george dickie définir l_art

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  • 7/28/2019 George Dickie Dfinir l_art

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    George Dickie

    Dfinir lart

    La tentative de dfinir le terme art en spcifiant sesconditions ncessaires et suffisantes est une entreprise quiremonte trs loin. La premire dfinition la thorie delimitation semble avoir plus ou moins satisfait tout lemonde jusquau xixe sicle, en dpit de difficults qui,aujourdhui, nous semblent videntes. Depuis que la thorieexpressive de lart a rompu le charme de la thorie delimitation, il y a eu une cascade de dfinitions de lart

    prtendant mettre en lumire ses conditions ncessaires et

    suffisantes. Il y a quinze ans environ, plusieurs philosophes inspirs par les propos de Wittgenstein concernant lesconcepts commencrent soutenir que lart ne possde

    pas de telles conditions. Jusqu peu encore cet argumentconvainquait tant de philosophes que le flot de dfinitionsavait pratiquement cess. Bien que je mapprte tenter demontrer que le terme art peut tre dfini, laffirmationquil ne peut pas ltre a eu le trs grand mrite de nousobliger sonder davantage le concept dart. Pour demultiples raisons, lensemble des dfinitions plates etsuperficielles qui ont t proposes sont bien videmment rejeter. On peut considrer les tentatives traditionnelles pourdfinir le terme art , en commenant par la thorie delimitation, comme la premire phase, et laffirmation selonlaquelle la notion ne

    * Publi originellement sous le titre Defining Art II , dansMatthew Lipman, Contemporary Aesthetics, Boston, Allyn & BaconInc., 1973; indit en franais.

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    saurait tre dfinie comme la deuxime. Je me proposedinaugurer la troisime par une dfinition du terme quivite les inconvnients des dfinitions traditionnelles et

    prenne en compte les rsultats des analyses plus rcentes.Les tentatives traditionnelles pour tablir une dfinition

    ont parfois t victimes de traits marquants mais accidentelsde certaines uvres, traits caractristiques de lart un stade

    particulier de son dveloppement historique. Par exemple,trs rcemment encore, les choses clairement identifiablescomme uvres dart taient, soit des objets manifestementreprsentationnels, soit des objets supposs ltre. Les

    peintures et les sculptures ltaient de manire vidente, eton pensait gnralement que la musique elle aussi devaitltre en un certain sens. La littrature tait reprsentationnelle au sens o elle dcrivait des scnesfamilires de la vie. Il tait donc tentant de penser quelimitation tait lessence de lart. La thorie de limitationse concentrait sur une proprit relationnelle manifeste des

    uvres dart, savoir la relation entre lart et le sujet trait.Le dveloppement de lart non figuratif a montr quelimitation nest mme pas toujours une propritconcomitante de lart, et encore moins une propritessentielle.

    La thorie concevant lart comme une expressiondmotions se concentrait sur une autre proprit relation-nelle des uvres, leur rapport avec lartiste. Comme certains

    philosophes lont soutenu rcemment, la thorie delexpression sest rvle inadquate, ceci dans les multiplesformes quelle a revtues et dans toutes les dfinitions

    proposes les unes la suite des autres. Cependant, mme siaucune des dfinitions proposes par les deux conceptionsnest satisfaisante, les thories de limitation et delexpression peuvent nous fournir une indication. Ainsi quenous lavons constat, toutes les deux ont trait commeessentielles des proprits relationnelles de lart. Or, ilapparatra que les deux caractristiques qui dfinissent lartsont effectivement des proprits relationnelles, dont uneextrmement complexe.

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    Dfinir

    lart

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    I

    La plus clbre ngation de la possibilit de dfinir le

    terme art se trouve dans larticle de Morris Weitz, Lerle de la thorie en esthtique 1. La conclusion de Weitzrepose sur deux arguments quon peut appeler l argumentde gnralisation et l argument de classification . Ennonant l argument de gnralisation , Weitz distingue,de manire tout fait correcte, entre le concept gnrique deVartet ses divers sous-concepts tels la tragdie, le roman, la

    peinture et dautres. Ensuite, il avance un argument quiprtend dmontrer que le sous-concept roman est ouvert,cest--dire que les membres de la classe des romans ne

    partagent aucune caractristique essentielle ou dfinitoire.Puis il affirme, sans fournir dautre argument, que ce qui estvrai des romans lest galement de tous les autres sous-

    concepts de lart. La gnralisation partir dun sous-concept tous les autres peut tre ou ne pas tre justifie,mais je nexaminerai pas ici ce problme. Ce que je mets enquestion en revanche, cest laffirmation supplmentaire deWeitz quil avance galement sans fournir dargument selon laquelle le concept gnrique de Vart est un conceptouvert. Tout ce quon peut dire au sujet de sa conclusionconcernant le sens gnrique du terme cest quelle nest pasmotive. Il se pourrait fort bien que tous les sous-conceptsde lart ou quelques-uns dentre eux soient ouverts, et quenanmoins le concept gnrique de lart soit ferm. Il seraitdonc possible que tous les sous-concepts de lart ou certainsdentre eux, tels le roman, la tragdie, la sculpture, la

    peinture et dautres, fussent dpourvus de conditionsncessaires et suffisantes, sans que ceci empcht le terme

    1 The Rle of Theoryin Aesthetics ,Journal ofAesthetics and Art

    Critkism, 1956, p. 27-35; trad. fr. in Danielle Lories (d. et trad.), Philosophieanalytique et esthtique, Paris, Mridiens-Klincksieck, 1988, p. 27-40.

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    uvre dart le genre commun de tous les sous-concepts de pouvoir tre dfini par des conditionssuffisantes et ncessaires. Il se peut quil nexiste pas decaractristiques communes toutes les tragdies qui lesdistingueraient, par exemple, des comdies lintrieur dudomaine de lart, mais cela nempche pas que les uvresdart puissent avoir en commun des caractristiques qui lesdistinguent du non-art. Rien ne soppose lexistence dunerelation genre ferm/espces ouvertes. Weitz lui-mme adonn rcemment un exemple similaire (quoique invers)dune telle relation genre-espce. Il soutient que jeu

    sportif(le genre) est un concept ouvert, mais que majorleague baseball (une espce) est un concept ferm2. Sondeuxime argument, l argument de classification , se

    propose de montrer que mme lartefactualit nest pas uneproprit ncessaire de lart. Sa conclusion est quelque peuprovocante, parce que les philosophes tout comme les non-philosophes tenaient gnralement pour assur quune

    uvre dart tait ncessairement un artefact. Son argumentse rduit dire que parfois nous avanons des affirmationsdu genre : Ce morceau de bois de drive est une joliesculpture ; comme de telles affirmations sont parfaitementintelligibles, il sensuit que certains non-artefacts, parexemple tels bois de drive, sont des uvres dart (dessculptures). Autrement dit, une chose na pas besoin dtreun artefact pour pouvoir tre correctement classe commeuvre dart. Je tenterai plus loin de rfuter cet argument.

    Rcemment, Maurice Mandelbaum a soulev unproblme ayant trait en mme temps la clbre affirmationde Wittgenstein que le concept de jeu ne peut pas tredfini et la thse de Weitz concernant lart3. Il lance un

    2 Lors d'une confrence donne en 1970 l'occasion d'unsymposium l'universit d'tat du Kansas.3

    Family Resemblances and Generalizations Concerning the Arts,American Philosophical Quarterly, 1965, p. 219-228; rd. dansMorris Weitz (d.), Problems in Aesthetics, Londres, 1970, 2e d..

    p. 181-197.

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    dfi tous les deux, en leur reprochant davoir t concernsuniquement par ce quil appelle les caractristiques apparentes (exhibited) et davoir par consquent chou prendre en considration les aspects non apparents cest--dire relationnels des jeux et de lart. Par

    caractristiques apparentes Mandeibaum dsigne desproprits faciles percevoir, comme le fait que certaingenre de jeu utilise une balle, quune peinture possde unecomposition triangulaire, quune partie dun tableau est decouleur rouge, ou que lintrigue dune tragdie comporte unrenversement de fortune. Il conclut que, lorsque nousconsidrons les proprits non apparentes des jeux, nousvoyons quils ont en commun de pouvoir susciter [... un...]trs vif intrt non pratique chez les participants ou lesspectateurs 4. Bien quil ne tente pas de fournir unedfinition du terme art , Mandeibaum suggre nanmoinsqu condition de prendre en compte les proprits nonapparentes de lart on pourrait peut-tre dcouvrir un (des)

    trait(s) commun(s) toutes les

    uvres, trait(s) quiconstitueraient une base pour sa dfinition. Aprs avoir prisnote de la suggestion inestimable de Mandeibaum au sujetde la dfinition, revenons largument de Weitz concernantlartefactualit. Lors dune tentative antrieure visant dmontrer que Weitz a tort propos de lartefactualit et delart5, javais pens quil suffirait de faire remarquer quelexpression uvre dart possde deux sens, un sensvaluatif et un sens classificatoire que Weitz lui-mmedistingue dans son article comme sens valuatif et sensdescriptif du terme. Largument que javais avanc lpoque consistait dire que si lexpression uvre dart a plus dun sens, alors le fait que lnonc : Ce bois dedrive est une jolie sculpture , soit intelligible ne prouve

    pas ce que Weitz veut lui faire prouver. Il devrait montrerque dans la

    4Ibid., p. 185, dans l'anthologie de Weitz.

    5 Il s'agit de l'article Defining Art , American Philosophical Quarterly,6, 1969, p. 253-256. (N.d.T.).

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    phrase en question le terme sculpture est utilis au sensclassificatoire, ce quil nessaie pas de faire. Mon argument

    prsupposait quune fois la distinction faite il serait videntque, dans cet exemple, le terme sculpture tait employau sens valuatif. Richard Sclafani6 a montr entre-temps

    que mon argument prouve uniquement que celui de Weitznest pas concluant, et que celui-ci peut nanmoins avoirraison mme si son argument ne prouve pas lexactitude desa conclusion. Cependant, sur ce point particulier Sclafani aformul un argument contre Weitz que jadopte ici.

    Sclafani montre que lexpression uvre dart a untroisime sens et que les cas de bois de drive (les cas denon-artefacts) relvent de celui-ci. Il commence parcomparer une uvre dart paradigmatique, le Bird in Spacede Brancusi avec un bois de drive suppos lui ressemblertroitement certains gards. Selon Sclafani, il nous paratnaturel de dire que le bois de drive est de lart et que ce quinous motive en ce sens cest le fait quil a tellement de

    proprits en commun avec la pice de Brancusi. Il nousdemande ensuite de rflchir notre manire de caractriserle bois de drive ainsi qu la direction quelle a prise. Sinous le considrons comme tant de lart, cest parce quilressemble une uvre dart paradigmatique ou parce quil

    partage des proprits avec plusieurs uvres dartparadigmatiques. Luvre ou les uvres paradigmatiquessont bien sr toujours des artefacts ; la direction que noussuivons nous mne duvres paradigmatiques(artefactuelles) l art non artefactuel. Sclafani interprtececi de manire tout fait correcte comme indication quil ya un sens premier, paradigmatique, de lexpression uvredart (mon sens classificatoire) et un sens driv ousecond, dont relvent les cas de bois de drive . Dunecertaine faon Weitz a raison

    6 Dickie on Defining Art , paratre dans The Journal of

    Aesthetics and Art Criticism ; voir aussi son article Art andArtifactuality , Southwestern Journal of Philosophy, automne 1970.

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    de dire que le bois de drive est de lart, mais il a tort deconclure que lartefactualit nest pas ncessaire pour quil yait de lart (au sens premier du terme).

    Lexpression uvre dart a donc au moins trois sensdiffrents : le sens premier ou classificatoire, le sens second

    ou driv et le sens valuatif. Il se peut que dans la plupartdes emplois de lnonc du bois de drive, donn commeexemple par Weitz, les sens driv et valuatif soient luvre tous les deux : le sens driv si le bois de drive aen commun un certain nombre de proprits avec une uvredart paradigmatique, et le sens valuatif si les propritscommunes sont considres comme prcieuses par lelocuteur. Sclafani indique un cas o seul le sens valuatif estoprant, savoir lorsque quelquun dit : Le gteau de Sallyest une uvre dart . Dans la plupart des emplois dun telnonc, lexpression uvre dart signifie simplementque son rfrent possde des qualits prcieuses. Il est vraiquon peut imaginer des contextes dans lesquels le sens

    driv pourrait sappliquer des gteaux. (tant donn lasituation prsente de lart, il nest mme pas difficiledimaginer des gteaux auxquels le sens premier du terme art puisse tre appliqu.) Dans un nonc du genre : CeRembrandt est une uvre dart , le sens classificatoire et lesens valuatif seraient prsents tous les deux. Lexpression : Ce Rembrandt transmettrait linformation que sonrfrent est une uvre dart au sens classificatoire,laffirmation : est une uvre dart ne pouvant alors treraisonnablement comprise quau sens valuatif. Enfin,

    parlant dun coquillage, ou dun autre objet naturel quiaurait quelque ressemblance avec un visage humain, maissans prsenter dautre intrt, on pourrait dire : Cecoquillage (ou autre objet naturel) est une uvre dart. Dans ce cas on utiliserait uniquement le sens driv.

    Nous nonons souvent des phrases o lexpressionuvre dart est utilise au sens valuatif, en lappliquantaux objets naturels aussi bien quaux artefacts. Nous parlonsun peu moins souvent doeuvres dart au sens

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    driv. Quant au sens classificatoire d uvre dart , quiindique simplement quune chose appartient une catgoriedonne dartefacts, il apparat trs peu souvent dans notrediscours. Si nous nonons rarement des phrases danslesquelles nous employons le sens classificatoire, cest parce

    quil sagit dune notion tellement fondamentale : nous noustrouvons rarement dans une situation o nous devons nousdemander si un objet est une uvre dart au sensclassificatoire du terme. En gnral nous savonsimmdiatement si un objet est une uvre dart, de sorte quilnest pas ncessaire de dire, dans une perspectiveclassificatoire : Ceci est une uvre dart. Il se peutcependant que certains dveloppements rcents de lart, telsla sculpture partir de dchets (junk sculpture) et lartutilisant des objets trouvs (found art), imposent parfoislemploi de tels noncs. Mais mme si nous ne parlons passouvent de lart dans cette perspective, le sens classificatoiredes termes est un concept fondamental qui structure et guide

    notre rflexion sur le monde et ses contenus.

    II

    Il est clair maintenant que lartefactualit est unecondition ncessaire (disons le genre proche) du sens

    premier de la notion dart. Cependant, cest l un fait qui neparat pas trs surprenant, et si Weitz et dautres ne lavaientpas ni, il ne serait mme pas trs intressant. Il est clairgalement que la question ne se rduit pas lartefactualitet que, pour obtenir une dfinition satisfaisante du terme art , il faut encore dterminer une autre condition

    ncessaire (la diffrence spcifique). Tout commelartefactualit, la deuxime condition est une proprit nonapparente, mais elle savre tre aussi complique quelartefactualit est simple. La tentative de dcouvrir et dedterminer la deuxime condition de lart ncessitera unexamen de lintrication complexe du monde

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    Dfinir lart VI

    de lart. W. E. Kennick7 considre comme inefficace legenre dapproche qui sera la ntre ici et qui suit la directionindique par Mandelbaum. Il conclut que la tentative dedfinir lart en termes de ce que nous faisons avec des objetsdonns est tout autant voue lchec que toutes les autres .Il essaie dtayer cette conclusion par le fait que les anciensgyptiens ont enferm des peintures et des sculptures dansdes tombes, et par dautres faits de ce genre. Largument deKennick prsente deux points faibles. Dabord, le fait que lesanciens gyptiens aient enferm des peintures et dessculptures dans des tombes nimplique pas quils lesconsidraient dune manire qui diffre de la ntre. Il se peutquils les aient poses en cet endroit afin quelles soientapprcies par les morts, ou simplement parce quellesappartenaient au dfunt, ou pour toute autre raison. La

    pratique gyptienne ne prouve pas lexistence dunediffrence radicale entre leur conception de lart et la ntre,diffrence qui rendrait impossible une dfinition valable

    pour les deux. En deuxime lieu, il nest pas ncessaire desupposer que notre conception de lart est la mme que celledes anciens gyptiens. Il suffirait darriver dterminer lesconditions ncessaires et suffisantes pour le concept dart quiest le ntre (cest--dire celui de nous autres Amricainscontemporains, Occidentaux contemporains, ou Occidentauxdepuis la constitution du systme des arts au, ou autour du,XVIIIe sicle je ne sais pas o se situe la limite exacte dece nous ). En dpit de Kennick, il est trs probable quenous dcouvrions la differentia de lart en analysant ce quenous faisons avec certains objets . Bien sr, rien ne garantitque nimporte quoi de ce que nous pourrions faire ou dece quun ancien gyptien aurait pu faire avec un objet

    dart permette dclairer le concept dart. Tout faire (doing)ne nous rvlera pas ce que nous cherchons. Bien quilnessaie pas de donner une dfinition du

    7 DoesTraditional Aesthetics Reston a Mistake ? ,Mind, 1958,p. 330.

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    terme art , Arthur Danto, dans son article provocant, The Artworld , a suggr la direction suivre lors dunetelle tentative8. Rflchissant sur Fart et son histoire enliaison avec certains dveloppements actuels, tels les Botes

    Brillo de Warhol et le Lit de Rauschenberg, Danto crit :

    Voir quelque chose comme de lart requiert quelque choseque lil ne peut discerner une atmosphre de thorieartistique, une connaissance de lhistoire de lart : un mondede lart.9 Cette rflexion stimulante a bien sr besoindtre lucide, mais il est clair que, en parlant de quelquechose que lil ne peut pas discerner , Danto est daccordavec Mandelbaum sur limportance majeure de certaines

    proprits non apparentes lorsquil sagit dtablir (inconstituting) quelque chose comme art. Cependant, en

    parlant datmosphre et dhistoire, la remarque de Dantonous fait franchir un pas de plus que lanalyse deMandelbaum. Elle pointe vers la structure complexe danslaquelle sinscrivent les uvres dart particulires : elle fait

    rfrence la nature institutionnelle de lart.Jemprunterai Danto lexpression monde de lart pour rfrer la vaste institution sociale dans laquelle lesuvres dart trouvent leur place. Mais une telle institutionexiste-t-elle ? Bernard Shaw parle quelque part de la lignede succession apostolique stendant dEschyle lui-mme.Shaw a certainement dit cela pour faire de leffet et pourattirer lattention, comme il en avait la coutume, mais saremarque contient une vrit importante. Le thtre possdeune longue tradition, une institution continue, qui trouve sesorigines dans lancienne religion grecque ou dans dautresinstitutions de la Grce antique. Cette tradition a t trstnue certaines poques, par moments elle a mme peut-tre compltement cess

    8 The Artworld, Journal of Philosophy, 1964, p. 571-584; trad.fr. Le monde de l'art , in Danielle Lories (d. et trad.),

    Philosophie analytique et esthtique, op. cit., p. 183-198.9

    Ibid., p. 580; trad. fr., op. cit., p. 193.

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    dexister, pour renatre ensuite du souvenir quelle avaitlaiss et du besoin dart ressenti par les hommes. Lesinstitutions qui ont t associes au thtre ont chang dunepoque lautre : lorigine il sagissait de la religion et de

    ltat grecs ; au Moyen ge le thtre tait li lglise ;plus prs de nous il a t associ lentreprise prive et ltat (thtre national). Ce qui est rest constant,maintenant sa propre identit tout au long de son histoire,cest le thtre lui-mme comme manire tablie dagir et dese comporter. Ce comportement institutionnalis se retrouvede part et dautre des feux de la rampe : les acteurs etlauditoire la fois sont impliqus et contribuent formerlinstitution du thtre. Les rles des acteurs et de lauditoiresont dfinis par les traditions du thtre. Ce que lauteur, lesorganisateurs et les acteurs prsentent cest de lart et il enest ainsi parce que cela est prsent dans le cadre du mondethtral. Les pices sont crites pour trouver place dans le

    systme du thtre et elles existent en tant que pices, cest--dire comme art, lintrieur de ce systme. Bien entendu,je ne nie pas que les pices existent comme uvreslittraires, comme art, lintrieur du systme littraire : lesystme du thtre et le systme littraire se chevauchent. Lethtre est un des systmes seulement du monde de lart.Chacun de ces systmes a ses origines et son dveloppementhistorique propres. Si nous disposons dinformations quantaux tapes ultrieures de ces dveloppements, nous ensommes rduits aux conjectures concernant les origines dessystmes fondamentaux de lart. (Sans doute disposons-nousdun savoir complet concernant certains sous-systmes ougenres qui se sont dvelopps rcemment, tels le mouvementDada et les happenings.) Mais, mme si notre savoir nest

    pas aussi complet que nous pourrions le dsirer, nous avonsdes connaissances substantielles au sujet des systmes dumonde de lart tels quils existent actuellement et tels quilsont exist depuis un certain temps. Une caractristiquecentrale commune tous les systmes du monde de lart

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    rside dans le fait que chacun constitue un cadre pourprsenter des uvres dart particulires. tant donn lagrande diversit des systmes du monde de lart, il nest passurprenant que les uvres dart naient pas de propritsapparentes en commun. Si toutefois nous prenons du recul et

    considrons les uvres dans leur contexte institutionnel,nous serons mme de voir les proprits essentielles quileur sont communes.

    Le thtre illustre de manire riche et instructive la natureinstitutionnelle de lart. Mais cest un dveloppement dansle domaine de la peinture et de la sculpture le dadasme

    qui nous rvle le plus aisment lessence institutionnellede lart. Duchamp et ses amis ont confr le statut dart des ready-mades (urinoirs, portemanteaux, pelles neigeet autres choses de cette espce) et lanalyse de ce quils ontfait nous permet de prendre conscience dun type dactionhumaine qui, jusqu prsent, est pass inaperue et a tmconnue laction de confrer le statut dart quelque

    chose. Bien entendu, les peintres et les sculpteurs sontengags depuis toujours dans laction de confrer le statutdart aux objets quils crent. Mais aussi longtemps que lesobjets crs taient conventionnels eu gard aux paradigmesde lpoque laquelle ils appartenaient, ctaient les objetseux-mmes et leurs fascinantes proprits apparentes quitaient le point de mire de lattention, non seulement desspectateurs et des critiques, mais galement des philosophesde lart. Lorsquun artiste dune poque antrieure peignaitun tableau, il accomplissait un certain nombre dactionscomme, par exemple, dpeindre un tre humain, faire le

    portrait dun homme particulier, excuter une commande,peindre pour vivre et ainsi de suite. Par-dessus le march, ilremplissait aussi le rle dagent du monde de lart etconfrait le statut dart sa cration. Les philosophes delart prtaient attention quelques-unes seulement des

    proprits dont ces diverses actions avaient pourvu lobjetcr, par exemple ses caractristiques reprsentationnel-lesou expressives. Ils ignoraient compltement la pro-

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    prit non apparente quest son statut. Toutefois, lorsque lesobjets sont bizarres, comme dans le cas des dadastes, notreattention est dvie de leurs proprits manifestes vers laconsidration de ces objets dans leur contexte social. Il se

    peut quen tant quoeuvres dart les ready-mades de

    Duchamp naient pas beaucoup de valeur, mais commeexemples dart ils sont trs prcieux pour la thorieartistique. Je voudrais prciser que je naffirme pas queDuchamp et ses amis ont invent laction de confrer lestatut dart : ils ont simplement utilis un moyeninstitutionnel existant et lont appliqu de manire inhabi-tuelle. Duchamp na pas invent le monde de lart, il atoujours exist.

    Le monde de lart consiste en un ensemble de systmes :le thtre, la peinture, la sculpture, la littrature, la musiqueet ainsi de suite ; chacun deux fournit un arrire-planinstitutionnel laction de confrer le statut dart desobjets appartenant son domaine. Le nombre de systmes

    qui tombent sous la conception gnrique de lart estillimit, et chacun des systmes majeurs comporte des sous-systmes supplmentaires. Ces caractristiques du monde delart lui assurent la souplesse ncessaire pour accueillirmme la crativit du type le plus radical. Il est possible,

    bien quimprobable, quun nouveau systme entier,comparable celui du thtre, soit ajout dun seul coup. Cequi est plus vraisemblable cest quun nouveau sous-systmesajoute un systme donn. Ainsi, la sculpture utilisant desdchets sest insre au domaine de la sculpture, leshappenings celui du thtre, etc. Avec le temps de telsajouts pourraient se transformer en systmes complets. Ainsila crativit radicale, lesprit daventure et lexubrance delart dont parle Weitz sont possibles lintrieur du conceptdart, mme si celui-ci est ferm par les conditionsncessaires et suffisantes que sont lartefactualit et le statutconfr. Aprs cette description partielle du monde de lart,

    je suis en position de proposer une dfinition de lexpression uvre dart . Elle sera formule en termesdartefactualit et de statut confr.

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    Cependant, afin dviter toute apparence de cercle vicieux,lexpression statut dart nentrera pas dans la dfinition.Je pense quune dfinition similaire celle que je vaisdonner, mais qui comporterait lexpression statut dart ,ne constituerait pas un cercle vicieux, mais je ne dbattrai

    pas de cette question ici. Par ailleurs, lexpression statutdart implique plusieurs choses qui doivent tre distingueset clarifies et il vaut tout aussi bien que ceci se dgage de ladfinition elle-mme. Une fois quelle aura t formule,elle demandera encore bon nombre de clarifications.

    Une uvre dart au sens classificatoire est 1) unartefact 2) auquel une ou plusieurs personnes agissantau nom dune certaine institution sociale (le monde delart) ont confr le statut de candidat lapprciation.

    La seconde condition de la dfinition utilise quatre

    notions, relies entre elles de diffrentes manires, savoir :1) agir au nom dune institution, 2) confrer un statut, 3) treun candidat, et 4) apprciation. Les deux premires notionssont si intimement lies quelles doivent tre traitesensemble. Je dcrirai dabord des cas paradigmatiques danslesquels un statut donn est confr en dehors du monde delart et je montrerai ensuite, ou jessaierai au moinsdindiquer, comment des actes similaires ont lieu lintrieur du monde de lart. Les exemples les plusmarquants de laction de confrer un statut sont certainsactes de ltat impliquant un statut lgal. Un roi qui confrele titre de chevalier, une chambre de mise en accusation quiinculpe quelquun, le prsident dun comit dlection

    certifiant quun tel est qualifi pour tre candidat, ou encoreun officier communal qui dclare deux personnes mari etfemme, constituent autant de cas o une ou plusieurs

    personnes agissant au nom dune institution sociale (ltat)confre(nt) un statut lgal des individus. Le Congrs, ouune commission lgalement constitue, peut confrer lestatut de parc national ou de monument

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    historique une rgion ou un objet. Les exemples donnsparaissent suggrer que la pompe et la crmonie sontindispensables lacte dinstaurer un statut lgal ; il nen est

    pas ainsi, bien que lexistence dun systme ga! soitvidemment prsuppose. Par exemple, certaines

    juridictions autorisent le mariage par droit commun cequi reprsente un cas de statut lgal acquis sans crmonie.Lorsquune universit confre un titre de docteur, quand onlit le prsident du Rotary ou lorsque lEglise dclare quunobjet est une relique, une ou plusieurs personnes confre(nt)un statut extra-lgal des individus ou des choses. Dans detels cas il doit y avoir un systme social qui fournisse lecadre dans lequel sinsre lacte dinstaurer un statut, mais,comme prcdemment, un crmonial nest pasindispensable pour tablir un statut : par exemple, unindividu peut sans crmonie acqurir lintrieur dunecommunaut le statut de sage ou didiot du village.

    Le lecteur aura peut-tre limpression que la notion de

    confrer un statut lintrieur du monde de lart estextrmement vague. Il est certain quelle nest pas aussi

    prcise que dans le domaine du systme lgal o lesprocdures et les domaines dautorit sont dfinis demanire explicite et sont intgrs la loi. Ce qui dans lemonde de lart correspond ces procdures et domainesdautorit nest codifi nulle part : il fonctionne au niveaudune pratique coutumire. Nanmoins il y a une pratique etce fait dfinit une institution sociale. Pour exister et avoir lacapacit de confrer un statut, une institution sociale na pas

    besoin dune constitution formellement tablie, defonctionnaires ou de rglements certaines institutionssociales sont formellement tablies, dautres sont

    informelles. Le monde de lart pourrait devenir uneinstitution formalise peut-tre que dans certainscontextes politiques il la t jusqu un certain point ,mais la plupart des personnes qui sintressent lart leregretteraient probablement. Un tel fonctionnementformalis menacerait la fracheur et lexubrance de lart. Le

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    noyau du monde de lart consiste en un ensemble depersonnes organises de manire lche, mais nanmoinslies entre elles : en font partie les artistes (cest--dire les

    peintres, auteurs, compositeurs et ainsi de suite), lesreporters de presse, les critiques crivant dans des

    publications diverses, les historiens, thoriciens etphilosophes de lart, et dautres encore. Ce sont cespersonnes qui maintiennent en tat de marche le mcanismedu monde de lart, et qui, ce faisant, garantissent sonexistence continue. De plus, toute personne qui se considreelle-mme comme membre du monde de lart en est un dece seul fait.

    Admettons que nous ayons tabli lexistence du monde delart, ou au moins que nous layons rendue plausible : le

    problme qui se pose maintenant cest de voir commentcette institution confre le statut dart. Selon ma thse, demanire analogue ce qui se passe lorsquune personne estdclare apte tre candidat une fonction, quun couple

    accde au statut de mariage daprs les lois du droitcommun dun systme lgal, quun individu est luprsident du Rotary ou quun autre accde au statut de sage lintrieur dune communaut, un artefact peut acqurir lestatut de candidat lapprciation lintrieur du systmesocial quon peut appeler le monde de lart . Comment

    peut-on savoir quand ce statut a t confr? Laccueil dunartefact dans un muse dart en tant qulment duneexposition, la reprsentation dune pice dans un thtre etdautres vnements de ce genre sont des signes certains quele statut dart leur a t confr. Bien sr, rien ne garantitquon puisse toujours savoir si quelque chose est uncandidat lapprciation, tout comme on ne peut pastoujours dire si tel ou tel individu est un chevalier ou sil estmari. Lorsque le statut dun objet dpend decaractristiques non apparentes, un simple coup dil surcet objet ne le rvlera pas ncessairement. Bien entendu, larelation non apparente peut tre symbolise par un signedistinctif, un anneau de mariage par exemple, auquel cas ilsuffira dun coup dil pour dcouvrir son statut.

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    Dfinir lart 2:

    Plus importante est cependant la question de savoircomment est confr le statut de candidat lapprciation.Les exemples quon vient de voir lexposition dunartefact dans un muse et la reprsentation dune pice dansun thtre semblent suggrer que la participation de

    plusieurs personnes est indispensable pour confrerrellement le statut. En un sens, il faut plusieurs personnes,mais, en un autre sens, une seule suffit. Un certain nombredindividus est ncessaire pour former linstitution socialequest le monde de lart, mais une personne seule peut agirau nom de ce monde et confrer le statut de candidat lapprciation. En fait, beaucoup duvres dart ne sontvues que par une seule personne celle qui les cre et

    pourtant elles sont de lart. Le statut en question peut treacquis par lacte dune seule personne traitant un artefactcomme un candidat lapprciation. Bien sr, riennempche quun groupe dindividus confre ce statut, maisen gnral il est confr par une personne unique, savoir

    lartiste qui cre lartefact. Il peut tre utile de comparer etde confronter la notion de confrer le statut de candidat lapprciation la situation dans laquelle quelque choseest simplement prsent en vue dtre apprci : espronsque ceci clairera la notion d accession au statut decandidat . Prenons lexemple dun marchand dappareilssanitaires qui tale ses marchandises devant nous. Il y a unediffrence importante entre exposer devant et confrerle statut de candidat lapprciation et on peut la faireressortir en comparant laction du marchand avec lactesuperficiellement similaire de Duchamp consistant fairefigurer dans une exposition maintenant fameuse un urinoirquil avait baptis Fontaine. La diffrence rside dans le faitque lacte de Duchamp sinscrivait dans le contexteinstitutionnel du monde de lart tandis que laction dumarchand dappareils sanitaires se situe en dehors de cecontexte. Le marchand pourrait agir comme Duchamp,cest--dire convertir un urinoir en une uvre dart, maisune telle ide ne leffleurerait probablement pas. Noublions

    pas

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    que si Fontaine est une uvre dart, ceci nimplique pasquelle soit une bonne uvre dart, ni ne veut insinuerquelle en soit une mauvaise. Les canulars dun artistecontemporain en particulier renforcent la signification du casDuchamp et mettent en vidence un point important de la

    pratique dintitulation des uvres dart. Dans le cas dune deses uvres, Walter de Maria dans une vise burlesquesans doute a mme t jusqu utiliser une procdureutilise par beaucoup dinstitutions lgales et quelquesautres, savoir la procdure de la patente. Sa High Energy

    Bar (une barre dacier inoxydable) est accompagne duncertificat qui donne le nom de luvre et prcise que cette

    barre est une uvre dart uniquement lorsquelle estaccompagne du certificat. Outre le fait quil met laccentsur le statut dart en le certifiant par un document, cetexemple fait apparatre galement la signification de lacteconsistant intituler les uvres dart. Un objet peut acqurirle statut dart sans jamais avoir reu de nom, mais le fait de

    le doter dun titre indique quiconque sy intresse quilsagit dune uvre dart. Les titres particuliers remplissentdes fonctions diverses ainsi par exemple ils aident comprendre une uvre ou ils permettent une identificationaise mais tout titre quel quil soit (mme Sans titre) estun signe distinctif indiquant le statut artistique.

    La troisime notion contenue dans la deuxime conditionde la dfinition est ltat de candidat : un membre du mondede lart confre le statut de candidat lapprciation. Ladfinition nexige pas que luvre soit effectivementapprcie, ne serait-ce que par une seule personne. Le faitest que beaucoup duvres dart, et peut-tre mme la

    plupart, ne sont jamais apprcies. Il est important de ne pasintgrer la dfinition du sens classificatoire duvredart des proprits relevant de la valeur, tellelapprciation effective : cela nous empcherait de parlerduvres dart non apprcies. Peut-tre mme serions-nousembarrasss pour traiter duvres dart mauvaises. Toutethorie de lart doit prendre en compte certaines

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    caractristiques centrales de notre manire de parler delart : or, il nous semble parfois indispensable de parler dartnon apprci ou de mauvais art. Dautre part, tous lesaspects dune uvre ne font pas partie de ltat de candidat

    lapprciation ; par exemple, en gnral on ne considre pasquil convient dapprcier la couleur du dos dun tableau.Jai abord ailleurs10 dans une tentative de fournir uneanalyse de la notion dobjet esthtique la question desavoir quels aspects dune uvre dart sont pertinents quant son statut de candidat lapprciation. Il ne faudrait donc

    pas croire que la dfinition de la notion d uvre dart implique laffirmation que tous les aspects dune uvre sont

    pertinents quant son tat de candidat lapprciation.La quatrime notion contenue dans la deuxime condition

    de la dfinition est celle de lapprciation elle-mme.Certains penseront peut-tre que la dfinition se rfre uneapprciation spcifiquement esthtique. Jai soutenu

    ailleurs11

    quil ny a pas de raison de penser quil existe uneperception spcifiquement esthtique. De mme, je suisdavis quil ny a aucune raison de penser quil existe uneapprciation qui serait spcifiquement esthtique. Le termed apprciation tel quil est employ dans la dfinitionveut dire simplement qu en faisant lexprience des

    proprits dune chose on les trouve prcieuses ouvalables , et ce sens du terme sapplique dune maniretout fait gnrale lintrieur comme lextrieur dudomaine de lart.

    Jai fait remarquer plus haut quune dfinition de la notiond art qui ferait intervenir lexpression statut de lart ne comporterait pas un cercle vicieux. La dfinition que jai

    propose ne contient pas lexpression statut de lart ,mais elle fait rfrence au monde de

    10 Art Narrowly and Broadly Speaking ,American Philoso-phicalQuarterly, 1968, p. 71-77.11

    The Myth of the Aesthetic Attitude , American Philosophi-calQuarterly, 1964, p. 56-65; trad. fr.inPhilosophie analytique et Esthtique, op.cit., p. 115-134.

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    lart. Par consquent, certains lecteurs auront peut-trelimpression dsagrable quelle constitue un cercle vicieux.Il est vrai quen un sens elle est circulaire, mais elle neconstitue pas pour autant un cercle vicieux. Si javais dit, parexemple : Une uvre dart est un artefact auquel le monde

    de lart a confr un statut , et si ensuite javais dfini lemonde de lart simplement comme ce qui confre le statutdart, alors la dfinition serait un cercle vicieux, parce quilsagirait dun cercle trs troit et ne transmettant pasdinformations. Or, jai consacr un espace considrable ladescription et lanalyse des complexits historiques,organisationnelles et fonctionnelles du monde de lart, et silexamen auquel je me suis livr est correct, le lecteur aurareu une quantit importante dinformations concernant lemonde de lart. Le cercle que jai parcouru nest ni troit ni

    pauvre en informations. Si, en fin de compte, le monde delart ne peut pas tre dcrit indpendamment de lart, cest--dire si sa description contient des rfrences aux historiens

    de lart, aux journalistes spcialiss dans lart, aux picesdramatiques, aux thtres et ainsi de suite, alors la dfinitionau sens strict du terme est circulaire. Cependant, elle neconstitue pas un cercle vicieux parce que la description danslaquelle elle est enchsse comporte beaucoupdinformations au sujet du monde de lart. Il ne faut pas sefixer de manire troite sur la dfinition, car il importe devoir que lart est un concept institutionnel et ceci exigequon place sa dfinition dans le contexte de la descriptionglobale. Jai le soupon que le problme de la circularitse pose frquemment (toujours?) lorsque des conceptsinstitutionnels sont en jeu.

    IIILes uvres dart dadastes et des dveloppements

    similaires de lart contemporain, qui nous ont rendusattentifs la nature institutionnelle de lart, suggrent

    plusieurs questions. Dabord, si Duchamp peut convertir

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    en art des artefacts comme un urinoir, une pelle neige etun portemanteau, pourquoi des objets naturels, par exempledes bois de drive, ne peuvent-ils pas devenir eux aussi desuvres dart au sens classificatoire ? Je rpondrai quils

    peuvent ventuellement le devenir, condition quon leurfasse subir lun ou lautre traitement spcifique. Une desfaons de raliser la chose en question serait de ramasser unobjet naturel, de lemmener la maison et de laccrocher aumur. Une autre faon serait de le ramasser et de lintgrerdans une exposition. Soit dit en passant, nous avions

    prsuppos plus haut que le bois de drive auquel se rfrela phrase de Weitz (choisie comme exemple) gisait sur une

    plage et quaucune main humaine ou, du moins, aucuneintention humaine ne lavait touch , et que pour cetteraison il sagissait dart au sens driv du terme. Les objetsnaturels qui deviennent des uvres dart au sensclassificatoire du terme sont transforms en artefacts sans

    laide doutils lartefactualit est confre lobjet pluttque de rsulter dun travail effectu sur lui. Cela signifie queles objets naturels qui deviennent des uvres dartacquirent la proprit dartefactualit en mme temps queleur est confr le statut de candidat lapprciation. Mais

    peut-tre que quelque chose de semblable se produitdordinaire dans le cas de tableaux, de pomes et ainsi desuite : ils en viennent exister comme artefacts en mmetemps que le statut dart leur est confr. Bien entendu, treun artefact et tre candidat lapprciation nest pas lamme chose mais ce sont deux proprits qui peuventtre acquises au mme moment. De nombreux lecteursestimeront peut-tre que cette notion dune artefactualit quiserait confre un objet, plutt que de rsulter dun travailsur lobjet, est trop trange pour tre accepte, et jadmetsquil sagit dune conception inhabituelle. Il est possiblequil faille laborer une explication spciale pour les bois dedrive exposs et autres cas de ce genre.

    Une autre question qui est pose assez souvent en relationavec les discussions suscites par le concept dart,

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    et qui parat spcialement pertinente dans le contexte de lathorie institutionnelle, est la suivante : Que penser des

    peintures ralises par des individus comme Betsy, lechimpanz du zoo de Baltimore? Le fait dappeler

    peintures les produits de Betsy ne prjuge en rien de leur

    statut ventuel duvres dart simplement, il faut bien unterme pour les dsigner. La question de savoir si les

    peintures de Betsy sont de lart dpend de ce quon faitdelles. Par exemple, il y a un an ou deux, le Field Musumof Natural History de Chicago a expos un certain nombrede peintures ralises par des chimpanzs et des gorilles.

    Nous sommes obligs de dire que ces peintures ne sont pasdes uvres dart. Si cependant elles avaient t exposesquelques kilomtres plus loin lArt Institute, elles auraientt des uvres dart elles auraient t de lart si ledirecteur de lArt Institute stait engag en faveur de sescousins primates. Pour une grande part cest le contexteinstitutionnel qui est dcisif : certains contextes

    institutionnels se prtent lacte de confrer le statut dart,dautres non. Bien que les peintures de Betsy restent sespeintures mme si elles taient exposes dans un musedart, il faut pourtant noter quen tant quart ellesmaneraient de la personne responsable de leur exposition.Betsy serait incapable (je suppose) de se considrer elle-mme comme un membre du monde de lart et, partant, ne

    pourrait pas confrer le statut en question. Lart est unconcept qui implique ncessairement lintentionnalithumaine. Ces remarques ne sont pas destines dnigrer lavaleur (y compris la beaut) des peintures de chimpanzsexposes dans des muses dhistoire naturelle ou celle descrations des ptilorinques, etc. elles concernent laquestion de savoir ce qui relve dun concept particulier.Selon Weitz, dfinir le terme art et ses sous-conceptsrevient bannir la crativit. Parmi les dfinitions tradi-tionnelles du terme, certaines ont peut-tre empch lacrativit (certaines dfinitions traditionnelles de ses sous-concepts lont mme probablement fait), mais ce dangerappartient dsormais au pass. On peut facilement imagi-

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    lart

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    ner un auteur dantan dans la situation suivante : il a conuet dsire crire une pice caractre tragique, maisdpourvue de telle ou telle caractristique spcifique,

    prescrite par exemple par Aristote dans sa dfinition de la

    tragdie ; accul ce dilemme, il est intimid etabandonnera peut-tre son projet. Cependant, compte tenude lindiffrence actuelle vis--vis des genres tablis et vuquen art on rclame cor et cri la nouveaut, cet obstacle la crativit a probablement cess dexister. Lorsque denos jours quelquun cre une uvre indite et inhabituelle, ily a deux options : si luvre est assez proche de certainesautres dun type dart tabli, elle trouve gnralement place lintrieur de ce type ; si elle est trs diffrente de toutesles uvres existantes, un nouveau sous-concept sera

    probablement cr. Les artistes contemporains ne sont pasfacilement intimids et ils considrent les genres artistiquescomme des repres titre indicatif plutt que comme des

    prescriptions rigides. Mme si les remarques dunphilosophe pouvaient avoir de leffet sur ce que font lesartistes de nos jours, la conception institutionnelle de lartnempcherait certainement pas la crativit. Lexigenceconcernant lartefactualit ne peut pas entraver la crativit,

    puisque lartefactualit est une condition ncessaire de lacrativit. Il ne peut pas y avoir dexemple de crativit sansquun artefact, quelque type quil appartienne, ne soit

    produit. La deuxime condition, celle qui concerne lacte deconfrer un statut, ne peut pas inhiber la crativit ; en fait,elle lencourage. Comme daprs notre dfinition nimportequoi peut devenir de lart, elle nimpose pas de contraintes la crativit. On pourrait tre tent de dire que la thorieinstitutionnelle de lart se borne affirmer qu une uvredart est un objet dont quelquun a dit " Je baptise uvredart cet objet " . Dune certaine manire, cest bien ce dontil sagit, ce qui ne signifie pas que lacte de confrer le statutdart soit chose simple. Tout comme le baptme dun enfanta pour toile de fond lhistoire et la structure de lglise,lacte de confrer le statut dart a comme toile de

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    fond la complexit byzantine du monde de lart. Daucuns trouveront peut-tre trange que dans les cas nerelevant pas de linstitution de lart et abords plus haut lacte de confrer un statut puisse chouer danscertaines conditions, tandis quil ne semble pas y avoir de modalits en vertu desquelles lacte de confrer lestatut dart pourrait tre invalide. Par exemple, si un acte daccusation est rdig de manire incorrecte, laccusnest en fait pas inculp ; en revanche, dans le monde de lart rien de comparable ne semble tre possible. Ce faitreflte simplement les diffrences entre le monde de lart et les institutions lgales : le systme lgal soccupe

    daffaires pouvant avoir des consquences personnelles graves et ses procdures doivent reflter ce fait; lemonde de lart soccupe daffaires qui, bien quelles soient galement importantes, sont de nature tout faitdiffrente. Le monde de lart na pas besoin de procdures rigides, il admet voire encourage la frivolit etla fantaisie, sans perdre pour autant son but srieux. Il vaut peut-tre la peine de noter que toutes les procdureslgales ne sont pas aussi rigides que les procdures judiciaires et que, dans certains cas, le fait de commettre deserreurs en confrant des statuts lgaux nest pas fatal pour ceux-ci. Un officier municipal peut commettre deserreurs en clbrant la crmonie de mariage, mais le couple en face de lui accdera nanmoins au statutmatrimonial. Cependant, sil est impossible de commettre une erreur en confrant le statut dart, il est possibleden commettre une du fait de le confrer. En confrant le statut dart un objet, on endosse une certaineresponsabilit vis--vis de lobjet dot du nouveau statut si on prsente un candidat lapprciation, on doittoujours envisager la possibilit que personne ne lapprciera et que donc on perdra la face pour avoir confr lestatut. On peutfaire une uvre dart avec loreille dune truie, mais cela nen fera pas forcment une bourse ensoie.

    Traduit de langlais par Claude Hary-Schaeffer