gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · revue de géographie de...

25
Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe Pelletier Citer ce document / Cite this document : Pelletier Philippe. Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon). In: Revue de géographie de Lyon, vol. 58, n°3, 1983. pp. 235-257; doi : 10.3406/geoca.1983.4001 http://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1983_num_58_3_4001 Document généré le 23/03/2016

Upload: others

Post on 21-Sep-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

Revue de géographie de Lyon

Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara(Japon)Philippe Pelletier

Citer ce document / Cite this document :

Pelletier Philippe. Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon). In: Revue de géographie de

Lyon, vol. 58, n°3, 1983. pp. 235-257;

doi : 10.3406/geoca.1983.4001

http://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1983_num_58_3_4001

Document généré le 23/03/2016

Page 2: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

AbstractThe traditional landscape of Nara Basin, archetypical of the Japanese conception of space, is shapedby a development of hydraulics. The relative « water-deficiency » due to middling hydrologicalconditions but made worse by population growth, had from old times created a paddy-field irrigationsystem which was particulary complex and complicated, even for Japan. After the war, thedevelopment of the Yoshino-river, which is near the Nara Basin, was to ruin this collective organizationby permitting an abundant, free and individual irrigation ; by this rural destructuration it takes part in theHigh-Growth in the Nara Basin. The water of the Yoshino river will not be retrieved by theindustrialization but partially recevered by the ever-growing urbanization, while the agricultureparadoxically requires more in its struggle for higher productivity . Hydraulics shaping the new spatiallogics or maintening the old ones remains one of the fundamental elements of landscape production inthe Nara Basin.

要約y ut. -е If ni о) #л s , ? % - ít t t f * ; . &■} &■ tš t LI £ jf

RésuméLe paysage traditionnel du Bassin de Nara, archétype de la conception japonaise de l'espace, estfaçonné par l'aménagement de l'hydraulique. Le « manque d'eau » relatif dû à des conditionshydrologiques moyennes mais aggravées par une démographie importante, a créé depuis l'Antiquitéun système d'irrigation rizicole particulièrement achevé et complexe, même pour le Japon. Après laguerre, l'aménagement de la Yoshino-gawa proche du Bassin ruinera cette organisation collective enpermettant une irrigation abondante, libre et individuelle ; par cette déstructuration rurale, il participerafinalement à la Haute-Croissance dans le Bassin de Nara. Les eaux de la Yoshino-gawa ne seront pasdétournées par l'industrie mais partiellement récupérées par l'urbanisation toujours croissante, tandisque l'agriculture en réclamera paradoxalement davantage dans sa course à la productivité.L'hydraulique qui guide les nouvelles logiques spatiales ou qui maintient les anciennes reste l'un deséléments fondamentaux de la production paysagère dans le Bassin de Nara.

Page 3: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

Revue de Géographie de Lyon, 1983/3

GESTION DE L'EAU ET PRODUCTION DU PAYSAGE

DANS LE BASSIN DE NARA (JAPON)

par Philippe Pelletier

L'organisation traditionnelle de l'espace dans l'Asie orientale, fondée sur la maîtrise de l'eau et la riziculture intensive est remise en cause par l'actuelle organisation fondée sur la ville et l'industrie. Savoir s'il y a substitution d'une logique spatiale à une autre ou possibilité d'adaptation sans rupture de la tradition ? La question se pose avec une acuité toute particulière au Japon, où elle n'a cependant pas donné lieu à la formulation de thèses bien arrêtées. Nous vous proposons de traiter le problème dans le cadre du Bassin de Nara, espace de référence précieux puisqu'il correspond au cœur historique du Japon, que les ressources hydrauliques y sont mesurées et que les effets de la Haute Croissance y ont été particulièrement marqués en raison de la proximité — à une trentaine de kilomètres — d'Osaka.

Le problème peut être appréhendé à partir de la notion de paysage, compris comme la forme d'organisation de l'espace et saisi sous son double aspect objectif, c'est-à-dire les éléments physiques, ici ceux de l'hydraulique, mais aussi sous son côté subjectif, ici la place accordée à cette hydraulique dans les esprits et les habitudes des habitants du Bassin de Nara. Dans cette perspective, seront successivement analysés dans le Bassin de Nara : l'eau et les fondements du paysage, la structure traditionnelle de l'irrigation puis l'hydraulique et la Haute-Croissance.

L'EAU ET LES FONDEMENTS DU PAYSAGE

Dans son livre « le paysage du Bassin de Nara et ses vicissitudes » (1), le géographe japonais Senda Masayoshi évoque dans son introduction intitulée « le paysage, qu'est-ce que c'est ? » un ancien géographe japonais célèbre, Shiga Shigetaka (1863-1927).

Page 4: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

236 PHILIPPE PELLETIER

L'eau et la notion de paysage

Shiga, auteur d'un ouvrage connu, le « Nippon fûkei-ron » (« Des paysages nippons», 1894), son livre principal, avait une approche très émotionnelle et esthétisante des paysages japonais et pour expliquer la qualité de ceux-ci, il faisait appel à la « force de la nature» (shizen no eityoku), essentiellement celle de l'eau : pluviométrie, érosion alluviale, la mer, etc. Il considérait le paysage comme l'harmonie entre la force naturelle de la terre et celle de l'eau. Au-delà de certains caractères vieillots, l'insistance mise sur l'importance de l'hydrologie et de ses facteurs dynamiques, violence de l'érosion, rôle des courants ou de la vapeur d'eau, avait un caractère novateur et précurseur (2).

Senda reprend les idées de Shiga, traduit l'harmonie de la terre et de l'eau par shizen keikan (paysage naturel), y ajoute imméditament la notion de bunka keikan (paysage culturel) dont, la combinaison dynamique forme le paysage « tout court », et explique que dans le cas du Bassin de Nara l'eau est l'élément fondamental de l'évolution du paysage, car à la fois élément naturel originel et élément culturel, géré par l'homme.

L'importance de l'eau est implicite dans la notion de fûdo, extrêmement employée à propos du Bassin de Nara, que l'on peut rapprocher de la signification qu'avait autrefois le mot de climat en français et dont on peut dire succinctement qu'elle est aux sens en général ce que le paysage est à la vue. Dans le mot fûdo, il y a terre (do) et vent (/û), le vent qui apporte la pluie, l'élément fû que l'on retrouve dans 1 un des multiples mots japonais qui peuvent traduire dans des nuances diverses l'équivalent français de paysage : celui de fûkei, traditionnellement employé. Les éléments naturels apparaissent clairement dans les notions géographiques japonaises, beaucoup plus qu'en Europe, par exemple. Ceci révèle à la fois la marque profonde du milieu sur le peuple japonais, son fameux attachement à la nature, et, aussi, en retour, la marque que celui-ci peut porter sur son environnement ainsi que l'idée qu'il peut s'en faire.

Cette interaction est caractéristique dans le Bassin de Nara avec les rapports entre modalités physiques du climat, développement de la riziculture et organisation de l'espace.

Les conditions hydrologiques

Les géographes qualifient de « peu de précipitations » ou même de « extrêmement sec » un climat local qui apparaîtrait comme autrement humide pour une région française, par exemple : 1 400 mm de précipitations moyennes annuelles dans le Bassin de Nara contre 530 mm à Paris. Cette relative faiblesse est due à une localisation en zone orientale de la Mer Intérieure, caractérisée par un climat plus sec par « effet de couloir », et au site de Bassin.

On considère qu'une moyenne de 1 000 mm/an de précipitations est suffisante pour la riziculture ; le surplus est donc à la merci d'autres facteurs dans le Bassin de Nara, sous réserve d'une bonne distribution saisonnière. Or, les pluies surviennent localement en juin-juillet, pendant la saison des

Page 5: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 237

pluies, et en septembre-octobre, pendant la saison des typhons, tandis que l'été reste très sec au moment où le riz à besoin d'un maximum d'eau pour achever sa croissance. En outre, elles sont très irrégulières d'une année à l'autre : il peut y avoir tantôt des pluies diluviennes, tantôt des précipitations très faibles et même des sécheresses accentuées, surtout en été. Enfin, l'hydrographie est exclusivement endogène — ■ le Bassin de Nara correspond exactement au bassin versant de la Yamato-gawa et de ses affluents amont — et elle est donc, de fait, assez mal alimentée. Ainsi la Yoshino-gawa qui prend sa source dans les montagnes de la péninsule de Kii, là où sont enregistrés les maxima pluviométriques de tout le Japon (5 186 mm de moyenne annuelle entre 1941 et 1970 au mont Odaigaharayama), et qui passe, abondante et régulière, à une quinzaine de km au Sud du Bassin de Nara et de sa sécheresse, juste séparée par la chaîne du Ryûmon (904 m), sera toujours l'objet de convoitise des riziculteurs situés de part et d'autre. Son double toponyme reflète bien ces tentatives d'appropriation : Yoshino-gawa pour ceux du Bassin de Nara, Ki-no-kawa pour ceux de son bassin versant proprement dit, la plaine aval de Wakayama en particulier.

La nappe phréatique du bassin est abondante mais assez profonde et difficilement exploitable sans moyens techniques modernes.

La riziculture n'a donc pas été favorisée dans le Bassin de Nara, dont c'est l'une des caractéristiques quant au fûdo, connu sous le nom de « pays au peu de pluie », et autres proverbes. A cet égard, les géographes japonais n'ont fait que traduire le sentiment local. Depuis des siècles, les agriculteurs du Bassin redoutent les deux fléaux de kanson-suison : kanson, la sécheresse, en particulier celle de l'été, suison, l'inondation provoquée par les fortes pluies à la confluence centrale des rivières.

A cause du manque d'eau, la riziculture dans le Bassin de Nara est un formidable pari humain, voire une aberration puisque les seuls éléments physiques favorables sont une topographie plane et des sols fertiles. Mais le manque d'eau peut aussi être relativisé dans la mesure où il est le fait d'une forte densité démographique : à climat égal et population moindre, la situation serait bien évidemment différente. Mais cela, les géographes japonais ne l'ont pas clairement rappelé et ont présenté le climat local comme étant intrinsèquement sec. Ce décalage entre les données naturelles et les activités humaines, d'une part, et leur représentation culturelle, d'autre part, demeure l'une des caractéristiques du Japon : on a beaucoup parlé de l'inadaptation hivernale de la maison traditionnelle, on peut rappeler, en poursuivant l'exemple de la riziculture, les efforts agronomiques et socio-économiques pour acclimater cette céréale dans le nordique Hokkaidô.

Historique de l'irrigation et de l'organisation spatiale

La maîtrise de l'eau sera donc la dynamique endogène fondamentale de l'organisation spatiale dans le Bassin de Nara. Maîtrise de l'eau-riziculture signifient maîtrise de la plaine dont l'occupation s'amplifiera historiquement en éloignant à mesure les lieux de civilisation des montagnes, une évolution du paysage résumée par le triptyque ike-jôri-kofun.

Tandis que le kofun, tumulus, n'est rien d'autre qu'une symbolique de

Page 6: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

238 PHILIPPE PELLETIER

la montagne originelle transposée dans la plaine, le jôri consacre l'occupation rizicole de cette plaine en opposition à la montagne boisée, binôme essentiel de la conception japonaise de l'espace, et ike l'étang, le développement de l'irrigation, à travers le jôri devient le symbole de la lutte contre la sécheresse. L'implantation du système jôri dans le Bassin de Nara culmine au VIIe siècle ; autant qu'une réforme agraire, il est une rationalisation agronomique et en particulier hydraulique : les cours des rivières sont modifiés et les canaux creusés en fonction du parcellaire quadrillé, les tame-ike (étang-réservoir) sont répartis avec régularité dans les cases de ce parcellaire, dans des dimensions typées, en général / chô de côté, ou un sur deux, unité de surface qui correspond au tsubo traditionnel, l'une des sous-divisions du jôri, d'où l'appellation de tsubo-ike (étang-tsubo). La création de tame-ike se poursuivra au cours de toutes les époques, caractérisant ainsi le type de gestion hydraulique et donnant sa marque au paysage du Bassin de Nara qui sera connu comme un « paysage d'étangs » {tame-ike no keikan).

Le développement de la riziculture et de l'irrigation dans le Bassin de Nara sera une constante recherche de ressources en eau. La lutte pour l'eau a été extrême, totale, impitoyable, telle qu'elle apparaît encore aujourd'hui dans l'imagination collective du Yamato dont un dicton raconte que ses paysans ont la réputation « d'économiser jusqu'à la moindre goutte d'eau » (3).

Au cours de la période féodale entrecoupée de guerres et de révoltes, chacun cherche à se défendre et à se regrouper : apparaissent alors des villages serrés entourés d'enceintes ou de fossés remplis d'eau, les kangô-sonraku (village-fossé), fossés qui seront aussi utliisés pour l'irrigation et qui perdront leur fonction défensive au cours de l'ère Edo (1600-1868). 295 kangô-sonraku ont gardé leur forme jusqu'à aujourd'hui et caractérisent encore le paysage (4).

Les ères moderne (Edo, xvne et xvnie s.) et contemporaine (Meiji, Taishô et Shôwa, xixe et xxe s.) sont marquées par un même mouvement de fond : une croissance démographique qui confronte la majorité paysanne du Bassin au double problème du manque d'eau et du manque d'espace. On sait que « le fonctionnement et le développement du système agricole japonais exigeaient moins une extension dans l'espace qu'une intensification des investissements, travail et capital» (5). Le Bassin de Nara n'échappe pas à cette logique qui se traduit ici par le phénomène des bunson, « villages séparés » créés par des branches cadettes d'une communauté-mère, et l'accroissement de la productivité par la « méthode de rotation des rizières et des champs » (tahata rinkan soshiki), alternance et multiplication des cultures sur une même surface. Cette solution agronomique cherche à diminuer les besoins en eau par la progagation de cultures sèches dont le caractère commercial, non spécifiquement nourricier, est à la fois cause et conséquence d'une préindustrialisation : ainsi, la culture du « coton du Yamato » voit-elle son essor lié à celui d'une industrie textile locale, bientôt contrôlée par la bourgeoisie marchande de Osaka qui l'encourage en offrant aux paysans un meilleur rapport financier que la riziculture. En fait, plus que la croissance démographique, ce sont les intérêts bourgeois, marchands et citadins qui créent cette « dérizi- fication » et ce palliatif au manque d'irrigation, traduit directement dans le paysage par la transformation des rizières en champs.

D'après l'exemple du Bassin de Nara, il apparaît que la révolution industrielle contemporaine de Meiji a bel et bien été précédée d'une révolution agricole d'une ampleur aussi importante qu'en Occident à la même époque

Page 7: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 239

et d'un protocapitalisme, ce qui va à l'encontre de certaines thèses sur l'histoire japonaise.

A partir de 1ère Meiji, le pouvoir étatique moderne se développe, grâce, en particulier, à la mise en place du système communal chôson, lequel désintègre certains éléments de la structure féodale par l'instauration des maires, d'une administration moderne, le regroupement des communes (1 594 en 1887, 154 à la fin du xix" siècle dans le Bassin de Nara) ou la poursuite de la vente des biens communaux entamée au cours de l'ère Edo, mais qui en intègre également d'autres, tels que les coutumes d'irrigation et les hiérarchies qui les contrôlent. Ainsi, les miijaza, assemblées villageoises chargées de la célébration des fêtes shinto mais qui règlent en fait tout le fonctionnement du village et en particulier l'irrigation, sont préservées et sont l'enjeu des luttes de pouvoir. « Ce sont pratiquement l'eau dans le Bassin de Nara et la forêt dans le Yoshino qui ont maintenu le système villageois traditionnel » écrit un géographe japonais (6). Il s'agit précisément des deux éléments fondamentaux du fûdo régional.

Parallèlement, la masse paysanne doit faire face à un accroissement démographique et à une oppression socio-économique menée par une classe de propriétaires fonciers oligarchiques et parasitaires, ce qui provoque des difficultés dans sa gestion de l'eau et de la terre ; elle se tourne à la fois vers une solution économique et vers une solution sociale : c'est « l'Etape Nara », caractérisée par la recherche d'une intensification de la production pour satisfaire les besoins vitaux et créer un surproduit. Pour cela, l'approvisionnement en eau reste crucial mais toute politique qui viserait à accroître, sans même parler de partager équitablement, les ressources en eau par de grands travaux, est bloquée par ceux qui sont favorables au statu-quo d'autant qu'ils ne se privent pas de jouer sur les contradictions des antiques structures d'irrigation. La so-ution est trouvée dans l'utilisation poussée de la traditionnelle méthode de rotation des cultures avec l'introduction de nouvelles cultures commerciales (la pastèque qui remplacera le coton à l'ère Taishô) qui participent à l'économie de marché. Les rendements, la productivité et la production du riz comme des autres cultures atteignent à l'ère Taishô, le point culminant de Nara dankai, des taux remarquables. Mais, simultanément, l'exploitation des paysans, symbolisée par un accroissement considérable du taux de fermage qui passe de 32 % en 1883 à 47,8 % en 1924, pousse ceux-ci à la révolte et à l'agitation sociale, en particulier à l'occasion des sécheresses, qui se greffent au « Mouvement d'horizontalisation sociale » pour l'émancipation des buta- kumin (parias).

Avec le déclin du coton qui entraîne une rizification au début du xxc siècle, les besoins en eau s'accroissent et on creuse de nouveaux étangs ou des puits profonds. Après les grandes sécheresses de l'ère Taishô et les révoltes subséquentes, l'Etat et la Préfecture essaient de relancer les vieux projets d'utilisation de la Yoshino-gawa toute proche, mais en vain. Ils ne réalisent que des réformes ponctuelles qui ne remettent pas en cause les structures inégalitaires (7). La Préfecture lance finalement la construction de trois grands tame-ike dans les versants montagneux du Bassin, dont un seul est terminé avant la guerre, celui de Shirakawa (1926-33, 554 ha irrigués) et les deux autres après seulement: Kurahashi (1939-60, 2 000 ha irrigués) et Ikaruga (1945-47, 543 ha irrigués). L'utilisation des eaux souterraines s'améliore grâce aux progrès techniques (forage, pompage, etc.).

Page 8: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

240 PHILIPPE PELLETIER

Jusqu'à la Haute-Croissance et y compris au cours de la première révo- lution industrielle, le paysage du Bassin de Nara a évolué en fonction « d'une relation mutuelle entre un fort attachement de l'homme pour l'agriculture ec une spécificité des conditions naturelles, c'est-à-dire le problème des précipitations », comme le note Senda (8). La maîtrise de l'eau est bien l'expression de cette relation mutuelle, véritable identification des éléments naturels et des traits culturels en un même lieu, le [ûdo du Yamato ; elle se traduit par une forte organisation et des coutumes précises (autre élément du [ûdo) qui, malgré les vicissitudes historiques, restent pratiquement intactes jusqu à la Haute-Croissance : elles imprègnent l'organisation de l'espace, elles sont le ciment du paysage, d'où leur position-clef dans la période actuelle.

Leurs principaux traits ont été examinés à travers l'évolution des tendances spatiales ou des rapports sociaux, il faut maintenant en voir leur fonctionnement : une géographie des coutumes d'irrigation, en quelque sorte.

STRUCTURES TRADITIONNELLES DE L'IRRIGATION

A cause des multiples facteurs naturels et socio-économiques imbriqués dans l'espace et dans le temps, l'irrigation dans le Bassin de Nara est. d'une extrême complexité, devenue caractéristique de la région.

Complexité

Les ressources en eau sont au nombre de quatre : étangs-réservoirs [tame- ike), cours d'eau, eaux souterraines et précipitations directes. Elles sont utilisées séparément ou ensemble (16 combinaisons réalisables et... réalisées), soit l'irrigation indépendante, soit l'irrigation combinée.

La gestion de ces ressources en eau est de trois types : — publique (par l'Etat, une collectivité locale, un organisme régional, etc.) ; — individuelle (privée, par un exploitant) ; — communautaire (par un ou plusieurs villages, gestion indépendante ou par

groupes). Les droits d'irrigation et les coutumes qui établissent l'ordre entre les

utilisateurs, tant dans la gestion que dans la constitution des ressources sont de quatre types.

Avant même d'analyser ces éléments, on a déjà idée de la complexité de l'irrigation dans le Bassin de Nara, surtout si l'on précise que chacun d'entre eux peut se combiner, d'un domaine à l'autre mais aussi à l'intérieur d'un même domaine, et varier dans l'espace et dans le temps (annuel et interannuel), suivant les conditions naturelles, l'évolution du système avec l'héritage de ses pesanteurs, la nature de l'irrigation (drainage ou irrigation proprement dite)...

Page 9: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 241

Par exemple : un village peut avoir à la fois une gestion indépendante et communautaire, et pour celle-ci appartenir à deux, voire trois groupes d'irrigation différents, lesquels peuvent concerner soit le drainage, soit l'irrigation, soit les deux... Dans le temps, au cours d'une année, les situations les plus complexes ont lieu en été, au moment des grandes sécheresses, lorsque tous les riziculteurs essaient de s'approprier ou de partager les maigres ressources en eau : tous les méandres des structures d irrigation se déploient alors dans toute leur étendue. Et ne parlons pas des variétés d'assolement, des détails techniques, etc.

Complexité, tel est bien le mot qui revient presqu'à toutes les lignes dans les études consacrées à l'irrigation dans le Bassin de Nara. Spatialement, cette complexité se traduit par des hétérogénéités intra-régionales, mais elle respecte un module commun qui permet des analyses comparatives : la communauté villageoise, le buráku, élément de base de la structure rurale japonaise traditionnelle. Pour Horiuchi Shigetaka, géographe spécialiste de l'irrigation dans le Bassin de Nara, « la situation réelle de l'irrigation est le reflet direct de la nature et de l'histoire du village, elle est sa caractéristique » (9). «On observe aussi entre les villages des relations mutuelles dans un même système, qui dépendent de coutumes d'irrigation complexes. L'étude de ces liens axée sur la composition des ressources en eau de chaque village et complétée par les caractéristiques régionales, je l'appelle ' étude villageoise ' ». Pour Horiuchi, le village « forme une communauté d'irrigation ; c'est une unité de structure de l'irrigation ».

Sauf exception signalée, le nombre total de villages pris en considération ci-dessous est de 478, soit la quasi-totalité de ceux de la plaine proprement dite du Yamato d'avant la Haute-Croissance.

Les ressources en eau

« La composition des ressources en eau dans le village correspond à la structure de l'irrigation du finage entier. Dans le Bassin de Nara, où la notion de finage est très forte, le terroir, l'eau et la force de travail forment un système étroit, la base de la structure de production agricole » (Horiuchi, ib. ) .

L'hydrographie endogène étant faible, l'irrigation par cours d'eau se situe là où ceux-ci sont les mieux alimentés : dans leur zone amont, d'abord, c'est-à-dire sur le pourtour du Bassin, en piémont, et dans les zones basses de confluence ensuite, non sans problèmes lorsque les villages amont se sont déjà servis, en particulier lors des sécheresses. Dans ce rapport amont-aval domine la région du Sud-Est qui bénéficie du cours parallèle de certaines des plus importantes rivières (Hase-gawa et Tera-gawa). L'eau des cours d'eau est. récupérée par les iseki, petits barrages-dérivations, typiques du Yamato, remontant parfois jusqu'à l'Antiquité, pouvant irriguer de 20 à 300 ha chacun. Les paysans installent des iseki partout, y compris sur les plus petits cours d'eau, à intervalles serrés, tous les 100 m quelquefois, et lorsque tous les réservoirs sont pleins, le paysage du Bassin de Nara ressemble au début de l'été à un gigantesque miroir, scintillement au reflet du soleil, morcellement de petits lacs, de tame-ike et de rizières inondées, caractéristique même au Japon. Un paysage paradoxal car le pays ne semble jamais aussi humide alors que c'est peut-être déjà la sécheresse !

Page 10: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

242 PHILIPPE PELLETIER

Les tame-ike sont typiques du Bassin de Nara, où l'estimation de leur nombre varie de 5 000 à 6 000. C'est l'une des plus importantes régions de tame-ike du Japon, avec Kagawa-ken ou Hyôgo-ken. Mais à la différence de Kagawa-ken, par exemple, les tame-ike du Yamato sont très petits, à cause du jôri. La surface totale des tame-ike est d'environ 1 570 ha, soit une moyenne de 26 a par étang ; la surface irriguée moyenne est de 2,7 ha par étang, soit environ 12 fois la surface totale d'eau des tame-ike. Leur profondeur moyenne est faible, 2,60 m, d'où l'autre appellation typique avec celle de tsubo-ike, celle de Yamato no sara-ike, « étang-soucoupe du Yamato ». Elle est due aux petites quantités d'eau fournies par les rivières pour de petits réservoirs. La densité moyenne des tame-ike est de 7 au km2, mais elle atteint le nombre record de 180 au km2 dans les collines d'Umami.

L'utilisation des eaux souterraines est ancienne au Japon, mais elle est surtout considérée comme une source d'appoint pour la riziculture. Dans le Bassin de Nara, elle est la ressource en eau potable depuis l'Antiquité puis elle évolue progressivement dans le sens d'une utilisation agricole avec les progrès techniques du forage et l'extension contemporaine des besoins en irrigation, mais toujours comme source d'appoint, en particulier dans le temps, au moment des sécheresses, excepté quelques localisations. A ce titre, on peut dire que comparativement aux cours d'eau ou aux tame-lke, l'utilisation des eaux souterraines vient en dernier, tant dans le temps (annuel ou séculaire) que dans l'ordre d'importance. En 1965, elle concerne au plus 1 800 ha. Dans les régions de piémont et d'éventails alluviaux, en particulier dans le Sud- Ouest du Bassin, on remarque la fréquence des yoko-ido, boyaux d'un mètre de diamètre s'enfonçant horizontalement jusqu'à 100 m pour capter l'eau d'amont par résurgence, construits surtout au xixe siècle mais aujourd'hui progressivement abandonnés.

Les 203 villages d'avant la Haute-Croissance qui n'utilisent qu'une seule ressource en eau représentent 42,5 % des villages ; c'est un nombre considérable pour des conditions hydrauliques difficiles, explicable par le double rapport origine de l'eau et conditions locales : les zones à utilisation unique se situent logiquement là où les ressources sont les plus abondantes, sur le pourtour du Bassin, à l'amont du bassin versant, soit principalement les tame-ike (36 % du total, 86,2 % des 203 villages).

Unique ou combinée avec d'autres ressources en eau, souvent les rivières, l'utilisation des tame-ike est d'une manière générale dominante puisque 89,6 % des villages l'utilisent. Mais il y a une véritable interdépendance entre toutes les ressources, tant dans la gestion rizicole proprement dite (on utilise les rivières quand les précipitations sont abondantes, les tame-ike lors des sécheresses) que dans la relation physique (les tame-ike sont généralement ravitaillés par des rivières). C'est l'irrigation combinée (renkei kangai).

La structure de gestion

Le village gère lui-même sa ou ses ressources : seul, en gestion indépendante ou en collaboration avec d'autres villages, pas forcément voisins au demeurant, en gestion de groupe.

La gestion indépendante est surtout le fait des villages à ressource abondante, c'est-à-dire unique, laquelle leur garantit cette indépendance, en

Page 11: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

S5 *

•5 -G

1 -h

Page 12: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

244 ■ PHILIPPE PELLETIER

particulier celle des tame-ike. En conséquence, la sphère des deux types de villages se recouvre à peu près ; on compte 150 villages à gestion indépendante, soit un peu moins que les 203 villages à ressource en eau unique, la différence concernant surtout l'irrigation par cours d'eau. La plupart des 150 villages, surtout les moins peuplés, ont une même personne pour les responsabilités administratives (maire ou délégué) et les responsabilités d'irrigation.

Inversement, la sphère des villages à gestion de groupe s'inclue dans celle des villages à ressources en eau multiples, pour tout ou partie de ces ressources. L'existence des groupes d'irrigation correspond à la volonté des villages désireux ou contraints, soit socialement, soit matériellement, de résoudre ensemble leurs problèmes d'hydraulique, dans une optique de rationalisation et d'efficacité. On distingue les groupes d'irrigation de drainage (haisui) et ceux d'irrigation proprement dite {kangai), les seconds étant les plus nombreux dans le Bassin de Nara où ils sont appelés gô, ikegô ou idegô.

Plus de 75 % des villages du Bassin d'avant la Haute-Croissance appartiennent aux idegô — 96 groupes comprenant 286 villages, soit déjà la moitié de tous les villages et deux villages en moyenne par idegô — et aux ikegô — 40 groupes comprenant 122 villages, soit le quart de tous les villages et trois villages en moyenne par ikegô. Mais comme ils peuvent appartenir à la fois aux uns et aux autres types de groupe, le nombre total des villages à gestion de groupe est faussé ; du moins cela montre-t-il l'ampleur du phénomène. Pour Horiuchi, il est clair que la gestion de groupe constitue la base même de l'irrigation agricole dans le Bassin de Nara.

Les idegô sont liés à la gestion des iseki, c'est-à-dire des rivières, et les ikegô à celle des étangs, comme l'indique leur etymologie. La tendance à la gestion indépendante des tame-ike, ressource unique ou non, explique le plus grand nombre â'idegô par rapport aux ikegô. Les ikegô se prêtent d'ailleurs à une gestion plus individualiste puisque le remplissage des étangs est plus étalé dans le temps et dépend moins des conditions météorologiques que les rivières pour les idegô.

Les idegô se localisent essentiellement (75 groupes, 80 % de l'ensemble) dans la partie sud du Bassin, là bien sûr où les rivières sont les plus nombreuses, en particulier le long de la Tera-gawa (47 groupes, 40 % des idegô). Les ikegô se répartissent davantage sur l'ensemble du Bassin, conformément à l'essaimage général des tame-ike.

Les trois quarts des groupes d'irrigation comprennent de deux à trois villages en moyenne. Les surfaces irriguées par les groupes sont en moyenne faibles : une soixantaine d'hectares pour les idegô, une cinquantaine pour les ikegô, à cause du morcellement des ressources.

Les groupes d'irrigation ne sont pas quelque chose de fixé pour l'éternité : passant par une longue histoire, ils ont connu de nombreuses modifications dans l'assemblage des villages ou dans les surfaces qu'ils irriguent, à la suite de changements dans les structures de production, d'utilisation du sol, du développement des ressources en eau ou des transports. Le machinisme à partir de Shôwa et la construction de grands tame-ike ou les projets de réformes foncières à partir de Taishô apportent les premiers grands bouleversements.

A cet ensemble de ressources en eau et de types de gestion complexes

Page 13: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

ÉCONOMIE

ET HUMANISME 14, Rue Antoine-Dumont 69372 LYON CEDEX 08 TéL (7) 861 - 32 - 23 LE BASSIN DE NARA 245

correspondent des relations socio-économiques tout aussi complexes. Les liens de dépendance et d'interdépendance réalisés géographiquement et historiquement créent une hiérarchie très forte, à plusieurs niveaux : entre les paysans, c'est-à-dire à l'intérieur d'une même communauté villageoise, entre les villages, c'est-à-dire entre villages indépendants ou villages d'un même groupe d'irrigation, et entre les groupes d'irrigation. Au rapport dirigeant-dirigé corespond globalement la localisation amont-aval. La distribution de l'eau matérialise littéralement les hiérarchies, par la quantité d'eau distribuée et par le moment choisi, le « tour », l'ordre. Si l'approvisionnement est plus facile à mener collectivement, les tensions et les problèmes surgissent en définitive au moment crucial de la distribution, lorsque l'exploitant va enfin pouvoir bénéficier de l'eau pour sa parcelle. Qui ? quand ? combien ?

La hiérarchisation, aussi minutieuse que rigoureuse, s'applique à y répondre, établie par des coutumes qui consacrent un véritable ordre de l'irrigation. Cet ordre n'est pas pour autant immuable : il est le résultat du jeu des rapports de force, il évolue avec eux. Il arrive ainsi que des villages aval aient prise sur des villages amont qui pourtant les ravitaillent en eau, que le village possesseur d'un étang n'en ait pas la véritable gestion, etc. C'est le mouvement même des conditions géographiques et historiques.

A l'intérieur des villages, le contrôle de l'ordre d'irrigation ressortit à quatre grands types : — les cultivateurs peuvent tirer l'eau individuellement ; — la répartition dépend de personnes précises ; — les droits d'irrigation sont morcelés entre individus ; — la répartition s'effectue suivant le système mizuoya-mizuko (les mizuoya,

mot à mot « les parents d'eau », sont des groupes de personnes qui en dominent d'autres, les mizuko, mot à mot « les enfants d'eau », suivant le rapport patriarcal japonais).

Dans le Bassin de Nara, les premier et deuxième types sont les plus courants ; à ce propos, il faut rectifier l'affirmation erronée selon laquelle les mizuoya forment le type dominant, transmise par Trewartha d'après généralisation, semble-t-il, d'un article japonais consacré à ce point spécifique et original.

Au-delà des rapports intra-villageois existent des rapports inter-villageois ; particulièrement achevés dans le cas des groupes d'irrigation, qui ont par définition un fonctionnement intercommunautaire, ils ne se limitent néanmoins pas à ceux-ci. En témoigne la coutume de seisui qui s'établit aussi bien entre villages à gestion indépendante que de groupe, et même entre individus, bien que plus rarement, Le seisui est une demande de prêt exceptionnel d'eau lors d'une sécheresse ou d'un manque. En reconnaissance de ce prêt, on paie une somme appropriée, appelée jôrei (honoraires fixés).

Les groupes d'irrigation ont une structure très hiérarchisée à l'intérieur ; iî y a un leadership, appelé « haute responsabilité », assuré tantôt en permanence par un même village, tantôt par un système de roulement entre les villages. Un comité d'irrigation, système de délibération, régule l'ensemble. La « haute responsabilité » fait du village qui la détient le village nodal du groupe d'irrigation, le garant du degré d'union entre les communautés. Le

Page 14: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

246 PHILIPPE PELLETIER

village nouveau venu dans le groupe doit s'y plier, non sans difficulté. Pour la quantité d'eau à répartir, de travail à fournir ou les coûts à établir, on passe entre chaque village d'un même groupe d'irrigation de rapports égali- taires à des rapports très injustes, ce qui ajoute à la complexité du système et qui semblent inhérents à la société d'irrigation où le rapport habituel droits- devoirs, supposant une réciprocité, ne joue plus. Horiuchi souligne l'existence de véritables «classes villageoises» (10).

Les hiérarchies existantes dans la société d'irrigation du Bassin de Nara sont bien des rapports de classe hérités de l'histoire : les relations inégalitaires qu'imposent ceux qui ont le pouvoir socio-économique, par le biais de la propriété foncière ou des droits d'irrigation, sont les témoignages de la société féodale. Ces hiérarchies sont traduites spatialement : domination de tel village sur tel autre, de telle maison sur telle autre, imperceptible au profane mais bien concrète dans le paysage de l'espace vécu des habitants. Ces hiérarchies spatiales sont distinctes des conditions géo-physiques initiales (rivière, eau souterraine) ou créées (tame-ike) . Leur rapport existait à l'origine, comme en témoigne la domination globale de l'amont sur l'aval, par exemple ; les conditions socio-économiques qui l'ont modifié ultérieurement montrent ainsi toute leur force.

La communauté villageoise est le point-clef de l'ensemble. Encore aujourd'hui, malgré les vicissitudes entraînées par la Haute-Croissance, le finage, le ryôchi (domaine, territoire) appelé également honryô (caractère, propriété, fondement), comme pour mieux exprimer l'égocentrisme du village, garde sa signification profonde d'entité communautaire.

L'HYDRAULIQUE DE LA HAUTE-CROISSANCE

Dans les plans de reconstruction nationale de l'après-guerre qui visent à assurer en urgence l'équilibre alimentaire et à développer les ressources du pays, 12 bassins fluviaux sont choisis en 1946 comme cadre des « aménagements synthétiques » (nous dirions aménagements à fins multiples) et parmi eux, celui de la Yoshino-gawa.

L'aménagement de la yoshino-gawa

Ces aménagements synthétiques sont nettement influencés par l'expérience de la T.V.A., alors « portée aux nues (...) sous l'effet de l'occupation américaine», comme le souligne Augustin Berque (11).

« Ces aménagements ont une dominante hydraulique affirmée : c'est l'ère des barrages à « fins multiples », c'est-à-dire à fins agricoles (irrigation) en même temps qu'industrielles (hydro-électricité, etc.).

Le développement de l'irrigation conditionne étroitement celui de la riziculture : c'est donc une nécessité vitale pour la nation, et un avantage

Page 15: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 247

PLAINE de WAKAYAMA (10.720 ha) ,

des barrages '- de la Yoshino-G

canal ri amenée tunnel prise d'eau centrale hydro-électrique

surfaces bénéficiaires altitude supérieure à 100 m

limite de bossin- versant

Fig. 2. — Aménagement hydraulique de la Yoshino-gawa

Page 16: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

248 PHILIPPE PELLETIER

immédiat pour les riziculteurs — neuf sur dix des paysans japonais. Sur ces deux thèmes, l'accord national était acquis même sans la propagande dont le gouvernement les a accompagnés.

Or, c'est au même moment que sont jetées les bases du régime. Celui-ci s'appuie avant tout sur les campagnes, qui sont gagnées aux courants conservateurs par :

1°) la réforme agraire, laquelle — c'est l'effet recherché — coupe net le danger de révolution dans les campagnes ;

2°) une politique d'améliorations matérielles (amendements, amenées d'eaux...) :

3°) surtout, le système de soutien du prix du riz à la production.

Ce prix, supérieur au prix de vente au consommateur, est un facteur de stabilisation d'une portée immense — en fait, il va geler jusqu'à aujourd'hui les structures agraires. Il est négocié chaque année entre les organisations paysannes et le gouvernement et lie les deux parties dans un système où les coopératives vont se transformer en véritables organes de l'administration centrale, et les paysans en soutien longtemps indéfectible du Jimintô.

Les grands barrages, dans ce contexte, apparaissent comme un avantage supplémentaire pour les campagnes. Or. ces travaux hydrauliques à « fins multiples » ont, en réalité, servi très inégalement l'agriculture et l'industrie ».

Localement, les premiers projets d'aménagement de la Yoshino suscitent beaucoup de tensions, en particulier entre la Préfecture de Nara et celle de Wakayama, cette dernière craignant de se voir privée d'une grande partie des eaux dont elle bénéficiait tout naturellement par sa situation aval. Mais cette fois, il existait une force et une volonté politico-administrative pouvant mettre en œuvre des moyens techniques modernes pour débloquer cette opposition et toutes les autres qui avaient historiquement empêché tous les projets antérieurs remontant jusqu'à l'ère Edo.

La solution la plus simple en théorie était de trouver un complément d'eau, raccorder un autre bassin fluvial à celui de la Yoshino-gawa lequel serait ensuite raccordé à celui du Bassin de Nara. Elle put être enfin réalisée à partir de 1949 avec le « Projet d'aménagement synthétique de la Totsu- kawa/Ki-no-kawa » inclus ensuite en 1951 dans le plan plus vaste de « l'Aménagement synthétique de Yoshino-Kumano » qui mettaient en œuvre de gros moyens : retenue puis dérivation des eaux de la Yoshino-gawa vers le Bassin de Nara par un tunnel sous les monts Ryûmon, comme le prévoyaient les vieux projets, et, nouvel élément, retenue puis dérivation par un tunnel sous une partie des monts Yoshino des eaux de la Totsu-kawa, rivière coulant vers le Sud et peu utilisée dans cette région montagneuse, en réalimentant le cours de la Yoshino en dessous de sa prise d'eau vers le Bassin de Nara.

Mais, plus que le projet proprement dit, c'est sa réalisation effective qui livrera la véritable nature de l'aménagement. Or, les travaux d'amenée et de distribution de l'eau d'irrigation traînent en longueur dans le Bassin... En 1969, les eaux de la Yoshino atteignent tout juste le centre du Bassin, soit au bout de 20 ans les deux tiers de la superficie irriguée prévue (10 882 ha), l'objectif global étant atteint seulement en 1978. Cependant, tous les efforts sont mis pour développer la production hydro-électrique, dans le cadre et à la

Page 17: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 249

suite d'équipements qui étaient initialement destinés à l'agriculture mais qui se sont retrouvés impulser une politique hydro-électrique, laquelle aide au démarrage de la Haute-Croissance, celle-là même qui réduira les surfaces rizicoles du Bassin de Nara et donc les besoins en irrigation. La boucle est bouclée !

Le projet initial a été finalement réalisé, mais sa lenteur d'exécution l'a vidé de son véritable contenu, le développement de l'irrigation et de l'agriculture, car entre-temps le contexte socio-économique du Bassin de Nara caractérisé par une urbanisation et une industrialisation massives en a réduit l'impact prévu.

Impact de l'aménagement de la yoshino-gawa

Le Bureau chargé de la gestion de l'aménagement de la Yoshino-gawa dans le Bassin de Nara (Bureau de rénovation foncière de la plaine du Yamato) a réalisé, en juin 1973, une minutieuse enquête qui permet de mesurer cet impact sur l'irrigation.

74 villages ont répondu à un questionnaire détaillé. Plusieurs résultats apparaissent : le manque d'eau pour l'irrigation rizicole a disparu avec l'amé- negement (50 % de oui, 40 °/o de presque disparu), surtout dans le Sud du Bassin où se trouvent les premières zones bénéficiaires ; l'aménagement entraîne la suppression des ressources hydrauliques d'appoint, comme les puits, mais n'épargne pas non plus les ressources archétypiques, comme les tame-ike, qui arrivent toutefois à se maintenir sous l'effet de la tradition et comme garantie complémentaire ; les coutumes d'irrigation sont supprimées (comme le paiement du seisui) ou neutralisées, avec l'aide d'autres actions comme la modernisation des techniques ou la diminution des terres cultivées par emprise de l'urbanisation ou de l'industrialisation.

L'apparition des irrigations libre et individuelle est une véritable révolution pour les riziculteurs habitués à gérer leur exploitation dans de multiples contraintes, tant laborieuses que financières... Plus de hiérarchie dans le village ou avec le village voisin pour l'approvisionnement, la gestion et la distribution des ressources en eau ; plus de dîme féodale à payer, plus d'ordre à recevoir, plus d'attente injuste, plus de restriction... Maintenant, c'est «autant qu'on veut, comme on veut, quand on veut» (12). On imagine l'impact !

On peut vraiment parler d'une révolution capitaliste dans les campagnes, mettant à bas la féodalité. Présentée sous cet aspect, elle apparaît comme un progrès : la liberté contre la contrainte, l'émancipation contre l'aliénation. Mais que devient cette liberté ? Le soulagement socio-économique ressenti par les paysans est d'abord contrebalancé par l'augmentation des coûts d'irrigation nécessaires pour rembourser les frais de participation à l'aménagement de la Yoshino (en 1974, 220 000 yen par 10 ares bénéficiaires pour l'année !). Mais surtout, l'impact est beaucoup plus global.

Grâce à l'irrigation abondante, l'agriculteur peut augmenter ses rendements et donc réduire ses surfaces cultivées pour une production égale, réduction sollicitée constamment par les promoteurs immobiliers, les lotisseurs

Page 18: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

250 PHILIPPE PELLETIER

industriels ou pavillonnaires, en échange d'un profit financier qui permet de couvrir les nouveaux frais d'irrigation. En outre, les nouvelles cultures réclamées par la Métropole, comme le maraîchage, l'horticulture, la fructiculture, la floriculture, etc., sont encore moins demandeuses d'espace et permettent de vendre davantage de terres toujours exigées par cette Mégalopole en expansion. Pour cela, les agriculteurs bénéficient de la vieille expérience agronomique acquise avec la méthode traditionnelle de rotation des champs et rizières. Les eaux de la Yoshino n'étant disponibles que pendant 93 jours, du 15 juin au 15 septembre, ils en viennent même à demander plus de temps d'irrigation. Dans l'enquête, 66,2 % des villages se prononcent pour une disponibilité annuelle et 27 % déclarent avoir déjà irrigué des terres autres que rizicoles depuis l'arrivée des eaux de la Yoshino, une évolution remarquable car l'irrigation avait toujours été conçue comme réservée à la riziculture. A l'intérieur des 66,2 %, 34,9 % consacreraient une eau annuelle à l'horticulture, 26,2 % à l'irrigation des champs, 19 % à la vie domestique et 7,1 % à l'élevage.

Paradoxalement, a priori, loin de supprimer les besoins en eau, l'aménagement de la Yoshino les renforce, alors qu'il y a encore moins de riziculteurs !

Les interactions ne s'arrêtent pas là. L'agriculteur peut devenir double- actif, sous la pression de l'industrialisation demandeuse de main-d'œuvre, celle-là même qui lui a pris ses terres ou les lui prendra ; il peut garder une exploitation encore plus petite, à la limite de la rentabilité, avec quelques parcelles de rizières ou de cultures commerciales, par atavisme, conservation plus ou moins illusoire d'un mode de vie, mais aussi par garantie financière : soutien du cours du riz, revenu des cultures commerciales et spéculation sur la demande future (et plus chère ! ) de terrains par l'urbanisation, d'autant plus qu'à partir de 1970 la paysannerie tend à conserver la rente foncière en faisant construire ses terrains sous son contrôle à partir, d'ailleurs, des capitaux acquis grâce aux ventes foncières antérieures. La liberté d'irrigation chez l'agriculteur double-actif est à la fois une prolétarisation industrielle et une capitalisation foncière petite-bourgeoise.

Le paysage en porte la marque, non seulement dans la disparition par comblement des tame~ike mais aussi dans la répartition spatiale de l'urbanisation : il est frappant de constater que dans le Sud du Bassin, où se situent les premières zones bénéficiaires de l'aménagement de la Yoshino, s'est développée mieux que dans le Nord aux conditions initiales quasi-identiques une micro-urbanisation pavillonnaire, véritable endettement de la ville dans la campagne, résultat de reconversions individualistes des terres après l'émancipation de la gestion hydraulique. Chaque lotissement y serait symboliquement le témoin de la mort d'une coutume d'irrigation !

L'aménagement de la Yoshino participe donc doublement de la Haute- Croissance : par la pulsion initiale qu'il lui a donnée avec l'exploitation hydroélectrique de la péninsule de Kiki et par l'impact sur les agriculteurs qui s'intègrent dans une agriculture de banlieue, cèdent leurs terres à l'urbanisation et deviennent double-actifs. La Haute-Croissance n'a-t-elle pas finie par dévoyer l'objectif agricole de l'aménagement pour une autre utilisation, industrielle par exemple comme ce fut le cas d'autres projets analogues comme le canal d'Aichi dans la région de Nagoya ? Cette hypothèse est plausible car les besoins en eau des industries du Bassin de Nara sont devenus considérables.

Page 19: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 251

L'aménagement de la yoshino-gawa face a l'industrialisation et l'urbanisation

Rappelons que de 1950 à 1977, le nombre d'entreprises industrielles passe de 3 661 à 7 778 (+ 112,4 %), le nombre d'employés de 29 154 à 78 006 (+ 159 %) dans la préfecture de Nara et que de 1965 à 1972, le taux de croissance de la valeur ajoutée industrielle quadruple (+ 440,9 %), toujours dans la préfecture, alors que le taux national triple (326,5 %) « seulement».

La consommation industrielle d'eau passe de 52 137 m3/s en 1968 à 92 823 m3/s en 1973, elle chute d'un coup en 1974, conséquence que l'on peut attribuer à la crise, puis se stabilise et amorce un léger redressement : 74 013 m3/s en 1977 ; il faut noter que ces chiffres concernent l'ensemble de la préfecture de Nara — mais rappelons également que 80 % de ces industries sont concentrées dans le Bassin de Nara — et les entreprises au-dessus de 30 employés, restriction importante car si les grosses entreprises sont a priori les plus grandes consommatrices d'eau, il ne faut pas exclure les petites ne serait-ce que parce qu'elles sont nombreuses (plus de 95 % des entreprises industrielles en 1977). La réévaluation est difficile à estimer et les chiffres utilisés ne peuvent fournir que des tendances.

L'origine des eaux consommées par l'industrie dans le Bassin de Nara est de 4 grands types : les eaux souterraines pompées dans la nappe phréatique par des puits ; l'eau courante tirée des canalisations habituelles destinées à chaque usager, qui se maintient ; les sources diverses, comme les eaux de récupération, qui augmentent constamment avec le progrès des méthodes de retraitement/récupération, remarquable en particulier en 1974 après la crise ; et l'eau des rivières, utilisation qui croît constamment, ce qui semble indiquer une meilleure richesse hydraulique des rivières que l'on peut attribuer à l'impact de l'aménagement de la Yoshino. Mais jusque-là, rien ne laisse supposer un détournement de cet aménagement en faveur de l'industrie.

La répartition intra-régionale de la consommation industrielle à partir des 4 types de ressources en eau révèle que l'utilisation de l'eau des rivières et de l'eau potable est plus importante dans le Sud et le Centre-Nord du Bassin. Seuls font exception la ville de Takada et le Shiki-gun où la part d'utilisation d'eau potable a diminué avec l'augmentation des pompages pour la première, et de l'eau de récupération pour le second. Par contre, l'utilisation industrielle croissante de l'eau des rivières à Kashiwara-shi, dans le Sud du Bassin, est indéniablement reliable à la progression de l'aménagement de la Yoshino. Quant à la croissance d'orientation Sud-Nord de l'utilisation industrielle de l'eau potable, qui culmine dans les villes centrales du Bassin, Kôriyama-shi et Tenri-shi, communes d'accueil des grandes zones industrielles, les choses s'éclairent si l'on sait qu'un dixième environ (1,07 m3/s sur 10,98 m3/s) des eaux dérivées de la Yoshino-gawa vers le Bassin de Nara sert à alimenter une partie des canalisations d'eau potable.

Certes toute cette eau potable n'est pas uniquement utilisée par l'industrie, de même que les nouvelles quantités d'eau puisées dans les rivières par cette même industrie sont comparativement faibles par rapport à la consommation industrielle globale, laquelle fait faible figure par rapport à la consommation

Page 20: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

252 PHILIPPE PELLETIER

de l'irrigation agricole, toutes ressources confondues : 75 353 m3/s/jour contre 2 095 890 mVs/jour de moyenne en 1975 !

Mais cette évolution est déjà un signe et, surtout, amène à poser une autre question : quelle est l'évolution de la part restante d'eau potable, de celle qui n'est pas consommée par l'industrie ?

Si les conditions naturelles propres au Bassin de Nara ne sont pas favorables à l'irrigation agricole, il en va de même pour les ressources en eau potable .surtout pour une population urbaine toujours plus nombreuse, qui passe de 570 890 habitants en 1960 à 984 011 habitants en 1978 soit un quasi- doublement en moins de 20 ans sur 30 km2, et qui a atteint certainement le million aujourd'hui.

En 1964 et 1966 il y a de nombreuses coupures dans l'approvisionnement des eaux potables, en particulier dans les communes situées au pourtour du Bassin, là où la nappe phréatique est alimentée et qui composait alors 85 % des ressources en eaux potables. Seule, la ville de Nara fait exception car un approvisionnement par rivière du plateau du Yamato lui garantit une certaine autonomie. Les protestations des habitants poussent la Préfecture de Nara à accélérer sa planification d'aménagement d'adduction d'eau potable, déjà mise en place notamment à travers le premier Plan Préfectoral. Avec une nappe phréatique surexploitée et un bassin fluvial local trop restreint pour de grands travaux modernes, la politique d'aménagement ne peut que se tourner ailleurs ; deux axes sont choisis : l'utilisation des eaux de la Kizu- gawa (— Yodo-gawa à Osaka) à l'Est du Bassin de Nara et, bien sûr, celles de la Yoshino-gawa au Sud. Le premier est un vaste projet lancé par la Préfecture de Nara depuis 1954 puis repris en 1956 par la région du Kinki dans un plan plus vaste mais tardant à se réaliser. Après les sécheresses de 1964 et 1966, la suggestion déjà avancée en 1957 d'utiliser les eaux de la Yoshino-gawa à partir des équipements d'irrigation refait jour avec vigueur, sous le nom « d'élargissement » des ressources en eau se concrétise à partir de 1970, avec la mise en service de la station d'épuration de Gose.

Parallèlement, l'un des trois barrages du « Projet d'aménagement synthétique du Haut-Kizu », le Murô-dam, qui concerne la préfecture de Nara, est achevé en 1973, avec un débit moyen pour l'eau potable de 1,6 mVs> et la station d'épuration de Sakurai qui traite ces eaux est mise en service en 1974 (lre tranche) et 1975 (T tranche).

Conformément au Ier Plan Préfectoral de 1963, les réalisations sont achevées dans les délais, en 1975. Avec 2,67 m3/ s au total d'approvisionnement en eau potable (1,07 m3/s par la Yoshino-gawa -|- 1,6 m3/ s par la Kizu-gawa), soit 23 688 m3/ jour, elles satisfont enfin les besoins. Les réseaux d'adduction sont progressivement mis en place ; chacun des deux aménagements dessert une région plus particulière du Bassin de Nara : celui de la Yoshino-gawa plutôt le Sud et le Centre, un peu comme son homologue agricole, celui de Murô-dam plutôt l'Est et l'Ouest, l'approvisionnement restant encore largement autonome (cf. carte n° 3). Mais les prévisions de coûts sont dépassées : de 30 yen le m3 en 1970, l'augmentation passe à 64 yen en 1975 et 68 yen en 1978 au lieu des 40 yen attendus pour 1980.

Au total, on ne peut pas dire que l'aménagement d'irrigation par la Yoshino-gawa ait été détourné par l'urbanisation: 1,07 m3/s utilisé pour l'adduction d'eau potable sur 10,98 mVs, c'est encore peu, mais suffisant

Page 21: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 2 53

prise d'eau

barrage réservoir

eau potable zones bénéficiaires

5 km

i débits moyens en m /s irrigation

centre d'épuration d'eau potable

\ N^ principaux aqueducs (eau potable)

Q point de distribution urbaine

principaux canaux d'irrigation

EAU POTABLE YOSHINO

EAU POTABLE UDA

IRRIGATION YOSHINO

Fig. 3. — Le système d'approvisionnement et de distribution de l'eau potable dans le Nord de la Préfecture de Nara

Page 22: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

254 PHILIPPE PELLETIER

pour affirmer néanmoins qu'il a été récupéré directement par l'accroissement des besoins urbains et indirectement par l'utilisation industrielle qui en prélève une part faible mais grandissante.

Cette situation est-elle un statu quo ou est-elle amenée à évoluer ? Si la récupération industrielle ne semble guère être appelée à s'accroître au-delà de son niveau encore minime vu la conjoncture économique, on peut se demander s'il n'en ira pas autrement pour la récupération urbaine. En effet, on sait que le Bassin de Nara connaît une nouvelle poussée urbaine à la fin des années 70, l'une des premières du Japon, et les besoins en eau n'iront qu'en s'accroissant parallèlement. Le système actuel d'adduction pourra-t-il y parer ? Récemment, il y eut au cours d'étés secs des coupures d'eau dans le secteur de Gakuenmae à Nara et les habitants s'en sont plaints. Déjà, la ville de Nara qui s'était jusque là assurée par elle-même de son ravitaillement en eau potable commence, à cause de sa croissance, à s'intégrer dans le système Yoshino-Uda (Uda = amont de la Kizu-gawa).

Dans sa conclusion, l'ouvrage « Yoshino-gawa bunsuishi » s'interroge également sur cette perspective : il assure qu'il faudra nécessairement garantir le système d'approvisionnement en eau potable et; que ce sera chose possible grâce à l'aménagement d'autres barrages, tels celui d'Otaki dans la péninsule de Kii ; de nouveaux villages engloutis, de nouvelles vallées condamnées, un nouveau pas vers la désertification de l'arrière-pays ?

Certes, les eaux de la Yoshino-gawa restent toujours destinées à l'agriculture. L'objectif des aménagements n'a pas été dévoyé mais il s'est retrouvé dans le sens de la Haute-Croissance comme on l'a vu. La politique actuelle des décideurs à cet égard est simple : dénoncer à grandes phrases fatalistes la pression industrielle et urbaine, exorciser la menace d'une mainmise urbaine urbaine sur l'eau de la Yoshino (pour mieux y préparer les esprits ?), tout faire pour concilier développement urbain et maintien agricole (intérêts multiples obligent), ou, plus exactement, préparer une réduction contrôlée des besoins agricoles avec une super-agriculture de banlieue.

L'utilisation agricole des eaux de la Yoshino est amenée d'un côté à se restreindre, par la diminution des surfaces irriguées ou irrigables et, de l'autre, à s'accroître par l'augmentation des besoins en irrigation pour une meilleure productivité des surfaces restantes de l'agriculture de banlieue. Mais cela risque de faire naître un paradoxe : les besoins en eau des cultures compétitives très exigeantes pourront-ils être satisfaits, surtout avec une récupération urbaine, voire industrielle, de plus en plus importante des eaux de la Yoshino ? N'y aura-t-il pas un manque ? Ce serait un comble pour l'aménagement de la Yoshino !

Contradiction à l'intérieur de l'agriculture, contradiction entre agriculture et urbanisation ? En fait, deux intérêts que l'on imagine opposés a priori, mais qui sont menés de front. Il y aura certainement des difficultés d'adaptation ; on peut penser qu'elles seront ponctuelles, transitoires et que la contradiction sera surmontée dans la logique du système en place, vers une surréduction de l'agriculture et une récupération urbaine des eaux de la Yoshino-gawa.

Les problèmes d'hydraulique ne se limitent pas dans le Bassin de Nara à la seule gestion de l'irrigation. On observe depuis la Haute-Croissance des phénomènes de solifluxion, de ravinement et d'effondrement dans les zones

Page 23: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 255

de piémont ou de collines, une augmentation des inondations qui ne se limitent plus aux parties basses traditionnellement submergées à la confluence des fleuves lors des pluies diluviennes mais qui s'éparpillent un peu partout dans la plaine. Ce sont les conséquences du changement intensif de l'utilisation du sol par l'urbanisation et l'industrialisation : surfaces pédologiques perméables transformées en béton ou macadam, multiplication des remblais et des terrassements, faiblesse des voies d'évacuation qui facilitent l'engorgement des exutoires habituels ou concentrent les forces d'érosion, plus actives sur les zones mal remblayées ou trop escarpées. Le lotissement pavillonnaire est à la fois agent et objet de l'érosion par artificialisation, imperméabilisation et mauvaise stabilisation, dans des conditions climatiques brusques inchangées et inchangeables. Il suffit de peu de choses pour rompre un équilibre précaire.

En outre, les eaux sont de plus en plus polluées par les usines et les habitations ; le nombre de plaintes à la Préfecture de Nara pour pollution de l'eau vient au deuxième rang des plaintes pour nuisances, soit 674 sur 2 606 de 1971 à 1974.

Le combat contre ces nuisances est de deux ordres : remise en cause de la nouvelle utilisation du sol et aménagement de l'eau de pluie une fois tombée au sol... où l'on retrouve le problème de l'irrigation. Ainsi reste posé le problème immuable de la gestion globale de l'eau dans le Bassin de Nara : quels équipements pour quelle utilisation de l'eau ? Par le biais d'un des éléments physiques et humains plus que jamais fondamental et actuel localement, il est une manière de gestion du paysage.

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES GENERAUX

Ouvrage collectif, Yoshino-gawa bunsui-shi (Histoire de l'aménagement hydraulique de la Yoshino-gawa) , Nara-ken, 1977, 552 p.

Senda Masami, Nara bonchi no keikan to hensen (Vicissitudes du paysage dans le Bassin de Nara), Yanaqihara, 1979, 284 p.

Horiuchi Yoshitaka, Nara bonchi ni okeru buráku no suiri kôzô ni tsuite no kenkyû (Etude de la structure d'irrigation villageoise dans le Bassin de Nara), in « Chirigaku hyôron », 1966, p. 159-167 (résumé en anglais).

Horiuchi Yoshitaka, Yamato no mizu - kangai suiri (L'eau du Yamato - l'irrigation), in « Nippon no bunka chiri », Tôkyô Kôdansha, 1969, p. 284-286.

Horiuchi Yoshitaka, Nara bonchi ni okeru suiri shûdan no bunpu to suiri chitsujô ni tsuite (Sut la répartition des groupes d'irrigation et l'ordre d'irrigation dans le Bassin de Nara), in «Chirigaku hyôron», 1970, p. 171-181 (résumé en anglais).

Horii Jinichirô et Nishida Kazuo, Nara-ken no kôgyô to kôgyô yôsui (Industrie et utilisa^ tion industrielle de l'eau dans la préfecture de Nara), in «Nara kyôiku daigaku kiyô » (Bulletin de l'Université d'éducation de Nara), 1964, p. 15-38.

Sori N., Nara-ken no kôgai to jûmin no higai no ishiki (Les nuisances dans la PN et la prise de conscience des habitants), Bulletin du Collège de la PN et de la Société du Commerce et de l'Economie, vol. 24, 1976.

Page 24: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

256 PHILIPPE PELLETIER

Ouvrage collectif, Nippon chishi — 13 — Kinki chihô sôron, Mie-ken, Shiga-ken, Nara-ken (Topographie du Japon), encyclopédie géographique dont le volume 13 est en partie consacré à la préfecture de Nara, 1975.

Pelletier Philippe, Production et substance paysagères dans le Bassin de Nara (Japon), Revue de Géographie de Lyon, 1982, 4, p. 401-424.

OUVRAGES CITÉS DANS LE TEXTE

1. Senda Masami, cf. supra. 2. Augustin Berque, La montagne et l'œcoumène au Japon, in « L'Espace Géographique »,

1980, p. 151-162. 3. Horiuchi, cf. supra 1966. 4. Senda, cf. supra et Nippon chishi... (Topographie du Japon). 5. Augustin Berque, cf. note 2, p. 153. 6. Cf. Nippon chishi... (Topographie du Japon), p. 578. 7. Y oshino-gawa no bunsui-shi, cf. supra. 8. Senda, cf. supra. 9. Horiuchi, cf. supra, 1966, p. 159.

10. Id., 1970, p. 176. 11. Augustin Berque, Le Japon, gestion de l'espace et changement social, Flammarion,

1976, 354 p., p. 93 ss. 12. Yoshino-gawa no bunsui-shi, cf. supra.

RESUME

Le paysage traditionnel du Bassin de Nara, archétype de la conception japonaise de l'espace, est façonné par V aménagement de l'hydraulique. Le « manque d'eau » relatif dû à des conditions hydrologiques moyennes mais aggravées par une démographie importante, a créé depuis l'Antiquité un système d'irrigation rizicole particulièrement achevé et complexe, même pour le Japon. Après la guerre, l'aménagement de la Yoshino-gawa proche du Bassin ruinera cette organisation collective en permettant une irrigation abondante, libre et individuelle ; par cette déstructuration rurale, il participera finalement à la Haute-Croissance dans le Bassin de Nara. Les eaux de la Yoshino-gawa ne seront pas détournées par l'industrie mais partiellement récupérées par l'urbanisation toujours croissante, tandis que l'agriculture en réclamera paradoxalement davantage dans sa course à la productivité. L'hydraulique qui guide les nouvelles logiques spatiales ou qui maintient les anciennes reste l'un des éléments fondamentaux de la production paysagère dans le Bassin de Nara.

ABSTRACT

The traditional landscape of Nara Basin, archetypical of the Japanese conception of space, is shaped by a development of hydraulics. The relative « water-deficiency » due to middling hydrological conditions but made worse by population growth, had from old times created a paddy-field irrigation

Page 25: Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin ...€¦ · Revue de géographie de Lyon Gestion de l'eau et production du paysage dans le bassin de Nara (Japon) Philippe

LE BASSIN DE NARA 257

system which was particulary complex and complicated, even for Japan. After the war, the development of the Yoshino-river, which is near the Nara Basin, was to ruin this collective organization by permitting an abundant, free and individual irrigation ; by this rural déstructuration it takes part in the High- Growth in the Nara Basin. The water of the Yoshino river will not be retrieved by the industrialization but partially recevered by the ever-growing urbanization, while the agriculture paradoxically requires more in its struggle for higher productivity . Hydraulics shaping the new spatial logics or maintening the old ones remains one of the fundamental elements of landscape production in the Nara Basin.

y ut.

-е If ni о) #л

s , ? %

- ít t

t f * ; . &■} &■ tš t

LI £

jf