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CICÉRON

FINS DES BIENSET DES MAUX

Traduction, introduction, notes,chronologie, bibliographie et index

parJosé KANY-TURPIN

Ouvrage traduit avec le concoursdu Centre national du livre

GF Flammarion

De Cicéron dans la même collection

ACADÉMIQUES (édition bilingue)DE LA DIVINATION (édition bilingue)

REMERCIEMENTS

L’introduction et la traduction ont été relues et ponctuelle-ment corrigées par Catherine Dalimier et par Pierre Pellegrin.Je tiens à leur exprimer ma gratitude ainsi qu’aux autres per-sonnes qui, par leurs critiques, leurs conseils, leurs encourage-ments, m’ont aidée à diverses étapes de la rédaction, enparticulier Sylviane Bokdam, Denise Blondeau, FrédériqueIldefonse.

Je remercie enfin Charlotte von Essen, maître d’œuvreexperte, patiente et généreuse de cette édition.

Je dédie cette traduction à la mémoire de Françoise Kerle-roux, l’amie linguiste dont les remarques me guidèrent lors demes premiers essais.

José KANY-TURPIN

Le texte latin à partir duquel cette traduction a été établie esttéléchargeable gratuitement sur le site des éditions Flammarion.

© Flammarion, Paris, 2016.978-2-0813-8263-3

INTRODUCTION

Composé en 45 avant l’ère chrétienne, le dialogue surles Fins des biens et des maux (De finibus bonorum etmalorum), premier des grands traités éthiques de Cicé-ron 1, s’inscrit résolument dans la tradition socratique endéfinissant la sagesse comme l’art de vivre. Il présentepuis soumet à une critique systématique les principalesthéories grecques en vigueur sur la Fin de la conduitehumaine, cette finalité qui précisément détermine lesnormes de la sagesse : « Quelle est la Fin, le but, le termeultime auquel doivent être rapportés tous nos projets devivre bien et d’agir correctement ? Que poursuit laNature comme la chose la plus désirable de toutes ? »(I, 11) 2.

C’est assurément l’un de nos principaux documentssur le sujet, parfois même le seul, pour la période hellé-nistique et romaine : sans lui, on ignorerait la doctrinede l’académicien Antiochus d’Ascalon, contemporain deCicéron, ou bien encore le classement des éthiquesgrecques établi par Carnéade de Cyrène quelque cent ansplus tôt.

Cependant, l’intérêt de cet ouvrage foisonnant n’estpas seulement doxographique. Il tient aussi, et peut-êtresurtout, à la méthode choisie. La recherche est menée àpartir d’un principe dont l’importance et la singularité

1. Suivront les Tusculanes et le traité Des devoirs (voir infra, p. 10-11).2. Les chiffres romains renvoient aux livres du traité, les chiffres

arabes aux paragraphes.

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furent mises en lumière par Jacques Brunschwig 1.L’ouvrage examine en effet comment les philosophes hel-lénistiques et Antiochus ont tenté de déterminer la Finde l’homme en observant celui-ci « au berceau ». Il offreainsi un des rares témoignages sur cette conception nova-trice selon laquelle l’éthique trouve son commencementet son principe directeur dans la tendance première del’homme, tendance naturelle commune à tous les êtresanimés. Or le naturalisme de l’éthique grecque soulèveune question majeure : dans quelle mesure est-il conci-liable avec une culture donnée et plus précisément avec« les mœurs » (mores) dont se réclame le nom même demorale 2 ? Cette problématique forme en quelque sorte lefil rouge de l’ouvrage. Le dialogue De finibus présentedonc un témoignage historique et anthropologiqueexceptionnel sur la période hellénistique et sur les der-nières années de la République romaine. Mais il faitmieux : en mettant la notion d’honestum au cœur desdiscussions et en esquissant celle de sujet moral, en insis-tant sur le « métier » d’homme, il pose les bases d’unhumanisme que reconnaîtra la postérité. C’est en cettequalité qu’il fut reçu à l’aube de la Renaissance parPétrarque (lequel avait acquis probablement en 1343 l’undes manuscrits du traité, récemment parvenu en Italie)et, au début du XVe siècle, par d’autres humanistes,notamment le Pogge, qui contribua à sa diffusion dansle cercle florentin 3. Il joua dès lors un rôle important

1. « The cradle argument in epicureanism and stoicism », in Scho-field et Striker (éds) [1986], p. 113-144 = « L’argument des berceauxchez les Épicuriens et chez les Stoïciens », in Brunschwig [1995],p. 69-112.

2. Le nom moralis fut créé par Cicéron (voir Du destin, I, 1 et lanote au présent traité, IV, 5).

3. Voir Reynolds [1992], p. 22-30. Le Pogge établit lui-même unecopie de l’ouvrage d’après un manuscrit florentin, un an ou deux aprèsl’achèvement de celui-ci (1406), et il fit copier un autre manuscrit entre1425 et 1430. Au Quattrocento, le traité connut donc la notoriété, ildevint même « à la mode », résume Reynolds.

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dans le développement de l’éthique occidentale jusqu’auxLumières.

Une autre préoccupation de Cicéron peut fasciner unlecteur contemporain : son souci pédagogique et linguis-tique. Lorsqu’il examine la puissance des diverses théo-ries dont il a connaissance (notamment épicurienne etstoïcienne), il prend autant en compte la rigueur de leurdémonstration que la validité du principe adopté. Ilmontre en particulier le rôle du système de la langue dansl’édification des systèmes de pensée. Enfin, il questionnel’usage technique de la langue grecque par les philo-sophes, allant jusqu’à transcrire certains termes grecsavant de les traduire. Ce qui permet d’évaluer ses « déci-sions » de traducteur et, en général, les limites de l’exer-cice de traduction dans le domaine théorique.

A. PRÉSENTATION GÉNÉRALE

FINS DES BIENS ET DES MAUX DANS LE PROJETPHILOSOPHIQUE DE CICÉRON

Ce dialogue est le troisième 1 des ouvrages que Cicéronconsacra à des questions exclusivement philosophiques,après son éloignement forcé de la vie politique en 47. « Sije me suis mis à exposer en détail la philosophie, la raisonen est le malheur de la cité […]. Comme notre Républiqueavait subi ce sort 2, me trouvant dépossédé de mes fonc-tions antérieures, j’ai repris mes anciennes études parceque c’était le meilleur moyen d’affranchir mon esprit deses chagrins, mais aussi pour me rendre utile à mes conci-toyens par quelque moyen que je pourrais 3. » En l’espacede trois ans, Cicéron écrivit ou dicta onze traités abor-dant les divers domaines de la philosophie : la logique,

1. Après l’Hortensius et les Académiques.2. « À cause du gouvernement d’un seul homme », entendons le

consul unique, César.3. De la divination, II, 6 et 7.

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l’éthique et la physique. Porter à la connaissance de sescompatriotes les idées d’auteurs grecs éminents sur lesprincipaux thèmes de la philosophie, voilà, dit-il, sonprojet 1. Il composa l’Hortensius (dont il ne reste que desfragments) sans doute durant l’hiver 46-45. Cette exhor-tation à la philosophie était achevée, semble-t-il, quandsa fille Tullia mourut à la mi-février 45 2. Cicéron avaitalors soixante et un ans. La rapidité avec laquelle il com-posa ensuite son œuvre philosophique ne manquera pasde surprendre. Mais seule cette activité apportait un« soulagement » à ses souffrances et à ses peines 3, ycompris durant ses nuits d’insomnie : « Nihil somni »,écrivait-il à son ami Atticus au moment de la rédactiondu dialogue sur les Fins, en juin 45. Deux ans et demiplus tard, en novembre 43, alors même qu’il rédigeaitsa deuxième Philippique contre Antoine, il composa sondernier traité, Des devoirs.

Quelle place le De finibus occupe-t-il dans « l’exercicede la philosophie » que constitua pour Cicéron la rédac-tion de ses traités après la mort de sa fille ? Entreprisaprès une Consolation aujourd’hui perdue, le premierd’entre eux, les Académiques, était achevé en mai 45.Dans le résumé de son œuvre qu’offre son traité De ladivination, Cicéron le présente ainsi : « J’ai montré quellemanière de philosopher me paraissait la moins présomp-tueuse, la plus cohérente et la plus élégante 4. » Diffusépeu après les Académiques, au début du mois de juillet45, le dialogue sur les Fins 5 fut suivi des Tusculanes, ces

1. Voir les préambules du présent traité et des Tusculanes, mais sur-tout l’exposé récapitulatif et prospectif de son œuvre dans le traité Dela divination, II, 1-4. Il faut y ajouter les Topiques (juillet 43, voirChronologie).

2. Un mois après avoir donné naissance à un fils qui lui survécut.3. Tusculanes, V, 121.4. De la divination, II, 1.5. Cicéron commença le traité en mars, alors même qu’il composait

les Académiques. Sa correspondance nous apprend qu’il se consacraentièrement à sa rédaction à partir de la mi-mai jusqu’à la fin juin 45.

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« conférences » consacrées de nouveau à l’éthique : « Lavertu, si elle existe, se tient au-dessus de toutes les vicissi-tudes humaines », à savoir la mort, la douleur, le chagrinet les divers « troubles de l’âme ». Vient ensuite la trilo-gie : De la nature des dieux, De la divination, Du destin,sujets relevant traditionnellement de la physique. Dans leDe fato (Du destin), écrit après la mort de César, Cicéronréfute la notion d’une nécessité absolue et il essaie defonder ontologiquement la liberté humaine. Le dernierouvrage philosophique, Des devoirs, revient, après lestraités De l’amitié et De la vieillesse, à un thème centralde l’éthique : la notion de métier d’homme, présentéeà la fin du premier traité éthique, s’explicite alors dansles devoirs.

Au début du livre II des Fins, l’auteur rappelle trèsbrièvement à quelle pratique du discours philosophiqueil s’est rallié : celle de la Nouvelle Académie sceptique,fondée par Arcésilas (v. 315-v. 240) : « Ceux qui voulaientl’entendre [Arcésilas] ne devaient pas le questionner, maisexposer leur point de vue ; quand ils avaient fini deparler, il les réfutait » (II, 2). Cependant, alors que, chezArcésilas, la confrontation des thèses aboutissait à unesuspension du jugement, Cicéron renonça au douteabsolu du fondateur de la Nouvelle Académie et adoptala méthode probabiliste de Carnéade, exposée dans sesAcadémiques 1 : le néo-académicien indiquera l’opinionqui lui semble la plus vraisemblable parmi toutes cellesqu’il examine. Il arrive cependant à Cicéron d’user dansson dialogue sur les Fins d’une rhétorique peu compa-tible avec une visée strictement probabiliste, comme onpourra le constater dans divers passages polémiques,alors que dans les Académiques il ne lâchait guère la

1. Le Sage lui-même peut suivre une représentation probable, àcondition de ne pas lui donner son assentiment (II, 104). Ainsi se trou-vait validée la possibilité de l’activité et du devoir, eux-mêmes fondéssur la probabilité (II, 110). Sur Arcésilas et Carnéade (v. 219-v. 129),voir l’Introduction de Pierre Pellegrin aux Académiques, GF, 2010,p. 17-37.

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bride à son talent oratoire. D’autres aspects formels, parexemple le lyrisme, inviteront sans doute le lecteur àdouter du caractère « désengagé » de la présentation destrois doctrines principales sur les Fins des biens et desmaux.

LE TITRE

Le 29 juin 45, pour désigner l’ouvrage qu’il vient de ter-miner, Cicéron emploie dans sa correspondance le titregrec usuel pour ce genre de traité : Peri telôn (Des fins). Letitre De finibus bonorum et malorum, diversement traduitdans les langues modernes 1, répond d’abord à une habi-tude latine de préciser les termes abstraits par un complé-ment. Pour tous les philosophes présentés dans cedialogue, il n’existe qu’une seule Fin des biens, c’est-à-direun Bien suprême (unique, bipartite ou tripartite) auqueltous les biens de la vie se réfèrent, mais qui ne se réfère lui-même à rien. Il y a également une Fin des maux, « un autreterme placé, en quelque sorte, à l’autre bout de la série, etauquel […] se rapport[ent] tous les maux. L’idée desuprême bien appelle logiquement l’idée contraire desuprême mal 2 ». Le mot telos désigne non seulement lalimite, le terme ou degré suprême, mais encore et surtoutla finalité, un sens que possède le latin finis, en particulierchez Cicéron. L’enquête porte donc principalement sur ceque la nature « poursuit » comme le plus grand des biens.Le mot « Fin » a cette double acception de limite et definalité en français, d’où la traduction adoptée.

LES SOURCES

Cicéron se défend dans son préambule d’être un simpletraducteur des théories grecques qu’il expose 3. D’abord,

1. Voir infra la Bibliographie.2. Guyau [1875], p. 3.3. I, 6. Cette déclaration liminaire porte sur l’ensemble de son œuvre

philosophique, passée et à venir, et non pas seulement sur le De finibus.

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parce que leur organisation est la sienne ; or on sait àquel point l’ordre et la disposition mêmes des idéesimportent en philosophie. Ensuite, dit-il de manière plussibylline, parce que aux propos originaux il ajoute sonpropre iudicium. Il faut sans doute entendre par là songoût littéraire 1, impliquant le choix des mots, certainesmétaphores et le style de ses diverses traductions, brefune écriture qu’il déclare « brillante », ce qui n’exclut pas– et peut-être même suppose – quelques infléchissements« sur le fond ». Ce protocole laisse entière la questiondu jugement que le personnage de Cicéron porte sur cesthéories 2, en particulier aux livres II et IV du présenttraité. Avant d’en venir aux sources livresques, rappelonsque non seulement ce jugement mais encore la présenta-tion des doctrines s’appuient sur une immense culture,sur des conférences auxquelles Cicéron assista, sur desdiscussions avec des philosophes « de métier » ou avec defins connaisseurs de ces doctrines, tel son ami épicurienAtticus – bref, sur tous ces échanges dont témoigne sacorrespondance. Si la sagesse est l’art de vivre, la philoso-phie est un exercice que Cicéron n’a cessé de pratiquer :le caractère vivant et énergique de ses traités ne découlepas d’une autre source. Et malgré certaines maladressesdues à la rapidité de sa rédaction, le présent dialogueapparaît bien comme une œuvre « faite », et non pas sim-plement « récoltée », ce que laissèrent penser un tempsquelques philologues 3.

1. Voir Reid [1925], p. 8.2. Contrairement à ce que soutient Patzig [1979], p. 308-309, sans

tenir compte du contexte : Cicéron parle de sa « traduction » des théo-ries grecques, et non pas de leur réfutation présentée dans le cadre dudialogue comme un jugement énoncé par son personnage.

3. Pierre Boyancé, notamment, a critiqué l’application aux traités deCicéron de la méthode inventée au XIXe siècle et appelée Quellenfor-schung, « recherche des sources » (voir « Les méthodes de l’histoire lit-téraire. Cicéron et son œuvre philosophique », Revue des études latines,1936, p. 288-309 = Boyancé [1970], p. 199-221). Cette méthode visantà identifier et à reconstruire la source ou les sources d’un ouvrage àpartir de textes postérieurs traitant de thèmes parallèles à ceux de cetouvrage fut ranimée avec talent par Michelangelo Giusta (I dossografidi etica, Turin, 1964 et 1967), mais son hypothèse majeure, selon

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Sans entrer dans le débat épineux sur les sources, voici,cavalièrement résumés, les points les moins contestables.Les livres III et V procèdent d’un auteur principal, sinonunique. Pour l’exposé du livre III consacré à la doctrinedu Portique, la critique propose quelque stoïcien duIIe siècle (ainsi Diogène de Babylone), parfois même duIer siècle (Hécaton, selon Hirzel), bien que les théoriesexposées reflètent en général celles de l’Ancien Stoïcisme.Pour le livre V, le locuteur, Pison, déclare présenter lesvues de son contemporain l’académicien Antiochus.Dans l’exposé épicurien (livre I), Cicéron cite le fonda-teur du Jardin, traduit avec précision certaines de sesMaximes et fait allusion à son traité Sur la fin ; il men-tionne aussi les débats contemporains au sein de l’école.On a suggéré l’utilisation d’un traité de Phèdre ou deZénon de Babylone, deux philosophes épicuriens dontCicéron écouta les leçons ; parfois on leur a préféré Phi-lodème ou Siron, dont les noms apparaissent à la fin dulivre II. En tout état de cause, pour les exposés deslivres I et III, les textes et les témoignages manquent, quitransformeraient en certitude quelque savante hypothèse.Les exégètes s’accordent néanmoins à reconnaître lecaractère généralement rigoureux de la présentation desthèses épicurienne et stoïcienne. Quant à la réfutation dela thèse épicurienne (livre II) et de la thèse stoïcienne(livre IV), elle met en œuvre la dialectique de Carnéade(voir supra, p. 11) et annonce certains arguments dulivre V. Mais il importe de rappeler que Carnéade n’a paslaissé d’écrit. Et si, dans ses Académiques, Cicéron se réfé-rait aux ouvrages de deux disciples de Carnéade pourexposer les critiques que celui-ci adressait aux stoïciens,dans le présent traité il recourt au classement des éthiquespar Carnéade sans lui attribuer expressément aucun argu-ment contre celles-ci. En bref, il ressort d’une critiqueinterne, fermement résumée par Woldemar Görler, que

laquelle le De finibus reposerait sur un recueil doxographique portantsur l’éthique et publié vers 50, n’a guère trouvé d’écho.

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l’argumentation du livre IV et, dans une bien moindremesure, celle du livre II s’appuient sur des théories pré-sentées au livre V comme celles d’Antiochus, philosopherompu à la dialectique de la Nouvelle Académie, l’écolequi l’avait formé. Sur ses théories éthiques, il ne nousreste que le présent traité. Celui-ci constitue donc bienun témoignage essentiel pour appréhender le débatéthique dans les derniers temps de la Républiqueromaine.

ÉTHIQUE, POLITIQUE ET HISTOIRE

Au début de son ouvrage, Cicéron présente larecherche de « la Fin la meilleure et la plus conforme àla vérité » comme la seule tâche qui corresponde désor-mais « à sa dignité », puisqu’il a été mis à l’écart de lapolitique. Ce bien suprême n’est rien de moins que leprincipe dont dépend « tout l’emploi » qu’un individufera de sa vie (I, 11). Cette question, comme toutes cellesdont traite ce qu’on appellera l’éthique, ne constituaitpas un domaine indépendant pour Platon, mais relevaitnotamment du politique 1. C’est avec Aristote que lamorale acquit une relative indépendance 2. Mais l’auto-nomie de l’éthique ne s’achève qu’avec l’avènement de laphilosophie hellénistique : c’est désormais « en lui-même,et non plus dans le Politique », que l’individu « doit cher-cher sa règle de conduite 3 ». Les doctrines présentées

1. « Le bien de l’individu est inclus dans celui de la Cité, mais tousles deux dans le bien du Monde, bien exemplaire qui sert de modèle àl’un comme à l’autre, qui enfin a lui-même son modèle Idéel, lequel estdominé par le Bien absolu », Robin [19633], p. 43.

2. Selon le présent traité, l’éthique ne devint une partie indépendantede la philosophie que chez les disciples de Platon (IV, 4). Le termemême d’« éthique » a tout d’abord été employé par Aristote pour dési-gner ses ouvrages (ta êthika). Cependant, toute l’« éthique » aristotéli-cienne est intégrée dans une perspective politique (voir l’Introductionde Richard Bodéüs à l’Éthique à Nicomaque [2004], p. 36-44).

3. Robin [19633], p. 50. Cette orientation nouvelle correspond à latransformation d’Athènes et des cités grecques qui suivit la domination

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dans le De finibus proposent donc un modèle de sagesseindividuelle censé mener à la Fin qu’elles ont respective-ment définie et procurer le bonheur (eudaimonia) – queles Latins appellent « la vie heureuse », beata uita 1. CeBien suprême, elles le déterminent à partir de la tendancepremière de l’être humain 2. Ainsi, le recours à unedonnée commune, couplé avec la recherche d’un bonheuraccessible en principe à tout individu, marque l’avène-ment d’un point de vue « non seulement éthique, maisencore humaniste et ouvertement universaliste », selon laformule de Léon Robin.

Cicéron mène son enquête dans une perspective qui nese confond pas avec celle des philosophes hellénistiques.Si Rome ne reproduit pas, loin s’en faut, la cité d’Athènesà l’époque de Platon, elle forme bien une Républiquedans laquelle, assure-t-il, la réflexion morale ne sauraits’affranchir d’une pensée politique. Et puisque les doc-trines par lui examinées ne prennent plus le politiquecomme principe directeur, ainsi que le faisait encore Aris-tote dans l’Éthique à Nicomaque, il requiert de celles-ciqu’elles offrent du moins un idéal de vie heureuse com-patible avec les normes de la société de son temps et dela vie politique romaine. Il prend cependant acte de lanécessité d’adopter un point de vue universaliste en

macédonienne. S’il n’est plus possible, après les travaux de LouisRobert puis de Habicht [1995] notamment, d’invoquer comme causedu caractère particulier de l’éthique hellénistique la « dissolution de laCité grecque » (ibid.), il n’en reste pas moins vrai que la transformationpolitique et sociale d’Athènes, centre artistique et philosophique dumonde grec, a influencé cette éthique.

1. Ce qui ne signifie pas que la Fin éthique soit assimilée au bonheur(sur ce point, voir Canto-Sperber [2002], p. 75-112).

2. Voir Fins des biens et des maux, V, 17 : « il est presque universelle-ment admis que l’objet auquel s’applique la prudence [i.e. la sagessepratique] et qu’elle veut obtenir doit être approprié et accommodé à lanature, capable par lui-même d’inviter et d’attirer la tendance de l’âmeque les Grecs appellent hormê ». Le désaccord des éthiques hellénis-tiques commence avec la définition de cette tendance supposéecommune.

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morale. Mais l’imperium romain s’étendant sur la plusgrande partie du monde connu, cette universalité elle-même revêt à ses yeux, comme on le constatera, unaspect politique. Et surtout, elle implique une assise juri-dique : d’où l’importance accordée dans l’examen desdiverses éthiques à la justice, et plus précisément au res-pect du droit et des lois.

B. ARGUMENTATION

STRUCTURE LOGIQUE ET FORME LITTÉRAIREDU DIALOGUE

La structure logique du traité, dont Cicéron traça leplan dès mars 45, est progressive.

Thèse : Fin épicurienne (livre I) ; réfutation (livre II :cette Fin exclurait les biens de l’âme). Antithèse : Finstoïcienne (livre III) ; réfutation (livre IV : cette Finexclurait les biens du corps). Synthèse : Fin d’Antiochus(livre V : elle comprend les biens du corps et de l’âme).

Pour cadre du premier débat supposé avoir lieu en 50(livres I et II), Cicéron a choisi la Campanie où se situaitalors le centre intellectuel, bien vivant, de l’épicurisme.L’entretien sur le stoïcisme des livres III et IV est censése tenir deux ans auparavant, en 52, près de Rome, àTusculum (aujourd’hui Frascati), dans la bibliothèque dujeune Lucullus 1 : Cicéron y rencontre par hasard Caton,le tuteur de Lucullus et l’oncle de Brutus, le dédicatairedu traité. Le dernier entretien, en 79, se déroule dansles jardins de l’Académie d’Athènes, désormais déserte,comme le montre l’admirable préambule, tout empreintde nostalgie.

Lucius Manlius Torquatus, porte-parole de l’épicu-risme au livre I, est le descendant d’une des familles

1. Fils du général et homme d’État Lucullus, l’un des protagonistesdes Académiques.

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patriciennes les plus illustres de Rome. Après une périodede relative éclipse politique, elle redevint importantequand le père de Torquatus 1 accéda au consulat, en 65 ;en 50 (date à laquelle Cicéron situe la discussion deslivres I et II), Torquatus brigua la charge de préteur, quilui ouvrait normalement le consulat. Mais ayant choisile parti de Pompée durant la guerre civile, il fut tué aucombat en 46. Dans le Brutus, Cicéron, qui le présentecomme son ami et celui de Brutus, célèbre ses qualitésoratoires. Adepte, comme son père, de l’épicurisme, ilétait tout désigné pour en défendre l’éthique.

Marcus Porcius Cato est sans conteste le personnagele plus prestigieux du dialogue. Cicéron composa durantl’été ou l’automne 46 un Éloge, aujourd’hui disparu, decet « homme bon et courageux 2 ». Quelques mots sur lechoix de cet arrière-petit-fils de Caton le Censeur (ditCaton l’Ancien) comme représentant du stoïcisme : leslecteurs contemporains n’ignoraient pas que Caton, quiavait rejoint l’armée de Sextus Pompée (fils du GrandPompée), s’était suicidé à Utique en avril 46 après ladéfaite de Thapsus (Afrique du Nord), parce qu’il refu-sait de tomber aux mains de César. Dans sa correspon-dance comme dans ses discours, Cicéron a souligné lecaractère rigoureux, sinon rigide, de Caton. Sans être dis-ciple du stoïcisme, Caton avait de l’intérêt pour cette doc-trine. Mais il n’était pas anodin de lui confier le rôle dedéfenseur du stoïcisme au moment même où sa person-nalité était publiquement mise en cause. Ainsi Hirtiusvenait-il de publier, sur la demande de César, un Anti-Caton 3. Le livre III du De finibus contribua sans doute

1. Proche de Cicéron, il soutint celui-ci dans sa lutte contre Catilinaen 63.

2. De la divination, II, 3. Cet éloge de Caton fut publié ennovembre 46.

3. Dans sa correspondance, en mai 45, Cicéron se soucie surtout del’image que ce pamphlet donne de lui et écrit à Atticus sa satisfactionsur ce point… En mars de la même année, César lui-même avait écritun Anti-Caton, mais Cicéron n’en prit connaissance qu’après la rédac-tion du De finibus.

INTRODUCTION 19

à former la représentation de Caton en martyr stoïcien 1,laquelle s’imposera dans la littérature postérieure.

Marcus Pupius Piso Frugi Calpurnianus, porte-paroled’Antiochus au livre V, devint consul en 61. Ami de jeu-nesse de Cicéron, il le retrouva en Grèce en 79 après avoirétudié l’art oratoire avec lui à Rome 2. C’était, d’après leBrutus, un assez bon orateur, cependant il choisit non lebarreau, comme Caton et Torquatus, mais une carrièremilitaire. Fin connaisseur de la littérature grecque, ama-teur de philosophie, il était adepte de l’école péripatéti-cienne. C’est sans doute pourquoi Cicéron le choisit pourexposer au livre V les théories présentées comme cellesdes péripatéticiens.

Tous les interlocuteurs du traité (sauf Quintus et Atti-cus 3 qui ne prononcent que quelques mots) ont été choi-sis parmi des personnalités romaines défuntes. Pour nepoint susciter de jalousie, affirme Cicéron dans sa corres-pondance. Les deux jeunes gens qui assistent au dialogue,Triarius et Lucius 4, moururent durant la guerre civile oùils combattaient, comme Torquatus et Caton, dans lesrangs des pompéiens.

Aux yeux de Cicéron, il n’est pas d’exposé philoso-phique sans art du discours, comme il le rappelle dans cedialogue. À chaque intervenant, donc, un style particulier.Et la rhétorique de Cicéron vient orchestrer les argumentsde son personnage contre les épicuriens et les stoïciens.On relèvera, parmi bien d’autres exemples, la publicitéprêtée à Épicure en quête de disciples : « Voulez-vous être

1. Voir le § 61 où Caton présente le suicide du Sage stoïcien.2. Brutus, 240. D’après Asconius, c’est le père de Cicéron qui avait

recommandé celui-ci à Pison, de sept ou huit ans son aîné. Irrité deson soutien à Clodius, Cicéron se vengea politiquement de lui ens’opposant à sa propréture dans la province de Syrie. Comme les autresprotagonistes du dialogue, Pison était partisan de Pompée.

3. Quintus, le frère de Cicéron, était attiré par la doctrine péripatéti-cienne. Atticus, dont la sœur avait épousé Quintus, était épicurien ; ilfut l’ami le plus proche de Cicéron, mais aussi son éditeur… et parfoisson homme d’affaires, chargé de résoudre ses difficultés financières.

4. Jeune cousin germain de Cicéron (voir la note en V, 1).

FINS DES BIENS ET DES MAUX20

dépravés, devenez d’abord philosophes ! », les rodomon-tades des Anciens ou la prosopopée de la nature à l’adressede Caton. Pour son premier traité éthique, Cicéron recourtamplement à ces deux adjuvants de l’art de convaincre,l’émotion et le plaisir, presque délaissés dans ses Acadé-miques 1. On ne compte pas les comparaisons, les portraits,les tableaux ou encore les citations de poètes mêlés à latrame argumentative de manière à former ce « tissage »sans lequel il n’est pas à proprement parler de « texte »littéraire latin : et tel est bien, affirme Cicéron, le statut duDe finibus comme de tous ses écrits consacrés à la philoso-phie.

ANALYSE CRITIQUE

Le traité examine principalement trois théories de laFin, mais il nous apprend aussi que Carnéade avait établiun classement de toutes les doctrines (réellement soute-nues ou possibles) sur le Bien suprême : il en résultaitneuf « Fins » des biens. Lors de sa réfutation des éthiquesépicurienne et stoïcienne, Cicéron oppose à la Finqu’elles ont respectivement choisie certaines des Finsrépertoriées dans le classement de Carnéade. Il reprendainsi la stratégie à laquelle visait l’élaboration de ce clas-sement : combattre les unes par les autres les théories surle Bien suprême 2. Mais les multiples allusions à despoints de doctrine et à des auteurs aujourd’hui oubliéspeuvent gêner la lecture du traité, en obérer les enjeux.Je présenterai donc le contexte et les arguments majeursdes débats ainsi que les étapes de l’enquête.

1. Pour l’essentiel, nous ne possédons que la première version de cetraité. Il y en eut au moins deux.

2. J’en présente un exemple infra, p. 29. Sur cette stratégie, voir Lévy[1984], p. 111-127.

INTRODUCTION 21

Théorie épicurienne

Livre I. Le plaisir, principe et bien suprême de l’homme.Fonction de la sagesse

Et du bien suprême auquel nous aspirons tousIl exposa la nature et montra le chemin 1.

Avant que Torquatus présente un exposé en faveur del’éthique épicurienne, Cicéron prend l’initiative d’unecritique globale de la doctrine, inversant ainsi l’ordrehabituel des débats, pour et contre. Il aborde en particu-lier la physique, dont il rejette péremptoirement deuxthéories. Tout d’abord, la déviation des atomes 2, ces cor-puscules qui, avec le vide, nous constituent ; or la« déviation » (clinamen) qu’il attribue à Épicure 3 a unefonction essentielle dans le cadre de l’éthique, puisqu’ellegarantit la « libre volonté », comme cela apparaît chezLucrèce 4. Ensuite, la théorie selon laquelle les « images »des objets de notre monde et de l’univers viennent direc-tement frapper nos yeux et notre esprit de manière àformer la représentation sensible, la pensée et lamémoire. La mise à l’écart initiale de ces deux thèsesprimordiales est tactique : ainsi la critique de Cicéron aulivre II pourra-t-elle porter sur la physiologie du plaisir,sans tenir autrement compte du lien indissociable dansl’épicurisme entre la physique et l’éthique. Une brève pré-sentation de l’éthique permet notamment d’annoncer la

1. Épicure, célébré par Lucrèce, De la nature, VI, 26-27. On sait parquelques lignes d’une de ses lettres (Ad familiares, XIII, 1) que Cicéron,quoiqu’il ne le cite jamais dans ses ouvrages, admirait le poème deLucrèce, son contemporain (né vers 96, mort en 53, 51 ou 50). Selonsaint Jérôme, il aurait même édité le poème.

2. Cicéron nie l’existence des atomes, mais, dit-il, Épicure ne fait làque plagier la théorie de Démocrite.

3. Aucun des textes d’Épicure qui nous sont parvenus n’atteste cettedéviation, mais les commentateurs actuels s’accordent à lui en attribuerla paternité.

4. De la nature, II, 257-260. Voir aussi le traité ultérieur de Cicéron,Du destin, X, 22. Nulle part, dans le De finibus, Cicéron n’aborde laquestion de la volonté.

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thèse centrale du livre II : la doctrine du plaisir trahit àla fois la spécificité de l’homme et la tradition romaine ;l’héroïsme des ancêtres de Torquatus n’aurait pu y trou-ver sa place.

Torquatus soutient d’abord que le plaisir est le principede l’être animé à la naissance et qu’il détermine sa Fin,autrement dit son Bien suprême (§ 29-44), puis il montreque les vertus traditionnelles sont subordonnées à cetteFin (§ 45-61), enfin il présente la vie heureuse et les rela-tions d’amitié selon la doctrine épicurienne (§ 62-72).

L’homo epicureus s’est romanisé, puisqu’il participe àla vie politique et que, s’il commet une injustice, il enéprouve du remords, ce morsus conscientiae que Rome ainventé. Non seulement l’exposé de Torquatus répondaux objections initiales de Cicéron, mais son résumé estassez riche pour fournir certaines précisions sur desthèmes majeurs : les trois sources intuitive, notionnelle etdiscursive de l’éthique ; la distinction entre, d’une part,« le plaisir en mouvement », et, d’autre part, « le plaisirstable » susceptible de variation ; la répartition del’amitié en trois catégories dont la dernière, dans laquellele Sage 1 est disposé envers un ami comme envers lui-même, instaure un sujet moral. Nombre d’exégètes, dePierre Gassendi à Julia Annas, en passant par Jean-Marie Guyau, se sont donc appuyés sur le De finibuspour défendre la sagesse épicurienne. Jean-FrançoisSarasin, au XVIIe siècle, expliqua même toute la conduitede Cicéron, y compris son opposition courageuse àAntoine, en termes de calcul des plaisirs… 2.

Quand il ne peut choisir le plaisir « librement »– autrement dit sans qu’une obligation sociale ou autre

1. Sapiens désigne en principe toute personne sage, mais le terme estle plus souvent appliqué dans ce dialogue à un individu masculin. Les« non sages » sont appelés des « insensés » (stulti).

2. Discours de morale sur Épicure (1ère éd., 1674), in Œuvrescomplètes en prose, éd. A.J. Festugière, II, Paris, Champion, 1926, p. 53.Voir Jean-Charles Darmon, « Cicéron et l’interprétation de l’épicurismeau XVIIe siècle », in Néraudau [1993], p. 126.

INTRODUCTION 23

s’y oppose –, le Sage se règle sur la maxime suivante :« par le rejet des plaisirs, en obtenir de plus grands, parl’acceptation des souffrances, en repousser de plusdures » (§ 33). La « prudence 1 » épicurienne réponddonc à la définition de la sagesse que Carnéade emprun-tait à Aristote : un art comparable à l’art de la médecinedont le but, la santé, est extérieur aux moyens qu’il meten œuvre 2.

Le discours de Torquatus semble pourtant faire appelà deux conceptions différentes de la moralité mise enœuvre par la sagesse. D’une part, sous l’espèce des vertus(tempérance, courage, justice), la moralité constitue unmoyen du plaisir et n’entre en jeu qu’au sein d’un calculd’intérêt. D’autre part, moralité et plaisir sont unis parune relation de réciprocité : la moralité est alors un prédi-cat essentiel de la Fin de l’homme, la vie de plaisir. Cetteseconde conception, que Torquatus ne développe pas,s’appuie sur une Maxime d’Épicure : « On ne peut vivreagréablement, sans vivre de manière sage, belle et juste,ni vivre de manière sage, belle, juste, sans vivreagréablement 3. » Mais d’emblée un tel hédonisme morala été en quelque sorte évincé par Cicéron pour la raisonque la Fin épicurienne ne comprend pas la vertu (I, 25).La critique du livre II se concentre donc sur la premièreconception, strictement utilitariste, de la moralité. Desurcroît, l’absence au livre I de toute explication physiquedu plaisir et de la douleur en termes spécifiquement épi-curiens, c’est-à-dire à partir de la texture atomique du

1. Prudentia, qui désigne dans le traité la sagesse pratique (phronê-sis), est une contraction de prouidentia, le fait de prévoir.

2. V, 16. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094a 8-9.3. Cicéron traduit le début de la Maxime capitale, V (voir Fins des

biens et des maux, I, 57 et note). Cassius, l’un des futurs meneurs de laconjuration contre César, en avait cité la première proposition dans unelettre adressée à Cicéron en janvier 45 (Ad familiares, XV, 19), peuavant, donc, qu’il ne rédige le plan de son traité. Voir Épicure, Lettreà Ménécée, 132 : « Les vertus sont naturellement liées à la vie agréableet la vie agréable en est inséparable. »

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corps et de l’âme 1, va permettre d’imposer dès le débutdu livre II une théorie des états affectifs proche de cellede Platon.

Livre II. La Fin épicurienne rompt avec la nature du plaisir.Plaisir et Raison. Invalidation de la sagesse épicurienne

Le personnage de Cicéron présente contre la défenseet l’illustration de l’éthique épicurienne un véritableréquisitoire dans lequel, comme il le souligne, la rhéto-rique n’est pas en reste. Plus qu’aucun autre discours phi-losophique de l’auteur, celui-ci se veut brillant,splendidus, et abonde en morceaux de bravoure – ainsi,le tableau des débauchés, prototype de la décadence…« à la romaine » ; le portrait de Thorius Balbus dont lesapprentis latinistes n’ont cessé de raviver la rose, sonsigne immémorial 2 ; les spéculations astronomiques surle jour anniversaire du défunt maître. Le tout, animéd’une joyeuse férocité.

La réfutation reprend les trois points du livre précé-dent : elle porte d’abord sur la nature même du principeadopté (§ 7-33). La conception double du plaisir, « enmouvement » et « stable » (état sans douleur physique nipsychique), est contredite à la fois par le vocabulaireusuel et par l’évidence sensible, en particulier chez l’êtreanimé à la naissance. Pour Cicéron, il n’existe qu’un plai-sir en mouvement. L’erreur initiale des épicuriens sur laphysiologie du plaisir explique leur erreur sur la Fin desbiens : le plaisir suprême ne peut résider dans l’absencede trouble, ce prétendu « plaisir stable » qui confère à ladoctrine une apparence de sagesse. Si donc la doctrine serègle sur le plaisir en mouvement, elle revient à « jugertout d’après la sensation 3, non d’après la raison ». Fini

1. Explication ébauchée par Lucrèce au livre III de De la nature.2. In rosa bibentem (II, 65) pourrait illustrer la formule de Roland

Barthes : l’écriture « a pour charge de placer le masque et en mêmetemps de le désigner ».

3. La sensation est pour les Anciens un mouvement des sens.

INTRODUCTION 25

donc le calcul des plaisirs ! Avec le plaisir stable disparaîtaussi la « variété » qu’y introduisait la satisfaction desdésirs « naturels et non nécessaires », tels les désirs pourles divertissements et les arts, ou même les repas raffinés.Nous n’avons plus affaire qu’à des débauchés pour les-quels la langue latine ne peut même trouver de nom…

Suit un second type d’argumentation, centré surl’éthique (§ 34-85). Instaurer le calcul des plaisirs commerègle de conduite reviendrait à substituer le profit maté-riel, emolumentum 1, à la beauté morale, honestum. Etface au profit, que pèseront les vertus ? Cet ensembleopposant la beauté morale au plaisir conjugué à l’intérêtse termine par une attaque contre l’amitié (§ 78-85). Cicé-ron ne tient aucun compte de la relation altruiste quipeut naître de cette amitié non seulement avec un seulindividu, comme chez Aristote, mais avec tout un grouped’hommes et de femmes, que forme, précisément, lasociété épicurienne (voir I, 65-70).

La dernière partie (§ 86-117) vise le bonheur. Cicéronconteste tous les « remèdes » contre le mal, en particulierla douleur, que prescrit la sagesse épicurienne : la doc-trine ne procurerait donc pas « la vie heureuse », l’espritne pouvant pas davantage vaincre la souffrance qu’assu-rer la stabilité du plaisir. L’autonomie psychique, requisepour dominer la douleur du corps et la souffrance del’esprit ou pour imposer une limite au désir sensuel, esten effet niée sous prétexte que plaisir et douleur pro-cèdent du corps. L’invalidation de la Fin épicuriennerepose donc en dernière instance sur la réduction de ladoctrine à un sensualisme absolu.

Sur le plan politique, l’épicurisme représentait-il vrai-ment une menace pour le mos maiorum, les valeurs ances-trales romaines 2 ? En réalité, Cicéron ne fait que

1. Sur emolumentum, voir Émile Benveniste, Latomus, 8, 1949, p. 3-7 : « Ce que honos représente dans l’ordre des dignités, emolumentuml’est au point de vue matériel : un avantage nullement garanti d’avance,d’autant plus précieux qu’il ne s’obtient qu’après bien des peines etdes dangers. »

2. C’est un thème récurrent du discours de Cicéron, qu’il résumeavec violence dans sa diatribe finale (II, 116-117).

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transposer en termes rhétoriques une position de prin-cipe exprimée une dizaine d’années plus tôt dans sontraité Des lois 1 : quand il s’agit d’affermir les mœurs, lesépicuriens n’ont pas droit à une parole publique. Le nerfde sa critique dans ce livre est l’honestum : la « beautémorale » doit être non pas un moyen mais une fin en soi.Il reste à en consolider la notion, à examiner si l’hones-tum correspond à une tendance naturelle de l’homme ets’il confère le bonheur, bref, s’il répond à la définition dela Fin et selon quelle doctrine.

Théorie stoïcienne

Livre III. Principe, fonctions et Fin de l’homme. La nature,telle qu’en elle-même enfin la Raison du Sage la change.

Si le livre II s’attachait à montrer l’incohérence del’éthique épicurienne, le livre III fait au contraire valoirl’unité profonde du premier stoïcisme. L’exposé de Catonrepose sur un texte grec que Cicéron paraît traduire leplus exactement possible. Les difficultés de compréhen-sion que l’on peut éprouver à la lecture de certains pas-sages découlent de la difficulté même de l’exercice detraduction : la langue latine classique n’est guère apteà exprimer des théories aussi complexes. Ces passagesapportent comme une garantie de l’effort déployé parl’interprète latin pour faire de Caton le messager fidèlede la doctrine stoïcienne ; un messager dont le stylerelève du genre sublime, tel que Cicéron l’a défini dansL’Orateur.

Le discours de Caton, comme celui de Torquatus, apour point de départ la « nature » de l’être animé : dèsla naissance, celui-ci « est accordé et recommandé à lui-même pour se conserver et aimer son état ainsi que toutce qui préserve cet état ; il est en revanche opposé à saperte et à ce qui paraît l’entraîner » (§ 16). Cette commen-datio – traduisant le concept stoïcien d’oikeiôsis – le fait

1. Des lois, I, 37 et 39.

INTRODUCTION 27

« tendre vers les premières choses conformes à la nature »(bon état des membres, santé etc.). Après ce premierstade, l’homme, et lui seul, établit une division entre leschoses « à prendre » comme étant « selon la nature » etd’autres choses « à rejeter » comme étant « contraires àla nature ». Avec la conscience des premières fonctions(officia), un second stade s’ébauche. Au terme de plu-sieurs étapes – sur le nombre desquelles les exégètes nes’accordent pas – advient le stade décisif : la conformitéà la nature revêt la forme de la beauté morale, honestum.« […] le seul bien est la beauté morale et […] vivre heu-reux, c’est vivre de manière belle, c’est-à-dire vertueuse »(§ 29). Un tel art se suffit à lui-même. Le bonheur duSage est absolu, absolu aussi le malheur des insensés, caril n’existe pas de moyen terme entre le Bien et le Mal.

Après avoir présenté l’idéal de la sagesse, Catonmontre le Sage « dans la vie concrète » (§ 50-61). Leschoses conformes à la nature, bien qu’« indifférentes »,sont cependant dotées d’une certaine valeur et formentla matière de la sagesse. Le Sage et l’insensé agissent tousles deux rationnellement 1, mais seule la fonction accom-plie par le Sage est « complète » grâce à la dispositionvertueuse qui le caractérise. Or cette partie se clôt sur lesuicide. Alors que la tendance première donnée à l’êtrehumain par la nature vise à la conservation de celui-ci,« la fonction du Sage consistera à renoncer à la vie, bienqu’il soit absolument heureux, s’il peut le faire opportu-nément. Car, selon les stoïciens, l’opportunité règle la vieheureuse, c’est-à-dire la vie en accord avec la nature »(§ 61). Appliqué à ce « préférable » que représente la viepour un stoïcien, le terme « indifférent » prend donc toutson sens. Caton précise cependant que cette interpréta-tion tragique de la fonction n’échoit qu’au Sage.

1. Le jugement de la personne « non sage » (dite « insensée ») estcependant perverti quand, sous l’effet des « passions », ces « troublesde l’âme », elle suit des « opinions vaines » (voir III, 35).

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La dernière partie de l’exposé (§ 62-73) est tout entièreconsacrée à la relation entre les êtres humains. En voicile principe : « La nature nous recommande les uns auxautres » en vertu d’une affinité complémentaire de cellequ’elle nous a donnée envers nous-mêmes à la naissance.Ainsi, « par cela même qu’il est homme, un homme parun homme ne doit pas être perçu comme étranger ».Caton définit ensuite la « société » universelle queforment les hommes et précise leurs droits ainsi que leursdevoirs réciproques.

Les concepts majeurs de l’éthique que défend Cicéron,indépendamment de telle ou telle école, sont fixés dansce livre III. Et l’officium constitue véritablement « lafonction » de tout homme comme être rationnel etrelationnel.

Livre IV. Incohérence et autres défauts de l’éthique stoïcienne

Ce livre d’une rhétorique mordante se distingue parla clarté de sa composition. Le personnage de Cicéronsouligne même les articulations de son discours, ce quipermet de proposer le plan suivant :

Introduction sur le caractère technique du vocabulairestoïcien (§ 3-4).

I. Comparaison entre la doctrine des Anciens (les dis-ciples de Platon et les péripatéticiens) et le stoïcisme :

A) les parties de la philosophie, hormis l’éthique(§ 5-13) ;

B) la Fin des biens selon les Anciens (§ 14-18) ;C) Zénon n’avait aucune raison de rompre avec eux

(§ 19-43) ;a) arguments « populaires », de type rhétorique

(§ 19-23) ;b) arguments physiques à partir de thèses communes

à Zénon et aux Anciens (§ 24-43).II. Arguments « restants » contre les thèses propres

aux stoïciens tant sur le fond de la doctrine (le bien, lavie heureuse et les « préférables ») que sur sa forme(logique et choix du vocabulaire) [§ 44-78].

INTRODUCTION 29

Une formule conclusive offre un « brillant » exemplede la stratégie majeure adoptée dans ce livre : « Faire dela beauté morale le seul bien tout en affirmant que latendance aux choses accommodées à la vie découle de lanature, n’est-ce pas, en effet, le comble de la contradic-tion ? Quand ils [les stoïciens] veulent maintenir des pro-positions cohérentes avec la première thèse, ils tombentsur Ariston. Quand ils fuient cette conséquence, ilsdéfendent en réalité la même doctrine qu’Aristote, maistiennent mordicus à leurs vocables. » L’indifférentismed’Ariston 1 servant ainsi de repoussoir, l’éthique stoï-cienne est rabattue sur celle d’Aristote de manière à fairevaloir le point de vue syncrétique qui triomphera avecAntiochus au livre V. Cette stratégie consistant àconfronter des théories stoïciennes avec d’autres théoriesaboutit parfois à une sorte de brouillage des doctrines 2.Mais le but de la polémique, bien résumée par le slogan« suivre la nature, c’est divorcer de la nature », s’afficheclairement : il s’agit de prouver que la Fin de l’éthiquestoïcienne rompt avec son principe naturel.

La portée de l’exposé placé au centre du livre IV (§ 42-48) dépasse cependant de loin sa cible stoïcienne. Cicéronformule en effet deux principes généraux :l’éthique – naturaliste – doit tout à la fois prendre encompte la continuité de la tendance (des premièreschoses conformes à la nature jusqu’aux Fins) et renoncerà inscrire celle-ci dans un processus normatif inhérent ausujet : « Ce n’est pas un motif d’action ou de devoir qui

1. Selon l’interprétation de Cicéron, pour ce dissident du stoïcisme,le Bien suprême étant absolu, les autres choses conformes à la naturedeviennent toutes également indifférentes.

2. Pour m’en tenir à l’exemple cité, d’une part, le stoïcisme n’est pascomparable à l’indifférentisme supposé d’Ariston : le choix moral y esten effet nécessaire, la fonction de tout homme doté de raison s’appli-quant aux choses conformes à la nature en tant que « préférables » ;d’autre part, la Fin stoïcienne consiste en la seule vertu, alors qu’Aris-tote adopte une Fin tripartite (biens de l’âme ainsi que du corps etbiens externes, voir III, 43).

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fait tendre vers les choses conformes à la nature, ce sontau contraire celles-ci qui mettent en mouvement et la ten-dance et l’action » (§ 48). Ainsi, non seulement Cicéronrejette sans plus ample explication la psychologie norma-tive des stoïciens 1, mais il postule à sa place un processusselon lequel l’homme, cet être naturel, est directementmotivé par les « choses » accordées à sa nature : finalismede la nature, assurément, mais l’homme se trouve ainsidépossédé de la fonction propre que lui donnait la doc-trine des stoïciens. Le traité ne reviendra pas sur cettethèse abrupte 2, peut-être surgie spontanément de la polé-mique, mais dont les implications éthiques seraient capi-tales, puisque, de l’avis de tous les protagonistes dudialogue, le Bien suprême est par excellence « conformeà la nature ».

Ailleurs, sans être original, le discours porte souventla marque de l’orateur romain. Ainsi, nous savonsqu’Antiochus, à qui Cicéron emprunte pour l’essentiel sacritique de l’éthique stoïcienne, s’était élevé contre l’éga-lité des fautes 3. Or, dans le De finibus, c’est avec des argu-ments tirés de sa pratique d’avocat que l’auteur contesteavec véhémence cette théorie stoïcienne. En définitive,Cicéron ne peut prendre pour modèle une éthique qui,

1. Académiques, I, 25, soulignait le rôle normatif, dans l’éthique stoï-cienne, de l’âme à l’égard de la « tendance » (hormê) : « Si ce qui relèvede sa fonction ne lui vient pas à l’idée, l’âme n’agira absolument jamais,elle ne sera poussée à rien, ne se mouvra jamais. » Selon les stoïciens,l’âme est entièrement rationnelle ; sa tendance aux « choses conformesà la nature » se spécifie avec la compréhension qu’elle a de sa « fonc-tion » et de son devoir, laquelle advient dès le deuxième stade du déve-loppement de l’être humain.

2. C’est un des cas où l’ouvrage est « trop sommaire » sur un pointdifficile, trait que Jules Martha opposait à sa prolixité « sur des chosestrès simples » ([1928], p. XXIV). Mais certains schémas abrupts dutraité, certaines formules tournant au stéréotype (ainsi « chosesconformes à la nature ») présentent, je crois, un grand intérêt pédago-gique dans le cadre d’une lecture critique actuelle des théoriesexposées.

3. Académiques, II, 133.

INTRODUCTION 31

par son refus de toute gradation dans « le Bien » et « leMal », condamne indistinctement aux flots du malheur 1

tous les insensés que nous sommes. Le Sage stoïcien est« roi », mais il est seul à habiter son royaume de perfec-tion. Quant à notre monde, les stoïciens ont entreprisd’en faire la Cité de tous les hommes 2, tâche « gigan-tesque », assurément – comment convaincre par exempleun habitant de Circéii 3 que le monde est sa commune ?Cette question n’a pas fini de résonner…

Le réquisitoire contre l’éthique stoïcienne peut étonnerau regard de l’opinion reçue selon laquelle elle corres-pond à un idéal romain. Alors que cette opinion paraîtconfortée par Caton, Cicéron soutient qu’il serait toutaussi impossible à un stoïcien qu’à un épicurien d’avouerpubliquement sa doctrine, puisque son rigorisme revientà nier certaines valeurs romaines. L’éthique qu’il prôneradans son traité Des devoirs correspond à celle du MoyenStoïcisme : elle définira « les fonctions à accomplir » partout homme, sans revenir sur les fonctions « parfaites »du Sage.

1. Sur cette « noyade », voir IV, 64.2. Dans ce passage (IV, 7), il s’agit bien de « la Cité commune des

hommes », alors que le monde est, selon la tradition de l’Ancien Stoï-cisme, la Cité commune aux hommes et aux dieux (III, 64).

3. Municipe sur la côte du Latium. Voir IV, 7, et note 14, p. 304.Cicéron a défendu dans son traité Des lois le principe de législationsparticulières selon les pays, tout en revendiquant un droit naturel (etdonc commun) d’inspiration stoïcienne.

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Théorie d’Antiochus d’Ascalon

Livre V. Cohérence ou cercle vertueux ? De l’anthropologie àla Fin éthique

Après avoir loué les « Anciens », Pison défendl’éthique composite d’Antiochus 1 qu’il présente commepéripatéticienne 2. De fait, elle emprunte son principe ausuccesseur d’Aristote à la tête du Lycée, Théophraste 3,puis, en intégrant diverses théories dont certaines sontprobablement empruntées aussi à cet auteur, elle opèreune révision drastique du stoïcisme à partir d’uneanthropologie originale. Quand Cicéron abordaitl’éthique dans ses Académiques, il affirmait qu’Antio-chus, sous réserve de « quelques changements », était« un authentique Stoïcien » 4. Mais en pratiquant l’art dela greffe avec une audace comparable à celle des arbori-culteurs, des pères de famille et des juristes romains 5,Antiochus a véritablement créé un hybride. Voici, dansla perspective unique de la « Fin », les thèses principalesde ce livre V, de loin le plus touffu du traité.

1. Depuis une trentaine d’années, de nombreuses études ont étéconsacrées à cet académicien dont Cicéron suivit les leçons à Athènesen 79 (voir le préambule du livre V). Sur les raisons pour lesquellesAntiochus quitta la Nouvelle Académie et ouvrit une école représen-tant selon lui l’Ancienne Académie, voir Académiques, II, 11-12 etl’Introduction citée à ce traité p. 42-46.

2. Et conforme à la doctrine académicienne (selon un syncrétismeenglobant académiciens et péripatéticiens sous le nom d’« Anciens »).

3. Voir Magnaldi [1991]. Ce principe originaire est très proche decelui des stoïciens (il en diffère principalement, me semble-t-il, en cequ’il s’applique aussi aux végétaux). L’influence de Théophraste sur lereste du livre est difficile à évaluer en raison de la perte de ses ouvragesSur le bonheur et Sur la vertu. Le résumé de l’éthique péripatéticiennepar un doxographe contemporain de Cicéron, Arius Didyme (voir latraduction de Herwig Görgemanns, in Fortenbaugh [1983], p. 165-189),présente des similitudes.

4. Académiques, II, 132.5. Sur cet art, voir Bretin-Chabrol [2012], p. 143-190 et 349-363. Et

Pison parle sous la dictée de Cicéron, lequel a peut-être une part danscette hybridation…

INTRODUCTION 33

Cette éthique, souligne Pison, est compatible avecn’importe quelle théorie de la nature. « […] dans [s]abouche “nature de l’homme” veut dire “homme” » (§ 33).La nature humaine se résume à une donnée présentéecomme biologique : un corps et une âme. La Fin devrales prendre tous deux en compte car tel est le réquisit dela nature, que manifeste la tendance originaire observablechez les jeunes enfants. Mais ce qui, selon cette mêmeobservation, distingue l’homme des autres vivants, c’estla prééminence de l’âme sur le corps. Les biens de l’âmeétant incommensurables avec ceux du corps, ils suffisentau bonheur de l’homme ; si les biens du corps s’ajoutentaux premiers, le bonheur est complet. Cicéron intervientalors vivement pour contester la possibilité même d’unevie heureuse : le bonheur n’admet pas, selon lui, dedegrés ; or cette Fin bipartite est nécessairement exposée,par le biais du corps, à quelque malheur. Pison luiréplique qu’Antiochus n’a pas inclus dans la Fin les« biens externes », parents, amis etc., de manière, précisé-ment, à la soustraire le plus possible aux divers accidentsde la vie, puisque ceux-ci n’affectent pas les biens del’âme et touchent peu les biens du corps.

Invention marquante de cette éthique : un « alphabet »des vertus que nous appelons morales (le courage, etc.)est inscrit dans l’homme. Outre cette sorte d’ADNéthique et un instinct « civil et communautaire » (§ 66),celui-ci possède, à un degré bien plus élevé que les autresêtres animés, la raison qu’il exerce, tout embruméequ’elle est, dès la petite enfance et qu’il développe pro-gressivement. À partir d’une inclination originaire pourles choses conformes à sa nature corporelle et psychique,l’être humain progresse « par de nombreux degrés » jus-qu’au « sommet que forment par leur union l’intégritédu corps et la rationalité parfaite de l’esprit » (§ 40). Lamoralité ou beauté morale s’enracine dans les vertus, ces« excellences » de l’âme que les mœurs et l’éducationdoivent développer.

FINS DES BIENS ET DES MAUX34

Selon la doctrine d’Antiochus, la « recommandation »naturelle de l’être vivant à lui-même engendre l’amourde soi. Mais comment faire naître en chacun de nous larecherche du Bien ? Pour l’essentiel, la solution procèded’un mécanisme fort simple. Les « parties » de notrecorps et de notre âme, autrement dit leurs diverses« excellences », la justice et les autres vertus, mais aussila bonne santé des membres, la beauté, etc., toutes cescomposantes possèdent leur propre pouvoir et valeur.Elles réclament « spontanément » d’être recherchées« pour elles-mêmes » (§ 46). Elles suscitent ainsi en nousun mouvement, une motivation suprême envers elles.C’est donc la constitution de l’être humain dans son par-fait état « naturel » qui est comprise au livre V commetéléologique. Nulle coupure entre le principe et la Fin,nul transfert à un autre ordre de valeur : en développantses capacités innées, l’être humain atteint progressive-ment le Bien suprême et la vie heureuse, sinon « la plusheureuse » (§ 81). C’est ainsi qu’Antiochus entendait sansdoute corriger les principaux défauts de l’Ancien Stoï-cisme dans la perspective d’une éthique naturaliste : laFin suprême, exclusive des biens du corps ; la moralité,privilège d’un Sage dont l’existence n’est pas mêmeavérée.

Dès le livre IV (§ 38), Cicéron avait donné son accord àla thèse centrale d’Antiochus : lorsqu’il s’agit du biensuprême de l’homme, nulle hésitation, « il faut chercher laréponse dans la totalité de sa nature ». Parce qu’il adoptaitégalement sa théorie selon laquelle, pour l’Ancienne Aca-démie et le Lycée, « la Fin des biens est de vivre en accordavec la nature, ce qui signifie : jouir, en y adjoignant lavertu, des premières choses que nous a données la nature »(II, 34), Cicéron pouvait raisonnablement croire quel’éthique d’Antiochus s’inscrivait dans la tradition desAnciens, en particulier les péripatéticiens 1. Et si l’onadmettait que, pour l’essentiel, les stoïciens ne différaient

1. II, 34. Voir l’analyse de Bénatouïl [2006], p. 223-226.

INTRODUCTION 35

qu’en paroles des péripatéticiens 1, on obtenait un frontuni face à Épicure, accusé au livre II de n’avoir pris encompte qu’une seule composante de notre nature.

C. INNOVATIONS :NATURE, CULTURE, ÉTHIQUE

NATURE DE L’HOMME, DES VIVANTSET DE L’UNIVERS

Ce traité des Fins dégage, mieux que d’autres ouvragesde l’Antiquité, plusieurs traits caractéristiques de la phi-losophie post-aristotélicienne. Et notamment celui-ci, quine manque pas de surprendre : à en juger par l’ensembledes témoignages subsistants, les philosophes hellénis-tiques paraissent en effet irréconciliables sur des posi-tions théoriques qui nous semblent fondamentales. Lesuns sont atomistes, alors que les autres refusent l’idéed’unités ontologiques irréductibles ; au mélange de provi-dentialisme et d’absolu déterminisme des stoïcienss’oppose le hasard des épicuriens ; le dieu suprême stoï-cien qui régit l’univers contraste fortement avec les divini-tés épicuriennes, entités évanescentes et étrangères ànotre monde. Dans le domaine gnoséologique, les diffé-rences ne sont pas moins grandes entre les deux écolesprincipales, pour ne rien dire des sceptiques qui mettentfin au rêve grec de connaissance parfaite de l’univers,mais auxquels Cicéron ne fait aucune place. Dans ledomaine de l’éthique – troisième partie de la philosophiedans la division désormais canonique 2, mais partie qui

1. Thèse soutenue par Carnéade au dire de Caton (III, 41) et défen-due aux livres IV et V avec des arguments vraisemblablement emprun-tés à Antiochus.

2. La tripartition de la philosophie remonte, selon Cicéron, aux suc-cesseurs de Platon à l’Académie et fut institutionnalisée par le stoïcienZénon (Fins, IV, 4). L’ordre adopté par celui-ci était : logique, phy-sique, éthique.

TABLE

Remerciements........................................................... 6Introduction............................................................... 7Note sur cette édition................................................. 45

FINS DES BIENS ET DES MAUX

LIVRE I

Introduction générale : Cicéron répond à ses détrac-teurs et définit son ambition................................. 49

Sujet du livre I : le système d’Épicure. – Les interlo-cuteurs de la discussion : Cicéron, Torquatus etTriarius.................................................................. 54

Présentation critique de l’épicurisme par Cicéron.... 56Caractérisation ironique de la présentation de Cicé-

ron et exposé des règles de la discussion............... 61Exposé de Torquatus, représentant de l’épicurisme.

I. Le plaisir, bien suprême et principe de la vie.... 62Suite de l’exposé de Torquatus. II. Sagesse épicu-

rienne et vie heureuse............................................ 70Péroraison. Éloge d’Épicure...................................... 82

LIVRE II

Préambule : la méthode de discussion...................... 83Critique de l’épicurisme par Cicéron........................ 84Réponse de Torquatus. Contre-attaque de Cicéron.. 91Épilogue.................................................................... 140

FINS DES BIENS ET DES MAUX340

LIVRE III

Préambule................................................................. 141La scène du dialogue. Rencontre inopinée de Cicé-

ron et de Caton..................................................... 143Position du débat : le différend entre Cicéron et les

Stoïciens porte-t-il sur le fond ou sur le vocabu-laire ?..................................................................... 145

Présentation de la doctrine des Stoïciens par Caton 147Interruption de Cicéron : il loue la clarté de Caton.... 159Poursuite de l’exposé de Caton................................. 160Conclusion................................................................ 176

LIVRE IV

Préambule................................................................. 178Cicéron répond à Caton........................................... 179Conclusion................................................................ 216Épilogue.................................................................... 217

LIVRE V

Préambule................................................................. 218Exposé de Pison d’après Antiochus.......................... 222Observations de Cicéron sur l’exposé de Pison......... 257Objections de Cicéron............................................... 258Pison reprend la parole............................................. 263Conclusion................................................................ 268

Notes......................................................................... 269Index des noms propres.............................................. 323Bibliographie.............................................................. 329

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No d’édition : L.01EHPN000765.N001Dépôt légal : mars 2016