille à la lueur de quelques torches derésine. Le premier spectacle qui frappa nos regards fut le

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corps de la pauvre Bill, étendue sans vie à côté de sonennemi mort, victime regrettable de son courage et de safidélité.

«Hélas! s'écria Fritz avec un douloureux soupir, voici unenouvelle occasion pour Ernest d'exercer ses talentspoétiques; car nous ne pouvons refuser une glorieuseépitaphe à notre pauvre Bill, morte si bravement pour ladéfense commune.

—J'y songerai, répondit Ernest, lorsque ma pauvre musesera un peu remise de la terrible angoisse qu'elle vientd'éprouver. En attendant, voici deux formidables ennemisdont la Providence vient de nous délivrer, et j'éprouve unevive satisfaction à penser que ces gueules menaçantessont maintenant fermées pour toujours.

—L'intelligence de l'homme triomphe de tous les ennemisde la nature, repartit Fritz gravement; c'est à elle que nousdevons les armes dont notre main s'est servie pour abattrele puissant roi des forêts.

—Mais ne serait-il pas temps de nous occuper desfunérailles de la pauvre Bill, à la lueur sinistre de cestorches funéraires?»

Je fis un signe de consentement, et Fritz eut bientôtcreusé une fosse profonde, où nous déposâmessolennellement le corps de notre vieux compagnon. Noustournant alors du côté d'Ernest, nous attendîmes l'épitaphequ'il nous avait promise, et qu'il ne tarda pas à réciter d'un

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qu'il nous avait promise, et qu'il ne tarda pas à réciter d'unton pathétique:

Après une carrière longue et aventureuse,c'est ici que repose la pauvre Bill,si rapide à la course, si intrépide dans le

combat.Elle est morte pour ses maîtres,ainsi quelle avait vécu.Nul héros ne mérite mieux un tombeauet une glorieuse épitaphe.

«Il me semble, dit Jack en bâillant, que nous avons veilléune bonne partie de la nuit, et toute cette histoire de lionsm'a terriblement creusé l'estomac. Ne serait-il pas tempsde songer à notre nourriture terrestre? Aussi bien, voici lahure de sanglier qui nous attend dans le four depuis hiersoir.»

Rappelés par ce sage avertissement au souvenir de nosbesoins corporels, nous nous dirigeâmes vers la cuisinesans perdre le temps en vaines paroles, et nous netardâmes pas à faire honneur au rôti de la veille. Je décidaiqu'on passerait dans la chaloupe les trois à quatre heuresqui restaient jusqu'au jour, et un froid piquant ne tarda pasà nous faire sentir l'utilité de nos fourrures. Les climatschauds sont dangereux par la fraîcheur de leurs nuits, etc'est ce qui explique pourquoi les animaux des zonesbrûlantes sont souvent recouverts d'épaisses fourrures.

Levés avec le soleil, notre premier soin fut d'écorcher les

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deux lions, opération qui nous occupa à peine deux heures,grâce à l'emploi de mon heureuse invention, la pompe àair. Les cadavres furent abandonnés à la merci desoiseaux du ciel, qui accoururent bientôt par essaimsbruyants pour profiter de notre générosité.

Les rayons du soleil ne tardèrent pas à développer detelles émanations autour de notre amas d'huîtres, que nousnous estimâmes heureux de pouvoir songer, sans plusattendre, aux préparatifs de départ.

Cette fois Jack refusa de faire le trajet dans le caïak, sesentant hors d'état de manœuvrer la rame, et Fritz demeuraseul chargé de la conduite de son léger bâtiment.

Nous ne tardâmes pas à lever l'ancre et à quitter la baiedes Perles, en nous dirigeant en droite ligne vers le canalsi heureusement traversé quelques jours auparavant.Continuant notre route vers le levant, nous abordâmesavant le coucher du soleil à la baie du Salut.

Les premières annonces de la mauvaise saison netardèrent pas à se faire sentir, et bientôt les alentours de lamaison devinrent impraticables. Alors commença le coursdes travaux domestiques, qui nous empêchèrent de trouvertrop longs les jours de pluie qui se succédèrent.

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CHAPITRE XXIVLe navire européen.—Le mécanicien et

sa famille.—Préparatifs de retour enEurope.—Séparation.—Conclusion.

Avec quelle émotion je reprends la plume pour tracer cedernier chapitre! Dieu est grand, Dieu est bon, telles sontles premières paroles qui se présentent à ma penséelorsque je reporte mes souvenirs pour la dernière fois surcette partie de notre histoire. Le salut miraculeux de mafamille est encore présent à mes regards, et, au milieu duconflit de sentiments divers qui agitent mon esprit, j'aipeine à retrouver le fil de mes idées pour acheverdignement ce livre, que je vais fermer pour jamais. Lelecteur me pardonnera le désordre de ce récit, dont je mepropose de lui donner la fin, si jamais il m'est accordé derevoir l'Europe et ma chère patrie. À peine suis-je en étatde trouver quelques mots sans suite pour raconter lesévénements de mes dernières heures d'exil.

Toutefois celui qui s'est intéressé jusqu'à ce jour au destinde l'innocente famille ne pourra voir sans un sentiment desatisfaction le dénouement inespéré de sa trop longuehistoire.

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Mais trêve de fastidieux préambules. Le temps presse,j'arrive à la conclusion de cette œuvre intéressante, quivient d'occuper dix années de ma vie. Nous touchions auterme de la saison pluvieuse, et la nature semblait vouloirse ranimer plus tôt que d'habitude.

Le ciel était sans nuages, et chacun prenait plaisir à sedédommager de sa réclusion de deux mois, en exerçantde nouveau ses membres engourdis par une longueinaction. Tout le jour la famille était répandue dans lesjardins, dans les plantations, sur les rives de la mer, faisantusage avec délices d'une liberté si longtemps attendue.

Fritz ayant annoncé la résolution d'aller faire une visite àl'île aux Requins, pour voir si les besoins de la colonie neréclamaient pas notre présence, je le laissai partiraccompagné de Jack. Les deux voyageurs furent bientôtdans l'île, où leur œil exercé se promena longtemps sur lamer et sur le rivage, sans apercevoir ni monstres marins, nidommage notable dans l'établissement. J'avaisrecommandé aux deux jeunes gens de tirer deux coups decanon en débarquant, tant pour nous annoncer l'heureuseissue du voyage que pour nous servir de signal, si parhasard la Providence avait envoyé quelque bâtiment àportée du rivage.

Leur premier soin avait été de se conformer à mesordres. Mais quel ne fut pas leur étonnement lorsque, aubout d'environ deux minutes, ils entendirent distinctementtrois coups de canon vers l'ouest, dans la direction de la

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baie du Salut! La surprise, l'espérance et la crainte lestinrent quelque temps immobiles; mais Fritz rompit lepremier le silence en s'écriant: «À la mer! à la mer!» Et enmoins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, la rapideembarcation volait sur la surface des flots.

«Qu'y a-t-il de nouveau?» m'écriai-je en voyant les deuxenfants accourir vers moi de toute la vitesse de leursjambes.

«N'avez-vous pas entendu?» me répondit Fritz, quirespirait à peine; et son frère arriva bientôt près de lui enrépétant: «N'avez-vous pas entendu?»

Le récit des enfants me fit secouer la tête avecl'expression du doute; mais la pensée qu'ils pouvaient nes'être pas trompés agitait vivement mon esprit. Dansl'incertitude qui me préoccupait, je rassemblai la famille,afin de tenir un grand conseil de guerre, car la chose étaitde trop d'importance pour m'en rapporter à mes deuxinterlocuteurs.

Comme la nuit approchait, je décidai qu'un de nousdemeurerait à monter la garde dans la galerie, afin d'épierle moindre signal qui pourrait annoncer de nouveau laprésence d'un bâtiment dans notre voisinage. Mais lasoirée ne fut pas aussi tranquille que nous l'avions espéré:on eût dit que les éléments conjurés avaient repris touteleur fureur pour cette terrible nuit, et qu'un nouvel hiver allaitrecommencer.

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L'orage dura deux jours et deux nuits. Vers le matin dutroisième jour, la mer devint plus calme, et il fut possibled'aller à la découverte. J'emmenai Jack avec moi, et nousnous mîmes en route munis d'un pavillon qui devait instruirela garnison du succès de nos recherches.

Arrivés en peu de temps à l'île aux Requins, notre premiersoin fut de gravir la cime du rocher et de promener unregard inquiet sur les flots. La mer était déserte, et rien neparaissait à l'horizon lointain. Après quelques instantsd'attente, je me décidai à tirer trois coups de canon à deuxminutes d'intervalle, afin de m'assurer si la première foisl'écho du rocher n'avait pas trompé les oreillesinexpérimentées de mes jeunes gens.

Nous prêtâmes l'oreille attentivement, et au bout d'uneminute un faible coup retentit dans l'éloignement, puis unsecond, puis un troisième, et le silence se rétablit. Jedemeurai immobile de surprise. Jack dansait autour demoi comme un homme pris de vin. Le pavillon fut hissédeux fois en haut du mât, signal dont nous étions convenusen cas de bonne nouvelle.

Laissant mon compagnon à la garde de la batterie, avecl'injonction de faire feu aussitôt qu'il apercevrait quelquechose, je me hâtai de reprendre le chemin de Felsen-Heim, afin de combiner nos mesures ultérieures.

La garnison était dans un trouble inexprimable. Fritzs'élança à ma rencontre, en s'écriant: «Où sont-ils? Est-ce

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un navire européen?» Bien qu'il me fût impossible desatisfaire son avide curiosité, je ne laissai pas de réjouirtout mon monde en annonçant ma résolution dem'embarquer avec Fritz pour aller à la recherche dubâtiment.

Il était environ midi lorsque je montai dans le caïak avecmon compagnon de voyage. Ma femme nous vit partir lesyeux mouillés de larmes et en adressant au Ciel uneardente prière pour notre conservation. Au reste, nousétions parfaitement armés, et préparés à la plusvigoureuse résistance en cas de besoin.

Le caïak ne tarda pas à s'éloigner en silence, se dirigeantà l'ouest de Felsen-Heim, vers des parages demeurésinconnus jusqu'à ce jour. Malgré tous les dangers d'unenavigation incertaine au milieu de cette mer hérissée derochers et d'écueils, nous finîmes, au bout de cinq quartsd'heure d'une marche fatigante, par atteindre unpromontoire escarpé que je me préparai à doubler; car,suivant toute apparence, le bâtiment que nous cherchionsdevait se trouver de l'autre côté du cap.

Parvenus à la pointe la plus avancée du promontoire, lerivage nous offrit un groupe de rochers favorable à nosobservations: et quels ne furent pas nos sentimentsd'allégresse et de reconnaissance pour le Tout-Puissant enapercevant un beau navire à l'ancre dans une petite baie àpeu de distance! Le bâtiment paraissait fatigué; le pavillonanglais flottait au haut des mâts, et au même instant nous

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aperçûmes la chaloupe se détacher du bord pour allerdébarquer au rivage.

Fritz voulait s'élancer hors du caïak et gagner le navire àla nage; j'eus besoin de toute mon autorité pour le retenir,en faisant observer que le pavillon pouvait nous tromper;car il n'est pas rare de voir un bâtiment pirate arborer lepavillon de la nation la plus connue sur les mers, afind'attirer plus sûrement sa proie.

Nous demeurâmes donc cachés dans notre retraite, nousservant de la longue-vue pour examiner à loisir tous lesmouvements du bâtiment. Il me parut être un yacht deconstruction légère, mais toutefois armé de huit canons decalibre ordinaire. Il était facile de distinguer sur le rivagetrois tentes d'où s'élevait une légère colonne de fumée.Selon toute apparence, l'équipage n'était pas nombreux;car nous n'aperçûmes à bord que deux créatureshumaines.

D'après ces observations, je crus qu'il n'y avait aucundanger à quitter notre retraite, et bientôt le léger caïak parutdans les eaux du navire, accomplissant autour de lui decapricieuses évolutions. Au bout de quelques minutes,nous vîmes paraître sur le pont un officier que Fritz reconnutfacilement pour le capitaine. En deux coups de rames nousétions à portée de la voix, chantant à plein gosier un refrainnational dans lequel il eût été difficile de reconnaître unemusique européenne.

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Notre bizarre apparition ne tarda pas à attirer l'attentiondu capitaine et de ceux qui l'entouraient: des mouchoirsfurent agités en signe de paix, et, voyant que la chaloupene faisait pas mine de s'occuper de nous, je me décidai àtourner la pointe de mon esquif vers le bâtiment.

En voyant le caïak s'approcher, le capitaine saisit sonporte-voix pour nous demander qui nous étions, d'où nousvenions, et comment s'appelait la côte voisine. Élevantalors la voix aussi haut que mes forces me le permirent, jeme bornai à répondre ces trois mots: Englishmen goodmen! (Les Anglais sont de braves gens.) Nous noustrouvions alors assez près du bâtiment pour remarquer quel'ordre le plus parfait régnait à bord, et que tout indiquait unnavire de commerce assez richement chargé. Pendantqu'on nous montrait des haches, des étoffes et d'autreslégères marchandises destinées au commerce avec lessauvages, Fritz me communiquait ses observations, quitoutes étaient à l'avantage de nos nouvellesconnaissances. Voyant bientôt que la gravité de moncompagnon ne tarderait pas à se démentir, je donnai lesignai de la retraite, et nous reprîmes le chemin du rivage,après un congé amical de part et d'autre.

Toute la famille attendait impatiemment notre retour, etnous fûmes reçus avec une vive allégresse. Ma femme,tout en louant notre prudence, était d'avis qu'il n'y avait plusmaintenant d'obstacle à nous faire connaître, et qu'il fallaitmettre la pinasse en mer pour aller aborder le bâtiment

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anglais. On ne saurait décrire l'agitation qui suivit cetterésolution, adoptée à l'unanimité. Les plans les plusextravagants se succédaient sans relâche: c'était un conflitde volontés, de projets, de désirs au milieu desquelsl'esprit le plus sage eût eu de la peine à se reconnaître, et ilsemblait que nous allions mettre à la voile dans un quartd'heure pour retourner en Europe.

Ma position de chef de famille rendait mon rôle difficiledans cette importante circonstance: je me retirai donc ensilence pour adresser à Dieu une fervente prière, luidemandant humblement de m'inspirer la résolution la plusconforme aux intérêts du petit peuple qui m'était confié;mais, sentant bientôt la folie de songer au départ avantd'en reconnaître la possibilité, je pris le parti desubordonner mes résolutions ultérieures au résultat d'uneseconde visite que je me proposais de faire, avec tout monmonde, au bâtiment étranger.

Tout le jour suivant fut consacré à l'équipement de lapinasse, qui reçut une cargaison de fruits que le capitaineavait paru vivement désirer lors de notre première visite.Quelques dernières dispositions occupèrent encore lamatinée du lendemain, et ce fut seulement vers midi que lapinasse déploya majestueusement ses voiles. Fritz, revêtud'un brillant uniforme de marine, nous servait de pilotecomme à l'ordinaire.

L'escadre traversa la baie avec précaution, et ne tardapas à atteindre heureusement la pointe du cap qui nous

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dérobait l'ancrage du bâtiment anglais. Arrivé en vue dunavire, je fis hisser le pavillon anglais, et commandai lamanœuvre de manière que la pinasse pouvait se mettre enrapport avec le yacht, tout en demeurant à une distancerespectable de ce dernier.

Mon cœur est encore pénétré d'émotion lorsque je mereporte à cet instant solennel, et il m'est impossible dedonner autre chose qu'une esquisse rapide descirconstances qui signalèrent cette journée.

Il est tout aussi impossible de décrire la surprise del'équipage anglais à la vue de notre entrée dans la baie;mais la joie et la confiance ne tardèrent pas à remplacerl'inquiétude des premiers instants. La pinasse ayant jetél'ancre à environ deux portées de fusil du bâtiment, le saluad'un brillant hourra, qui ne resta pas longtemps sansréponse. Faisant mettre aussitôt le petit canot à la mer, j'ymontai avec Fritz, afin de me rendre à bord pour avoir uneentrevue avec le capitaine.

Celui-ci nous reçut avec la franche cordialité d'un marin,et, faisant apporter une bouteille de vieux vin du Cap, ilnous demanda affectueusement à quel heureux hasard ildevait la satisfaction de voir flotter le pavillon anglais surcette côte sauvage et inhospitalière. Il ajouta que lui-mêmes'appelait Littlestone, qu'il avait le grade de lieutenant de lamarine royale, qu'il était en route pour le cap de Bonne-Espérance, où il apportait les dépêches de Sydney-Cove.

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J'invitai le capitaine à passer à bord de la pinasse pourfaire visite à ma chère famille: offre qu'il acceptacordialement, en me priant d'annoncer moi-même sonarrivée aux dames.

Je ne perdis pas une minute pour m'acquitter de monmessage, qui causa d'abord un certain trouble parmi lesgens de la pinasse; mais on ne tarda pas à se remettre, etau bout de quelques instants tout était prêt pour accueillirdignement le capitaine.

Une demi-heure après, la chaloupe du navire se dirigeavers nous, portant le capitaine, maître Willis le pilote, et lecadet Dunsley. Ma femme s'empressa de leur offrir desrafraîchissements, qui furent acceptés avecreconnaissance.

La plus aimable franchise ne tarda pas à s'établir entre lafamille et ses nouveaux hôtes, et il fut résolu que toute lacompagnie débarquerait le soir dans la baie pour allervisiter les malades. Le capitaine nous dit que parmi eux setrouvait un mécanicien, qui était confié aux soins de safemme et de ses deux filles.

Notre visite auprès de M. Wolston et de sa famille fut desplus touchantes. Une femme pleine de grâces et deuxcharmantes jeunes filles de douze à quatorze ans étaientbien faites pour exciter notre intérêt au plus haut degré.

La soirée fut pleine de charme pour mon heureuse famille.Toute inquiétude avait disparu pour faire place à la

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Toute inquiétude avait disparu pour faire place à laperspective d'un retour si longtemps désiré, et la confianceétablie déjà entre les habitants de la colonie et leursnouveaux hôtes donnait à notre liaison d'une heurel'apparence d'une amitié de vingt ans. Nous restâmes sousdes tentes que le capitaine nous avait fait préparer.

Le lecteur ne s'attend pas que je lui donne le récit de lalongue conversation qui nous occupa, ma fidèle compagneet moi, durant les heures de cette nuit. Le capitaine était unhomme trop bien appris pour nous accabler d'offres et dequestions dans les premiers moments de notre rencontre,et de notre côté nous ne voulions nous ouvrir à lui qu'aprèsune mûre délibération; car il fallait savoir avant tout s'il nousrestait maintenant de solides raisons pour désirer de revoirl'Europe. Parfois j'étais tenté de demeurer dans le paisibleséjour où la Providence nous avait jetés, en renonçant àjamais aux douteux avantages que nous promettait la viecivilisée. Ma fidèle épouse ne demandait qu'à terminer sacarrière sous le beau ciel que nous habitions; mais lasolitude l'effrayait pour moi et pour ses enfants. Elle eûtdésiré me voir partir pour l'Europe avec les deux aînés, afinde ramener un petit nombre de compatriotes, à l'aidedesquels il nous serait facile de fonder une colonieflorissante qui recevrait le nom de Nouvelle-Suisse.

Nous résolûmes de confier notre projet au capitaineLittlestone, en lui racontant l'intention de mettre la coloniesous la protection de l'Angleterre. Un de nos plus grandsembarras était de savoir lesquels de mes enfants je

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choisirais pour compagnons de voyage, car les raisonsétaient les mêmes pour tous.

Nous finîmes par décider qu'il fallait attendre quelquesjours encore, en conduisant les choses de manière quedeux des enfants se trouvassent heureux de rester avecnous dans la colonie, tandis que les deux autresaccompagneraient le capitaine Littlestone en Europe.

Dès le jour suivant, nous eûmes la satisfaction de voirarriver ce résultat désiré. Il avait été décidé, à déjeuner,que le capitaine nous accompagnerait à Felsen-Heim,avec son pilote, son cadet de marine et la famille dumécanicien, qui, après tant de souffrances, avait besoin detoutes les commodités d'une habitation saine et agréable.

La traversée fut une véritable partie de plaisir pour lapetite escadre; car tous les cœurs étaient pleinsd'espérance, et l'attente d'un heureux avenir épanouissaittous les visages.

Mais quelle ne fut pas la surprise de nos hôtes lorsqu'audétour du cap des Canards la délicieuse baie de Felsen-Heim leur apparut dans toute sa splendeur, éclairée par lesrayons du soleil! L'enthousiasme fut à son comble lorsquela batterie de l'île aux Requins eut salué notre entrée deonze coups de canon, et qu'on vit le pavillon anglais sedéployer majestueusement sous les premiers souffles de labrise matinale.

«Heureux séjour, heureuse famille!» s'écria Mme Wolston

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«Heureux séjour, heureuse famille!» s'écria Mme Wolstonen soupirant, tandis que sa plus jeune fille lui demandaitnaïvement si ce n'était pas là le paradis.

Le paysage offrit bientôt une scène nouvelle, en s'animantpar degrés de tout ce que l'habitation renfermait decréatures vivantes: c'était à chaque pas de nouvellesextases et de nouveaux ravissements. Au milieu de laconfusion générale, je fis transporter le malade dans mapropre chambre, où ma femme avait rassemblé tous lesmeubles commodes de la maison, et où la bonne ladyWolston trouva un lit de camp préparé à côté de sonépoux.

Le dîner fut court, car nous avions encore Falken-Horst àvisiter avant le coucher du soleil. Nos jeunes gens, livrés àleurs naïves impressions s'étaient répandus dans lesalentours de Felsen-Heim, et le paysage, animé par leurprésence, semblait prendre une vie nouvelle. La différencede langage et la difficulté de se comprendredisparaissaient devant les gestes animés et les regardsintelligents des interlocuteurs. Chacun de mes enfantssemblait transformé en une créature nouvelle. Fritz étaitcalme et grave, Ernest plein d'activité, et Jack presquepensif.

Vers le soir, la tranquillité parut se rétablir, et la familleétait paisiblement rassemblée dans la galerie, lorsque ladyWolston parut au milieu de nous avec un maintienlégèrement embarrassé. Elle venait, au nom de son mari etau sien, nous demander la permission d'attendre à Felsen-

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Heim l'entier rétablissement du pauvre mécanicien, et degarder sa fille aînée auprès d'elle, tandis que la plus jeuneirait chercher son frère au cap de Bonne-Espérance, pourle ramener bientôt parmi nous.

Je me rendis à sa prière de bon cœur, en lui demandant,au nom de ma femme et au mien, de ne jamaisabandonner la Nouvelle-Suisse. «Vive à jamais laNouvelle-Suisse!» répondit un chœur de voix attendries, enmême temps que les verres s'entrechoquaient en signed'allégresse. «Et à la santé de quiconque veut y vivre et ymourir!» ajouta Ernest en approchant son verre du mien.

«Je vois bien, repris-je avec gravité, qu'il va falloir nousséparer de Fritz. Il est juste qu'il soit chargé d'allerreprésenter la famille en Europe. Ernest demeurera prèsde nous avec la place de premier professeur d'histoirenaturelle de la Nouvelle-Suisse. Et quant à maître Jack....

—Maître Jack reste ici! s'écria l'impétueux jeune hommed'une voix bruyante. N'est-il pas le meilleur cavalier, lemeilleur chasseur, le meilleur soldat de la colonie, aprèsson frère aîné! Si l'on m'en promet autant dans votreEurope, à la bonne heure; mais jusque-là n'en parlons plus.

—Quant à moi, reprit Franz,» je ne suis pas de cet avis. Ily a plus d'honneur à gagner dans une société nombreusequ'au milieu d'une demi-douzaine de Robinsons, et j'offrede m'embarquer pour la Suisse, avec l'approbation de monpère, toutefois.

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—Bien pensé, mon cher enfant, lui répondis-je, et puisseDieu bénir nos résolutions, comme il l'a fait jusqu'à ce jour!L'univers appartient au Tout-Puissant, et la patrie del'homme est partout où il peut vivre heureux et utile à sessemblables. Maintenant il ne s'agit plus que de savoir si lecapitaine Littlestone voudra favoriser nos projets.»

Chacun garda le silence, attendant avec anxiété laréponse du capitaine, qui prit la parole en ces termes: «Ilfaut admirer les décrets de la Providence et s'y conformer.J'étais parti pour recueillir des naufragés, et me voici aumilieu d'une famille naufragée. Au moment où troispassagers abandonnent mon bâtiment de leur propremouvement, en voici d'autres qui s'offrent pour lesremplacer. En un mot, je me réjouis d'être l'instrument quela Providence a choisi pour rendre à la société une sidigne famille, et pour donner peut-être à ma patrie unecolonie florissante.»

Cette réponse me soulagea le cœur d'un poids terrible, etje remerciai la Providence de l'heureuse réussite d'unprojet qui avait fait naître dans mon esprit tant de doutes etd'inquiétudes.

Le lecteur imaginera facilement comment se passèrentles dernières journées qui devaient précéder une si longueet si douloureuse séparation. Le bon capitaine pressait lespréparatifs du départ; car les avaries de son bâtiment luiavaient déjà fait perdre plusieurs jours. Cependant il nouslaissa le temps dont il pouvait raisonnablement disposer, et

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il eut même l'attention d'amener son navire à l'ancre dansla baie du Salut, afin de favoriser notre embarquement.Tout le temps que le yacht demeura en rade, l'équipage futconsigné à bord, afin d'épargner à Felsen-Heim les visitesdes curieux et des importuns. Le capitaine avait mis ànotre disposition le pilote et le menuisier du navire, dont lessecours furent inutiles, car il s'était établi une telleémulation d'activité parmi les habitants de la colonie, qu'onaurait manqué plutôt de besogne que d'ouvriers.

La pacotille de Fritz et de Franz occupa longtemps masollicitude paternelle; ils reçurent chacun leur part de nosplus précieux articles de commerce, tels que perles,coraux, noix muscades, et généralement tout ce qui pouvaitavoir quelque valeur en Europe.

J'avais reçu du capitaine Littlestone quelques armes à feude nouvelle fabrique et une bonne provision de poudre. Enéchange de ce présent, je m'empressai de lui offrir, parmiles objets sauvés autrefois du bâtiment naufragé, tout cequi pouvait être utile à un marin. Je lui remis en mêmetemps quelques papiers qui avaient appartenu à notreinfortuné capitaine, en le priant de s'informer s'il restaitquelque membre de sa famille en état de les réclamer.

Le yacht fut avitaillé de toutes les provisions dont nouspouvions disposer. Bétail, viande salée, poisson, légumeset fruits, tout était prodigué en raison de nos faiblesressources; le bonheur est toujours généreux.

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Il me restait à accomplir un dernier devoir avant deprendre congé de mes enfants pour une si longue et sidouloureuse séparation. J'eus avec eux un entretien deplusieurs heures, où je leur fis un touchant discours sur lemonde et la vie, sur la grandeur de Dieu et les devoirs del'homme, et, après leur avoir donné ma bénédiction, jeremis à l'aîné un manuscrit renfermant mes dernièresinstructions et mes derniers conseils.

Chaque heure, chaque minute ramenait quelque nouveausoin, quelque nouveau conseil, quelque parole detendresse à adresser aux jeunes voyageurs. Chacun étaitdouloureusement affecté du départ, quoique plein deconfiance dans le retour. Plût au Ciel que les hommes seséparassent toujours avec de telles pensées! car, dans lesâmes bien nées, ces moments solennels ne laissent deplace qu'aux plus nobles sentiments qui puissent honorer lanature humaine.

Le soir qui précéda la journée du départ, chacun voulutmontrer du courage, et nous invitâmes le capitaine et sesofficiers à un grand repas d'adieux. Au dessert, je fisapporter le manuscrit de notre exil, et, le confiantsolennellement à Fritz, je lui recommandai de le faireimprimer à son arrivée en Europe, avec les changementset les corrections nécessaires.

«J'espère, ajoutai-je en finissant, que le récit de notre viesur ces rivages abandonnés ne sera pas perdu pour lemonde, si Dieu permet qu'il arrive un jour sous les yeux de

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la jeunesse de ma patrie. Ce que j'ai écrit pour l'éducationet l'instruction de ma famille peut devenir utile aux enfantsdes autres, et je m'estimerai bien récompensé de mespeines si mon simple récit peut fixer l'attention de quelquesjeunes esprits sur les fruits bienfaisants de la méditation,sur les heureux résultats de l'obéissance filiale et de latendresse fraternelle. Trop heureux aussi si quelque pèrede famille peut trouver dans ces pages d'un exilé quelquesparoles de consolation, quelques sages conseils, quelquesbienveillantes instructions. Dans la position exceptionnelleoù le sort nous avait jetés, mon livre ne renferme et ne peutrenfermer aucune théorie: c'est le récit simple et sans artde nos actions et de nos aventures durant dix années d'unevie exempte de blâme et de malheur. Pour nous il a eu troisgrands avantages: en premier lieu de nous inspirer uneconfiance résignée envers le souverain auteur de touteschoses, ensuite de développer l'activité de notre âme, enfinde nous faire mépriser cette maxime vulgaire del'ignorance: «À quoi cela peut-il servir?»

«Jeunesse de tous les âges et de toutes les nations,n'oubliez pas qu'il est bon de tout apprendre excepté lemal, et que l'homme est sur la terre pour développer sesforces et exercer son intelligence dans les voies qu'il a pluà la Providence de lui ouvrir.

«Mais l'heure s'avance. Demain, à la pointe du jour, cedernier chapitre ira rejoindre les précédents, entre lesmains de mon fils aîné. Que Celui sans lequel nous ne

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sommes rien demeure avec lui et avec nous, ses fidèlesserviteurs! Salut à l'Europe, salut à toi, antique pays demes pères! Puisse la Nouvelle-Suisse fleurir bientôtcomme tu fleurissais dans les premières années de majeunesse!

FIN

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End of the Project Gutenberg EBook of Le robinson suisse,by Johann David Wyss

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Section 2 . Information about the Mission of ProjectGutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the freedistribution ofelectronic works in formats readable by the widest varietyof computersincluding obsolete, old, middle-aged and new computers. Itexistsbecause of the efforts of hundreds of volunteers anddonations frompeople in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteerswith theassistance they need, is critical to reaching ProjectGutenberg-tm'sgoals and ensuring that the Project Gutenberg-tmcollection will

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remain freely available for generations to come. In 2001,the ProjectGutenberg Literary Archive Foundation was created toprovide a secureand permanent future for Project Gutenberg-tm and futuregenerations.To learn more about the Project Gutenberg Literary ArchiveFoundationand how your efforts and donations can help, see Sections3 and 4and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.

Section 3. Information about the Project GutenbergLiterary ArchiveFoundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a nonprofit501(c)(3) educational corporation organized under the lawsof thestate of Mississippi and granted tax exempt status by theInternalRevenue Service. The Foundation's EIN or federal taxidentificationnumber is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted athttp://pglaf.org/fundraising. Contributions to the ProjectGutenbergLiterary Archive Foundation are tax deductible to the fullextentpermitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 MelanDr. S.Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employeesare scatteredthroughout numerous locations. Its business office islocated at809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-

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1887, [email protected]. Email contact links and up to datecontactinformation can be found at the Foundation's web site andofficialpage at http://pglaf.org

For additional contact information:Dr. Gregory B. NewbyChief Executive and [email protected]

Section 4. Information about Donations to the ProjectGutenbergLiterary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survivewithout widespread public support and donations to carry out itsmission ofincreasing the number of public domain and licensed worksthat can befreely distributed in machine readable form accessible bythe widestarray of equipment including outdated equipment. Manysmall donations($1 to $5,000) are particularly important to maintainingtax exemptstatus with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the lawsregulatingcharities and charitable donations in all 50 states of theUnitedStates. Compliance requirements are not uniform and ittakes aconsiderable effort, much paperwork and many fees to meetand keep upwith these requirements. We do not solicit donations in

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locationswhere we have not received written confirmation ofcompliance. ToSEND DONATIONS or determine the status of compliance foranyparticular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions fromstates where wehave not met the solicitation requirements, we know of noprohibitionagainst accepting unsolicited donations from donors insuch states whoapproach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but wecannot makeany statements concerning tax treatment of donationsreceived fromoutside the United States. U.S. laws alone swamp our smallstaff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for currentdonationmethods and addresses. Donations are accepted in a numberof otherways including checks, online payments and credit cardd o n a t i o n s . To donate, please visit:http://pglaf.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tmelectronicworks.

Professor Michael S. Hart is the originator of the ProjectGutenberg-tmconcept of a library of electronic works that could befreely shared

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with anyone. For thirty years, he produced and distributedProjectGutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteersupport.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from severalprintededitions, all of which are confirmed as Public Domain inthe U.S.unless a copyright notice is included. Thus, we do notnecessarilykeep eBooks in compliance with any particular paperedition.

Most people start at our Web site which has the main PGsearch facility:

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