histoire de france1180-1304 (volume 3 of 19) by michelet, jules, 1798-1874

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    HISTOIRE DE FRANCE

    PAR

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    J. MICHELET

    NOUVELLE DITION, REVUE ET AUGMENTE

    TOME TROISIME

    PARISLIBRAIRIE INTERNATIONALEA. LACROIX & Ce, DITEURS13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

    1876Tous droits de traduction et de reproduction rservs.

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    HISTOIRE DE FRANCE

    CHAPITRE VI (p. 001)

    1200. INNOCENT III. LE PAPE PRVAUT PAR LES ARMES DES FRANAIS

    DU NORD, SUR LE ROI D'ANGLETERRE ET L'EMPEREUR D'ALLEMAGNE,SUR L'EMPIRE GREC ET SUR LES ALBIGEOIS. GRANDEUR DU ROI DEFRANCE.

    1180-1204

    La face du monde tait sombre la fin du XIIe sicle. L'ordre ancien tait en pril, et le nouveau n'avait pascommenc. Ce n'tait plus la lutte matrielle du pape et de l'empereur, se chassant alternativement de Rome,comme au temps d'Henri IV et de Grgoire VII. Au XIe sicle, le mal tait la superficie, en 1200 au cur.Un mal profond, terrible, travaillait le christianisme. Qu'il et voulu revenir la querelle des investitures, et

    n'avoir combattre que sur la question du bton droit ou courb! Alexandre III lui-mme, le (p. 002) chef dela ligue lombarde, n'avait os appuyer Thomas Becket; il avait dfendu les liberts italiennes, et trahi cellesd'Angleterre. Ainsi l'glise allait s'isoler du grand mouvement du monde. Au lieu de le guider et le devancer,comme elle avait fait jusqu'alors, elle s'efforait de l'immobiliser, ce mouvement, d'arrter le temps aupassage, de fixer la terre qui tournait sous elle et qui l'emportait. Innocent III parut y russir; Boniface VIIIprit dans l'effort.

    Moment solennel, et d'une tristesse infinie. L'espoir de la croisade avait manqu au monde. L'autorit nesemblait plus inattaquable; elle avait promis, elle avait tromp. La libert commenait poindre, mais sousvingt aspects fantastiques et choquants, confuse et convulsive, multiforme, difforme. La volont humaineenfantait chaque jour, et reculait devant ses enfants. C'tait comme dans les jours sculaires de la grande

    semaine de la cration: la nature s'essayant, jeta d'abord des produits bizarres, gigantesques, phmres,monstrueux avortons dont les restes inspirent l'horreur.

    Une chose perait dans cette mystrieuse anarchie du XIIe sicle, qui se produisait sous la main de l'gliseirrite et tremblante, c'tait un sentiment prodigieusement audacieux de la puissance morale et de la grandeurde l'homme. Ce mot hardi des Plagiens: Christ n'a rien eu de plus que moi, je ne puis me diviniser par lavertu, il est reproduit au XIIe sicle sous forme barbare et mystique. L'homme dclare que la fin est venue,qu'en lui-mme est cette fin; il croit soi, et se sent Dieu; partout surgissent des messies. Et ce n'est pas (p.003) seulement dans l'enceinte du christianisme, mais dans le mahomtisme mme, ennemi de l'incarnation,l'homme se divinise et s'adore. Dj les Fatemites d'gypte en ont donn l'exemple. Le chef des Assassinsdclare aussi qu'il est l'iman si longtemps attendu, l'esprit incarn d'Ali. Le mhdi des Almohades d'Afriqueet d'Espagne est reconnu pour tel par les siens. En Europe, un messie parat dans Anvers, et toute la populacele suit[1]. Un autre, en Bretagne, semble ressusciter le vieux gnosticisme d'Irlande[2]. Amaury de Chartres etson disciple, le Breton David de Dinan, enseignent que tout chrtien est matriellement un (p. 004) membredu Christ[3], autrement dit, que Dieu est perptuellement incarn dans le genre humain. Le Fils a rgn assez,disent-ils; rgne maintenant le Saint-Esprit. C'est, sous quelque rapport, l'ide de Lessing sur l'ducation dugenre humain. Rien n'gale l'audace de ces docteurs, qui, pour la plupart, professent l'universit de Paris(autorise par Philippe-Auguste en 1200). On a cru touffer Abailard, mais il vit et parle dans son disciplePierre le Lombard, qui, de Paris, rgente toute la philosophie europenne; on compte prs de cinq centscommentateurs de ce scolastique. L'esprit d'innovation a reu deux auxiliaires. La jurisprudence grandit ctde la thologie qu'elle branle; les papes dfendent aux prtres de professer le droit, et ne font qu'ouvrirl'enseignement aux laques. La mtaphysique d'Aristote arrive de Constantinople, tandis que ses

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    commentateurs, apports d'Espagne, vont tre traduits de l'arabe par ordre des rois de Castille et des princesitaliens de la maison de Souabe (Frdric II et Manfred). Ce n'est pas moins que l'invasion de la Grce et del'Orient dans la philosophie chrtienne. Aristote prend place presque au niveau de Jsus-Christ[4]. Dfendud'abord par les papes, (p. 005) puis tolr, il rgne dans les chaires. Aristote tout haut, tout bas les Arabes etles Juifs, avec le panthisme d'Averrhos et les subtilits de la Cabale. La dialectique entre en possession detous les sujets, et se pose toutes les questions hardies. Simon de Tournay enseigne volont le pour et le

    contre. Un jour qu'il avait ravi l'cole de Paris et prouv merveilleusement la vrit de la religion chrtienne, ils'cria tout coup: petit Jsus, petit Jsus, comme j'ai lev ta loi! Si je voulais, je pourrais encore mieuxla rabaisser[5].

    Telle est l'ivresse et l'orgueil du moi son premier rveil. L'cole de Paris s'lve entre les jeunes communesde Flandre et les vieux municipes du Midi, la logique entre l'industrie et le commerce.

    Cependant un immense mouvement religieux clatait dans le peuple sur deux points la fois: le rationalismevaudois dans les Alpes, le mysticisme allemand sur le Rhin et aux Pays-Bas.

    C'est qu'en effet le Rhin est un fleuve sacr, plein d'histoires et de mystres. Et je ne parle pas seulement deson passage hroque entre Mayence et Cologne, o il perce sa route travers le basalte et le granit. Au midiet au nord de ce passage fodal, l'approche des villes saintes, de Cologne, de Mayence et de Strasbourg, ils'adoucit, il devient populaire, ses rives (p. 006) ondulent doucement en belles plaines; il coule silencieux,sous les barques qui filent et les rets tendus des pcheurs. Mais une immense posie dort sur le fleuve. Celan'est pas facile dfinir; c'est l'impression vague d'une vaste, calme et douce nature, peut-tre une voixmaternelle qui rappelle l'homme aux lments, et, comme dans la ballade, l'attire altr au fond des frachesondes: peut-tre l'attrait potique de la Vierge, dont les glises s'lvent tout le long du Rhin jusqu' sa ville deCologne, la ville des onze mille vierges. Elle n'existait pas, au XIIe sicle, cette merveille de Cologne, avecses flamboyantes roses et ses rampes ariennes, dont les degrs vont au ciel; l'glise de la Vierge n'existaitpas, mais la Vierge existait. Elle tait partout sur le Rhin, simple femme allemande, belle ou laide, je n'en saisrien, mais si pure, si touchante et si rsigne. Tout cela se voit dans le tableau de l'Annonciation Cologne.L'ange y prsente la Vierge non un beau lis, comme dans les tableaux italiens, mais un livre, une dure

    sentence, la passion du Christ avant sa naissance, avant la conception toutes les douleurs du cur maternel. LaVierge aussi a eu sa passion; c'est elle, c'est la femme qui a restaur le gnie allemand. Le mysticisme s'estrveill par les bguines d'Allemagne et des Pays-Bas[6]. Les chevaliers, les nobles minnesinger chantaient lafemme relle, (p. 007) la gracieuse pouse du landgrave de Thuringe, tant clbre aux combats potiques dela Wartbourg. Le peuple adorait la femme idale; il fallait un Dieu-femme cette douce Allemagne. Chez cepeuple, le symbole du mystre est la rose; simplicit et profondeur, rveuse enfance d'un peuple qui il estdonn de ne pas vieillir, parce qu'il vit dans l'infini, dans l'ternel.

    Ce gnie mystique devait s'teindre, ce semble, en descendant l'Escaut et le Rhin, en tombant dans lasensualit flamande et l'industrialisme des Pays-Bas. Mais l'industrie elle-mme avait cr l un monded'hommes misrables et sevrs de la nature, que le besoin de chaque jour renfermait dans les tnbres d'un

    atelier humide; laborieux et pauvres, mritants et dshrits, n'ayant pas mme en ce monde cette place ausoleil que le bon Dieu semble promettre tous ses enfants, ils apprenaient par ou-dire ce que c'tait que laverdure des campagnes, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs; race de prisonniers, moines de l'industrie,clibataires par pauvret, ou plus malheureux encore par le mariage et souffrant des souffrances de leursenfants. Ces pauvres gens, tisserands la plupart, avaient bien besoin de Dieu; Dieu les visita au XII e sicle,illumina leurs sombres demeures, et les bera du moins d'apparitions et de songes. Solitaires et presquesauvages, au milieu des cits les plus populeuses du monde, ils embrassrent le Dieu de leur me, leur uniquebien. Le Dieu des cathdrales, le Dieu riche des riches et des prtres, leur devint peu peu tranger. Quivoulait leur ter leur (p. 008) foi, ils se laissaient brler, pleins d'espoir et jouissant de l'avenir. Quelquefoisaussi, pousss bout, ils sortaient de leurs caves, blouis du jour, farouches, avec ce gros et dur il bleu, sicommun en Belgique, mal arms de leurs outils, mais terribles de leur aveuglement et de leur nombre.

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    Gand, les tisserands occupaient vingt-sept carrefours, et formaient eux seuls un des trois membres de la cit.Autour d'Ypres, au XIIIe et au XIVe sicles, ils taient plus de deux cent mille.

    Rarement l'tincelle fanatique tombait en vain sur ces grandes multitudes. Les autres mtiers prenaient parti,moins nombreux, mais gens forts, mieux nourris, rouges, robustes et hardis, de rudes hommes, qui avaient foidans la grosseur de leurs bras et la pesanteur de leurs mains, des forgerons qui, dans une rvolte, continuaient

    de battre l'enclume sur la cuirasse des chevaliers; des foulons, des boulangers, qui ptrissaient l'meutecomme le pain; des bouchers qui pratiquaient sans scrupule leur mtier sur les hommes. Dans la boue de cesrues, dans la fume, dans la foule serre des grandes villes, dans ce triste et confus murmure, il y a, nousl'avons prouv, quelque chose qui porte la tte: une sombre posie de rvolte. Les gens de Gand, de Bruges,d'Ypres, arms, enrgiments d'avance, se trouvaient, au premier coup de cloche, sous la bannire duburgmeister; pourquoi? ils ne le savaient pas toujours, mais ils ne s'en battaient que mieux. C'tait le comte,c'tait l'vque, ou leurs gens qui en taient la cause. Ces Flamands n'aimaient pas trop les prtres; ils avaientstipul, (p. 009) en 1193, dans les privilges de Gand, qu'ils destitueraient leurs curs et chapelains volont.

    Bien loin de l, au fond des Alpes, un principe diffrent amenait des rvolutions analogues. De bonne heure,les montagnards pimontais, dauphinois, gens raisonneurs et froids, sous le vent des glaciers, avaientcommenc repousser les symboles, les images, les croix, les mystres, toute la posie chrtienne. L, pointde panthisme comme en Allemagne, point d'illuminisme comme aux Pays-Bas; pur bon sens, raison simple,solide et forte, sous forme populaire. Ds le temps de Charlemagne, Claude de Turin entreprit cette rformesur le versant italien; elle fut reprise, au XIIe sicle, sur le versant franais, par un homme de Gap oud'Embrun, de ce pays qui fournit des matres d'cole nos provinces du sud-est. Cet homme, appel Pierre deBruys, descendit dans le Midi, passa le Rhne, parcourut l'Aquitaine, toujours prchant le peuple avec unsuccs immense. Henri, son disciple, en et encore plus; il pntra au nord jusque dans le Maine; partout lafoule les suivait, laissant l le clerg, brisant les croix, ne voulant plus de culte que la parole. Ces sectaires,rprims un instant, reparaissent Lyon sous le marchand Vaudou Valdus; en Italie, la suite d'Arnaldo deBrixia. Aucune hrsie, dit un dominicain, n'est plus dangereuse que celle-ci, parce qu'aucune n'est plusdurable[7]. Il a raison, ce n'est pas autre chose que la rvolte du raisonnement (p. 010) contre l'autorit. Lespartisans de Valdus, les Vaudois, s'annonaient d'abord comme voulant seulement reproduire l'glise des

    premiers temps dans la puret, dans la pauvret apostolique; on les appelait les pauvres de Lyon. L'glise deLyon, comme nous l'avons dit ailleurs, avait toujours eu la prtention d'tre reste fidle aux traditions duchristianisme primitif. Ces Vaudois eurent la simplicit de demander la permission de se sparer de l'glise.Repousss, poursuivis, proscrits, ils ne subsistrent pas moins dans les montagnes, dans les froides valles desAlpes, premier berceau de leur croyance, jusqu'aux massacres de Mrindol et de Cabrires, sous Franois Ier,

    jusqu' la naissance du Zwinglianisme et du Calvinisme, qui les adoptrent comme prcurseurs, etreconnurent en eux, pour leur glise rcente, une sorte de perptuit secrte pendant le moyen ge, contre laperptuit catholique.

    Le caractre de la rforme au XIIe sicle[8] fut donc le rationalisme dans les Alpes et sur le Rhne, lemysticisme sur le Rhin. En Flandre, elle fut mixte, et plus encore en Languedoc.

    Ce Languedoc tait le vrai mlange des peuples, la vraie Babel. Plac au coude de la grande route de France,d'Espagne et d'Italie, il prsentait une singulire fusion de sang ibrien, gallique et romain, sarrasin etgothique. Ces lments divers y formaient de dures oppositions. L devait avoir lieu le grand combat des (p.011) croyances et des races. Quelles croyances? Je dirais volontiers toutes. Ceux mmes qui les combattirentn'y surent rien distinguer, et ne trouvrent d'autre moyen de dsigner ces fils de la confusion que par le nomd'une ville: Albigeois.

    L'lment smitique, juif et arabe, tait fort en Languedoc. Narbonne avait t longtemps la capitale desSarrasins en France. Les Juifs taient innombrables. Maltraits, mais pourtant soufferts, ils florissaient Carcassonne, Montpellier, Nmes; leurs rabbins y tenaient des coles publiques. Ils formaient le lien entre

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    les chrtiens et les mahomtans, entre la France et l'Espagne. Les sciences, applicables aux besoins matriels,mdecine et mathmatiques, taient l'tude commune aux hommes des trois religions[9]. Montpellier taitplus li avec Salerne et Cordoue qu'avec Rome. Un commerce actif associait tous ces peuples, rapprochs plusque spars par la mer. Depuis les croisades surtout, le haut Languedoc s'tait comme inclin laMditerrane, et tourn vers l'Orient; les comtes de Toulouse taient comtes de Tripoli. Les murs et la foiquivoque des chrtiens de la terre sainte avaient reflu dans nos provinces du Midi. Les belles monnaies, les

    belles toffes d'Asie[10] avaient fort (p. 012) rconcili nos croiss avec le monde mahomtan. Lesmarchands du Languedoc s'en allaient toujours en Asie la croix sur l'paule, mais c'tait beaucoup plus pourvisiter le march d'Acre que le saint spulcre de Jrusalem. L'esprit mercantile avait tellement domin lesrpugnances religieuses, que les vques de Maguelone et de Montpellier faisaient frapper des monnaiessarrasines, gagnaient sur les espces, et escomptaient sans scrupule l'empreinte du croissant[11].

    La noblesse et d, ce semble, tenir mieux contre les nouveauts. Mais ici, ce n'tait point cette chevalerie duNord, ignorante et pieuse, qui pouvait encore prendre la croix en 1200. Ces nobles du Midi taient des gensd'esprit qui savaient bien la plupart que penser de leur noblesse. Il n'y en avait gure qui, en remontant un peu,ne rencontrassent dans leur gnalogie quelque (p. 013) grand'mre sarrasine ou juive. Nous avons dj vuqu'Eudes, l'ancien duc d'Aquitaine, l'adversaire de Charles Martel, avait donn sa fille un mir sarrasin. Dansles romans carlovingiens, les chevaliers chrtiens pousent sans scrupule leur belle libratrice, la fille dusultan. dire vrai, dans ce pays de droit romain, au milieu des vieux municipes de l'Empire, il n'y avait pasprcisment de nobles, ou plutt tous l'taient; les habitants des villes, s'entend. Les villes constituaient unesorte de noblesse l'gard des campagnes. Le bourgeois avait, tout comme le chevalier, sa maison fortifie etcouronne de tours. Il paraissait dans les tournois[12], et souvent dsaronnait le noble qui n'en faisait querire.

    Si l'on veut connatre ces nobles, qu'on lise ce qui reste de Bertrand de Born, cet ennemi jur de la paix, ceGascon qui passa sa vie souffler la guerre et la chanter. (p. 014) Bertrand donne au fils d'lonore deGuienne, au bouillant Richard, un sobriquet: Oui et non[13]. Mais ce nom lui va fort bien lui-mme et tousces mobiles esprits du Midi.

    Gracieuse, mais lgre, trop lgre littrature, qui n'a pas connu d'autre idal que l'amour, l'amour de lafemme. L'esprit scolastique et lgiste envahit ds leur naissance les fameuses cours d'Amour. Les formes

    juridiques y taient rigoureusement observes dans la discussion des questions lgres de la galanterie[14].Pour tre pdantesques, les dcisions n'en taient pas moins immorales. La belle comtesse de Narbonne,Ermengarde (1143-1197), l'amour des potes et des rois, dcide dans un arrt conserv religieusement, quel'poux divorc peut fort bien redevenir l'amant de sa femme marie un autre. lonore de Guienneprononce que le vritable amour ne peut exister entre poux; elle permet de prendre pour quelque temps uneautre amante afin d'prouver la premire. La comtesse de Flandre, princesse de la maison d'Anjou (vers 1134),la comtesse de Champagne, fille d'lonore, avaient institu de pareils tribunaux dans le nord de la France; etprobablement ces contres, qui prirent part la croisade des Albigeois, avaient (p. 015) t mdiocrementdifies de la jurisprudence des dames du Midi.

    Un mot sur la situation politique du Midi. Nous en comprendrons d'autant mieux sa rvolution religieuse.

    Au centre, il y avait la grande cit de Toulouse, rpublique sous un comte. Les domaines de celui-cis'tendaient chaque jour. Ds la premire croisade, c'tait le plus riche prince de la chrtient. Il avait manqula royaut de Jrusalem, mais pris Tripoli. Cette grande puissance tait, il est vrai, fort inquite. Au nord, lescomtes de Poitiers, devenus rois d'Angleterre, au midi la grande maison de Barcelone, matresse de laBasse-Provence et de l'Aragon, traitaient le comte de Toulouse d'usurpateur, malgr une possession deplusieurs sicles. Ces deux maisons de Poitiers et de Barcelone avaient la prtention de descendre de saintGuilhem, le tuteur de Louis le Dbonnaire, le vainqueur des Maures, celui dont le fils Bernard avait tproscrit par Charles le Chauve. Les comtes de Roussillon, de Cerdagne, de Conflant, de Bzalu, rclamaient la

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    mme origine. Tous taient ennemis du comte de Toulouse. Il n'tait gure mieux avec les maisons deBziers, Carcassonne, Albi et Nmes. Aux Pyrnes c'taient des seigneurs pauvres et braves, singuliremententreprenants, gens vendre, espces de condottieri, que la fortune destinait aux plus grandes choses; je parledes maisons de Foix, d'Albret et d'Armagnac. Les Armagnacs prtendaient aussi au comt de Toulouse etl'attaquaient souvent. On sait le rle qu'ils ont jou au XIVe et au XVe sicles; histoire tragique, (p. 016)incestueuse, impie. Le Rouergue et l'Armagnac, placs en face l'un de l'autre, aux deux coins de l'Aquitaine,

    sont, comme on sait, avec Nmes, la partie nergique, souvent atroce du midi. Armagnac, Comminges,Bziers, Toulouse, n'taient jamais d'accord que pour faire la guerre aux glises. Les interdits ne lestroublaient gure. Le comte de Comminges gardait paisiblement trois pouses la fois. Si nous en croyons leschroniqueurs ecclsiastiques, le comte de Toulouse, Raimond VI, avait un harem. Cette Jude de la France,comme on a appel le Languedoc, ne rappelait pas l'autre seulement par ses bitumes et ses oliviers; elle avaitaussi Sodome et Gomorrhe, et il tait craindre que la vengeance des prtres ne lui donnt sa mer Morte.

    Que les croyances orientales aient pntr dans ce pays, c'est ce qui ne surprendra pas. Toute doctrine y avaitpris; mais le manichisme, la plus odieuse de toutes dans le monde chrtien, a fait oublier les autres. Il avaitclat de bonne heure au moyen ge en Espagne. Rapport, ce semble, en Languedoc de la Bulgarie et deConstantinople[15] il y prit pied aisment. Le (p. 017) dualisme persan leur sembla expliquer la contradictionque prsentent galement l'univers et l'homme. Race htrogne, ils admettaient volontiers un mondehtrogne; il leur fallait ct du bon Dieu, un Dieu mauvais qui ils pussent imputer tout ce que l'AncienTestament prsente de contraire au Nouveau[16]; ce Dieu revenaient encore la dgradation du christianismeet l'avilissement de l'glise. En eux-mmes, et dans leur propre corruption, ils reconnaissaient la main d'uncrateur malfaisant, qui s'tait jou du monde. Au bon Dieu l'esprit, au mauvais la chair. Celle-ci, il fallaitl'immoler. C'est l le grand mystre du manichisme. Ici se prsentait un double chemin. Fallait-il la dompter,cette chair, par l'abstinence, jener, fuir le mariage, restreindre la vie, prvenir la naissance, et drober audmon crateur tout ce que lui peut ravir la volont? Dans ce systme, l'idal de la vie, c'est la mort, et laperfection serait le suicide. Ou bien, faut-il dompter la chair, en l'assouvissant, faire taire le monstre, enemplissant sa gueule aboyante, y jeter quelque chose de soi pour sauver le reste... au risque d'y jeter tout, etd'y tomber soi-mme tout entier?

    Nous savons mal quelles taient les doctrines prcises des manichens du Languedoc. Dans les rcits de leursennemis, nous voyons qu'on leur impute la fois des choses contradictoires, qui sans doute s'appliquent dessectes diffrentes[17].

    Ainsi (p. 018) ct de l'glise, s'levait une autre glise dont la Rome tait Toulouse. Un Nictas deConstantinople avait prsid prs de Toulouse, en 1167, comme pape, le concile des vques manichens. LaLombardie, la France du Nord, Albi, Carcassonne, Aran, (p. 019) avaient t reprsentes par leurs pasteurs.Nictas y avait expos la pratique des manichens d'Asie, dont le peuple s'informait avec empressement.L'Orient, la Grce byzantine, envahissaient dfinitivement l'glise occidentale. Les Vaudois eux-mmes, dont(p. 020) le rationalisme semble un fruit spontan de l'esprit humain, avaient fait crire leurs premiers livres parun certain Ydros, qui, en juger par son nom, doit aussi tre un Grec. Aristote et les Arabes entraient en

    mme temps dans la science. Les antipathies de langues, de races, de peuples, disparaissaient. L'empereur (p.021) d'Allemagne, Conrad, tait parent de Manuel Comnne. Le roi de France avait donn sa fille un Csarbyzantin. Le roi de Navarre, Sanche l'Enferm, avait demand la main d'une fille du chef des Almohades.Richard Cur-de-Lion se dclara frre d'armes du sultan Malek-Adhel, et lui offrit sa sur. Dj Henri IIavait menac le pape de se faire mahomtan. On assure que Jean offrit rellement aux Almohades d'apostasierpour obtenir leur secours. Ces (p. 022) rois d'Angleterre taient troitement unis avec le Languedoc etl'Espagne. Richard donna une de ses surs au roi de Castille, l'autre Raimond VI. Il cda mme celui-cil'Agnois, et renona toutes les prtentions de la maison de Poitiers sur Toulouse. Ainsi les hrtiques, lesmcrants, s'unissaient, se rapprochaient de toutes parts. Des concidences fortuites y contribuaient; parexemple, le mariage de l'empereur Henri VI avec l'hritire de Sicile tablit des communications continuellesentre l'Allemagne, l'Italie et cette le tout arabe. Il semblait que les deux familles humaines, l'europenne et

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    l'asiatique, allassent la rencontre l'une de l'autre; chacune d'elles se modifiait, comme pour diffrer moins desa sur. Tandis que les Languedociens adoptaient la civilisation moresque et les croyances de l'Asie, lemahomtisme s'tait comme christianis dans l'gypte, dans une grande partie de la Perse et de la Syrie, enadoptant sous diverses formes le dogme de l'incarnation[18].

    Quels devaient tre dans ce danger de l'glise le trouble et l'inquitude de son chef visible? Le pape avait,

    depuis Grgoire VII, rclam la domination du monde (p. 023) et la responsabilit de son avenir. Guind une hauteur immense, il n'en voyait que mieux les prils qui l'environnaient. Ce prodigieux difice duchristianisme au moyen ge, cette cathdrale du genre humain, il en occupait la flche, il y sigeait dans la nue la pointe de la croix, comme quand de celle de Strasbourg vous embrassez quarante villes et villages sur lesdeux rives du Rhin. Position glissante, et d'un vertige effroyable! Il voyait de l je ne sais combien d'armesqui venaient marteau en main la destruction du grand difice, tribu par tribu, gnration par gnration. Lamasse tait ferme, il est vrai; l'difice vivant, bti d'aptres, de saints, de docteurs, plongeait bien loin son pieddans la terre. Mais tous les vents battaient contre, de l'orient et de l'occident, de l'Asie et de l'Europe, du passet de l'avenir. Pas la moindre nue l'horizon qui ne promt un orage.

    Le pape tait alors un Romain, Innocent III[19]. Tel pril, tel homme. Grand lgiste, habitu consulter ledroit sur toute question, il s'examina lui-mme, et crut son droit. L'glise avait pour elle la possessionactuelle; possession ancienne, si ancienne qu'on pouvait croire la prescription. L'glise, dans ce grandprocs, (p. 024) tait le dfendeur, propritaire reconnu, tabli sur le fonds disput; elle en avait les titres: ledroit crit semblait pour elle. Le demandeur, c'tait l'esprit humain; il venait un peu tard. Puis il semblait s'yprendre mal, dans son exprience, chicanant sur des textes, au lieu d'invoquer l'quit. Qui lui et demand cequ'il voulait, il tait impossible de l'entendre; des voix confuses s'levaient pour rpondre. Tous demandaientchoses diffrentes. En politique, ils attestaient la politique antique. En religion, les uns voulaient supprimer leculte, et revenir aux aptres. Les autres remontaient plus haut, et rentraient dans l'esprit de l'Asie; ils voulaientdeux dieux; ou bien prfraient la stricte unit de l'islamisme. L'islamisme avanait vers l'Europe; en mmetemps que Saladin reprenait Jrusalem, les Almohades d'Afrique envahissaient l'Espagne, non avec desarmes, comme les anciens Arabes, mais avec le nombre et l'aspect effroyable d'une migration de peuple. Ilstaient trois ou quatre cent mille la bataille de Tolosa. Que serait-il advenu du monde si le mahomtisme et

    vaincu? On tremble d'y penser. Il venait de porter un fruit terrible: l'ordre des Assassins. Dj tous les princeschrtiens et musulmans craignaient pour leur vie. Plusieurs d'entre eux communiquaient, dit-on, avec l'ordre,et l'animaient au meurtre de leurs ennemis. Les rois anglais taient suspects de liaison avec les Assassins.L'ennemi de Richard, Conrad de Tyr et de Montferrat, prtendant au trne de Jrusalem, tomba sous leurspoignards, au milieu de sa capitale. Philippe-Auguste affecta de se croire menac, et prit des gardes, lespremiers (p. 025) qu'aient eus nos rois. Ainsi la crainte et l'horreur animaient l'glise et le peuple; les rcitseffrayants circulaient. Les Juifs, vivante image de l'Orient au milieu du christianisme, semblaient l pourentretenir la haine des religions. Aux poques de flaux naturels, de catastrophes politiques, ilscorrespondaient, disait-on, avec les infidles, et les appelaient. Riches sous leurs haillons, retirs, sombres etmystrieux, ils prtaient aux accusations de toute espce. Dans ces maisons toujours fermes, l'imagination dupeuple souponnait quelque chose d'extraordinaire. On croyait qu'ils attiraient des enfants chrtiens pour les

    crucifier l'image de Jsus-Christ[20]. Des hommes en butte tant d'outrages pouvaient en effet tre tents dejustifier la perscution par le crime.

    Tels apparaissaient alors les ennemis de l'glise. Les prjugs du peuple, l'ivresse sanguinaire des haines etdes terreurs, tout cela remontait par tous les rangs du clerg jusqu'au pape. Ce serait aussi faire trop grandeinjure la nature humaine que de croire que l'gosme ou l'intrt de corps anima seul les chefs de l'glise.Non, tout indique qu'au XIIIe sicle ils taient encore convaincus de leur droit. Ce droit admis, tous les (p.026) moyens leur furent bons pour le dfendre. Ce n'tait pas pour un intrt humain que saint Dominiqueparcourait les campagnes du Midi, envoyant la mort des milliers de sectaires[21]. Et quelle qu'ait t dans ceterrible Innocent III la tentation de l'orgueil et de la vengeance, d'autres motifs encore l'animrent dans lacroisade des Albigeois et la fondation de l'inquisition dominicaine. Il avait vu, dit-on, en songe l'ordre des

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    dominicains comme un grand arbre sur lequel penchait et s'appuyait l'glise de Latran, prs de tomber.

    Plus elle penchait cette glise, plus son chef porta haut l'orgueil. Plus on niait, plus il affirma. mesure queses ennemis croissaient de nombre, il croissait d'audace, et se roidissait d'autant plus. Ses prtentionsmontrent avec son pril, au-dessus de Grgoire VII, au-dessus d'Alexandre III. Aucun pape ne brisa commelui les rois. Ceux de France et de Lon, il leur ta leurs femmes; ceux de Portugal, d'Aragon, d'Angleterre, il

    les traita en vassaux, et leur fit payer tribut. Grgoire VII en tait venu dire, ou faire dire par ses canonistes,que l'empire avait t fond par le diable, et le sacerdoce par Dieu. Le sacerdoce, Alexandre III et Innocent IIIle concentrrent dans leurs mains. Les vques, les entendre, devaient tre nomms, dposs par le pape,assembls son plaisir, et leurs jugements rforms (p. 027) Rome[22]. L rsidait l'glise elle-mme, letrsor des misricordes et des vengeances; le pape, seul, juge du juste et du vrai, disposait souverainement ducrime et de l'innocence, dfaisait les rois, et faisait les saints.

    Le monde civil se dbattait alors entre l'empereur, le roi d'Angleterre et le roi de France; les deux premiers,ennemis du pape. L'empereur tait le plus prs. C'tait l'habitude de l'Allemagne d'inonder priodiquementl'Italie[23], puis de refluer, sans laisser grande trace. L'empereur s'en venait, la lance sur la cuisse, par lesdfils du Tyrol, la tte d'une grosse et lourde cavalerie, jusqu'en Lombardie, la plaine de Roncaglia. Lparaissaient les juristes de Ravenne et Bologne, pour donner leur consultation sur les droits impriaux. (p.028) Quand ils avaient prouv en latin aux Allemands que leur roi de Germanie, leur Csar, avait tous lesdroits de l'ancien empire romain, il allait Monza prs Milan, au grand dpit des villes, prendre la couronnede fer. Mais la campagne n'tait pas belle, s'il ne poussait jusqu' Rome, et ne se faisait couronner de la maindu pape. Les choses en venaient rarement jusque-l. Les barons allemands taient bientt fatigus du soleilitalien; ils avaient fait leur temps loyalement, ils s'coulaient peu peu; l'empereur presque seul repassait,comme il pouvait, les monts. Il emportait du moins une magnifique ide de ses droits. Le difficile tait de laraliser. Les seigneurs allemands, qui avaient cout patiemment les docteurs de Bologne, ne permettaientgure leur chef de pratiquer ces leons. Il en prit mal de l'essayer aux plus grands empereurs, mme Frdric Barberousse. Cette ide d'un droit immense, d'une immense impuissance, toutes les rancunes de cettevieille guerre, Henri VI les apporta en naissant. C'est peut-tre le seul empereur en qui on ne retrouve rien dela dbonnairet germanique. Il fut pour Naples et la Sicile, hritage de sa femme, un conqurant sanguinaire,

    un furieux tyran. Il mourut jeune, empoisonn par sa femme, ou consomm de ses propres violences. Son fils,pupille du pape Innocent III, fut un empereur tout italien, un Sicilien, ami des Arabes, le plus terrible ennemide l'glise.

    Le roi d'Angleterre n'tait gure moins hostile au pape; son ennemi et son vassal alternativement, comme unlion qui brise et subit sa chane. C'tait justement alors (p. 029) le Cur-de-Lion, l'Aquitain Richard, le vraifils de sa mre lonore, celui dont les rvoltes la vengeaient des infidlits d'Henri II. Richard et Jean sonfrre aimaient le Midi, le pays de leur mre; ils s'entendaient avec Toulouse, avec les ennemis de l'glise.Tout en promettant ou faisant la croisade, ils taient lis avec les musulmans.

    Le jeune Philippe, roi quinze ans sous la tutelle du comte de Flandre (1180), et dirig par un Clment de

    Metz, son gouverneur, et marchal du palais, pousa la fille du comte de Flandre, malgr sa mre et sesoncles, les princes de Champagne. Ce mariage rattachait les Captiens la race de Charlemagne, dont lescomtes de Flandre taient descendus[24]. Le comte de Flandre rendait au roi Amiens, c'est--dire la barrirede la Somme, et lui promettait l'Artois, le Valois et le Vermandois. Tant que le roi n'avait point l'Oise et laSomme, on pouvait peine dire que la monarchie ft fonde. Mais une fois matre de la Picardie, il avait peu craindre la Flandre, et pouvait prendre la Normandie revers. Le comte de Flandre essaya en vain de ressaisirAmiens, en se confdrant avec les oncles du roi[25]. Celui-ci employa l'intervention du vieil Henri II, quicraignait en Philippe l'ami de son (p. 030) fils Richard, et il obtint encore que le comte de Flandre rendrait unepartie du Vermandois (Oise). Puis, quand le Flamand fut prs de partir pour la croisade, Philippe, soutenant larvolte de Richard contre son pre, s'empara des deux places si importantes du Mans et de Tours; par l'une ilinquitait la Normandie et la Bretagne; par l'autre, il dominait la Loire. Il avait ds lors dans ses domaines les

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    trois grands archevchs du royaume, Reims, Tours et Bourges, les mtropoles de Belgique, de Bretagne etd'Aquitaine.

    La mort d'Henri II fut un malheur pour Philippe; elle plaait sur le trne son grand ami Richard, avec qui ilmangeait et couchait, et qui lui tait si utile pour tourmenter le vieux roi. Richard devenant lui-mme le rivalde Philippe, rival brillant qui avait tous les dfauts des hommes du moyen ge, et qui ne leur plaisait que

    mieux. Le fils d'lonore tait surtout clbre pour cette valeur emporte qui s'est rencontre souvent chez lesmridionaux[26].

    peine l'enfant prodigue eut-il en main l'hritage paternel qu'il donna, vendit, perdit, gta. Il voulait toutprix faire de l'argent comptant et partir pour la croisade. Il trouva pourtant Salisbury un trsor de cent millemarcs, tout un sicle de rapines et de tyrannie. Ce n'tait pas assez: il vendit l'vque de (p. 031) Durham leNorthumberland pour sa vie. Il vendit au roi d'cosse Berwick, Roxburgh, et cette glorieuse suzerainet quiavait tant cot ses pres. Il donna son frre Jean, croyant se l'attacher, un comt en Normandie, et sept enAngleterre; c'tait prs d'un tiers du royaume.

    Il esprait regagner en Asie bien plus qu'il ne sacrifiait en Europe.

    La croisade devenait de plus en plus ncessaire. Louis VII et Henri II avaient pris la croix, et taient rests.Leur retard avait entran la ruine de Jrusalem (1187).

    Ce malheur tait pour les rois dfunts un pch norme qui pesait sur leur me, une tche leur mmoire queleurs fils semblaient tenus de laver. Quelque peu impatient que pt tre Philippe-Auguste d'entreprendre cetteexpdition ruineuse, il lui devenait impossible de s'y soustraire. Si la prise d'desse avait dcid cinquante ansauparavant la seconde croisade, que devait-il tre de celle de Jrusalem? Les chrtiens ne tenaient plus la terresainte, pour ainsi dire que par le bord. Ils assigeaient Acre, le seul port qui pt recevoir les flottes desplerins, et assurer les communications avec l'Occident.

    Le marquis de Montferrat, prince de Tyr, et prtendant au royaume de Jrusalem, faisait promener par

    l'Europe une reprsentation de la malheureuse ville. Au milieu s'levait le saint spulcre, et par-dessus uncavalier sarrasin dont le cheval salissait le tombeau du Christ. Cette image d'opprobre et d'amer reprocheperait l'me des chrtiens occidentaux; on ne voyait que (p. 032) gens qui se battaient la poitrine, et criaient:Malheur moi[27]!

    Le mahomtisme prouvait depuis un demi-sicle une sorte de rforme et de restauration, qui avait entran laruine du petit royaume de Jrusalem. Les Atabeks de Syrie, Zenghi et son fils Nuhreddin, deux saints del'islamisme[28], originaires de l'Irak (Babylonie), avaient fond entre l'Euphrate et le Taurus une puissancemilitaire, (p. 033) rivale et ennemie des Fatemites d'gypte et des Assassins. Les Atabeks s'attachaient la loistricte du Koran, et dtestaient l'interprtation, dont on avait tant abus. Ils se rattachaient au calife de Bagdad;cette vieille idole, depuis longtemps esclave des chefs militaires qui se succdaient, vit ceux-ci se soumettre

    lui volontairement et lui faire hommage de leurs conqutes. Les Alides, les Assassins, les esprits forts, lesphelassefou philosophes, furent poursuivis avec acharnement et impitoyablement mis mort, tout commeles novateurs en Europe. Spectacle bizarre: deux religions ennemies, trangres l'une l'autre, s'accordaient leur insu pour proscrire la mme (p. 034) poque la libert de la pense. Nuhreddin tait un lgiste, commeInnocent III; et son gnral, Salaheddin (Saladin) renversa les schismatiques musulmans d'gypte, pendantque Simon de Montfort exterminait les schismatiques chrtiens du Languedoc.

    Toutefois la pente l'innovation tait si rapide et si fatale, que les enfants de Nuhreddin se rapprochrent djdes Alides et des Assassins, et que Salaheddin fut oblig de les renverser. Ce Kurde, ce barbare, le Godefroiou le saint Louis du mahomtisme, grande me au service d'une toute petite dvotion[29], nature humaine etgnreuse qui s'imposait l'intolrance, apprit aux chrtiens une dangereuse vrit, c'est qu'un circoncis pouvait

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    tre un saint, qu'un mahomtan pouvait natre chevalier par la puret du cur et la magnanimit.

    Saladin avait frapp deux coups sur les ennemis de l'islamisme. D'une part il envahit l'gypte, dtrna lesFatemites, dtruisit le foyer des croyances hardies qui avaient pntr toute l'Asie. De l'autre, il renversa lepetit royaume chrtien de Jrusalem, dfit et prit le roi Lusignan la bataille de Tibriade[30], et s'empara dela ville sainte. Son humanit pour ses captifs contrastait, d'une manire frappante, avec la duret (p. 035) des

    chrtiens d'Asie pour leurs frres. Tandis que ceux de Tripoli fermaient leurs portes aux fugitifs de Jrusalem,Saladin employait l'argent qui restait des dpenses du sige la dlivrance des pauvres et des orphelins qui setrouvaient entre les mains de ses soldats; son frre, Malek-Adhel, en dlivra pour sa part deux mille.

    La France avait, presque seule, accompli la premire croisade. L'Allemagne avait puissamment contribu laseconde. La troisime fut populaire surtout en Angleterre. Mais le roi Richard n'emmena que des chevaliers etdes soldats, point d'hommes inutiles, comme dans les premires croisades. Le roi de France en fit autant, ettous deux passrent sur des vaisseaux gnois et marseillais. Cependant, l'empereur Frdric Barberousse taitdj parti par le chemin de terre avec une grande et formidable arme. Il voulait relever sa rputation militaireet religieuse, compromise par ses guerres d'Italie. Les difficults auxquelles avaient succomb Conrad etLouis VII, dans l'Asie Mineure, Frdric les surmonta. Ce hros, dj vieux et fatigu de tant de malheurs,triompha encore et de la nature et de la perfidie des Grecs, et des embches du sultan d'Iconium, sur lequel ilremporta une mmorable victoire[31]; mais ce fut pour prir sans gloire dans les eaux d'une petite mchanterivire d'Asie. Son fils, Frdric de Souabe, lui survcut peine un an; languissant et malade, il refusad'couter les (p. 036) mdecins qui lui prescrivaient l'incontinence, et se laissa mourir, emportant la gloire dela virginit[32], comme Godefroi de Bouillon.

    Cependant, les rois de France et d'Angleterre suivaient ensemble la route de mer, avec des vues biendiffrentes. Ds la Sicile, les deux amis taient brouills. C'tait, nous l'avons vu par l'exemple de Bohmondet de Raymond de Saint-Gilles, c'tait la tentation des Normands et des Aquitains, de s'arrter volontiers sur laroute de la croisade. la premire, ils voulaient s'arrter Constantinople, puis Antioche. LeGascon-Normand, Richard, eut de mme envie de faire halte dans cette belle Sicile. Tancrde, qui s'en taitfait roi, n'avait pour lui que la voix du peuple et la haine des Allemands, qui rclamaient, au nom de

    Constance, fille du dernier roi et femme de l'empereur. Tancrde avait fait mettre en prison la veuve de sonprdcesseur, qui tait sur du roi d'Angleterre. Richard n'et pas mieux demand que de venger cet outrage.Dj, sur un prtexte, il avait plant son drapeau sur Messine. Tancrde n'eut d'autre ressource que de gagner tout prix Philippe-Auguste, qui, comme suzerain de Richard, le fora d'ter son drapeau. La jalousie en taitvenue au point, qu' entendre les Siciliens, le roi de France les et sollicits de l'aider exterminer lesAnglais. Il fallut que Richard se contentt de vingt mille onces d'or, que Tancrde (p. 037) lui offrit commedouaire de sa sur; il devait lui en donner encore vingt mille pour dot d'une de ses filles qui pouserait leneveu de Richard. Le roi de France ne lui laissa pas prendre tout seul cette somme norme. Il cria bien hautcontre la perfidie de Richard, qui avait promis d'pouser sa sur, et qui avait amen en Sicile, comme fiance,une princesse de Navarre. Il savait fort bien que cette sur avait t sduite par le vieil Henri II; Richarddemanda de prouver la chose, et lui offrit dix mille marcs d'argent. Philippe prit sans scrupule l'argent et la

    honte.

    Le roi d'Angleterre fut plus heureux en Chypre. Le petit roi grec de l'le ayant mis la main sur un desvaisseaux de Richard, o se trouvaient sa mre et sa sur, et qui avait t jet la cte, Richard ne manquapas une si belle occasion. Il conquit l'le sans difficult, et chargea le roi de chanes d'argent. Philippe-Augustel'attendait dj devant Acre, refusant de donner l'assaut avant l'arrive de son frre d'armes.

    Un auteur estime six cent mille le nombre de ceux des chrtiens qui vinrent successivement combattre danscette arne du sige d'Acre[33]. Cent vingt mille y prirent[34]; et ce n'tait pas, comme la premirecroisade, une foule d'hommes de toutes sortes, libres ou serfs, mlange de toute race, de toute condition,tourbe aveugle, qui s'en allaient l'aventure o les menait la fureur divine, l'stre de la croisade. Ceux-ci

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    taient (p. 038) des chevaliers, des soldats, la fleur de l'Europe. Toute l'Europe y fut reprsente, nation parnation. Une flotte sicilienne tait venue d'abord, puis les Belges, Frisons et Danois; puis, sous le comte deChampagne, une arme de Franais, Anglais et Italiens; puis les Allemands, conduits par le duc de Souabe,aprs la mort de Frdric Barberousse. Alors arrivrent avec les flottes de Gnes, de Pise, de Marseille, lesFranais de Philippe-Auguste, et les Anglais, Normands, Bretons, Aquitains de Richard Cur-de-Lion. Mmeavant l'arrive des deux rois, l'arme tait si formidable, qu'un chevalier s'criait: Que Dieu reste neutre, et

    nous avons la victoire!

    D'autre part, Saladin avait crit au calife de Bagdad et tous les princes musulmans pour en obtenir dessecours. C'tait la lutte de l'Europe et de l'Asie. Il s'agissait de bien autre chose que de la ville d'Acre. Desesprits aussi ardents que Richard et Saladin devaient nourrir d'autres penses. Celui-ci ne se proposait pasmoins qu'une anticroisade, une grande expdition, o il et perc travers toute l'Europe jusqu'au cur dupays des Francs[35]. Ce projet tmraire et pourtant effray l'Europe, si Saladin, renversant le faible empiregrec, et apparu dans la Hongrie et l'Allemagne, au moment mme o quatre cent mille Almohades essayaientde forcer la barrire de l'Espagne et des Pyrnes.

    Les efforts furent proportionns la grandeur du prix. (p. 039) Tout ce qu'on savait d'art militaire fut mis enjeu, la tactique ancienne et la fodale, l'europenne et l'asiatique, les tours mobiles, le feu grgeois, toutes lesmachines connues alors. Les chrtiens, disent les historiens arabes, avaient apport les laves de l'Etna, et leslanaient dans les villes, comme les foudres dardes contre les anges rebelles. Mais la plus terrible machinede guerre, c'tait le roi Richard lui-mme. Ce mauvais fils d'Henri II, le fils de la colre, dont toute la vie futcomme un accs de violence furieuse, s'acquit parmi les Sarrasins un renom imprissable de vaillance et decruaut. Lorsque la garnison d'Acre eut t force de capituler, Saladin refusant de racheter les prisonniers,Richard les fit tous gorger entre les deux camps. Cet homme terrible n'pargnait ni l'ennemi, ni les siens, nilui-mme. Il revient de la mle, dit un historien, tout hriss de flches, semblable une pelote couverted'aiguilles[36]. Longtemps encore aprs, les mres arabes faisaient taire leurs petits enfants en leur nommantle roi Richard; et quand le cheval d'un Sarrasin bronchait, le cavalier lui disait: Crois-tu donc avoir vu Richardd'Angleterre[37]?

    Cette (p. 040) valeur et tous ces efforts produisirent peu de rsultat. Toutes les nations de l'Europe taient,nous l'avons dit, reprsentes au sige d'Acre, mais aussi toutes les haines nationales. Chacun combattaitcomme pour son compte, et tchait de nuire aux autres, bien loin de les seconder; les Gnois, les Pisans, lesVnitiens, rivaux de guerre et de commerce, se regardaient d'un il hostile. Les Templiers et les Hospitaliersavaient peine ne pas en venir aux mains. Il y avait dans le camp deux rois de Jrusalem, Gui de Lusignan,soutenu par Philippe-Auguste, Conrad de Tyr et Montferrat, appuy par Richard. La jalousie de Philippeaugmentait avec la gloire de son rival. tant tomb malade, il l'accusait de l'avoir empoisonn. Il rclamaitmoiti de l'le de Chypre et de l'argent de Tancrde. Enfin il quitta la croisade et s'embarqua presque seul,laissant l les Franais honteux de son dpart[38]. Richard rest seul ne russit pas mieux: il choquait tout lemonde par son insolence et son orgueil. Les Allemands ayant arbor leurs drapeaux sur une partie des murs, illes fit jeter dans le foss. Sa victoire d'Assur resta inutile; il manqua le moment de prendre Jrusalem, en

    refusant de promettre la vie la garnison. Au moment o il approchait de la ville, le duc de Bourgognel'abandonna avec ce qui restait de Franais. Ds lors tout tait perdu; un chevalier lui montrant de loin la villesainte, il se mit pleurer, et (p. 041) ramena sa cote d'armes devant ses yeux, en disant: Seigneur, nepermettez pas que je voie votre ville, puisque je n'ai pas su la dlivrer[39].

    Cette croisade fut effectivement la dernire. L'Asie et l'Europe s'taient approches et s'taient trouvesinvincibles. Dsormais, c'est vers d'autres contres, vers l'gypte, vers Constantinople, partout ailleurs qu' laterre sainte, que se dirigeront, sous des prtextes plus ou moins spcieux, les grandes expditions deschrtiens. L'enthousiasme religieux a d'ailleurs considrablement diminu; les miracles, les rvlations qui ontsignal la premire croisade, disparaissent la troisime. C'est une grande expdition militaire, une lutte derace autant que de religion; ce long sige est pour le moyen ge comme un sige de Troie. La plaine d'Acre est

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    devenue la longue une patrie commune pour les deux partis. On s'est mesur, on s'est vu tous les jours, ons'est connu, les haines se sont effaces. Le camp des chrtiens est devenu une grande ville frquente par lesmarchands des deux religions[40]. Ils se voient volontiers, ils dansent ensemble, et les mnestrels chrtiensassocient leurs voix au son des instruments arabes[41]. Les mineurs des deux partis, qui se (p. 042)rencontrent dans leur travail souterrain, conviennent de ne pas se nuire. Bien plus, chaque parti en vient sehar lui-mme plus que l'ennemi. Richard est moins ennemi de Saladin que de Philippe-Auguste, et Saladin

    dteste les Assassins et les Alides plus que les chrtiens[42].

    Pendant tout ce grand mouvement du monde, le roi de France faisait ses affaires petit bruit. L'honneur Richard, lui le profit; il semblait rsign au partage. Richard reste charg de la cause de la chrtient,s'amuse aux aventures, aux grands coups d'pe, s'immortalise et s'appauvrit. Philippe, qui est parti en jurantde ne point nuire son rival, ne perd point de temps; il passe Rome pour demander au pape d'tre dli deson serment[43]. Il entre en France assez temps pour partager la Flandre, la mort de Philippe d'Alsace; iloblige sa fille et son gendre, le comte (p. 043) de Hainaut, d'en laisser une partie comme douaire sa veuve;mais il garde pour lui-mme l'Artois et Saint-Omer, en mmoire de sa femme Isabelle de Flandre. Cependant,il excite les Aquitains la rvolte, il encourage le frre de Richard se saisir du trne. Les renards font leurmain, dans l'absence du lion. Qui sait s'il reviendra? il se fera probablement tuer ou prendre. Il fut pris eneffet, pris par des chrtiens, en trahison. Ce mme duc d'Autriche qu'il avait outrag, dont il avait jet labannire dans les fosss de Saint-Jean d'Acre, le surprit passant incognito sur ses terres, et le livra l'empereurHenri VI[44]. C'tait le droit du moyen ge. L'tranger qui passait sur les terres du seigneur sans sonconsentement, lui appartenait.

    L'empereur ne s'inquita pas du privilge de la croisade. Il avait dtruit les Normands de Sicile, il trouva bond'humilier ceux d'Angleterre. D'ailleurs Jean et Philippe-Auguste lui offraient autant d'argent que Richard enet donn pour sa ranon. Il l'et gard sans doute, mais la vieille lonore, le pape, les seigneurs allemandseux-mmes, lui firent honte de retenir prisonnier le hros de la croisade. Il ne le lcha (p. 044) toutefoisqu'aprs avoir exig de lui une norme ranon de cent cinquante mille marcs d'argent; de plus, il fallutqu'tant son chapeau de sa tte, Richard lui ft hommage, dans une dite de l'Empire. Henri lui concda enretour le titre drisoire du royaume d'Arles. Le hros revint chez lui (1194), aprs une captivit de treize mois,

    roi d'Arles, vassal de l'Empire et ruin. Il lui suffit de paratre pour rduire Jean et repousser Philippe. Sesdernires annes s'coulrent sans gloire dans une alternative de trves et de petites guerres. Cependant lescomtes de Bretagne, de Flandre, de Boulogne, de Champagne et de Blois, taient pour lui contre Philippe. Ilprit au sige de Chaluz, dont il voulait forcer le seigneur lui livrer un trsor (1199)[45]. Jean lui succda,quoiqu'il et dsign pour son hritier le jeune Arthur, son neveu, duc de Bretagne.

    Cette priode ne fut pas plus glorieuse pour Philippe. Les grands vassaux taient jaloux de sonagrandissement; il s'tait imprudemment brouill avec le pape dont l'amiti avait lev si haut sa maison.Philippe, qui avait pous une princesse danoise dans l'unique espoir d'obtenir contre Richard une diversiondes Danois, prit en dgot la jeune barbare ds le jour des noces; n'ayant plus besoin du secours de son pre, illa (p. 045) rpudia pour pouser Agns de Mranie de la maison de Franche-Comt. Ce malheureux divorce,

    qui le brouilla pour plusieurs annes avec l'glise, le condamna l'inaction, et le rendit spectateur immobile etimpuissant des grands vnements qui se passrent alors, de la mort de Richard et de la quatrime croisade.

    Les Occidentaux avaient peu d'espoir de russir dans une entreprise o avait chou leur hros, Richard Curde Lion. Cependant, l'impulsion donne depuis un sicle continuait de soi-mme. Les politiques essayrent dela mettre profit. L'empereur Henri VI prcha lui-mme l'assemble de Worms, dclarant qu'il voulait expierla captivit de Richard. L'enthousiasme fut au comble; tous les princes allemands prirent la croix. Un grandnombre s'achemina par Constantinople, d'autres se laissrent aller suivre l'empereur, qui leur persuadait quela Sicile tait le vritable chemin de la terre sainte. Il en tira un puissant secours pour conqurir ce royaumedont sa femme tait hritire, mais dont tout le peuple, normand, italien, arabe, tait d'accord pour repousserles Allemands. Il ne s'en rendit matre qu'en faisant couler des torrents de sang. On dit que sa femme

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    elle-mme l'empoisonna, vengeant sa patrie sur son poux. Henri, nourri par les juristes de Bologne dansl'ide du droit illimit des Csars, comptait se faire un point de dpart pour envahir l'empire grec, comme avaitfait Robert Guiscard, pour revenir en Italie, et rduire le pape au niveau du patriarche de Constantinople.

    Cette (p. 046) conqute de l'empire grec, qu'il ne put accomplir, fut la suite, l'effet imprvu de la quatrimecroisade. La mort de Saladin, l'avnement d'un jeune pape plein d'ardeur (Innocent III), semblaient ranimer la

    chrtient. La mort d'Henri VI rassurait l'Europe alarme de sa puissance.

    La croisade prche par Foulques de Neuilly fut surtout populaire dans le nord de la France. Un comte deChampagne venait d'tre roi de Jrusalem; son frre, qui lui succdait en France, prit la croix, et avec lui laplupart de ses vassaux: ce puissant seigneur tait lui seul suzerain de dix-huit cents fiefs. Nommons en ttede ses vassaux son marchal de Champagne, Geoffroi de Villehardouin, l'historien de cette grande expdition,le premier historien de la France en langue vulgaire; c'est encore un Champenois, le sire de Joinville, quidevait raconter l'histoire de saint Louis et la fin des croisades.

    Les seigneurs du nord de la France prirent la croix en foule, les comtes de Brienne, de Saint-Paul, deBoulogne, d'Amiens, les Dampierre, les Montmorency, le fameux Simon de Montfort, qui revenait de terresainte, o il avait conclu une trve avec les Sarrasins au nom des chrtiens de la Palestine. Le mouvement secommuniqua au Hainaut, la Flandre; le comte de Flandre, beau-frre du comte de Champagne, se trouva parla mort prmature de celui-ci, le chef principal de la croisade. Les rois de France et d'Angleterre avaient tropd'affaires; l'Empire tait divis entre deux empereurs.

    On (p. 047) ne songeait plus prendre la route de terre. On connaissait trop bien les Grecs. Tout rcemment,ils avaient massacr les Latins qui se trouvaient Constantinople, et essay de faire prir son passagel'empereur Frdric Barberousse[46]. Pour faire le trajet par mer, il fallait des vaisseaux; on s'adressa auxVnitiens[47]. Ces marchands profitrent du besoin des croiss, et n'accordrent pas moins dequatre-vingt-cinq mille marcs d'argent. De plus, ils voulurent tre associs la croisade, en fournissantcinquante galres. Avec cette petite mise, ils stipulaient la moiti des conqutes. Le vieux doge Dandolo,octognaire et presque aveugle, ne voulut remettre personne la direction d'une entreprise qui pouvait tre si

    profitable la rpublique et dclara qu'il monterait lui-mme sur la flotte[48]. Le marquis de Montferrat,Boniface, brave et pauvre prince, qui avait fait les guerres saintes, et dont le frre Conrad s'tait illustr par ladfense de Tyr, fut charg du commandement en chef, et promit d'amener les Pimontais et les Savoyards.

    Lorsque les croiss furent rassembls Venise, les Vnitiens leur dclarrent, au milieu des ftes du dpart,qu'ils n'appareilleraient pas avant d'tre pays. Chacun se saigna et donna ce qu'il avait emport; avec toutcela, il s'en fallait de trente-quatre mille marcs (p. 048) que la somme ne ft complte[49]. Alors l'excellentdoge intercda, et remontra au peuple qu'il ne serait pas honorable d'agir la rigueur dans une si sainteentreprise. Il proposa que les croiss s'acquittassent en assigeant pralablement, pour les Vnitiens, la ville deZara, en Dalmatie, qui s'tait soustraite au joug des Vnitiens, pour reconnatre le roi de Hongrie.

    Le roi de Hongrie avait lui-mme pris la croix; c'tait mal commencer la croisade, que d'attaquer une de sesvilles. Le lgat du pape eut beau rclamer, le doge lui dclara que l'arme pouvait se passer de ses directions,prit la croix sur son bonnet ducal, et entrana les croiss devant Zara[50], puis devant Trieste. Ils conquirent,pour leurs bons amis de Venise, presque toutes les villes de l'Istrie.

    Pendant que ces braves et honntes chevaliers gagnent leur passage cette guerre, voici venir, ditVillehardouin, une grande merveille, une aventure inespre et la plus trange du monde. Un jeune princegrec, fils de l'empereur Isaac, alors dpossd par son frre, vient embrasser les genoux des croiss, et leurpromettre des avantages immenses s'ils veulent rtablir son pre sur le trne. Ils seront tous riches (p. 049)

    jamais, l'glise grecque se soumettra au pape, et l'empereur rtabli les aidera de tout son pouvoir reconqurirJrusalem. Dandolo est le premier touch de l'infortune du prince. Il dcida les croiss commencer la

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    croisade par Constantinople. En vain le pape lana l'interdit, en vain Simon de Montfort et plusieursautres[51] se sparrent d'eux et cinglrent vers Jrusalem. La majorit suivit les chefs, Baudouin et Boniface,qui se rangeaient l'avis des Vnitiens.

    Quelque opposition que mt le pape l'entreprise, les croiss croyaient faire uvre sainte en lui soumettantl'glise (p. 050) grecque malgr lui. L'opposition et la haine mutuelle des Latins et des Grecs ne pouvaient

    plus crotre. La vieille guerre religieuse, commence par Photius au IXe

    sicle[52], avait repris au XIe

    (versl'an 1053)[53]. Cependant l'opposition commune contre les mahomtans, qui menaaient Constantinoplesemblait devoir amener une runion. L'empereur Constantin Monomaque fit de grands efforts; il appela leslgats du pape; les deux clergs se virent, s'examinrent, mais dans le langage de leurs adversaires, ils crurentn'entendre que des blasphmes, et, des deux cts, l'horreur augmenta. Ils se quittrent en consacrant larupture des deux glises par une excommunication mutuelle (1054).

    Avant la fin du sicle, la croisade de Jrusalem, sollicite par les Comnne eux-mmes, amena les Latins Constantinople. Alors les haines nationales s'ajoutrent aux haines religieuses; les Grecs dtestrent la brutaleinsolence des Occidentaux; ceux-ci accusrent la trahison des Grecs. chaque croisade, les Francs quipassaient par Constantinople dlibraient s'ils ne s'en rendraient pas matres, et ils l'auraient fait sans laloyaut de Godefroi de Bouillon et de Louis le Jeune. Lorsque la nationalit grecque eut un rveil si terriblesous le tyran Andronic, les Latins tablis (p. 051) Constantinople furent envelopps dans un mme massacre(avril 1182)[54]. L'intrt du commerce en ramena un grand nombre sous les successeurs d'Andronic, malgrle pril continuel. C'tait au sein mme de Constantinople, une colonie ennemie, qui appelait les Occidentauxet devait les seconder, si jamais ils tentaient un coup de main sur la capitale de l'empire grec. Entre tous lesLatins, les seuls Vnitiens pouvaient et souhaitaient cette grande chose. Concurrents des Gnois pour lecommerce du Levant, ils craignaient d'tre prvenus par eux. Sans parler de ce grand nom de Constantinopleet des prcieuses richesses enfermes dans ses murs o l'empire romain s'tait rfugi, sa position dominanteentre l'Europe et l'Asie promettait, qui pourrait la prendre, le monopole du commerce et la domination desmers. Le vieux doge Dandolo, que les Grecs avaient autrefois priv de la vue, poursuivait ce projet avec toutel'ardeur du patriotisme et de la vengeance. On assure enfin que le sultan Malek-Adhel, menac par la croisade,avait fait contribuer toute la Syrie pour acheter l'amiti des Vnitiens, et dtourner sur Constantinople le

    danger qui menaait la Jude et l'gypte. Nictas, bien plus instruit que Villehardouin des prcdents de la (p.052) croisade, assure que tout tait prpar, et que l'arrive du jeune Alexis ne fit qu'augmenter une impulsiondj donne: Ce fut, dit-il, un flot sur un flot.

    Les croiss furent, dans la main de Venise, une force aveugle et brutale qu'elle lana contre l'empire byzantin.Ils ignoraient et les motifs des Vnitiens, et leurs intelligences, et l'tat de l'empire qu'ils attaquaient. Aussi,quand ils se virent en face de cette prodigieuse Constantinople, qu'ils aperurent ces palais, ces glisesinnombrables, qui tincelaient au soleil avec leurs dmes dors, lorsqu'ils virent ces myriades d'hommes surles remparts, ils ne purent se dfendre de quelque motion: Et sachez, dit Villehardouin, que il ne ot si hardicui le cuer ne frmist... Chacun regardoit ses armes... que par tems en aront mestier.

    La population tait grande, il est vrai, mais la ville tait dsarme. Il tait convenu, entre les Grecs, depuisqu'ils avaient repouss les Arabes, que Constantinople tait imprenable, et cette opinion faisait ngliger tousles moyens de la rendre telle. Elle avait seize cents bateaux pcheurs et seulement vingt vaisseaux. Elle n'enenvoya aucun contre la flotte latine: aucun n'essaya de descendre le courant pour y jeter le feu grgeois.Soixante mille hommes apparurent sur le rivage, magnifiquement arms, mais au premier signe des croiss, ilss'vanouirent[55]. Dans la ralit, cette cavalerie (p. 053) lgre n'et pu soutenir le choc de la lourdegendarmerie des Latins. La ville n'avait que ses fortes murailles et quelques corps d'excellentes troupes, jeparle de la garde varangienne, compose de Danois et de Saxons, rfugis d'Angleterre. Ajoutez-y quelquesauxiliaires de Pise. La rivalit commerciale et politique armait partout les Pisans contre les Vnitiens.

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    Ceux-ci avaient probablement des amis dans la ville. Ds qu'ils eurent forc le port, ds qu'ils se prsentrentau pied des murs, l'tendard de Saint-Marc y apparut, plant par une main invisible, et le doge s'empararapidement de vingt-cinq tours. Mais il lui fallait perdre cet avantage pour aller au secours des Francs,envelopps par cette cavalerie grecque qu'ils avaient tant mprise. La nuit mme, l'empereur dsespra ets'enfuit; on tira de prison son prdcesseur, le vieil Isaac Comnne, et les croiss n'eurent plus qu' entrertriomphants dans Constantinople.

    Il tait impossible que la croisade se termint ainsi. Le nouvel empereur ne pouvait satisfaire l'exigence de seslibrateurs qu'en ruinant ses sujets. Les Grecs murmuraient, les Latins pressaient, menaaient. En attendant, ilsinsultaient le peuple de mille manires, et l'empereur lui-mme qui tait leur ouvrage. Un jour, en jouant auxds avec le prince Alexis, ils le coiffrent d'un bonnet de laine ou de poil. Ils choquaient plaisir tous lesusages des Grecs, et se scandalisaient de tout ce qui leur tait nouveau. Ayant vu une mosque ou unesynagogue, ils fondirent sur les infidles; ceux-ci se dfendirent. Le feu fut mis quelques maisons; (p. 054)l'incendie gagna, il embrasa la partie la plus peuple de Constantinople, dura huit jours, et s'tendit sur unesurface d'une lieue.

    Cet vnement mit le comble l'exaspration du peuple. Il se souleva contre l'empereur dont la restaurationavait entran tant de calamits. La pourpre fut offerte pendant trois jours tous les snateurs. Il fallait ungrand courage pour l'accepter. Les Vnitiens qui, ce semble, eussent pu essayer d'intervenir, restaient hors desmurs, et attendaient. Peut-tre craignaient-ils de s'engager dans cette ville immense o ils auraient pu trecrass. Peut-tre leur convenait-il de laisser accabler l'empereur qu'ils avaient fait, pour rentrer en ennemisdans Constantinople. Le vieil Isaac fut en effet mis mort, et remplac par un prince de la maison royale,Alexis Murzuphle, qui se montra digne des circonstances critiques o il acceptait l'empire. Il commena parrepousser les propositions captieuses des Vnitiens, qui offraient encore de se contenter d'une somme d'argent.Ils l'auraient ainsi ruin et rendu odieux au peuple, comme son prdcesseur.

    Murzuphle leva de l'argent, mais pour faire la guerre. Il arma des vaisseaux et par deux fois essaya de brler laflotte ennemie. Le pril tait grand pour les Latins.

    Cependant, il tait impossible que Murzuphle improvist une arme.

    Les croiss taient bien autrement aguerris; les Grecs ne purent soutenir l'assaut; Nictas avoue navementque, dans ce moment terrible, un chevalier latin, (p. 055) qui renversait tout devant lui, leur parut haut decinquante pieds[56].

    Les chefs s'efforcrent de limiter les abus de la victoire; ils dfendirent, sous peine de mort, le viol desfemmes maries, des vierges et des religieuses. Mais la ville fut cruellement pille. Telle fut l'normit dubutin, que cinquante mille marcs ayant t ajouts la part des Vnitiens, pour dernier payement de la dette, ilresta aux Francs cinq cent mille marcs[57]. Un nombre innombrable de monuments prcieux, entasss dansConstantinople depuis que l'empire avait perdu tant de provinces, prirent sous les mains de ceux qui se les

    disputaient, qui voulaient les partager, ou qui dtruisaient pour dtruire. Les glises, les tombeaux, ne furentpoint respects. Une prostitue chanta et dansa dans la chaire du patriarche[58]. Les barbares dispersrent lesossements des empereurs; quand ils en vinrent au tombeau de Justinien, ils s'aperurent avec surprise (p. 056)que le lgislateur tait encore tout entier dans son tombeau.

    qui devait revenir l'honneur de s'asseoir dans le trne de Justinien, et de fonder le nouvel empire? Le plusdigne tait le vieux Dandolo. Mais les Vnitiens eux-mmes s'y opposrent: il ne leur convenait pas de donner une famille ce qui tait la rpublique. Pour la gloire de restaurer l'empire, elle les touchait peu; ce qu'ilsvoulaient, ces marchands, c'taient des ports, des entrepts, une longue chane de comptoirs, qui leur assurttoute la route de l'Orient. Ils prirent pour eux les rivages et les les; de plus, trois des huit quartiers deConstantinople, avec le titre bizarre de seigneurs d'un quart et demi de l'empire grec[59].

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    L'empire, rduit un quart, fut dfr Beaudoin, comte de Flandre, descendant de Charlemagne et parent duroi de France. Le marquis de Montferrat se contenta du royaume de Macdoine. La plus grande partie del'empire, celle mme qui tait chue aux Vnitiens, fut dmembre en fiefs.

    Le premier soin du nouvel empereur fut de s'excuser auprs du pape. Celui-ci se trouva embarrass de sontriomphe involontaire. C'tait un grand coup port l'infaillibilit pontificale, que Dieu et justifi par le

    succs une guerre condamne par le saint-sige. L'union des deux glises, le rapprochement des deux moitisde la chrtient avaient t consomms par des hommes frapps de l'interdit. Il ne restait au pape qu'rformer sa sentence et pardonner ces conqurants qui voulaient (p. 057) bien demander pardon. Latristesse d'Innocent III est visible dans sa rponse l'empereur Beaudoin. Il se compare au pcheur del'vangile, qui s'effraye de la pche miraculeuse; puis il prtend audacieusement qu'il est pour quelque chosedans le succs; qu'il a, lui aussi, tendu le filet: Hoc unum audacter affirmo, quia laxavi retia incapturam[60]. Mais il tait au-dessus de sa toute-puissance de persuader une telle chose, de faire que ce qu'ilavait dit n'et pas t dit, qu'il et approuv ce qu'il avait dsapprouv. La conqute de l'empire grec branlaitson autorit dans l'Occident plus qu'elle ne l'tendait dans l'Orient.

    Les rsultats de ce mmorable vnement ne furent pas aussi grands qu'on et pu le penser. L'empire latin deConstantinople dura moins encore que le royaume de Jrusalem (1204-1261). Venise seule en tira d'immensesavantages matriels. La France n'y gagna qu'en influence; ses murs et sa langue, dj portes si loin par lapremire croisade, se rpandirent dans l'Orient. Beaudoin et Boniface, l'empereur et le roi de Macdoinetaient cousins du roi de France. Le comte de Blois eut le duch de Nice: le comte de Saint-Paul, celui deDemotica, prs d'Andrinople. Notre historien, Geoffroi de Villehardouin runit les offices de marchal deChampagne et de Romanie. Longtemps encore aprs la chute de l'empire latin de Constantinople, (p. 058) vers1300, le catalan Montaner nous assure que, dans la principaut de More et le duch d'Athnes, on parlaitfranais aussi bien qu' Paris[61].

    CHAPITRE VII (p. 059)

    RUINE DE JEAN. DFAITE DE L'EMPEREUR. GUERRE DES ALBIGEOIS. GRANDEUR DU ROI DE FRANCE

    1204-1216

    Voil le pape vainqueur des Grecs malgr lui. La runion des deux glises est opre. Innocent est le seulchef spirituel du monde. L'Allemagne, la vieille ennemie des papes, est mise hors de combat; elle est dchireentre deux empereurs, qui prennent le pape pour arbitre. Philippe-Auguste vient de se soumettre ses ordres,et de reprendre une pouse qu'il hait. L'occident et le midi de la France ne sont pas si dociles. Les (p. 060)Vaudois rsistent sur le Rhne, les Manichens en Languedoc et aux Pyrnes. Tout le littoral de la France,sur les deux mers, semble prt se dtacher de l'glise. Le rivage de la Mditerrane et celui de l'Ocanobissent deux princes d'une foi douteuse, les rois d'Aragon et d'Angleterre, et entre eux se trouvent lesfoyers de l'hrsie, Bziers, Carcassonne, Toulouse, o le grand concile des Manichens s'est assembl.

    Le premier frapp fut le roi d'Angleterre, duc de Guienne, voisin, et aussi parent du comte de Toulouse, dont illevait le fils. Le pape et le roi de France profitrent de sa ruine. Mais cet vnement tait prpar de longuedate. La puissance des rois anglo-normands ne s'appuyait, nous l'avons vu, que sur les troupes mercenairesqu'ils achetaient; ils ne pouvaient prendre confiance ni dans les Saxons, ni dans les Normands. L'entretien deces troupes supposait des ressources, et un ordre administratif tranger aux habitudes de cet ge. Ces rois n'ysupplaient que par les exactions d'une fiscalit violente, qui augmentaient encore les haines, rendaient leurposition plus prilleuse, et les obligeaient d'autant plus s'entourer de ces troupes qui ruinaient et soulevaient

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    le peuple. Dilemme terrible, dans la solution duquel ils devaient succomber. Renoncer l'emploi desmercenaires, c'tait se mettre entre les mains de l'aristocratie normande; continuer s'en servir, c'tait marcherdans une route de perdition certaine. Le roi devait trouver sa ruine dans la rconciliation des deux races quidivisaient l'le; Normands et Saxons devaient finir par s'entendre pour (p. 061) l'abaissement de la royaut; laperte des provinces franaises devait tre le premier rsultat de cette rvolution.

    Au moins Henri II avait amass un trsor. Mais Richard ruina l'Angleterre ds son dpart pour la croisade. Jevendrais Londres, disait-il, si je pouvais trouver un acheteur[62]. D'une mer l'autre, dit un contemporain,l'Angleterre se trouva pauvre[63]. Il fallut pourtant trouver de l'argent pour payer l'norme ranon exige parl'empereur. Il en fallut encore lorsque Richard, de retour, voulut guerroyer contre le roi de France. Tout cequ'il avait vendu son dpart, il le reprit sans rembourser les acheteurs. Aprs avoir ruin le prsent, il ruinaitl'avenir. Ds lors il ne devait plus se trouver un homme qui voult rien prter ou acheter au roi d'Angleterre.Son successeur, bon ou mauvais, habile ou inhabile, se trouvait d'avance condamn une incurableimpuissance.

    Cependant le progrs des choses aurait au contraire exig de nouvelles ressources. La dsharmonie de l'empireanglais n'avait jamais t plus loin. Cet empire se composait de populations qui toutes s'taient fait la guerreavant d'tre runies sous un mme joug. La Normandie ennemie de l'Angleterre avant Guillaume, la Bretagneennemie de la Normandie, et l'Anjou ennemi du Poitou, le Poitou qui rclamait sur tout le Midi les droits duduch d'Aquitaine, tous maintenant se (p. 062) trouvaient ensemble, bon gr mal gr. Sous les rgnesprcdents, le roi d'Angleterre avait toujours pour lui quelqu'une de ces provinces continentales. Le NormandGuillaume et ses deux premiers successeurs purent compter sur la Normandie, Henri II sur les Angevins sescompatriotes; Richard Cur de Lion plut gnralement aux Poitevins, aux Aquitains, compatriotes de sa mrelonore de Guienne. Il releva la gloire des mridionaux qui le regardaient comme un des leurs; il faisait desvers en leur langue, il les avait en foule autour de lui: son principal lieutenant tait le Basque Marcader. Maispeu peu ces diverses populations s'loignrent des rois d'Angleterre; elles s'apercevaient qu'en ralit,Normand, Angevin ou Poitevin, ce roi, spar d'elles par tant d'intrts diffrents, tait en ralit un princetranger. La fin du rgne de Richard acheva de dsabuser les sujets continentaux de l'Angleterre.

    Ces circonstances expliqueraient la violence, les emportements, les revers de Jean, quand mme il et tmeilleur et plus habile. Il lui fallut recourir des expdients inous pour tirer de l'argent d'un pays tant de foisruin. Que restait-il aprs l'avide et prodigue Richard? Jean essaya d'arracher de l'argent aux barons, et ils luifirent signer la grande Charte; il se rejeta sur l'glise; elle le dposa. Le pape et son protg, le roi de France,profitrent de sa ruine. Le roi d'Angleterre, sentant son navire enfoncer, jeta la mer la Normandie, laBretagne. Le roi de France n'eut qu' ramasser.

    Ce dchirement infaillible et ncessaire de l'empire anglais (p. 063) se trouva provoqu d'abord par la rivalitde Jean et d'Arthur son neveu. Celui-ci, fils de l'hritire de Bretagne et d'un frre de Jean, avait t ds sanaissance accept par les Bretons, comme un librateur et un vengeur. Ils l'avaient, malgr Henri II, baptis dunom national d'Arthur. Les Aquitains favorisaient sa cause. La vieille lonore seule tenait contre son

    petit-fils pour Jean son fils, pour l'unit de l'empire anglais que l'lvation d'Arthur aurait divis[64]. Arthuren effet faisait bon march de cette unit: il offrait au roi de France de lui cder la Normandie, pourvu qu'il etla Bretagne, le Maine, la Touraine, l'Anjou, le Poitou et l'Aquitaine. Jean et t rduit l'Angleterre. Philippeacceptait volontiers, mettait ses garnisons dans les meilleures places d'Arthur, et n'esprant pas s'y maintenir,il les dmolissait. Le neveu de Jean, trahi ainsi par son alli, se tourna de nouveau vers son oncle; puis revintau parti de la France, envahit le Poitou, et assigea sa grand'mre lonore dans Mirebeau. Ce n'tait paschose nouvelle dans cette race de voir les fils arms contre leurs parents. Cependant Jean vint au secours,dlivra sa mre, dfit Arthur, et le prit avec la plupart des grands seigneurs de son parti. Que devint leprisonnier? c'est ce qu'on n'a bien su jamais. Mathieu Pris prtend que Jean, qui l'avait bien trait d'abord, futalarm des menaces et de l'obstination du jeune Breton; Arthur disparut, dit-il, et Dieu veuille qu'il en (p.064) ait t autrement que ne le rapporte la malveillante renomme! Mais Arthur avait excit trop

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    d'esprances pour que l'imagination des peuples se soit rsigne cette incertitude. On assura que Jean l'avaitfait prir. On ajouta bientt qu'il l'avait tu de sa propre main. Le chapelain de Philippe-Auguste raconte,comme s'il l'et vu, que Jean prit Arthur dans un bateau, qu'il lui donna lui-mme deux coups de poignard, etle jeta dans la rivire, trois milles du chteau de Rouen[65]. Les Bretons rapprochaient de leur pays le lieude la scne; ils la plaaient prs de Cherbourg, au pied de ces falaises sinistres qui prsentent un prcipice toutle long de l'Ocan. Ainsi allait la tradition grandissant de dtails et d'intrt dramatique. Enfin, dans la pice

    de Shakespeare, Arthur est un tout jeune enfant sans dfense, dont les douces et innocentes paroles dsarmentle plus farouche assassin.

    Cet vnement plaait Philippe-Auguste dans la meilleure position. Il avait dj nourri contre Richard le bruitde ses liaisons avec les infidles, avec le Vieux de la Montagne; il avait pris des gardes pour se prserver deses missaires[66]. Il exploita contre Jean le bruit de la mort d'Arthur. Il se porta pour vengeur et pour juge ducrime. Il assigna Jean comparatre devant la cour des hauts barons de France, la cour des pairs, comme ondisait alors d'aprs les romans de (p. 065) Charlemagne. Dj il l'y avait appel pour se justifier d'avoir enlevau comte de la Marche, Isabelle de Lusignan. Jean demanda au moins un sauf-conduit. Il lui fut refus.Condamn sans tre entendu, il leva une arme en Angleterre et en Irlande, employant les dernires violencespour forcer les barons le suivre, jusqu' saisir les biens de ceux qui refusaient; d'autres, le septime de leurrevenu. Tout cela ne servit de rien. Ils s'assemblrent, mais une fois runis Portsmouth, ils firent dclarer parl'archevque Hubert qu'ils taient dcids ne point s'embarquer. Au fait, que leur importait cette guerre? Laplupart, quoique Normands d'origine, taient devenus trangers la Normandie. Ils ne se souciaient pas de sebattre pour fortifier leur roi contre eux, et le mettre mme de rduire ses sujets insulaires avec ceux ducontinent.

    Jean s'tait adress au pape, accusant Philippe d'avoir rompu la paix et viol ses serments. Innocent se portapour juge, non du fief, mais du pch[67]. Ses lgats ne dcidrent rien. Philippe s'empara de la Normandie(1204). Jean lui-mme avait dclar aux Normands qu'ils n'avaient aucun secours attendre. Il tait plong endsespr dans les plaisirs. Les envoys de Rouen le trouvrent jouant aux checs, et, avant de rpondre, ilvoulut achever sa partie. Il dnait tous les jours splendidement avec sa belle reine, et prolongeait le sommeil

    jusqu' l'heure du repas[68]. Cependant, (p. 066) s'il n'agissait point lui-mme, il ngociait avec les ennemis

    de l'glise et du roi de France. Il payait des subsides l'empereur Othon IV, son neveu; il s'entendait d'unepart avec les Flamands, de l'autre avec les seigneurs du midi de la France, et levait sa cour son autre neveu,fils du comte de Toulouse.

    Ce comte, le roi d'Aragon et le roi d'Angleterre, suzerains de tout le Midi, semblaient rconcilis aux dpensde l'glise; ils gardaient peine quelques mnagements extrieurs. Le danger tait immense de ce ct pourl'autorit ecclsiastique. Ce n'taient point des sectaires isols, mais une glise tout entire qui s'tait formecontre l'glise. Les biens du clerg taient partout envahis. Le nom mme de prtre tait une injure. Lesecclsiastiques n'osaient laisser voir leur tonsure en public[69]. Ceux qui se rsignaient porter la robeclricale, c'taient quelques serviteurs des nobles, auxquels ceux-ci la faisaient prendre, pour envahir sous leurnom quelque bnfice. Ds qu'un missionnaire catholique se hasardait prcher, il s'levait des cris de

    drision. La saintet, l'loquence, ne leur imposaient point. Ils avaient hu saint Bernard[70].

    La lutte tait imminente en 1200. L'glise hrtique tait organise; elle avait sa hirarchie, ses prtres, sesvques, son pape; leur concile gnral s'tait tenu Toulouse; cette ville et t sans doute leur Rome, (p.067) et son Capitole et remplac l'autre. L'glise nouvelle envoyait partout d'ardents missionnaires:l'innovation clatait dans les pays les plus loigns, les moins souponns, en Picardie, en Flandre, enAllemagne, en Angleterre, en Lombardie, en Toscane, aux portes de Rome, Viterbe. Les populations duNord voyaient parmi elles les soldats mercenaires, les routiers, pour la plupart au service d'Angleterre, ralisertout ce qu'on racontait de l'impit du Midi. Ils venaient partie du Brabant, partie de l'Aquitaine; le basqueMarcader tait l'un des principaux lieutenants de Richard Cur de Lion. Les montagnards du Midi, quiaujourd'hui descendent en France ou en Espagne pour gagner de l'argent par quelque petite industrie, en

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    faisaient autant au moyen ge, mais alors la seule industrie tait la guerre. Ils maltraitaient les prtres toutcomme les paysans, habillaient leurs femmes des vtements consacrs, battaient les clercs et leur faisaientchanter la messe par drision. C'tait encore un de leurs plaisirs de salir, de briser les images du Christ, de luicasser les bras et les jambes, de le traiter plus mal que les Juifs la Passion. Ces routiers taient chers auxprinces, prcisment cause de leur impit, qui les rendait insensibles aux censures ecclsiastiques. Uncharpentier, inspir de la Vierge Marie, forma l'association des capuchons pour l'extermination de ces bandes.

    Philippe-Auguste encouragea le peuple, fournit des troupes, et, en une seule fois, on en gorgea dix mille[71].

    Indpendamment (p. 068) des ravages des routiers du Midi, les croisades avaient jet des semences de haine.Ces grandes expditions, qui rapprochrent l'Orient et l'Occident, eurent aussi pour effet de rvler l'Europedu Nord celle du Midi. La dernire se prsenta l'autre sous l'aspect le plus choquant; esprit mercantile plusque chevaleresque, ddaigneuse opulence[72], lgance et lgret moqueuse, danses et costumes moresques,figures sarrasines. Les aliments mmes taient un sujet d'loignement entre les deux races; les mangeurs d'ail,d'huile et de figues, rappelaient aux croiss l'impuret du sang moresque et juif, et le Languedoc leur semblaitune autre Jude.

    L'glise du XIIIe sicle se fit une arme de ces antipathies de races pour retenir le Midi qui lui chappait. Elletransfra la croisade des infidles aux hrtiques. Les (p. 069) prdicateurs furent les mmes, les bndictinsde Cteaux.

    Plusieurs rformes avaient eu lieu dj dans l'institut de saint Benot; mais cet ordre tait tout un peuple; auXIe sicle, se forma un ordre dans l'ordre, une premire congrgation, la congrgation bndictine de Cluny.Le rsultat fut immense: il en sortit Grgoire VII. Ces rformateurs eurent pourtant bientt besoin d'unerforme[73]. Il s'en fit une en 1098, l'poque mme de la premire croisade. Cteaux s'leva ct de Cluny,toujours dans la riche et vineuse Bourgogne, le pays des grands prdicateurs, de Bossuet et de saint Bernard.Ceux-ci s'imposrent le travail, selon la rgle primitive de saint Benot, changrent seulement l'habit noir enhabit blanc, dclarrent qu'ils s'occuperaient uniquement de leur salut, et seraient soumis aux vques, dont lesautres moines tendaient toujours s'affranchir. Ainsi l'glise en pril resserrait sa hirarchie. Plus lesCisterciens se faisaient petits, plus ils grandirent et s'accrurent. Ils eurent jusqu' dix-huit cents maisons

    d'hommes et quatorze (p. 070) cents de femmes. L'abb de Cteaux tait appel l'abb des abbs. Ils taientdj si riches, vingt ans aprs leur institution, que l'austrit de saint Bernard s'en effraya; il s'enfuit enChampagne pour fonder Clairvaux. Les moines de Cteaux taient alors les seuls moines pour le peuple. Onles forait de monter en chaire et de prcher la croisade. Saint Bernard fut l'aptre de la seconde, et lelgislateur des templiers. Les ordres militaires d'Espagne et de Portugal, Saint-Jacques, Alcantara, Calatrava,et Avis, relevaient de Cteaux, et lui taient affilis. Les moines de Bourgogne tendaient ainsi leur influencespirituelle sur l'Espagne, tandis que les princes des deux Bourgognes lui donnaient des rois.

    Toute cette grandeur perdit Cteaux. Elle se trouva, pour la discipline, presque au niveau de la voluptueuseCluny. Celle-ci, du moins, avait de bonne heure affect la douceur et l'indulgence. Pierre le Vnrable y avaitreu, consol, enseveli Abailard. Mais Cteaux corrompue conserva, dans la richesse et le luxe, la duret de

    son institution primitive. Elle resta anime du gnie sanguinaire des croisades, et continua de prcher la foi enngligeant les uvres. Plus mme l'indignit des prdicateurs rendait leurs paroles vaines et striles, plus ilss'irritaient. Ils s'en prenaient du peu d'effet de leur loquence ceux qui sur leurs murs jugeaient leurdoctrine. Furieux d'impuissance, ils menaaient, ils damnaient, et le peuple n'en faisait que rire.

    Un jour que l'abb de Cteaux partait avec ses moines dans un magnifique appareil pour aller en Languedoc(p. 071) travailler la conversion des hrtiques, deux Castillans, qui revenaient de Rome, l'vque d'Osma etl'un de ses chanoines, le fameux saint Dominique, n'hsitrent point leur dire que ce luxe et cette pompedtruiraient l'effet de leurs discours: C'est pieds nus, dirent-ils, qu'il faut marcher contre les fils de l'orgueil;ils veulent des exemples, vous ne les rduirez point par des paroles. Les Cisterciens descendirent de leursmontures et suivirent les deux Espagnols.

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    Les Espagnols se mirent la tte de cette croisade spirituelle. Un Dourando d'Huesca, qui avait t Vaudoislui-mme, obtint d'Innocent III la permission de former une confrrie des pauvres catholiques, o pussententrer les pauvres de Lyon, les Vaudois. La croyance diffrait, mais l'extrieur tait le mme; mme costume,mme vie. On esprait que les catholiques, adoptant l'habit et les murs des Vaudois, les Vaudois prendraienten change les croyances des catholiques; enfin, que la forme emporterait le fond. Malheureusement le zlmissionnaire imita si bien les Vaudois, qu'il en devint suspect aux vques, et sa tentative charitable eut peu

    de succs.

    En mme temps, l'vque d'Osma et saint Dominique furent autoriss par le pape s'associer aux travaux desCisterciens. Ce Dominique, ce terrible fondateur de l'inquisition, tait un noble Castillan[74]. Personne n'eut(p. 072) plus que lui le don des larmes qui s'allie si souvent au fanatisme[75]. Lorsqu'il tudiait Palencia, unegrande famine rgnant dans la ville, il vendit tout, et jusqu' ses livres, pour secourir les pauvres.

    L'vque d'Osma venait de rformer son chapitre d'aprs la rgle de saint Augustin; Dominique y entra.Plusieurs missions l'ayant conduit en France, la suite de l'vque d'Osma, il vit avec une piti profonde tantd'mes qui se perdaient chaque jour. Il y avait tel chteau, en Languedoc, o l'on n'avait pas communi depuistrente ans[76]. Les petits enfants mouraient sans baptme. La nuit d'ignorance couvrait ce pays, et les btesde la fort du diable s'y promenaient librement[77].

    D'abord l'vque d'Osma, sachant que la pauvre noblesse confiait l'ducation de ses filles aux hrtiques,fonda un monastre prs Montral pour les soustraire ce danger. Saint Dominique donna tout ce qu'ilpossdait; et entendant dire une femme que si elle quittait les Albigeois elle se trouverait sans ressources, ilvoulait se vendre comme esclave, pour avoir de quoi rendre encore cette me Dieu.

    Tout (p. 073) ce zle tait inutile. Aucune puissance d'loquence ou de logique n'et suffi pour arrter l'lan dela libert de penser; d'ailleurs, l'alliance odieuse des moines de Cteaux tait tout crdit aux paroles de saintDominique. Il fut mme oblig de conseiller l'un d'eux, Pierre de Castelnau, de s'loigner quelque temps duLanguedoc: les habitants l'auraient tu. Pour lui ils ne mirent point les mains sur sa personne; ils secontentaient de lui jeter de la boue; ils lui attachaient, dit un de ses biographes, de la paille derrire le dos.

    L'vque d'Osma leva les mains au ciel, et s'cria: Seigneur, abaiss