foe daniel de - robinson crusoe i

327
BIBEBOOK DANIEL DE FOE ROBINSON CRUSOÉ Tome I

Upload: asf-asf

Post on 21-Nov-2015

40 views

Category:

Documents


4 download

DESCRIPTION

.

TRANSCRIPT

  • BIBEBOOK

    DANIEL DE FOE

    ROBINSON CRUSOTome I

  • DANIEL DE FOE

    ROBINSON CRUSOTome I

    Traduit par Ptrus Borel

    1719

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-0306-0

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

  • A propos de Bibebook :Vous avez la certitude, en tlchargeant un livre sur Bibebook.com de

    lire un livre de qualit :Nous apportons un soin particulier la qualit des textes, la mise

    en page, la typographie, la navigation lintrieur du livre, et lacohrence travers toute la collection.

    Les ebooks distribus par Bibebook sont raliss par des bnvolesde lAssociation de Promotion de lEcriture et de la Lecture, qui a commeobjectif : la promotion de lcriture et de la lecture, la diusion, la protection,la conservation et la restauration de lcrit.

    Aidez nous :Vos pouvez nous rejoindre et nous aider, sur le site de Bibebook.

    hp ://www.bibebook.com/joinusVotre aide est la bienvenue.

    Erreurs :Si vous trouvez des erreurs dans cee dition, merci de les signaler :

    [email protected]

    Tlcharger cet ebook :

    hp ://www.bibebook.com/search/978-2-8247-0306-0

  • Credits

    Sources : Francisque Borel et Alexandre Varenne, 1836. Bibliothque lectronique dubec

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

  • LicenceLe texte suivant est une uvre du domaine public ditsous la licence Creatives Commons BY-SA

    Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

    Lire la licence

    Cee uvre est publie sous la licence CC-BY-SA, ce quisignie que vous pouvez lgalement la copier, la redis-tribuer, lenvoyer vos amis. Vous tes dailleurs encou-rag le faire.

    Vous devez aribuer loeuvre aux dirents auteurs, ycompris Bibebook.

  • S traducteur de ce livre de la peine quil a prise ?confondra-t-on le labeur fait par choix et par amour avec de labesogne faite la course et dans le but dun salaire ? Cela nese peut pas, ce serait trop dcourageant. Il est un petit nombre despritsdlite qui xent la valeur de toutes choses ; ces esprits-l sont gnreux,ils tiennent compte des eorts. Dailleurs le bien doitmener bien, chaquechose nit toujours par tomber ou monter au rang qui lui convient. Letraducteur de ce livre ne croit pas linjustice.

    n

    1

  • CHAPITRE I

    Robinson

    E 1632, naquis York, dune bonne famille, mais qui ntaitpoint de ce pays. Mon pre, originaire de Brme, tabli premi-rement Hull, aprs avoir acquis de laisance et stre retir ducommerce, tait venu rsider York, o il stait alli, par ma mre, lafamille Robinson, une des meilleures de la province. Cest cee allianceque je devais mon double nom de Robinson-Kreutznaer ; mais, aujourd-hui, par une corruption de mots assez commune en Angleterre, on nousnomme, nous nous nommons et signons Cruso. Cest ainsi que mes com-pagnons mont toujours appel.

    Javais deux frres : lan, lieutenant-colonel en Flandre, dun rgi-ment dinfanterie anglaise, autrefois command par le fameux colonelLockhart, fut tu la bataille de Dunkerque contre les Espagnols ; quedevint lautre ? jignore quelle fut sa destine ; mon pre et ma mre neconnurent pas mieux la mienne.

    Troisime ls de la famille, et nayant appris aucun mtier, ma tte

    2

  • Robinson Cruso I Chapitre I

    commena de bonne heure se remplir de penses vagabondes. Mon pre,qui tait un bon vieillard, mavait donn toute la somme de savoir quengnral on peut acqurir par lducation domestique et dans une colegratuite. Il voulait me faire avocat ; mais mon seul dsir tait daller surmer, et cee inclination mentranait si rsolument contre sa volont etses ordres, et malgr mme toutes les prires et les sollicitations de mamre et de mes parents, quil semblait quil y et une fatalit dans ceepropension naturelle vers un avenir de misre.

    Mon pre, homme grave et sage, me donnait de srieux et dexcellentsconseils contre ce quil prvoyait tre mon dessein. Un matin il mappeladans sa chambre, o il tait retenu par la goue, et me rprimanda cha-leureusement ce sujet. elle autre raison as-tu, me dit-il, quunpenchant aventureux, pour abandonner la maison paternelle et ta patrie,o tu pourrais tre pouss, et o tu as lassurance de faire ta fortune avecde lapplication et de lindustrie, et lassurance dune vie daisance et deplaisir ? Il ny a que les hommes dans ladversit ou les ambitieux qui senvont chercher aventure dans les pays trangers, pour slever par entre-prise et se rendre fameux par des actes en dehors de la voie commune.Ces choses sont de beaucoup trop au-dessus ou trop au-dessous de toi ;ton tat est le mdiocre, ou ce qui peut tre appel la premire condi-tion du bas tage ; une longue exprience me la fait reconnatre commele meilleur dans le monde et le plus convenable au bonheur. Il nest enproie ni aux misres, ni aux peines, ni aux travaux, ni aux sourancesdes artisans : il nest point troubl par lorgueil, le luxe, lambition et len-vie des hautes classes. Tu peux juger du bonheur de cet tat ; cest celuide la vie que les autres hommes jalousent ; les rois, souvent, ont gmides cruelles consquences dtre ns pour les grandeurs, et ont souhaitdtre placs entre les deux extrmes, entre les grands et les petits ; ennle sage la proclam le juste point de la vraie flicit en implorant le Cielde le prserver de la pauvret et de la richesse.

    Remarque bien ceci, et tu le vrieras toujours : les calamits de lavie sont le partage de la plus haute et de la plus basse classe du genre hu-

    1. Malgr notre respect pour le texte original, nous avons cru devoir nous permere,ici, de faire le rcit direct. P. B.

    3

  • Robinson Cruso I Chapitre I

    main ; la condition moyenne prouve le moins de dsastres, et nest pointexpose autant de vicissitudes que le haut et le bas de la socit ; elle estmme sujee moins de maladies et de troubles de corps et desprit queles deux autres, qui, par leurs dbauches, leurs vices et leurs excs, ou parun trop rude travail, le manque du ncessaire, une insusante nourritureet la faim, airent sur eux des misres et des maux, naturelle consquencede leur manire de vivre. La conditionmoyenne saccommode le mieux detoutes les vertus et de toutes les jouissances : la paix et labondance sontles compagnes dune fortune mdiocre. La temprance, la modration, latranquillit, la sant, la socit, tous les agrables divertissements et tousles plaisirs dsirables sont les bndictions rserves ce rang. Par ceevoie, les hommes quient le monde dune faon douce, et passent dou-cement et uniment travers, sans tre accabls de travaux des mains oude lesprit ; sans tre vendus la vie de servitude pour le pain de chaquejour ; sans tre harasss par des perplexits continuelles qui troublent lapaix de lme et arrachent le corps au repos ; sans tre dvors par lesangoisses de lenvie ou la secrte et rongeante convoitise de lambition ;au sein dheureuses circonstances, ils glissent tout mollement traversla socit, et gotent sensiblement les douceurs de la vie sans les amer-tumes, ayant le sentiment de leur bonheur et apprenant, par lexpriencejournalire, le connatre plus profondment.

    Ensuite il me pria instamment et de la manire la plus aectueuse dene pas faire le jeune homme : Ne va pas te prcipiter, me disait-il, aumilieu des maux contre lesquels la nature et ta naissance semblent tavoirprmuni ; tu nes pas dans la ncessit daller chercher ton pain ; je te veuxdu bien, je ferai tous mes eorts pour te placer parfaitement dans la posi-tion de la vie quen ce moment je te recommande. Si tu ntais pas aise etheureux dans le monde, ce serait par ta destine ou tout fait par lerreurquil te faut viter ; je nen serais en rien responsable, ayant ainsi satisfait mes devoirs en tclairant sur des projets que je sais tre ta ruine. En unmot, jaccomplirais franchement mes bonnes promesses si tu voulais texer ici suivant mon souhait, mais je ne voudrais pas tremper dans tes in-fortunes en favorisant ton loignement. Nas-tu pas lexemple de ton frrean, auprs de qui jusai autrefois des mmes instances pour le dissuaderdaller la guerre des Pays-Bas, instances qui ne purent lemporter sur

    4

  • Robinson Cruso I Chapitre I

    ses jeunes dsirs le poussant se jeter dans larme, o il trouva la mort.Je ne cesserai jamais de prier pour toi, toutefois joserais te prdire, si tufaisais ce coup de tte, que Dieu ne te bnirait point, et que, dans lavenir,manquant de toute assistance, tu aurais toute la latitude de rchir surle mpris de mes conseils.

    Je remarquai vers la dernire partie de ce discours, qui tait vritable-ment prophtique, quoique je ne suppose pas que mon pre en ait eu lesentiment ; je remarquai, dis-je, que des larmes coulaient abondammentsur sa face, surtout lorsquil me parla de la perte de mon frre, et quiltait si mu, en me prdisant que jaurais tout le loisir de me repentir,sans avoir personne pour massister, quil sarrta court, puis ajouta : Jai le cur trop plein, je ne saurais ten dire davantage.

    Je fus sincrement touch de cee exhortation ; au reste, pouvait-il entre autrement ? Je rsolus donc de ne plus penser aller au loin, mais mtablir chez nous selon le dsir demon pre. Hlas ! en peu de jours toutcela svanouit, et bref, pour prvenir de nouvelles importunits pater-nelles, quelques semaines aprs je me dterminai menfuir. Nanmoins,je ne s rien la hte comme my poussait ma premire ardeur, mais unjour que ma mre me parut un peu plus gaie que de coutume, je la pris part et lui dis : Je suis tellement proccup du dsir irrsistible de courirle monde, que je ne pourrais rien embrasser avec assez de rsolution poury russir ; mon pre ferait mieux de me donner son consentement que deme placer dans la ncessit de passer outre. Maintenant, je suis g dedix-huit ans, il est trop tard pour que jentre apprenti dans le commerceou clerc chez un procureur ; si je le faisais, je suis certain de ne pouvoirachever mon temps, et avant mon engagement rempli de mvader dechez mon matre pour membarquer. Si vous vouliez bien engager monpre me laisser faire un voyage lointain, et que jen revienne dgot,je ne bougerais plus, et je vous promerais de rparer ce temps perdu parun redoublement dassiduit.

    Cee ouverture jeta ma mre en grande motion : Cela nest pasproposable, me rpondit-elle ; je me garderai bien den parler ton pre ;il connat trop bien tes vritables intrts pour donner son assentiment une chose qui te serait si funeste. Je trouve trange que tu puisses encorey songer aprs lentretien que tu as eu avec lui et laabilit et les ex-

    5

  • Robinson Cruso I Chapitre I

    pressions tendres dont je sais quil a us envers toi. En un mot, si tu veuxabsolument aller te perdre, je ny vois point de remde ; mais tu peux treassur de nobtenir jamais notre approbation. Pour ma part, je ne veuxpoint mere la main luvre de ta destruction, et il ne sera jamais ditque ta mre se soit prte une chose rprouve par ton pre.

    Nonobstant ce refus, comme je lappris dans la suite, elle rapporta letout mon pre, qui, profondment aect, lui dit en soupirant : Cegaron pourrait tre heureux sil voulait demeurer la maison ; mais, silva courir le monde, il sera la crature la plus misrable qui ait jamais t :je ny consentirai jamais.

    Ce ne fut environ quun an aprs ceci que je mchappai, quoique ce-pendant je continuasse obstinment rester sourd toutes propositionsdembrasser un tat ; et quoique souvent je reprochasse mon pre et ma mre leur inbranlable opposition, quand ils savaient trs bien quejtais entran par mes inclinations. Un jour, me trouvant Hull, o j-tais all par hasard et sans aucun dessein prmdit, tant l, dis-je, un demes compagnons prt se rendre par mer Londres, sur un vaisseau deson pre, me pressa de partir, avec lamorce ordinaire des marins, cest--dire quil ne men coterait rien pour ma traverse. Je ne consultai plusmes parents ; je ne leur envoyai aucun message ; mais, leur laissant lap-prendre comme ils pourraient, sans demander la bndiction de Dieu oude mon pre, sans aucune considration des circonstances et des cons-quences, malheureusement, Dieu sait ! le 1 septembre 1651,jallai borddu vaisseau charg pour Londres. Jamais infortunes de jeune aventurier,je pense, ne commencrent plus tt et ne durrent plus longtemps que lesmiennes.

    Comme le vaisseau sortait peine de lHumber, le vent sleva et lesvagues senrent eroyablement. Je ntais jamais all sur mer aupara-vant ; je fus, dune faon indicible, malade de corps et pouvant desprit.Je commenai alors rchir srieusement sur ce que javais fait et sur lajustice divine qui frappait en moi un ls coupable. Touts les bons conseilsde mes parents, les larmes de mon pre, les paroles de mamre, se prsen-trent alors vivement en mon esprit ; et ma conscience, qui ntait pointencore arrive ce point de duret quelle aeignit plus tard, me repro-cha mon mpris de la sagesse et la violation de mes devoirs envers Dieu

    6

  • Robinson Cruso I Chapitre I

    et mon pre.Pendant ce temps la tempte croissait, et la mer devint trs grosse,

    quoique ce ne ft rien en comparaison de ce que jai vu depuis, et mmeseulement quelques jours aprs, cen fut assez pour aecter un novice telque moi. chaque vague je me croyais submerg, et chaque fois que levaisseau sabaissait entre deux lames, je le croyais englouti au fond de lamer. Dans cee agonie desprit, je s plusieurs fois le projet et le vu, silplaisait Dieu de me sauver de ce voyage, et si je pouvais remere le piedsur la terre ferme, de ne plus le remere bord dun navire, de men allertout droit chez mon pre, de mabandonner ses conseils, et de ne plusme jeter dans de telles misres. Alors je vis pleinement lexcellence deses observations sur la vie commune, et combien doucement et confor-tablement il avait pass tous ses jours, sans jamais avoir t expos, niaux temptes de locan ni aux disgrces de la terre ; et je rsolus, commelenfant prodigue repentant, de retourner la maison paternelle.

    n

    7

  • CHAPITRE II

    La tempte

    C srieuses penses durrent tant que dura la tempte,etmme quelque temps aprs ;mais le jour densuite le vent tantabau et la mer plus calme, je commenai my accoutumer unpeu. Toutefois, jtais encore indispos du mal de mer, et je demeurai forttriste pendant tout le jour. Mais lapproche de la nuit le temps sclaircit,le vent sapaisa tout fait, la soire fut dlicieuse, et le soleil se couchaclatant pour se lever de mme le lendemain : une brise lgre, un soleilembras resplendissant sur une mer unie, ce fut un beau spectacle, le plusbeau que jaie vu de ma vie.

    Javais bien dormi pendant la nuit ; je ne ressentais plus de nauses,jtais vraiment dispos et je contemplais, merveill, locan qui, la veille,avait t si courrouc et si terrible, et qui si peu de temps aprs se mon-trait si calme et si agrable. Alors, de peur que mes bonnes rsolutions nese soutinssent, mon compagnon, qui aprs tout mavait dbauch, vint moi : Eh bien ! Bob, me dit-il en me frappant sur lpaule, comment

    8

  • Robinson Cruso I Chapitre II

    a va-t-il ? Je gage que tu as t eray, la nuit dernire, quand il ventait :ce ntait pourtant quun plein bonnet de vent ? Vous nappelez celaquun plein bonnet de vent ? Ctait une horrible tourmente ! Unetourmente ? tu es fou ! tu appelles cela une tourmente ? Vraiment ce n-tait rien du tout. Donne-nous un bon vaisseau et une belle drive, nousnous moquerons bien dune pareille rafale ; tu nes quun marin deaudouce, Bob ; viens que nous fassions un bowlde punch,et que nous ou-bliions tout cela . Vois quel temps charmant il fait cee heure ! Enn, pour abrger cee triste portion de mon histoire, nous suivmes levieux train des gens de mer : on t du punch,je menivrai, et, dans unenuit de dbauches, je noyai toute ma repentance, toutes mes rexionssur ma conduite passe, et toutes mes rsolutions pour lavenir. De mmeque locan avait rassrn sa surface et tait rentr dans le repos aprsla tempte abaue, de mme, aprs le trouble de mes penses vanoui,aprs la perte de mes craintes et de mes apprhensions, le courant de mesdsirs habituels revint, et joubliai entirement les promesses et les vuxque javais faits en ma dtresse. Pourtant, la vrit, comme il arrive or-dinairement en pareils cas, quelques intervalles de rexions et de bonssentiments reparaissaient encore ; mais je les chassais et je men guris-sais comme dune maladie, en madonnant et la boisson et lquipage.Bientt jeus surmont le retour de ces accs, cest ainsi que je les appe-lais, et en cinq ou six jours jobtins sur ma conscience une victoire aussicomplte quun jeune libertin rsolu touer ses remords le pouvait d-sirer. Mais il mtait rserv de subir encore une preuve : la Providence,suivant sa loi ordinaire, avait rsolu de me laisser entirement sans ex-cuse. Puisque je ne voulais pas reconnatre ceci pour une dlivrance, laprochaine devait tre telle que le plusmauvais bandit dentre nous confes-

    1. Ce passage a t dtestablement dgur dans toutes les ditions passes et actuelles ;nous le citons pour donner une ide parfaite de leur valeur ngative. Il y a dans loriginalanglais cee excellente phrase. But youre but a fresh-water sailor, Bob ; come let us make abowl of punch, and well forget all that. Vous ntes quun marin deau douce, Bob ; venez, quenous fassions un bowl de punch, et que nous oubliions tout cela. Voici ce quelle est devenueen passant par la plume de nos traducteurs : Vous ntes encore quun novice ; meons-nous faire du punch, et que les plaisirs de Bacchus nous fassent entirement oublier la mauvaisehumeur de Neptune. Daniel de Fo tait un homme de got et de bon sens : cee phraseest une calomnie. P. B.

    9

  • Robinson Cruso I Chapitre II

    serait tout la fois le danger et la misricorde.Le sixime jour de notre traverse, nous entrmes dans la rade dYar-

    mouth. Le vent ayant t contraire et le temps calme, nous navions faitque peu de chemin depuis la tempte. L, nous fmes obligs de jeterlancre et le vent continuant dtre contraire, cest--dire de souer sud-ouest, nous y demeurmes sept ou huit jours, durant lesquels beaucoupde vaisseaux de Newcastle vinrent mouiller dans la mme rade, refugecommun des btiments qui aendent un vent favorable pour gagner laTamise.

    Nous eussions, toutefois, relch moins longtemps, et nous eussionsd, la faveur de la mare, remonter la rivire, si le vent net pas ttrop fort, et si au quatrime ou cinquime jour de notre station il net passou violemment. Cependant, comme la rade tait rpute aussi bonnequun port ; comme le mouillage tait bon, et lappareil de notre ancreextrmement solide, nos gens taient insouciants, et, sans la moindre ap-prhension du danger, ils passaient le temps dans le repos et dans la joie,comme il est dusage sur mer. Mais le huitime jour, le vent fora ; nousmmes tous la main luvre ; nous calmes nos mts de hune et tnmestoutes choses closes et serres, pour donner au vaisseau des mouvementsaussi doux que possible. Vers midi, la mer devint trs grosse, notre ch-teau de proue plongeait ; nous embarqumes plusieurs vagues, et il noussembla une ou deux fois que notre ancre labourait le fond. Sur ce, le capi-taine t jeter lancre desprance, de sorte que nous chassmes sur deux,aprs avoir l nos cbles jusquau bout.

    Dj une terrible tempte mugissait, et je commenais voir la ter-reur sur le visage des matelots eux-mmes.oique veillant sans relche la conservation du vaisseau, comme il entrait ou sortait de sa cabine,et passait prs de moi, jentendis plusieurs fois le capitaine profrer toutbas ces paroles et dautres semblables : Seigneur ayez piti de nous !Nous sommes tous perdus, nous sommes tous morts !. . . Durant cespremires confusions, jtais stupide, tendu dansma cabine, au logementdesmatelots, et je ne saurais dcrire ltat demon esprit. Je pouvais dici-lement rentrer dans mon premier repentir, que javais si manifestementfoul aux pieds, et contre lequel je mtais endurci. Je pensais que lesares de la mort taient passes, et que cet orage ne serait point comme

    10

  • Robinson Cruso I Chapitre II

    le premier. Mais quand, prs de moi, comme je le disais tantt, le capitainelui-mme scria : Nous sommes tous perdus ! je fus horriblementeray, je sortis de ma cabine et je regardai dehors. Jamais spectacle aussiterrible navait frapp mes yeux : locan slevait comme des montagnes,et chaque instant fondait contre nous ; quand je pouvais promener unregard aux alentours, je ne voyais que dtresse. Deux btiments pesam-ment chargs qui mouillaient non loin de nous avaient coup leurs mtsrez-pied ; et nos gens scrirent quun navire ancr un mille de nousvenait de sancir sur ses amarres. Deux autres vaisseaux, arrachs leursancres, hors de la rade allaient au large tout hasard, sans voiles ni m-tures. Les btiments lgers, fatiguant moins, taient en meilleure passe ;deux ou trois dentre eux qui drivaient passrent tout contre nous, cou-rant vent arrire avec leur civadire seulement.

    Vers le soir, le second et le bosseman supplirent le capitaine, qui syopposa fortement, de laisser couper le mt de misaine ; mais le bossemanlui ayant protest que, sil ne le faisait pas, le btiment coulerait fond,il y consentit. and le mt davant fut abau, le grand mt, branl,secouait si violemment le navire, quils furent obligs de le couper aussiet de faire pont ras.

    Chacun peut juger dans quel tat je devais tre, moi, jeune marin, queprcdemment si peu de chose avait jet en si grand eroi ; mais autantque je puis me rappeler de si loin les penses qui me proccupaient alors,javais dix fois plus que la mort en horreur desprit, mon mpris de mespremiers remords et mon retour aux premires rsolutions que javaisprises si mchamment. Cee horreur, jointe la terreur de la tempte,me mirent dans un tel tat, que je ne puis par des mots la dpeindre. Maisle pis ntait pas encore advenu ; la tempte continua avec tant de furie,que les marins eux-mmes confessrent nen avoir jamais vu de plus vio-lente. Nous avions un bon navire, mais il tait lourdement charg et calaittellement, qu chaque instant les matelots scriaient quil allait couler fond.Sous un rapport, ce fut un bonheur pour moi que je ne comprissepas ce quils entendaient par ce mot avant que je men fusse enquis. Latourmente tait si terrible que je vis, chose rare, le capitaine, le contre-matre et quelques autres plus judicieux que le reste, faire leurs prires,saendant tout moment que le vaisseau coulerait fond. Au mi-

    11

  • Robinson Cruso I Chapitre II

    lieu de la nuit, pour surcrot de dtresse, un des hommes quonavait envoys la visite, cria quil stait fait une ouverture, et unautre dit quil y avait quatre pieds deau dans la cale. Alors tous lesbras furent appels la pompe. ce seul mot, je mvanouis et jetombai la renverse sur le bord de mon lit, sur lequel jtais assis dans macabine. Toutefois les matelots me rveillrent et me dirent que si jusque-l je navais t bon rien, jtais tout aussi capable de pomper quaucunautre. Je me levai ; jallai la pompe et je travaillai de tout cur. Danscee entrefaite, le capitaine apercevant quelques petits btiments char-bonniers qui, ne pouvant surmonter la tempte, taient forcs de glisseret de courir au large, et ne venaient pas vers nous, ordonna de tirer uncoup de canon en signal de dtresse. Moi qui ne savais ce que cela signi-ait, je fus tellement surpris, que je crus le vaisseau bris ou quil taitadvenu quelque autre chose pouvantable ; en un mot je fus si erayque je tombai en dfaillance. Comme ctait dans un moment o chacunpensait sa propre vie, personne ne prit garde moi, ni ce que jtaisdevenu ; seulement un autre prit ma place la pompe, et me repoussa dupied lcart, pensant que jtais mort, et ce ne fut que longtemps aprsque je revins moi.

    On travaillait toujours, mais leau augmentant la cale, il y avaittoute apparence que le vaisseau coulerait bas. Et quoique la tourmentecomment sabare un peu, nanmoins il ntait pas possible quilsurnaget jusqu ce que nous aeignissions un port ; aussi le capitainecontinua-t-il faire tirer le canon de dtresse. Un petit btiment qui venaitjustement de passer devant nous aventura une barque pour nous secourir.Ce fut avec le plus grand risque quelle approcha ; mais il tait impossibleque nous y allassions ou quelle parvnt jusquau anc du vaisseau ; enn,les rameurs faisant un dernier eort et hasardant leur vie pour sauver lantre, nos matelots leur lancrent de lavant une corde avec une boue,et en lrent une grande longueur. Aprs beaucoup de peines et de p-rils, ils la saisirent, nous les halmes jusque sous notre poupe, et nousdescendmes dans leur barque. Il et t inutile de prtendre aeindreleur btiment : aussi lavis commun fut-il de laisser aller la barque en d-rive, et seulement de ramer le plus quon pourrait vers la cte, notre capi-taine promeant, si la barque venait se briser contre le rivage, den tenir

    12

  • Robinson Cruso I Chapitre II

    compte son patron. Ainsi, partie en ramant, partie en drivant vers lenord, notre bateau sen alla obliquement presque jusquWinterton-Ness.

    Il ny avait gure plus dun quart dheure que nous avions abandonnnotre vaisseau quand nous le vmes sabmer ; alors je compris pour la pre-mire fois ce que signiait couler-bas.Mais, je dois lavouer, javais liltrouble et je distinguais fort mal, quand les matelots me dirent quil cou-lait,car, ds le moment que jallai, ou plutt quon me mit dans la barque,jtais ananti par leroi, lhorreur et la crainte de lavenir.

    Nos gens faisaient toujours force de rames pour approcher du rivage.and notre bateau slevait au haut des vagues, nous lapercevions, etle long de la rive nous voyions une foule nombreuse accourir pour nousassister lorsque nous serions proches.

    n

    13

  • CHAPITRE III

    Robinson marchand de guin

    N , et nous ne pmes aborder avantdavoir pass le phare de Winterton ; la cte senfonait louest vers Cromer, de sorte que la terre brisait la violencedu vent. L, nous abordmes, et, non sans grande dicult, nous descen-dmes tous sains et saufs sur la plage, et allmes pied Yarmouth, o,comme des infortuns, nous fmes traits avec beaucoup dhumanit, etpar les magistrats de la ville, qui nous assignrent de bons gtes, et par lesmarchands et les armateurs, qui nous donnrent assez dargent pour nousrendre Londres ou pour retourner Hull, suivant que nous le jugerionsconvenable.

    Cest alors que je devais avoir le bon sens de revenir Hull et de ren-trer chez nous ; jaurais t heureux, et mon pre, emblme de la parabolede notre Sauveur, et mme tu le veau gras pour moi ; car, ayant apprisque le vaisseau sur lequel jtais avait fait naufrage dans la rade dYar-mouth, il fut longtemps avant davoir lassurance que je ntais pas mort.

    14

  • Robinson Cruso I Chapitre III

    Mais mon mauvais destin mentranait avec une obstination irrsis-tible ; et, bien que souvent ma raison et mon bon jugement me criassentde revenir la maison, je navais pas la force de le faire. Je ne sauraisni comment appeler cela, ni vouloir prtendre que ce soit un secret arrtirrvocable qui nous pousse tre les instruments de notre propre des-truction, quoique mme nous en ayons la conscience, et que nous nousy prcipitions les yeux ouverts ; mais, vritablement, si ce nest quelquedcret invitable me condamnant une vie de misre et quil mtait im-possible de braver, quelle chose et pu mentraner contre ma froide rai-son et les persuasions de mes penses les plus intimes, et contre les deuxavertissements si manifestes que javais reus dans ma premire entre-prise.

    Mon camarade, qui dabord avait aid mon endurcissement, et quitait le ls du capitaine, se trouvait alors plus dcourag que moi. La pre-mire fois quil me parla Yarmouth, ce qui ne fut pas avant le second oule troisime jour, car nous tions logs en divers quartiers de la ville ; lapremire fois, dis-je, quil sinforma de moi, son ton me parut altr : ilme demanda dun air mlancolique, en secouant la tte, comment je meportais, et dit son pre qui jtais, et que javais fait ce voyage seulementpour essai, dans le dessein den entreprendre dautres plus lointains. Cethomme se tourna vers moi et, avec un accent de gravit et daiction : Jeune homme, me dit-il, vous ne devez plus retourner sur mer ; vous de-vez considrer ceci comme une marque certaine et visible que vous ntespoint appel faire un marin. Pourquoi, monsieur ? est-ce que vousnirez plus en mer ? Le cas est bien dirent, rpliqua-t-il : cest monmtier et mon devoir ; au lieu que vous, qui faisiez ce voyage comme es-sai, voyez quel avant-got le ciel vous a donn de ce quoi il faudraitvous aendre si vous persistiez. Peut-tre cela nest-il advenu qu causede vous, semblable Jonas dans le vaisseau de Tarsis. i tes-vous, jevous prie ? et pourquoi vous tiez-vous embarqu ? Je lui contai enpartie mon histoire. Sur la n il minterrompit et semporta dune trangemanire. avais-je donc fait, scria-t-il, pour mriter davoir bordun pareil misrable ! Je ne voudrais pas pour mille livres sterling remerele pied sur le mme vaisseau que vous ! Ctait, en vrit, comme jaidit, un vritable garement de ses esprits encore troubls par le sentiment

    15

  • Robinson Cruso I Chapitre III

    de sa perte, et qui dpassait toutes les bornes de son autorit. Toutefois, ilme parla ensuite trs gravement, mexhortant retourner chez mon preet ne plus tenter la Providence. Il me dit quil devait mtre visible quele bras de Dieu tait contre moi ; enn, jeune homme, me dclara-t-il, comptez bien que si vous ne vous en retournez, en quelque lieu quevous alliez, vous ne trouverez quadversit et dsastre jusqu ce que lesparoles de votre pre se vrient en vous.

    Je lui rpondis peu de chose ; nous nous sparmes bientt aprs, et jene le revis plus ; quelle route prit-il ? je ne sais. Pour moi, ayant quelqueargent dans ma poche, je men allai, par terre, Londres. L, comme sur laroute, jeus plusieurs combats avec moi-mme sur le genre de vie que jedevais prendre, ne sachant si je devais retourner chez nous ou retournersur mer.

    ant mon retour au logis, la honte touait les meilleurs mouve-ments de mon esprit, et lui reprsentait incessamment combien je seraisraill dans le voisinage et serais confus, non seulement devant mon preet ma mre, mais devant mme qui que ce ft. Do jai depuis souventpris occasion dobserver combien est soe et inconsquente la conduiteordinaire des hommes et surtout de la jeunesse, lgard de cee raisonqui devrait les guider en pareils cas : quils ne sont pas honteux de lac-tion qui devrait, bon droit, les faire passer pour insenss, mais quilssont honteux de leur repentance, qui seule peut les faire honorer commesages.

    Toutefois je demeurai quelque temps dans cee situation, ne sachantquel parti prendre, ni quelle carrire embrasser, ni quel genre de vie me-ner. Jprouvais toujours une rpugnance invincible pour la maison pa-ternelle ; et, comme je balanais longtemps, le souvenir de la dtresse ojavais t svanouissait, et avec lui mes faibles dsirs de retour, jusquce quenn je les mis tout fait de ct, et cherchai faire un voyage.

    Cee maligne inuence qui mavait premirement pouss hors de lamaison paternelle, qui mavait suggr lide extravagante et indtermi-ne de faire fortune, et qui mavait inculqu si fortement ces fantaisies,que jtais devenu sourd aux bons avis, aux remontrances, et mme auxordres de mon pre ; cee mme inuence, donc, quelle quelle ft, me tconcevoir la plus malheureuse de toutes les entreprises, celle de monter

    16

  • Robinson Cruso I Chapitre III

    bord dun vaisseau partant pour la cte dAfrique, ou, comme nos marinsdisent vulgairement, pour un voyage de Guine.

    Ce fut un grand malheur pour moi, dans toutes ces aventures, queje ne sse point, bord, le service comme un matelot ; la vrit jauraistravaill plus rudement que de coutume, mais enmme temps je me seraisinstruit des devoirs et de loce dun marin ; et, avec le temps, jaurais pume rendre apte faire un pilote ou un lieutenant, sinon un capitaine. Maisma destine tait toujours de choisir le pire ; parce que javais de largenten poche et de bons vtements sur le dos, je voulais toujours aller bordcomme un gentleman ;aussi je neus jamais aucune charge sur un btimentet ne sus jamais en remplir aucune.

    Jeus la chance, ds mon arrive Londres, de tomber en assez bonnecompagnie, ce qui narrive pas toujours aux jeunes fous libertins et aban-donns comme je ltais alors, le dmon ne tardant pas gnralement leur dresser quelques embches ; mais pour moi il nen fut pas ainsi. Mapremire connaissance fut un capitaine de vaisseau qui, tant all sur lacte de Guine avec un trs grand succs, avait rsolu dy retourner ;ayant pris got ma socit, qui alors ntait pas du tout dsagrable,et mayant entendu parler de mon projet de voir le monde, il me dit : Si vous voulez faire le voyage avec moi, vous naurez aucune dpense,vous serez mon commensal et mon compagnon ; et si vous vouliez em-porter quelque chose avec vous, vous jouiriez de tous les avantages quele commerce orirait, et peut-tre y trouveriez-vous quelque prot.

    Jacceptai lore, et me liant dtroite amiti avec ce capitaine, qui taitun homme franc et honnte, je s ce voyage avec lui, risquant une petitesomme, que par sa probit dsintresse, jaugmentai considrablement ;car je nemportai environ que pour quarante livres sterling de verroterieset de babioles quil mavait conseill dacheter. Ces quarante livres ster-ling, je les avais amasses par lassistance de quelques-uns de mes parentsavec lesquels je correspondais, et qui, je pense, avaient engag mon preou au moins ma mre contribuer dautant ma premire entreprise.

    Cest le seul voyage o je puis dire avoir t heureux dans toutes messpculations, et je le dois lintgrit et lhonntet de mon ami le capi-taine ; en outre jy acquis aussi une susante connaissance des mathma-tiques et des rgles de la navigation ; jappris faire lestime dun vaisseau

    17

  • Robinson Cruso I Chapitre III

    et prendre la hauteur ; bref entendre quelques-unes des choses quunhomme de mer doit ncessairement savoir. Autant mon capitaine prenaitde plaisir minstruire, autant je prenais de plaisir tudier ; et en unmot ce voyage me t tout la fois marin et marchand. Pour ma pacotille,je rapportai donc cinq livres neuf onces de poudre dor, qui me valurent, mon retour Londres, peu prs trois cents livres sterling, et me rem-plirent de penses ambitieuses qui, plus tard, consommrent ma ruine.

    Nanmoins, jeus en ce voyage mes disgrces aussi ; je fus surtoutcontinuellement malade et jet dans une violente calenture par la cha-leur excessive du climat : notre principal trac se faisant sur la cte depuisle quinzime degr de latitude septentrionale jusqu lquateur.

    Je voulais alors me faire marchand de Guine, et pour mon malheur,mon ami tant mort peu de temps aprs son arrive, je rsolus dentre-prendre encore ce voyage, et je membarquai sur le mme navire aveccelui qui, la premire fois, en avait t le contrematre, et qui alors enavait obtenu le commandement. Jamais traverse ne fut plus dplorable ;car bien que je nemportasse pas tout fait cent livres sterling de ma nou-velle richesse, laissant deux cents livres cones la veuve de mon ami,qui fut trs dle dpositaire, je ne laissai pas de tomber en de terriblesinfortunes. Notre vaisseau, cinglant vers les Canaries, ou plutt entre cesles et la cte dAfrique, fut surpris, laube du jour, par un corsaire turcde Sall, qui nous donna la chasse avec toute la voile quil pouvait faire.Pour le parer, nous formes aussi de voiles autant que nos vergues enpurent dployer et nosmts en purent charrier ; mais, voyant que le pirategagnait sur nous, et quassurment avant peu dheures il nous joindrait,nous nous prparmes au combat. Notre navire avait douze canons etlcumeur en avait dix-huit.

    Environs trois heures de laprs-midi, il entra dans nos eaux, et nousaaqua par mprise, juste en travers de notre hanche, au lieu de nous en-ler par notre poupe, comme il le voulait. Nous pointmes huit de noscanons de ce ct, et lui envoymes une borde qui le t reculer, aprsavoir rpondu notre feu et avoir fait faire une mousqueterie prs de

    1. Calenture : Espce de dlire auquel sont sujets les navigateurs qui vont dans la zonetorride.

    18

  • Robinson Cruso I Chapitre III

    deux cents hommes quil avait bord. Toutefois, tout notre monde se te-nant couvert, pas un de nous navait t touch. Il se prpara nous aa-quer derechef, et nous, derechef, nous dfendre ; mais cee fois, venant labordage par lautre anc. Il jeta soixante hommes sur notre pont, quiaussitt couprent et hachrent nos agrs. Nous les accablmes de coupsde demi-piques, de coups de mousquets et de grenades dune si rude ma-nire, que deux fois nous les chassmes de notre pont. Enn, pour abrgerce triste endroit de notre histoire, notre vaisseau tant dsempar, trois denos hommes tus et huit blesss, nous fmes contraints de nous rendre,et nous fmes tous conduits prisonniers Sall, port appartenant auxMaures.

    L, je reus des traitementsmoins areux que je ne lavais apprhenddabord. Ainsi que le reste de lquipage, je ne fus point emmen dans lepays la cour de lempereur ; le capitaine du corsaire me garda pour sapart de prise ; et, comme jtais jeune, agile et sa convenance, il me tson esclave.

    n

    19

  • CHAPITRE IV

    Robinson captif

    A subit de condition, qui, de marchand, me faisaitmisrable esclave, je fus profondment accabl ; je me ressou-vins alors du discours prophtique de mon pre : que je devien-drais misrable et naurais personne pour me secourir ; je le crus ainsitout fait accompli, pensant que je ne pourrais jamais tre plus mal, quele bras de Dieu stait appesanti sur moi, et que jtais perdu sans res-source. Mais hlas ! ce ntait quun avant-got des misres qui devaientme traverser, comme on le verra dans la suite de cee histoire.

    Mon nouveau patron ou matre mavait pris avec lui dans sa maison ;jesprais aussi quil me prendrait avec lui quand de nouveau il irait enmer, et que tt ou tard son sort serait dtre pris par un vaisseau de guerreespagnol ou portugais, et qualors je recouvrerais ma libert ; mais ceeesprance svanouit bientt, car lorsquil retournait en course, il me lais-sait terre pour soigner son petit jardin et faire la maison la besogneordinaire des esclaves ; et quand il revenait de sa croisire, il mordonnait

    20

  • Robinson Cruso I Chapitre IV

    de coucher dans sa cabine pour surveiller le navire.L, je songeais sans cesse mon vasion et au moyen que je pourrais

    employer pour leectuer, mais je ne trouvai aucun expdient qui oritla moindre probabilit, rien qui pt faire supposer ce projet raisonnable ;car je navais pas une seule personne qui le communiquer, pour quellesembarqut avec moi ; ni compagnons desclavage, ni Anglais, ni Irlan-dais, ni cossais. De sorte que pendant deux ans, quoique je me berassesouvent de ce rve, je nentrevis nanmoins jamais la moindre chancefavorable de le raliser.

    Au bout de ce temps environ il se prsenta une circonstance singulirequi me remit en tte mon ancien projet de faire quelque tentative pourrecouvrer ma libert. Mon patron restant alors plus longtemps que decoutume sans armer son vaisseau, et, ce que jappris, faute dargent,avait habitude, rgulirement deux ou trois fois par semaine, quelquefoisplus si le temps tait beau, de prendre la pinasse du navire et de senaller pcher dans la rade ; pour tirer la rame il memmenait toujoursavec lui, ainsi quun jeune Maurisque ; nous le divertissions beaucoup,et je memontrais fort adroit araper le poisson ; si bien quil menvoyaitquelquefois avec unMaure de ses parents et le jeune garon, leMaurisque,comme on lappelait, pour lui pcher un plat de poisson.

    Une fois, il arriva qutant all la pche, un matin, par un grandcalme, une brume sleva si paisse que nous perdmes de vue le rivage,quoique nous nen fussions pas loigns dune demi-lieue. Ramant la-venture, nous travaillmes tout le jour et toute la nuit suivante ; et, quandvint le matin, nous nous trouvmes avoir gagn le large au lieu davoir ga-gn la rive, dont nous tions carts au moins de deux lieues. Cependantnous laeignmes, la vrit non sans beaucoup de peine et non sansquelque danger, car dans la matine le vent commena souer assezfort, et nous tions tous mourants de faim.

    Or, notre patron, mis en garde par cee aventure, rsolut davoir plussoin de lui lavenir ; ayant sa disposition la chaloupe de notre na-vire anglais quil avait captur, il se dtermina ne plus aller la pche

    1. On appelle Moriscos, en espagnol, les Maures qui embrassrent le christianisme,lorsque lEspagne fut reconquise, et qui depuis en ont t chasss. P. B.

    21

  • Robinson Cruso I Chapitre IV

    sans une boussole et quelques provisions, et il ordonna au charpentierde son btiment, qui tait aussi un Anglais esclave, dy construire dansle milieu une chambre de parade ou cabine semblable celle dun canotde plaisance, laissant assez de place derrire pour manier le gouvernailet border les coutes, et assez de place devant pour quune personne oudeux pussent manuvrer la voile. Cee chaloupe cinglait avec ce quenous appelons une voile dpaule de mouton quon amurait sur le fatede la cabine, qui tait basse et troite, et contenait seulement une chambre coucher pour le patron et un ou deux esclaves, une table manger, etquelques quipets pour mere des bouteilles de certaines liqueurs saconvenance, et surtout son pain, son riz et son caf.

    Sur cee chaloupe, nous allions frquemment la pche ; et commejtais trs habile lui araper du poisson, il ny allait jamais sans moi.Or, il advint quun jour, ayant projet de faire une promenade dans cebateau avec deux ou trois Maures de quelque distinction en cee place,il t de grands prparatifs, et, la veille, cet eet, envoya au bateau uneplus grande quantit de provisions que de coutume, et me commanda detenir prts trois fusils avec de la poudre et du plomb, qui se trouvaient bord de son vaisseau, parce quils se proposaient le plaisir de la chasseaussi bien que celui de la pche.

    Je prparai toutes choses selon ses ordres, et le lendemain au matinjaendais dans la chaloupe, lave et pare avec guidon et amme au vent,pour la digne rception de ses htes, lorsquincontinent mon patron vinttout seul bord, et me dit que ses convives avaient remis la partie, causede quelques aaires qui leur taient survenues. Il menjoignit ensuite, sui-vant lusage, daller sur ce bateau avec le Maure et le jeune garon pourpcher quelques poissons, parce que ses amis devaient souper chez lui,me recommandant de revenir la maison aussitt que jaurais fait unebonne capture. Je me mis en devoir dobir.

    Cee occasion rveilla en mon esprit mes premires ides de libert ;car alors je me trouvais sur le point davoir un petit navire mon com-mandement. Mon matre tant parti, je commenai me munir, non dus-tensiles de pche, mais de provisions de voyage, quoique je ne susse ni ne

    2. Shoulder of muon sail. Voile aurique.

    22

  • Robinson Cruso I Chapitre IV

    considrasse o je devais faire route, pour sortir de ce lieu, tout cheminmtant bon.

    Mon premier soin fut de trouver un prtexte pour engager le Maure mere bord quelque chose pour notre subsistance. Je lui dis quil nefallait pas que nous comptassions manger le pain de notre patron. Celaest juste, rpliqua-t-il ; et il apporta une grande corbeille de ruskou debiscuit de mer de leur faon et trois jarres deau frache. Je savais o monmatre avait plac son core liqueurs, qui cela tait vident par sa struc-ture, devait provenir dune prise faite sur les Anglais. Jen transportai lesbouteilles dans la chaloupe tandis que le Maure tait sur le rivage, commesi elles eussent t mises l auparavant pour notre matre. Jy transportaiaussi un gros bloc de cire vierge qui pesait bien environ un demi-quintal,avec un paquet de l ou celle, une hache, une scie et un marteau, quinous furent tous dun grand usage dans la suite, surtout le morceau decire pour faire des chandelles. Puis jessayai sur le Maure dune autretromperie dans laquelle il donna encore innocemment. Son nom tait Is-mal, dont les Maures font Muly ou Moly ; ainsi lappelai-je et lui dis-je : Moly, les mousquets de notre patron sont bord de la chaloupe ; nepourriez-vous pas vous procurer un peu de poudre et de plomb de chasse,an de tuer, pour nous autres, quelques alcamies, oiseau semblable notre courlieu, car je sais quil a laiss bord du navire les provisionsde la soute aux poudres. Oui, dit-il, jen apporterai un peu ; et en eetil apporta une grande poche de cuir contenant environ une livre et demiede poudre, plutt plus que moins, et une autre poche pleine de plomb etde balles, pesant environ six livres, et il mit le tout dans la chaloupe. Pen-dant ce temps, dans la grande cabine de mon matre, javais dcouvertun peu de poudre dont jemplis une grosse bouteille qui stait trouvepresque vide dans le bahut, aprs avoir transvas ce qui y restait. Ainsifournis de toutes choses ncessaires, nous sortmes du havre pour aller la pche. la forteresse qui est lentre du port on savait qui noustions, on ne prit point garde nous. peine tions-nous un mille enmer, nous amenmes notre voile et nous nous assmes pour pcher. Levent souait nord-nord-est, ce qui tait contraire mon dsir ; car silavait sou sud, jeusse t certain daerrir la cte dEspagne, ou aumoins daeindre la baie de Cadix ; mais ma rsolution tait, vente qui

    23

  • Robinson Cruso I Chapitre IV

    vente, de sortir de cet horrible lieu, et dabandonner le reste au destin.Aprs que nous emes pch longtemps et rien pris ; car lorsque ja-

    vais un poisson mon hameon, pour quon ne pt le voir je ne le ti-rais point dehors : Nous ne faisons rien, dis-je au Maure ; notre matrenentend pas tre servi comme a ; il nous faut encore remonter plus aularge. Lui, ny voyant pas malice, y consentit, et se trouvant la proue,dploya les voiles. Comme je tenais la barre du gouvernail, je conduisislembarcation une lieue au-del ; alors je mis en panne comme si je vou-lais pcher et, tandis que le jeune garon tenait le timon, jallai la prouevers le Maure ; et, faisant comme si je me baissais pour ramasser quelquechose derrire lui, je le saisis par surprise en passant mon bras entre sesjambes, et je le lanai brusquement hors du bord dans la mer. Il se redressaaussitt, car il nageait comme un lige, et, mappelant, il me supplia de lereprendre bord, et me jura quil irait dun bout lautre du monde avecmoi. Comme il nageait avec une grande vigueur aprs la chaloupe et quilfaisait alors peu de vent, il maurait promptement aeint.

    Sur ce, jallai dans la cabine, et, prenant une des arquebuses de chasse,je le couchai en joue et lui dis : Je ne vous ai pas fait de mal, et, si vousne vous obstinez pas, je ne vous en ferai point. Vous nagez bien assezpour regagner la rive ; la mer est calme, htez-vous dy aller, je ne vousfrapperai point ; mais si vous vous approchez du bateau, je vous tire uneballe dans la tte, car je suis rsolu recouvrer ma libert. Alors il reviraet nagea vers le rivage. Je ne doute point quil ne lait aeint facilement,car ctait un excellent nageur.

    Jeusse t plus satisfait davoir gard ce Maure et davoir noy lejeune garon ; mais, l, je ne pouvais risquer de me coner lui.and ilfut loign, je me tournai vers le jeune garon, appel Xury, et je lui dis : Xury, si tu veux mtre dle, je ferai de toi un homme ; mais si tu nemets la main sur ta face que tu seras sincre avec moi, ce qui est jurerpar Mahomet et la barbe de son pre, il faut que je te jee aussi dansla mer. Cet enfant me t un sourire, et me parla si innocemment que jenaurais pu me der de lui ; puis il t le serment de mtre dle et deme suivre en tout lieux.

    Tant que je fus en vue du Maure, qui tait la nage, je portai direc-tement au large, prfrant bouliner, an quon pt croire que jtais all

    24

  • Robinson Cruso I Chapitre IV

    vers le dtroit , comme en vrit on et pu le supposer de toute personnedans son bon sens ; car aurait-on pu imaginer que nous faisions route ausud, vers une cte vritablement barbare, o nous tions srs que toutesles peuplades de ngres nous entoureraient de leurs canots et nous dso-leraient ; o nous ne pourrions aller au rivage sans tre dvors par lesbtes sauvages ou par de plus impitoyables sauvages de lespce humaine.

    Mais aussitt quil t sombre, je changeai de route, et je gouvernai ausud-est, inclinant un peu ma course vers lest, pour ne pas mloigner dela cte ; et, ayant un bon vent, une mer calme et unie, je s tellement de lavoile, que le lendemain, trois heures de laprs-midi, quand je dcouvrispremirement la terre, je devais tre au moins cent cinquante milles ausud de Sall, tout fait au-del des tats de lempereur de Maroc, et mmede tout autre roi de par-l, car nous ne vmes personne.

    n

    3. Straits mouth. Dtroit de Gibraltar.

    25

  • CHAPITRE V

    Premire aiguade

    T, que javais des Maures tait si grande, et lesapprhensions que javais de tomber entre leurs mains taientsi terribles, que je ne voulus ni ralentir, ni aller terre, ni lais-ser tomber lancre. Le vent continuant tre favorable, je naviguai ainsicinq jours durant ; mais lorsquil euttourn au sud, je conclus que siquelque vaisseau tait en chasse aprs moi, il devait alors se re-tirer ; aussi hasardai-je datterrir et mouillai-je lancre lembou-chure dune petite rivire, je ne sais laquelle, je ne sais o, ni quellelatitude, quelle contre, ou quelle nation : je ny vis pas ni ne dsi-rai point y voir aucun homme ; la chose importante dont javaisbesoin ctait de leau frache. Nous entrmes dans cette criquesur le soir, nous dterminant daller terre la nage sitt quilferait sombre, et de reconnatre le pays. Mais aussitt quil t en-tirement obscur, nous entendmes un si pouvantable bruit da-boiement, de hurlement et de rugissement de btes farouches dont

    26

  • Robinson Cruso I Chapitre V

    nous ne connaissions pas lespce, que le pauvre petit garon faillit enmourir de frayeur, et me supplia de ne point descendre terreavant le jour. Bien, Xury,lui dis-je, maintenant je nirai point, maispeut-tre au jour verrons-nous des hommes qui seront plus mchantspour nous que des lions. Alors nous tirer eux un coup de mous-quet, dit en riant Xury, pour faire eux senfuir loin. Tel tait langlaisque Xury avait appris par la frquentation de nous autres esclaves. Nan-moins, je fus aise de voir cet enfant si rsolu, et je lui donnai, pour lerconforter, un peu de liqueur tire dune bouteille du core de notre pa-tron. Aprs tout, lavis de Xury tait bon, et je le suivis ; nous mouillmesnotre petite ancre, et nous demeurmes tranquilles toute la nuit ; je distranquilles parce que nous ne dormmes pas, car durant deux ou troisheures nous apermes des cratures excessivement grandes et de di-rentes espces, auxquelles nous ne savions quels noms donner, quidescendaient vers la rive et couraient dans leau, en se vautrant et se la-vant pour le plaisir de se rafrachir ; elles poussaient des hurlements etdes meuglements si areux que jamais, en vrit, je nai rien ou de sem-blable.

    Xury tait horriblement eray, et, au fait, je ltais aussi ; mais nousfmes tout deux plus erays encore quand nous entendmes une de cesnormes cratures venir la nage vers notre chaloupe. Nous ne pouvionsla voir, mais nous pouvions reconnatre son souement que ce devaittre une bte monstrueusement grosse et furieuse. Xury prtendait quectait un lion, cela pouvait bien tre ; tout ce que je sais, cest que lepauvre enfant me disait de lever lancre et de faire force de rames. Nonpas, Xury, lui rpondis-je ; il vaut mieux ler par le bout notre cble avecune boue, et nous loigner en mer ; car il ne pourra nous suivre fortloin. Je neus pas plus tt parl ainsi que japerus cet animal, quelquil ft, deux portes daviron, ce qui me surprit un peu. Nanmoins,aussitt jallai lentre de la cabine, je pris mon mousquet et je s feusur lui : ce coup il tournoya et nagea de nouveau vers le rivage.

    Il est impossible de dcrire le tumulte horrible, les cris areux et leshurlements qui slevrent sur le bord du rivage et dans lintrieur desterres, au bruit et au retentissement de mon mousquet ; je pense avecquelque raison que ces cratures navaient auparavant jamais rien ou de

    27

  • Robinson Cruso I Chapitre V

    pareil. Ceci me t voir que nous ne devions pas descendre sur cee ctependant la nuit, et combien il serait chanceux de sy hasarder pendant lejour, car tomber entre les mains de quelques Sauvages tait, pour nous,tout aussi redoutable que de tomber dans les gries des lions et des tigres ;du moins apprhendions-nous galement lun et lautre danger.

    oi quil en ft, nous tions obligs daller quelque part laiguade ;il ne nous restait pas bord une pinte deau ; mais quand ?mais o ? ctaitl lembarras. Xury me dit que si je voulais le laisser aller terre avec unedes jarres, il dcouvrirait sil y avait de leau et men apporterait. Je luidemandai pourquoi il y voulait aller ; pourquoi ne resterait-il pas dans lachaloupe, et moi-mme nirais-je pas. Cet enfant me rpondit avec tantdaection que je len aimai toujours depuis. Il me dit : Si les Sauvageshommes venir, eux manger moi, vous senfuir. Bien, Xury, mcriai-je, nous irons tout deux, et si les hommes sauvages viennent, nous lestuerons ; ils ne nous mangeront ni lun ni lautre. Alors je donnai Xury un morceau de biscuit et boire une gorge de la liqueur tire ducore de notre patron, dont jai parl prcdemment ; puis, ayant halla chaloupe aussi prs du rivage que nous le jugions convenable, nousdescendmes terre, nemportant seulement avec nous que nos armes etdeux jarres pour faire de leau.

    Je neus garde daller hors de la vue de notre chaloupe, craignant unedescente de canots de Sauvages sur la rivire ; mais le petit garon ayantaperu un lieu bas environ unmille dans les terres, il y courut, et aussittje le vis revenir vers moi. Je pensai quil tait poursuivi par quelque Sau-vage ou pouvant par quelque bte froce ; je volai son secours ; maisquand je fus assez proche de lui, je distinguai quelque chose qui pendaitsur son paule : ctait un animal sur lequel il avait tir, semblable unlivre, mais dune couleur dirente et plus long des jambes. Toutefois,nous en fmes fort joyeux, car ce fut un excellent manger ; mais ce quiavait caus la grande joie du pauvre Xury, ctait de mapporter la nou-velle quil avait trouv de la bonne eau sans rencontrer de Sauvages.

    Nous vmes ensuite quil ne nous tait pas ncessaire de prendre tantde peines pour faire de leau ; car un peu au-dessus de la crique o noustions, nous trouvmes leau douce ; quand la mare tait basse elle re-montait fort peu avant. Ainsi nous emplmes nos jarres, nous nous rga-

    28

  • Robinson Cruso I Chapitre V

    lmes du livre que nous avions tu, et nous nous prparmes reprendrenotre route sans avoir dcouvert un vestige humain dans cee portion dela contre.

    Comme javais dj fait un voyage cee cte, je savais trs bienque les les Canaries et les les du Cap-Vert ntaient pas loignes ; maiscomme je navais pas dinstruments pour prendre hauteur et connatre lalatitude o nous tions, et ne sachant pas exactement ou au moins ne merappelant pas dans quelle latitude elles taient elles-mmes situes, je nesavais o les chercher ni quand il faudrait, de leur ct, porter le cap aularge ; sans cela, jaurais pu aisment trouver une de ces les. En tenantle long de la cte jusqu ce que jarrivasse la partie o traquent lesAnglais, mon espoir tait de rencontrer en opration habituelle de com-merce quelquun de leurs vaisseaux qui nous secourrait et nous prendrait bord.

    Suivant mon calcul le plus exact, le lieu o jtais alors doit tre ceecontre stendant entre les possessions de lempereur de Maroc et la Ni-gritie ; contre inculte, peuple seulement par les btes froces, les ngreslayant abandonne et stant retirs plus au midi, de peur des Maures ; etles Maures ddaignant de lhabiter cause de sa strilit ; mais au fait lesuns et les autres y ont renonc parce quelle est le repaire dune quantitprodigieuse de tigres, de lions, de lopards et dautres farouches cra-tures ; aussi ne sert-elle aux Maures que pour leurs chasses, o ils vont,comme une arme, deux ou trois mille hommes la fois. Vritablementdurant prs de cent milles de suite sur cee cte nous ne vmes pendantle jour quun pays agreste et dsert, et nentendmes pendant la nuit queles hurlements et les rugissements des btes sauvages.

    Une ou deux fois dans la journe je crus apercevoir le pic de Tnrie,qui est la haute cime du mont Tnrie dans les Canaries, et jeus grandeenvie de maventurer au large dans lespoir de laeindre ; mais layantessay deux fois, je fus repouss par les vents contraires ; et comme aussila mer tait trop grosse pour mon petit vaisseau, je rsolus de continuermon premier dessein de ctoyer le rivage.

    Aprs avoir qui ce lieu, je fus plusieurs fois oblig daborder pourfaire aiguade ; et une fois entre autres quil tait de bon matin, nousvnmes mouiller sous une petite pointe de terre assez leve, et la mare

    29

  • Robinson Cruso I Chapitre V

    commenant monter, nous aendions tranquillement quelle nous por-tt plus avant. Xury, qui, ce quil parat, avait plus que moi lil au guet,mappela doucement et me dit que nous ferions mieux de nous loignerdu rivage. Car regardez l-bas, ajouta-t-il, ce monstre areux tendusur le anc de cee colline, et profondment endormi. Je regardai au lieuquil dsignait, et je vis un monstre pouvantable, en vrit, car ctait unnorme et terrible lion couch sur le penchant du rivage, lombre duneportion de la montagne, qui, en quelque sorte, pendait presque au-dessusde lui. Xury, lui dis-je, va terre, et tue-le. Xury parut eray, etrpliqua : Moi tuer ! lui manger moi dune seule bouche. Il vou-lait dire dune seule bouche. Toutefois, je ne dis plus rien ce garon ;seulement je lui ordonnai de rester tranquille, et je pris notre plus grosfusil, qui tait presque du calibre dun mousquet, et, aprs y avoir mis unebonne charge de poudre et deux lingots, je le posai terre ; puis en char-geai un autre deux balles ; et le troisime, car nous en avions trois, je lechargeai de cinq chevrotines. Je pointai du mieux que je pus ma premirearme pour le frapper la tte ; mais il tait couch de telle faon, avec unepae passe un peu au-dessus de son mue, que les lingots laeignirent la jambe, prs du genou, et lui brisrent los. Il tressaillit dabord engrondant ; mais sentant sa jambe brise, il se rabait, puis il se dressa surtrois jambes, et jeta le plus eroyable rugissement que jentendis jamais.Je fus un peu surpris de ne lavoir point frapp la tte. Nanmoins jepris aussitt mon second mousquet, et quoiquil comment sloignerje s feu de nouveau ; je laeignis la tte, et jeus le plaisir de le voir selaisser tomber silencieusement et se raidir en luant contre la mort. Xuryprit alors du cur, et me demanda de le laisser aller terre. Soit ; va ,lui dis-je. Aussitt ce garon sauta leau, et tenant un petit mousquetdune main, il nagea de lautre jusquau rivage. Puis, stant approch dulion, il lui posa le canon du mousquet loreille et le lui dchargea aussidans la tte, ce qui lexpdia tout fait.

    Ctait vritablement une chasse pour nous, mais ce ntait pas dugibier, et jtais trs fch de perdre trois charges de poudre et des ballessur une crature qui ntait bonne rien pour nous. Xury, nanmoins,voulait en emporter quelque chose. Il vint donc bord, et me demandade lui donner la hache. Pourquoi faire, Xury ? lui dis-je. Moi

    30

  • Robinson Cruso I Chapitre V

    trancher sa tte , rpondit-il. Toutefois Xury ne put pas la lui trancher,mais il lui coupa une pae quil mapporta : elle tait monstrueuse.

    Cependant je rchis que sa peau pourrait sans doute, dune faonou dune autre, nous tre de quelque valeur, et je rsolus de lcorchersi je le pouvais. Xury et moi allmes donc nous mere luvre ; mais cee besogne Xury tait de beaucoup le meilleur ouvrier, car je ne sa-vais comment my prendre. Au fait, cela nous occupa tous deux durant lajourne entire ; enn nous en vnmes bout, et nous ltendmes sur letoit de notre cabine. Le soleil la scha parfaitement en deux jours. Je menservis ensuite pour me coucher dessus.

    Aprs cee halte, nous navigumes continuellement vers le sud pen-dant dix ou douze jours, usant avec parcimonie de nos provisions, quicommenaient diminuer beaucoup, et ne descendant terre que lorsquenous y tions obligs pour aller laiguade. Mon dessein tait alors dat-teindre le euve de Gambie ou le euve de Sngal, cest--dire aux en-virons du Cap-Vert, o jesprais rencontrer quelque btiment europen ;le cas contraire chant, je ne savais plus quelle route tenir, moins queje me misse la recherche des les ou que jallasse prir au milieu desNgres.

    n

    31

  • CHAPITRE VI

    Robinson et Xury vainqueursdun lion

    J tous les vaisseaux qui font voile pour la cte de Gui-ne, le Brsil ou les Indes-Orientales, touchent ce cap ou cesles. En un mot, je plaais l toute lalternative de mon sort, soitque je dusse rencontrer un btiment, soit que je dusse prir.

    and jeus suivi cee rsolution pendant environ dix jours de plus,comme je lai dj dit, je commenai mapercevoir que la cte tait ha-bite, et en deux ou trois endroits que nous longions, nous vmes des gensqui sarrtaient sur le rivage pour nous regarder ; nous pouvions aussi dis-tinguer quils taient entirement noirs et tout fait nus. Jeus une foislenvie de descendre terre vers eux ; mais Xury fut meilleur conseiller, etme dit : Pas aller ! Pas aller ! Je halai cependant plus prs du rivagean de pouvoir leur parler, et ils me suivirent pendant quelque temps lelong de la rive. Je remarquai quils navaient point darmes la main, un

    32

  • Robinson Cruso I Chapitre VI

    seul except qui portait un long et mince bton, que Xury dit tre unelance quils pouvaient lancer fort loin avec beaucoup de justesse. Je metins donc distance, mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien queje pus, et particulirement pour leur demander quelque chose manger.Ils me rent signe darrter ma chaloupe, et quils iraient me chercherquelque nourriture. Sur ce, jabaissai le haut de ma voile ; je marrtaiproche, et deux dentre eux coururent dans le pays, et en moins dunedemi-heure revinrent, apportant avec eux deuxmorceaux de viande scheet du grain, productions de leur contre. Ni Xury ni moi ne savions ce quectait ; pourtant nous tions fort dsireux de le recevoir ; mais commenty parvenir ? Ce fut l notre embarras. Je nosais pas aller terre vers eux,qui ntaient pas moins erays de nous. Bref, ils prirent un dtour ex-cellent pour nous tous ; ils dposrent les provisions sur le rivage, et seretirrent une grande distance jusqu ce que nous les emes toutesembarques, puis ils se rapprochrent de nous.

    Nayant rien leur donner en change, nous leur faisions des signesde remerciements, quand tout coup sorit unemerveilleuse occasion deles obliger. Tandis que nous tions arrts prs de la cte, voici venir desmontagnes deux normes cratures se poursuivant avec fureur. tait-cele mle qui poursuivait la femelle ? taient-ils en bats ou en rage ? Il ett impossible de le dire. tait-ce ordinaire ou trange ? je ne sais. Toute-fois, je pencherais plutt pour le dernier, parce que ces animaux voracesnapparaissent gure que la nuit, et parce que nous vmes la foule hor-riblement pouvante, surtout les femmes. Lhomme qui portait la lanceou le dard ne prit point la fuite leur aspect comme tout le reste. Nan-moins, ces deux cratures coururent droit la mer, et, ne montrant nulleintention de se jeter sur un seul de ces Ngres, elles se plongrent dansles ots et se mirent nager et l, comme si elles y taient venues pourleur divertissement. Enn un de ces animaux commena sapprocherde mon embarcation plus prs que je ne my serais aendu dabord ; maisjtais en garde contre lui, car javais charg mon mousquet avec toutela promptitude possible, et javais ordonn Xury de charger les autres.Ds quil fut ma porte, je s feu, et je le frappai droit la tte. Aussittil senfona dans leau, mais aussitt il reparut et plongea et replongea,semblant luer avec la vie : ce qui tait en eet, car immdiatement il se

    33

  • Robinson Cruso I Chapitre VI

    dirigea vers le rivage et prit juste au moment de laeindre, tant causedes coups mortels quil avait reus que de leau qui ltoua.

    Il serait impossible dexprimer ltonnement de ces pauvres gens aubruit et au feu de mon mousquet. elques-uns dentre eux faillirent en mourir deroi, et, comme morts, tombrent contre terre dans la plusgrande terreur. Mais quand ils eurent vu lanimal tu et enfonc sousleau, et que je leur eus fait signe de revenir sur le bord, ils prirent ducur ; ils savancrent vers la rive et se mirent sa recherche. Son sang,qui teignait leau, me le t dcouvrir ; et, laide dune corde dont je len-tourai et que je donnai aux Ngres pour le haler, ils le tranrent au ri-vage. L, il se trouva que ctait un lopard des plus curieux, parfaitementmouchet et superbe. Les Ngres levaient leurs mains dans ladmirationde penser ce que pouvait tre ce avec quoi je lavais tu.

    Lautre animal, eray par lclair et la dtonation de mon mousquet,regagna la rive la nage et senfuit directement vers les montagnes doil tait venu, et je ne pus, cee distance, reconnatre ce quil tait. Jemaperus bientt que les Ngres taient disposs manger la chair dulopard ; aussi voulus-je le leur faire accepter comme une faveur de mapart ; et, quand par mes signes je leur eus fait savoir quils pouvaient leprendre ils en furent trs reconnaissants. Aussitt ils se mirent lou-vrage et lcorchrent avec un morceau de bois al, aussi promptement,mme plus promptement que nous ne pourrions le faire avec un couteau.Ils morirent de sa chair ; jludai cee ore, aectant de vouloir la leurabandonner ; mais, parmes signes, leur demandant la peau, quils me don-nrent trs franchement, en mapportant en outre une grande quantit deleurs victuailles, que jacceptai, quoiquelles me fussent inconnues. Alorsje leur s des signes pour avoir de leau, et je leur montrai une de mesjarres en la tournant sens dessus dessous, pour faire voir quelle tait videet que javais besoin quelle ft remplie. Aussitt ils appelrent quelques-uns des leurs, et deux femmes vinrent, apportant un grand vase de terrequi, je le suppose, tait cuite au soleil. Ainsi que prcdemment, ils le d-posrent, pour moi, sur le rivage. Jy envoyai Xury avec mes jarres, et illes remplit toutes trois. Les femmes taient aussi compltement nues queles hommes.

    Jtais alors fourni deau, de racines et de grains tels quels ; je pris

    34

  • Robinson Cruso I Chapitre VI

    cong de mes bons Ngres, et, sans mapprocher du rivage, je continuaima course pendant onze jours environ, avant que je visse devant moi laterre savancer bien avant dans locan la distance environ de quatre oucinq lieues. Comme lamer tait trs calme, je memis au large pour gagnercee pointe. Enn, la doublant deux lieues de la cte, je vis distinctementdes terres lopposite ; alors je conclus, au fait cela tait indubitable, quedun ct javais le Cap-Vert, et de lautre ces les qui lui doivent leurnom. Toutefois elles taient fort loignes, et je ne savais pas trop ce quilfallait que je sse ; car si javais t surpris par un coup de vent, il mett impossible daeindre ni lun ni lautre.

    Dans cee perplexit, comme jtais fort pensif, jentrai dans la cabineet je massis, laissant Xury la barre du gouvernail, quand subitement cejeune garon scria : Matre ! matre ! un vaisseau avec une voile ! La frayeur avait mis hors de lui-mme ce simple enfant, qui pensait quin-failliblement ctait un des vaisseaux de son matre envoys notre pour-suite, tandis que nous tions, comme je ne lignorais pas, tout fait horsde son aeinte. Je mlanai de ma cabine, et non seulement je vis im-mdiatement le navire, mais encore je reconnus quil tait portugais. Jele crus dabord destin faire la traite des Ngres sur la cte de Guine ;mais quand jeus remarqu la route quil tenait, je fus bientt convaincuquil avait tout autre destination, et que son dessein ntait pas de serrerla terre. Alors, je portai le cap au large, et je forai de voile au plus prs,rsolu de lui parler sil tait possible.

    Avec toute la voile que je pouvais faire, je vis que jamais je ne vien-drais dans ses eaux, et quil serait pass avant que je pusse lui donneraucun signal. Mais aprs avoir forc tout rompre, comme jallais perdreesprance, il maperut sans doute laide de ses lunees dapproche ;et, reconnaissant que ctait une embarcation europenne, quil supposaappartenir quelque vaisseau naufrag, il diminua de voiles an que jelaeignisse. Ceci mencouragea, et comme javais bord le pavillon demon patron, je le hissai en berne en signal de dtresse et je tirai un coupde mousquet. Ces deux choses furent remarques, car jappris plus tardquon avait vu la fume, bien quon net pas entendu la dtonation. ces signaux, le navire mit pour moi complaisamment la cape et capa.En trois heures environ je le joignis.

    35

  • Robinson Cruso I Chapitre VI

    On me demanda en portugais, puis en espagnol, puis en franais, quijtais ; mais je ne comprenais aucune de ces langues. la n, un matelotcossais qui se trouvait bord mappela, et je lui rpondis et lui dis quejtais Anglais, et que je venais de mchapper de lesclavage des Mauresde Sall ; alors on minvita venir bord, et on my reut trs obligeam-ment avec tous mes bagages.

    Jtais dans une joie inexprimable, comme chacun peut le croire, dtreainsi dlivr dune condition que je regardais comme tout fait misrableet dsespre, et je mempressai dorir au capitaine du vaisseau tout ceque je possdais pour prix de ma dlivrance. Mais il me rpondit gn-reusement quil naccepterait rien de moi, et que tout ce que javais meserait rendu intact mon arrive au Brsil. Car, dit-il, je vous ai sauvla vie comme je serais fort aise quon me la sauvt. Peut-tre mest-il r-serv une fois ou une autre dtre secouru dans une semblable position.En outre, en vous conduisant au Brsil, une si grande distance de votrepays, si jacceptais de vous ce que vous pouvez avoir, vous y mourriezde faim, et alors je vous reprendrais la vie que je vous ai donne. Non,non,senhor Inglez,cest--dire monsieur lAnglais, je veux vous y conduirepar pure commisration ; et ces choses-l vous y serviront payer votresubsistance et votre traverse de retour.

    Il fut aussi scrupuleux dans laccomplissement de ses promesses, quilavait t charitable dans ses propositions ; car il dfendit aux matelots detoucher rien de ce qui mappartenait ; il prit alors le tout en sa garde etmen donna ensuite un exact inventaire, pour que je pusse tout recouvrer ;tout, jusqu mes trois jarres de terre.

    ant ma chaloupe, elle tait fort bonne ; il le vit, et me proposa delacheter pour lusage de son navire, et me demanda ce que jen voudraisavoir. Je lui rpondis quil avait t, mon gard, trop gnreux en touteschoses, pour que je me permisse de xer aucun prix, et que je men rap-portais sa discrtion. Sur quoi, il me dit quil me ferait, de sa main, unbillet de quatre-vingts pices de huit payable au Brsil ; et que, si arriv l,quelquun men orait davantage, il me tiendrait compte de lexcdant. Ilme proposa en outre soixante pices de huit pour mon garon Xury. Jh-sitai les accepter ; non que je rpugnasse le laisser au capitaine, mais vendre la libert de ce pauvre enfant, qui mavait aid si dlement re-

    36

  • Robinson Cruso I Chapitre VI

    couvrer la mienne. Cependant, lorsque je lui eus fait savoir ma raison, il lareconnut juste, et me proposa pour accommodement, de donner au jeunegaron une obligation de le rendre libre au bout de dix ans sil voulait sefaire chrtien. Sur cela, Xury consentant le suivre, je labandonnai aucapitaine.

    Nous emes une trs heureuse navigation jusquau Brsil, et nous ar-rivmes la Bahia de Todos os Santos,ou Baie de Touts les Saints, environvingt-deux jours aprs. Jtais alors, pour la seconde fois, dlivr de la plusmisrable de toutes les conditions de la vie, et javais alors considrerce que prochainement je devais faire de moi.

    n

    37

  • CHAPITRE VII

    Propositions des trois colons

    L du capitaine mon gard ne saurait tretrop loue. Il ne voulut rien recevoir pour mon passage ; il medonna vingt ducats pour la peau du lopard et quarante pourla peau du lion que javais dans ma chaloupe. Il me t remere ponctuel-lement tout ce qui mappartenait en son vaisseau, et tout ce que jtaisdispos vendre il me lacheta : tel que le bahut aux bouteilles, deux demes mousquets et un morceau restant du bloc de cire vierge, dont javaisfait des chandelles. En un mot, je tirai environ deux cent vingt pices dehuit de toute ma cargaison, et, avec ce capital, je mis pied terre au Brsil.

    L, peu de temps aprs, le capitaine me recommanda dans la mai-son dun trs honnte homme, comme lui-mme, qui avait ce quon ap-pelle un engenho , cest--dire une plantation et une sucrerie. Je vcusquelque temps chez lui, et, par ce moyen, je pris connaissance de la ma-

    1. Engenho de aucar, moulin sucre.

    38

  • Robinson Cruso I Chapitre VII

    nire de planter et de faire le sucre. Voyant la bonne vie que menaientles planteurs, et combien ils senrichissaient promptement, je rsolus, sije pouvais en obtenir la licence, de mtablir parmi eux, et de me faireplanteur, prenant en mme temps la dtermination de chercher quelquemoyen pour recouvrer largent que javais laiss Londres. Dans ce des-sein, ayant obtenu une sorte de lere de naturalisation, jachetai autantde terre inculte quemon argent me le permit, et je formai un plan pourmaplantation et mon tablissement proportionn la somme que jespraisrecevoir de Londres.

    Javais un voisin, un Portugais de Lisbonne, mais n de parents an-glais ; son nom tait Wells, et il se trouvait peu prs dans les mmescirconstances que moi. Je lappelle voisin parce que sa plantation taitproche de la mienne, et que nous vivions trs amicalement. Mon avoirtait mince aussi bien que le sien ; et, pendant environ deux annes, nousne plantmes gure que pour notre nourriture. Toutefois nous commen-cions faire des progrs, et notre terre commenait se bonier ; si bienque la troisime anne nous semmes du tabac et apprtmes lun etlautre une grande pice de terre pour planter des cannes sucre lannesuivante. Mais tous les deux nous avions besoin daide ; alors je sentis plusque jamais combien javais eu tort de me sparer de mon garon Xury.

    Mais hlas ! avoir fait mal, pour moi qui ne faisais jamais bien, ce n-tait pas chose tonnante ; il ny avait dautre remde que de poursuivre. Jemtais impos une occupation tout fait loigne de mon esprit naturel,et entirement contraire la vie que jaimais et pour laquelle javais aban-donn la maison de mon pre et mpris tous ses bons avis ; car jentraisprcisment dans la condition moyenne, ce premier rang de la vie inf-rieure quautrefois il mavait recommand, et que, rsolu suivre, jeussepu demme trouver chez nous sans mtre fatigu courir le monde. Sou-vent, je me disais : Ce que je fais ici, jaurais pu le faire tout aussi bienen Angleterre, au milieu de mes amis ; il tait inutile pour cela de par-courir deux mille lieues, et de venir parmi des trangers, des Sauvages,dans un dsert, et une telle distance que je ne puis recevoir de nouvelledaucun lieu du monde, o lon a la moindre connaissance de moi.

    Ainsi javais coutume de considrer ma position avec le plus grandregret. Je navais personne avec qui converser, que de temps en temps

    39

  • Robinson Cruso I Chapitre VII

    mon voisin : point dautre ouvrage faire que par le travail, de mes mains,et je me disais souvent que je vivais tout fait comme un naufrag jetsur quelque le dserte et entirement livr lui-mme. Combien il a tjuste, et combien tout homme devrait rchir que tandis quil comparesa situation prsente dautres qui sont pires, le Ciel pourrait lobliger en faire lchange, et le convaincre, par sa propre exprience, de sa flicitpremire ; combien il a t juste, dis-je, que cee vie rellement solitaire,dans une le rellement dserte, et dont je mtais plaint, devint mon lot ;moi qui lavais si souvent injustement compare avec la vie que je menaisalors, qui, si javais persvr, met en toute probabilit conduit unegrande prosprit et une grande richesse.

    Jtais peu prs bas sur les mesures relatives la conduite de maplantation, avant que mon gracieux ami le capitaine du vaisseau, qui ma-vait recueilli en mer, sen retournt ; car son navire demeura environtrois mois faire son chargement et ses prparatifs de voyage. Lorsqueje lui parlai du petit capital que javais laiss derrire moi Londres, ilme donna cet amical et sincre conseil : Senhor Inglez , me dit-il, car il mappelait toujours ainsi, si vous voulez me donner, pour moi,une procuration en forme, et pour la personne dpositaire de votre ar-gent, Londres, des leres et des ordres denvoyer vos fonds Lisbonne, telles personnes que je vous dsignerai, et en telles marchandises quisont convenables ce pays-ci, je vous les apporterai, si Dieu veut, monretour ; mais comme les choses humaines sont toutes sujees aux reverset aux dsastres, veuillez ne me remere des ordres que pour une cen-taine de livres sterling, que vous dites tre la moiti de votre fonds, etque vous hasarderez premirement ; si bien que si cela arrive bon port,vous pourrez ordonner du reste pareillement ; mais si cela choue, vouspourrez, au besoin, avoir recours la seconde moiti.

    Ce conseil tait salutaire et plein de considrations amicales ; je fusconvaincu que ctait le meilleur parti prendre ; et, en consquence, jeprparai des leres pour la dame qui javais con mon argent, et uneprocuration pour le capitaine, ainsi quil le dsirait.

    2. Ldition originale anglaise de Stockdale porte Seignor inglese, ce qui nest pas plusespagnol que portugais.

    40

  • Robinson Cruso I Chapitre VII

    Jcrivis la veuve du capitaine anglais une relation de toutes mesaventures, mon esclavage,mon vasion,ma rencontre enmer avec le capi-taine portugais, lhumanit de sa conduite, ltat dans lequel jtais alors,avec toutes les instructions ncessaires pour la remise de mes fonds ;et, lorsque cet honnte capitaine fut arriv Lisbonne, il trouva moyen,par lentremise dun des Anglais ngociants en cee ville, denvoyer nonseulement lordre, mais un rcit complet de mon histoire un marchandde Londres, qui le reporta si ecacement la veuve, que, non seulementelle dlivra mon argent, mais, de sa propre cassee, elle envoya au ca-pitaine portugais un trs riche cadeau, pour son humanit et sa charitenvers moi.

    Le marchand de Londres convertit les cent livres sterling en marchan-dises anglaises, ainsi que le capitaine le lui avait crit, et il les lui envoyaen droiture Lisbonne, do il me les apporta toutes en bon tat au Brsil ;parmi elles, sans ma recommandation, car jtais trop novice en mes af-faires pour y avoir song, il avait pris soin de mere toutes sortes dou-tils, dinstruments de fer et dustensiles ncessaires pour ma plantation,qui me furent dun grand usage.

    Je fus surpris agrablement quand cee cargaison arriva, et je crus mafortune faite. Mon bon munitionnaire le capitaine avait dpens les cinqlivres sterling que mon amie lui avait envoyes en prsent, me louer,pour le terme de six annes, un serviteur quil mamena, et il ne voulutrien accepter sous aucune considration, si ce nest un peu de tabac, queje lobligeai recevoir comme tant de ma propre rcolte.

    Ce ne fut pas tout ; comme mes marchandises taient toutes de ma-nufactures anglaises, tels que draps, toes, anelle et autres choses par-ticulirement estimes et recherches dans le pays, je trouvai moyen deles vendre trs avantageusement, si bien que je puis dire que je quadru-plai la valeur de ma cargaison, et que je fus alors inniment au-dessusde mon pauvre voisin, quant la prosprit de ma plantation, car la pre-mire chose que je s ce fut dacheter un esclave ngre, et de louer unserviteur europen : un autre, veux-je dire, outre celui que le capitainemavait amen de Lisbonne.

    Mais le mauvais usage de la prosprit est souvent la vraie cause denos plus grandes adversits ; il en fut ainsi pour moi. Jeus, lanne sui-

    41

  • Robinson Cruso I Chapitre VII

    vante, beaucoup de succs dans ma plantation ; je rcoltai sur mon propreterrain cinquante gros rouleaux de tabac, non compris ce que, pour monncessaire, jen avais chang avec mes voisins, et ces cinquante rouleauxpesant chacun environ cent livres, furent bien confectionns et mis en r-serve pour le retour de la oe de Lisbonne. Alors, mes aaires et mesrichesses saugmentant, ma tte commena tre pleine dentreprises au-del de ma porte, semblables celles qui souvent causent la ruine desplus habiles spculateurs.

    Si je mtais maintenu dans la position o jtais alors, jeusse pumat-tendre encore toutes les choses heureuses pour lesquelles mon premavait si expressment recommand une vie tranquille et retire, et des-quelles il mavait si justement dit que la condition moyenne tait remplie.Mais ce ntait pas l mon sort ; je devais tre derechef lagent obstin demes propresmisres ; je devais accrotrema faute, et doubler les reprochesque dans mes aictions futures jaurais le loisir de me faire. Toutes ces in-fortunes prirent leur source dans mon aachement manifeste et opinitre ma folle inclination de courir le monde, et dans mon abandon ceepassion, contrairement la plus vidente perspective darriver bien parlhonnte et simple poursuite de ce but et de ce genre de vie, que la natureet la Providence concouraient morir pour laccomplissement de mesdevoirs.

    Comme lors de ma rupture avec mes parents, de mme alors je nepouvais plus tre satisfait, et il fallait que je men allasse et que jaban-donnasse lheureuse esprance que javais de faire bien mes aaires etde devenir riche dans ma nouvelle plantation, seulement pour suivre undsir tmraire et immodr de mlever plus promptement que la naturedes choses ne ladmeait. Ainsi je me replongeai dans le plus profondgoure de misre humaine o lhomme puisse jamais tomber, et le seulpeut-tre qui lui laisse la vie et un tat de sant dans le monde.

    Pour arriver maintenant par degrs aux particularits de cee par-tie de mon histoire, vous devez supposer quayant alors vcu peu prsquatre annes au Brsil, et commenant prosprer et menrichir dansma plantation, non seulement javais appris le portugais, mais que javaisli connaissance et amiti avec mes confrres les planteurs, ainsi quavecles marchands de San-Salvador, qui tait notre port. Dans mes conversa-

    42

  • Robinson Cruso I Chapitre VII

    tions avec eux, javais frquemment fait le rcit de mes deux voyages surla cte de Guine, de la manire dy traquer avec les Ngres, et de lafacilit dy acheter pour des babioles, telles que des grains de collier , desbreloques, des couteaux, des ciseaux, des haches, des morceaux de glaceet autres choses semblables, non seulement de la poudre dor, des grainesde Guine, des dents dlphants, etc. ; mais des Ngres pour le service duBrsil, et en grand nombre.

    Ils coutaient toujours trs aentivement mes discours sur ce cha-pitre, mais plus spcialement la partie o je parlais de la traite des Ngres,trac non seulement peu avanc cee poque, mais qui, tel quil tait,navait jamais t fait quavec les Asientos,ou permission des rois dEs-pagne et de Portugal, qui en avaient le monopole public, de sorte quonachetait peu de Ngres, et quils taient excessivement chers.

    Il advint quune fois, me trouvant en compagnie avec des marchandset des planteurs de ma connaissance, je parlai de tout cela passionn-ment ; trois dentre eux vinrent auprs de moi le lendemain au matin, etme dirent quils avaient beaucoup song ce dont je mtais entretenuavec eux la soire prcdente, et quils venaient me faire une secrte pro-position.

    n

    3. Saint-Hyacinthe a confondu such as beads avec such as beds, et a traduit pour desbagatelles, telles que des lits. . . P.B.

    43

  • CHAPITRE VIII

    Naufrage

    I , aprsmavoir recommand la discrtion, quilsavaient le dessein dquiper un vaisseau pour la cte de Guine. Nous avons tous, comme vous, des plantations, ajoutrent-ils, etnous navons rien tant besoin que desclaves ; mais comme nous ne pou-vons pas entreprendre ce commerce, puisquon ne peut vendre publique-ment les Ngres lorsquils sont dbarqus, nous ne dsirons faire quunseul voyage, pour en ramener secrtement et les rpartir sur nos planta-tions. En un mot, la question tait que si je voulais aller bord commeleur subrcargue, pour diriger la traite sur la cte de Guine, jaurais maportion contingente de Ngres sans fournir ma quote-part dargent.

    Cet t une belle proposition, il faut en convenir, si elle avait t faite quelquun qui net pas eu gouverner un tablissement et une planta-tion soi appartenant, en beau chemin de devenir considrables et dunexcellent rapport ; mais pour moi, qui tais ainsi engag et tabli, qui na-vais qu poursuivre, comme javais commenc, pendant trois ou quatre

    44

  • Robinson Cruso I Chapitre VIII

    ans encore, et qu faire venir dAngleterre mes autres cent livres sterlingrestant, pour tre alors, avec cee petite addition, peu prs possesseurde trois ou quatre mille livres, qui accrotraient encore chaque jour ; maispour moi, dis-je, penser un pareil voyage, ctait la plus absurde chosedont un homme plac en de semblables circonstances pouvait se rendrecoupable.

    Mais comme jtais n pour tre mon propre destructeur, il me futaussi impossible de rsister cee ore, quil me lavait t de matrisermes premires ides vagabondes lorsque les bons conseils de mon prechourent contre moi. En unmot, je leur dis que jirais de tout mon cursils voulaient se charger de conduire ma plantation durant mon absence,et en disposer ainsi que je lordonnerais si je venais faire naufrage. Ilsme le promirent, et ils sy engagrent par crit ou par convention, et jes un testament formel, disposant de ma plantation et de mes eets, encas de mort, et instituant mon lgataire universel, le capitaine de vaisseauqui mavait sauv la vie, comme je lai narr plus haut, mais lobligeant disposer de mes biens suivant que je lavais prescrit dans mon testament,cest--dire quil se rserverait pour lui-mme une moiti de leur produit,et que lautre moiti serait embarque pour lAngleterre.

    Bref, je pris toutes prcautions possibles pour garantir mes biens etentretenir ma plantation. Si javais us de moiti autant de prudence considrer mon propre intrt, et me former un jugement de ce que jedevais faire ou ne pas faire, je ne me serais certainement jamais loigndune entreprise aussi orissante ; je naurais point abandonn toutes leschances probables de menrichir, pour un voyage sur mer o je seraisexpos tous les hasards communs ; pour ne rien dire des raisons quejavais de maendre des infortunes personnelles.

    Mais jtais entran, et jobis aveuglment ce que me dictait mongot plutt que ma raison. Le btiment tant quip convenablement, lacargaison fournie et toutes choses faites suivant laccord, par mes parte-naires dans ce voyage, je membarquai la maleheure, le 1 septembre,huit ans aprs, jour pour jour, qu Hull, je mtais loign de mon preet de ma mre pour faire le rebelle leur autorit, et le fou quant mespropres intrts.

    Notre vaisseau, denviron cent vingt tonneaux, portait six canons et

    45

  • Robinson Cruso I Chapitre VIII

    quatorze hommes, non compris le capitaine, son valet et moi. Nous na-vions gure bord dautre cargaison de marchandises, que des clincaille-ries convenables pour notre commerce avec les Ngres, tels que des grainsde collier , des morceaux de verre, des coquilles, de mchantes babioles,surtout de petits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des cognes et autreschoses semblables.

    Le jour mme o jallai bord, nous mmes la voile, faisant routeau nord le long de notre cte, dans le dessein de cingler vers celle dA-frique, quand nous serions par les dix ou onze degrs de latitude sep-tentrionale ; ctait, ce quil parat, la manire de faire ce trajet ceepoque. Nous emes un fort bon temps, mais excessivement chaud, toutle long de notre cte jusqu la hauteur du cap Saint-Augustin, o, ga-gnant le large, nous noymes la terre et portmes le cap, comme si noustions chargs pour lle Fernando-Noronha ; mais, tenant notre courseau nord-est quart nord, nous laissmes lest cee le et ses adjacentes.Aprs une navigation denviron douze jours, nous avions doubl la ligneet nous tions, suivant notre dernire estime, par les sept degrs vingt-deux minutes de latitude nord, quand un violent tourbillon ou un oura-gan nous dsorienta entirement. Il commena du sud-est, tourna peuprs au nord-ouest, et enn se xa au nord-est, do il se dchana dunemanire si terrible, que pendant douze jours de suite nous ne fmes quedriver, courant devant lui et nous laissant emporter partout o la fatalitet la furie des vents nous poussaient. Durant ces douze jours, je nai pasbesoin de dire que je maendais chaque instant tre englouti ; au fait,personne sur le vaisseau nesprait sauver sa vie.

    Dans cee dtresse, nous emes, outre la terreur de la tempte, un denos hommesmort de la calenture, et unmatelot et le domestique emportspar une lame. Vers le douzime jour, le ventmollissant un peu, le capitaineprit hauteur, le mieux quil put, et estima quil tait environ par les onzedegrs de latitude nord, mais quavec le cap Saint-Augustin il avait vingt-deux degrs de dirence en l