entre les oasis d’Égypte et la route de la...

25
GNOSE ET MANICHÉISME ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA SOIE HOMMAGE À JEAN-DANIEL DUBOIS

Upload: others

Post on 22-Aug-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

GNOSE ET MANICHÉISME

ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA SOIE

HOMMAGE À JEAN-DANIEL DUBOIS

Page 2: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

176

Illustration de couverture : Quatre âmes à la recherche du salut symbolisées par quatre jeunes dans le Diagramme de l’Univers, détail (d’après S. Gulácsi – J. BeDuhn, Picturing Mani’s Cosmology, planche 15). Tous droits réservés. Photo p. 6 : Jean-Daniel Dubois © Vincent Combet.

GNOSE ET MANICHÉISME

ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA SOIE

HOMMAGE À JEAN-DANIEL DUBOIS

Sous la direction de Anna Van Den KerchoVe

et Luciana Gabriela soares santoprete

FH

Page 3: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

176

Illustration de couverture : Quatre âmes à la recherche du salut symbolisées par quatre jeunes dans le Diagramme de l’Univers, détail (d’après S. Gulácsi – J. BeDuhn, Picturing Mani’s Cosmology, planche 15). Tous droits réservés. Photo p. 6 : Jean-Daniel Dubois © Vincent Combet.

GNOSE ET MANICHÉISME

ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA SOIE

HOMMAGE À JEAN-DANIEL DUBOIS

Sous la direction de Anna Van Den KerchoVe

et Luciana Gabriela soares santoprete

FH

Page 4: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

La Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses

La collection Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences reli-gieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent soixante-dix volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pra-tiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, socio-logie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes dis-parues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’origina-lité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissi-dences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (enseignants-chercheurs à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…).

Directeur de la collection : Arnaud séranDour

Secrétaires d’édition : Cécile GuiVarch, Anna WaiDe

Comité de rédaction : Denise aiGle, Mohammad Ali amir-moezzi, Jean-Robert armoGathe, Marie-Odile Boulnois, Gilbert Dahan, Jean-Daniel DuBois, Vincent Goossaert, Michael houseman, Christian JamBet, Alain le Boulluec, François De poliGnac, Jean-Noël roBert.

© 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2017/0095/34ISBN 978-2-503-56763-1e-ISBN 978-2-503-56764-810.1484/M.BEHE-EB.5.109918

Printed on acid-free paper.

Page 5: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

La Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses

La collection Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences reli-gieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent soixante-dix volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pra-tiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, socio-logie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes dis-parues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’origina-lité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissi-dences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (enseignants-chercheurs à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…).

Directeur de la collection : Arnaud séranDour

Secrétaires d’édition : Cécile GuiVarch, Anna WaiDe

Comité de rédaction : Denise aiGle, Mohammad Ali amir-moezzi, Jean-Robert armoGathe, Marie-Odile Boulnois, Gilbert Dahan, Jean-Daniel DuBois, Vincent Goossaert, Michael houseman, Christian JamBet, Alain le Boulluec, François De poliGnac, Jean-Noël roBert.

Page 6: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Einar Thomassen

172

common origin, probably in an early Christological context. We have another set of three terms that represent mental faculties: Wisdom, Understanding, and a third term that originally probably was not Zeal or Envy. Those two groups of terms were combined and supplemented by Providence to make a set of seven. This conceptual heptad is then associated with the seven parts of the human body. Gnostic system builders took this model and applied it to their own particular anthropogonic theories of archonitic melothesia, loading the terms with negative connotations in the process. Many centuries later, the model reappears in a mutated but nevertheless recognisable shape in a very different context. How it got there lies shrouded in the darkness of history.

173

LE THÉÂTRE DU MONDE : ILLUSION OU RÉDEMPTION ?

Claudine Besset-lamoine

École pratique des hautes études, PSL Research University Paris

[email protected]

Préambule

Pedro Calderón de la Barca 1, présente dans son Grand théâtre du monde le couple du Ciel et de la Terre de la manière suivante : « Grandiose ordonnance de cette architecture terrestre aux multiples aspects toi qui, par tes ombres et tes lointains, usurpes ses reflets à mon édifice céleste 2. » L’extraordinaire conception dramaturgique de cet auto sacramental 3 repose sur le dispositif suivant comme il l’indique lui-même dans une de ses didascalies : « Au son de la musique, deux globes s’ouvrent en même temps : dans l’un un trône de

1. Pedro Calderón de la Barca, poète et dramaturge espagnol, né et décédé à Madrid (1600-1681). Sa pièce de théâtre : La Vie est un songe [La vida es sueño], inspirée d’un conte des Mille et une nuits et représentée en 1635, demeure à ce jour son plus grand succès. Le Grand théâtre du monde lui est antérieur pour la composition, sans doute 1633, et fut représenté aussi en 1635.

2. Pedro Calderón de la Barca, Le Grand théâtre du monde (El gran teatro del mundo), 1-4 ; trad. F. BonFils, dans Pedro Calderón de la Barca, Le Grand théâtre du monde, éd. et trad. F. BonFils, Paris 2003, p. 64-65. Nous sommes redevables à Guillaume Martel Lasalle d’une lecture éclairante du texte dans son Mémoire de Maîtrise en Études littéraires : G. martel lasalle, « Le Monde en représentation dans l’auto sacramental Le Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca : la figure du theatrum mundi prise comme matière dramatique », Université du Québec, Montréal 2010.

3. Auto sacramental ou acte sacramentel : nom donné dans l’art baroque à une pièce de théâtre qui traite d’un sujet religieux en utilisant la forme allégorique et ce, en un seul acte. Dans Le Grand théâtre du monde, le thème traité est celui de l’eucharistie et, après la cérémonie processionnelle lors de la Fête-Dieu, la pièce avec son dispositif scénique des deux globes fut jouée en place publique. Le texte puise abondamment dans l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Voir l’introduction de F. BonFils, à Pedro Calderón de la Barca, Le Grand théâtre du monde, p. 7-60 et la chronologie p. 209-230.

Page 7: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

174

gloire où l’Auteur est assis, dans l’autre un décor à deux portes. Sur l’un est peint un berceau, sur l’autre un cercueil 4. » Le grand poète espagnol écrivit plus de quatre-vingt de ces textes dans sa fonction officielle de poète à la cour du roi d’Espagne Philippe IV. La composition et le jeu dramatique de ces spectacles sont indissociables alors des contraintes d’une stricte dogmatique institutionnelle ; ils s’inscrivent dans le calendrier des fêtes religieuses et leur public est constitué par un auditoire essentiellement populaire.

Les Pères de l’Église ont été sensibles à ce type de dynamique de la métaphore spectaculaire et les enjeux qu’elle implique. Irénée de Lyon l’uti-lise à des fins hérésiologiques, décrivant les mythes gnostiques comme des trames de pantomimes ou de comédies sans valeur au bénéfice de sa réfu-tation : « Puisqu’à ce vaudeville il ne manque que le dénouement 5 », alors que Tertullien 6, détournant et amplifiant la métaphore, va lui donner, dans ce contexte chrétien, la valeur de l’éternel et de l’ineffable :

Et bientôt, quel spectacle que l’arrivée du Seigneur, désormais incontes-table, majestueux, triomphant ! Oh, l’exultation des anges ! Oh, la gloire des saints qui ressuscitent ! Oh, l’avènement du règne des justes ! Oh, la Jérusalem nouvelle 7.

Cette métaphore du théâtre se voit également utilisée chez les philosophes comme Épictète 8, qui ne perçoit d’espace de liberté que dans la performance accomplie dans le rôle qui nous a été octroyé. Plotin, pour sa part, y traduit généralement la signification de l’éphémère du monde d’ici-bas et des illu-sions qui l’accompagnent :

4. Pedro Calderón de la Barca, Le Grand théâtre du monde : cette didascalie s’inscrit entre les vers 627 et 628 du texte, p. 104-105.

5. Irénée de Lyon, Contre les hérésies I 9,5 (trad. A. rousseau – l. Doutreleau, dans Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Livre I, tome II, éd. et trad. A. Rousseau – L. Doutreleau, Paris 1979, p. 151).

6. Tertullien, Les Spectacles (De spectaculis), éd. et trad. M. turcan, Paris 1986.7. Tertullien, Les Spectacles, xxx,1 (trad. M. turcan).8. Le philosophe stoïcien prévient, dans son Manuel xVii : « Rappelle-toi : tu es un acteur

dans un drame, un drame tel que le veut l’auteur : court, s’il le veut court ; long s’il le veut long ; s’il veut que tu joues un mendiant, c’est pour que, celui-là aussi, tu le joues avec talent […]. Ce qui te revient en effet, c’est de bien jouer le rôle qui t’a été donné ; mais de choisir, c’est l’affaire d’un autre » (trad. E. cattin, dans Arrien, Manuel d’Épictète, trad. et notes E. cattin, introd. L. JaFFro, Paris 1997, p. 70). Voir M. BourBon, « Jeu théâtral et réalité dans le stoïcisme : du possible “jouable” à la reprise », dans S. alexanDre – E. roGan (dir.), Modalisations du réel : nécessité, possibilité, contingence. Actes des colloques de l’association Zetesis, Zetesis 5 (2014), en ligne : http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article44 (consulté le 7 septembre 2014).

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

175

Car dans toutes les circonstances de la vie réelle, ce n’est pas l’âme au-dedans de nous, c’est son ombre, l’homme extérieur, qui gémit, se plaint et remplit tous ses rôles sur ce théâtre à scènes multiples qui est la terre entière 9.

Ainsi, si l’on en excepte la vision grandiose de Tertullien, les images pro-posées dans cet usage de la métaphore du theatrum mundi ont au minimum un caractère profondément désabusé sur ce lieu où évoluent les créatures humaines, ces acteurs dépourvus d’autonomie, lamentables ombres errantes en quête d’elles-mêmes, car les « vrais » rôles sont distribués par ailleurs. Tour à tour les ingrédients qui constituent l’entité théâtre : acteurs, scène, costumes, rôles sont privilégiés dans la nécessité de telle ou telle démons-tration théologique ou philosophique. Un autre exemple littéraire va voir la métaphore s’élargir à l’édifice tout entier, il s’agit du théâtre de la mémoire 10, dispositif inventé par Giulio Camillo au xVie siècle dans sa recherche de la classification des « lieux éternels ». Nous percevons dans son préambule son souci de l’ordonnancement des « secrets divins » et le soin qu’il applique à les agencer selon la structure et l’organisation du théâtre antique :

C’est pourquoi en suivant l’ordre de la création du monde, nous placerons dans les premiers degrés les choses les plus simples, ou celles dont nous pouvons imaginer que le plan divin les a placées avant les autres choses créées 11.

Son classement s’effectue en sept degrés ou sept gradins sous l’égide des sept planètes, le soleil/Apollon se trouvant au centre du dispositif sous l’appel-lation de « Banquet de l’ensemble des êtres ». Ayant ainsi organisé le savoir universel, il ne reste plus à Giulio Camillo qu’à mettre en mouvement la repré-sentation où l’unique spectateur qui renaît perpétuellement à lui-même se trouvera alors sur scène face à l’univers !

9. Plotin, De la Providence, Traité 47 (III, 2), 16 (trad. É. Bréhier, dans Plotin, Ennéades, t. III, éd. et trad. É. Bréhier, Paris 20022, p. 65).

10. L’idée du théâtre de la mémoire provient d’une des rubriques de l’éloquence classique qui consistait à placer les différentes parties d’un discours dans des « lieux » spécifiques. Ce procédé mnémotechnique permettait à l’orateur de restituer telle ou telle partie de son discours selon la physionomie du « lieu ». Voir B. scheFer, « Introduction », dans Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire, trad. E. cantaVenera – B. scheFer, introd. B. scheFer, Paris 2001, p. 7-31.

11. Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire, p. 54.

Page 8: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

174

gloire où l’Auteur est assis, dans l’autre un décor à deux portes. Sur l’un est peint un berceau, sur l’autre un cercueil 4. » Le grand poète espagnol écrivit plus de quatre-vingt de ces textes dans sa fonction officielle de poète à la cour du roi d’Espagne Philippe IV. La composition et le jeu dramatique de ces spectacles sont indissociables alors des contraintes d’une stricte dogmatique institutionnelle ; ils s’inscrivent dans le calendrier des fêtes religieuses et leur public est constitué par un auditoire essentiellement populaire.

Les Pères de l’Église ont été sensibles à ce type de dynamique de la métaphore spectaculaire et les enjeux qu’elle implique. Irénée de Lyon l’uti-lise à des fins hérésiologiques, décrivant les mythes gnostiques comme des trames de pantomimes ou de comédies sans valeur au bénéfice de sa réfu-tation : « Puisqu’à ce vaudeville il ne manque que le dénouement 5 », alors que Tertullien 6, détournant et amplifiant la métaphore, va lui donner, dans ce contexte chrétien, la valeur de l’éternel et de l’ineffable :

Et bientôt, quel spectacle que l’arrivée du Seigneur, désormais incontes-table, majestueux, triomphant ! Oh, l’exultation des anges ! Oh, la gloire des saints qui ressuscitent ! Oh, l’avènement du règne des justes ! Oh, la Jérusalem nouvelle 7.

Cette métaphore du théâtre se voit également utilisée chez les philosophes comme Épictète 8, qui ne perçoit d’espace de liberté que dans la performance accomplie dans le rôle qui nous a été octroyé. Plotin, pour sa part, y traduit généralement la signification de l’éphémère du monde d’ici-bas et des illu-sions qui l’accompagnent :

4. Pedro Calderón de la Barca, Le Grand théâtre du monde : cette didascalie s’inscrit entre les vers 627 et 628 du texte, p. 104-105.

5. Irénée de Lyon, Contre les hérésies I 9,5 (trad. A. rousseau – l. Doutreleau, dans Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Livre I, tome II, éd. et trad. A. Rousseau – L. Doutreleau, Paris 1979, p. 151).

6. Tertullien, Les Spectacles (De spectaculis), éd. et trad. M. turcan, Paris 1986.7. Tertullien, Les Spectacles, xxx,1 (trad. M. turcan).8. Le philosophe stoïcien prévient, dans son Manuel xVii : « Rappelle-toi : tu es un acteur

dans un drame, un drame tel que le veut l’auteur : court, s’il le veut court ; long s’il le veut long ; s’il veut que tu joues un mendiant, c’est pour que, celui-là aussi, tu le joues avec talent […]. Ce qui te revient en effet, c’est de bien jouer le rôle qui t’a été donné ; mais de choisir, c’est l’affaire d’un autre » (trad. E. cattin, dans Arrien, Manuel d’Épictète, trad. et notes E. cattin, introd. L. JaFFro, Paris 1997, p. 70). Voir M. BourBon, « Jeu théâtral et réalité dans le stoïcisme : du possible “jouable” à la reprise », dans S. alexanDre – E. roGan (dir.), Modalisations du réel : nécessité, possibilité, contingence. Actes des colloques de l’association Zetesis, Zetesis 5 (2014), en ligne : http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article44 (consulté le 7 septembre 2014).

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

175

Car dans toutes les circonstances de la vie réelle, ce n’est pas l’âme au-dedans de nous, c’est son ombre, l’homme extérieur, qui gémit, se plaint et remplit tous ses rôles sur ce théâtre à scènes multiples qui est la terre entière 9.

Ainsi, si l’on en excepte la vision grandiose de Tertullien, les images pro-posées dans cet usage de la métaphore du theatrum mundi ont au minimum un caractère profondément désabusé sur ce lieu où évoluent les créatures humaines, ces acteurs dépourvus d’autonomie, lamentables ombres errantes en quête d’elles-mêmes, car les « vrais » rôles sont distribués par ailleurs. Tour à tour les ingrédients qui constituent l’entité théâtre : acteurs, scène, costumes, rôles sont privilégiés dans la nécessité de telle ou telle démons-tration théologique ou philosophique. Un autre exemple littéraire va voir la métaphore s’élargir à l’édifice tout entier, il s’agit du théâtre de la mémoire 10, dispositif inventé par Giulio Camillo au xVie siècle dans sa recherche de la classification des « lieux éternels ». Nous percevons dans son préambule son souci de l’ordonnancement des « secrets divins » et le soin qu’il applique à les agencer selon la structure et l’organisation du théâtre antique :

C’est pourquoi en suivant l’ordre de la création du monde, nous placerons dans les premiers degrés les choses les plus simples, ou celles dont nous pouvons imaginer que le plan divin les a placées avant les autres choses créées 11.

Son classement s’effectue en sept degrés ou sept gradins sous l’égide des sept planètes, le soleil/Apollon se trouvant au centre du dispositif sous l’appel-lation de « Banquet de l’ensemble des êtres ». Ayant ainsi organisé le savoir universel, il ne reste plus à Giulio Camillo qu’à mettre en mouvement la repré-sentation où l’unique spectateur qui renaît perpétuellement à lui-même se trouvera alors sur scène face à l’univers !

9. Plotin, De la Providence, Traité 47 (III, 2), 16 (trad. É. Bréhier, dans Plotin, Ennéades, t. III, éd. et trad. É. Bréhier, Paris 20022, p. 65).

10. L’idée du théâtre de la mémoire provient d’une des rubriques de l’éloquence classique qui consistait à placer les différentes parties d’un discours dans des « lieux » spécifiques. Ce procédé mnémotechnique permettait à l’orateur de restituer telle ou telle partie de son discours selon la physionomie du « lieu ». Voir B. scheFer, « Introduction », dans Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire, trad. E. cantaVenera – B. scheFer, introd. B. scheFer, Paris 2001, p. 7-31.

11. Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire, p. 54.

Page 9: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

176

Le modèle et la copie

Nous nous proposons ici de faire connaître un sort différent à la métaphore du theatrum mundi en l’appliquant à deux textes coptes tirés du codex I de Nag Hammadi (dorénavant NH 12), l’Évangile de la Vérité 13 et le Traité Tripartite 14. Ni l’un, ni l’autre de ces écrits n’évoquent, au sens propre, le théâtre, ni ne font la moindre allusion au rôle ou à la fonction d’acteur qui pourrait être attribuée soit à l’âme, soit à la créature humaine dans l’enjeu de son destin et de son salut. Cependant, dans les dispositifs métaphysiques et religieux qui président à leur écriture, nous nous trouvons bien en présence de deux mondes, le ciel et la terre, celui de la réalité et celui de l’ombre et de l’illusion : là-bas et ici-bas, lieux de scénarios théologiques où se déroule le cheminement du salut. Dans ce dialogue entre le là-bas et le ici-bas, le premier lieu s’inscrit dans un apparat conceptuel qui s’impose comme modèle et le second revêt les caractéristiques d’une appli-cation ou d’une simulation par duplication.

Le couple célèbre copie/modèle trouve son expression la plus aboutie dans son application à la description de la construction de l’univers dans le Timée où Platon y expose ce qu’il appelle lui-même « un conte vraisemblable 15 ». Il pose tout d’abord la question suivante : « Quel est l’être éternel et qui ne naît point et quel est celui qui naît toujours et n’existe jamais 16 ? » Dans son argu-mentation, il s’appuie ensuite sur sa théorie du modèle et en définit deux types essentiels, l’un fruit de l’intellect et du logos et le second de la sensation et de l’opinion : les deux objets issus de cette démarche auront des caractéristiques bien différentes. L’un a pour privilège d’être en lui-même identique et voué à l’éternité, quant au second, produit du devenir, « il naît et meurt, mais n’existe jamais réellement 17 ». Il va sans dire que ce second modèle n’a pas force de loi.

12. Les références des textes de Nag Hammadi se comprennent de la manière suivante : NH signifie Nag Hammadi ; le chiffre romain indique le numéro du codex ; le chiffre arabe qui suit indique le numéro du texte au sein du codex en question. Enfin, quand des citations sont données, la pagination indiquée est celle du codex. Dans le codex I, l’Évangile de la Vérité, le troisième écrit du codex, va de la page 16 à la page 43 et le Traité Tripartite, le cinquième écrit du codex, de la page 51 à la page 138.

13. a. pasquier – e. thomassen, « Évangile de la vérité (NH I, 3 ; XII, 2) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques. La Bibliothèque de Nag Hammadi, Paris 2007, p. 55-81.

14. l. painchauD – e. thomassen, « Traité Tripartite (NH I, 5) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques, p. 125-204.

15. Platon, Timée 29d, trad. A. riVauD, dans Platon, Œuvres complètes, t. X, Timée–Critias, éd. et trad. A. riVauD, Paris 1963 (19251), p. 142. Voir aussi Platon, Timée / Critias, trad. L. Brisson, Paris 1992.

16. Ibid., 27d (trad. A. riVauD).17. Ibid., 28a (trad. A. riVauD).

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

177

Cette démarche nous apparaît comme le véritable prototype de l’architecto-nique des procédés qui conduisent à une construction des représentations néces-saires à une explication métaphysique de notre condition humaine. En effet, grâce à ce qui est visible par nos sens et grâce à une division arbitraire des outils mis à notre disposition par cette même condition, c’est-à-dire celle du sensible, nous usons des sens mis au service de la raison pour édifier cette hypothèse du modèle et de sa copie. Nous en arrivons donc, à la suite du philosophe grec, à envisager un monde transcendant d’une part et un monde éphémère d’autre part, par une sorte de cheminement à rebours. Ceci ne manque pas de susciter un certain nombre de difficultés en cours de route et Platon y répond ainsi.

Tout d’abord, à aucun moment, Platon n’évacue le fait qu’il s’agit d’une problématique du « concevoir » et qu’il convient d’invoquer les dieux pour en parler. Il va donc résoudre la difficulté initiale par le principe de la causalité, faisant de l’objet premier de la modélisation « une cause déterminée 18 », ce qui inverse la dynamique de la démarche qui va désormais dans le bon sens, de l’hypothèse vers son application. Néanmoins, le philosophe par la bouche de Timée reconnaît bien que cette cause demeure extrêmement malaisée à cerner et nous laisse dans l’expectative quant à l’initiateur éventuel de celle-ci – « Toutefois, découvrir l’auteur et le Père de cet Univers, c’est un grand exploit, et quand on l’a découvert, il est impossible de le révéler à tous 19 » –, puisque, en tous les cas, dans le texte rien ou presque rien ne nous permet d’avoir une idée de cette paternité, sinon de manière oblique. La présence des instances divines se manifeste à deux niveaux, tout d’abord au niveau exté-rieur du déroulement du dialogue où les protagonistes se conduisent dans le respect strict des traditions en procédant à une invocation de manière ritua-lisée. Ainsi, il convient :

[…] d’appeler à l’aide les Dieux et les Déesses, les prier que nos propos soient toujours, en tout ce qui les touche, conformes avant tout à leur pensée, et en ce qui nous concerne, logiquement ordonnés. Touchant les Dieux que telle soit donc notre invocation. Et, en ce qui nous touche, invoquons-les aussi afin que vous saisissiez bien vite et afin que, moi, j’expose le plus clairement possible, ce que je conçois sur notre sujet 20.

Pour ce qui est du versant intérieur du déroulement de l’exposé de Timée, sur l’auteur de l’engendrement et de la fabrique de l’univers, esquisser ne serait-ce qu’une ébauche de représentation sommaire de celui-ci relève en effet de la gageure. Nous remarquons différentes possibilités dans le texte, outre la cause déterminée, comme « l’être éternel » ou bien « l’auteur et le

18. Ibid., 28c.19. Ibid., 28c.20. Ibid., 27c-d. Dans l’Épinomis, par exemple, nous retrouvons cette même inclination

respectueuse vers les divinités par un « jeu de louanges » (980b).

Page 10: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

176

Le modèle et la copie

Nous nous proposons ici de faire connaître un sort différent à la métaphore du theatrum mundi en l’appliquant à deux textes coptes tirés du codex I de Nag Hammadi (dorénavant NH 12), l’Évangile de la Vérité 13 et le Traité Tripartite 14. Ni l’un, ni l’autre de ces écrits n’évoquent, au sens propre, le théâtre, ni ne font la moindre allusion au rôle ou à la fonction d’acteur qui pourrait être attribuée soit à l’âme, soit à la créature humaine dans l’enjeu de son destin et de son salut. Cependant, dans les dispositifs métaphysiques et religieux qui président à leur écriture, nous nous trouvons bien en présence de deux mondes, le ciel et la terre, celui de la réalité et celui de l’ombre et de l’illusion : là-bas et ici-bas, lieux de scénarios théologiques où se déroule le cheminement du salut. Dans ce dialogue entre le là-bas et le ici-bas, le premier lieu s’inscrit dans un apparat conceptuel qui s’impose comme modèle et le second revêt les caractéristiques d’une appli-cation ou d’une simulation par duplication.

Le couple célèbre copie/modèle trouve son expression la plus aboutie dans son application à la description de la construction de l’univers dans le Timée où Platon y expose ce qu’il appelle lui-même « un conte vraisemblable 15 ». Il pose tout d’abord la question suivante : « Quel est l’être éternel et qui ne naît point et quel est celui qui naît toujours et n’existe jamais 16 ? » Dans son argu-mentation, il s’appuie ensuite sur sa théorie du modèle et en définit deux types essentiels, l’un fruit de l’intellect et du logos et le second de la sensation et de l’opinion : les deux objets issus de cette démarche auront des caractéristiques bien différentes. L’un a pour privilège d’être en lui-même identique et voué à l’éternité, quant au second, produit du devenir, « il naît et meurt, mais n’existe jamais réellement 17 ». Il va sans dire que ce second modèle n’a pas force de loi.

12. Les références des textes de Nag Hammadi se comprennent de la manière suivante : NH signifie Nag Hammadi ; le chiffre romain indique le numéro du codex ; le chiffre arabe qui suit indique le numéro du texte au sein du codex en question. Enfin, quand des citations sont données, la pagination indiquée est celle du codex. Dans le codex I, l’Évangile de la Vérité, le troisième écrit du codex, va de la page 16 à la page 43 et le Traité Tripartite, le cinquième écrit du codex, de la page 51 à la page 138.

13. a. pasquier – e. thomassen, « Évangile de la vérité (NH I, 3 ; XII, 2) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques. La Bibliothèque de Nag Hammadi, Paris 2007, p. 55-81.

14. l. painchauD – e. thomassen, « Traité Tripartite (NH I, 5) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques, p. 125-204.

15. Platon, Timée 29d, trad. A. riVauD, dans Platon, Œuvres complètes, t. X, Timée–Critias, éd. et trad. A. riVauD, Paris 1963 (19251), p. 142. Voir aussi Platon, Timée / Critias, trad. L. Brisson, Paris 1992.

16. Ibid., 27d (trad. A. riVauD).17. Ibid., 28a (trad. A. riVauD).

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

177

Cette démarche nous apparaît comme le véritable prototype de l’architecto-nique des procédés qui conduisent à une construction des représentations néces-saires à une explication métaphysique de notre condition humaine. En effet, grâce à ce qui est visible par nos sens et grâce à une division arbitraire des outils mis à notre disposition par cette même condition, c’est-à-dire celle du sensible, nous usons des sens mis au service de la raison pour édifier cette hypothèse du modèle et de sa copie. Nous en arrivons donc, à la suite du philosophe grec, à envisager un monde transcendant d’une part et un monde éphémère d’autre part, par une sorte de cheminement à rebours. Ceci ne manque pas de susciter un certain nombre de difficultés en cours de route et Platon y répond ainsi.

Tout d’abord, à aucun moment, Platon n’évacue le fait qu’il s’agit d’une problématique du « concevoir » et qu’il convient d’invoquer les dieux pour en parler. Il va donc résoudre la difficulté initiale par le principe de la causalité, faisant de l’objet premier de la modélisation « une cause déterminée 18 », ce qui inverse la dynamique de la démarche qui va désormais dans le bon sens, de l’hypothèse vers son application. Néanmoins, le philosophe par la bouche de Timée reconnaît bien que cette cause demeure extrêmement malaisée à cerner et nous laisse dans l’expectative quant à l’initiateur éventuel de celle-ci – « Toutefois, découvrir l’auteur et le Père de cet Univers, c’est un grand exploit, et quand on l’a découvert, il est impossible de le révéler à tous 19 » –, puisque, en tous les cas, dans le texte rien ou presque rien ne nous permet d’avoir une idée de cette paternité, sinon de manière oblique. La présence des instances divines se manifeste à deux niveaux, tout d’abord au niveau exté-rieur du déroulement du dialogue où les protagonistes se conduisent dans le respect strict des traditions en procédant à une invocation de manière ritua-lisée. Ainsi, il convient :

[…] d’appeler à l’aide les Dieux et les Déesses, les prier que nos propos soient toujours, en tout ce qui les touche, conformes avant tout à leur pensée, et en ce qui nous concerne, logiquement ordonnés. Touchant les Dieux que telle soit donc notre invocation. Et, en ce qui nous touche, invoquons-les aussi afin que vous saisissiez bien vite et afin que, moi, j’expose le plus clairement possible, ce que je conçois sur notre sujet 20.

Pour ce qui est du versant intérieur du déroulement de l’exposé de Timée, sur l’auteur de l’engendrement et de la fabrique de l’univers, esquisser ne serait-ce qu’une ébauche de représentation sommaire de celui-ci relève en effet de la gageure. Nous remarquons différentes possibilités dans le texte, outre la cause déterminée, comme « l’être éternel » ou bien « l’auteur et le

18. Ibid., 28c.19. Ibid., 28c.20. Ibid., 27c-d. Dans l’Épinomis, par exemple, nous retrouvons cette même inclination

respectueuse vers les divinités par un « jeu de louanges » (980b).

Page 11: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

178

Père de cet univers », voire « l’ordonnateur ». En tout état de cause cette représentation d’une figure divine première, d’un theos hypsistos, est liée à la notion d’éternel, d’identique, d’immuable et à l’idée de bien et de beau 21. Ce principe initial, une fois établi, Platon en vient à la fabrique du monde et il a recours à un démiurge dont l’expertise artisanale permet l’élaboration d’un objet « copie », en posant toutefois le postulat de son inclination vers le beau et le bien, faisant le pari qu’il ne regarderait jamais ailleurs que vers le haut : « Or, il est absolument évident pour tous que l’ouvrier a contemplé le modèle éternel. Car ce monde est la plus belle des choses qui sont nées et l’ouvrier la plus parfaite des causes 22. »

De fil en aiguille, comme dans le cas d’un enchâssement d’une pièce dans la pièce, d’une mise en abyme, le Démiurge s’installe dans le processus divin de création, devenant en quelque sorte agent et outil du modèle éternel : « Donc, le Dieu, ayant décidé de former le Monde, le plus possible à la res-semblance du plus beau des êtres intelligibles et d’un être parfait en tout, en a fait un vivant unique 23. » Il se saisit ensuite de la « cause errante », concept dont le caractère paradoxal ne peut cesser d’étonner, qui lui servira de matière ouvrière dans la fabrique de l’univers. Nous nous trouvons donc face à la constatation de l’existence de trois espèces dans l’édifice théorique de la théo-gonie platonicienne et des applications de la mimêsis divine :

L’une, nous avions estimé que c’était l’espèce du Modèle, espèce intelligible et immuable ; la seconde, copie du Modèle sujette à la naissance et visible […] mais, maintenant, la suite de notre raisonnement semble nous contraindre à tenter de faire concevoir par nos paroles, cette troisième espèce, laquelle est difficile et obscure 24.

Nous étant assurés de cette théorie fondatrice du modèle et de la copie développant le scénario d’un là-bas idéal par rapport à un ici, objet parfait dans sa conception, mais où rodent dans l’oubli des ombres et des créatures corrompues. Nous reposons donc le principe d’un theatrum mundi étranger à l’imitation mais tourné vers la représentation qui recouvre un autre fon-damental de l’activité spéculative et conceptuelle, c’est-à-dire la fonction créatrice du rendre visible l’invisible. Par l’utilisation de cette métaphore du theatrum mundi, nous allons mettre en scène les représentations propres à nos deux textes du codex I découvert près de Nag Hammadi et notre pré-occupation essentielle sera de mettre en valeur le rôle de celles-ci dans ces

21. Au-delà de l’idée platonicienne de Bien et de Beau, nous rejoignons un principe qui s’identifie, peut-être, à l’Un, s’il ne s’identifie pas à Dieu. Nous renvoyons aux huit hypothèses du Parménide.

22. Platon, Timée 29a (trad. A. riVauD).23. Ibid. 30d.24. Ibid. 48e-49a.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

179

œuvres dédiées à la prédication et à l’enseignement de la doctrine valenti-nienne. Chemin faisant, nous mettrons en exergue le fait qu’être condamné à la scène du monde n’est pas qu’une illusion fatale mais aussi une voie possible dans la perspective de la rédemption et du salut.

Le Livre des vivants

Dans le cadre des deux textes valentiniens 25 de Nag Hammadi 26 nous allons attribuer à l’Évangile de la Vérité la fonction d’une partition qui ser-vira de support en quelque sorte musical au déroulement narratif du Traité Tripartite. Il est vrai que devant la dimension poétique, voire lyrique de la langue de ces deux textes, nous sommes plus proches du contexte d’un opéra flamboyant d’images, de décors et de chants. Il n’en demeure pas moins que la scène est toujours présente et que la représentation peut commencer.

En guise d’ouverture, la thématique de la Bonne Nouvelle irrigue entiè-rement le texte de l’Évangile de la Vérité. Du début à la fin, la parole s’avère comme une source rafraîchissante pour les âmes, elle apaise la soif des égarés et nourrit l’attente des éveillés : « Le nom de Bonne Nouvelle est la révé-lation de l’espoir, puisque, pour ceux qui sont à sa recherche, il signifie la découverte 27. » Elle se décline sur une grille d’accords qui s’égrènent comme les cailloux blancs du conte sur le chemin, signes et traces de la Parole. Elle répond aux messages de la prophétie ancienne. Elle éclaire comme un fanal les eaux sombres de la matière. Silencieux, inertes, tout autour, les vases 28 reposent, réceptacles de la Parole, ils se briseront sur ses résonances ou se rempliront de douceur : destruction, fêlure ou plénitude. Dès cette ouverture,

25. Au cours du iie siècle de notre ère, différents mouvements se sont écartés du courant principal de la doctrine chrétienne dit de la Grande Église. Deux d’entre eux ont profondément marqué le déroulement de l’histoire religieuse de cette période : celui de Marcion (85-160), réformateur des Écritures chassé de Rome en 144 et celui de son contemporain Valentin qui enseigna à Rome entre 135 et 160. Voir Irénée de Lyon qui, dans le livre I de son Contre les hérésies, réserve une large place à Valentin et ses disciples ; pour Marcion, lire chez le même hérésiologue, Contre les hérésies I,27,2-4. Pour le valentinisme, voir également E. thomassen, « Introduction », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques, p. xliii-lVii et E. thomassen, The Spiritual Seed, Leyde 2006.

26. Nous rappelons que la collection des treize codices de Nag Hammadi constituée de manuscrits en langue copte a été découverte en Égypte en 1945. Ceux-ci se trouvent aujourd’hui rassemblés au Musée du Caire. Les deux textes choisis appartiennent au codex I dit Codex Jung qui contient cinq textes, tous considérés comme relevant de la mouvance valentinienne.

27. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 17,1-3 (trad. a. pasquier – e. thomassen).28. La parabole des vases, Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 25,30-26,15, indique les différentes

types de réception à la parole du Sauveur. Nous rappelons ici le mythe de Pandore dans Les travaux et les jours d’Hésiode, v. 90-98 (Hésiode, Les Travaux et les Jours – Bouclier, texte établi et traduit par P. mazon, Paris 1993 [19281]).

Page 12: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

178

Père de cet univers », voire « l’ordonnateur ». En tout état de cause cette représentation d’une figure divine première, d’un theos hypsistos, est liée à la notion d’éternel, d’identique, d’immuable et à l’idée de bien et de beau 21. Ce principe initial, une fois établi, Platon en vient à la fabrique du monde et il a recours à un démiurge dont l’expertise artisanale permet l’élaboration d’un objet « copie », en posant toutefois le postulat de son inclination vers le beau et le bien, faisant le pari qu’il ne regarderait jamais ailleurs que vers le haut : « Or, il est absolument évident pour tous que l’ouvrier a contemplé le modèle éternel. Car ce monde est la plus belle des choses qui sont nées et l’ouvrier la plus parfaite des causes 22. »

De fil en aiguille, comme dans le cas d’un enchâssement d’une pièce dans la pièce, d’une mise en abyme, le Démiurge s’installe dans le processus divin de création, devenant en quelque sorte agent et outil du modèle éternel : « Donc, le Dieu, ayant décidé de former le Monde, le plus possible à la res-semblance du plus beau des êtres intelligibles et d’un être parfait en tout, en a fait un vivant unique 23. » Il se saisit ensuite de la « cause errante », concept dont le caractère paradoxal ne peut cesser d’étonner, qui lui servira de matière ouvrière dans la fabrique de l’univers. Nous nous trouvons donc face à la constatation de l’existence de trois espèces dans l’édifice théorique de la théo-gonie platonicienne et des applications de la mimêsis divine :

L’une, nous avions estimé que c’était l’espèce du Modèle, espèce intelligible et immuable ; la seconde, copie du Modèle sujette à la naissance et visible […] mais, maintenant, la suite de notre raisonnement semble nous contraindre à tenter de faire concevoir par nos paroles, cette troisième espèce, laquelle est difficile et obscure 24.

Nous étant assurés de cette théorie fondatrice du modèle et de la copie développant le scénario d’un là-bas idéal par rapport à un ici, objet parfait dans sa conception, mais où rodent dans l’oubli des ombres et des créatures corrompues. Nous reposons donc le principe d’un theatrum mundi étranger à l’imitation mais tourné vers la représentation qui recouvre un autre fon-damental de l’activité spéculative et conceptuelle, c’est-à-dire la fonction créatrice du rendre visible l’invisible. Par l’utilisation de cette métaphore du theatrum mundi, nous allons mettre en scène les représentations propres à nos deux textes du codex I découvert près de Nag Hammadi et notre pré-occupation essentielle sera de mettre en valeur le rôle de celles-ci dans ces

21. Au-delà de l’idée platonicienne de Bien et de Beau, nous rejoignons un principe qui s’identifie, peut-être, à l’Un, s’il ne s’identifie pas à Dieu. Nous renvoyons aux huit hypothèses du Parménide.

22. Platon, Timée 29a (trad. A. riVauD).23. Ibid. 30d.24. Ibid. 48e-49a.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

179

œuvres dédiées à la prédication et à l’enseignement de la doctrine valenti-nienne. Chemin faisant, nous mettrons en exergue le fait qu’être condamné à la scène du monde n’est pas qu’une illusion fatale mais aussi une voie possible dans la perspective de la rédemption et du salut.

Le Livre des vivants

Dans le cadre des deux textes valentiniens 25 de Nag Hammadi 26 nous allons attribuer à l’Évangile de la Vérité la fonction d’une partition qui ser-vira de support en quelque sorte musical au déroulement narratif du Traité Tripartite. Il est vrai que devant la dimension poétique, voire lyrique de la langue de ces deux textes, nous sommes plus proches du contexte d’un opéra flamboyant d’images, de décors et de chants. Il n’en demeure pas moins que la scène est toujours présente et que la représentation peut commencer.

En guise d’ouverture, la thématique de la Bonne Nouvelle irrigue entiè-rement le texte de l’Évangile de la Vérité. Du début à la fin, la parole s’avère comme une source rafraîchissante pour les âmes, elle apaise la soif des égarés et nourrit l’attente des éveillés : « Le nom de Bonne Nouvelle est la révé-lation de l’espoir, puisque, pour ceux qui sont à sa recherche, il signifie la découverte 27. » Elle se décline sur une grille d’accords qui s’égrènent comme les cailloux blancs du conte sur le chemin, signes et traces de la Parole. Elle répond aux messages de la prophétie ancienne. Elle éclaire comme un fanal les eaux sombres de la matière. Silencieux, inertes, tout autour, les vases 28 reposent, réceptacles de la Parole, ils se briseront sur ses résonances ou se rempliront de douceur : destruction, fêlure ou plénitude. Dès cette ouverture,

25. Au cours du iie siècle de notre ère, différents mouvements se sont écartés du courant principal de la doctrine chrétienne dit de la Grande Église. Deux d’entre eux ont profondément marqué le déroulement de l’histoire religieuse de cette période : celui de Marcion (85-160), réformateur des Écritures chassé de Rome en 144 et celui de son contemporain Valentin qui enseigna à Rome entre 135 et 160. Voir Irénée de Lyon qui, dans le livre I de son Contre les hérésies, réserve une large place à Valentin et ses disciples ; pour Marcion, lire chez le même hérésiologue, Contre les hérésies I,27,2-4. Pour le valentinisme, voir également E. thomassen, « Introduction », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques, p. xliii-lVii et E. thomassen, The Spiritual Seed, Leyde 2006.

26. Nous rappelons que la collection des treize codices de Nag Hammadi constituée de manuscrits en langue copte a été découverte en Égypte en 1945. Ceux-ci se trouvent aujourd’hui rassemblés au Musée du Caire. Les deux textes choisis appartiennent au codex I dit Codex Jung qui contient cinq textes, tous considérés comme relevant de la mouvance valentinienne.

27. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 17,1-3 (trad. a. pasquier – e. thomassen).28. La parabole des vases, Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 25,30-26,15, indique les différentes

types de réception à la parole du Sauveur. Nous rappelons ici le mythe de Pandore dans Les travaux et les jours d’Hésiode, v. 90-98 (Hésiode, Les Travaux et les Jours – Bouclier, texte établi et traduit par P. mazon, Paris 1993 [19281]).

Page 13: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

180

les trois notes fondamentales sont données pour l’auditoire, dessinant le mythe valentinien et établissant les piliers fondamentaux de la doctrine : le Père de la Vérité, la Parole et le Sauveur. Cette approche directe du thème de l’ho-mélie par l’officiant ou le lecteur 29 établit la distinction entre ce qu’est l’œuvre du Père et l’annonce de la révélation. Dans un temps non défini et un lieu en suspension, l’hypothèse d’un espace d’attente prend ici toute sa force, comme si nous nous trouvions confrontés à une interrogation latente où, dans ce pre-mier temps, la parole de l’officiant génère pour l’auditoire un espoir immense. Nous sommes confrontés à un véritable processus de gestation.

Notre partition procède donc par enchâssements de différents moments, les uns mythiques, les autres parénétiques, didactiques ou liturgiques, mais le souffle de la parole comme le chatoiement lyrique des images ne se tarit jamais. Aussi, nous assistons à la mise en abyme d’événements, comme l’épi-sode de l’Erreur 30, par exemple. Avec l’apparition de ce masque, né de l’igno-rance mais dont nous ne connaissons pas l’origine, la couleur et l’ambiance se modifient, la lumière se voile, nous entrons dans une aire de jeu cacopho-nique, elle aussi non vraiment située, qui s’oppose à celle de la Vérité et relève de l’illusion. Le mot-clef de la scène est « perturbation » :

Puis la perturbation se figea à la manière d’un brouillard au point que nul ne put voir. De ce fait l’Erreur tira sa puissance. Elle se mit à œuvrer sur sa propre matière dans le vide, ignorante de la Vérité. Elle consista en une fiction, élabo-rant artificiellement avec puissance une alternative à la Vérité 31.

Cette fausse note de l’Erreur incluse dans notre récit naît, en somme, d’une interrogation légitime sur la nature du Père. Ses ramifications absurdes construisent un univers de pacotille dépourvu de racines au risque de mettre en danger la Parole révélatrice. Transposant ce thème de l’erreur, Irénée de Lyon le mit au service de sa réfutation ; pour lui, ce n’est pas seulement un égarement momentanément dissonant, c’est tout l’univers gnostique qui se voit en proie aux « esprits d’erreur 32 », ce qui les enferme dans une véritable

29. Ce texte tiré des codices découverts près de Nag Hammadi, comme le Traité Tripartite, sont anonymes et leurs titres attribués au moment de l’organisation des différents codices. Cependant, dans les deux cas, la situation en contexte montre bien qu’il s’agit d’un intervenant ou d’un officiant qui s’adresse à une communauté dans le cadre vraisemblable d’un ministère.

30. Cette personnification d’une idée abstraite entre dans le cadre des figures de style, ici la prosopopée. C’est le cas dans le Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca où dans la distribution outre le Monde, nous rencontrons la Loi, la Sagesse, la Beauté. Plus près de notre texte, nous renvoyons à la Psychomachia de Prudence (348-405), poète chrétien, qui, dans une forme littéraire analogue à celle de l’Énéide de Virgile, développa, en langue latine, le combat des vices et des vertus personnifiées dans le champ clos de l’âme.

31. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 17,10-20 (trad. a. pasquier – e. thomassen).32. Irénée de Lyon, Contre les hérésies I,9,5.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

181

pseudégoria. De ce fait, l’accès à la règle de vérité, selon ses dires, en devient impossible. Dans le déroulement rhapsodique de l’Évangile de la Vérité, il n’en est pas de même ; l’officiant revient sur les conséquences de l’enfermement dans les élucubrations fantomatiques façonnées par les mains de l’Erreur et de nouveau nous nous trouvons devant une mise en abyme d’un paysage cos-mogonique qui relève, cette fois-ci, du cauchemar.

Sur ce thème de l’Erreur, l’auditoire se voit confronté à une double varia-tion, une narration qu’il peut percevoir comme extérieure d’une perturbation apocalyptique en marge du Plérôme 33 et, par un processus d’attraction, il se voit progressivement attiré vers le cœur de la perturbation et se voit lui-même tel qu’en un songe. Le concept du theatrum mundi use souvent du sommeil et du rêve pour décrire le rapport de l’acte de théâtre entre les spectateurs, la scène et l’acteur.

Le théâtre de William Shakespeare offre plusieurs exemples frappants de ce que l’on pourrait assimiler au songe des valentiniens enfermés dans le piège de l’erreur :

La vie n’est qu’une ombre qui marche, un piètre acteur qui se pavane et dissipe son temps sur la scène et puis on ne l’entend plus : c’est une fable racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui n’a aucun sens 34.

Nous en arrivons cependant à une donnée essentielle, celle de l’ouverture à la connaissance, laquelle va profondément modifier les contours sombres du royaume lié à l’erreur et écarter la fatalité, tout au moins pour ceux qui auront su écouter le thème glorieux de la Bonne Nouvelle, toujours éternellement présent. Dans cette courte variation au caractère didactique, nous voyons comment les rêveurs subissent le tumulte des forces conjuguées des peurs et des passions :

33. Le Plérôme est un lieu à la fois hypothétique et mythique qui englobe, pour les gnostiques valentiniens, les Touts ou l’ensemble de ce qui relève de l’existence et de l’activité du Père. Dans la dialectique de la doctrine, il ne s’entend que par rapport à la Déficience, c’est-à-dire le monde d’ici-bas comme il est rapporté, par exemple, dans le Dialogue du Sauveur, NH III, 5, p. 139,13-20 : « Les disciples lui dirent [au Sauveur] : “Qu’est-ce que le Plérôme et qu’est-ce que la déficience ?” Il leur dit : “Vous êtes issus du Plérôme et vous vous trouvez dans le lieu de la déficience” » (P. létourneau, « Dialogue du Sauveur (NH III, 5) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier [dir.], Écrits gnostiques, p. 700). Ce couple Plérôme/Déficience se présente comme une déclinaison gnostique du modèle/copie platonicien.

34. Macbeth V, 5, v. 24-28 dans The Illustrated Stratford Shakespeare, Londres 1982, p. 795.

Page 14: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

180

les trois notes fondamentales sont données pour l’auditoire, dessinant le mythe valentinien et établissant les piliers fondamentaux de la doctrine : le Père de la Vérité, la Parole et le Sauveur. Cette approche directe du thème de l’ho-mélie par l’officiant ou le lecteur 29 établit la distinction entre ce qu’est l’œuvre du Père et l’annonce de la révélation. Dans un temps non défini et un lieu en suspension, l’hypothèse d’un espace d’attente prend ici toute sa force, comme si nous nous trouvions confrontés à une interrogation latente où, dans ce pre-mier temps, la parole de l’officiant génère pour l’auditoire un espoir immense. Nous sommes confrontés à un véritable processus de gestation.

Notre partition procède donc par enchâssements de différents moments, les uns mythiques, les autres parénétiques, didactiques ou liturgiques, mais le souffle de la parole comme le chatoiement lyrique des images ne se tarit jamais. Aussi, nous assistons à la mise en abyme d’événements, comme l’épi-sode de l’Erreur 30, par exemple. Avec l’apparition de ce masque, né de l’igno-rance mais dont nous ne connaissons pas l’origine, la couleur et l’ambiance se modifient, la lumière se voile, nous entrons dans une aire de jeu cacopho-nique, elle aussi non vraiment située, qui s’oppose à celle de la Vérité et relève de l’illusion. Le mot-clef de la scène est « perturbation » :

Puis la perturbation se figea à la manière d’un brouillard au point que nul ne put voir. De ce fait l’Erreur tira sa puissance. Elle se mit à œuvrer sur sa propre matière dans le vide, ignorante de la Vérité. Elle consista en une fiction, élabo-rant artificiellement avec puissance une alternative à la Vérité 31.

Cette fausse note de l’Erreur incluse dans notre récit naît, en somme, d’une interrogation légitime sur la nature du Père. Ses ramifications absurdes construisent un univers de pacotille dépourvu de racines au risque de mettre en danger la Parole révélatrice. Transposant ce thème de l’erreur, Irénée de Lyon le mit au service de sa réfutation ; pour lui, ce n’est pas seulement un égarement momentanément dissonant, c’est tout l’univers gnostique qui se voit en proie aux « esprits d’erreur 32 », ce qui les enferme dans une véritable

29. Ce texte tiré des codices découverts près de Nag Hammadi, comme le Traité Tripartite, sont anonymes et leurs titres attribués au moment de l’organisation des différents codices. Cependant, dans les deux cas, la situation en contexte montre bien qu’il s’agit d’un intervenant ou d’un officiant qui s’adresse à une communauté dans le cadre vraisemblable d’un ministère.

30. Cette personnification d’une idée abstraite entre dans le cadre des figures de style, ici la prosopopée. C’est le cas dans le Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca où dans la distribution outre le Monde, nous rencontrons la Loi, la Sagesse, la Beauté. Plus près de notre texte, nous renvoyons à la Psychomachia de Prudence (348-405), poète chrétien, qui, dans une forme littéraire analogue à celle de l’Énéide de Virgile, développa, en langue latine, le combat des vices et des vertus personnifiées dans le champ clos de l’âme.

31. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 17,10-20 (trad. a. pasquier – e. thomassen).32. Irénée de Lyon, Contre les hérésies I,9,5.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

181

pseudégoria. De ce fait, l’accès à la règle de vérité, selon ses dires, en devient impossible. Dans le déroulement rhapsodique de l’Évangile de la Vérité, il n’en est pas de même ; l’officiant revient sur les conséquences de l’enfermement dans les élucubrations fantomatiques façonnées par les mains de l’Erreur et de nouveau nous nous trouvons devant une mise en abyme d’un paysage cos-mogonique qui relève, cette fois-ci, du cauchemar.

Sur ce thème de l’Erreur, l’auditoire se voit confronté à une double varia-tion, une narration qu’il peut percevoir comme extérieure d’une perturbation apocalyptique en marge du Plérôme 33 et, par un processus d’attraction, il se voit progressivement attiré vers le cœur de la perturbation et se voit lui-même tel qu’en un songe. Le concept du theatrum mundi use souvent du sommeil et du rêve pour décrire le rapport de l’acte de théâtre entre les spectateurs, la scène et l’acteur.

Le théâtre de William Shakespeare offre plusieurs exemples frappants de ce que l’on pourrait assimiler au songe des valentiniens enfermés dans le piège de l’erreur :

La vie n’est qu’une ombre qui marche, un piètre acteur qui se pavane et dissipe son temps sur la scène et puis on ne l’entend plus : c’est une fable racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui n’a aucun sens 34.

Nous en arrivons cependant à une donnée essentielle, celle de l’ouverture à la connaissance, laquelle va profondément modifier les contours sombres du royaume lié à l’erreur et écarter la fatalité, tout au moins pour ceux qui auront su écouter le thème glorieux de la Bonne Nouvelle, toujours éternellement présent. Dans cette courte variation au caractère didactique, nous voyons comment les rêveurs subissent le tumulte des forces conjuguées des peurs et des passions :

33. Le Plérôme est un lieu à la fois hypothétique et mythique qui englobe, pour les gnostiques valentiniens, les Touts ou l’ensemble de ce qui relève de l’existence et de l’activité du Père. Dans la dialectique de la doctrine, il ne s’entend que par rapport à la Déficience, c’est-à-dire le monde d’ici-bas comme il est rapporté, par exemple, dans le Dialogue du Sauveur, NH III, 5, p. 139,13-20 : « Les disciples lui dirent [au Sauveur] : “Qu’est-ce que le Plérôme et qu’est-ce que la déficience ?” Il leur dit : “Vous êtes issus du Plérôme et vous vous trouvez dans le lieu de la déficience” » (P. létourneau, « Dialogue du Sauveur (NH III, 5) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier [dir.], Écrits gnostiques, p. 700). Ce couple Plérôme/Déficience se présente comme une déclinaison gnostique du modèle/copie platonicien.

34. Macbeth V, 5, v. 24-28 dans The Illustrated Stratford Shakespeare, Londres 1982, p. 795.

Page 15: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

182

Tout comme si des gens s’étaient endormis et s’étaient retrouvés au milieu de rêves déroutants […] jusqu’au moment où se réveillent ceux qui sont passés par toutes ces choses. Ils ne voient rien, ceux qui se trouvaient pris dans toutes ces affaires déconcertantes puisqu’elles n’étaient rien 35.

L’Évangile de la Vérité condamne ainsi à la disparition les éphémères et tristes fabrications de l’Erreur qui, semblables au tissu inconsistant du rêve, n’ont en réalité aucune existence : constater cette absence en ouvre-t-il pour autant les portes et les fenêtres de la connaissance pour les rêveurs ? En contre-point, ceux qui échappent à la fatalité de l’Erreur ne sont plus des rêveurs mais des éveillés, « ils ont su eux-mêmes écarter l’ignorance 36 » et ce faisant ont détourné les nuées qui voilaient la lumière. Au réveil, leur cœur répondait au chant de la connaissance. L’officiant va alors remonter le temps pour son audi-toire et, dans ce deuxième mouvement de la partition, révéler la vision mer-veilleuse du « Livre vivant des vivants 37 » !

De nouveau, un autre pan du mythe valentinien induit un thème important dans le cours du texte développant une représentation de type prophétique du temps d’avant le temps, où la voix divine se répercutait dans les cieux, ébran-lait les montagnes et répandait le feu révélateur. Cette métaphore du livre qui joue sur différentes significations et symboles change la dimension de l’ho-mélie, elle s’empare de tout l’espace disponible et offre à l’auditoire la magie du mystère et du merveilleux de l’apocalyptique, suscitant des émotions pro-fondes, comme pourrait le faire la vision d’Ézéchiel :

« Ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner. » Je regardais : une main était tendue vers moi, tenant un volume roulé. Il [Yahvé] le déploya devant moi : il était écrit au recto et au verso ; il y était écrit : « Lamentations, gémissements et plaintes ». Il me dit : « Fils d’homme, ce qui t’est présenté, mange-le ; mange ce volume et va parler à la maison d’Israël. » J’ouvris la bouche et il me fit manger le volume, et il me dit ; « Fils d’homme, nourris-toi et rassasie-toi de ce volume que je te donne. » Je le mangeai et il fut dans ma bouche doux comme du miel 38.

35. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 29,9-10 et p. 29,25-30 (trad. a. pasquier – e. thomassen). Nous rappelons ici Gn 2,7 : « Il [Dieu] insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. »

36. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 29,34 (trad. a. pasquier – e. thomassen).37. Ibid., p. 29,35. Nous trouvons chez Platon dans un autre contexte, cet usage des expressions

« le vivant » et « les vivants » dans le Timée 30 d : « Un être parfait en tout, un vivant unique, visible, ayant à l’intérieur de lui-même tous les vivants qui sont par nature de même sorte que lui » (trad. A. riVauD). Nous renvoyons également à Apocalypse 1,17 ; 4,7 ; 5,6 sur les quatre vivants.

38. Éz 2,3 (trad. dans La Sainte Bible, Paris 1956, p. 1140). D’autres références au Livre existent tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau Testament, comme par exemple, Ps 69 (68),29 : « Qu’ils soient rayés du livre de vie, retranchés du compte des justes » (trad. : La Sainte Bible, p. 718) ou bien, Apocalypse 3,8 : « Le vainqueur sera revêtu de blanc ; et

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

183

Le Livre est chez Ézéchiel à la fois nourriture et message, mais il peut être aussi mémoire des noms des prédestinés ou des condamnés du Jugement Dernier comme dans l’Apocalypse de Jean. Il peut également être scellé comme chez Isaïe, ou bien ouvert comme chez Daniel, laissant à celui qui a le désir de lire et d’apprendre un accès à la connaissance et de ce fait au salut. Dans l’Évangile de la Vérité, il est à la fois somme de l’univers divin, message porteur de la Parole et liste des noms des prédestinés. Le largo de la procession majestueuse du Livre répond au dessein du Père, il l’a écrit pour qu’il soit lu ! Il égrène les notes joyeuses de l’encyclopédie divine loin des consonnes et voyelles discordantes du discours : « Et chaque lettre représente un savoir complet, à la manière d’un livre complet, car ce sont des lettres qui furent écrites dans l’unité 39. » Marc le Mage, disciple de Valentin, offre, un long développement sur « l’océan de lettres de l’Élément par excellence 40 » et conjugue dans cette élaboration alphabétique de l’univers, les caractères, les traits, les images et les résonances de ces lettres/éléments dans sa grammatologie métaphysique 41.

Dans notre partition valentinienne, les variations du thème central de la Bonne Nouvelle : le Père de la Vérité, la Parole et le Sauveur nous ont conduits jusqu’à la vision du Livre des Vivants qui va être la clef de la rédemption dans sa dernière représentation symbolique, c’est-à-dire celle de la passion de Jésus :

Ainsi Jésus est-il apparu, il s’enroula dans ce livre, il fut cloué au bois et afficha le testament du Père sur la croix. Ô que de grandeur dans un tel ensei-gnement : alors qu’il condescend à la mort, la vie éternelle le revêt 42.

Si le Livre vivant des vivants joue bien le rôle d’intermédiaire symbo-lique et de support de l’absorption du monde du visible par celui de l’invisible dans un processus de digestion spirituelle, alors il justifie ce processus qui

son nom, je ne l’effacerai pas du livre de vie, mais j’en répondrai en présence de mon Père et de ses Anges » (trad. : La Sainte Bible, p. 1623). Le texte apocryphe de I Hénoch 47,3 témoigne aussi de cette mention du Livre : « Dans ce temps, je vis l’Ancien des jours assis sur le trône de sa gloire. Le livre de la vie était ouvert devant lui, et toutes les puissances du ciel se tinrent debout devant lui et autour de lui » (trad. F. mazière, dans Le Livre d’Hénoch, Paris 1975, p. 64). Voir le commentaire d’Einar Thomassen dans Évangile de la vérité, NH I, 3, p. 59 (trad. a. pasquier – e. thomassen).

39. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 23,10-15 (trad. a. pasquier – e. thomassen).40. Contre les hérésies I,14,2. Irénée de Lyon rend compte de manière détaillée de cette

grammatologie/numérologie où cette combinatoire se résume à la fois dans le Nom et dans l’Unité qui s’exprime dans la résonance unique de l’Amen. Voir aussi Contre les hérésies I,14 et 16.

41. Marsanès, NH X, p. 26,18-32,7, offre également un long développement sur ce thème alphabétique et les trois figures vocaliques de l’âme : voir J. D. turner, « Marsanès (NH X) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques, p. 1453-1456.

42. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 20,24-31 (trad. a. pasquier – e. thomassen). Sur le livre, nous renvoyons à Apocalypse 5,1-5 : « Un livre roulé, écrit au recto et au verso, et scellé de sept sceaux » (trad. : La Sainte Bible, p. 1625).

Page 16: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

182

Tout comme si des gens s’étaient endormis et s’étaient retrouvés au milieu de rêves déroutants […] jusqu’au moment où se réveillent ceux qui sont passés par toutes ces choses. Ils ne voient rien, ceux qui se trouvaient pris dans toutes ces affaires déconcertantes puisqu’elles n’étaient rien 35.

L’Évangile de la Vérité condamne ainsi à la disparition les éphémères et tristes fabrications de l’Erreur qui, semblables au tissu inconsistant du rêve, n’ont en réalité aucune existence : constater cette absence en ouvre-t-il pour autant les portes et les fenêtres de la connaissance pour les rêveurs ? En contre-point, ceux qui échappent à la fatalité de l’Erreur ne sont plus des rêveurs mais des éveillés, « ils ont su eux-mêmes écarter l’ignorance 36 » et ce faisant ont détourné les nuées qui voilaient la lumière. Au réveil, leur cœur répondait au chant de la connaissance. L’officiant va alors remonter le temps pour son audi-toire et, dans ce deuxième mouvement de la partition, révéler la vision mer-veilleuse du « Livre vivant des vivants 37 » !

De nouveau, un autre pan du mythe valentinien induit un thème important dans le cours du texte développant une représentation de type prophétique du temps d’avant le temps, où la voix divine se répercutait dans les cieux, ébran-lait les montagnes et répandait le feu révélateur. Cette métaphore du livre qui joue sur différentes significations et symboles change la dimension de l’ho-mélie, elle s’empare de tout l’espace disponible et offre à l’auditoire la magie du mystère et du merveilleux de l’apocalyptique, suscitant des émotions pro-fondes, comme pourrait le faire la vision d’Ézéchiel :

« Ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner. » Je regardais : une main était tendue vers moi, tenant un volume roulé. Il [Yahvé] le déploya devant moi : il était écrit au recto et au verso ; il y était écrit : « Lamentations, gémissements et plaintes ». Il me dit : « Fils d’homme, ce qui t’est présenté, mange-le ; mange ce volume et va parler à la maison d’Israël. » J’ouvris la bouche et il me fit manger le volume, et il me dit ; « Fils d’homme, nourris-toi et rassasie-toi de ce volume que je te donne. » Je le mangeai et il fut dans ma bouche doux comme du miel 38.

35. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 29,9-10 et p. 29,25-30 (trad. a. pasquier – e. thomassen). Nous rappelons ici Gn 2,7 : « Il [Dieu] insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. »

36. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 29,34 (trad. a. pasquier – e. thomassen).37. Ibid., p. 29,35. Nous trouvons chez Platon dans un autre contexte, cet usage des expressions

« le vivant » et « les vivants » dans le Timée 30 d : « Un être parfait en tout, un vivant unique, visible, ayant à l’intérieur de lui-même tous les vivants qui sont par nature de même sorte que lui » (trad. A. riVauD). Nous renvoyons également à Apocalypse 1,17 ; 4,7 ; 5,6 sur les quatre vivants.

38. Éz 2,3 (trad. dans La Sainte Bible, Paris 1956, p. 1140). D’autres références au Livre existent tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau Testament, comme par exemple, Ps 69 (68),29 : « Qu’ils soient rayés du livre de vie, retranchés du compte des justes » (trad. : La Sainte Bible, p. 718) ou bien, Apocalypse 3,8 : « Le vainqueur sera revêtu de blanc ; et

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

183

Le Livre est chez Ézéchiel à la fois nourriture et message, mais il peut être aussi mémoire des noms des prédestinés ou des condamnés du Jugement Dernier comme dans l’Apocalypse de Jean. Il peut également être scellé comme chez Isaïe, ou bien ouvert comme chez Daniel, laissant à celui qui a le désir de lire et d’apprendre un accès à la connaissance et de ce fait au salut. Dans l’Évangile de la Vérité, il est à la fois somme de l’univers divin, message porteur de la Parole et liste des noms des prédestinés. Le largo de la procession majestueuse du Livre répond au dessein du Père, il l’a écrit pour qu’il soit lu ! Il égrène les notes joyeuses de l’encyclopédie divine loin des consonnes et voyelles discordantes du discours : « Et chaque lettre représente un savoir complet, à la manière d’un livre complet, car ce sont des lettres qui furent écrites dans l’unité 39. » Marc le Mage, disciple de Valentin, offre, un long développement sur « l’océan de lettres de l’Élément par excellence 40 » et conjugue dans cette élaboration alphabétique de l’univers, les caractères, les traits, les images et les résonances de ces lettres/éléments dans sa grammatologie métaphysique 41.

Dans notre partition valentinienne, les variations du thème central de la Bonne Nouvelle : le Père de la Vérité, la Parole et le Sauveur nous ont conduits jusqu’à la vision du Livre des Vivants qui va être la clef de la rédemption dans sa dernière représentation symbolique, c’est-à-dire celle de la passion de Jésus :

Ainsi Jésus est-il apparu, il s’enroula dans ce livre, il fut cloué au bois et afficha le testament du Père sur la croix. Ô que de grandeur dans un tel ensei-gnement : alors qu’il condescend à la mort, la vie éternelle le revêt 42.

Si le Livre vivant des vivants joue bien le rôle d’intermédiaire symbo-lique et de support de l’absorption du monde du visible par celui de l’invisible dans un processus de digestion spirituelle, alors il justifie ce processus qui

son nom, je ne l’effacerai pas du livre de vie, mais j’en répondrai en présence de mon Père et de ses Anges » (trad. : La Sainte Bible, p. 1623). Le texte apocryphe de I Hénoch 47,3 témoigne aussi de cette mention du Livre : « Dans ce temps, je vis l’Ancien des jours assis sur le trône de sa gloire. Le livre de la vie était ouvert devant lui, et toutes les puissances du ciel se tinrent debout devant lui et autour de lui » (trad. F. mazière, dans Le Livre d’Hénoch, Paris 1975, p. 64). Voir le commentaire d’Einar Thomassen dans Évangile de la vérité, NH I, 3, p. 59 (trad. a. pasquier – e. thomassen).

39. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 23,10-15 (trad. a. pasquier – e. thomassen).40. Contre les hérésies I,14,2. Irénée de Lyon rend compte de manière détaillée de cette

grammatologie/numérologie où cette combinatoire se résume à la fois dans le Nom et dans l’Unité qui s’exprime dans la résonance unique de l’Amen. Voir aussi Contre les hérésies I,14 et 16.

41. Marsanès, NH X, p. 26,18-32,7, offre également un long développement sur ce thème alphabétique et les trois figures vocaliques de l’âme : voir J. D. turner, « Marsanès (NH X) », dans J.-p. mahé – p.-h. poirier (dir.), Écrits gnostiques, p. 1453-1456.

42. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 20,24-31 (trad. a. pasquier – e. thomassen). Sur le livre, nous renvoyons à Apocalypse 5,1-5 : « Un livre roulé, écrit au recto et au verso, et scellé de sept sceaux » (trad. : La Sainte Bible, p. 1625).

Page 17: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

184

nous conduit à l’équation selon laquelle le Fils, c’est le Nom du père, invoquer son « Nom », c’est répondre à son appel, répondre à son appel, c’est « écarter l’ignorance » et donc la mort. Ceci explique l’extraordinaire polyphonie de l’invocation du Nom qui clôt le texte de l’Évangile de la Vérité, où nous pou-vons esquisser les contours d’une litanie suggérée par la scansion répétitive de certains motifs : « Le nom du Père est le Fils » ; « Le Nom est sien, le Fils est sien ; « C’est le Père, son Nom est le Fils » ; « Ainsi comme le Nom est grand ! » ; « C’est en effet le Nom » ; « Celui-ci est le Nom propre 43. »

Logos et cosmos

Spectateur de lui-même, le Père, n’est qu’un point dans une aire sans confins animée des courants d’énergie de l’autogenèse. La volonté au bout de ses mains projette des mondes face à lui, ineffables miroirs de lui-même. Il réside dans « sa sphère de gloire parfaite 44 ». De ces mondes va émerger un récit fondateur (dont il a préfiguré la trame, l’intrigue et les personnages) et qui nous conduira jusqu’au salut de l’homme : « C’est ainsi que le Verbe du Père fait route au sein du Tout, fruit de sa réflexion et empreinte de sa volonté 45. » La structure et le contenu du Traité Tripartite justifient pleinement notre idée avancée plus haut de la mise en action et en scène d’une partition valenti-nienne rigoureusement ordonnée dans le souci, certes, de la présentation dog-matique d’un système qui, nous l’avons déjà constaté, s’avère à la fois informé et raffiné dans le domaine de la réflexion, mais aussi dans le développement des représentations 46 au service de l’objectif didactique qui est sa mission.

Nous rassemblons de nouveau les éléments essentiels qui font, à nos yeux, l’efficacité de cette application de la métaphore du theatrum mundi pour la mise en valeur de l’organon de la doctrine valentinienne. Par contraste avec le genre littéraire de l’Évangile de la Vérité qui se déroule de manière rhap-sodique, nous disposons dans le Traité Tripartite d’une histoire ou intrigue, de personnages et de plusieurs espaces de jeu investis de décors différents voulus par un auteur qui, comme dans le Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca, n’est rien moins que le Père de l’Univers. Incidemment, si nous

43. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 38,8-40,14 (trad. a. pasquier – e. thomassen). Cette partie du texte témoigne d’une réflexion intellectuelle et théologique très sophistiquée.

44. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 76,22 (trad. L. painchauD – E. thomassen).45. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 23,34-24,3 (trad. a. pasquier – e. thomassen).46. Nous avons rédigé un Mémoire de Diplôme sous la direction de Jean-Daniel Dubois

à l’École pratique des hautes études, intitulé « Les représentations dans le Traité Tripartite (NH I, 5). Du Père transcendant à la naissance de l’homme. Les fonctions des représentations et leurs rôles dans la cosmogénèse, l’anthropogenèse et la doctrine du salut ». La soutenance eut lieu avec succès en Sorbonne le samedi 17 octobre 2015, avec le jury suivant : Philippe Hoffmann, Paul-Hubert Poirier, Einar Thomassen et Jean-Daniel Dubois.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

185

avons rapproché, anachroniquement, ces œuvres littéraires distantes de quelques siècles c’est qu’elles utilisent toutes deux la scène du monde comme un lieu d’illusion, la pièce baroque espagnole témoignant de la perduration de ce que nous dénommons les formes lentes de la représentation. De plus, ce sont deux textes religieux, l’un dédié au sacrement de l’eucharistie, l’autre à la rédemption ; tous deux s’appuient sur les Écritures et font force de loi dans le domaine de la dogmatique qui leur est spécifique. La religion est, par défi-nition, une représentation du monde dont les effets dus au dispositif théâtral amplifient le sens comme pour toute forme littéraire ouverte au public.

En appliquant maintenant cet outil d’analyse qu’est le theatrum mundi au texte du Traité Tripartite, nous témoignons de ce qu’il est à la fois une méta-phore explicative du monde, mais aussi une illustration de l’éternel présent du message religieux. Cet ample spectacle métaphysique que nous propose le traité valentinien de Nag Hammadi se joue donc à l’échelle de l’univers 47. Quel est donc la vision du monde qu’il représente et nous transmet dans une perspective eschatologique : le monde ne se résume-t-il qu’à quelques planches sur des tré-teaux où les hommes errent sous le regard désabusé d’un deus ex machina en attente du processus prévu de toute éternité du Jugement Dernier ?

Nous pourrions inscrire le Traité Tripartite dans un dispositif scénique de trois plateaux superposés et pivotants, en subdivisant le texte en lieux et en actions importantes, sans perdre de vue la globalité de l’ensemble, car jamais à aucun moment le texte ne laisse oublier l’omniprésence du Père. Sur le plus élevé résiderait le Père dans une sphère de verre dont seule la lumino-sité insoutenable suggérerait une trace de sa présence, autour de lui régnerait la palpitation organique de l’univers pléromatique. Nul dialogue ne se déroule entre lui-même et le Monde comme dans la pièce de Pedro Calderón de la Barca, car ici le Père n’existe que par le processus des hymnes et des louanges qui s’élèvent vers lui. Sur le deuxième plateau résiderait tout l’apparat inter-médiaire qui va de la saga du Logos à l’industrie du Démiurge gnostique 48, ouvrier du cosmos. Enfin, sur le troisième plateau évolueraient les habitants du Monde. Pour aboutir donc à la geste qui se déroule sur le troisième plateau, il faut suivre le fil narratif qui se faufile au travers des représentations de ce que nous appellerions volontiers le « donné à voir du traité valentinien ». De plus, il faut s’assurer dans quelle mesure ce troisième plateau scénique, lieu d’iniquité en apparence, se constitue bien en copie du modèle divin : « Car le Modèle est être de toute éternité, et le Ciel, au contraire, depuis le début et dans

47. La topographie céleste et terrestre du Traité Tripartite est le reflet de ses contingences religieuses. Le terme de sphère y est mentionné deux fois : Traité Tripartite, NH I, 5, p. 76,22 et p. 98,36, mais plutôt utilisé dans un sens figuré et symbolique.

48. Nous utilisons le terme de gnostique de manière générale en tant qu’appartenant à la catégorie du gnosticisme historique cf. M. tarDieu – J.-D. DuBois, Introduction à la littérature gnostique, t. I, Paris 1986, p. 23-37.

Page 18: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

184

nous conduit à l’équation selon laquelle le Fils, c’est le Nom du père, invoquer son « Nom », c’est répondre à son appel, répondre à son appel, c’est « écarter l’ignorance » et donc la mort. Ceci explique l’extraordinaire polyphonie de l’invocation du Nom qui clôt le texte de l’Évangile de la Vérité, où nous pou-vons esquisser les contours d’une litanie suggérée par la scansion répétitive de certains motifs : « Le nom du Père est le Fils » ; « Le Nom est sien, le Fils est sien ; « C’est le Père, son Nom est le Fils » ; « Ainsi comme le Nom est grand ! » ; « C’est en effet le Nom » ; « Celui-ci est le Nom propre 43. »

Logos et cosmos

Spectateur de lui-même, le Père, n’est qu’un point dans une aire sans confins animée des courants d’énergie de l’autogenèse. La volonté au bout de ses mains projette des mondes face à lui, ineffables miroirs de lui-même. Il réside dans « sa sphère de gloire parfaite 44 ». De ces mondes va émerger un récit fondateur (dont il a préfiguré la trame, l’intrigue et les personnages) et qui nous conduira jusqu’au salut de l’homme : « C’est ainsi que le Verbe du Père fait route au sein du Tout, fruit de sa réflexion et empreinte de sa volonté 45. » La structure et le contenu du Traité Tripartite justifient pleinement notre idée avancée plus haut de la mise en action et en scène d’une partition valenti-nienne rigoureusement ordonnée dans le souci, certes, de la présentation dog-matique d’un système qui, nous l’avons déjà constaté, s’avère à la fois informé et raffiné dans le domaine de la réflexion, mais aussi dans le développement des représentations 46 au service de l’objectif didactique qui est sa mission.

Nous rassemblons de nouveau les éléments essentiels qui font, à nos yeux, l’efficacité de cette application de la métaphore du theatrum mundi pour la mise en valeur de l’organon de la doctrine valentinienne. Par contraste avec le genre littéraire de l’Évangile de la Vérité qui se déroule de manière rhap-sodique, nous disposons dans le Traité Tripartite d’une histoire ou intrigue, de personnages et de plusieurs espaces de jeu investis de décors différents voulus par un auteur qui, comme dans le Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca, n’est rien moins que le Père de l’Univers. Incidemment, si nous

43. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 38,8-40,14 (trad. a. pasquier – e. thomassen). Cette partie du texte témoigne d’une réflexion intellectuelle et théologique très sophistiquée.

44. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 76,22 (trad. L. painchauD – E. thomassen).45. Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 23,34-24,3 (trad. a. pasquier – e. thomassen).46. Nous avons rédigé un Mémoire de Diplôme sous la direction de Jean-Daniel Dubois

à l’École pratique des hautes études, intitulé « Les représentations dans le Traité Tripartite (NH I, 5). Du Père transcendant à la naissance de l’homme. Les fonctions des représentations et leurs rôles dans la cosmogénèse, l’anthropogenèse et la doctrine du salut ». La soutenance eut lieu avec succès en Sorbonne le samedi 17 octobre 2015, avec le jury suivant : Philippe Hoffmann, Paul-Hubert Poirier, Einar Thomassen et Jean-Daniel Dubois.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

185

avons rapproché, anachroniquement, ces œuvres littéraires distantes de quelques siècles c’est qu’elles utilisent toutes deux la scène du monde comme un lieu d’illusion, la pièce baroque espagnole témoignant de la perduration de ce que nous dénommons les formes lentes de la représentation. De plus, ce sont deux textes religieux, l’un dédié au sacrement de l’eucharistie, l’autre à la rédemption ; tous deux s’appuient sur les Écritures et font force de loi dans le domaine de la dogmatique qui leur est spécifique. La religion est, par défi-nition, une représentation du monde dont les effets dus au dispositif théâtral amplifient le sens comme pour toute forme littéraire ouverte au public.

En appliquant maintenant cet outil d’analyse qu’est le theatrum mundi au texte du Traité Tripartite, nous témoignons de ce qu’il est à la fois une méta-phore explicative du monde, mais aussi une illustration de l’éternel présent du message religieux. Cet ample spectacle métaphysique que nous propose le traité valentinien de Nag Hammadi se joue donc à l’échelle de l’univers 47. Quel est donc la vision du monde qu’il représente et nous transmet dans une perspective eschatologique : le monde ne se résume-t-il qu’à quelques planches sur des tré-teaux où les hommes errent sous le regard désabusé d’un deus ex machina en attente du processus prévu de toute éternité du Jugement Dernier ?

Nous pourrions inscrire le Traité Tripartite dans un dispositif scénique de trois plateaux superposés et pivotants, en subdivisant le texte en lieux et en actions importantes, sans perdre de vue la globalité de l’ensemble, car jamais à aucun moment le texte ne laisse oublier l’omniprésence du Père. Sur le plus élevé résiderait le Père dans une sphère de verre dont seule la lumino-sité insoutenable suggérerait une trace de sa présence, autour de lui régnerait la palpitation organique de l’univers pléromatique. Nul dialogue ne se déroule entre lui-même et le Monde comme dans la pièce de Pedro Calderón de la Barca, car ici le Père n’existe que par le processus des hymnes et des louanges qui s’élèvent vers lui. Sur le deuxième plateau résiderait tout l’apparat inter-médiaire qui va de la saga du Logos à l’industrie du Démiurge gnostique 48, ouvrier du cosmos. Enfin, sur le troisième plateau évolueraient les habitants du Monde. Pour aboutir donc à la geste qui se déroule sur le troisième plateau, il faut suivre le fil narratif qui se faufile au travers des représentations de ce que nous appellerions volontiers le « donné à voir du traité valentinien ». De plus, il faut s’assurer dans quelle mesure ce troisième plateau scénique, lieu d’iniquité en apparence, se constitue bien en copie du modèle divin : « Car le Modèle est être de toute éternité, et le Ciel, au contraire, depuis le début et dans

47. La topographie céleste et terrestre du Traité Tripartite est le reflet de ses contingences religieuses. Le terme de sphère y est mentionné deux fois : Traité Tripartite, NH I, 5, p. 76,22 et p. 98,36, mais plutôt utilisé dans un sens figuré et symbolique.

48. Nous utilisons le terme de gnostique de manière générale en tant qu’appartenant à la catégorie du gnosticisme historique cf. M. tarDieu – J.-D. DuBois, Introduction à la littérature gnostique, t. I, Paris 1986, p. 23-37.

Page 19: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

186

toute la suite de la durée, a été, est et sera 49 », selon le modèle platonicien. En effet, le Traité Tripartite procède par un échelonnement de nombreuses dupli-cations avant d’aboutir au lieu d’ici-bas investi par la matière. Nous sommes loin de l’argumentation raisonnée et rigoureuse du Timée, même si des rappro-chements peuvent être faits, comme celui qui concerne l’entité démiurgique, par exemple, chargée, dans les deux textes d’œuvrer à la fabrique du Cosmos.

En réalité tout se déroule dans le cadre d’une triple démiurgie qui se mani-feste par des théophanies successives. La première se déroule sous l’égide du Fils : nous sommes alors dans l’aire où le Père se meut sans se mouvoir, nous sommes en mesure, tout au plus, de percevoir des ondes de forme dues à la mise en action de sa dynamis. Il s’agit d’une duplication très subtile, de même qu’un acteur seul en scène se crée lui-même et crée du vivant par le simple fait de sa présence face à un auditoire, de même le Père se crée lui-même dans le Fils : « Dès qu’il y a un Père en effet, il s’ensuit qu’il y a un Fils 50. » Plotin procède de manière analogue pour ce qui est de l’Un et de l’Intellect qu’il considère comme « la première image qui s’est manifestée 51 » et il poursuit : « Parce qu’il voit en se tournant vers lui-même ; et cette vision est l’intelligence 52. » Nous retrouvons cette intimité d’essence entre le Père et le Fils dans la protologie du Traité Tripartite : « Car c’est lui-même, véri-tablement qu’il engendre comme ineffable, de sorte que c’est une auto-géné-ration, lui se concevant 53. » Les deux traités s’appuient de manière analogue sur la métaphore du soleil et de son rayonnement pour illustrer cette gémel-lité : « Celui donc qui de lui s’est levé se déployant en vue de l’engendrement et de la connaissance des Touts 54 », l’Intellect de Plotin, pour sa part, rayonne autour de l’Un et le Fils, dans le traité gnostique « se déploie » comme le soleil, en expansion, dans sa course diurne.

L’aire autour du Père se peuple de sa progéniture dans une sorte d’abon-dance orgastique qui se déploie en une prolifération d’éons 55 qui eux-mêmes se dupliquent à leur tour dans le même climat de joie et d’abondance et dans une identité d’essence avec le Père : « Car ils sont ineffables, et ils sont au-dessus

49. Platon, Timée 38c (trad. A. riVauD).50. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 51,14-15 (trad. L. painchauD – E. thomassen).51. Plotin, Traité 10 (V 1), 6,14-15, traduit par É. Bréhier (dans Plotin, Ennéades, t. V, texte

établi et traduit par É. Bréhier, Paris 1968, p. 22). Plotin (Traité 10 [V 1], 6,12) privilégie le terme d’agalma qui correspond à « image » mais aussi à « statue » quand il évoque l’Un dans son « sanctuaire intérieur ».

52. Plotin, Traité 10 (V 1), 7,5-6 (trad. É. Bréhier).53. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 56,1-6 (trad. L. painchauD – E. thomassen).54. Ibid., p. 66,5-8. Le texte de Plotin dit : « Un rayonnement qui vient de lui, de lui qui reste

immobile, comme la lumière resplendissante qui environne le soleil » (Traité 10 [V 1], 6,28-29, trad. É. Bréhier).

55. Entités nées du Père, effluences, émanations.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

187

de tout nom, ils sont inconcevables 56. » Les éons constituent le système du Plérôme sous l’égide du Père, du Fils et de l’Église spirituelle, constituant en une trilogie le premier paradigme fondateur. C’est pourtant dans ce monde bienheureux qui se plait au chant dans l’unité que la première fausse note va se produire et résonner. Le jeune éon Logos 57 dans sa soif de connaître le Père s’élance, mais à l’intérieur de lui-même se produit une division, une fissure dans laquelle l’Erreur – figure déjà rencontrée dans l’Évangile de la Vérité – va se glisser. Elle aura beau jeu dès lors d’installer ses propres fantasmagories dans un univers bien à elle.

Dans le contexte du Traité Tripartite, nous abordons ensuite le deuxième temps où l’éon Logos se voit condamné à se reproduire au sein d’un monde de simulacres rejeté hors des limites du Plérôme, la copie s’avère médiocre, avide de pouvoir et traversée de courants de violence :

Or, ceux qui sont issus de la pensée présomptueuse ressemblent aux plérômes dont ils sont les imitations, mais ils sont simulacres, ombres et illusions vides de logos et de lumière, ceux qui appartiennent à la vaine pensée n’étant né de personne. C’est pourquoi aussi leur fin sera comme leur commencement : à partir de ce qui n’existait pas, ils retourneront à ce qui n’existera pas. Mais à leurs propres yeux, ils sont grands et puissants et plus beaux que les noms qui les parent, dont ils sont les ombres, rendues belles par imitation 58.

Dans le déroulement du texte, nous prenons part à une mise en abyme de cet événement déterminant qui acquiert un mouvement autonome irrésis-tible dont les péripéties nous conduiront vers les conditions possibles d’une rédemption heureuse. Une des données essentielles de cette ouverture vers le salut réside d’une part dans l’immense bonté du Père qui accorde la grâce de l’accès à sa connaissance et d’autre part, dans le cadre de son dessein préétabli que rien d’étranger ne saurait remettre en cause ; autant il a prévu les obstacles et les souffrances sur le chemin, autant il a offert la chance de les racheter 59.

56. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 59,20-22 (trad. L. painchauD – E. thomassen).57. Dans le mythe valentinien tel qu’il est relaté par Irénée de Lyon, dans le contexte de la

mouvance ptoléméenne, l’héroïne est un personnage féminin, Sophia : « Mais le dernier et le plus jeune Éon de la Dodécade émise par l’Homme et l’Église, c’est-à-dire Sagesse, bondit violemment et subit une passion [une recherche du Père] en dehors de l’étreinte de son conjoint Thélétos » (Irénée de Lyon, Contre les hérésies I,2,2). Dans ce système valentinien, le panthéon des éons fonctionne selon une arithmétique : tétrade, ogdoade et dodécade, où les éons sont organisés en syzygie.

58. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 78,28-79,10 (trad. L. painchauD – E. thomassen).59. Il est impossible, dans le cadre de cet article, de décrire la complexité que prennent les

formes du salut dans le système valentinien telles que présentées dans le traité et les trois catégories concernées, à savoir, les spirituels, les psychiques et les hyliques. Nous mettons ici l’accent sur le processus d’ensemble dans le cadre de la thématique modèle/copie inscrite dans la métaphore du theatrum mundi.

Page 20: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

186

toute la suite de la durée, a été, est et sera 49 », selon le modèle platonicien. En effet, le Traité Tripartite procède par un échelonnement de nombreuses dupli-cations avant d’aboutir au lieu d’ici-bas investi par la matière. Nous sommes loin de l’argumentation raisonnée et rigoureuse du Timée, même si des rappro-chements peuvent être faits, comme celui qui concerne l’entité démiurgique, par exemple, chargée, dans les deux textes d’œuvrer à la fabrique du Cosmos.

En réalité tout se déroule dans le cadre d’une triple démiurgie qui se mani-feste par des théophanies successives. La première se déroule sous l’égide du Fils : nous sommes alors dans l’aire où le Père se meut sans se mouvoir, nous sommes en mesure, tout au plus, de percevoir des ondes de forme dues à la mise en action de sa dynamis. Il s’agit d’une duplication très subtile, de même qu’un acteur seul en scène se crée lui-même et crée du vivant par le simple fait de sa présence face à un auditoire, de même le Père se crée lui-même dans le Fils : « Dès qu’il y a un Père en effet, il s’ensuit qu’il y a un Fils 50. » Plotin procède de manière analogue pour ce qui est de l’Un et de l’Intellect qu’il considère comme « la première image qui s’est manifestée 51 » et il poursuit : « Parce qu’il voit en se tournant vers lui-même ; et cette vision est l’intelligence 52. » Nous retrouvons cette intimité d’essence entre le Père et le Fils dans la protologie du Traité Tripartite : « Car c’est lui-même, véri-tablement qu’il engendre comme ineffable, de sorte que c’est une auto-géné-ration, lui se concevant 53. » Les deux traités s’appuient de manière analogue sur la métaphore du soleil et de son rayonnement pour illustrer cette gémel-lité : « Celui donc qui de lui s’est levé se déployant en vue de l’engendrement et de la connaissance des Touts 54 », l’Intellect de Plotin, pour sa part, rayonne autour de l’Un et le Fils, dans le traité gnostique « se déploie » comme le soleil, en expansion, dans sa course diurne.

L’aire autour du Père se peuple de sa progéniture dans une sorte d’abon-dance orgastique qui se déploie en une prolifération d’éons 55 qui eux-mêmes se dupliquent à leur tour dans le même climat de joie et d’abondance et dans une identité d’essence avec le Père : « Car ils sont ineffables, et ils sont au-dessus

49. Platon, Timée 38c (trad. A. riVauD).50. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 51,14-15 (trad. L. painchauD – E. thomassen).51. Plotin, Traité 10 (V 1), 6,14-15, traduit par É. Bréhier (dans Plotin, Ennéades, t. V, texte

établi et traduit par É. Bréhier, Paris 1968, p. 22). Plotin (Traité 10 [V 1], 6,12) privilégie le terme d’agalma qui correspond à « image » mais aussi à « statue » quand il évoque l’Un dans son « sanctuaire intérieur ».

52. Plotin, Traité 10 (V 1), 7,5-6 (trad. É. Bréhier).53. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 56,1-6 (trad. L. painchauD – E. thomassen).54. Ibid., p. 66,5-8. Le texte de Plotin dit : « Un rayonnement qui vient de lui, de lui qui reste

immobile, comme la lumière resplendissante qui environne le soleil » (Traité 10 [V 1], 6,28-29, trad. É. Bréhier).

55. Entités nées du Père, effluences, émanations.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

187

de tout nom, ils sont inconcevables 56. » Les éons constituent le système du Plérôme sous l’égide du Père, du Fils et de l’Église spirituelle, constituant en une trilogie le premier paradigme fondateur. C’est pourtant dans ce monde bienheureux qui se plait au chant dans l’unité que la première fausse note va se produire et résonner. Le jeune éon Logos 57 dans sa soif de connaître le Père s’élance, mais à l’intérieur de lui-même se produit une division, une fissure dans laquelle l’Erreur – figure déjà rencontrée dans l’Évangile de la Vérité – va se glisser. Elle aura beau jeu dès lors d’installer ses propres fantasmagories dans un univers bien à elle.

Dans le contexte du Traité Tripartite, nous abordons ensuite le deuxième temps où l’éon Logos se voit condamné à se reproduire au sein d’un monde de simulacres rejeté hors des limites du Plérôme, la copie s’avère médiocre, avide de pouvoir et traversée de courants de violence :

Or, ceux qui sont issus de la pensée présomptueuse ressemblent aux plérômes dont ils sont les imitations, mais ils sont simulacres, ombres et illusions vides de logos et de lumière, ceux qui appartiennent à la vaine pensée n’étant né de personne. C’est pourquoi aussi leur fin sera comme leur commencement : à partir de ce qui n’existait pas, ils retourneront à ce qui n’existera pas. Mais à leurs propres yeux, ils sont grands et puissants et plus beaux que les noms qui les parent, dont ils sont les ombres, rendues belles par imitation 58.

Dans le déroulement du texte, nous prenons part à une mise en abyme de cet événement déterminant qui acquiert un mouvement autonome irrésis-tible dont les péripéties nous conduiront vers les conditions possibles d’une rédemption heureuse. Une des données essentielles de cette ouverture vers le salut réside d’une part dans l’immense bonté du Père qui accorde la grâce de l’accès à sa connaissance et d’autre part, dans le cadre de son dessein préétabli que rien d’étranger ne saurait remettre en cause ; autant il a prévu les obstacles et les souffrances sur le chemin, autant il a offert la chance de les racheter 59.

56. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 59,20-22 (trad. L. painchauD – E. thomassen).57. Dans le mythe valentinien tel qu’il est relaté par Irénée de Lyon, dans le contexte de la

mouvance ptoléméenne, l’héroïne est un personnage féminin, Sophia : « Mais le dernier et le plus jeune Éon de la Dodécade émise par l’Homme et l’Église, c’est-à-dire Sagesse, bondit violemment et subit une passion [une recherche du Père] en dehors de l’étreinte de son conjoint Thélétos » (Irénée de Lyon, Contre les hérésies I,2,2). Dans ce système valentinien, le panthéon des éons fonctionne selon une arithmétique : tétrade, ogdoade et dodécade, où les éons sont organisés en syzygie.

58. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 78,28-79,10 (trad. L. painchauD – E. thomassen).59. Il est impossible, dans le cadre de cet article, de décrire la complexité que prennent les

formes du salut dans le système valentinien telles que présentées dans le traité et les trois catégories concernées, à savoir, les spirituels, les psychiques et les hyliques. Nous mettons ici l’accent sur le processus d’ensemble dans le cadre de la thématique modèle/copie inscrite dans la métaphore du theatrum mundi.

Page 21: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

188

Le modèle de ce sauvetage métaphysique s’applique en quelque sorte à la restauration de l’éon Logos dans son unité pléromatique qui seule lui per-mettra d’accomplir la mission à lui confiée par le Père, à savoir l’aptitude à dupliquer et à générer « la représentation du Père ». En lui repose la réminis-cence du Plérôme qui va l’amener à la conversion, c’est-à-dire à se re-tourner vers le Bien. Dans ce lieu-là reposent les forces divines qui détiennent les clefs du salut qui le concerne, elles se manifestent par la venue vers lui du « Fils du bon plaisir des Touts 60 » à la fois sauveur et rédempteur.

Nous avons au niveau de notre deuxième plateau scénique une reconstitu-tion progressive d’une harmonie analogue à celle qui existe dans le Plérôme après la mise en ordre des forces de l’Erreur. Sous l’égide du Sauveur, l’éon Logos recouvre sa plénitude : « Il s’est manifesté à l’intérieur de lui, étant avec lui, partageant sa souffrance, lui donnant peu à peu le repos, le faisant croître, l’élevant, se donnant enfin à lui afin qu’il se réjouisse à sa vue 61. » Cet enseignement proche d’une initiation se présente également comme une modélisation à la fois pour l’enseignement qui se déroulera dans le monde de l’anthropogonie, mais aussi et surtout pour l’auditoire qui y trouve un modèle de comportement. La mission du Fils, dans le cadre de cette première démiurgie, n’est pas uniquement thérapeutique, en vérité il intervient comme une véritable machine de guerre accompagné d’une escorte royale d’éons : « Elle apparut sous une forme multiple, afin que celui qu’elle allait aider voit ceux dont il avait imploré le secours et qu’il voit également celui qui le lui avait apporté 62. »

En conséquence, la force divine du Fils procède à la mise en ordre de ce lieu des imitations malencontreusement générées par la faiblesse de l’éon Logos ; elle repousse les forces rebelles vers le chaos et établit une hiérarchie où les forces d’assistance au service de ce dernier, ceux du souvenir, les res-semblances, contrôlent par anticipation la Ténèbre, toujours dans le cadre du dessein du Père. Du fait de cette perfection recouvrée de l’éon Logos, lui est restituée sa fonction reproductrice essentielle et toujours au niveau intermé-diaire de notre second plateau scénique : « Il engendra les images visibles des figures vivantes 63 », qui viennent à l’existence en contraste flagrant avec les misérables copies du lieu abandonné, à savoir les des simulacres en errance, décimés par l’intervention sans appel du Fils.

60. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 87,1 (trad. L. painchauD – E. thomassen).61. Ibid., p. 90,4-10.62. Ibid., p. 87,26-31. Jean-Daniel Dubois au cours de son séminaire « Gnose et Manichéisme »

à l’École pratique des hautes études (2000-2001), a suggéré, ici, un possible rapprochement avec le char de Yahvé et ses roues multidirectionnelles dans Ézéchiel 1,15-21.

63. Ibid., p. 90, 31-32. Nous rappelons ici la mention du Livre des vivants dans l’Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 29, cité plus haut.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

189

À partir de cette conversion significative de la victoire de l’unicité sur le multiple, le Logos en pleine possession de ses facultés et détenteur de l’ac-cord du Père devient le maître d’œuvre de la prochaine duplication : « Or le Logos reçut aussitôt tout d’une fois toute chose, ce qui préexiste, ce qui existe maintenant, et ce qui existera puisqu’il a été chargé de l’économie de tout ce qui existe 64. » Cette relation modèle/copie par l’intermédiaire de la mission divine du Logos, n’est pas simplement une relation statique terme à terme, elle contient implicitement la dynamis du Père sans laquelle nous ne serions que confrontés à un ensemble de duplicatas passifs et stériles. En conséquence, le processus de reproduction du monde détient en lui-même et dispose de la pro-messe et du secret de la révélation.

La seconde démiurgie, celle du Logos, procède de nouveau par une mise en ordre ; il s’agit de la mise en place d’une véritable cité idéale où règne une stricte hiérarchie, dans les lieux, dans les êtres et dans les fonctions : « Comme principe, cause et maître de ce qui est venu à l’existence à la manière du Père 65 ». L’étagement de l’établissement de l’éon Logos va donc répondre au strict organigramme du dessein du Père, qui une fois de plus, se décline comme un feuilletage de couches superposées, séparés par des limites signi-ficatives. L’éon Logos va se montrer attentif à préserver, en premier lieu, « les images » de toute pollution des ordres inférieurs qui eux-mêmes se verront établis à l’intérieur de frontières issues d’un rapport de supérieur à subor-donné. La notion clef de contrôle et de commandement préside à cet établis-sement, mais il s’en dégage toutefois une harmonie rigoureuse, qui est, à nos yeux, souvent, la marque des traités valentiniens.

La dernière étape du processus de duplication s’illustre dans la création du cosmos, une copie de toute beauté, elle aussi, due au génie inspiré du Logos. C’est alors que la figure du démiurge 66 apparaît : il est en tous points le sosie, la représentation du « Père des Touts ». Cependant, relevant lui aussi d’un niveau intermédiaire, c’est-à-dire celui du lieu des psychiques, il est l’instru-ment du Logos. En tant que telle, sa liberté d’action est toute relative sinon que lui-même n’en a aucune conscience et qu’il crée à loisir dans la joie la plus totale, marquant de son sceau tous les objets nés de sa création. La représenta-tion de cette copie dans le Traité Tripartite a tout le caractère d’un monde uto-pique guidé par une muse unique, représentative d’une beauté hiérarchisée, ordonnée et, disons-le, joyeuse, enfin, tant que la matière n’est pas intervenue !

64. Ibid., p. 95,17-22 (trad. L. painchauD – E. thomassen).65. Ibid., p. 96,18-21.66. Le démiurge valentinien offre une combinatoire qui associe la figure du dieu de l’Ancien

Testament et celle de l’artisan divin du Timée.

Page 22: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

188

Le modèle de ce sauvetage métaphysique s’applique en quelque sorte à la restauration de l’éon Logos dans son unité pléromatique qui seule lui per-mettra d’accomplir la mission à lui confiée par le Père, à savoir l’aptitude à dupliquer et à générer « la représentation du Père ». En lui repose la réminis-cence du Plérôme qui va l’amener à la conversion, c’est-à-dire à se re-tourner vers le Bien. Dans ce lieu-là reposent les forces divines qui détiennent les clefs du salut qui le concerne, elles se manifestent par la venue vers lui du « Fils du bon plaisir des Touts 60 » à la fois sauveur et rédempteur.

Nous avons au niveau de notre deuxième plateau scénique une reconstitu-tion progressive d’une harmonie analogue à celle qui existe dans le Plérôme après la mise en ordre des forces de l’Erreur. Sous l’égide du Sauveur, l’éon Logos recouvre sa plénitude : « Il s’est manifesté à l’intérieur de lui, étant avec lui, partageant sa souffrance, lui donnant peu à peu le repos, le faisant croître, l’élevant, se donnant enfin à lui afin qu’il se réjouisse à sa vue 61. » Cet enseignement proche d’une initiation se présente également comme une modélisation à la fois pour l’enseignement qui se déroulera dans le monde de l’anthropogonie, mais aussi et surtout pour l’auditoire qui y trouve un modèle de comportement. La mission du Fils, dans le cadre de cette première démiurgie, n’est pas uniquement thérapeutique, en vérité il intervient comme une véritable machine de guerre accompagné d’une escorte royale d’éons : « Elle apparut sous une forme multiple, afin que celui qu’elle allait aider voit ceux dont il avait imploré le secours et qu’il voit également celui qui le lui avait apporté 62. »

En conséquence, la force divine du Fils procède à la mise en ordre de ce lieu des imitations malencontreusement générées par la faiblesse de l’éon Logos ; elle repousse les forces rebelles vers le chaos et établit une hiérarchie où les forces d’assistance au service de ce dernier, ceux du souvenir, les res-semblances, contrôlent par anticipation la Ténèbre, toujours dans le cadre du dessein du Père. Du fait de cette perfection recouvrée de l’éon Logos, lui est restituée sa fonction reproductrice essentielle et toujours au niveau intermé-diaire de notre second plateau scénique : « Il engendra les images visibles des figures vivantes 63 », qui viennent à l’existence en contraste flagrant avec les misérables copies du lieu abandonné, à savoir les des simulacres en errance, décimés par l’intervention sans appel du Fils.

60. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 87,1 (trad. L. painchauD – E. thomassen).61. Ibid., p. 90,4-10.62. Ibid., p. 87,26-31. Jean-Daniel Dubois au cours de son séminaire « Gnose et Manichéisme »

à l’École pratique des hautes études (2000-2001), a suggéré, ici, un possible rapprochement avec le char de Yahvé et ses roues multidirectionnelles dans Ézéchiel 1,15-21.

63. Ibid., p. 90, 31-32. Nous rappelons ici la mention du Livre des vivants dans l’Évangile de la Vérité, NH I, 3, p. 29, cité plus haut.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

189

À partir de cette conversion significative de la victoire de l’unicité sur le multiple, le Logos en pleine possession de ses facultés et détenteur de l’ac-cord du Père devient le maître d’œuvre de la prochaine duplication : « Or le Logos reçut aussitôt tout d’une fois toute chose, ce qui préexiste, ce qui existe maintenant, et ce qui existera puisqu’il a été chargé de l’économie de tout ce qui existe 64. » Cette relation modèle/copie par l’intermédiaire de la mission divine du Logos, n’est pas simplement une relation statique terme à terme, elle contient implicitement la dynamis du Père sans laquelle nous ne serions que confrontés à un ensemble de duplicatas passifs et stériles. En conséquence, le processus de reproduction du monde détient en lui-même et dispose de la pro-messe et du secret de la révélation.

La seconde démiurgie, celle du Logos, procède de nouveau par une mise en ordre ; il s’agit de la mise en place d’une véritable cité idéale où règne une stricte hiérarchie, dans les lieux, dans les êtres et dans les fonctions : « Comme principe, cause et maître de ce qui est venu à l’existence à la manière du Père 65 ». L’étagement de l’établissement de l’éon Logos va donc répondre au strict organigramme du dessein du Père, qui une fois de plus, se décline comme un feuilletage de couches superposées, séparés par des limites signi-ficatives. L’éon Logos va se montrer attentif à préserver, en premier lieu, « les images » de toute pollution des ordres inférieurs qui eux-mêmes se verront établis à l’intérieur de frontières issues d’un rapport de supérieur à subor-donné. La notion clef de contrôle et de commandement préside à cet établis-sement, mais il s’en dégage toutefois une harmonie rigoureuse, qui est, à nos yeux, souvent, la marque des traités valentiniens.

La dernière étape du processus de duplication s’illustre dans la création du cosmos, une copie de toute beauté, elle aussi, due au génie inspiré du Logos. C’est alors que la figure du démiurge 66 apparaît : il est en tous points le sosie, la représentation du « Père des Touts ». Cependant, relevant lui aussi d’un niveau intermédiaire, c’est-à-dire celui du lieu des psychiques, il est l’instru-ment du Logos. En tant que telle, sa liberté d’action est toute relative sinon que lui-même n’en a aucune conscience et qu’il crée à loisir dans la joie la plus totale, marquant de son sceau tous les objets nés de sa création. La représenta-tion de cette copie dans le Traité Tripartite a tout le caractère d’un monde uto-pique guidé par une muse unique, représentative d’une beauté hiérarchisée, ordonnée et, disons-le, joyeuse, enfin, tant que la matière n’est pas intervenue !

64. Ibid., p. 95,17-22 (trad. L. painchauD – E. thomassen).65. Ibid., p. 96,18-21.66. Le démiurge valentinien offre une combinatoire qui associe la figure du dieu de l’Ancien

Testament et celle de l’artisan divin du Timée.

Page 23: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

190

Conclusion : La matière du monde

Avec l’annonce : « Or la matière qui est fluente en sa forme 67 », la réalité lumineuse de la sphère du Père est devenue opaque. La matière semblable à la brume de l’Erreur ou au « voile noir 68 » dont le personnage du Monde dans le texte de Pedro Calderón de la Barca recouvre son dispositif scénique va rendre les choses bien difficiles pour les créatures du monde d’ici-bas. Désormais la scène se déroule sur le dernier plateau et elle n’est guère diffé-rente dans le Traité Tripartite de celles évoquées dans les textes précédents. Le bruit et la fureur se sont substitués aux louanges harmonieuses des éons et à l’action de grâces du Logos, car nous avons pénétré dans l’univers du « mul-tiforme » : serpent du paradis, controverses des philosophes, cacophonie des prophètes et des docteurs de la loi.

Cependant, dans ce monde voué à la transgression où l’ignorance s’assi-mile à la mort, il y a la semence de la promesse, il y a l’annonce prophétique du Sauveur et la joie d’accueillir la parole. L’homme est une créature mixte, en son for intérieur repose l’invisible et en conséquence l’accès à un enseigne-ment de la promesse, c’est cette découverte qui devient la clef d’une possible rédemption 69, c’est-à-dire d’un retour vers le Plérôme et l’Un. De même que le Sauveur a patiemment restauré le Logos affaibli dans son intégrité, de même les membres de la communauté ont besoin :

[…] d’une école telle qu’il s’en trouve dans les stations pourvues de manière à ce qu’elles reçoivent par elles la ressemblance des images et des archétypes sous la forme d’un miroir jusqu’à ce que tous les membres du corps de l’Église soient réunis et reçoivent ensemble le rétablissement 70.

Ainsi se trouve exprimée la dernière duplication du système, synthèse des démiurgies constituantes, où l’enseignement se fait à l’image de la création du cosmos et où le theatrum mundi loin de n’être qu’une illusion misérable est le lieu même de l’exercice du salut : « Car, disent-ils, toutes les choses d’ici-bas sont les figures de celles d’en haut 71. »Valentin lui-même ne nous dit-il pas :

Autant l’image est inférieure au visage vivant, autant le monde est inférieur à l’Éon vivant. Quelle a donc été la cause de l’image ? La majesté du visage lequel a fourni au peintre la modèle, afin que l’image soit honorée du nom du modèle. Car la beauté ne s’est pas trouvée authentiquement dans l’image mais

67. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 104,4 (trad. L. painchauD – E. thomassen).68. Le Grand théâtre du monde, v. 83-84 : « Je garderai sous un voile noir tout le plateau couvert

et bien caché : qu’il soit un chaos où les matériaux se confondent » (trad. F. BonFils).69. C’est le Sauveur incarné qui résume et symbolise dans le monde d’ici-bas la rédemption.70. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 123,12-19 (trad. L. painchauD – E. thomassen).71. Irénée, Contre les hérésies I,7,2.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

191

c’est le Nom qui a rempli de sa plénitude ce qui était déficient dans l’objet façonné. Et ce qu’il y a d’invisible en Dieu contribue aussi à accréditer l’objet façonné 72.

Annexe

Nous avons jugé utile et intéressant de proposer en annexe un extrait du Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca, illustrant com-bien, au-delà des siècles, dans ce dialogue entre le ciel et la terre, les mêmes questions et les mêmes thématiques perdurent dans ce contexte religieux. L’équation modèle/copie en formant l’ossature : cet archétype lie étroitement le salut de l’homme à cette grande forme éternelle qu’il ne peut conquérir ou mériter qu’au travers des vicissitudes auxquelles le condamne l’erreur. La pra-tique des vertus, pour le croyant comme pour le philosophe, façonne patiem-ment le chemin qui donne l’accès aux hauteurs célestes. La représentation de ce dispositif complexe amplifie, dans les textes cités, la réalité des enjeux encourus. Pedro Calderón de la Barca, dans un contexte tout à fait institu-tionnel, les met en scène. Voici l’extrait du Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca :

L’Auteur, c’est-à-dire le créateur, convoque le Monde afin de lui communiquer son dessein de réaliser une pièce de théâtre en vue d’une représentation. Le titre en sera : Agir bien, car Dieu est Dieu [Obrar bien, que Dios es Dios] 73 :

Le Monde : Qui m’appelle, et du noyau insensible de cette sphère qui me cache, d’ailes rapides me revêt ? Qui m’arrache à moi-même ? Qui me lance des cris ?L’Auteur : C’est ton Auteur souverain. Un soupir de ma voix, un signe de ma main t’informent, et à ton obscure matière ils donnent forme.Le Monde : Eh bien ! Que m’ordonnes-tu ? Que me veux-tu ?L’Auteur : Puisque je suis ton Auteur, et toi ma créature, aujourd’hui, je veux soumettre à ton approbation la réalisation de l’un de mes desseins. Je veux donner une fête en l’honneur de mon propre pouvoir, car je sais que la vaste nature n’en donnera que pour l’ostentation de ma grandeur. Et comme une représentation bien applaudie est ce qui a toujours le mieux réjoui, le mieux plu, et que la vie humaine est une représentation, je veux que ce soit une pièce de théâtre que le ciel puisse voir aujourd’hui sur ton théâtre. Si je suis l’au-teur, et si la fête est mienne, ma compagnie forcément la jouera. Et puisque j’ai choisi les hommes pour les premiers rôles et qu’ils sont les acteurs de ma compagnie, c’est à eux qu’il revient, sur le théâtre du monde, qui contient

72. Valentin, Fragment 5, dans Clément d’Alexandrie, Stromate IV, 89,6–90,1 (trad. C. monDésert, dans Clément d’Alexandrie, Stromates, t. IV, éd. A. Van Den hoeK, trad. C. monDésert, Paris 2001, p. 204-205).

73. Le Grand théâtre du monde, v. 438 (trad. F. BonFils). Ce titre reprend Ex 3,13-15 ; voir F. BonFils, dans Pedro Calderón de la Barca, Le Grand théâtre du monde, p. 92, n. 1.

Page 24: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

© BREPOLS PUBLISHERS THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.

IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Claudine Besset-Lamoine

190

Conclusion : La matière du monde

Avec l’annonce : « Or la matière qui est fluente en sa forme 67 », la réalité lumineuse de la sphère du Père est devenue opaque. La matière semblable à la brume de l’Erreur ou au « voile noir 68 » dont le personnage du Monde dans le texte de Pedro Calderón de la Barca recouvre son dispositif scénique va rendre les choses bien difficiles pour les créatures du monde d’ici-bas. Désormais la scène se déroule sur le dernier plateau et elle n’est guère diffé-rente dans le Traité Tripartite de celles évoquées dans les textes précédents. Le bruit et la fureur se sont substitués aux louanges harmonieuses des éons et à l’action de grâces du Logos, car nous avons pénétré dans l’univers du « mul-tiforme » : serpent du paradis, controverses des philosophes, cacophonie des prophètes et des docteurs de la loi.

Cependant, dans ce monde voué à la transgression où l’ignorance s’assi-mile à la mort, il y a la semence de la promesse, il y a l’annonce prophétique du Sauveur et la joie d’accueillir la parole. L’homme est une créature mixte, en son for intérieur repose l’invisible et en conséquence l’accès à un enseigne-ment de la promesse, c’est cette découverte qui devient la clef d’une possible rédemption 69, c’est-à-dire d’un retour vers le Plérôme et l’Un. De même que le Sauveur a patiemment restauré le Logos affaibli dans son intégrité, de même les membres de la communauté ont besoin :

[…] d’une école telle qu’il s’en trouve dans les stations pourvues de manière à ce qu’elles reçoivent par elles la ressemblance des images et des archétypes sous la forme d’un miroir jusqu’à ce que tous les membres du corps de l’Église soient réunis et reçoivent ensemble le rétablissement 70.

Ainsi se trouve exprimée la dernière duplication du système, synthèse des démiurgies constituantes, où l’enseignement se fait à l’image de la création du cosmos et où le theatrum mundi loin de n’être qu’une illusion misérable est le lieu même de l’exercice du salut : « Car, disent-ils, toutes les choses d’ici-bas sont les figures de celles d’en haut 71. »Valentin lui-même ne nous dit-il pas :

Autant l’image est inférieure au visage vivant, autant le monde est inférieur à l’Éon vivant. Quelle a donc été la cause de l’image ? La majesté du visage lequel a fourni au peintre la modèle, afin que l’image soit honorée du nom du modèle. Car la beauté ne s’est pas trouvée authentiquement dans l’image mais

67. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 104,4 (trad. L. painchauD – E. thomassen).68. Le Grand théâtre du monde, v. 83-84 : « Je garderai sous un voile noir tout le plateau couvert

et bien caché : qu’il soit un chaos où les matériaux se confondent » (trad. F. BonFils).69. C’est le Sauveur incarné qui résume et symbolise dans le monde d’ici-bas la rédemption.70. Traité Tripartite, NH I, 5, p. 123,12-19 (trad. L. painchauD – E. thomassen).71. Irénée, Contre les hérésies I,7,2.

Le Théâtre du Monde : illusion ou rédemption ?

191

c’est le Nom qui a rempli de sa plénitude ce qui était déficient dans l’objet façonné. Et ce qu’il y a d’invisible en Dieu contribue aussi à accréditer l’objet façonné 72.

Annexe

Nous avons jugé utile et intéressant de proposer en annexe un extrait du Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca, illustrant com-bien, au-delà des siècles, dans ce dialogue entre le ciel et la terre, les mêmes questions et les mêmes thématiques perdurent dans ce contexte religieux. L’équation modèle/copie en formant l’ossature : cet archétype lie étroitement le salut de l’homme à cette grande forme éternelle qu’il ne peut conquérir ou mériter qu’au travers des vicissitudes auxquelles le condamne l’erreur. La pra-tique des vertus, pour le croyant comme pour le philosophe, façonne patiem-ment le chemin qui donne l’accès aux hauteurs célestes. La représentation de ce dispositif complexe amplifie, dans les textes cités, la réalité des enjeux encourus. Pedro Calderón de la Barca, dans un contexte tout à fait institu-tionnel, les met en scène. Voici l’extrait du Grand théâtre du monde de Pedro Calderón de la Barca :

L’Auteur, c’est-à-dire le créateur, convoque le Monde afin de lui communiquer son dessein de réaliser une pièce de théâtre en vue d’une représentation. Le titre en sera : Agir bien, car Dieu est Dieu [Obrar bien, que Dios es Dios] 73 :

Le Monde : Qui m’appelle, et du noyau insensible de cette sphère qui me cache, d’ailes rapides me revêt ? Qui m’arrache à moi-même ? Qui me lance des cris ?L’Auteur : C’est ton Auteur souverain. Un soupir de ma voix, un signe de ma main t’informent, et à ton obscure matière ils donnent forme.Le Monde : Eh bien ! Que m’ordonnes-tu ? Que me veux-tu ?L’Auteur : Puisque je suis ton Auteur, et toi ma créature, aujourd’hui, je veux soumettre à ton approbation la réalisation de l’un de mes desseins. Je veux donner une fête en l’honneur de mon propre pouvoir, car je sais que la vaste nature n’en donnera que pour l’ostentation de ma grandeur. Et comme une représentation bien applaudie est ce qui a toujours le mieux réjoui, le mieux plu, et que la vie humaine est une représentation, je veux que ce soit une pièce de théâtre que le ciel puisse voir aujourd’hui sur ton théâtre. Si je suis l’au-teur, et si la fête est mienne, ma compagnie forcément la jouera. Et puisque j’ai choisi les hommes pour les premiers rôles et qu’ils sont les acteurs de ma compagnie, c’est à eux qu’il revient, sur le théâtre du monde, qui contient

72. Valentin, Fragment 5, dans Clément d’Alexandrie, Stromate IV, 89,6–90,1 (trad. C. monDésert, dans Clément d’Alexandrie, Stromates, t. IV, éd. A. Van Den hoeK, trad. C. monDésert, Paris 2001, p. 204-205).

73. Le Grand théâtre du monde, v. 438 (trad. F. BonFils). Ce titre reprend Ex 3,13-15 ; voir F. BonFils, dans Pedro Calderón de la Barca, Le Grand théâtre du monde, p. 92, n. 1.

Page 25: ENTRE LES OASIS D’ÉGYPTE ET LA ROUTE DE LA ...lem.vjf.cnrs.fr/IMG/pdf/BEHE_176_08_Le_theatre_du_monde...Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie

Claudine Besset-Lamoine

192

quatre parties, de jouer avec le style qui convient. Je donnerai à chacun le rôle qu’il lui faut. Et pour qu’en cette fête le bel apparat des machines et la richesse des costumes jouent le même rôle, je veux aujourd’hui que, par moi préparé, joyeux, libéral et charmant, tu fasses des décors qui de douteux qu’ils sont passent pour certitudes. Nous serons, moi l’auteur, en un instant, toi, le théâtre, et l’homme, le récitant.Le Monde : Auteur généreux de mon être, dont le pouvoir, dont la voix sou-mettent toutes choses, je serai, moi, le grand théâtre du monde, afin que les hommes puissent jouer sur moi la comédie 74.

74. Le Grand théâtre du monde, v. 26-72 (trad. F. BonFils). L’organisation du texte en vers n’a pas été conservée.

- II -

L’Église manichéenne et la réception des écrits manichéens