(french) foucault, michel - historie de la folie a l'age classique

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  • 8/7/2019 (french) Foucault, Michel - Historie De La Folie A L'age Classique

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    Michel Foucault

    Histoirede la foliea I'age classique

    Gallimard

  • 8/7/2019 (french) Foucault, Michel - Historie De La Folie A L'age Classique

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    Ce livre a paru precedemment dans la Bibliotheque de s Histoires en 1972.

    PREFACE

    Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationreserves pour taus pays. Editions Gallimard, 1972.

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    Je deorais, pour ce livre deja vieux, ecrire une nouvelle preface.J'oooue que j'y repugne, Car j'aurais beau faire: je ne monqueraispas de vouloir le justifier pour ce qu'il etait et le reinscrire, autantque faire se peut, dans ce qui se passe aujourd'hui, Possible ounon, habile ou pas, ce ne serait pas honnhe. Ce ne serait pasconforme surtout a ce que doit etre, par rapport a un liore, lareserve de celui qui I' a ecrit. Un liore se produit, eyinementminuscule, petit objet maniable. Il est pris des lors dans un jeuincessant de repetitions; ses doubles, autour de lui et bien loinde lui, se mettent a [ourmiller ; chaque lecture lui donne, pourun instant, un corps impalpable et unique; des fragments delui-meme circulent qu'on fait valoir pour lui, qui passent pourle contenir presque tout entier et en lesquels finalement il luiarrioe de trouver refuge; les commeniaires le dedoublent, autresdiscours ou il doit enfin. paroitre lui-mane, ayouer ce qu'il arefuse de dire, se deliYrer de ce que, bruyamment, il feignaitd'etre. La reedition en un autre temps, en un autre lieu estencore un de cee doubles: 'ni tout a fait leurre ni tout a fait iden-tite.La tentation est grande pour qui ecrit le livre de [aire la loi

    a tout ce papillotement de simulacres, a leur prescrire une forme,a les lester d'une identite, a leur imposer une marque qui leurdonnerait a taus une certaine valeur constante. Je suis l'auteur :regardez mon visage ou mon profil; voici a quoi deoront ressemblertoutes ces figures redoubleee qui yont circuler sous mon nom;celles qui s'en eloigneni ne oaudroni rien; et c'est a leur degrede ressemblance que YOUSpourrez juger de la valeur des autres. Jesuis le nom, la loi, l'ame, le secret, ta balance de tous ces double. II

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    1 1 0 H istoire de L a folieAimi s' ecrie la Preface, acte premier par lequel commence a.'etablir la monarchie dB l'aut6ur, cUcla,.ation de tyrannie : monintention doit etre votre prteepte; pous pliere% votre lecture, 11".analyses, "OS critiques, Ii ce que j'ai "oulu faire, entendez bienma modestie : quand ie parle des limites de mon entrepriae,j'entends borner "otre liberte; et si [e proclame mon sentimentd'acoir ete inegal Iima tdch, c'est que [e ne peux pa. "oua Laiaserle privileg d'obiecter a mon liore le [antosme d'un autre, toutproche de lui, mais plus beau que ce qu'ilest. Je suis le monarquedes choses que j' ai dites et je garde sur elles une eminentesouoeraineu : celle de man intention et du sem qu.e j' ai poulu leurdonner.Je voudrais qu'un livre, au mains du cote de celui qui l'a ecris,

    ne soit rien d'autre que les phrose dont il est faitj qu'il ne liBcUdouble pa. dam ce premier simuloere de lui-msm qu'est unepreface, et qui pretend donner sa loi Ii tous ceuz qui pourront Iil'apenir etre formes Ii partir de lui. Je voudrai que eet obis'.epenement, presque imperceptible parmi tant d'autres, se recopie,lie [ragmente, se repete, se eimule, se dBdouble, disparaiase f inale-ment sam que celui Iiqui il est arrio de le produire, puisse [amairevendiquer le droit d' en etre le maitre, d'imposer ce qu'il flouLaitdire, ni de dire CB qu'il delJait etre. Bref, ie voudrai qu'un livrne se donne pas lui-meme ce statut de texte auquel La pedagogieou Lacritique sauront bien le reduirej mais qu'iL ait LadBsinfloLturede se presenter comme discours : IiLa{oia bataille et arme, strategieet choc, lutte et trophee ou blessure, conjonctures et pestiges, ren-contre irregutiere et scene repetable.C'est pourquoi Ii La demande qu'on m'a faite d'ecrire pour ce

    livre rUdite une noupelle preface, ie n'ai pu repondre qu'unechose : supprimone done I'aneienr.s. Telle sera l'honneteti. Necherchons ni a justifier oe vieue livre ni a le reinscrire aujourd'huijLa e erie des epenements auxquels il appartient et qui sont sa praieloi, est loin d' e tre close. Quant Ii L a notweaute ne feignons pa.de La dBcouprir en lui, com1llb une reserve secre!e, comme uneriehesse d' abor 1 inapercue : elle 71.'a 1 5 M {aite que des cM811squi ont ete ditee sur lui, et dell epenements dans lesquels it a et epris,- Mais flOUS flenez de [aire une prefaciJ.- Du moins est-elle courts.

    PREMIERE PARTIE

    Michel Foucault.

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    CHAPITRE PREMIEH

    Stultifera navr,s

    A la fin du Moyen Age,la lepre disparait du monde occidental.Dans les marges de la communaut.e, aux portes des villus,s'ouvrent comme de grandes plages que Ie mal a cesse dc hanter,mais qu'il a laissees steriles et pour longtempsinhabitables. Dessiecles durant, ees etcndues appartiendront a I'inhumain,Du XIVe au x Vile sieclc, eUes vont attendre et solliciter pard'etranges incantations une nouvelle incarnation du mal, uncautre grimace de la peur, des magics renouvelees dc purificationct d'exclusion.

    Depuis Ie Haut Moyen Age, jusqu'a la fin des Croisades, leslcproseries avaient multiplie sur toute la surface de l'Europeleurs cites maudites. Selon Mathieu Paris, il y en aura it eujusqu'a 19000 a travers toute la chret iente 1. En tout cas,vers 1266, dans le temps O U Louis VIII et.ablit pour la FranceIe reglement des leproseries, on en recense plus de 2 000. IIyen eut jusqu'a 43 dans Ie seul diocese de Paris: on comptaitBourg-Ia- Reine, Corbeil, Saint- Valero, et Ie sinistre Champ-Pourri; on comptait aussi Charenton. Les deux plus grandI'sse. trouvaient dans I'irnmediate proximite de Paris - Snin t-Germain et Saint-Lazare 2 - : nous retrouverons leur nom dansl'histoire d'un autre mal. C'est que de puis le xv" siecle, Ie videse fait partout; Saint-Germain des Ie siecle suivant devient unemaison pour de jeunes correctionnaires; et avant saint Vincent,il n'y a deja plus a Saint-Lazare qu'un seul lepreux, Ie sieurLanglois, praticien en eour laic , La leproserie de Nancy quifigura parmi les plus grandes d'Europe, garde seulement quatremalades sous la regence de Marie de Medicis, Selon les Memoires

    I. Cite in COLLET, l fie de saint l 'inrent dePaul , I , Paris. 1818, p. '2!l3.'2. cr. J. LEBEt:F, Hisloire de la rille el de loal lc diore ... de Paris, Paris,17,,41758.

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    14 Histoire d e la folie Stulti fera navis 15

    1 Cite in H M FAY Upreux el cagols dll Sud-Ouesl, Paris, 1910, p..285.2: P~-A. HI~DE;"FINGER, La Uproserie de Relms du XII- au XV II ' siecle,Reims, 1906, p. 233. . 8 I 637 6393. DELAMARE, Traile de Police, Paris, 173 ,t. ,pp. - .4 VALVONNAIS Hisloire du DauphIne, t. II, p. 171. .5: L. CIBRARIO: Precis hislorique des ordres religieux de SaInI-I"azare el deSaini-Maurice, Lyon, 1860. S .6. ROCHER, Notice hislorique sur la maladrerie de Sainl-Hilaire- awl-Mesmin, Orleans, 1866.

    de. Voley sO.nt a~tribues a l'hopital de Sainte-Fey 1. Seul avecSaint-Mesmin, I enclos des Ganets pres de Bordeaux resteracomme temcin.Pour un mil~on et demi d'habitants au Xlle siecle, Angleterre

    et Ecosse avaient ouvert a elles seules 220 leproseries. Maisau Xlve siecle deja le vide commence a se creuser: au momentou Richard III ordonne une enquete sur l'hopital de Ripon- c'est en 1~42 - il n'y a plus de lepreux, il attribue auxpauvres les biens de la fondation. L'areheveque Puisel avaitfonde a Ia fin du Xlle siecle un hOpital dans lequel en 1434 deuxp~aces seulem~nt etaient reservees aux lepreux, et pour Ie casou. on pourrait en t:ouver 2. En 1348, la grande leproserie deSaint-Alban ne contient plus que 3 malades; l'hopital de Rome-naIl dans le Kent est ahandonne vingt-quatre ans plus tard,faute de lepreux, A Chatham, la maladrerie de Saint-Barthe-lemy etablie en 1078 avait ete une des plus importantes d'An-gleterre; sous Elizabeth, on n'y entretient plus que deux per-sonnes; elle est supprimee finalement en 16273M8me regression de la lepre en Allemagne, un peu plus lente

    peut-etre; meme conversion aussi des leproseries, hatee commeen Angleterre par la Reforme qui confie a l'administration desc.ites l~s =v=. de bienfa~sance .et !es etabli~sements hospita-hers; c est ce q~l1se produit a Leipzig, a Munich, a Hambourg.En 1542, les biens des leproseries de Schleswig-Holstein sont!raI_Ismis aux hOpitaux. A _ St_uttgart le rapport d'un magistratI~dlque en 1589 que .depUls cmquante ans deja, iln'y a plus delepreux da~s la maison qui leur est destinee. A Lipplingenla leproserie est tres tot peuplee d'incurables et de fous '.Etrange disparition qui ne fut pas sans doute l'effet Iongtemps

    cherche d'obscures pratiques medicales; mais Ie resultat spon-tane de cette segregation, et la consequence aussi apres la find.es Croisades, de la rupture avec les foyers' orien~aux d'mfec-bon. La lepre se retire, abandonnant sans emploi ces bas lieuxet ~es ri~es qui n'etaie~t point destines a la supprimer, mais a lamaintemr dans une distance sacree, a la fixer dans une exalt a-t!on inverse. Ceoq~i va rester sans doute plus longtemps que lalepre, et se maintiendra encore a une epoque ou, depuis desannees deja, les leproseries seront vides, ce sont les valeurs etles images qui s'etaient attachees au personnage du Iepreux;

    de Catel, il y aurait eu 29 hOpitaux a Toul.ouse ve.rs la fi~ del'epoque medievale : 7 etaient des leproserles; mats au de~)Utdu XVlle siecle on en trouve mentionnees 3 seul~ment : .S~mt-C rien Arnaud-Bernard et Saint-Michell. OI_Iarme a celebrerlIfe pre disparue : en 1635, les habit.ants ~e ~elm,s .fo~t une p~o-cession solennelle pour remercier Dieu d avoir delivre leur villede ce fleau 2. 1Depuis un siecle deja, le pouvoir roral avait entreprls econtrole et la reorganisation de cette ImI_Dense fortune querepresentaient les biens fonciers des lepros~rle~; pa.r ordonnancedu 19 decembre 1543, Francois Ier en avait falt,falre Ie re~e?s~-ment et l'inventaire pour remedier au grand .desordre q,;u etaltalors dans les maladreries ; a son tour Henri IV prescrlt d~nsun edit de 1606 une revision des comptes et ,affecte les deniersqui reviendraient de cette recherche a I entre tenement despauvres gentilshommes et soldats e~tropies. Mem~ demandede centrale le 24 octobre 1612, mars on songe mamtenant a. d 3utiliser les revenus abusifs a la nourriture es pauvres ,En fait, la question des Ieproserie~ ne fut pas r?glee e~ France

    avant la fin du XVlle siecle; ct 1'Im?orta~ce. economlque duprobleme suscite plus d'un eonflit. N y avalt-II ~as encore, enI'annee 1677 44 leproseries dans la seule provmce du Dau-phine 4? Le 2 0 fevrier 1672 Louis XIV attribue aux ordres deSaint-Lazare et du Mont-Carmel les bie,ns d~ !OUSles o~dreshospitaliers et militaires; on les charge d admlDlstrer l~~ l~pro-series du royaume 5, Quelque vingt ans plus tard, I~lt de1672 est revoque, et par une serie de mesures ,echelonnees demars 1693 a juillet 1695, les biens des maladrerl~s de~ront etredesormais aflectes aux autres hopita_ux et a~x et~bhssementsd'assistance. Les quelques Iepreux qUi sont disperses au has.arddes 1 200 maisons encore existantes seront groupes a ~al~t-Mesmin pres d'Orleans 6, Ces prescriptions sont apphqueesd'abord a Paris ou le Parlement transfere les revenus en ques-tion aux etablissements de l'Hopital general; l'exemple estimite par les juridictions provinciales; Toulouse affecte lesbiens de ses Ieproseries a l'hOpital des [ncurables (1696); ceuxde Beaulieu en Normandie passent a l'Hotel-Dleu de Caen; ceux

    l.J.-A. Ulysse CHEVALIER, Notice hislorique sur la maladrerie de Voleypres Romans, Romans, 1870, p. 61.7 ' John MORRI8soN HORSON, Some earl!/ and later Houses of Pitu, pp. 12-13.3. en . A. MERCIER: Leper Houses and Medieval Hospitals, 1'. 1\).4. 'IRCHOW, "-lrc/uv zw' Geschichle des Aussalzes t XIX P 71 et I) 80't. XX, p, 511. ,. .,. .,

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    Histoire de la folie Stultifera naVIS '1 7c'est lc sens de cette exclusion, l'importance dans le groupesocial de cette figure insistante et redoutable qu'on n'ecarte passans avoir trace autour d'elle un cercle sacre.Si on a retire le lepreux du monde, et de la c?mmunau~e de

    l'Eglise visible, son existence P?ur.tant mam~este toujoursDieu puisque tout ensemble ell~ mdIque, sa ~olere et. marq~esa honte : Mon amy, dit Ie rituel de I Eghse de Vienne, 1 1plaist a Notre Seigneur que tu soyes infect de ~este maladie,et te faid Notre Seigneur une grant grace quand II te veut pumrde maux que tu as faict en ce monde. Et au moment meme OU ,par les mains du pretre et de ses, assistant~,. il ,est _traine horsde l'Eglise gressu retrogrado, on I assure qu II temoigne encorepour Dieu : Et combien que tu soyes separe de I'Eglise et de lacompagnie des Sains, pourtant tu n'es. separe de !a gra~ede Dieu. Les Iepreux de Brueghel assistent de 10m, marspour toujours, a cette montee du Calvaire ou tout un .peupleaccompagne le Christ. Et, temoins hieratiques du mal, ils fontleur salut dans et par cette exclusion elle-meme : dans uneetrange reversibjlite qui s'opposc a celie des merites et desprieres, ils sont sauves par la main qui n~ se tend pas. Le pecheurqui abandonne le lepreux a sa po~te, lUI ouvre Ie. salut. Pour-quoy ayes patience en ta maladie; ear Notre .SeIgneur pour tamaladie ne te desprise point, ne te separe pomt de sa compa-gnie' mais si tu as patience tu seras saulve, comme fut le ladrequi mourut devant l'ostel du Nouveau riche et fut porte t?utdroit en paradis 1. L'abandon lui est un salut; son exclusionlui offre une autre forme de communion.La lepre disparue, le lepreux efface, ou pres~ue, des memoires,

    ces structures resteront. Dans les memes heux souvent, lesjeux de l'exclusion se retrouveront, etrangement semblablesdeux ou trois siecles plus tard. Pauvres, vagabonds, correc:tionnaires et tetes alienees reprendront le role abandonnepar Ie ladre, et nous verrons quel salut est att~ndu de cetteexclusion pour eux et pour ceux-la memes qUI les exc1uent.Avec un' sens tout nouveau, et dans une culture tres diffe-rente les formes subsisteront - essentiellement cette formemajeure d'un partage rigoureux qui est exclusion sociale, rnaisreintegration spirituelle.

    riennes, D'un coup, a la fin du xv" siecle clips slIl'ct'dent a lalcpre comme par droit d'heritage. On les recoit dans plusieurshopitaux de lepreux : sous Francois Ier on tente d'abord deles parquer dans I'hopital de la paroisse Saint-Eustaohe, puisdans celui de Saint-Nicolas, qui naguere avaient servi de mala-dreries. A deux reprises, SOliS Charles VIII, puis en 1S5!), onleur avait affecte, a Saint-Germain-des-Pres, diverses haraqueset masures utilisees jadis pour les Iepreux 1. Ils sont tcllementnombreux hientot qu'il faut envisager de construire d'aut roshatiments en certains lieux spacieux de notre dite ville ctfaubourgs, segreges de voisins 2)). Une nouvelle lepre est BPI ' ,qui prend la place de la premiere. Non sans diflicultes d'ailJellrs,ni conflits. Car les lepreux eux-mernes ont leur efTroi.Ils eprouvent de la repugnance a accueillir ces nouveaux

    venus dans Ie monde de l'horreur : Est mirabilis contagiosaet nimis [ormidanda infirmitas, quam etiam detcstantur leprosiet ea in/eetos seeum habitare non permiuant 3. )) Mais s'ils ontdes droits plus anciens a sejourner dans ces Iieux segreges ,ils se trouvent trop peu nombreux pour les faire valoir; lesveneriens, un peu partout, ont tot fait de prendre leur place.Et pourtant, ce ne sont pas les maladies venerionncs quinssureront dans Ie monde classique le riHe que tenait la I("pr!'a l'interieur de la culture medievale. MaJgre ces premieresmesures d'exclusion, elles prennent place hientot parmi lesautres maladies. Bon gre, mal gre, on recoit II's vcnericns dansles hOpitaux. L'Hot.el-Dieu de Paris les accueille 4 ; it plusieursreprises, on tente de les ehasser; mais on a beau faire, ils ysejournent et se melent aux autres malades 5. En Allemagncon leur construit des maisons speciales, non pour etablir l'excln-sion, rnais pour assurer un traitement; les Fugger 11Augsbourgfondent deux hcpitaux de ce genre. La ville de Nurembergappointe un medecin, qui allirmait pouvoir die nuilajrantzosvertreiben 6)). C'est que ce mal, a la difference de la Iepre, estdevenu tres tot chose medical, relevant errtierement du medc-cin. De tous cotes on instaure des traitements; la compagnie

    Mais n'anticipons pas.Le relais de la lepre fut pris d' a bord par les maladies vene-I. Hilue l du d iocese de Vienna, impr lme sous I' archeveque Gui de Poissieu ,

    Vel'S 1478. Cile pal' CHARRET,Hisioire del'glise de Viflllle, p, 752.

    1. PIGNOT, Les Origines de l'Hiipiial du Midi, Paris, IR85, pp. 10 el18.2. D'aprea un manuscrit des Archives de rAssistanc publique (dossierPet ites-Mai sons; l iasse no 4).3. ~RITH EMIVS, Chronicon Hisan qiense; cite par Pot ton dans sa traduct ionde UlrIC vo n Hutten : Sur la maladie [ranea ise el sur les propriNcs du bois degalae, Lyon, 1865, p. 9,4. La premiere mention de maladie vcnerienne en France se trouve dansun compte de I'HOtel-Dieu, cite par BRII':LE, Collect ion de Documents pourseroir II I' bistoire des hiJpilal/x de Paris, Paris, I RBI- 1887. Ill, rase. 2.5. cr. proces-verbal d'une v isite de I'Hotel -Dieu , en 1: ,07, c it~. par P"'NOT,toe.rit., p. J 25,Ii. Dapres n. GOI,OIlAIIN, Spilnl urul Arzl mil Einst his .Icltl , p. 110,

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    18 H istoire de la foliede Saint-Come emprunte aux Arabes l'usage ?U merell:re 1; aI'Hotel-Dieu de Paris on utilise surtout la theriaque, PUISc'estla grande vogue du ~a'iac, plus precieux ~';le.I'or d' A~erique,s'il faut en croire Fracastor en sa Syplltltd~s, et Ulrich vonHutten. Un peu partout, on pratique les cures su.~orifiques.Bref Ie mal venerien s'installe, au cours du XVle siecle, dan.sl'ordre des maladies qui demandent .traitement. Sans doute, ~lest pris dans tout un ensemble de Jug,emen~s m~raux : ~alscet horizon ne modi fie que tres peu 1apprehensIOn medicalede la maladie 2.Fait curieux a constater : c'est sous l'influenee du mondede l'internement tel qu'il s'est constitue au XVlIe .sieele, queIa maladie venerienne s'est detachee, dans une certame mesure,de son contexte medical, et qu:eUe S'?st integre~, a cOt,e.de lafolie, dans un espaee moral d exelusI~n. En fait le veritableheritage de Ia lepre, ce n'est pas la qu'jl faut le ~her.cher, marsdans un phenomena fort complexe, et que la medecme mettrabien longtemps a s'approprier.Ce phenornene, c'est la folie. Mais il faudra un long mom~ntde latence, pres de deux siecles, pour q~e cet~e nouvel.le hantise,qui succede a la lepre dans les peurs se.culalres, su~clte ~omm~eUe des reactions de partage, d'exelusIOn, de purification qUIlui sont pourtant apparentees d'une man.i~re evidente. A.;antque la folie ne soit maitrisee, vers Ie ml~leu d';l XVlIe sleel?,avant qu'on ressuscite, en sa faveur, d~ :VIeux nte~, elle avaitete liee, obstinement, a toutes les experiences majeures de laRenaissance.C'est cette presence, et quelques-unes de ses figures essen-tielles, qu'il faut maintenant rappeler d'une maniere treshative.

    Commencons par la plus simple de ces figures, la plus sym-bolique aussi. .' .Un objet nouveau vient de faire son appantIOn dans lepaysage imaginaire de la Renaissance; biento~ il y occuperaune place privilegiee : c'est la Nef des fous, etr,ang~ bateauivre qui file le long des calmes fleuves de la Rhename et descanaux flamands. . . .,'Le N arrenschiff, evidemment, est une composItIOn litteraire,

    1 Bethencourt lui donne I'avantage sur toute autre medication, dans sonNO~lJeauearem de penitence etpurgatoire d'expiation, 1527.2. Le livre de Bethencourt, malgre son titre, est un rigoureux ouvrage demedecine.

    Stultifera navis 19ernpruntee sans doute au vieux cyele des Argonautes, qui arepris. recemment vie et jeunesse parmi les grands themesmythiques, et auquel on vient de donner figure institution-n.e~le dans les Etats de Bourgogne. La mode est a la compo-sition de ces Nefs dont l'equipage de heros imaginaires, demodeles ethiques, ou de types sociaux, s'embarque pour ungrand voyage symbolique qui leur apporte sinon la fortunedu moins, la figure de leur destin ou de leur verite. C'est ainsique Symphorien Cham pier compose successivement une Netdes princes et des batailles de Noblesse en 1502, puis une Net desdames lJertueuses en 1503; on a aussi une Net de sante, a cotede Blauwe Schute de Jacop Van Oestvoren en 1413, du Nerren-schiff de Brandt (i~97) et de l'ouvrage de Josse Bade: Stulti-terre naoiculee scaphse [atuaruni mulierum (1498). Le tableau deBosch, bien sur, appartient a to ute cette lotte de r~ve.Mais de tous ces vaisseaux romanesques ou satiriques, leNarrenschiff est le seul qui ait eu une existence reelle, car ils

    ont existe, ces bateaux qui d'une ville a l'autre menaient leurcargaison insensee, Les fous alors avaient une existence faci-lement errante. Les villes les chassaient volontiers de leurenceinte; on les laissait courir dans des campagnes eloigneesquand on ne les confiait pas a un groupe de marchands et depelerins. La coutume etait surtout frequente en Allemagne;a Nuremberg, pendant la premiere moitie du xve siecle, onavait enregistre la presence de 62 fous; 31 ont ete chasses;pour les cinquante annees qui suivirent, on a trace encore de21 departs obliges; encore ne s'agit-il que des fous arretes parles autorites municipales 1. II arrivait souvent qu'on les confiata des bateliers : a Francfort, en 1399, on charge des mariniersde debarrasser Ia ville d'un fou qui s'y promenait nu; dans les. premieres annees du xve siecle, un fou criminel est renvoyede la merne maniere a Mayence. Parfois les matelots jettent~ terre, plus vite qu'ils ne l'avaient promis, ces passagersIncommodes; temoin ce forgeron de Francfort deux fois partiet deux fois revenu, avant d'etre reconduit deflnitivement aKreuznach 2. Souvent, les vilIes d'Europe ont du voir aborderces navires de fous.II n' e st pas aise de reperer le sens precis de cette coutume.

    On pourrait penser qu'il s'agit d'une mesure generale de renvoidont les municipalites frappent Ies fous en etat de vagabon-dage; hypothese qui ne peut rendre compte des faits a elleseule puisqu'il arrive que certains fous, avant meme qu'on se

    I. T. KIRCHHOFF, Geschichle der Psychiatrie, Leipzig, 1912.2. Cf. KRIEGK, Heilanstalien, Geistkranke ins miitelalterliche Frankfortam Main, 1863.

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    20 Histoire de lo folie Stultifera naots "

    I.Cf. Comptes de I'Hotel-Dieu , XIX, 190 et XX, 346. Cites par COYECQUE,L'Htnel -Dieu deParis au Moyen Age, Paris, 1889-1891. Histoire et Documentst. I, p. 109. ... .. .2. Archives hospIlal"res de Melun. Fonds Saint-Jacques, E, 14, b7.3. A. JOLY, L'Inlernemenl des [ou SO us I 'Anciell Regime dansla generalitede Basse-Normandie, Caen, 1~68.4. Cf. ESCHENBURGGeschichte unserer Irrenanstalten, Lubeck, 18,H, e t vonHESS, Hamburg topog;aphisch, historisch, und polil ik beschreiben, t. I, pp. 344-345. .5. Par exemple en 1461, Hambourg donne 14 tho 8" s. a une femme quidoit s 'occuper de~ fous (GERNET,Mit te ilungen aus der altereren Medizine-Gescbichie Hamburgs, p. 79). A Lubeck, testament d:un .certain Gerd Sun-derberg pour den armen dullen Luden en 1479. (CIte 10 LAEHR, Getlenk-taqe der Psnchiatrie. Berlin, 1887, p. 320.)6. 11arrive merne qu'on subventionne des \emplagnnts : Paye et bailleit un homme qui fut onvoye a Saint-Mathurin de Larchant rom Iaire I"ueuvaine de la di te scour Rohine etan t mala de ct e ll freno' sie. "111.. s. p. "(Compte, de lHotel-Uieu. XXIU; COYEC{,UE,De. cii., ibid.',

    loges et. entrr.lf'r~IIS :mr Ie budget. de la ville, et pourtant ils nesont ~omt soignes ; ils sont purement et simplement jetes dansles prlsons~. On peut croire que, dans certaines villes impor-tante~ - heux de passage et de marches - les fous etaianta~enes par les marchands et mariniers en nombre assez consi-derable, e~ qu'on I~s y perdait ", purifiant ainsi de leur pre-sence la ':'Jlle dont. ils etaient originaires. IIest peut-etre arriveque ces IJel~x de contre-peIerinage viennent a se confondreave.c les pOl~ts ?li, au contraire, les insenses etaient conduitsa tlt~e. de pelerms. Le souci de guerison et celui d'exelusionse reJOlgn?lent; on en.fermait dans l'espace sacre du miracle.IIes\posSlbl~ que Ie :'ll~ge de Gheel se soit developps de cettemame.re - heu de pelermage devenant enelos terre sainte O Ula f~he attend sa delivrance, mais O U l'hom~e opere, selonde vieux themes, comme un partage rituel.C'es~ que cette circulation des fous, le geste qui les chasse,

    leur d?part et leur embarquement n'ont pas tout leur sens ause,ul mvea~1 ~e l'u~ilite sociale ou de la securite des citoyens.D.autres significations plus proches du rite s'y trouvaient cer-tamement pre~e~tes; et on peut encore en dechiffrer quelquestraces. C'est ainsi que I'acces des eglises est interdit aux fous 2alors que Ie droit eC5!lesiastique ne leur interdit pas l'usagedes saereme~ts 3", L'E~lise ne prend pas de sanetion contreun prhre qUI devient insense; mais a Nuremberg, en 1421, unp.ret~e fou est chasse avec une solennits particuliere commest I'irnpurate etait multipliee par le caractera sacre' du per-son~age, et .Ia _ville,releve ~ur .son budget I'argent qui doit luiservir de viatrqus . II arrrvait que certains insenses soientfo~ettes p~bliqueme~t,. et qu'au cours d'une sorte de jeu, ilssOle~t ensuite poursuivis dans une course simulee et chasses dela vIll~. a co.up~ de ver~es, 5. Autant de signes que le depart desfous s mscnvait parmi d autres exils rituels.On comprend mieux alors la curieuse surcharge qui afiecteI.A Nuremberg, au cours des annees 1377-1378 et 1381-1397 . on compte37 fous places dans les prisons , dont 17 sont des et~angers venant de Regens~bu.rg, Weissenburg, Bamberg , Bayreuth, Vienne , la Hongrie, Dans la periodssuivante, IIsemble q~e, pour une raison qu'on ignore, Nuremberg ait aban-dO.nne SO!! rille de point de rassemblement, et qu ' au contraire on prenne unSOlOmeticuleux de chasser les tous qui ne sont pas originaires de la ville(ct. KIRCHHOFF,loc. cll.).'Z. On punit de trois jours de prison un garcon de Nuremberg qui availarnene un fo, ! dans une egl ise, 1420. Cf. KIRCHHOFF,loc, cit .. 3. Le concIle de Carthage, en 348, avait permis qu'on donne Ia commu,ruon a un fou, merns en dehors de toute remission pourvu qu 'une irr~v~rencene filt pas a craindre. Saint Thomas expose la meme opinion. Cf . PORTASDiciionnaire des cas de conscience, 1741, t. I, p. 785. '4. Un homme qui lui avait vole son manteau est punt de sept jours deprison (KIRCHHOFF, loc. cit.)." . Cf. KRIEGK, lococit.

    mette a construire pour eux des maisons speciales, soient reeusdans les hopitaux et soignes comrne tels; 11 I'Hotel-Dieu deParis ils ont leurs couchettes arnenagees dans des dortoirs I;et dailleurs dans la plupart des villes d'Europe, il a existetout au long du Moyen Age et de la Renaissance un lieu dedetention reserve aux insenses ; c'est par exernple le Chateletde Melun 2 ou la fame use Tour aux Fous de Caen 3; ce sontles innombrables Narrturmer d' Allemagne, comme les Fortesde Lubeck ou Ie Jungpfer de Hambourg 4. Lcs fous ne sontdonc pas invariablement chasses, On peut donc. supposeI' qu'onne chasse parmi eux que les etrangers, chaque Ville acceptant dese charger seulement de ceux qui sont au nombre de ses citoyens.Ne releve-t-on pas en efiet dans la comptabilite de certainescites medicvales des subventions destinees aux fous, ou desdonations faites en faveur dcs insenses 5? En fait Ie problemen'est pas aussi simple: car il existe des points de ralliementO U les fous, plus nornbreux qu'ailleurs, ne sont pas autochtones.Au premier rang vienncnt les lieux dc pelerinage : a Saint-Mathurin de Larchant, a Saint-Hildevert de Gournay, a Besan-con, a Gheel; ces pelerinages etaient organises, subventionnesparfois par les cites ou les hopitaux 6. Et ilse peut que cesnefs de fous, qui ont hante l'imagination de la toute prem~ereRenaissance aient ete des navires de pelerinage, des navireshautement symbcliques d'insenses en quete de leur raison: lesuns descendaient les rivieres de Rhenanie en direction de laBelgique et de Gheel; les autres remontaient Ie Rhin vers lcJura et Besancon,Mais ily a d'autres villes, comme Nuremberg, qui n'ont

    certainement pas ete des lieux de pelerinage, et qui groupentun grand nombre de fous, beaucoup plus, en tout cas, que ceuxqui pourraient Ctre fournis par la cite elle-rneme. Ces fous sont

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    22 H istoire de la folie Stultifera nal'ts )) 23la navigation des fous et lui donne sans doute son prestige.D'un cote, il ne faut pas reduire la part d'une efficacite pratiqueincontestable; confier le fou a des marins, c'est eviter a coupstlr qu'il ne rode indefiniment sous les murs de la ville, c'ests'assurer qu'il ira loin, c'est le rendre prisonnier de s-on propredepart. Mais a cela, l'eau ajoute la masse obscure de ses propresvaleurs; elle emporte, mais elle fait plus, elle purifie; et puis lanavigation livre l'homme a l'incertitude du sort; la chacun estconfie a son propre destin, tout embarquement est, en puissance,le dernier. C'est vers l'autre monde que part Ie fou sur sa folIenacelle; c'est de l'autre monde qu'il vient quand il debarque,Cette navigation du fou, c'est a la fois le partage rigoureux,et l'absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que developper, toutau long d'une geographie mi-reelle, mi-imaginaire, la situationliminaire du fou a I'horizon du souci de I'homme medieval- situation symbolique et realisee a la fois par Ie privilege quiest donne au fou d'~tre enlerme aux pones de la ville : sonexclusion doit l'enelore; s'il ne peut et ne doit avoir d'autreprison que le seuillui-m~me, on le retient sur le lieu du passage.Il est mis a I'interieur de I'exterieur, et inversement. Posturehautement symbolique, qui restera sans doute la sienne jusqu'anos jours, si on veut bien admettre que ce qui fut jadis fort eressevisible de l'ordre est devenu maintenant chateau de notreconscience.L'eau et la navigation ont bien ce role. Enferme dans le

    navire, d'ou on n'echappe pas, le fou est confie ala riviere auxmille bras, a la mer aux mille chemins, a cette grande incerti-tude exterieure a tout. 11est prisonnier au milieu de la plus libre,de la plus ouverte des routes : solidement enchaine a l'mfinicarrefour. 11 est le Passager par excellence, c'est-a-dire leprisonnier du passage. Et la terre sur laquelle il abordera,on ne la connait pas, tout comme on ne sait pas, quand il prendpied, de quelle terre il vient. IIn 'a sa verite et sa patrie que danscette etendue infeconde entre deux terres qui ne peuvent luiappartenir 1. Est-ce ce rituel qui par ces valeurs est a l'originede la longue parente imaginaire qu'on peut suivre tout aulong de la culture occidentale? Ou est-ce , inversement, cetteparente qui a, du fond des temps, appele puis fixe le rited'embarquement? Une chose au moins est certaine : l'eau etla folie sont Iiees pour longtemps dans le r~ve de l'hommeeuropeen.Deja, sous le deguisement d'un fou, Tristan jadis s'etait

    laisse jeter par des bateliers sur la cote de Cornouailles. Et quandilse presente au chateau du roi Marc, nul ne le reconnait, nulne sait d'ou ilvient. Mais il tient trop de propos etranges, fami-liers et lointains; il connait trop les secrets du hien-connu,pour n'etre pas d'un autre monde, tres proche. II ne vient pas dela terre solide, avec ses solides cites; mais bien de I'inquietudeincessante de la mer, de ces chemins inconnus qui recelent tantd'etranges savoirs, de cette plaine fantastique, envers du monde.Iseut, la premiere, le sait bien que ce fou est fils de la mer, etque d'insolents matelots l'ont jete la, signe de malheur : Mau-dits soient-ils les mariniers qui ont arnene ce foul Que ne I'ont-ils jete a la mer 1! )) Et plusieurs fois au cours des temps, lemerne theme reapparait : chez les mystiques du xve siecle, ilest devenu Ie motif de l'ame nacelle, abandonnee sur la merinfinie des desirs, dans le champ sterile des soucis et de I'igno-ranee, parmi les faux reflets du savoir, au beau milieu de laderaison du monde - nacelle en proie a la grande folie de lamer, si elle ne sait jeter l'ancre solide, la foi, ou tendre sesvoiles spirituelles pour que le souille de Dieu la conduise auport 2. A la fin du xvr" siecle, de Lancre voit dans la mer I'ori-gine de la vocation demoniaque de tout un peuple : le labourincertain des navires, la seule confiance aux astres, Ies secretstransmis, l' eloignement des femmes, l'image enfin de cettegrande plaine troublee, font perdre a I'homme la foi en Dieu, ettoutes les attaches solidesde la patrie; il se livre alors au Diableet a l'ocean de ses ruses s. A I'epoque elassique, on expliquevolontiers la melancolie anglaise par l'influence d'un elimatmarin : le froid, l'humidite, l'instabilite du temps, toutes cesfines gouttelettes d'eau qui penetrent les canaux et les fibres ducorps humain, et lui font perdre sa fermete, predisposent a lafolie '. Enfin, negligeant tou te une immense litterature quiirait d'Ophelie a La Lorelei, citons seulement les grandes ana-lyses mi-anthropologiques, mi-cosmologiques de Heinroth, quifont de la folie comme la manifestation en I'homme d'unelement obscur et aquatique, sombre desordre, chaos mouvant,germe et mort de toutes choses, qui 5'oppose a la stabilitelumineuse et adulte de l'esprit 6.Mais si la navigation des fous se rattache dans l'imagination

    1. Ces themes sont etrangement proches de celui de I'enfant interdit etmaudit, enrerme dans une nacelle et confle aux flots qui Ie conduisent dansun autre monde, mais pour celui-ci, i! y a ensuite retour a la verite.

    1. Tristan et Iseut, M. Bossuat, pp. 219-222.2. Cf. entre autres TAUBER,Predlgter, XLI.3 . DE LANCRE,De I'Tneonstance du mauoais anges, Paris, 1612.4 . G. CHEYNE,The English Malady, Londres, 1733.5. II faudrait ajouter que Ie lunatisme n'est pas etranger a ce theme.La lune, dont, pendant des slecles, on a admis I'influence sur la folie, est Ieplus aquatique des astres. La parente de la folie avec Ie solei! et Ie feu estd' appari tion beaucoup plus tardive (Nerval, Nietzsche , Artaud),

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    24 H istoire de la folie Stultifera naPt8 " 25

    C'est qu'r-lle symholise toute une inquietude, mont.ee soudaina I'horizon (II' b. cult ure europeenne, vers la fin du Moyen Agr.La folie et If' fou deviennent personnages majeurs, dans leuramhiguu e : menace et derision, vertiginellse deraison du monde,et mince ridicule des hornmes.D'abord toute une litterature de contes et de moralites. Sonorivine sans doute est fort lointaine. Mais a la fin du MoyenAg~, elle prend line ~\II'face considerab~e :.longue s?rie de folies qui, stigmatisant comme par Ie.passe vices et defauts, les rat-tachent tous, non plus a I'orguell, non plus au manque de cha-rite, non plus a l'oubli des vertus .chretie~nes, m~i~ ~ une sortede arande deraison dont nul, au juste, nest preclsement cou-,.., I. et 1pahle, mais qui entraine chacun,p.ar une comp alsa_nc,esecre e .La denonciation de la folie devient la forme genera Ie de lacritique. Dans les Farces et les soties, Ie personnage du Fou,du Niais, ou du Sot prend de plus en plus ~'importan~e .2. IIn'est plus simplement, dans les marges, la sll?ouette ridiculeet Iamiliere 3 : il prend place au centre du theatre, com~e Iedetenteur de la verite - jouant ici le role oomplementaire etinverse de celui qui est joue par la folie dans les contes et ,Ie.ssatires. Si la folie entraine chacun dans un aveuglement 0 ' ; 1 IIse perd, le fou, au contraire, rappelle a chacun sa. verite;dans la cornedie OUchacun trompe les autres et se dupe lui-meme,il est la comedic au second degre, la tromperie de la tromp.erie;il dit dans son langage de niais, qui n'a pas .figure de ra,IS?n,les paroles de raison qui denouent, da~~ I? comlqu~, la co~edle :il dit I'amour aux amoureux 4, la verrte de la vre aux Jeunes

    gens 1, la mediocre realite des choses aux orgueilleux, auxinsolents et aux menteurs 2. II n'est pas jusqu'aux vieilles fetesdes fous, en si grand honneur en Flandre et dans Ie nord del'Europe, qui ne prennent place sur Ie theatre et n'organisenten critique sociale et morale ce qu'iI pouvait y avoir en ellesde parodie religieuse spontanee,Dans la Iitterature savante egalement, la Folie est au travail,

    au cceur me me de la raison et de la verite. C'est elle quiembarque indiflerernment tous les hommes sur son navireinsense et les pro met a la vocation d'une odyssee commune(Blauwe Schute de Van Oestvoren, Ie Narrenschifl de Brant);c'est elle dont Murner conjure Ie regne malefique dans saNarrenbeschworung; c'est elle qui a partie liee avec I'Amourdans la satire de Corroz Centre Fol Amour, ou qui est encontestation avec lui pour savoir lequel des deux est premier,lequel des deux rend I'autre possible, et Ie conduit a sa guise,comme dans Ie dialogue de Louise Labe, Debat de folie et d'amour.La Folie a aussi ses jeux academiques : elle est objet de discours,elle en tient elle-meme sur elle-rneme; on la denonce, elle sedefend, elle revendique pour elle d'etre plus proche du bonheuret de la verite que la raison, d'etre plus proche de la raison quela raison elle-meme; Wimpfeling redige Ie Monopolium Philoso-phorum 3, et Judocus Gallus Ie Monopolium. et societas, vulgodes Lichtschifls 4. Enfin, au centre de ces jeux serieux, lesgrands textes des humanistes : Flayder et Erasme 5. En facede tous ces propos, de leur dialectique inlassable, en face detous ces discours indefiniment repris et retournes, une longuedynastie d'images, depuis Jerome Bosch avec La Cure de lafolie et La Nef des [ous, jusqu'a Brueghel et sa Dulle Grete; etla gravure transcrit ce que le theatre, ce que la litterature ontdeja repris : les themes enchevetres de la Fete, et de la Dansedes Fous 6. Tant il est vrai qu'a partir du xve siecle Ie visagede la folie a hante l'imagination de l'homme occidental.Une succession de dates parle d'elle-rneme : la Danse desMorts du cirnetiere des Innocents date sans doute des premieres

    occidentale a tant de motifs imrnemoriaux, pourquoi, si brus-quement, vers Ie xve siecle, cette s~udaine fo~mulation d~theme dans la lit.terature et dans l'iconographie? PourquoivOit-O:l surgir d'un coup cette silhouette de la Nef des f~~s etSOil equipage insense envahir les paysages les pl~s famll,lers?Pourquoi, de Ia vieille alliance de I'eau et de la folie, est nr-e unjour, PI ce jOllrla, cet te barque?

    I cr par exemple Des six manieres de [ols; ms. Arsenal 2767.2' D~ns la Sol lie 'de Fol ie Balance quatre personnages sont lois. :Ie gentilhomme, Ie marchand, Ie laboureur (c'est-a-dire la societe toutenttere) et Folie Balance elle-rneme. .3 C'est encore Ie cas dans la Moralit nouvelle des enjani de mamlenanl,ou dans la Moraliie nouvelle de ChariU, Oil Ie Fol est un des 12 personnage.s.4. Comme dans la Farce de Toul Mesnage , oil Ie 101eontretait Iemedecinpour guerir une chambriere malade d'amour.

    I.Dans la Farce des cris de Paris , Ie Fol intervient dans une discussionentre deux jeunes gens pour leur dire ce qu'est Ie mariage.2. Le Sot, dans la Farce du Gaiulisseur, dit Ia verite chaque Iois queIe Gaudisseur se vante.3. Heidelberg, 1480.4. Strasbourg, 1489. Ces discours reprennent sur Ie mode serieux lessermons et discours bouffons qui sont prononces au theatre comme IeSermonjoyeux el de grande value a lOl lS les [ous pour leur monirer a sages deoenir,5. Moria Rediviva, 1527; Biage de Ia [olie, 1509.6. cr . par exemple une fete des rous reproduite dans BAsTELAER(LesEslampes de Brueqhel; Bruxelles ,1908); ou la Nasentanz qu'on peut voirdans GEISBERG,Deulsche Holzsch, p. 262.

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    26 H istoire de La fo lie Stult i fera naois 27annees du xve siecle 1; celIe de la Chaise-Dieu aura it ete compo-see vers 1460 environ; et c'est en 1485 que Guyot Marchandpub lie sa D an se m aca bre . Ces soixante annees, a coup sur,furent dorninees par toute cette imagerie ricanante de la mort.Et c'est en 1492 que Brant ecrit le Narrenschif]; cinq ans plustard on Ie traduit en latin. Dans les toutes dernieres annees dusiecle Jerome Bosch compose sa Nef des [ous. L' Eloge de Lafolie est de 1509. L'ordre des successions est clair..Iusqu'a la seconde moitie du xv" siecle, ou encore un peu

    au-dela le theme de la mort regne seul. La fin de I'homme,la fin des temps ont la figure des pestes et des guerres. Ce quisurplombe I'existence humaine, c'~st cet a~hevement e~. c~tordre auquel nul n'echappe. La presence qUI menace a IlD~e-rieur merne du monde, c'est une presence decharnee. Et voilaque dans les dernieres annees du, s~e.cle, cette gra.nde inquie-tude pivote sur elle-meme; la derision de la folie prend lareleve de la mort et de son serieux. De la decouverte de cettenecessite qui reduisait fatalement l'homme a rien, on est passea la contemplation meprisante de ce rien qu'est l'existe~ceelle-meme. L'effroi devant cette limite absolue de la mort s'in-teriorise dans une ironie continue; on Ie desarrne par avance;on Ie rend lui-me me derisoire, en lui dormant une forme quo-tidienne et maitrisee, en Ie renouvelant a chaque instant dansle spectacle de la vie, en le disseminant dans les vices, les tra-vers et les ridicules de chacun. L'aneantissement de la mortn'est plus rien puisqu'il etait deja tout, puisque la vie n'etaitelle-meme que fatuite, paroles vaines, fracas de grelots et ?emarottes. La tete est deja vide, qui deviendra crane. La folie,c'est Ie deja-la de la mort 2. Mais c'est aussi sa presence vain cue,esquivee dans ces signes de tou s les jours qui, en annoncantqu'elle regne deja, indiquent que sa proie sera une bien pau~reprise. Ce que la mort dernasque, n'etait que masque, et riend'autre; pour decouvrir le rictus du squelette, il a suffi ~e sou-lever quelque chose qui n'etait ni verite ni beaute, mars seu-lement figure de platre et oripeau. Du masque vain au cadav~e,le meme sourire s'est continue. Mais ce qu'il y a dans Ie nredu fou, c'est qu'il rit par avance du rire de la mort; et l'in-sense, en prcsageant le macab~e, l'a de~arme. Les cris d~ Mar -go t la F olie triomphent, en pleine Renaissance, de ce Tr iomphe

    d e L a m o rt , chante a la fin du Moyen Age sur les murs de Campo-Santo.La substitution du theme de la folie a celui de la mort ne

    marque pas une rupture, mais plutot une torsion a I'interieurde la meme inquietude. C'est toujours du neant de l'existencequ'il est question, mais ce neant n'est plus reconnu cornmeterme exterieur et final, a la fois menace et conclusion; il esteprouve de I'interieur, comme la forme continue et constantede l'existence. Et tandis qu'autrefois la folie des hommes etaitde ne point voir que le terme de la mort approchait, tandisqu'il fallait les rappeler a la sagesse par le spectacle de lamort, maintenant la sagesse consistera a denoncer partout lafolie, a apprendre aux hommes qu'ils ne sont deja rien de plusque des morts, et que si Ie terme est proche, c' est dans Iamesure ou la folie devenue universe lIe ne fera plus qu'uneseule et meme chose avec la mort elle-meme. C'est ce que pro-phetise Eustache Deschamps :

    On est laches, chetifs et mols,Vieux, convoiteux et mal parlant.Je ne vois que folIes et folsLa fin approche en veriteTout va mall.

    Les elements sont maintenant inverses. Ce n' est plus la findes temps et du monde qui montrera retrospectivement queles hommes etaient fous de ne point s'en preoccuper; c'est lamontee de la folie, sa sourde invasion qui indique que Ie mondeest proche de sa derniere catastrophe; c'est la demence deshommes qui l'appelle et la rend necessaire,Ce lien de la folie et du neant est noue d'une facon si ser-

    ree' au xve siecle qu'il subsistera longtemps, et qu' on le retrou-vera encore au centre de I'experience classique de la folie 2.

    1. D'apres Ie Journal d'un Bourgeois de Paris: L'an 1424 fut faite dansemacabre aux Innocents " cite in E. MALE, L'Arl reliqieux de la fin du 1110yenAge, p. 363.2 En ce sens I'experience de Ia folie est en rigoureuse continuite avec cellede ia Iepre. Le ~ituel d'exclusion du Iepreux montrait qu'il etait, vivant, lapresence rnerne de Ia mort.

    Sous ses formes diverses - plastiques ou litteraires - cetteexperience de l'insense semble d'une extreme coherence. Pein-ture et texte renvoient perpetuellement l'un a l'autre - icicommentaire et la illustration. La Narrentanz est un seul etmeme theme qu'on trouve et retrouve dans des fetes popu-

    1. Eustache DESCHAMPS, (Euvres, M. Saint-Hilaire de Raymond, t. I,p.203.2. Cf. intra, II partie, chap. III.

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    28 H istoire de la folie Stultifera nal)LS comme si ce monde, Oll Ie reseau des significations spirituellesetait si serre, cornrnencait a se brouiller, laissant apparaltredes figures dont Ie sens ne s~ livre plu~ que sous les especesde l'insense. Les formes gothlques subsistent encore pour untemps, mais, peu a peu, elle.sdeviennent sil~ncieuses, cessentde dire, de rappeler et d'enseigner, et ne mamfestent .~Iu~,~orsde tout langage possible, mais pourtant dans la Iamiliarite duregard, que leur presence fantastique. Liberee de la sagessp;elde la lecon qui l'ordonnaient, l'image commence a granterauteur de sa propre folie. .Paradoxalement cette liberation vient d'un foisonnementde signification, d\me multiplication ~H scns par h~i-m~~e,qui tisse entre les choses des rapports ~I~o~breux, st cro,I~!'~,si riches, qu'jls ne peuvent plus etre dechIfTr~s.que dans I eso-terisme du savoir, et que les choses de leur cu~ese surchargentd'attributs d'indices d'allusions O U elles fimssent par pcrdreleur figure' propre. L~ sens ne se lit plus dans une perceptionimmediate, la figure cesse de parler d'elle-mcme; entre Iesavoir qui l'anime, et la fo~medans l~qu.e~leelle se ~ranspose,un vide se creuse. Elle est libre pour I onmsme. Un hvre portetemoignage de cette proliferation de sens a .Ia .fi~ duomondegothique, c'est Ie Speculum humarue salyatw,!!:~ qUi, o,utretoutes les correspondances etablies par la tradition des Peres,fait valoir entre I'Ancien et le Nouveau Testament, tout unsymbolisme qui n'est pas de I'or~re de la P~oph~tie, mais ~eI'equivalence imaginaire. La P~sslOn ~u Christ n est pas pre-figuree seulement par Ie sacrifice d ~braham; elle ?ppelleautour d'elle tous les prestiges du supphce et ses reves mnorn-brables; Tubal, le forgeron, et la roue d'Isaie prennent p~aceautour de la croix, formant hors de toutes les lecons du sac~Ificele tableau fantastique de l'acharnement, des corps tortures etde la douleur. Voila l'image surchargee de sens supplernen-taires et contrainte de les livrer. Mais le reve, l'insense, Iederaisonnahle peuvent se glisser dans cet exces .de sens. Lesfigures symboliqu.es devien~~nt ?isement des sllhouett.es decauchemar. Temoin cette vieille Image de la sagesse, Sl sou-vent traduite, dans les gravures allemandes, par un oiseau.aulong cou dont les pensees e? s'eleva?t lente~~nt. du cceur JUs-qu'a la tete ont Ie temp~ d etre ,peseeset reflechle~2 ; symboledont les valeurs s'alourdissent d eire trop accentuees : le longchemin de reflexion devient dans l'image alambic d'un savoirsubtil, instrument qui distille les quintessences. Le cou du

    laires, dans des representations theAtrales, dans les gravures,et toute la derniere partie de l'Eloge de la Folie est construitesur le modele d'une longue danse de fous O U chaque profes-sion et chaque etat defile a son tour pour former la granderonde de deraison, II est probable que dans la Tentation deLisbonne, bien des figures de la faune fantastique qui envahitla toile, sont empruntees aux masques traditionnels; certainespeut-etre sont transposees duMallew1 Quant ala fameuse Nefde s Fous n'est-elle pas traduite directement du Narrenschiflde Brant, dont elle porte Ie titre, et dont elle semble illustrerd'une facon tres precise le chant XXVII, consacre lui aussia stigmatiser les pota tores et edoees? On a meme ete jusqu'asupposer que Ie tableau de Bosch faisait partie de toute uneserie de peintures, illustrant les principaux chants du poemede Brant 2.En fait, il ne faut pas se laisser prendre par ce qu'il y ade strict dans la continuite des themes, ni supposeI' plus quece qui est dit par l'histoire elle-meme 3. Il est probable qu'onne pourrait pas refaire sur ce sujet une analyse comme cellequ'Emile Male a menee pour les epoquee precedentes, et sin-

    gulierement a propos du theme de la mort. Entre le verbe etl'image, entre ce qui est figure par Ie langage et ce qui estdit par la plastique, la belle unite commence it se denouer;une seule et meme signification ne leur est pas immediatementcommune. Et s'il est vrai que l'Image a encore la vocation dedire, de transmettre quelque chose de consubstantiel au Ian-gage, il faut bien reconnaitre que, deja, elle ne dit plus lameme chose; et que par ses valeurs plastiques propres la pein-ture s'enfonce dans une experience qui s'ecartera toujours plusdu langage, quelle que puisse etre l'identite superficielle dutheme. Figure et parole illustrent encore la meme fable de lafolie dans le meme monde moral; mais deja elles prennentdeux directions differentes, indiquant, dans une felure encorea peine perceptible, ce qui sera la grande ligne de partage dansl'experience occidentale de la folie.La montee de la folie sur l'horizon de la Renaissance s'aper-coit d'abord it travers le delabrement du symbolisme gothique;

    1. M~me si la Tentaiion de Lisbonne u'es t pas une des dernibres reuvresde Bosch comme Ie croi t Baldass, e lle est eertatnement posterieure auM alleu.Maleflcarum qui date de 1487.2. C'est la these de Desmonts dans: Deux primiti fs Hol landais au museedu Louvre " Gazelle dea Beaux-Arts, 1919, p. 1.3. Comme Ie fai t Desmonts Ii propos de Bosch et de Brant; s'i1 est vraique Ie tableau a ete peint peu d'annees apres la publication du livre, lequel aeu aussitOt un sueces considerable, aucun fait ne prouve que Bosch ait\'011111 Il tnstrer Ie Nnrrenschi tt , a for tiori tout Ie Narrens chi tTo

    I Cf Emile MALE, loc, cil., pp. 234-237.2: C,: C.-V. LANGLOIS, La Connaissance de la nalure e l du moruie au MoyenAge, Par is 1911, p. 243 .

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    30 Histoire de L a folie Stultifera nal'ts II 31Gutemenscb indefiniment s'allonge pour mieux figurer, en plusde la sagesse, toutes les mediations reelles du savoir; et l'hommesymbolique devient un oiseau fantastique dont Ie cou deme-sure serepliemille fois sur lui-meme- Mreinsense, ami-cheminde l'animal et de la chose, plus proche des prestiges propresa l'image que de la rigueur d'un sens. Cette symholique sagesseest prisonniere des folies du r~ve.Conversionfondamentale du monde desimages: la contrainted'un sens multiplie Ie libere de l'ordonnance des formes. Tantde significations diverses s'inserent sous la surface de l'image,qu'elle ne presente plus qu'une face enigmatique. Et son pou-voir n'est plus d'enseignement mais de fascination. Caracte-ristique est I'evolution du grylle, du fameux grylle, familierdeja au MoyenAge,celuidespsautiers anglais, celuide Chartreset de Bourges. II enseignait alors comment chez l'homme dedesir l'ame etait devenue prisonniere de la bete; ces visagesgrotesques poses sur le ventre des monstres appartenaient aumonde de la grande metaphors platonicienne, et denoncaientl'avilissement de l'esprit dans la folie du peche. Mais voilaqu'au xve siecle, le grylle, image de la folie humaine, devientune des figures privilegiees des innomhrahles Tentations. Cequi assaille la tranquillite de l'ermite, ce ne sont pas les objetsdu desir; ce sont ces formes dementes, fermees sur Ie secret,qui sont montees d'un r~ve, et demeurent la, a la surface d'unmonde, silencieuses et furtives. Dans la Tentation de Lisbonne,en face de saint Antoine, s'est assise une de ces figures nee dela folie, de sa solitude, de sa penitence, de ses privations; unmince sourire eelaire ce visage sans corps, pure presence del'inquietude sous les especes d'une grimace agile. Or c'est hiencette silhouette de cauchemar qui est a la fois le sujet et l'ohjetde la tentation; c'est elle qui fascine le regard de l'ascete -l'un et l'autre demeurant prisonniers d'une sorte d'interroga-tion en miroir, qui reste indefiniment sans reponse, dans unsilence habite seulement par tout le grouillement immondequi les entoure 1. Le grylle ne rappelle plus a l'homme, sousune forme satirique, sa vocation spirituelle oubliee dans lafolie de son desir. II est la folie devenue Tentation : tout cequ'il y a en lui d'impossihle, de fantastique, d'inhumain, toutce qui indique on lui la centre-nature et le fourmillement d'unepresence insensee au ras de la terre, tout cela, justement, luidonne son etrange pouvoir. La liberte, meme efi'rayante, deses reves, les fantasmes de sa folie, ont, pour l'homme du1. II est possible que JerOme Bosch ait fait son autoportrait dans Ie visagede la Mte a jambes qui est au centre de la Teniation de Lisbonne. (Cf.BRION, Jerome Bosch, p. 40.)

    xv" siecle, plus de pouvoirs d'attraction que la realite desi-rable de la chair.Quelle est done cette puissance de fascination qui, a cetteepoque, s'exerce a travers les images de la folie?D'abord l'homme decouvre, dans ces figures fantastiques,comme un des secrets et une des vocations de sa nature. Dansla pensee du Moyen Age, les legions des animaux, nomrnesune fois pour toutes par Adam, portaient symboliquement lesvaleurs de l'humanite 1.Mais au debut de la Renaissance, lesrapports avec l'animalite se renversent; la bete se libere; elleechappe au monde de "la legende et de l'illustration moralepour acquerir un fantastique qui lui est propre. Et par unetonnant renversement, c'est l'animal, maintenant, qui va guet-ter l'homme, s'emparer de lui et le reveler a sa propre verite.Les animaux impossibles, issus d'une imagination en folie, sontdevenus la secrete nature de l'homme; et lorsqu'au dernierjour, l'homme de peche apparait dans sa nudite hideuse, ons'apercoit qu'il a la figure monstrueuse d'un animal delirant :ce sont ces chats-huants dont les corps de crapauds se melentdans L'Enier de Thierry Bouts a lanudite des damnes: ce sont,a la Iaeon de Stefan Lochner, des insectes ailes, des papillonsa tete de chats, des sphinx aux elytres de hannetons, desoiseaux dont les ailes sont inquietantes et avides comme desmains; c'est la grande bete de proie aux doigts noueux quifigure sur la Tentation de Grunewald. L'animalite a echappe ala domestication par les valeurs et les symboles humains; etsi c'est elle maintenant qui fascine l'homme par son desordre,sa fureur, sa richesse de monstrueuses impossibilites, c'est ellequi devoile la sombre rage, la folie infertile qui est au cceurdes hommes.Au pole oppose a cette nature de tenebres, la folie fascineparce qu'elle est savoir. Elle est savoir, d'abord, parce quetoutes ces figures absurdes sont en realite les elements d'unsavoir difficile, ferrne, esoterique, Ces formes etranges sontsituees, d'emblee, dans l'espace du grand secret, et le saintAntoine qui est tente par elles, n'est pas soumis a la violencedu Desir, rnais a l'aiguillon, bien plus insidieux, de la curiosite;il est tente par ce lointain et si proche savoir, qui est ofi'ert,et esquive en merne temps, par le sourire du Grylle; son mou-vement de recul n'est autre que celui par lequel il se defendde franchir les limites interdites du savoir; il sait deja - etc'est la sa Tentation - ce que Cardan dira plus tard : LaSagesse, comme les autres matieres precieuses, doit etre arra-1. Au mil ieu du xv- siecle. Je Livre des Tournois de Rene d'Anjou constitueencore tout un bes tiaire moral.

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    32 H istoire de la foliechee aux entrailles de Ia Terre 1. Ce savoir, si inaccessible,et si redoutabIe, Ie Fou, dans sa niaiserie innocente, Ie detient.Tandis que l'homme de raison et de sagesse n'en percoit quedes figures fragmentaires - d'autant plus inquietantes - IeFou Ie porte tout entier en une sphere intacte : cette boule decristal qui pour tous est vide, est pleine, a ses yeux, de l'epais-seur d'un invisible savoir. Brueghel se moque de l'infirme quitente de penetrer dans cette sphere de cristaI 2. Mais c'est elle,cette bulle irisee du savoir, qui se balance, sans se hriser jamais- lanterne derisoire mais infiniment precieuse - au bout deIa perche que porte sur I'epaule Margot la Folie. C'cst elle aussiqui figure au revers du Jardin des Delices, Autre symhole dusavoir, l'arbre (I'arbre interdit, l'arbre de I'immortalite promiseet du peche), jadis plante au ceeur du Paradis terrestre, a etederacine et forme maintenant Ie mat du navire des fous telqu'on peut Ie voir sur la gravure qui illustre les Stultiferrenooiculte de Josse Bade; c'est lui, sans doute, qui se balanceau-dessus de La Nef des [ous de Bosch.Qu'annonce-t-il ce savoir des fous? Sans donte, puisqu'il estIe savoir interdit, il predit a la fois Ie regne de Satan, et la fin

    du monde; Ie dernier bonheur et Ie chatiment supreme; latoute-puissance sur terre, et la chute infernale. La Nef des [oustraverse un paysage de delices O U tout est ofTertau desir, unesorte de Paradis renouvele, puisque l'homme n'y connait plusla soufTranceni Ie besoin; et pourtant, il n'a pas recouvre soninnocence. Ce faux bonheur, c'est Ie triomphe diabolique del'Antechrist, c'est la Fin, toute proche deja. Les songes d'Apo-calypse ne sont pas nouveaux, il est vrai, au xve siecle; ils sontpourtant tres differents de nature de ce qu'ils etaient aupara-vant. A l'iconographie doucement fantaisiste du xrvs siecle,O U les chateaux sont culbutes comme les des, O U la Bete esttoujours Ie Dragon traditionnel tenu a distance par la Vierge,bref O U l'ordre de Dieu et sa proche victoire sont toujoursvisibles, succede une vision du monde O U toute sagesse estaneantie. C'est Ie grand sabbat de la nature: les montagness'efiondrent et deviennent plajnes, la terre vomit des morts,et les os affleurent sur les tombeaux; les etoiles tombent, laterre prend feu, toute vie se desseche et vient a la mort 3. Lafin n'a pas valeur de passage et de promesse; c'est l'avenementd'une nuit O U s'engloutit la vieille raison du monde. II suffitde regarder chez Durer les cavaliers de I'Apocalypse, ceux1. J.CARDAN,Ma vie, trad. Dayre, p. 170.2. Dans les Prouerbes /1amands.3. C'est au xv- steele qu'on remet en honneur le vieux texte de BMe et ladescription de 15 signes.

    Stuliifera naPLS 33memes qui ont ete envoyes par Dieu : ce ne sont pas les angesdu Triomphe et de la reconciliation, ce ne sont pas les herautsde la justice sereine; mais les guerriers echeveles de la follevengeance. Le monde sombre dans l'universelle Fureur. Lavictoire n'est ni a Dieu ni au Diable; elle est a la Folie.De toutes parts, la folie fascine l'homme. Les images fan-tastiques qu'elle fait naitre ne sont pas de fugitives apparencesqui disparaissent vite de la surface des choses. Par un etrangeparadoxe, ce qui nait du plus singulier delire etait deja cache,comme un secret, comme une inaccessible verite, dans lesentrailles de la terre. Quand l'homme deploie l'arbitraire de safolie, il rencontre la sombre necessite du monde; I'animal quihante ses cauchemars et ses nuits de privation, c'est sa proprenature, celie que mettra a nu I'impitoyable verite de I'Enfer;les vaines images de la niaiserie aveugle, c'est Ie grand savoirdu monde; et deja, dans ce desordre, dans cet univers en folie,se profile cequi sera la cruaute de I'achevement final. Dans tantd'images - et c'est sans doute ce qui leur donne ce poids, cequi impose a leur fantaisie une sigrande coherence - la Renais-sance a exprime ce qu'elle pressentait des menaces et dessecrets du monde.

    A la meme epoquo, les themes Iitteraires, philosophiques,moraux de la folie sont d'une tout autre veine.Le Moyen Age avait fait place a la folie dans la hierarchiedes vices. A partir du xrn" siecle, il est courant de la voir figu-rer parmi les mauvais soldats de la Psychomachie 1. Elle faitpartie, a Paris comme a Amiens, des mauvaises troupes et de.ces douze dualites qui se partagent la souverainete de l'amehumaino : Foi et Idolatrie, Esperance et Desespoir, Charite etAvarice, Chastete et Luxure, Prudence et Folie, Patience etColere, Douceur et Durete, Concorde et Discorde, Obeissanceet Rebellion, Perseverance et Inconstance. A la Renaissance,la Folie quitte cette place modeste, et vient occuper la pre-miere. Alors que chez Hugues de Saint-Victor, l'arbre genea-logique des Vices, celui du Vieil Adam, avait pour racine l'or-gueil P, la Folie, maintenant, conduit le chceur joyeux de toutesles faiblesses humaines. Coryphee inconteste, elle les guide, les1. II faut noter que la Folie n'apparaissait ni dans la P,ychomachie dePrudence, ni dans l'Anticlaudianus d'Alain de Lille, ni chez Hugues deSaint-Victor. Sa presence constante daterait-eUe seulement du XIII" siecle?2. Hugues DF. SAINTVI~TOR.D, [ruciibus earn is eI spiritus. Patrol,CLXXVr. col. 997.

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    34 H istoire de la folieentralne, et les nomme : Reconnaissez-les ici, dans Ie groupede mes compagnes... Celle qui ales sourcils fronces, c'est Phi-lautie (1 'Amour-Propre). Celle que vous voyez rire des yeux etapplaudir desmains, c'est Colacie(la Flatterie). CelIequi sembledans un demi-sommeil, c'est Lethe (I'Oubli), CelIequi s'appuiesur les coudes et croise les mains, c'est Misoponie (la Paresse).Celle qui est couronnee de roses et ointe de parfums, c'estHedone (la Vohipte). Celle dont les yeux errent sans se fixer,c'est Anoia (I'Etourderie). CelIequi est bien en chair et Ie teintfleuri, c'est Tryphe (la Mollesse). Et voici, parmi ces jeunesfemmes, deux dieux : celui de la Bonne Chere et du ProfondSommeil', Privilege absolu de la folie: elle regne sur toutce qu'il y a de mauvais en l'homme. Mais ne regne-t-elle pasindirectement sur tout le bien qu'il peut faire : sur l'ambitionqui fait les sages politiques, sur I'avarice qui fait croitre lesrichesses, sur l'indiscrete curiosite qui anime philosophes etsavants? Louise Labe le repete apres Erasme: et Mercure pourelle implore les dieux : Ne laissez perdre cette belle Damequi vous a donne tant de contentement 2. Mais cette neuve royaute a peu de choses en commun avecle regne obscur dont nous parlions tout a l'heure et qui la liaitaux grandes puissances tragiques du monde.Certes, la folie attire, mais elle ne fascine pas. Elle gouvernetout ce qu'il y a de facile, de joyeux, de leger dans le monde.C'est elle qui fait s'ebattre et s'ejouir les hommes, toutcomme aux Dieux, elle a donne Genie, Jeunesse, Bacchus,Silene et ce gentil gardien des jardins 3 D. Tout en elle est sur-face brillante : pas d'enigme reservee,Sans doute, eUe a quelque chose a voir avec les cheminsetranges du savoir. Le premier chant du poeme de Brant estconsacre aux livres et aux savants; et sur la gravure qui illustrece passage, dans l'edition latine de 1497, on voit tronant sursa cathedre herissee de livres, le Maitre qui porte derriereson bonnet de docteur, Ie capuchon des fous tout cousu de gre-lots. Erasme reserve dans sa ronde des fous, une large placeaux hcmmes de savoir : apres les Grammairiens, les Poetes,les Rheteurs et les Ecrivains; puis les Jurisconsultes; apres euxmarchent les Philosophes respectables par la barbe et le man-teau II; enfin la troupe pressee et innombrable des Theologienst.Mais si Ie savoir est si important dans la folie, ce n'est pas quecelle-ei puisse en detenir les secrets; elle est au contraire le

    1. tUSKE, Ioge de la folie, 9, trad. P. de Nolhac, p. 19.2. Louise LABE, D~bat de folie et d'amour, Lyon, 1566, p. 98.3. ID., ibid., pp. 98-99. 4. tRASIIE, loc, cit., 4 9 - & & .

    Stultifera navis 35chatiment ~'une science deregIee et inutile. Si elle est la verite~e la connarssanee, c'est que celle-ciest derisoire, et qu'au lieu des adr~~ser au g;and Livre de l'experiencs, eIle se perd dans lapoussrere des hv_rcset ?ans les discussions oiseuses; la scienceverse dans la fohe par I exces meme des fausses sciences.

    o !Jos.~octore~,qui grandia nomina fertisResp~.c~teant!quo.s patris, jurieque peritos.Non m candidulis pensebant dogmata librisArte sed ingenua sitibundum pectus alebant'I.

    C~nforme~ent au t?e~~ longtemps fa~~lier a la satire popu-laire, la foh~appar.alt I.CIcomme la pumtion comique du savoiret de sa presomptlon ignorante.C'est que, d'une facon generale, la folie n'est pas liee aumonde .et a ses formes souterraines, mais bien plutot a l'homme,a sesfal~lesses! a sesre,:es et a ses illusions. Tout cequ'il y avaitde ~amfestatlOn cosmlque obscure dans la folie telle que la,:,oyalt Bosch est efface.chez Erasme, la folie ne guette plus

    I ho~me aux quatre coins du monde; eIle s'insinue en lui, oupl~tot elle est un rapport ~ubtil que l'homme entretient aveclui-meme. La personnificatien mythologique de la Folie n'estch~zErasmo, qu'un artifi~e litteraire. ~n fait, il n'existe que de;fohes - de,~formes,humames de la ~?he: Je compte autant des~at?es qu II r ,a d hommes 2 )); qu II suffise de jeter un coupd ceilsur les cites mem~les plus sages et les mieux gouvernees : ~ant de formes de fohe y abondent, et chaque journes en faitnattre tant de nouvelles que mille Democritss ne suffiraient pasa s'en moquer 3. )) II n'y a de folie qu'en chacun des hommespa~~e que c'est I:homme qui la constitue dans I'attachemen;quIIse port~ a lui-meme, et par les illusions dont il s'entretient.La Philautia ))es~la premiere des figures que la Folie entrainedans sa danse; mars c'est parce qu'eUes sont liees I'une a l'autrepar ~ne ~ppartenance privilegiee; l'attachement a soi est Iepremle~ slg~e de la f~lie, mais c'est parce que l'homme esta!ta.c~e a lui-meme qu IIaccepte comme verite l'erreur, commere:=thteIe mens?n~e, comlD:eheaute et justice la violence et lala~d;ur : ~eIUl-CI!plus laid qu'un singe, se voit beau commeNlree; celui-la se Juge Euclide pour trois lignes qu'il trace aucomr.as; cet autre croit chanter cOI?meHermogene, alors qu'ilest lane devant la lyre et que sa VOIXonne aussi faux que celie1. BRANT, Stullijera Navis, trad. latine de 1497 fO II2. f:RA~M.E, loco c i t .; 47, p. 101. ,.3. ID., ibid., 48, p. 102.

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    36 Histoire de la folie Stltllirerl~ navis )) 37du ('oq mordant sa poule 1. Dans ce~te adhesion ima.ginaire asoi-merne, l'homme fait naitre s.a fohe. co.mm~ un ml~agc. ~esymbole de la folie sera desormals ce mirorr 9.Ul'.s~ns rien refle-ter de reel reflechirait secretement pour celui qUl s y con~emplele reve de 'sa presomption. La folie n'a pas teIlemen~ affaire it ~~verite et au monde, qu'it l'homme et 11la verite de lui-merne qu IIsait percevoir.Elle ouvre donc sur un univers ent.ierement moral. Le Maln'est pas ohatiment ou fin des temps, mais seulement faute ~t.

    defaut. Cent seize des chants du poeme de Brant sont consacresa faire le portrait des'passagere insenses de la Nef : ~c so~t desavares des delateurs des ivrognes; ce sont ceux qm se livrentau de~~rdre et a la d~bauche; ceux qui interpretent mal l'Ecri-ture, ceux qui pratiquent l'adulter~. Locher, ~e traducteur deBrant, indique dans sa preface latme, Ie projet ~t Ie ~en~ ?el'ouvrage; il s'agit d'enseigner q~re mala,.qure bonasini; qut~ vuia;quo virtue, quo [erat err~r; et ?ecI.en fustlgeant, selon la me~han-cete dont chacun temOigne, W1PWS, superbos, a.iJa~os, luxuriosos,lascioos, delicatos, iracundos, gulosos, edaces, invidos, I'e.nef icos,fidefrasos ... 2, bref tout ce qu~ l'homme a pll inventer lui-memod'irregularites dans sa conduite. .. .Dans le domaine d'expresslOn de la htterature et de la phi-losophie, l'experience de la f?lie, au xv? siecle, prend surtoutl'aIlure d'une satire morale. Rienne rappelle cesgrandes menacesd'invasion qui hantaient l'imagination des peintres. On prendsoin, all contraire, de I'ecarter; ce n'est pas d'eIle qu'on par.le.Erasme detourne les regards de cette demcnce que les Furiesdechainent des Enfers toutes les fois qu'elles lancent leursserpents ; ce n' est poi~t de ces !or~es insen.se~s. qu'i,I. a voulufaire l' eloge, mais de la douce Ill~slOn qm hbere I arne .\deses penibles soucis et la rend aux diverses formes de volupte ,Ce monde calme est facilement maitrise; il deploie sans secretses nalfs prestiges aux yeux du sage, et celui-ci garde toujo~rs,grace au rire, ses distances. ~lors que Bosch, Brueghe~ et I?ur~retaient des spectateurs terriblement terrestres, et impliquesdans cette folie qu'ils voyaient sourdre tout autour d'eu~,Erasme la pereoit d'assez loin pour Hre hors de danger; 1 1l'observe du haut de son Olympe, et s'il chante ses louanges,c'est qu'il peut rire. d:elle du rire _inextinguible des Dieux, Carc'est un spectacle divin que la folie des hommes : ~n s?~me,si vous pouviez regarder de la Lune, comme autrefois Menippe,les agitations innombrables de la Terre, vous penseriez VOIr

    1. ~RASME, op.cit., 42, p. 89. .2. BRANT, suuutera Navis. Prologues Jacobi Locher, ed. 1497, IX.3. ERASME, lac. cil., 38, p. 77.

    une Ioule de mouches ou de moucherons qui se battent entreeux, luttent et tendent des pieges, se volent, jouent, gambadent,tombent et meurcut, et l'on ne peut croire quels troubles,quelles tragedies produit un si minime animalcule destine asitet perir 1. ))La folie n'est plus l'etrangete familiere du monde;elle est seulement un spectacle bien connu pour Ie spectateuretranger ; non plus figure du cosmos, mais trait de caracterede I'reiJum.

    . 'Fel peut etre, hat!v.ement rec~lIstitue, Ie sc~ellla de I'opp~-sition entre une experIence cosmique de la folie dans la prOXI-mite de ces formes fascinantes, et une experience critique decette me me folie, dans la distance infranchissable de l'ironie.Sans doute, dans sa vie reelle, cette opposition ne fut ni aussitranchee, ni aussi apparente. Longtemps encore, les fils furententrecroises, et les echanges incessants.Le theme de Ia fin du monde, de Ia grande violence finale,

    n'est pas etranger a l'experience critique de la folie telle qu'elleest. formul?e dans la litterature. Ronsard evoque ces tempsultimes qUl se debattent dans Ie grand vide de la Raison:

    Au ciel est reoolee et Justice et Raison,Et en leur place, hela, regne le brigandage,La haine, la rancreur, Ie sang et Ie carnage 2.Vers la fin du poerne de Brant, un chapitre tout entier estconsacre au theme apocalyptique de l'Antechrist : une immenseternpete emporte le navire des fous dans une course insenseequi s'identifie a la cat~strophe des mondes 3. Inversement, biendes figures de la rhetorique morale sont illustrees, d'une manieretres directe, parmi les images cosmiques de la folie: n'oublionspas Ie fameux medecin de Bosch plus fou encore que celui qu'il"cut guerir - toute sa fausse science n'ayant guere fait autrechose que de deposer sur lui les pires defroques d'unefolie que tous peuvent voir sauf Iui-merne. Pour ses contempo-rains ct pour les generations qui vont suivre, c'est une leconde .mo~ale que portent les reuvres de Bosch: toutes ces figuresqUI naissent du monde, ne denoncent-elles pas, tout aussi bien,les monstres du creur? La difference qui existe entre les pein-J. ERASMt, ap. cit., 38, p. 77.2. RONSARD, Discours des Mi.eres de cetemps.3.. BRANT, loc: ';il.,ehant CXVII, surtout les vers 21-22, et 57 sq., qui sontel l reference precise a I 'Apocalypse, versets 1: le t 20 .

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    38 H istoire de la folie ((Stulti fera n.aVlS 39tures de cet homme et celles d'autres, consiste en ce que lesautres cherchent plus souvent a peindre l'homme tel qu'ilapparait de I'exterieur, mais celui-ci seul a l'audace de lespeindre tels qu'ils sont a I'interieur, Et cette sagesse de~on-ciatrice cette ironie inquiete, le merne commentateur du debutdu xVI:e siecle pense en voir le symbole clairement exprime,dans presque tous les tableaux de Bosch, par la double fi~uredu flambeau (Iumiere de la pensee qui veille), et du ~Iboudont l'etrange regard fixe (( s'eleve dans le calme et le silencede la nuit, consommant plus d'huile que de vin 1.Malgre tant d'interferences encore visibles, Ie partag~ est

    deja fait; entre les deux formes d'experience de la foh~,. ladistance ne cessera plus de s'elargir. Les figures de la VISIoncosmique et les mouvements de la reflexion morale, l'e lementtragique et l' element critique, iront desorrnais en se separa~ttoujours davantage, ouvrant dans l'unite profonde de la folieune beance qui ne sera plus jamais recouverte. D'un cOte, ily aura une Nef des fous, chargee de visages forcenes, qui peua peu s'enfonce dans la nuit du monde, parmi des paysagesqui parlent de I'etrange alchimie des savoirs, des sourdesmenaces de la bestialite, et de la fin des temps. De l'autreelite, il y aura une Nef des fous qui forme pour les sages l'Odys-see exemplaire et didactique des defauts humains.D'un cote Bosch, Brueghel, Thierry Bouts, Durer, et tout

    Ie silence des images. C'est dans l'espace de la pure vision quela folie deploie ses pouvoirs. Fantasmes et menaces, puresapparences du reve et destin secret du monde - la folie detientla une force primitive de revelation : revelation que l'oniriqueest reel, que la mince surface de l'illusion s'ouvre sur une pro-fondeur irrecusable, et que le scintillement instantane de l'imagelaisse le monde en proie a des figures inquietantes qui s'eter-nisent dans ses nuits; et revelation inverse, mais tout aussidouloureuse, que toute la realite du monde se resorbera unjour dans l'Image fantastique, dans ce moment .mitoyen del'etre et du neant qui est le delire de la destruction pure; lemonde n'est deja plus, mais Ie silence et la nuit ne sont pasencore entierement refermes sur lui; il vacille dans un derniereclat, a l'extreme du desordre qui precede aussitot l'ordremonotone de l'accomplisaement. C'eat dans cette image aussitlitabolie que vient se perdre la verite du monde. Toute cettetrame de l'apparence et du secret, de l'image immediate etde I'enigme reservee se deploie, dans la peinture du xv? siecle,comme la tragique folie du monde.I.Joseph In: SIGUEN{:A, Tercera po rte d e La H isto ria de La ord en d e S. Gero-nimo, 1605, p. 837. Cit6 in TOLNAY, Hieronimus Bosch. Appendice, p. 76.

    De l'autre cote, avec Brant, avec Erasme, avec toute latradition humaniste, la folie est prise dans l'univers du discours.Elle s'y raffine, elle s'y subtilise, elle s'y desarme aussi. Ellechange d'echelle; elle nait dans Ie coeur des hommes, elle regleet deregle leur conduite; quand bien merne elle gouverne lescites, la verite calme des choses, la grande nature l'ignore.Elle disparait vite, quand apparait l'essentiel, qui est vie etmort, justice et verite. II se peut que tout homme lui soitsoumis, mais son regne sera toujours mesquin, et relatif; carelle se devoilera dans sa mediocre verite au regard du sage.Pour lui, elle deviendra objet, et de la pire maniere, puisqu'elledeviendra objet de son rire. Par la merne, les lauriers qu'onlui tresse l'enchainent. Serait-elle plus sage que toute science,il faudra bien qu'elle s'incline devant la sagesse pour qui elleest folie. Elle peut aooir Ie dernier mot, elle n'est jamais Iedernier mot de la verite et du monde; Ie discours par lequelelle se justifie ne reIeve que d'une conscience critique de l'homme.Cet affrontement de la conscience critique et de l'experience

    tragi que anime tout ce qui a pu etre eprouve de la folie etformule sur elle au debut de la Renaissance 1. Mais pourtant,il s'effacera vite, et cette grande structure, si claire encore, sibien decoupee au debut du XVIesiecle aura disparu, ou presque,rnoins de cent ans plus tard. Disparaitre n'est pas exactementIe terme qui convient pour designer, au plus juste, ce qui s'estpasse. II s'agit plutot d'un privilege de plus en plus marqueque la Renaissance a accorde a l'un des elements du systerne :a celui qui faisait de la folie une experience dans le champdu langage, une experience ou l'homme etait confronte a saverite morale, aux regles propres a sa nature et a sa verite.Bref, la conscience critique de la folie s'est trouvee sans cessemieux mise en lumiere, cependant qu'entraient progressivementdans l'ombre ses figures tragiques. Celles-ci bien tot seront entie-rement esquivees, On aura it du mal a en retrouver les tracesavant longtemps; seules, quelques pages de Sade et l'ceuvrede Goya portent temoignage que cette disparition n'est paseffondrement; mais qu'obscurement, cette experience tragiquesubsiste dans les nuits de Ia pensee et des reves, et qu'il s'estagi au xVle siecle, non d'une destruction radicale, mais seule-ment d'une occultation. L'experience tragique et cosmique dela folie s'est trouvee masquee par les privileges exclusifs d'uneI.Nous montrerons dans une autre etude comment I'experience du demo-niaque et la reduction qui en a He raite du XVI au XVIII steele ne doit pass'interpreter comme une victoire des theories humanitaires et medicalessur Ie vieil univers sauvage des superstitions, mais comme la reprise dans une

    experience critique des formes qui avaient jadis porte les menaces du dechi-rement du monde.

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    40 H istoirc de I" folie Stultifera TWilLS II 41conscience critique. C'est pourquoi l'experience classique, eta. travers elle I'experience moderne de la f?lie, .ne p.eut pasetre consideree comme une figure totale, qUI arrrverart enfin,par Ia. a. sa verite positive; c'est une figure fragmentaire quise donne abusivement pour exhaustive; c'est un ensembledesequilibre par tout ce qui I~i manq~~, c'est-a-dire .par toutce qui le cache. Sous la conscience critique de la folie, et sesformes philosophiques ou scientifiques, morales ou medicales,une sourde conscience tragique n'a cesse de veiller.C'est elle qu'ont reveillee les dernieres paroles de Nietzsche,les dernieres visions de Van Gogh. C'est elle sans doute qu'aupoint le plus extreme de son chemin~m~nt, Freud a , ?ommencea. pressentir : ce sont ses grands dechlreT?e;"ts qu 1 1 , ~ v~ulusymboliser par la lutte mythologique de .la hbldo ~t de 1mstmc~de mort. C'est elle, enfin, cette conscience, qUI est venue as' exprimer dans l'oeuvre d' A~taud, ~ans cette ceu_vre qui ~evraitposer a. la pensee du xx? siecle, Sl el~e y pretal~ aUentlOI?' laplus urgente des questions, et la. moms susceptible de la~ss~rle questionneur echapper au vertige, dans ~ette oeuvre qUI n acesse de proclamer que notre culture avait perdu. son foyertragique, du jour OU elle avait repousse hors de SOl la grandefolie solaire du monde, les dechirernents OU s'accomplit sanscesse la vie et mort de Satan le Feu II.Ce sont ces extremes decouvertes, et elles seules, qui nouspermettent, de nos jours, de juger enfin que l'experience dela folie qui s'etend de puis le xvr" siecle jusqu'a maintenant doitsa figure particuliere, et I' origine de son sens, a. cette absence,a. cette nuit et a. tout ce qui I'emplit. La belle rectitude quiconduit la pensee rationnelle jusqu'a l'analyse de la folie commemaladie mentale, il faut la reinterpreter dans une dimensionverticale; alors il apparait que so us chacune de ses formes!elle masque d'une maniere plus complete, plus perilleuse ausstcette experience tragique, qu'elle n'est pas cependant parve-nue a. r eduire du tout au tout. Au point dernier de la contrainte,l'eclatement etait necessaire, auquel nous assistons depuisNietzsche.

    Mais comment se sont constitues, au xvr" siecle, les privI-leges de la reflexion critique? Comment l'experience de la f?lies'est-elle trouvee finalement confisquee par eux, de telle manierequ'au seuil de I'age classique toutes les images tragiques evo-quees a. I'epoque precedents se seront dissipees dans l'ombre?Comment s'est acheve ce mouvement qui faisait dire a. Artaud :

    Avec une realit e qui avait ses lois surhumaines peut-etre, maisnaturelles, la Renaissance du xvr" siecle a rompu; et I'Huma-nisme de la Renaissance ne fut pas un agrandissement, maisune diminution de l'homme I ?Hesumons brievement' dans cette evolution ce qui est indis-

    pensable pOllr comprendre l'experienee qlle Ie classicisme a faitede la folie.lOLa folie devient une forme relative a. la raison, 011plutot folie et raison entrent dans une relation perpetuellernent

    reversible qui fait que toute folie a sa raison qui la juge etla maitrise, toute raison sa folie en laquelle clle trouve saverite derisoire, Chacune est mesure de l'autre, et dans cemouvement dc reference reciproque, elles se rt\cusent toutr-sdeux, mais se fondent I'une par I'autre.Le vieux theme chretien que le monde est folie aux yeux deDieu, se rajeunit, au xvr" siecle, dans ceUe dialectique serreede la reciprocite. L'homme croit qu'il voit clair, et qu'il est lajuste mesure des choses; la connaissance qu'il a, qu'il croitavoir, du monde, Ie confirme dans sa complaisance: Si nousjetons la vue en bas, en plein jour, ou que nous regardions aI'entour par cy par la , il no us semble bien que nous ayons Ieregard Ie plus aigu que nous puissions penser; mais si noustournons les yeux vers Ie soleil lui-me me, nons sommes biencontraints de confcsser que notre comprehension pour les chosesterrestres n'est que pure tardivete et eslourdissement quand ilest question d'aller jusques au solei 1 . CeUe conversion, quasiplatonicienne, vers le soleil de I'etre, ne decouvre pas cependantavec la verite, Ie fondement des apparences; elle devoile seule-ment I' abime de notre propre deraison : Si nous commenconsa elever nos pen sees en Dieu, ... ce qui nous plaisait a merveillesous Ie titre dc sagesse, ne nous sentira que folie, et ce qui avaitbelle monstre de vertu ne se decouvrira n'etre que debilite 2. Monter par l'esprit jusqu'a Dieu, et sonder l'abime insense 0\'1no us sommes plonges ne fait qu'une seule et me me chose; dansl'experience de Calvin la folie est la mesure pro pre de l'homrnequand on le compare a la raison demesuree de Dieu.L'esprit de I'homme, dans sa finitude, n'est pas tellementune etincelle de la grande lumiere qu'un fragment d'ombre.A son intelligence limitee n'est pas ouverte la verite partielleet transitoire de I'apparence; sa folie ne decouvre que I'enversdes choses, leur cote nocturne, l'irnmediate contradiction de leurverite. En s'elevant jusqu'a Dieu, l'homme ne doit pas simple-I. Vie eI mort deSatan IeFeu, Paris, 1949, p. 17.2. CALVIN, Institution chreiienne, liv, lor, chap. Ie" t\d. J.-O. Benoit,pp. f>1-fl2.

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    42 Histoire de lo folie Stultifera navIs ))ment se depasser: mais s'arracher entierernent a son essentiellefaiblesse, dominer d'un bond l'opposition entre les choses dumonde et leur essence divine; car ce qui transparait de la veritedans l'apparence n'en est pas le reflet mais la cruelle contradic-tion : Toutes les choses ont deux visages, dit Sebastien Franck,parce que Dieu a resolu de s'opposer au monde, de laisser l'appa-renee a celui-ci et de prendre la verite et l'essence des chosespour lui . .. C'est pour cela que chaque chose est le contraire de cequ'elle parait Hre dans Ie monde : un Silene renverss", IITel estl'abime de folie O U sont plonges les hommes que l'apparence deverite qui s'y trouve donnee en est la rigoureuse contradiction.Mais il y a plus encore : cette contradiction entre apparence etverite, elle est presente deja a l'interieur meme de I'apparence;car si l'apparence etait coherente avec elle-meme, elle serait aumoins allusion a la verite et comme sa forme vide. C'est dans leschoses elles-memes qu'il faut decouvrir ce renversement - ren-versement qui sera des lors sans direction unique ni terme pre-etablij non pas de l'apparence vers la verite, mais de l'apparencea cette autre qui la nie, puis a nouveau vers ce qui con teste etreniecette negation, de telle sorte que Ie mouvement jamais ne peutHre arrete, et qu'avant meme cette grande conversion que deman-daient Calvin ou Franck, Erasme se sait arrHe par les milleconversions mineures que l'apparence lui prescrit a son pro preniveau; le Silene renverse n'est pas le symbole de la verite queDieu nous a retiree; il est beaucoup plus et beaucoup moins : Iesymbole, a ras de terre, des choses elles-memes, cette implicationdes contraires qui nous derobe, pour toujours peut-etre, l'uniqueet droit chemin vers la verite. Chaque chose montre deuxfaces. La face exterieure montre la mort; regardez a I'interieue,il y a la vie, ou inversement. La beaute recouvre la laideur, larichesse l'indigence, l'infamie la gloire, Ie savoir l'ignorance .. .En somme ouvrez Ie Silene, vous rencontrerez Ie contraire de cequ'il montre z. Rien qui ne soit plonge dans I'immediatecontradiction, rien qui n'incite l'homme a adherer de lui-meme asa propre folie; mesure a la verite des essences et de Dieu, toutl'ordre humain n'est que folie 3.Et folie encore, dans cet ordre, Ie mouvement par lequel on

    tente de s'y arracher pour acceder a Dieu. Au xv Ie siecle, plusqu'a aucune autre epoque, l'Epltre aux Corinthiens brille d'unprestige incomparable: Je parle en fou I'etant plus que per-sonne. Folie que cette renonciation au monde, folie que

    l'abandon total a la volonte obscure de Dieu, folie que cetterecherche dont on ne sait pas le terme, autant de vieux themeschers aux mystiques. Tauler deja evoquait ce cheminementabandonnant les folies du monde, mais s'ofTrant, par la merne,a de p~us sombres et de plus desolantes folies: La petite nef estconduite au large et comme l'homme se trouve en cet etat dedelaissement, alors remontent en lui toutes les angoisses ettoutes les tentations, et toutes les images, et la misere ... I))Et c'est la meme experience que commente Nicolas de Cues:Quand l'homme abandonne Ie sensible, son arne devient~omn:e demente, ))E~ marche vers Dieu, l'homme est plus quejamais ofTert a la folie, et Ie havre de verite vers lequel finale-ment.la.grace le pousse, qu'est:il d'autre, pour lui, qu'un abimede deraison? La sagesse de Dieu, quand on peut en percevoirl'eclat, n'est pas une raison longtemps voilee, c'est une profon-deur sans mesure. Le secret y garde toutes ses dimensions dusecret, laocontradiction ne cesse pas de s'y contredire toujours,sous Ie slgne de cette contra~iction majeure qui veut que lecentre merne de la sagesse sort Ie vertige de toute folie. Sei-gneur, c'est un abime trop profond que ton conseil 2. )) Et cequ'E~asme savait, mais de loin, en disant sechernent que Dieu acache meme au~ sages Ie mystere du salut, sauvant ainsi Iemonde par la folie elle-merne 3, Nicolas de Cues l'avait dit Ion-guement dans Ie mouvement de sa pensee, perdant sa faiblerai~on humaine, qui n'est que folie, dans la grande folie abyssaleqUi es~la sagesse de Dieu : Aucune expression verbale ne peutl'exprimer, aucun acte de l'entendement la faire entendreaucune mesure la mesurer, aucun achevernent l'achever aucu~terme la .terminer, aucune proportion la proportionner, 'aucune~?mparalson la comparer, aucune figure la figurer, aucune formelmformer... Inexprimable par aucune expression verbale onpeut co~cevoir a l'infini des phrases de ce genre, car au~uneconceptl?n ne pe~t la concevoir, cette Sagesse par quoi, en quoiet a partir de quOi pro cedent toutes choses '. ))Le grand ~ercle est maintenant ferme, Par rapport a la

    Sage.sse, la raison de l'homme n'etait que folie: par rapport ala mince sagesse des hommes, la Raison de Dieu est prise dans lemouvement essentiel de la Folie. Mesure a la grande echelle,tout n'est que Folie; mesure a la petite echelle, le Tout est lui-

    1. S6bastien FRANCK,Paradoxes, M. Ziegler, 57 et 91.2. ERASME, lac. cit., XXIX, p. 53.3. Le platonisme de la Renaissance, surtout II p artir du XVI. steele, est unp la tonisme de l 'i ronie e t de la cri tique .

    I. TA~LER, .Predigter, XLI. Cite in GANDILLAC,Valeur du temps dans lapldagogle spiri tuel le dt Touter, p. 62.2. CALVI~, Sermon I I sur I'Epttre aux Ephl"iens; in Calvin Tutu ehoisispar Gagnebm et K. Barth, p. 73. '3. E~ASME, lac. cit., 65 , p. 173 .4 . Nico las DECUES, Le Profane; in CEuvres chcisies par M DE GANDILLACp.220. .,

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    44 H istoire de la folierneme folie. C'est-a-dire qu'il n'y a jamais folie qu'en reference aune raison, mais toute la verite de celle-ci est de faire un instantapparaitre une folie qu'elle recuse, pour se perdre a son