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<Figura: © Michel Fingerhut 1996/7> Pierre Vidal-Naquet: Les assassins de la mémoire (2) in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987 Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only ------------------------------------------------------------------------ II. L'HISTOIRE ET LES HISTOIRES Dans le texte de Thucydide que je viens de commenter, il y a un petit mot qui n'a pas, que je sache, attiré l'attention des exégètes, et c'est le mot « chacun ». Quand les Spartiates décidèrent de faire disparaître les Hilotes qui s'étaient distingués, leur décision concernait une collectivité dont ils avaient eux-mêmes délimité les contours, avec la participation de leurs victimes, mais chaque mort évidemment était individuelle Chaque victime avait sa propre histoire, et l'on ignorera toujours comment la mort a été administrée[9], individuellement, collectivement ou par petits groupes. Cette dernière hypothèse est toutefois la plus probable, parce que mieux adaptée aux techniques de l'époque, artisanales et non industrielles. Quoi qu'il en soit, les sources dont dispose l'historien sont incontournables, et il lui appartiendra toujours de les interpréter. Sur l'histoire de la tentative d'extermination --partiellement réussie-- des Juifs et des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale par le régime national-socialiste allemand, on dispose évidemment d'une documentation infiniment plus importante que sur l'horrible épisode de l'histoire spartiate que j'ai rappelé ci-dessus. Mais, à y regarder de près, les problèmes fondamentaux ne sont pas tellement différents Certes la comparaison, souvent faite, avec les Hilotes, a ses limites Ceux-ci représentaient très probablement la majorité de la population lacédémonienne. C'est ce que suggère, entre autres, une indication d'Hérodote: lors de la bataille de Platées (en 479 av. J.-C., pendant la seconde guerre médique), chaque hoplite spartiate était accompagné de sept Hilotes[10]. Quand on a voulu résumer d'un mot le statut des Juifs au Moyen Age et à l'époque moderne, en Europe surtout, on a plutôt, à la suite de Max Weber, parlé de la condition de « paria » que de celle d'Hilote[11]. Mais les deux notions se rencontrent parfois. Le mépris institutionnalisé, qui peut parfaitement s'accompagner, pour certains, de privilèges (les Juifs de cour, par exemple), caractérise les deux statuts: il suffit de penser aux fameux « signes distinctifs »

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Pierre Vidal-Naquet:

Les assassins de la mmoire (2)

in Les assassins de la mmoire Points Seuil, 1995 La Dcouverte 1987

Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only

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II. L'HISTOIRE ET LES HISTOIRES

Dans le texte de Thucydide que je viens de commenter, il y a un petit mot qui n'a pas, que je sache, attir l'attention des exgtes, et c'est le mot chacun. Quand les Spartiates dcidrent de faire disparatre les Hilotes qui s'taient distingus, leur dcision concernait une collectivit dont ils avaient eux-mmes dlimit les contours, avec la participation de leurs victimes, mais chaque mort videmment tait individuelle Chaque victime avait sa propre histoire, et l'on ignorera toujours comment la mort a t administre[9], individuellement, collectivement ou par petits groupes. Cette dernire hypothse est toutefois la plus probable, parce que mieux adapte aux techniques de l'poque, artisanales et non industrielles. Quoi qu'il en soit, les sources dont dispose l'historien sont incontournables, et il lui appartiendra toujours de les interprter.

Sur l'histoire de la tentative d'extermination --partiellement russie-- des Juifs et des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale par le rgime national-socialiste allemand, on dispose videmment d'une documentation infiniment plus importante que sur l'horrible pisode de l'histoire spartiate que j'ai rappel ci-dessus. Mais, y regarder de prs, les problmes fondamentaux ne sont pas tellement diffrents Certes la comparaison, souvent faite, avec les Hilotes, a ses limites Ceux-ci reprsentaient trs probablement la majorit de la population lacdmonienne. C'est ce que suggre, entre autres, une indication d'Hrodote: lors de la bataille de Plates (en 479 av. J.-C., pendant la seconde guerre mdique), chaque hoplite spartiate tait accompagn de sept Hilotes[10]. Quand on a voulu rsumer d'un mot le statut des Juifs au Moyen Age et l'poque moderne, en Europe surtout, on a plutt, la suite de Max Weber, parl de la condition de paria que de celle d'Hilote[11]. Mais les deux notions se rencontrent parfois. Le mpris institutionnalis, qui peut parfaitement s'accompagner, pour certains, de privilges (les Juifs de cour, par exemple), caractrise les deux statuts: il suffit de penser aux fameux signes distinctifs

Ce statut de paria des Juifs a t radicalement mis en cause par la rvolution franaise et ses suites qui se prolongent, avec parfois des reculs, tout au long du XIXe sicle et mme de notre sicle. La rvolution russe de 1917 aussi bien que la rvolution allemande de 1918-1919 font partie de cet hritage, et il ne subsistait nulle trace de cette condition de paria, ni en URSS au dbut des annes 1930, et malgr la rgression stalinienne, ni dans l'Allemagne de Weimar. On a mme pu parler, propos de cette poque, d'un ge d'or du judasme europen[12]. La Mitteleuropa, et spcialement la Pologne et la Roumanie, faisait bien entendu exception cette rgle, et c'est principalement l'Europe du Centre et de l'Est qui avait aliment, depuis la fin du XIXe sicle, le mouvement sioniste, signe de la perscution et de l'inquitude, en mme temps que mouvement national et entreprise coloniale tardive. Ce n'tait pas la seule rponse pensable et pense l'humiliation --il n'est que d'voquer le Bund-- mais les faits tranchrent.

A l'ge d'or succde avec Hitler une colossale rgression qui, au fur et mesure que le nazisme s'tend en Europe, annule partout ce qui a t accompli dans l'lan de la rvolution franaise. La condition des Juifs redevient celle de parias, ou, si l'on veut, d'Hilotes, c'est ce qu'expriment diverses mesures lgislatives comme les lois de Nuremberg (septembre 1935) o le Statut des Juifs en France, promulgu par Vichy de sa propre initiative (octobre 1940)[13]. Mais un statut, s'il peut avoir des consquences meurtrires, n'est pas en soi un meurtre. Le meurtre massif, celui qui se traduisit d'abord par les actions des Einsatzgruppen, puis par les gazages, ne dbuta pas avant la guerre contre l'URSS qui, prpare de longue date, commence le 22 juin 1941. C'est en dcembre, Chelmno en Pologne, que des camions gaz furent pour la premire fois utiliss.

Comment raconter tout cela, comment expliquer tout cela, puisque l'histoire est la fois narration et recherche de l'intelligibilit[14]? Je ne chercherai mme pas ici rsumer les dbats d'une immense historiographie[15] Posons tout de mme quelques questions.

Que les faits soient tablis avec le maximum de prcision possible, que l'historien veille purger son \oe uvre de tout de qui est controuv, lgendaire, mythique, c'est la moindre des choses et c'est bien videmment une tche qui n'est jamais acheve. Il n'y a pas d'histoire parfaite, pas plus qu'il n'y a d'histoire exhaustive. Si positiviste qu'il se veuille, si dsireux soit-il de laisser parler les faits, comme le disent les mes candides, l'historien n'chappe pas la responsabilit qui est la sienne, celle de ses choix personnels ou, si l'on veut, de ses valeurs[16]. Je ne mprise pas pour ma part la chronique, souvent considre comme le degr zro de la narration historique. Elle a le mrite d'introduire le vcu du roman dans l'histoire. Mais, outre qu'elle dissimule ses parti pris, elle chappe au souci de l'intelligibilit [17].

L'histoire du gnocide hitlrien a oscill, depuis que le dsastre a t reconnu et explor, entre deux extrmes que l'on rsume souvent sous les appellations de intentionnalisme et fonctionnalisme[18]. Pour Lucy Davidowicz par exemple, l'extermination est prforme dans le cerveau d'Hitler ds 1919, comme le destin de l'humanit tait prform, chez certains biologistes du XVIIIe sicle, dans la personne d'Adam A la limite, la Guerre contre les Juifs [19] se droul indpendamment de la politique extrieure hitlrienne, de ses russites et de ses checs, de la guerre elle-mme. Il est peine besoin de prciser que dans une telle histoire, il n'est question ni des malades mentaux, ni des Tsiganes, ni des commissaires bolcheviks, ni des dports non juifs, qui ont subi eux aussi, des degrs divers, le processus d'extermination. A ce niveau, on est encore dans l'histoire seulement dans la mesure o le matriau brut est emprunt au monde rel. La structure n'est pas celle du processus historique, fait d'avances et de reculs, de choix circonstanciels et d'hsitations, de hasard et de ncessit; elle est celle, ferme sur elle-mme, du mythe.

A l'autre extrmit, l'extermination n'apparat comme telle qu'au terme du processus, comme une sorte d'illusion rtrospective La Gense de la solution finale[20] s'est faite, pour ainsi dire, au coup par coup, au fur et mesure, par exemple, que les camps taient surchargs, qu'il fallait faire de la place et se dbarrasser d'un matriel humain encombrant. Je ne nie pas que ce modle explicatif rende compte d'un certain nombre de dtails, mais comment faire l'impasse sur une idologie meurtrire, et qui, avec la guerre l'Est, avait acquis une virulence active sans prcdent ?

Le fonctionnalisme pur dissout le gnocide en tant qu'il est un ensemble dans la diversit. Comme l'crivait Franz Neumann en 1944: Le national- socialisme, qui prtend avoir aboli la lutte des classes, a besoin d'un adversaire dont l'existence mme puisse intgrer les groupes antagonistes au sein de cette socit. Cet ennemi ne doit pas tre trop faible. S'il tait trop faible, il serait impossible de le prsenter au peuple comme l'ennemi suprme. Il ne doit pas non plus tre trop fort, car sinon les nazis s'engageraient dans une lutte difficile contre un ennemi puissant. C'est pour cette raison que l'glise catholique n'a pas t promue au rang d'ennemi suprme Mais les Juifs remplissent admirablement ce rle. Par consquent, cette idologie et ces pratiques antismites entranent l'extermination des Juifs, seul moyen d'atteindre un objectif ultime, c'est--dire la destruction des institutions, des croyances et des groupes encore libres[21]

Le 30 janvier 1939, le Fhrer avait proclam, et ces paroles restent justement clbres: Si la finance juive internationale d'Europe et d'ailleurs russit une nouvelle fois prcipiter les peuples dans une guerre mondiale, le rsultat n'en sera pas la bolchevisation du monde et avec elle la victoire du judasme, mais au contraire l'anantissement de la race juive en Europe. Moins important est qu'il ait tenu ces propos, que le fait qu'il s'y soit constamment rfr, en public et en priv, implicitement ou explicitement, et ft-ce en se trompant sur la date du discours, tout au long de la guerre[22].

Intention, fonction, le dilemme a beaucoup d'autres formes. Il est tentant, mais redoutable, d'crire l'histoire comme une tragdie classique dont le dnouement est connu d'avance. Les auteurs les plus soucieux de marquer les tapes n'y chappent pas toujours. Ainsi l'historien amricain K.A. Schleunes dont le livre sur le tortueux itinraire[23] qui mena Auschwitz, tude de la politique antismite entre 1933 et 1939, proclame que, ds 1938, le chemin est ouvert vers l'anantissement[24]. Comme si Hitler avait t alors dfinitivement l'abri d'un accident[25], comme si d'autres moyens n'avaient pas t essays avant l'ultime. A l'inverse, dans ce grandiose film historique qui s'appelle Shoah (1985), Claude Lanzmann commence son rcit en dcembre 1941, Chelmno. L'opration peut paratre brutale, mais elle se justifie[26]. Mme aprs les exploits des Einsatzgruppen en URSS occupe, la dcision de tuer, non directement mais par le biais du gaz, marquait l'immense tournant du meurtre mcanique.

Le premier gazage au Zyklon B Auschwitz, eut lieu, selon Rudolf Hoess, commandant de ce camp qui devenait ainsi camp d'extermination, le 3 septembre 1941, et les victimes furent des prisonniers de guerre sovitiques[27]. Ces deux dates, celle d'Auschwitz et celle de Chelmno, posent, dans le dbat entre la continuit et la discontinuit, deux questions fondamentales.

Ce n'tait pas la premire fois que, dans l'Allemagne hitlrienne, on utilisait les gaz pour l'extermination d'tres humains. Ds le 1" septembre 1939 (date donne rtrospectivement), Hitler en personne, alors que s'ouvrait la guerre, avait autoris le Reichsleiter Bouhler et le Dr Brandt accorder une mort misricordieuse Ce fut le dbut de l'Oprations T4 et les chambres gaz furent un des moyens qui servirent l'euthanasie des incurables et des malades mentaux[28]. L'opration se heurta cependant la ferme raction des glises, et singulirement de l'glise catholique. L'vque de Mnster, Clemens August, comte de Galen, fut assez courageux pour porter plainte, le 28 juillet 1941, et pour dnoncer publiquement ces assassinats, dans un sermon prononc le 3 aot. L'opration T4 fut arrte officiellement le 24 aot 1941; elle se prolongea pourtant sur une chelle bien moindre et dans une clandestinit accrue. Elle fit autour de 100 000 victimes. Entre l'opration T4 et l'extermination des Juifs les liens sont doubles et contradictoires[29]. Un personnel spcialis s'est ainsi form (qui devait donner sa pleine mesure Treblinka), mais en stoppant --en thorie-l'extermination des incurables[30], Hitler peut aussi mieux unifier le pays, avec un seul ennemi, le judo-bolchvisme. A cette croisade-l, pasteurs et vques --y compris le comte de Galen--, participaient allgrement, y voyant prcisment une croisade. En ce sens l'arrt d'une opration permit de raliser l'autre dans une atmosphre d'union sacre.

Nul doute en effet qu'avec l'invasion de l'URSS la guerre change de nature. Au programme, deux catgories d'ennemis: les uns, Slaves, vous pour l'essentiel l'esclavage --ce qui avait dj t esquiss en Pologne--, les autres, judo- bolcheviks, contre lesquels une guerre d'extermination est dclare [31]. La destruction des Juifs et celle du communisme sont donc des oprations jumeles.

La question n'est pas ici de juger ce qu'tait effectivement le rgime stalinien Le mot de totalitarisme qui est appliqu par de nombreux spcialistes aux deux dictatures en conflit peut tre utilis pour dcrire un aboutissement. A certains gards on peut mme parler d'un systme plus approfondi chez Staline que chez Hitler: le procs de Dimitrov ne fut pas marqu par les aveux abjects des procs de Moscou, et si Lon Trotsky put mme, en aot 1937, accuser un procureur nazi, dans un procs intent Dantzig un groupe trotskyste, de s'inspirer de Vichinsky[32], ce procureur n'obtint pas l'aveu de crimes imaginaires. Cela dit, le processus historique a t totalement diffrent selon qu'on se trouvait dans l'un ou dans l'autre des deux rgimes provisoirement allis d'aot 1939 juin 1941. Pour les hitlriens, le rgime stalinien reprsente la subversion absolue en mme temps que la gangrne juive. Et inversement, pour l'Europe occupe par Hitler, Staline et l'Arme rouge reprsentent l'espoir de la libration. Ces reprsentations ont eu une force d'autant plus singulire, que c'est effectivement l'Arme rouge qui libra Auschwitz.

Pour la plupart des historiens, une question demeure cependant difficile trancher. Si l'extermination des Juifs concide avec la guerre l'Est, indissociablement, il reste savoir dans quel tat d'esprit --lan de la victoire initiale, ou sentiment de l'chec grandissant la fin de l'automne 1941-- fut prise la dcision fatale. Les rares tmoignages nous conduisent plutt vers la fin de l't[33], mais le dbat reste entier Nul doute en tous les cas que c'est la guerre idologique contre l'URSS qui fut dans toute l'Europe le moteur de la solution finale.

Dernier dilemme, enfin, que l'historien se doit de poser: entre l'extermination des Juifs et des Tsiganes et l'exploitation du travail forc qui concernait tant les dports raciaux que les htes des camps ordinaires, les bagnards de Dora ou de Ravensbruck, politiques, droits-communs, homosexuels ou tmoins de Jhovah. La question n'est pas simple et a beaucoup volu entre l'avant- guerre et le temps de la guerre totale. Les camps ont t crs par le rgime nazi non pour faire travailler des hommes et des femmes mais pour les y enfermer. Sans doute taient-ils astreints au travail, mais, pour citer une formule d'Arno J. Mayer, il s'agissait d'un travail de Sisyphe, non d'un travail productif[34]. Le souci productif fera peu peu son apparition surtout partir de 1940 sous l'gide du WVHA[35], Office central d'administration conomique, secteur de plus en plus important de l'tat-SS. Entre ce secteur de la production et le travail libre, ft-il celui des ouvriers rafls dans l'Europe entire pour remplacer les Allemands mobiliss, il n'y avait pas de commune mesure. Le travail concentrationnaire avait aussi une fonction d'puisement et de contrle. Par rapport au travail libre, le travail concentrationnaire, celui des esclaves, avait aussi cette caractristique que la main- d'\oe uvre tait presque indfiniment renouvelable. Qu'en est-il dans le cas des Juifs ? Il est vident que dans les lieux d'extermination pure et simple: Chelmno, Sobibor, Belzec, Treblinka, le seul travail disponible tait l'entretien de la machine tuer et les rcuprations effectues sur les victimes Himmler s'est du reste fait l'cho, propos du ghetto de Varsovie, du conflit entre les conomistes et les exterminateurs dont il tait le chef[36]. Mais Maidanek et surtout Auschwitz, normes centres industriels, furent la preuve vivante que l'extermination pouvait ctoyer l'exploitation du travail forc L'limination immdiate des faibles, vieillards, femmes, enfants, ne laissait subsister que la force de travail. Ici encore, les esclaves taient disponibles l'infini et il tait parfaitement inutile d'assurer par la voie normale la reconstitution et le renouvellement de la force de travail. Entre l'exploitation et l'limination il y eut tension, jamais rupture.

Il appartient donc l'historien de dlimiter ce champ de forces. Il ne peut pourtant tout dire, et ce qu'il peut sans doute le moins dire est la mort telle qu'elle a t subie par les victimes, quand les portes se refermaient Il est plus facile de faire l'histoire de Buchenwald que celle d'Auschwitz, et plus facile de faire celle d'Auschwitz que celle de Treblinka. Comme le disait Thucydide, on ne sait pas, on ne saura jamais comment chacun a disparu.

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(Sommaire)

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Pierre Vidal-Naquet:

Les assassins de la mmoire (3)

in Les assassins de la mmoire Points Seuil, 1995 La Dcouverte 1987

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III. DISCOURS-MMOIRE-VRIT

Nous vivons l'clatement de l'histoire La formule figure au dos des livres d'une clbre collection qui s'intitule prcisment Bibliothque historique Parmi les transformations qui, effectivement, semblent mettre en cause l'unit du genre lui-mme, figure au premier rang l'attention porte au discours, non seulement aux pratiques discursives, telles qu'elles se succdent au long des sicles, dans l'entreprise qui fut celle de Michel Foucault, mais au discours de celui qui se prsentait comme l'intouchable donneur de vrit, l'historien lui-mme. Quand le grec Hrodote dcrit les barbares, que dcrit-il en ralit, sinon des Grecs, des Grecs transforms, des Grecs inverss ? L'Autre est construit partir du Mme. On croit lire les usages et les lois des Perses et des Scythes, dcouvrir leurs visages, et l'on se trouve devant un tableau analogue ceux du peintre baroque Arcimboldo qui construisait ses portraits avec des lgumes, des fruits et des fleurs[37].

L'historien crit, il produit le lieu et le temps, mais il est lui-mme dans un lieu et dans un temps, au centre d'une nation, par exemple, ce qui entrane l'limination des autres nations. crivant, il ne se confia longtemps qu'aux textes crits, ce qui entrana, dans le mme temps, l'limination de ce qui ne s'exprime que par l'oral ou par le geste que recueille l'ethnologue[38].

L'historien crit, et cette criture n'est ni neutre ni transparente. Elle se modle sur les formes littraires, voire sur les figures de rhtorique. Le recul permet de dcouvrir les unes et les autres. Ainsi, au XIXe sicle, Michelet est-il un raliste romancier, Ranke, un raliste comique, Tocqueville, un raliste tragique, et J. Burckhardt, un raliste praticien de la satire. Quant Marx, il est un philosophe-apologiste de l'histoire, sur le mode de la mtonymie et de la synecdoque[39]. Que l'historien ait perdu son innocence, qu'il se laisse prendre comme objet, qu'il se prenne lui-mme comme objet, qui le regrettera ? Reste que si le discours historique ne se rattachait pas, par autant d'intermdiaires qu'on le voudra, ce que l'on appellera, faute de mieux, le rel, nous serions toujours dans le discours, mais ce discours cesserait d'tre historique.

L'criture n'est pas le seul mode de d'histoire[40] Pourquoi Shoah est-il une grande \oe uvre d'histoire, et non, par exemple, un recueil de contes[41]? Il ne s'agit ni d'une reconstitution romanesque comme Holocauste[42], ni d'un film documentaire --un seul document de l'poque y est lu, concernant les camions de Chelmno--, mais d'un film o des hommes d'aujourd'hui parlent de ce qui fut hier. Survivants juifs s'exprimant dans un espace qui fut jadis celui de la mort, tandis que roulent des trains qui ne conduisent plus aux chambres gaz, anciens nazis dlimitant ce que furent leurs exploits, les tmoins reconstruisent un pass qui ne fut que trop rel; les tmoignages se recoupent et se confirment les uns les autres, dans la nudit de la parole et de la voix Que l'historien soit aussi un artiste, nous en avons l la preuve absolue

Dans ce champ clat du discours historique, comment se situe l'entreprise rvisionniste ? Sa perfidie est prcisment d'apparatre pour ce qu'elle n'est pas, un effort pour crire et penser l'histoire. Il ne s'agit pas de construire un rcit vrai. Il ne s'agit pas non plus de rviser les acquis prtendus de la science historique. Rien de plus naturel que la rvision de l'histoire, rien de plus banal. Le temps lui-mme modifie le regard non seulement de l'historien mais du simple lac. La Bataille du rail est un film qui se prsentait en 1946 comme un discours vrai sur la rsistance des cheminots. Qui la revoit en 1987[43] y voit la description d'un monde idal o tous, de l'ingnieur au lampiste, sont unis pour duper l'ennemi. L'histoire de la dportation a comport elle aussi ses scories. La mythomanie a jou son rle ainsi que la propagande, parfois aussi une certaine concurrence entre non-Juifs et Juifs, jadis analyse par O. Wormser-Migot, les premiers revendiquant l'galit dans la souffrance avec les seconds[44].

Mais nier l'histoire n'est pas la rviser. Le cas Faurisson n'est pas cet gard nouveau. Un savant jsuite, Le RP Jean Hardouin (1646-1729), grand rudit, commena partir de 1690 nier l'authenticit de la plus grande partie des \oe uvres conserves des littratures grecque et latine, classique ou chrtienne. L'nide de Virgile aussi bien que l'\oe uvre de saint Augustin seraient des faux fabriqus au XIVe sicle par des moines hrtiques. Raison de cette hypothse: les grands hrsiarques, Wyclif au XIVe sicle, Luther et Calvin au XVIe se sont nourris de saint Augustin. La disparition de celui-ci entrana celle de Virgile. Le rvisionnisme progressait au service d'une idologies[45].

La mthode des rvisionnistes contemporains, des ngateurs, a t souvent analyse Comme l'crivent Nadine Fresco et Jacques Baynac[46]: Curieux historiens en vrit que ces gens qui au lieu de s'attacher "connatre le droulement exact des vnements" s'intitulent juges des "pices conviction" d'un procs qui n'a lieu que parce qu'ils nient l'existence de l'objet du litige, et qui, l'heure du verdict, seront donc ncessairement amens dclarer fausses toutes les preuves contraires l'a priori dont ils ne dmordent pas[47].

Il n'est peut-tre pas inutile de revenir sur ces mthodes et de montrer comment Faurisson, cet expert en littrature, travaille draliser le discours.

Le journal du mdecin SS Johann Paul Kremer[48], qui exera Auschwitz du 30 aot au 18 novembre 1942, n'est certainement pas, comme l'crivent les diteurs de Faurisson, l'ultime argument de ceux pour qui les "chambre gaz" auraient exist[49], mais il est un document important, direct, authentique sur cette poque relativement ancienne de l'histoire de l'extermination Auschwitz. Kremer ne mentionne qu'une fois directement les gazages, le 1er mars 1943, alors qu'il est de retour Mnster: tant all me faire enregistrer chez le cordonnier Grevsmhl, j'y ai vu un tract du Parti socialiste d'Allemagne qui lui avait t adress et dont il ressortait que nous avions dj liquid deux millions de Juifs par balles ou par gaz Aucune protestation de sa part. Il est bien plac pour savoir[50]. A Auschwitz il s'exprime dans un langage semi-cod, celui qui rgnait au camp dans l'administration SS Il ne parle pas de gazages, mais d'actions spciales. Il ne dissimule pourtant pas son horreur. Auschwitz est pire que l'Enfer de Dante, c'est le camp de l'anantissement, c'est l'anus mundi, c'est--dire le lieu o sont dchargs les excrments du monde[51].

Faurisson a tent deux reprises[52], avec diverses variantes, d'expliquer l'enfer, l'anantissement et l'anus du monde par le seul typhus. Kremer avait pourtant parfaitement expliqu son propre texte, aussi bien lors de son procs en Pologne que lors de son procs en Allemagne fdrale. Les actions spciales comportaient des gazages. De l'explication de Faurisson j'ai crit ceci[53] que je rpte: Sur le plan qui lui est cher, celui de l'exactitude philologique, de la traduction correcte, l'interprtation de Faurisson est un contresens; sur le plan de la morale intellectuelle et de la probit scientifique, c'est un faux. Grand amateur pourtant de dbats publics, Faurisson, quand il prtendit me rpondre, ne chercha pas discuter mon argumentation, estimant en avoir assez dit dans son Mmoire en dfense, publi entre-temps[54]. Mais dans son propre camp, ou plutt dans sa propre sectz-- j'en ai eu plus d'une preuve--, tout le monde ne raisonna pas ainsi. Par exemple le candide Jean- Gabriel Cohn-Bendit qui se proclame, contrairement ses amis, exterminationniste, mais ne croit pas l'existence des chambres gaz[55]. L'essentiel de son intervention porte sur le sens du mot Sonderaktion, action spciale, que l'on interprte normalement comme dsignant la slection pour les chambres gaz, interprtation d'autant plus naturelle que c'est celle qu'a donne Kremer lui-mme. Voici par exemple la note du 12 octobre 1942, dans le texte allemand et dans la traduction, littralement correcte, un mot prs, de Faurisson[56]:

2. Schutzimpfung gegen Typhus; danach abends starke allegemeinreaktion (Fieber). Trotzdem in der Nacht noch bei einer Sonderaktion aus Holland (I 600 Personen) zugegen. Schauerliche Szene vor dem letzten Bunker Hssler ! Das wur die 10. Sonderaktion, c'est--dire: 2e vaccination prventive contre le typhus; aprs cela dans la soire forte raction gnrale (fivre). J'ai malgr cela dans la nuit assist encore une fois une action spciale sur des gens en provenance de Hollande (1 600 personnes). Scnes terrifiantes devant le dernier bunker (Hssler) ! C'tait la dixime action spciale. Pour J.-G. Cohn-Bendit, le mot essentiel est aus, hors de: il interprte eine Sonderaktion aus Holland comme un convoi venant de Hollande. Et c'est ce petit mot qui lui permet de justifier Faurisson et son protecteur Chomsky: cette Sonderaktion n'aurait aucun rapport avec les chambres gaz. Mais alors, pourquoi faut-il tre prsent (zugegen) un convoi ? Pourquoi un convoi est-il une action ? Et pourquoi une action spciale s'exercerait-elle aussi sur des femmes en provenance du camp lui-mme ? J.-G. Cohn- Bendit se tire de cette ultime difficult en imaginant que ces femmes sont transfres vers un autre camp; mais pour quelle raison transfrer des femmes parvenues la cachexie --tel tait le sens du mot musulmans qu'utilise Kremer-- vers un autre lager, alors que la logique du meurtre final est, elle, cohrente ? Ainsi s'effondre l'interprtation de J.-G. Cohn-Bendit. Mais l'intressant est que Faurisson a adhr cette interprtation trs diffrente de la sienne[57]. Les cosmologies se proccupaient jadis de sauver les phnomnes, de rendre compte, par exemple, du mouvement apparent du soleil. Les rvisionnistes eux, si volontiers matrialistes, des matrialistes sabots, s'occupent de sauver les non- phnomnes. N'importe quelle interprtation est bonne pourvu qu'elle nie. Ils sont dans le royaume du discours vide.

C'est exactement le mme problme qui est soulev par la thse de doctorat d'universit soutenue Nantes le 15 juin 1985 par Henri Roques sur les Confessions de Kurt Gerstein[58].

L'intention de l'auteur de la thse, un ingnieur agronome retrait, militant de l'extrme droite antismite, disciple de Faurisson plus que des professeurs qui ont dirig et jug sa thse, a t expose par lui avec une parfaite clart, le jour de la soutenance: Cline, notre grand Louis-Ferdinand Cline, a trouv un magnifique adjectif pour qualifier les chambres gaz. Dans sa correspondance d'aprs-guerre, peut-tre Albert Paraz, il a parl des "magiques chambres gaz". En effet, pour pntrer dans le monde des chambres gaz, il fallait un matre magicien et Gerstein fit parfaitement l'affaire. Avec lui, avec d'autres aussi, les chambres gaz devenaient immatrielles et elles exeraient un pouvoir d'attraction qui grandissait avec leur immatrialit. J'ai tent de contribuer rompre ce cercle magique J'ai considr et tudi le document Gerstein dans six versions comme n'importe quel autre document auquel on prtend donner une valeur historique[59]. Or c'est prcisment ce qu'Henri Roques ne fait pas. Il prsente, certes, dans cette thse qui relve de la littrature, ou, comme dirait Faurisson, de la critique des textes et des documents, les six versions du tmoignage bourr d'invraisemblances et de contradictions, mais ne pose pas la vraie, la seule question: Y a-t-il, oui ou non, des tmoignages et des documents qui attestent que Kurt Gerstein a effectivement assist un gazage Belzec ? Or ces tmoignages, directs ou indirects, existent et sont parfaitement probants. C'est le cas en particulier des tmoignages fournis plusieurs reprises par son compagnon de voyage, le professeur (nazi) de mdecine W. Pfannenstiel[60]. Le problme est si vident que mme le germaniste Jean-Paul Allard, qui prsida le jury, avec une vidente sympathie pour le candidat[61], ne put s'empcher de l'interroger ce sujet.

Or il faut dire les choses nettement: un rcit ne porte pas, en lui-mme, la preuve qu'il est (partiellement ou totalement) vridique ou mensonger. Mme un tmoignage aussi direct et aussi factuel que le journal du Dr J.P. Kremer s'interprte l'aide du contexte. On a publi il y a quelques annes le dcryptage du journal de l'architecte H.A.A. Legrand, mort fou en 1876 Limoges. Ce journal, rdig dans une criture invente par son auteur, contient la correspondance, minutieusement reproduite et transcrite (les timbres y compris) qu'entretenait l'auteur avec le Cercle des femmes qui l'aimaient[62]. Ces femmes portaient des noms et des titres ronflants. Il n'a pas t possible d'identifier, ft-ce un niveau beaucoup plus modeste une seule d'entre elles. L'hypothse la plus vraisemblable est que ce cercle amoureux est purement et simplement fantasmatique Rien de tel au contraire dans le cas de Gerstein, qui n'tait certes pas le tmoin idal dont rvent les prsidents de cour d'assises, mais dont le rcit est amplement vrifi[63]. Une fois encore le rvisionnisme apparat comme une entreprise de dralisation du discours et sa littrature est un pastiche, un pastiche de l'Histoire[64].

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