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ILE DE FRANCE Francis Marmande Editions Hazan | « Lignes » 1994/1 n° 21 | pages 9 à 24 ISSN 0988-5226 ISBN 9782850253614 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes0-1994-1-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Francis Marmande, « Ile de France », Lignes 1994/1 (n° 21), p. 9-24. DOI 10.3917/lignes0.021.0009 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Hazan. © Editions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.172.150.170 - 16/03/2016 12h21. © Editions Hazan Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.172.150.170 - 16/03/2016 12h21. © Editions Hazan

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ILE DE FRANCEFrancis Marmande

Editions Hazan | « Lignes »

1994/1 n° 21 | pages 9 à 24 ISSN 0988-5226ISBN 9782850253614

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes0-1994-1-page-9.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Francis Marmande, « Ile de France », Lignes 1994/1 (n° 21), p. 9-24.DOI 10.3917/lignes0.021.0009--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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LE PEUPLE APPELÉ

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FRANCIS MARMANDE

ILE DE FRAN CP

On le sait à quoi ? A rien, à des signes, à des phrases, au mot qui passe. A

l'usage du « nous >>, de plus en plus tordu, de plus en plus impérieux, malheureux, de plus en plus suavement insultant. On parle des « exclus >>, mais jamais on n'analyse l'usage qui s'est instauré, dans la parlote, du « nous >>. On n'analyse plus. On s'en garde bien.

C'est un vieil ami, perdu de vue depuis longtemps, qui s'avise à propos de la guerre du Golfe qui reste l'épisode

majeur des recompositions majoritaires : « Pendant la guerre

du Golfe, j'étais en congrès à Paris, j'ai pris beaucoup de taxis,

souvent des taxis arabes, c'est vrai qu'ils ne pensaient pas

comme nous>>.

Nous ? Les gars de la marine ? Nous trois ? Nous ? les voiturés de taxis arabes? Nous réduits à une île, la France ...

Autre exemple, un soir de dispute télévisée sur les jeux vidéo, en passant. Une dame bien mise représente la morale officielle. Elle tient rubrique dans un important bréviaire

* Ce texte constitue le chapitre final de La perfection du bonheur, essai regroupant les textes de Francis Marmande publiés dans Lignes (éditions Descartes & Cie, parution février 1994).

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catholique de programmes et de prescriptions culturelles, un

hebdomadaire prestigieux. Elle ne paraît pas avoir fréquenté

personnellement la classe ouvrière. Elle a l'élocution qui

convient à ceux qui font la pluie et le beau temps. Elle est, au cours de cette contestation, opposée à un technocrate facétieux

que la scène poste dans le rôle du réactionnaire ambigu.

L'amateur sans états d'âme de jeux vidéo, c'est lui, il veut rester

très jeune, il en vend. Elle, elle représente les soucieuses forces

de progrès. Ce qu'il en reste. Il ne reste qu'elle.

La télé est un puissant révélateur social. Un révélateur

complexe mais impitoyable. On s'y choisit des vêtements précis pour la circonstance (cravatologie, les soirs d'élections).

Une hystérie parfaitement codée se met en place. Élocution,

ventriloquie, syntaxe, stéréotypes, rien ne peut faire l'objet

d'une correction de type moral ou scolaire (cela, c'est le fantasme des normalisateurs moyens), mais tout s'offre comme

grossi à l'observation : puisque, tel une héroïne racinienne, il

suffit au sujet de paraître ... «je vous ai vu hier, à la télé >>, dit­

on pour seul commentaire le lendemain. A moins que, plus

crûment, on ne bredouille, chez le marchand de journaux, devant l'apparition véritable, en chair et en os, un peu moins

réelle puisque sa forme est rendue à l'imperfection, d'une

vedette du petit écran (sauf pour les vrais pauvres, l'image du

corps à la télé a toujours la perfection d'un chromo) : « Dites,

c'est moi, hein, c'est bien moi qui vous ai vu, hier, à la télé?>>.

La dame bien mise de l'hebdomadaire convenable n'eut

donc qu'un mot pour boucler le bec au battant de droite qui

n'en avait cure ; elle semblait désespérée et colère : « Face à l'invasion des jeux, c'est à nous, Européens, de réagir>>.

L'invasion.

Nous, Européens. Le fantasme ne désarme jamais.

C'est donc de cela qu'il s'agit souvent, dans le nous sans le dire. C'est de sa pure composante leucodermique, de ce délicat

euphémisme « européen >>, de la face la plus noire de la

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conscience collective d'un monde mort. Tout ce qui reste. Cela

que traduisent les trois absurdes histoires isolées où des

patauds de bonne volonté, souvent lecteurs du magazine offi­

ciel, se prennent les pieds dans un voile islamique et font du

ramdam, bien pavanés, c'est un comble, sous une bannière néo­

laïque de seconde main.

Notons : qui parle aujourd'hui, pour quel usage, avec

quelle saleté de récupération dans la voix, avec quelle jouis­

sance mauvaise, de« la République>> et de ses lois?

Comment, à quel prix, la droite de gauche en France a-t­

elle pu favoriser pendant dix ans, par signes et cynisme

interposés, quand ce ne fut pas par niaiserie (de toutes les

erreurs, relève Lacan, les moins pardonnables sont celles que

l'on commet de bonne foi), cette insidieuse métonymie vers un

pétainisme généralisé ? Mais surtout, pourquoi la droite de

droite qui revient aux affaires le fait-elle sans jubilation,

comme anxieuse ? Parce que le« nous>> qui la porte n'a qu'un

sens inavouable? Nous les Blancs? A la mort de Fellini, Jacqueline Risset se souvenait amère­

ment d'une Romaine arrogante : « Finalement, nous lui avons

laissé faire trop de choses ... >>

Faut-il vraiment penser avec Paul Rebeyrolle : nous

sommes dans le fascisme ? La France est, il faut s'y faire, un

pays fasciste ? Comment maintenir jusqu'au bout cette pensée inadmis­

sible, parce que partiellement fondée ?

Que faire d'une pensée exagérée ? Les midis de novembre sous un soleil glacé, de brefs

commandos « nationalistes >> jouent sur les parvis universitaires de Paris à l'intimidation pourvue (barres de fer, etc.). Au

premier geste, ils foncent et tabassent celui qui passe. Personne

ne bronche, moins par lâcheté, d'ailleurs, personne n'ayant le

devoir d'héroïsme, que par atomisation inquiète. Le

commando fait peur à de petites solitudes pas tranquilles, avec

leurs sacs à dos, leurs papiers, leurs notes, toutes les petites

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affaires sur soi et bien assez de soucis comme ça. Mercredi dernier, un garçon se fait méchamment bastonner au sol. Un

maître de conférences chenu qui passe par là et qui en a vu

d'autres, s'interpose pour calmer les coups. Lacrymogènes, battes de base-bali, barres de fer, il en prend plein la tête et,

quelques points de suture plus tard sous ses cheveux poivrés,

sortit de l'hôpital de la Pitié à cinq heures.

On ne sait pas bien. Est-on toujours dans le Quartier très

latin de Panurge ? dans le Paris des années trente ? pendant la

guerre d'Algérie ? à la veille de 68 ? Tout un chacun s'y sent

rajeuni ( « alors ? ça recommence ? >> ). Peu à sérieusement envi­

sager que quelque chose d'autre commence, dont les skins, le

monde du football, les incendies en Allemagne, et le soutien de

Berlusconi aux fascistes romains ne seraient que les signes

épars. C'est en général ainsi que les choses commencent.

Faut-il hésiter à rapporter cette saynète quotidienne de l'automne 93, l'amplifier à ce qu'elle peut signifier de pire, juste

pour ne pas encourir la taxe à la valeur ajoutée des raisonnables

à qui on ne la fait pas, pour esquiver les foudres des prudents qui ne manquent jamais d'y voir une exagération louche, pis

encore, une fascination malade, une obsession, un vertige

essentiel- avant de s'aviser, dans une quarantaine d'années, que

la démocratie mérite tous leurs soins et pas mal de leurs

bafouillages ? Que font-ils d'autre ?

Ils rappliquent sans se mouiller après les batailles que les

autres ont menées, applaudissent aux accords de paix entre

Israël et l'OLP que soudain ils ne traitent plus en terroristes,

ne verront qu'assez tard que rien n'a changé dans la bande de

Gaza, prônent le dialogue nécessaire entre Londres et l'IRA

que brusquement ils ne traitent plus de sanguinaire, se drapent

à contre-temps et continuent un très petit bonhomme de

chemin. Ce qui a changé chez nous , en France, dans cette

France qui se comporte en île, c'est que la résignation anesthé­siée par l'échec de la gauche, le chômage et l'incertitude, sert de

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morale collective (le fameux couple selon nature Mitterrand­

Balladur), à l'exception des commandos qui sèment la terreur,

de ceux qui traînent leur sursis par les rues et les métros et du

noyau d'insomniaques que le Golfe, Maastricht et quelques

autres farces n'ont pas guéris.

Qui se souvient de Nouméa?

Symbolique, donc parfaitement réel, confus, donc lumi­

neux, l'agissement brouillon de la droite revenue au pouvoir en

1993 a un antécédent historique. La peur de l'amalgame, des

précédents fâcheux et une sorte d'asthénie idéologique empê­

chent de l'analyser comme il faut.

Restriction médiocre du code de nationalité, perpétuité réelle

comme un retour de la mort en douce, droit d'asile abandonné

sur le fond, la droite frappe à droite dès ses premiers coups. Contre la constitution, contre le vœu de ses desservants

éclairés, envoyant au charbon d'ineffables « centristes >> dont la

besogne est homothétique de celle que le capital a assignée,

pendant dix ans, à une gauche complice et pantelante, la droite

frappe à droite. On ne le voit pas trop. Il n'y aurait plus ni

droite ni gauche.

Quand les pleins pouvoirs furent donnés à Pétain, en juillet

40, le nouveau gouvernement fut saisi d'une transe législative

très jubilatoire, que suivrait sans délai une irrépressible érec­

tion de textes de lois. À l'extérieur, apparaît à peine la réalité de la « France libre >> qui s'oppose à la plénitude pétainiste. Le

pétainisme n'est en rien un accident de l'Histoire. Il est le

refoulé permanent du psychisme national enfin passé à l'acte. Le commandement allemand installe son département de

propagande le jeudi 18 juillet. Les Chantiers de jeunesse sont créés le 30 et l'acte de francisation de l'administration date du 31.

Quinze actes et arrêtés que l'autorité de fait ose appeller

« lois >> marquent ces premiers trente et un jours de l'Etat fran­

çais. Ils préfigurent les mesures prises contre les maçons le 13 août, celles prises contre les Juifs en septembre, le statut des

Juifs du 3 octobre et la loi de 1941 contre les communistes. Non

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sans amertume, les juristes les plus sévères constatent que ces

textes en gerbe de juillet 1940 se signalent par une formidable

qualité technique. On touche à l'essentiel, la rédaction.

Ils sont l'œuvre collective, anonyme, de centaines de rédac­

teurs, visiblement prêts dans l'ombre à affûter leurs formules claires, installés dans une dizaine d'hôtels, sans aucun contrôle

parlementaire ni consultatif. Ce qui explique leur clarté et leur

splendide lisibilité, ce sommet de l'art juridique dans sa forme

et son expression. Ni discussion tatillonne, ni amendement de

dernière minute, ni compromis de fin de nuit, on vit même un

ministre porter son texte jusqu'à l'imprimerie du journal offi­ciel pour qu'il ne fût pas changé. Il y eut là une volonté

esthétique du mal et de la répression qui impressionne.

On touche à une sorte d'idéal de la création littéraire en

chambre, par une légion d'écrivains obscurs dont le seul souci sera bientôt d'obtenir des autorités d'occupation le droit d'édicter eux-mêmes des« lois>> (en raison du visa préalable de

censure) strictement analogues aux ordonnances de l'occupant,

pour délicieusement maintenir l'illusion d'une souveraineté. Le

droit à la copie servile fut réclamé. Et obtenu.

Cette pure machine législative à produire du texte juridique

eut pour limite une bouffonne ineffecacité quand elle se mêla

de fixer l'uniforme des officiers des eaux et forêts des colonies

(où elle n'exerçait plus le moindre contrôle), ou se fit carré­ment comique (le 18 juillet 1941) quand elle se mit à

réglementer la reproduction des traits du chef de l'Etat (photo, dessin, timbre). Splendeur de la vérité, apothéose de la répres­

sion, dérisoire théâtral d'exécution, tel est le système nerveux

du fantasme fasciste. La rigueur de la littérature juridique de

Vichy tient à son sublime détachement.

Le gouvernement, fondé sur une autorité auto-déclarée, n'eut point à s'encombrer des diversités d'intérêts ou de jeux

contraires. Ce que l'on déplore de complication dans les textes

juridiques tient souvent au maintien de la contradiction, au compromis, aux dérogations, aux adjectifs rajoutés à la main. La démocratie, elle, ne saurait viser à la perfection technique de

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ses textes. Précisément. Le vichysme est un monstre de techni­

cité, de rigueur et de clarté de rédaction. Il faut savoir que ces

textes dont la netteté fait froid ont donné lieu, en toute rigueur,

à ce que l'on nomme un commentaire de doctrine (chargé

de dégager leur philosophie, leurs fondements et leur justifica­

tion) dont l'aveuglement ébloui consterne, après avoir été

éprouvés, rédigés et mis au point par une armée de fonction­

naires zélés. Le commentaire de doctrine sur le statut des Juifs

ou les lois contre les maçons est impitoyable : dura lex, sed lex , notent froidement dans un rire ses auteurs. Ceux qui vivent

encore, intentent aujourd'hui des procès à qui les citent. Il n'y

a de responsabilité que diffuse et peu repérable.

Dans son exercice de « liberté >> créative en totale apesanteur

politique, le rédacteur réel de Vichy n'a aucun devoir de déon­

tologie, il n'est comptable devant aucune commission,

responsable devant aucune assemblée, il répond à son pur désir

qu'il a, semble-t-il, contenu longtemps comme un rêve. Sinon,

il ne s'y prendrait pas ainsi. Il n'a jamais reçu de formation

spéciale pour cet office et encore moins, de cours de recyclage

ou de perfectionnement pour peaufiner le statut des Juifs.

Il n'est même pas impossible de penser que ces textes

lourds (tout une symphonie législative à quoi refusera de se

soumettre, par exemple, l'Italie mussolinienne) soient dus à des

êtres appliqués, penchés sur leur feuille tels des écoliers calli­graphiant pour leurs mères, pouvus d'yeux et de narines, capables de chanter sans doute et probablement d'embrasser,

qui n'avaient pas entièrement le goût, encore moins l'obliga­

tion, d'approuver les idées qu'ils étaient employés à écrire. Tout cela fut l'oeuvre d'un sinistre simulacre scénique de

liberté et de morale.

Non seulement, sous Vichy, la fonction publique augmenta

de moitié -ce que l'on ne sait pas -ses effectifs, après les

avoir épurés, mais elle fut l'orchestre d'un énorme enjouement

législatif, réglementaire, passionné, abondant, net. Parfois impromptu et comme primesautier, car ce n'est qu'une perfec­

tion cousue main, bénévole (ce dont témoignent les

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nombreuses malfaçons d'amateur, les erreurs, les antidata ti ons,

comme pour les lois Pasqua, en 1993), mais le plus souvent

vigoureux. Dans sa transparence techniciste, la lecture a

quelque chose d'accablant. (Dominique Rémy, Les lois de

Vichy, Ramillat).

Les premiers actes concernent les dispositions de l'Etat, la

proclamation et la succession de son chef. La première loi à

sortir du cadre constitutionnel est celle du 16 juillet 1940, rela­

tive à la procédure de déchéance de la qualité de Français.

Premier acte. Cet acte dit « loi >> se signale par une aberration juridique, elle est rétroactive. Par une fureur de précaution qui sidère, en plein désastre, la guerre, l'exode, Mers-el-Kébir, un

deuxième texte vient, comme s'il s'agissait de cela, interdire aux

naturalisés les cabinets ministériels. Premier repli intra-utérin

du dispositif administratif et de la conscience nationale.

Les lois qui suivent sont mieux connues. Elles ont pour

objet la francisation de l'administration et, sous de méchants

trucages destinés à masquer leur violence discriminatoire, elles

visent à l'éviction des naturalisés dans la fonction publique et

les secteurs professionnels libéraux (vétérinaires, médecins, dentistes, pharmaciens, avocats et architectes). Conséquence,

les jours suivants, on assiste à la valse des lois d'épuration des fonctionnaires (17 juillet), de révision des naturalisations (22

juillet), celle du 23 juillet relative à la déchéance de nationalité

des Français qui ont quitté la France- soit, à l'opposé de la

conception que la nation française se faisait d'elle-même,

l'émergence d'un nationalisme d'exclusion- et tout concourt

à une hystérie sobrement réglée de l'idée de francisme.

La Gerbe (la bien nommée) se proclame «premier hebdo­madaire de la volonté française >>.Au Pilori paraît le vendredi

12 juillet. Abetz ordonne la saisie de la totalité des musées de Paris et de province avec toutes leurs collections (intéressant).

Jacques Copeau est nommé directeur de l'Odéon et adminis­

trateur général de la Comédie française à la rentrée. Les

théâtres sont, avec leur consentement huileux, bien alignés. André Barsaq, Gaston Baty, Charles Dullin communient dans

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la conviction que « notre pauvre pays a une chance de

revivre », Théâtre et pétainisme collaborent dans une affli­

geante comédie française. Le théâtre, où se nouent les corps à la

langue, la représentation au vital, les murs à la lumière, est la

métaphore la plus réelle du temps. Ils ne désemplissent pas.

Age d'or, âge de plomb.

Entre les bons esprits qui font feu de tout bois, en ces

dernières années du siècle, contre le projet de révolution,

contre les avant-gardes, contre l'art moderne, contre Andy

Warhol et Albert Ayler, contre Jean Echenoz et Omette

Coleman; les néo-puritains qui cachent ce qu'ils ne sauraient

plus voir ; et les ministres de droite (la droite de droite de

Balladur) affairés tels des pompiers à rectifier tous les jours les

projets calamiteux, rédigés à la diable, scandaleux mais inappli­cables, dans une indifférence vermeille, où se tourner?

Mai 68 est parti de la fatigue de supporter une colère réduite à la rime piteuse « Pompidou des sous ! >>,

La part la plus correcte - politiquement - d'une adoles­

cence bien mise, défile aujourd'hui en scandant sans y croire,

« Bayrou des sous ! Fillon du pognon ! >>, Plus loin, les

banlieues. À quoi conduirait une sémiotique onomastique du

personnel politique en France (Pompidou/Balladur) ? Le

reste n'est qu'histoire d'expédition, plutôt sans jugeotte,

plutôt sans imagination, des affaires courantes, avec quelques soldes, quelques privatisations, puisque c'est tout ce qu'on sait

faire, d'excellentes affaires transfigurées par les soins socia­listes (l'histoire récente de Rhône-Poulenc serait à elle seule

une allégorie du désastre cynique, synopsis de rêve si le cinéma français n'avait préféré l'auto-censure et la bassesse),

tandis que des femmes jeunes, belles encore hier, des hommes inutiles aux pantalons trop courts, traînent dans la rue parce

qu'ils ont perdu tout ce qu'ils n'avaient pas, crèvent de froid

dans Paris, sont déjà morts de nullité sociale, font la manche,

agacent salement le bourgeois qu'ils émeuvent, inspirent la

pitié, dorment dans du carton ou sous un sac poubelle, se

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chient dessus, et contemplent hagards, au petit matin graisseux

des gaz d'échappement, un univers idiot de petites unités

cahotantes qui brinquebalent vers des destins mangés, devant eux, là, sans même pouvoir en rire. Le clochard ne rit plus. Ils

n'a plus le coeur à rire ou à philosopher. Il ne sait même plus

s'il convient au juste de ne pas mourir. On lui a trouvé un

sigle. Lui aussi est multiple, cloche historique, défoncé en

déroute, chômeuse lâchée par son mari, son patron, sa famille

et son chien, réfugié de tous les coins de l'Est, pauvre de

partout, failli qui fait les frais d'une crise dont il fut la pomme,

navigateur solitaire, garçon coiffeur sans emploi, malade déclaré du sida sans domicile fixe ...

Nous, Européens, sommes parmi les plus riches, nous ne le savons pas encore. Mais dans la seule ancienne Europe de

l'Ouest, cinq millions d'errants sans maisons traînent leurs

heures, leurs douleurs, leur hargne, leurs chiffons et des chiens.

Il aura fallu dix ans en France aux employés de maison du

capitalisme, pour tenir la boutique sans rien piger de son fonc­tionnement, dix ans de << socialisme >> (de sorte que le mot

même est presque imprononçable) achevé dans le crime, le

crime motivé par le saint devoir, le labeur et la rentabilité (le sang contaminé des hémophiles sacrifiés au Marché), la farce

du Rainbow Warrior répétée en tragédie rouge, dix ans de fuite en avant pour simplement durer, sans mesurer que loin

d'échapper aux analyses les plus avancées de son fonctionne­

ment, le capitalisme allait sans aucune résistance, désormais se

durcir jusqu'à l'absurde.

Les temps, dont on disait qu'ils étaient déjà révolus quand

on entreprit de penser le capital, ne font que commencer. Le capitalisme ne se soucie pas une seconde de la survie de

la planète. Son projet est diffus, généralisé, immédiatement

applicable partout, sans la moindre régulation, en chacun de ses atomes - petit trafiquant, commerce international, fictions monétaires, bétonneurs de plage, industrie nucléaire généra­lisée, circulation des armes, distribution de poudres, crétin du

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conseil général, petit pollueur de village, l'acte capitaliste est

désormais partout, à tout instant. Telle cauchemar de Dieu.

L'absolu de Révolution n'a pas, c'est le moins qu'on puisse

dire, abouti : d'un autre côté, le rêve de Dieu ne se réalise,

d'ailleurs cautionné par toutes les religions sauf les Islams qui

regimbent en désordre, que dans son désastre absolu. Ce n'est

même pas une maigre consolation, c'est le triomphe de la perversion institutionnelle qui s'exprime par déni du déni. On

ne devrait plus manquer longtemps d'en payer le prix fort, à

grande échelle.

Plus aucun contrôle, nulle part, ni association, ni commu­

nauté ni groupuscule qui n'ait quelque chose de risible ou de

touchant. Le cri de l'abbé Pierre a ce sens pathétique et profon­

dément moqué. Ainsi est-il écouté attentivement par tous avec

la grimace du respect.

Dans la même logique, ce sont les mêmes qui administrent et

célèbrent, d'une même voix, le chômage et sa déploration, puisqu'ils sont convaincus, socialistes européens en tête (à ce

prix, ils ont conquis un pouvoir que les maîtres leur ont aban­

donné pour assurer la transition; en cela, ils constituent le noyau

dur de la droite de gauche), puisqu'ils sont persuadés qu'il ne

saurait y avoir d'alternative à l'implacable logique des temps.

On ne fera pas longtemps l'impasse sur ce que devrait

produire de folie sociale généralisée cette schizè maintenue contre toute raison, cette coupure veulement ou bêtement affi­

chée. C'est plus qu'une contradiction, comme on disait

naguère, croyant avoir trouvé la faille : c'est la volonté sordide

de maintenir le même et son contraire, le chômage et la déplo­ration du chômage. Vouloir le beurre et l'argent du beurre, ce

n'est qu'irréalisable. Vouloir à ce point le chômage et prétendre

le résorber n'a aucune issue qui ne soit terrible. Il y a beau

temps que le capital a décidé de la fin du travail. Effacer le travail réel jusqu'à la désolation complète de régions entières,

tandis que le fonctionnement social répète puérilement, comme jamais il ne le fit, l'absurdité du travail capitaliste (dans les

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loisirs, les jeux télévisés, les agissements culturels, surtout, le

goût, la cuisine, le musée, l'amour, le rugby, l'élocution, la musique d'ameublement, la façon de rire et la planche à voile),

n'aura que la conséquence tragique d'une tension meurtrière.

Que signifie au juste le fonctionnement obsédant du rétrovirus

du sida, le seul être d'intelligence purement sexuelle, purement

employée à la perte du tout ? Et comme si rien ne servait décidément à rien, des écono­

mistes de pacotille, des prêcheurs dont chaque livre disqualifie

le suivant, des philosophes de télévision, une impressionnante

armée d'analphabètes aux postes de commande, la raie sur le côté, mégotent sur l'impossible partage d'un travail d'ailleurs

introuvable, annoncent courroucés des diminutions de salaires qui ne sauraient les toucher, quand le moindre de leur geste

(composer un numéro de téléphone, démouler un glaçon, embrasser un gamin exotique pour trois fois rien) va à

l'encontre de cette disparition de la consommation (offre et

demande) qu'ils font mine de souhaiter. Après avoir creusé puis

fermé les mines, ils en font sur Germinal , cette pochade d'outre-tombe.

Sans compter que, si la valeur vient du temps volé sur la vie pour produire (le travail), alors la vérité du marasme qui ne

cessera pas (la crise) n'est pas dans l'usage des machines (les

robots). Les machines ne sauraient créer de la valeur (plus de

temps à voler à personne). En fait, on robotise en Europe ou en Amérique pour continuer d'extraire la valeur dans le travail du

bout du monde, chez les moins que rien, beneath the underdog,

là où le niveau d'exigence (de vie), l'absence poétique de tout

règlement (nul acquis social), et l'envie téléguidée d'entrer dans

la danse macabre du capital (par la consommation) permettent

de repartir au-dessous de zéro - sans syndicat, sans cette

conscience arrêtée à son niveau le moins utilisable par le capital

sur quoi butaient - ce mélange d'arrogance, d'envie et de

droit exigé (droit à la bonne santé, à la réussite, à l'arrivisme)­les classes très moyennes des pays riches.

Avec son faux argot soldatesque, De Gaulle eut un soir la

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trouvaille d'amuser la galerie en stigmatisant Mai 68 (qui ne l'a

pas amusé une seconde) sous le nom de chienlit. Peu soucieuses

d'étymologie, les classes moyennes s'en tinrent alors au signi­

fiant, sans voir, que, comme d'habitude, l'aigreur rendait à la

langue sa vérité. La chienlit, c'est le nom que les enfants et les

gens du peuple (les enfants et les gens du peuple ! cher Littré ... )

donnent aux masques qui courent les rues pendant les jours

gras. C'est qu'il s'agissait bien de masques et de jours gras.

C'est cela qui blesse aujourd'hui le pétainisme aux commandes,

voulu, et programme sa haine malade des désirs. Pétainisme,

Vichy, chienlit, mais de quoi parle au juste la langue ...

L'atomisation des corps et des désirs perdus oblige à inventer une morale. Morale du geste, de la mémoire, de la

langue qui passe, morale absolue de la langue et morale à la

recherche d'un communisme de pensée (Mascolo). On

l'appelle morale, c'est plutôt une bonne nouvelle. Comment se

fonderait-elle à l'écart du seul exercice qui relève encore d'une

autonomie relative, celui de la littérature ou de la musique ... Ce que l'échange en temps réel- information, bourse, communi­

cation - perd de différence, il ne pourra la recréer que dans un

lointain à trouver. Ce lointain est la seconde attente sensible.

C'est de cela que les Lumières des années 60 (mai 68 en

France), bouleversant avec de légers délais l'ensemble du

champ de la connaissance et de l'action (sémanalyse, politique,

littérature), mais aussi la façon de vivre d'amour, précédées par la musique comme autant de signes avant-coureurs (Omette

Coleman, Jimi Hendrix, Albert Ayler), affichaient sans le

savoir la préscience. La morale sociale des familles n'a pas

suivi. Question de peur de l'inconnu et de méchanceté.

Les camps nazis ont fixé la forme définitive, excellente (cela n'eut rien d'une erreur), parfaite, d'une société attelée sous le

joug de bourreaux de travail (de très gros travailleurs ... )

qu'animaient les meilleures intentions.

L'explosion heureuse d'une génération qui put ici en finir

avec la compromission accablée de ceux qui n'ouvrirent péni­blement les yeux qu'en 1945, en finir avec les innocents

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manipulateurs de gégène dans le vent des Aurès, avec le napalm

des pacificateurs, eut le sens d'une révolution sans mortelle

dérive contre l'ennui mortel. Sait-on de quoi l'on s'ennuyait

avant les vacances de mai ?

L'ennui est revenu. Il est désœuvré. A la volonté morale

alertée par l'amnésie, la soumission et le mensonge ventri­

loque, se joint l'attente des jouissances qui n'aient rien de

guidé. La perfection du malheur, on y est allés, tous, en rangs

plus ou moins serrés. La perfection du bonheur, nul n'a plus

besoin d'y courir, parce que l'on se fie encore moins à l'idée

de bonheur qu'à celle de perfection. Restent à trouver les notes d'une allégresse intime qui ne soit que la forme vivable

du monde et du désespoir.

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