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Du développement durable aux normes ISO : peut-on certifier la « bonne conduite » des entreprises? Olivier Boiral * * Professeur agrégé, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les normes internationales de gestion et les affaires environnementales, Université Laval The implementation of sustainable development practices in corporations has become a requirement that leaders can no longer ignore, due to social pres- sures and to the challenges that the incorporation of economic, environmental and social concerns has given rise to. Too often limited to general principles that are more or less unconnected to organizations’ daily activities, sustainable development must now be incorporated into management systems and in practice so as not to lose its already diminished credibility. The author analyzes in what ways the ISO management systems can encourage the inclu- sion and implementation of sustainable develop- ment’s main aspects. After a critical examination of the origin and use of sustainable development as a concept, the author shows that the adoption of ISO norms 9001, 14001 and 26000 is likely, in certain circumstances, to help companies incorporate economic, environ- mental and social concerns. The procedural na- ture of these norms, however, does not enable one to acknowledge, from the beginning, the main challenges linked to sustainable development. This acknowledgment depends, in the end, on companies’ efforts to give substance and content to a concept that lacks a clear definition. ISO norms represent, therefore, implementation tools that can be relevant, but the use and efficiency of which depend more on their users than on first principles or on the intrinsic characteristics of these management systems. L’opérationnalisation du concept de développement durable dans les entreprises représente une exigence que les dirigeants ne peuvent aujourd’hui ignorer en raison des pressions sociales et des défis que soulève l’intégration des préoccupations économiques, environnementales et sociales. Trop souvent limité à l’affirmation de principes généraux plus ou moins dissociés des activités quotidiennes des organisations, le développement durable doit aujourd’hui être intégré dans les systèmes de gestion et dans les pratiques pour ne pas perdre une crédibilité qui s’est érodée au fil du temps. L’auteur analyse dans quelle mesure les systèmes de gestion ISO peuvent représenter un moyen pour favoriser cette intégration et opérationnaliser les principales dimensions du développement durable. Après un examen critique de l’origine et de l’utilisation du concept de durable, l’auteur montre que l’adoption des normes ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000 est susceptible, dans certaines conditions, d’aider les entreprises à intégrer les préoccupations économiques, environnementales et sociales. Cependant, le caractère procédural de ces normes ne permet pas, au départ, de prendre en compte les principaux enjeux associés au développement durable. Cette prise en compte dépend en définitive des efforts des entreprises pour donner une substance et un contenu à un concept dont les contours demeurent flous. Les normes ISO représentent donc des outils opérationnels qui peuvent être pertinents mais dont l’usage et l’efficacité dépendent de leurs utilisateurs plus que des propositions initiales ou des caractéristiques intrinsèques de ces systèmes de gestion.

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Du développement durable aux normes ISO : peut-on certifier la « bonne conduite » des

entreprises?

Olivier Boiral*

* Professeur agrégé, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les normes internationales de gestion et les affaires environnementales, Université Laval

The implementation of sustainable development practices in corporations has become a requirement that leaders can no longer ignore, due to social pres-sures and to the challenges that the incorporation of economic, environmental and social concerns has given rise to. Too often limited to general principles that are more or less unconnected to organizations’ daily activities, sustainable development must now be incorporated into management systems and in practice so as not to lose its already diminished credibility. The author analyzes in what ways the ISO management systems can encourage the inclu-sion and implementation of sustainable develop-ment’s main aspects. After a critical examination of the origin and use of sustainable development as a concept, the author shows

that the adoption of ISO norms 9001, 14001 and 26000 is likely, in certain circumstances, to help companies incorporate economic, environ-mental and social concerns. The procedural na-ture of these norms, however, does not enable one to acknowledge, from the beginning, the main challenges linked to sustainable development. This acknowledgment depends, in the end, on companies’ efforts to give substance and content to a concept that lacks a clear definition. ISO norms represent, therefore, implementation tools that can be relevant, but the use and efficiency of which depend more on their users than on first principles or on the intrinsic characteristics of these management systems.

L’opérationnalisation du concept de développement durable dans les entreprises représente une exigence que les dirigeants ne peuvent aujourd’hui ignorer en raison des pressions sociales et des défis que soulève l’intégration des préoccupations économiques, environnementales et sociales. Trop souvent limité à l’affirmation de principes généraux plus ou moins dissociés des activités quotidiennes des organisations, le développement durable doit aujourd’hui être intégré dans les systèmes de gestion et dans les pratiques pour ne pas perdre une crédibilité qui s’est érodée au fil du temps. L’auteur analyse dans quelle mesure les systèmes de gestion ISO peuvent représenter un moyen pour favoriser cette intégration et opérationnaliser les principales dimensions du développement durable. Après un examen critique de l’origine et de l’utilisation du concept de

durable, l’auteur montre que l’adoption des normes ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000 est susceptible, dans certaines conditions, d’aider les entreprises à intégrer les préoccupations économiques, environnementales et sociales. Cependant, le caractère procédural de ces normes ne permet pas, au départ, de prendre en compte les principaux enjeux associés au développement durable. Cette prise en compte dépend en définitive des efforts des entreprises pour donner une substance et un contenu à un concept dont les contours demeurent flous. Les normes ISO représentent donc des outils opérationnels qui peuvent être pertinents mais dont l’usage et l’efficacité dépendent de leurs utilisateurs plus que des propositions initiales ou des caractéristiques intrinsèques de ces systèmes de gestion.

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1. Introduction

2. La stratégie de développement durable, ou l’effet « tour de babel »

2.1 De « l’économie cow-boy » à la stratégie de développement durable

2.2 L’effet « Tour de Babel »

2.3 Concilier les impératifs économiques, environnementaux et sociaux

3. Des normes ISO au service du développement

3.1 Opérationnaliser le développement durable

3.2 Le triptyque des normes internationales de gestion : ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000

3.3 Des normes procédurales à l’efficacité incertaine

4. Conclusion

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epuis le milieu des années 80, les réflexions sur le développement durable sont au cœur des débats sur les questions environnementales et sur la conciliation des enjeux écologiques et économiques. L’ubiquité et la récurrence des discours sur

ce thème traduisent l’intensité des questionnements et des menaces sur la durabilité du mode actuel de développement. Ces discours reflètent également l’écart de plus en plus patent entre l’importance largement reconnue des enjeux environnementaux et l’insuffisance chronique des mesures mises en place jusqu’à présent pour y faire face. De fait, le développement durable apparaît comme une sorte de quête insaisissable et sans cesse renouvelée, dans laquelle la prolifération des discours sur la question semble s’efforcer de combler le vide laissé par la carence des réalisations substantielles. Parce qu’elles sont au centre des activités économiques et de leurs impacts environnementaux, les entreprises sont souvent prises à partie dans la dénonciation de ces carences. Pourtant, le développement durable est omniprésent dans le discours des dirigeants et dans les politiques environnementales des organisations. Cette omniprésence s’explique en partie par l’optimisme de ce concept sur les possibilités de concilier les performances économiques et les préoccupations environnementales. Elle reflète également la remise en cause des mesures réglementaires traditionnelles et l’intérêt sans cesse renouvelé des pouvoirs publics sur des approches volontaires d’autocontrôle et de responsabilisation des entreprises, lesquelles peuvent permettre notamment de limiter les coûts liés aux politiques interventionnistes. Ainsi, le développement durable apparaît comme une sorte d’impératif catégorique auquel les entreprises sont appelées à adhérer par principe pour assumer leur responsabilité sociale mais aussi parce qu’un tel engagement est susceptible de déboucher sur des bénéfices économiques qui ont trop souvent été négligés1.

1 Voir Michael E. Porter et Claas Van der Linde, «Green and Competitive: Ending the Stalemate» (1995) 73:5 Harvard Business Review 120.

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En dépit des déclarations d’intentions sur ces questions, l’opérationnalisation du développement durable demeure insuffisante en raison notamment de l’ampleur des défis, du manque de conviction de certains dirigeants, mais aussi du caractère évasif et flou du concept. Ce flou conceptuel tend trop souvent à jouer le rôle d’un « nuage de fumée » pour affirmer l’adhésion au développement durable et sa prise en compte dans la politique des entreprises sans pour autant se compromettre dans des mesures trop exigeantes ou trop précises. Ce n’est donc pas tant la reconnaissance de l’importance du concept qui pose aujourd’hui problème dans les entreprises que sa prise en compte effective dans les décisions et dans les pratiques internes. Une telle prise en compte suppose des engagements concrets et une adaptation des systèmes de gestion des entreprises.

Cette exigence de concrétude, d’opérationnalisation et de validation est précisément au centre des normes internationales de gestion ISO qui se sont développées pour répondre à un besoin de clarification des pratiques dans les domaines de l’assurance-qualité, de la gestion environnementale et bientôt de la responsabilité sociale des entreprises. Apparues dans les années 80 à peu près au même moment que le concept de développement durable, ces normes sont adoptées par un nombre sans cesse croissant d’organisations à travers le monde. Leur but est d’offrir aux entreprises des systèmes de gestion structurés, rigoureux et vérifiables pour guider de façon systématique la mise en œuvre de politiques dans les différents domaines couverts par les normes ISO. Avec le lancement prochain de la norme ISO 26000 sur la responsabilité sociale des entreprises, ces domaines touchent désormais les trois principales dimensions du développement durable : l’économie, l’environnement et le social.

L’objectif du présent article est d’examiner dans quelle mesure et à quelles conditions les normes ISO peuvent être au service de la promotion du développement durable dans les organisations et contribuer à éviter le phénomène de « babélisation » lié aux interprétations ou aux applications elliptiques de ce concept. Un tel examen exige d’abord l’analyse critique de la signification du développement durable et de la façon dont les référentiels ISO sont effectivement utilisés dans les organisations afin d’évaluer ensuite dans quelle mesure ces normes de gestion pourraient être utiles à l’opérationnalisation d’un concept en quête d’accomplissement.

2. LA STRATÉGIE DE DÉVELOPPEMENT DURABLE, OU L’EFFET « TOUR DE BABEL »

La mise en œuvre du développement durable apparaît aujourd’hui comme un impératif que peu contestent et auquel les principaux secteurs de la société semblent souscrire de façon spontanée. Cette apparente unanimité cache cependant les interprétations souvent équivoques et elliptiques d’un concept dont l’élasticité sémantique n’est pas étrangère à la grande popularité dont il a bénéficié depuis la fin des années 80. Aussi, avant de s’interroger sur la pertinence des normes de gestion ISO pour opérationnaliser le développement durable, il convient de rappeler les grandes tendances qui ont conduit à l’émergence de ce concept, de tenter d’en définir les principales dimensions ainsi que leurs applications dans les organisations.

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2.1 De « l’économie cow-boy » à la stratégie de développement durable

La montée des préoccupations environnementales et leur prise en compte par les entreprises sont souvent présentées comme des tendances récentes, exigeant la mise en œuvre d’une politique dite de développement durable appréhendée comme une nouvelle exigence à laquelle les dirigeants sont conviés à souscrire. En réalité, les débats sur les contraintes environnementales des activités économiques et les mesures pour promouvoir la protection des écosystèmes ou la santé des populations sont loin d’être récents. Ainsi, l'Angleterre a, dès 1273, adopté une loi pour réduire les fumées provoquées par la combustion du charbon2.

Mais c’est surtout à partir de la révolution industrielle que les activités économiques vont apparaître comme une source majeure de nuisances pour les écosystèmes et pour les populations avoisinantes.

En effet, la révolution industrielle s'est traduite par une accélération sans précédent de la dégradation de l'environnement. L'avènement du capitalisme et le développement de l'économie de marché consacrent d’abord la souveraineté des activités économiques sur l'ensemble des autres sphères de la société3. Cette vision économiste du monde, qui fait de l'optimisation des moyens de production, de la recherche du profit et de la croissance les seules finalités véritables de l'activité des entreprises, est à l'origine d’une « économie cow-boy » marquée par le gaspillage des ressources et par la croissance anarchique des activités industrielles4. Ainsi, selon Boulding, « l’économie cow-boy » postule l’existence d’un système ouvert dans lequel l’accroissement de la production et de la consommation n’est pas entravé par la limitation des écosystèmes et représente de surcroît la principale mesure du succès5. Les conséquences de l’épuisement des ressources naturelles et de la pollution industrielle ne sont donc pas réellement prises en compte par les activités économiques, dont la principale finalité est de produire toujours davantage de biens. Dans ce contexte, la protection des écosystèmes et la durabilité du développement représentent des préoccupations subalternes sinon inexistantes.

La remise en cause des justifications traditionnelles du statu quo et la promotion de politiques environnementales dans les entreprises coïncident avec la montée des pressions écologistes. Comme l’a démontré Hoffman dans son étude de l’évolution des préoccupations environnementales des entreprises chimiques et pétrolières américaines des années 60 aux années 90, ce sont les pressions institutionnelles qui ont joué un rôle déterminant dans la prise en compte de ces enjeux6. Selon Hoffman, ces pressions se caractérisent par des aspects réglementaires, normatifs et cognitifs dont les transformations, en fonction des crises écologiques ou encore des changements politiques, ont conditionné des approches plus ou moins coercitives et une modification

2 Renaud de Rochebrune, «Les trois âges de la gestion verte» (1992) 89 Revue Française de Gestion à la p. 2.

3 Sur ce thème, voir Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983 ; Louis Dumont, Homo aequalis: genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.

4 Kenneth Ewart Boulding, Beyond Economics, Essays on Society, Religion and Ethics, Ann Arbor, The Uni-versity of Michigan Press, 1968 à la p. 281.

5 Ibid. à la p. 281. 6 Voir Andrew J. Hoffman, «Institutional Evolution and Change: Environmentalism and the U.S.

Chemical Industry» (1999) 42:4 Academy of Management Journal 351.

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corrélative des préoccupations vertes des entreprises. L’analyse du contexte sociopolitique permet ainsi de comprendre les tendances à l’origine du virage environnemental des entreprises7. De façon générale, ce contexte a évolué d’une conception assez utopiste et contestataire des enjeux écologiques à une approche moins conflictuelle et plus optimiste qui est à l’origine du concept de développement durable.

Ainsi, la première vague écologiste, qui a débuté dans les années 60, revendiquait surtout une remise en cause radicale de la société de consommation, de l'idéologie capitaliste, de l'état, de la technocratie, etc8. Face à cette intransigeance, les entreprises apparaissent avant tout comme des pollueurs irréductibles avec lesquels un dialogue était difficilement envisageable autrement que par l’affrontement. Dans cette optique, le contrôle de la pollution industrielle ne pouvait se faire qu’à travers la mise en œuvre de règlements environnementaux contraignants et de contrôles coercitifs reposant sur une logique quasi policière. À partir de la fin des années 80, le mouvement écologiste va basculer peu à peu d’une logique de confrontation à une logique de concertation et de responsabilisation essayant d’intervenir plus en amont des processus décisionnels9. Cette seconde vague écologiste s'affirme donc davantage, pour reprendre la distinction de Weber, comme une « éthique de responsabilité » plus ouverte aux compromis, plus attentive aux résultats de l'action qu'à un idéal contestataire et intransigeant répondant à une « éthique de conviction »10. Outre la perspective plus conciliatrice du mouvement écologiste, les préoccupations dans ce domaine vont devenir, dès la fin des années 80, de plus en plus globales et diffuses. La médiatisation de problèmes mondiaux comme le réchauffement climatique, la disparition des espèces, ou encore l’épuisement des ressources aquifères tend à favoriser l’émergence d’une « citoyenneté planétaire » dont chacun se réclame, souvent d’ailleurs sans trop savoir ce qu’elle signifie ni ce qu’elle implique réellement au quotidien. La globalisation des enjeux environnementaux tend à promouvoir une conscience environnementale élargie qui a son centre partout et sa circonférence nulle part.

Cette approche plus élargie, consensuelle et institutionnalisée des enjeux environnementaux est au centre du concept de développement durable, popularisé au milieu des années 80 par la Commission Brundtland11. Contrairement au Club de Rome, dont « l’option zéro » préconisait un arrêt de la croissance pour limiter la pollution et la destruction des ressources naturelles12, la Commission Brundtland considère que la croissance, associée à une redistribution plus équitable des richesses et au respect des équilibres naturels, est nécessaire à un développement durable, c'est-à-dire « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »13. Le concept de développement durable est

7 Ibid. 8 Olivier Boiral, La dimension humaine et préventive de la gestion environnementale : Une étude de cas dans 3 usines

chimiques québécoises, thèse de doctorat, École des Hautes Études Commerciale de Montréal, 1996 à la p. 18 [non publiée].

9 Marion Galle, «La Régulation Conflictuelle des Pollutions» (1993) 1:2 Natures, Sciences, Sociétés à la p. 118.

10 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959 à la p. 209. 11 Commission mondiale sur l'environnement et le développement, Notre avenir à tous, Montréal, Éditions

du Fleuve, 1988. 12 Donella H. Meadows, Halte à la croissance?, Paris, Fayard, 1972 à la p. 288. 13 Supra note 11 à la p. 51.

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souvent défini comme une recherche d’équilibre et d’intégration entre trois domaines qui correspondent à des univers conceptuels assez différents : l’économie, l’environnement et la société14. Dans cette perspective très élargie, les activités qui répondent aux exigences du développement durable doivent être économiquement viables, préserver les écosystèmes et promouvoir l’équité sociale.

2.2 L’effet « Tour de Babel »

La définition très élastique et englobante du développement durable va faciliter son adoption par les entreprises, lesquelles vont adhérer d’autant plus volontiers à ce concept « fourre-tout » que sa signification et ses implications concrètes demeurent nébuleuses. Ainsi, nombre d’organisations ont centré leur politique environnementale sur ce concept à la fois rassembleur et peu compromettant. Certains dirigeants ont même évoqué le développement durable dans la définition de la mission de leur entreprise. Par exemple, lorsqu’il fut nommé à la direction d’Hydro Ontario, Maurice Strong, qui avait notamment présidé en 1992 le Sommet de Rio sur le développement durable, a redéfini comme suit la mission de l’entreprise hydro-électrique: « La mission d’Hydro Ontario est d’aider l’économie ontarienne à être la plus compétitive au monde par une gestion efficiente de ses ressources énergétiques, et de devenir un exemple reconnu mondialement dans l’adoption des principes du développement durable »15. Cette vision optimiste sur les possibilités de concilier les enjeux environnementaux et économiques reflète un contexte institutionnel qui entend favoriser les approches volontaires plutôt que coercitives16. Pour encourager ces approches volontaires et faire de l’entreprise un acteur du développement durable, les actions environnementales ne doivent pas être perçues comme attentatoires aux performances financières et économiques.

Ainsi, la mise en avant des bénéfices économiques des actions écologiques et du développement durable coïncide avec la promotion d’une vision plus consensuelle de la relation entre l’entreprise et l’environnement. Durant les années 90, le concept de développement durable s’est peu à peu imposé comme un véhicule et un facilitateur de cette vision optimiste et consensuelle. D’où sa popularité, tant auprès des entreprises que des gouvernements et du public en général, chacun ne pouvant que souscrire au principe général d’une éthique intergénérationnelle qui entend assurer la pérennité du développement sans, apparemment, remettre en cause le confort et les acquis du progrès17.

Cependant, un tel consensus ne tient que tant et aussi longtemps que l’application de ce développement durable demeure suffisamment imprécise, floue et théorique pour ne pas compromettre l’adhésion spontanée de chacun ou les intérêts économiques du

14 Louis Guay, «Le développement durable en contexte historique et cognitive» dans Louis Guay, et al., dir., Les enjeux et les défis du développement durable : connaître, décider, agir, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2004, 1 à la p. 11 ; Franck-Dominique Vivien, «Un panorama des propositions économiques en matière de soutenabilité» (2004) 5:2 Vertigo 31, en ligne : Revue électronique en sciences de l’environnement, UQAM <http://www.vertigo.uqam.ca>.

15 Stuart L. Hart, «A Natural-Resource-Based View of the Firm» (1995) 20:4 Academy of Management Review 986 à la p. 1002.

16 Supra note 6. 17 Voir par exemple Delyse Springett, «Business Conceptions of Sustainable Development: A Perspec-

tive from Critical Theory» (2003) 12:2 Business Strategy and the Environment à la p. 71.

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moment18. Le consensus suppose également que les contradictions des discours sur le développement durable restent dans l’ombre pour maintenir l’apparence d’une situation sous contrôle, d’un avenir assuré, d’un engagement environnemental réel des principaux acteurs. Or, une fois dissipé le brouillard des discours officiels sur le développement durable, ces contradictions semblent surgir de toute part. Elles ont par exemple été mises en lumière par la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise, dite Commission Coulombe19. Depuis les années 90, la plupart des compagnies forestières opérant au Québec ont affirmé leur engagement envers le développement durable, et le gouvernement de la province, qui joue un rôle de premier plan dans l’attribution des droits de coupe, s’est proposé d’être un modèle dans ce domaine. Après des mois de travail, l’analyse de centaines de mémoires et une quarantaine de jours de consultations publiques sur la question, la Commission Coulombe a rendu un verdict sans appel : surexploitation de la forêt boréale, surévaluation des possibilités forestières des résineux, exagérations dans les estimations gouvernementales de la matière ligneuse disponible, diminution inquiétante des possibilités de coupe, etc20. Ces conclusions sont à peu près aux antipodes du concept de développement durable, constamment réaffirmé au cours des dernières années tant par les entreprises forestières que par le gouvernement.

De façon plus générale, les efforts pour maintenir l’adhésion autour du développement durable déboucheront sur des paradoxes récurrents entre l’ampleur des enjeux, les discours souvent emphatiques à ce sujet et la faiblesse des moyens réellement mis en œuvre, tant au niveau des gouvernements que des entreprises21. La définition évasive et flottante du développement durable n’est pas étrangère à ce type de contradictions et aux interprétations équivoques dont ce concept a été l’objet, en particulier dans les entreprises. En effet, si le concept de développement durable a réussi à s’immiscer dans le discours économique et managérial contemporain malgré les contradictions que soulève une telle démarche, c’est en grande partie grâce à son élasticité et à ses nombreuses métamorphoses. Concept polymorphe qui s’adapte et change constamment d’apparence en fonction des contextes dans lesquels il se fond, le développement durable se prête à toutes les interprétations, même les plus fantaisistes. En effet, pour beaucoup d’organisations, la signification nébuleuse et la plasticité sémantique du développement durable offrent la possibilité d’utiliser ou de « recycler » indéfiniment un terme largement reconnu, offrant à moindre frais une grande visibilité en matière d’image et de reconnaissance. Ainsi, dans les entreprises, où le développement durable est souvent traduit par « croissance durable »22, les abus se multiplient, comme l’illustre une page Internet consacrée au « bêtisier du développement durable »23. La citation suivante, du président de BP France lors de travaux parlementaires français sur l’énergie, est

18 Olivier Boiral et Gérard Croteau, «Du développement durable à l’entreprise durable, ou l’effet Tour de Babel» dans Louis Guay, et al., dir., Les enjeux et les défis du développement durable : connaître, décider, agir, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2004, 259 à la p. 263.

19 Québec : Gouvernement du Québec, Rapport de la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise - Résumé, 2004 à la p. 5.

20 Ibid. 21 Supra note 17 à la p. 82. 22 Supra note 18 à la p. 260 ; Olivier Boiral, «La stratégie québécoise de développement durable : gran-

deurs et illusions d’un projet de société» dans J.A. Prades, R. Tessier et J.G. Vaillancourt, dir., Instituer le développement durable, Montréal, Fides, 1994, 165 à la p.182.

23 En ligne : Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable <http://www.decroissance.org/betisier.htm>.

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extraite de ce bêtisier : « Le développement durable, c'est tout d'abord produire plus d'énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d'énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s'assurer que cela ne se fait pas au détriment de l'environnement ».

Par la multiplicité des interprétations, des définitions et des acteurs « engagés » dans le développement durable, la promotion de ce dernier va inévitablement se traduire par un effet « Tour de Babel ». Projet rassembleur mais démesuré, rendu inaccessible par la confusion des langues, des discours, par l’incompréhension et le désordre collectifs, la construction du développement durable semble ainsi à l’image de celle de l’antique « Tour de Babel ». Cependant, le caractère polysémique du développement durable et les nombreuses approches qui s’en réclament ont, de façon paradoxale, contribué à sa large diffusion et à l’émergence d’approches créatives pour lui donner corps.

2.3 Concilier les impératifs économiques, environnementaux et sociaux

Les travaux sur le développement durable gravitent la plupart du temps autour des interactions ou de l’intégration entre les trois dimensions qui sont associées à ce concept : l’économie, le social et l’environnement. Ce souci d’intégration reflète implicitement la nécessité « d’encastrer » ou de réinsérer l’économie dans la sphère sociale et environnementale sans pour autant revenir à un modèle de développement préindustriel faisant table rase des acquis de la modernité24. Il s’agit, en d’autres termes, de trouver un meilleur équilibre entre des préoccupations qui ont trop souvent été perçues comme conflictuelles, exclusives ou véhiculées par des idéologies trop contestataires ou trop étroites, qu’il s’agisse de l’écologisme radical ou du modèle de « l’économie cow-boy »25.

Dans ce contexte, les approches portant sur le développement durable sont résolument optimistes sur les possibilités de concilier prospérité économique, protection de l’environnement et équité sociale. Cette logique conciliatrice se reflète dans le concept de « triple bottom line » ou « triple bilan » qui entend donner corps, dans les entreprises, au développement durable26. Selon cette approche, les entreprises doivent être évaluées en fonction de leurs performances économiques, environnementales et sociales. Une telle évaluation suppose l’existence de moyens d’actions, d’instruments de mesure et d’un équilibre entre ces trois dimensions. Ce souci d’équilibre et de conciliation plutôt que d’opposition et de confrontation se retrouve dans les approches économiques, environnementales et sociales de l’application du développement durable dans les entreprises.

Sur le plan économique, de nombreux travaux se sont attachés, depuis le début des années 90, à montrer comment les actions environnementales peuvent effectivement déboucher sur la réduction de certains coûts, sur une amélioration de la productivité, sur la création de nouveaux marchés, et contribuer par conséquent à la pérennité des entreprises27. Cette perspective dite « gagnant-gagnant » est souvent appelée « l’hypothèse

24 Sur ce thème, voir supra note 3. 25 Supra note 4 à la p. 281. 26 Adrian Henriques et Julie Richardson, The Triple Bottom Line, Does It all Add up?: Assessing the Sustainabil-

ity of Business and CSR, Londres, Earthscan, 2004 ; John Elkington, Cannibals with Forks: the Triple Bot-tom Line of 21st Century Business, Capstone, Oxford, 1997.

27 Stephan Schmidheiny et al., Changer de cap, Paris, Dunod, 1992 ; Nick Robins, L’impératif écologique, Paris, Calmann-Lévy, 1992 ; David W. Conklin, Richard C. Hodgson et Eileen D. Watson,

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de Porter », ce dernier ayant été l’un des premiers à remettre en cause le postulat traditionnel d’un lien négatif entre actions environnementales et compétitivité28. De façon générale, les actions environnementales, en particulier lorsqu’elles s’inscrivent dans une démarche préventive, débouchent souvent sur des économies de matières et d’énergie, et donc sur des réductions de coûts29. De plus, les actions environnementales peuvent permettre d’améliorer la motivation des employés, leur adhésion aux objectifs de l’entreprise, de même que l’image de l’organisation30. Enfin, de nombreuses études ont démontré une corrélation considérable entre les performances environnementales des organisations et leurs performances financières31. Ces divers travaux tendent à accréditer un des principaux postulats du concept de développement durable, soit la possibilité de concilier la recherche du profit et les impératifs environnementaux.

Sur le plan environnemental, les applications organisationnelles du développement durable reflètent également l’optimisme conciliateur véhiculé par ce concept. Ainsi, divers travaux soulignent le rôle de l’innovation et du développement de technologies propres dans la promotion d’une stratégie de développement durable contribuant à une meilleure utilisation des ressources et donc à une plus grande efficacité des organisations32. Ce souci d’optimisation des ressources et d’éco-efficience est au centre de la démarche de l’écologie industrielle, qui se propose de réduire les flux de matières et d’énergie par le développement et l’utilisation de synergies entre des sous-produits industriels afin d’améliorer l’efficience des entreprises et réduire les impacts environnementaux33. Pour certains auteurs, l’écologie industrielle constitue l’application la plus complète et la plus pertinente du développement durable34. D’une part, par sa démarche de valorisation des résidus, l’écologie industrielle est centrée sur la durabilité et la réutilisation de matériaux non renouvelables, limitant ainsi les limites physiques au développement liées à

Développement durable : Guide à l’usage des gestionnaires, Ottawa, Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie, 1991 ; Thomas A. Moore et al., La prise de décision et le développement durable, Ottawa, Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie, 1992 ; International Institute for Sustainable Development, Business Strategy for Sustainable Development, Winnipeg, IISD, 1992 [Business Strategy] ; Gustav Berle, The Green Entrepreneur: Business Opportunities That Can Save the Earth and Make You Money, New York, Liberty Hall Press, 1991 ; Paul Lanoie et Benoit Laplante, «Des billets verts pour des entreprises vertes» (1992) 17:4 Revue internationale de gestion 41.

28 Michael E. Porter, The Competitive Advantage of Nations, New York, Free Press, 1990 ; voir aussi supra note 1.

29 Paul Shrivastava, «The Role of Corporations in Achieving Ecological Sustainability» (1995) 20 The Academy of Management Review 936 [Shrivastava] ; Michael A. Berry et Dennis A. Rondinelli, «Pro-active Corporate Environmental Management : A New Industrial Revolution» (1998) 12:2 Academy of Management Executive 38.

30 Olivier Boiral, «Concilier environnement et compétitivité, ou la quête de l’éco-efficience» (2005) 31:158 Revue Française de Gestion 163.

31 Voir Marie-Josée Roy, Olivier Boiral et Denis Lagacé, «Environmental commitment and manufac-turing excellence: A comparative study within Canadian industry» (2001) 10 Business Strategy and the Environment 257 ; supra note 15.

32 Stuart L. Hart et Mark B. Milstein, «Global Sustainability and the Creative Destruction of Industries» (1999) 41:1 Sloan Management Review 23 ; Suren Erkman, Vers une écologie industrielle : comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle?, Paris, Éditions Charles Léoplod Mayer, 1998 [Erkaman]; Braden R. Allenby, «Achieving Sustainable Development Through Industrial Ecology» (1992) 4:1 International Environmental Affairs 56 [Allenby, “International”] ; Thomas E. Graedel et Braden R. Allenby, Industrial Ecology, Englewood Cliffs (N.J.), Prentice-Hall, 1995.

33 Erkman, ibid. ; Olivier Boiral et Jean Kabongo, «Le management des savoirs au service de l’écologie industrielle» (2004) 30:149 Revue Française de Gestion 173 [Boiral et Kabongo].

34 Allenby “International”, supra note 32 ; supra note 18.

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l’épuisement de certaines ressources35. D’autre part, la recherche d’éco-efficience et la quête du « zéro rejet » débouchent souvent sur des économies substantielles de matières et d’énergies pour les entreprises36. Enfin, les principes de l’écologie industrielle sont basés sur le « bio-mimétisme », c’est-à-dire sur l’observation des cycles naturels comme modèles pour optimiser les transferts de ressources et d’énergies par les entreprises37. De fait, ces principes sont porteurs d’un paradigme plus « éco-centrique », c’est-à-dire centré sur des principes écologiques plutôt que sur une perspective dite anthropocentrique privilégiant plutôt la satisfaction immédiate des besoins économiques. De nombreux auteurs considèrent que ce paradigme « éco-centrique » doit être à la base de toute politique de développement durable38.

Enfin, sur le plan social, les applications organisationnelles du développement durable sont le plus souvent associées à la promotion de valeurs quasi universelles qui entendent concilier les intérêts de différentes parties prenantes afin de favoriser une meilleure qualité de vie ou encore une plus grande équité entre les générations39. Cette démarche d’écoute et de prise en compte des attentes sociétales est au centre de la théorie des parties prenantes, laquelle a souvent été utilisée pour rendre compte des enjeux environnementaux des entreprises et des défis que soulève la promotion du développement durable40. Selon cette théorie, les organisations doivent prendre en compte les attentes parfois contradictoires de différents groupes d’intérêts dont les pressions sont susceptibles de compromettre la légitimité sociale voire la pérennité des entreprises, lesquelles ne sauraient avoir pour seule finalité la satisfaction des actionnaires41. Cette démarche de prise en compte des positions de différentes parties-prenantes ne s’applique pas seulement aux entreprises. Par exemple, le processus de mise en place de l’avant-projet de loi sur le développement durable par le gouvernement du Québec s’inscrit dans une perspective assez similaire. Ainsi, le large processus de

35 Allenby “International, supra note 32 à la p. 59. 36 Livio DeSimone D. et F. Popoff, Eco-efficiency: The Business Link to Sustainable Development, Cambridge

(Ma), MIT Press, 1997 aux pp. 10-11 ; Boiral et Kabongo, supra note 33. 37 Frances Westley et Harrie Vredenburg, «Sustainability and the Corporation: Criteria for Aligning Eco-

nomic Practice with Environmental Protection» (1996) 5 Journal of Management Inquiry 104 à la p. 106.

38 Thomas M. Gladwin, James J. Kennelly et Tara-Shelomith Krause, «Shifting Paradigms for Sustain-able Development: Implications for Management Theory and Research» (1995) 20:4 Academy of Management Review 874 ; Ronald E. Purser, Changkil Park et Alfonso Montuori, «Limits to Anthro-pocentrism: toward an ecocentric organization paradigm» (1995) 20 Academy of Management Re-view 1053 ; Shrivastava, supra note 29.

39 W. Edward Stead et Jean Garner Stead, «Can Humankind Change the Economic Myth? Paradigm Shifts Necessary for Ecologically Sustainable Business» (1994) 7:4 Journal of Organizational Change Management 15 ; François Blais, «Que devons-nous laisser aux générations futures? Justice intergénérationnelle et développement durable» dans Louis Guay, et al., dir., Les enjeux et les défis du développement durable : connaître, décider, agir, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2004, 347 ; Louis Guay, «Les problèmes écologiques globaux: objets de science et enjeux sociopolitiques» dans Louis Guay, et al., dir., Les enjeux et les défis du développement durable: connaître, décider, agir, Québec. Les presses de l’Université Laval, 2004, 173 ; Eric Persais, «L’excellence durable : vers une intégration des parties prenantes» (2004) 205 La Revue des Sciences de Gestion 5 [Persais].

40 Supra note 30 à la p. 165 ; Persais, ibid. ; Alain-Charles Martinet et Emmanuelle Reynaud, Stratégies d’entreprise et écologie, Paris, Economica, 2004 à la p. 70.

41 R. Edward Freeman, Strategic Management: a stakeholder approach, Boston, Pitman Publishing, 1984 à la p. 52 ; Thomas Donaldson et Lee E. Preston, «The Stakeholder Theory of the Corporation: Concepts, Evidence and Implications» (1995) 20:1 Academy of Management Review, 65 à la p. 81.

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consultation publique réalisé dans le cadre de cet avant-projet de loi, de même que la volonté d’introduire les enjeux environnementaux dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec témoignent d’un souci très explicite de participation et de prise en compte des positions de différentes catégories d’acteurs sociaux par rapport aux enjeux du développement durable42.

Cependant, la volonté de promouvoir le développement durable à travers la conciliation des impératifs économiques, environnementaux et sociaux débouche rarement sur une démarche structurée et pragmatique. Pour ne pas se réduire à une sorte de vœu pieux, l’application du développement durable dans les organisations doit reposer sur des systèmes de gestion permettant d’opérationnaliser les principales facettes de ce concept intégrateur.

3. DES NORMES ISO AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT

La multiplicité des approches organisationnelles du développement durable et les utilisations abusives de ce concept appellent une clarification et une normalisation des pratiques afin d’éviter une « babélisation » attentatoire à la crédibilité des engagements dans ce domaine. Parce qu’elles proposent des systèmes de gestion reconnus, systématiques et permettant d’opérationnaliser des politiques sur des enjeux économiques, environnementaux et sociaux, les normes ISO peuvent offrir un cadre opérationnel pour mettre en œuvre les principales facettes du développement durable dans les organisations. Étant donné le cadre managérial flexible des normes ISO, la mise en œuvre de ces dernières peut en principe s’adapter aux différentes exigences du développement durable de même qu’aux différents types d’organisations. Cependant, la façon dont les systèmes de gestion ISO sont utilisés dans les organisations montre que la certification ne débouche pas nécessairement sur des améliorations mesurables et que ces normes représentent souvent une sorte de « certificat commercial » plus ou moins intégré aux pratiques en place43.

3.1 Opérationnaliser le développement durable

En dépit de ces nombreux travaux sur les applications du développement durable, la conciliation des impératifs économiques, environnementaux et sociaux demeure souvent très théorique. En effet, en raison de son caractère très large, très élastique et mal défini, le développement durable apparaît davantage comme un principe général rassembleur que comme une exigence opérationnelle pour les entreprises. L’éclatement et le manque de cohésion des études sur la question témoignent d’ailleurs du manque d’outils fiables et clairement reconnus pour promouvoir et vérifier l’application de ce principe. Si diverses initiatives pour tenter d’opérationnaliser les principales préoccupations du développement durable ont vu le jour, aucune n’a pu encore véritablement s’imposer à l’échelle internationale comme un modèle de référence pour promouvoir le développement durable dans les organisations. Les initiatives les plus connues proviennent en particulier d’institutions internationales et ont été mises en place dans des contextes assez différents:

42 Paule Halley, «L’Avant-projet de loi sur le développement durable du Québec» (2005) 1 R.D.P.D.D. 59. 43 Lionel Berny et Olivier Peyrat, «La certification d’entreprise: Vrais enjeux et faux débats» (1995) 106

Revue Française de Gestion 99.

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• La déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’Organisation Internationale du Travail (OIT): élaborée à partir d’une concertation entre des représentants du milieu des affaires, des syndicats et des gouvernements, cette déclaration porte principalement sur des aspects sociaux : volet, emploi, formation, conditions de travail, rémunération. Modifiée plusieurs fois depuis son lancement en 1977, la déclaration de principes tripartite intègre notamment les principales conventions de l’OIT sur le travail des enfants, le travail forcé, les risques professionnels, la promotion de la négociation collective, la santé et sécurité au travail, l’égalité des chances et de traitement, etc.

• Les principes directeurs de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales : ces principes visent à améliorer le climat d’investissement et à inciter à l’application du développement durable à travers la mise en place d’un ensemble de recommandations concernant des thèmes très variés : emploi et relations professionnelles (systèmes de gestion environnementale et impacts sur le milieu), la lutte contre la corruption (en particulier concernant les relations avec les fonctionnaires étrangers), les intérêts des consommateurs (qualité et sécurité des produits), la science et la technologie, la concurrence et la fiscalité ;

• Le Pacte mondial des Nations Unies : lancé en 1999 lors du Forum économique mondial de Davos, ce Pacte repose sur 10 principes qui reprennent en particulier les principales conventions sur le travail de l’OIT, la Déclaration de Rio de 1992 sur le développement durable, la Convention des Nations Unies contre la corruption et la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’adhésion à ce Pacte est relativement peu contraignante et suppose notamment, pour les organisations, la présentation de ce Pacte dans leurs rapports annuels et autres textes internes, la définition de plans d’actions pour répondre aux engagements souscrits, le partage d’expériences et le développement de projets en partenariat avec les Nations Unies ;

• La Global Reporting Initiative : a été lancée à la fin des années 90 par la Coalition for Environmentally Responsible Economies (CERES), une coalition d’organisations pour la responsabilité sociale et environnementale en collaboration avec le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) afin de mettre en place des lignes directrices dans la diffusion d’informations et de rapports sur le développement durable. Établies à partir d’un processus de concertation très large, ces principes, qui ont été adoptés par un nombre croissant d’organisations concernent le processus de rédaction des documents (transparence, dialogue, vérifiabilité), le domaine d’application (exhaustivité, pertinence, contexte), la fiabilité des données (précision, neutralité, comparabilité) et l’accès aux informations (clarté, régularité).

La multiplication de ce type d’initiatives et l’absence de consensus sur le modèle à privilégier s’expliquent par diverses raisons. En premier lieu, ces initiatives s’apparentent souvent à des sortes de déclarations de principes ou de codes de conduites autoproclamés et relativement peu contraignants. Les entreprises peuvent ainsi assez aisément revendiquer l’adhésion au Pacte mondial des Nations Unies ou encore aux principes directeurs de l’OCDE afin d’améliorer leur visibilité et leur légitimité sociale, mais sans

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que cela entraîne des changements significatifs dans les pratiques. En l’absence de système de vérification fiable et normalisé, ces outils de promotion du développement durable sont trop souvent utilisés à des fins de relations publiques. En deuxième lieu, en raison du caractère global et polymorphe du développement durable, la promotion de mesures visant à opérationnaliser ce concept se heurte à un dilemme. Si ces mesures portent sur des aspects spécifiques pouvant être associés au développement durable, comme la recherche d’éco-efficience ou encore l’application de la théorie des parties prenantes, elles demeurent trop restrictives pour rendre compte de la richesse, de la transversalité et de la complexité du concept. Si elles cherchent à intégrer les principales dimensions du développement durable, elles ont une portée beaucoup trop générale et évasive pour se prêter à une opérationnalisation précise dans les organisations. Les dirigeants sont confrontés au même type de dilemme entre une vision élargie mais peu opérationnelle du développement durable et, à l’inverse, une démarche plus pratique mais qui devient rapidement trop spécifique ou pas assez englobante pour rendre compte de la signification très large du concept.

Ces difficultés, qui reflètent l’effet « Tour de Babel » du développement durable, montrent la nécessité d’une clarification des pratiques et l’importance de la mise en œuvre de normes reconnues sur l’application des principales facettes de ce concept polymorphe. Parce qu’elles s’attachent à définir des critères précis, systématiques et vérifiables, les normes internationales de gestion ISO peuvent permettre de répondre en partie à cette exigence de clarification opérationnelle et de reconnaissance. En effet, bien qu’il n’existe pas de normes ISO sur le développement durable, les normes sur la gestion de la qualité (ISO 9001), sur la gestion environnementale (ISO 14001) et sur la responsabilité sociale des entreprises (ISO 26000) permettent de couvrir assez bien les dimensions économiques, environnementales et sociales de ce concept. Une telle utilisation des normes ISO soulève cependant plusieurs questions essentielles : dans quelle mesure les normes ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000, qui à l’origine n’ont pas été développées pour répondre aux exigences du développement durable, peuvent-elles réellement contribuer à la promotion d’un concept aussi large? L’utilisation de ces normes peut-elle effectivement conduire à une amélioration des pratiques et des performances? Dans quelle mesure le processus de certification peut-il être considéré comme un moyen rigoureux pour vérifier et de faire reconnaître la « bonne conduite » des entreprises?

3.2 Le triptyque des normes internationales de gestion : ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000

Depuis la création, en 1947, de l’Organisation internationale de normalisation, les normes internationales ont connu un développement très rapide et se sont imposées dans la plupart des secteurs d’activités. Ainsi, plus de 15 000 normes ISO différentes ont été élaborées dans des domaines aussi variés que les techniques de fabrication, l’électronique, l’aéronautique, l’emballage, ou encore les technologies du papier. Cette multiplication des référentiels normatifs internationaux s’explique dans une large mesure par la croissance des échanges transfrontaliers et par la volonté de limiter les obstacles techniques liés à des standards domestiques concurrents souvent peu compatibles entre eux44. Parmi ces normes internationales, les normes génériques sur les systèmes de gestion sont, de loin, les plus connues et celles qui ont entraîné les transformations les plus significatives dans

44 Olivier Boiral, «ISO 9000, Outside the Iron Cage» (2003) 14:6 Organization Science 720 à la p. 721.

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les organisations. En effet, ces normes ne portent pas sur des spécifications techniques mais, de façon beaucoup plus globale, sur des pratiques de gestion. Elles appellent donc des changements dans la structure organisationnelle, dans les politiques mises en œuvre et dans le comportement des individus qui sont invités à adopter des directives précises considérées comme « la bonne façon de faire ».

Les normes génériques de gestion ISO qui ont été lancées ou qui sont en cours de développement touchent jusqu’à présent les trois dimensions générales du développement durable : les aspects économiques et la gestion de la qualité (ISO 9001), la gestion environnementale (ISO 14001) et la responsabilité sociale d’entreprise (ISO 26000). Bien qu’elles s’appliquent à des domaines très différents, ces normes représentent déjà ou sont appelées à devenir des standards de référence voire des exigences incontournables pour accéder à de nombreux marchés.

La norme ISO 9001 sur l’assurance qualité

La série de normes ISO 900045 s’est rapidement imposée comme le modèle de référence dans le domaine de l’assurance-qualité. Lancé en 1987 pour répondre à la nécessité de clarifier et de codifier les pratiques de gestion de la qualité, ce référentiel avait été adopté par près de 700 000 organisations en 200446. Dans un nombre croissant de secteurs d’activités, la certification ISO 9001 représente désormais un impératif commercial auquel il est difficile de se soustraire sans compromettre la fidélité des clients ou l’accès à certains marchés. Les motivations et les avantages de la mise en œuvre du système ISO 9001 ont été l’objet de nombreuses études qui soulignent les impératifs de la mondialisation, la nécessité de répondre aux attentes des clients, d’améliorer l’image, la compétitivité ou encore de promouvoir de meilleures pratiques de gestion47. Cependant, la norme ISO 9001 ne repose pas sur des performances à atteindre, mais plutôt sur la conformité à un système général de management qui s’articule autour des principes traditionnels de gestion : diriger, planifier, organiser, contrôler. Si les recommandations de la norme sont assez spécifiques au domaine de la qualité et de la gestion des opérations, elles sortent peu du cadre établi du management traditionnel :

• Diriger : il s’agit de favoriser l’engagement de la direction, notamment à travers une politique d’amélioration de la qualité;

• Planifier : ce principe repose sur la définition des objectifs du système d’assurance qualité et des moyens nécessaires pour les atteindre;

45 À l’origine, cette série comptait trois normes (ISO 9001-9002-9003). La version 2000 de ce référentiel ne comporte plus qu’une seule norme générique, ISO 9001, communément appelée la norme, le système ou le certificat ISO 9000.

46 Organisation internationale de normalisation ISO 14 001 : 04 : systèmes de management environnemental, exigences et lignes directrices pour son utilisation, Mississauga, Association canadienne de normalisation, 2004.

47 Bret L. Simmons et Margaret A. White, «The relationship between ISO 9000 and business perform-ance: Does registration really matter?» (1999) 11 Journal of Managerial Issues 330 ; D.S. Docking, et R.J. Dowen, «Market interpretation of ISO 9000 registration» (1999) 22 Journal of Financial Re-search 147 ; Alex Douglas et al., «Maximizing the Benefits of ISO 9000 Implantation» (1999) 10:5 Total Quality Management 507 ; Matts Carlsson et Dan Carlsson, «Experiences of implementing ISO 9000 in Swedish industry» (1996) 13:7 International Journal of Quality & Reliability Manage-ment 36.

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• Organiser : il s’agit de clarifier les rôles, les responsabilités, de favoriser la formation et la compétence des employés, de documenter les pratiques et de mettre en place les mesures nécessaires pour intégrer le système d’assurance qualité dans les activités de l’organisation;

• Contrôler : ce principe est basé sur la mesure des performances, la comparaison par rapport aux objectifs et la mise en place de mesures correctives pour maîtriser notamment les « non-conformités ».

Ces principes de gestion sont envisagés de façon procédurale et n’appellent pas nécessairement des engagements substantiels de la part des organisations certifiées. Par exemple, au chapitre des objectifs qualité, la norme ISO 9001 stipule que l’organisation doit fixer des objectifs mesurables en tenant compte des besoins présents et futurs, des performances actuelles, du niveau de satisfaction des parties intéressées, etc. mais ne définit pas le « contenu » précis ni la nature des cibles à atteindre. De même, au sujet de la mesure et de la surveillance des performances du système, la norme n’exige pas des seuils ou des niveaux de qualité à atteindre, mais propose plutôt des critères pour en faire l’évaluation et le suivi : enquêtes de satisfaction auprès des clients, audits internes, besoins du marché, informations relatives à la concurrence, etc.

Les organisations certifiées ont donc une assez large marge de manœuvre pour définir le type d’engagements auxquels elles souhaitent souscrire et les résultats qui peuvent en découler. Contrairement à des normes règlementaires, qui fixent généralement des critères ou des exigences de résultats applicables pour un ensemble d’acteurs, les normes ISO proposent plutôt une sorte d’architecture à géométrie variable permettant la mise en place d’un système « sur mesure » pouvant s’adapter à une grande diversité d’organisations, y compris des institutions publiques. Ce système représente une sorte de « programmation »48 interne visant à formaliser et à opérationnaliser des objectifs de qualité ainsi que des pratiques de gestion. La norme précise la structure et les contours de cette programmation interne mais ce sont les organisations certifiées qui en définissent le contenu.

Au-delà du cadre de la gestion de la qualité, la certification ISO 9001 entend répondre à plusieurs exigences essentielles pour la survie des entreprises: la satisfaction des clients, l’amélioration continue des pratiques, le contrôle des procédés, la réduction des coûts, l’amélioration de l’image de l’organisation, etc. Dans cette perspective, le système ISO 9001 peut apparaître comme un outil de promotion commerciale et d’aide à l’amélioration de l’efficacité et des performances économiques des organisations. Cependant, ces améliorations ne sont pas systématiques ni prévisibles. Les nombreuses études sur les liens entre la mise en œuvre de cette norme et l’amélioration des performances en matière de productivité, de compétitivité ou de qualité des produits ont d’ailleurs donné des résultats assez contrastés voire contradictoires49.

48 Henry Mintzberg, «Les nouveaux rôles de la planification, des plans et des planificateurs» (1994) 19:2 Revue internationale de gestion 6 à la p. 7.

49 N. Bhuiyan et N. Alam, «An Investigation Into Issues Related to the Latest Version of ISO 9000» (2005) 16 Total Quality Management and Business Excellence 199 ; E. Naveh, et A. Marcus, «Achieving Competitive Advantage Through Implementing a Replicable Management Standard: In-stalling and Using ISO 9000» (2005) 24 Journal of Operations Management 1 ; H.A. Quazi, C.W. Hong, et C.T. Meng, «Impact of ISO 9000 certification on quality management practices: A com-

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Le système de gestion environnementale ISO 14 001

À l’image du référentiel ISO 9000, la norme ISO 14001 sur la gestion environnementale, qui vise à normaliser et à expliciter les pratiques dans ce domaine, a connu une croissance très rapide au cours des dernières années. Ainsi, le système ISO 14001 avait été adopté en 2004, huit ans à peine après son lancement, par plus de 90 000 organisations dans le monde50. Cette croissance rapide peut s’expliquer par des raisons sensiblement similaires à celles à l’origine du développement du référentiel ISO 9000 : nécessité d’adopter des pratiques de gestion clairement définies et reconnues, amélioration de l’image de l’organisation, réponse à des pressions externes, souci d’apporter plus de rigueur à la gestion environnementale, etc. Si la demande des clients ne joue pas a priori un rôle aussi déterminant que pour la norme ISO 9001 dans la décision d’adopter ISO 14001, les pressions institutionnelles en termes d’image ou de légitimité sociale semblent en revanche être des motivations majeures51.

Quelles que soient les raisons à l’origine de la certification, cette dernière ne débouche pas sur une obligation de résultats ou de performances, mais plutôt sur une obligation de moyens en termes de pratiques managériales. La perspective du système mis en place est donc ici encore procédurale. La norme ISO 14 001 définit ce système de gestion environnementale comme une « composante du système de management d’un organisme utilisée pour développer et mettre en œuvre sa politique environnementale et gérer ses aspects environnementaux »52. Selon la norme, « un système de management comprend la structure organisationnelle, les activités de planification, les responsabilités, les pratiques, les procédures, les procédés et les ressources »53. Ces différentes composantes sur lesquelles reposent les propositions d’ISO 14001 sont très similaires à celles du système ISO 9001. À l’image d’ISO 9001, il s’agit de définir une politique, des objectifs, des plans, des procédures, des moyens de contrôle et de mesure des performances, prévoir des audits réguliers du système de gestion, etc. Comme le montre le tableau ci-après, ces deux normes reposent sur des principes de gestion similaires, afin de favoriser l’intégration des deux systèmes et donc la double certification (voir tableau 1). Si les prescriptions des ces systèmes peuvent être différentes en raison de leurs domaines d’applications spécifiques, la structure, les méthodes de gestion et le système de certification par des auditeurs externes sont sensiblement les mêmes. Cependant, à l’image du système ISO 9001, l’adoption de cette norme ne garantie pas l’amélioration des performances environnementales.

parative study» (2002) 13:1 Total Quality Management 53 ; J.P. Wilson, M.A. Walsh et K.L. Needy, «An Examination of the Economic Benefits of ISO 9000 and the Baldrige Award» (2003) 15:4 En-gineering Management Journal 3.

50 International Organization for Standardization, The ISO Survey of Certifications 2004, Genève, 2005 à la p. 20, en ligne: International Organization for Standardization <http://www.iso.org/iso/en/ prods-services/otherpubs/pdf/survey2004.pdf>.

51 Ruihua J. Jiang et Pratima Bansal, «Seeing the Need for ISO 14001» (2003) 40:4 Journal of Man-agement Studies 1047.

52 Supra note 50 à la page 2. 53 Ibid.

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Tableau 1 : correspondances générales entre ISO 9001 et ISO 1400154

Exigences d’ISO 9001 Exigences d’ISO 14 001

Diriger

• Engagement de la direction ;

• Définition d’une politique qualité.

• Engagement de la direction ;

• Définition d’une politique environnementale.

Planifier

• Écoute et prise en compte des attentes des clients ;

• Détermination des exigences relatives au produit ;

• Définition des objectifs de qualité ;

• Mise en place de programmes d’amélioration de la qualité ;

• Planification de la conception, du développement et de la réalisation de nouveaux produits;

• Préparation du processus d’achat ;

• Maîtrise de la production.

• Prise en compte des aspects environnementaux essentiels (activités, produits ou services pouvant avoir un impact sur l’environnement) ;

• Identification et mise à jour des exigences légales et autres exigences ;

• Définition des objectifs et des cibles environnementales ;

• Mise en place des programmes environnementaux pour atteindre les objectifs ;

• Maîtrise opérationnelle.

Organiser

• Définition des responsabilités concernant la mise en place du système d’assurance qualité ;

• Désignation d’un représentant de la direction ;

• Management des ressources ;

• Encouragement de l’implication des personnes ;

• Mise en place des infrastructures nécessaires pour répondre aux objectifs et aux attentes des parties prenantes ;

• Compétences, sensibilisation et formation des employés ;

• Communication interne sur les

• Définition des ressources et des responsabilités concernant la mise en place du système de gestion environnementale ;

• Développement des compétences, de la sensibilisation et de la formation environnementale ;

• Communication interne sur les questions environnementales ;

• Réponses aux demandes d’informations ;

• S’il y a lieu, définition de procédures pour la communication externes (mais pas d’obligations à ce niveau) ;

• Maîtrise de la documentation sur la gestion environnementale (pas de

54 Pour plus de détails sur ces correspondances, voir notamment l’annexe B de la norme ISO 14001.

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questions de qualité ;

• Communication avec les clients ;

• Documentation du système d’assurance qualité, mise en place d’un manuel qualité.

manuel exigé) ;

• Documentation du système de gestion environnementale ;

• Préparation et réponse aux situations d’urgence.

Contrôler

• Mesures et surveillance de la qualité, des produits et de l’efficacité des processus;

• Évaluation de la conformité par rapport aux exigences des clients;

• Identification et traçabilité des produits;

• Identification, correction et prévention des non conformités;

• Réalisation d’audits internes sur le management de la qualité ;

• Revue périodique du système de gestion de la qualité par la direction et engagement envers le principe d’amélioration continue.

• Surveillance et mesurage des opérations pouvant avoir un impact environnemental significatif ;

• Évaluation de la conformité par rapport aux exigences légales et autres exigences ;

• Identification, correction et prévention des non-conformités ;

• Réalisation des audits internes sur les questions environnementales ;

• Revue périodique du système de gestion environnementale par la direction et engagement envers le principe d’amélioration continue.

La future norme ISO 26 000 sur la responsabilité sociale des entreprises

Enfin, la norme ISO 26000 sur la responsabilité sociale, qui devrait être lancée au début de l’année 2009, semble destinée à connaître le même succès qu’ISO 9001 et ISO 14001. D’une part, la responsabilité sociale des entreprises représente une préoccupation majeure, en particulier pour les multinationales qui sont l’objet de fortes pressions externes dénonçant les délocalisations abusives, le manque d’éthique ou encore le non-respect des normes internationales du travail dans des pays où la réglementation sur ces questions est peu sévère, voire inexistante. D’autre part, pour répondre à ces pressions externes, des codes de bonnes conduites ou encore des normes sectorielles sur la responsabilité sociale plus ou moins rigoureux ont récemment émergé. C’est le cas, par exemple du Clean Clothing Campaign, le Worldwide Responsible Apparel Production (certificat WRAP) ou encore la norme SA 8000.

La multiplication de ces codes et de ces normes aux exigences diverses tend à générer une situation de plus en plus confuse et une sorte de «babélisation» par rapport à la signification de la responsabilité sociale des entreprises55. Dans ce contexte, le lancement de la norme ISO 26000 répond à un besoin de standardisation et de clarification. À l’image des référentiels ISO 14001 sur l’environnement et ISO 9001 sur la qualité, cette

55 CE, Communication de la Commission européenne concernant la responsabilité sociale des entreprises : une contribution au développement durable, Bruxelles, COMM, 2002 347.

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nouvelle norme devrait se substituer progressivement aux autres standards concurrents. Ce nouveau standard contribuera à aider les entreprises à prendre en compte les principales facettes de la responsabilité sociale (culturelle, environnementale, légale, etc.), à mieux répondre aux attentes des différentes parties prenantes et à promouvoir une logique « d’amélioration continue » dans ce domaine. La norme ISO 26000 sera donc clairement centrée sur le volet social du concept de développement durable. À la différence du Global Reporting Initiative, cette nouvelle norme ne visera pas seulement à définir des lignes directrices pour la diffusion d’informations et de rapports relatifs à la promotion du développement durable auprès des différentes parties prenantes. Elle aura surtout pour objectif de proposer, plus en amont des processus décisionnels, des recommandations au niveau des politiques et des pratiques pour améliorer la responsabilité sociale des organisations.

Étant donné que le système ISO 26000 est actuellement en développement, il est difficile d’exposer les exigences qui seront proposées et de les comparer avec celles d’ISO 9001 et d’ISO 14001. D’après les informations rendues publiques par les comités de travail sur le développement de ce système, auxquels participent notamment des membres du Global Reporting Initiative, le format du texte de la norme ISO 26 000 devrait être assez similaire à ceux des autres normes ISO56 :

• Introduction sur les objectifs de la norme;

• Définition du domaine d’application;

• Termes et définitions relatifs à la responsabilité sociale;

• Contexte de la responsabilité sociale et principes pertinents pour les organisations;

• Guide sur les prescriptions à mettre en œuvre, en particulier aux niveaux des politiques, des pratiques, des plans, de l’évaluation des performances, de la communication et du contrôle sur la responsabilité sociale, notamment en ce qui concerne la prise en compte des attentes des principales parties prenantes des organisations.

3.3 Des normes procédurales à l’efficacité incertaine

L’existence de trois normes de gestion ISO sur les principales facettes du développement durable, soit les enjeux économiques, environnementaux et sociaux, semble offrir une réelle occasion de diffuser et d’opérationnaliser dans un grand nombre d’organisations les dimensions fondamentales de ce concept.

D’une part, par leur croissance rapide et leur caractère volontaire, ces normes de gestion peuvent représenter un levier puissant pour mettre en place des politiques de développement durable dans divers types d’organisations. Ainsi, l’adoption des normes ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000 devrait permettre, a priori, de promouvoir des pratiques destinées à améliorer les performances économiques (répondre aux attentes des clients, mieux contrôler les procédés, limiter les non-conformités, réduire les coûts de la

56 Voir en particulier le site sur la responsabilité sociale mis en place par l’Organisation internationale de normalisation, en ligne : ISO Social Responsibility <http://isotc.iso.org/livelink/livelink/fetch/ 2000/2122/830949/3934883/3935096/home.html>.

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non-qualité, etc.), environnementales (prévention de la pollution, identification des aspects environnementaux, formation, gestion des risques, etc.) et sociales (prise en compte des attentes des parties prenantes, mise en œuvre d’un code de bonne conduite, respect des normes sociales de travail, etc.). L’adoption de ces trois normes semble d’autant plus pertinente que ces référentiels reposent sur des principes de gestion similaires favorisant l’intégration plutôt que la juxtaposition de plusieurs systèmes de gestion. C’est clairement le cas pour les systèmes ISO 9001 et ISO 14001 qui peuvent être mis en œuvre conjointement afin d’éviter d’alourdir les procédures et les structures. Cette mise en œuvre conjointe, qui est encouragée par les concepteurs de ces normes, est susceptible de favoriser l’intégration entre les aspects économiques et environnementaux en facilitant par exemple la mise en place de procédures, de programmes de formations ou de systèmes d’informations portant sur ces deux dimensions. La même logique pourra, selon toute probabilité, s’appliquer à la future norme ISO 26000 qui devrait être compatible avec les systèmes ISO 9001 et ISO 1400157.

D’autre part, l’utilisation des normes ISO comme outils de promotion du développement durable dans les organisations est susceptible de favoriser l’opérationnalisation et la reconnaissance externe de ce principe, tout en évitant le flou conceptuel et la dispersion confuse résultant des nombreuses approches théoriques sur la question. En effet, contrairement à la plupart des réflexions sur le développement durable, les normes ISO reposent sur des pratiques de gestion précises, opérationnelles et vérifiables. Le principe « écrire ce que l’on fait, faire ce que l’on écrit », qui est à la base du processus de certification tend à apporter plus de rigueur à ces pratiques, en réduisant les écarts entre les discours et les actes. Le fait que la certification aux normes ISO soit réalisée à la suite d’un audit externe offre également une certaine crédibilité et surtout une reconnaissance à la démarche. La mise en œuvre et la certification à ces normes pourrait donc apporter, outre l’opérationnalisation d’un « triple bilan », une reconnaissance externe qui fait actuellement défaut aux engagements en matière de développement durable. Du point de vue des entreprises, les normes ISO peuvent donc représenter un moyen de « certifier leur bonne conduite » aux yeux de différentes parties prenantes et de répondre aux pressions sociales croissantes par rapport à la nécessité d’engagements concrets envers le développement durable.

Enfin, de façon plus générale, l’utilisation de normes de gestion pour promouvoir le développement durable dans les organisations représente un nouveau mode de gouvernance qui est en phase avec l’évolution des politiques publiques dans ce domaine. En effet, le développement de ces normes répond à une logique d’engagement volontaire et de conciliation entre différentes exigences plutôt que de contrôle réglementaire et de

57 W. Kernaghan, « Standards as a Mechanism for Corporate Social Responsibility », Corporate Social Re-sponsibility: Concepts and Solutions, Trinidad, 10 juin 2002. A priori, les concepteurs de la future norme ISO 26000 ne prévoient pas destiner ce système à un processus de certification (supra note 56). Il est donc difficile, pour le moment, de parler de la possibilité d’une « triple certification » intégrant les trois systèmes : ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000. Cependant, il convient de préciser que le processus de certification demeure une démarche privée reposant sur des audits externes réalisés par des firmes de consultation. L’Organisation Internationale de Normalisation, qui est à l’origine de la conception des normes ISO, n’est donc pas directement impliquée dans ce processus. De ce fait, il est raisonnable d’envisager à l’avenir le développement d’audits reposant sur une démarche volontaire visant à « certifier » la mise en œuvre et l’intégration de ces trois normes dans des organisations soucieuses de démontrer leur engagement par rapport au développement durable.

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confrontation. Dans cette perspective, la mise en place du développement durable à travers les normes ISO permet de promouvoir une « citoyenneté d’entreprise » à partir d’une logique de marché émergent « de bas en haut ». Cette logique n’est pas le résultat d’une politique publique ou d’une réglementation s’appliquant « de haut en bas ». Elle résulte plutôt des pressions externes, essentiellement commerciales et institutionnelles, qui poussent les organisations à adopter des normes ISO portant les principales dimensions du concept de développement durable. Ces deux logiques de promotion du développement durable, l’une émergente et l’autre interventionniste, ne sont pas mutuellement exclusives ou substituables mais plutôt complémentaires. En effet, le fait que l’utilisation de ces normes ne découle pas de règlements ou d’incitatifs publics, mais émane plutôt des décisions d’entreprises et des forces du marché ne remet nullement en cause la légitimité et la nécessité de l’intervention de l’État sur ces questions. De plus, si les politiques actuelles concernant le développement durable véhiculent trop souvent des principes, des valeurs, des orientations vertueuses en substance mais peu consistantes en termes opérationnels, les normes ISO proposent à peu près le contraire, soit un cadre opérationnel assez rigoureux, mais dont la substance, le contenu et les orientations précises sont à définir par les organisations certifiées. Dans le contexte actuel d’autorégulation et d’engagement volontaire des entreprises, cette complémentarité entre l’intention politique et l’action opérationnelle, entre les fondements du développement durable et le cadre de gestion des organisations est porteur d’une alliance de circonstances et d’un nouveau mode de gouvernance utilisant les normes ISO comme outils de changement.

Cependant, cette utilisation des normes ISO pour promouvoir le développement durable dans les organisations risque de se heurter à des lacunes majeures liées autant à la nature de ces normes qu’à la façon dont elles sont mises en œuvre par les organisations.

Concernant la nature des normes de gestion ISO, si ces dernières couvrent les trois principales dimensions du développement durable, cela ne signifie pas pour autant que leurs propositions sont effectivement en phase avec ce concept. D’abord, les organisations peuvent n’adopter qu’une seule norme, bien que celles qui sont certifiées ISO 14001 soient généralement également certifiées ISO 9001 et que les synergies entre ces normes diminuent les coûts marginaux d’un cumul des certifications. Ensuite, en supposant qu’un nombre croissant d’organisations intègrent à l’avenir les trois normes ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000 et tentent effectivement de mettre en place un « triple bilan », les exigences respectives ou combinées de ces normes ne conduiront pas nécessairement à des pratiques en phase avec le concept de développement durable. En effet, les systèmes de gestion ISO sont à la base des normes procédurales. Contrairement aux normes réglementaires par exemple, elles ne reposent pas sur des objectifs à atteindre ou sur des mesures techniques à mettre en place. En d’autres termes, les normes ISO offrent une structure, un cadre opérationnel pour favoriser la mise en place de politiques dans le domaine de la qualité, de l’environnement, ou de la responsabilité sociale, mais elles ne définissent pas le contenu des mesures qui seront effectivement mises en œuvre.

Ces mesures sont donc laissées à la discrétion des entreprises pour autant que ces dernières appliquent un certain nombre de principes de gestion validés par un processus de certification. Même le respect des exigences réglementaires demeure relativement flou. Par exemple, la norme ISO 14001 stipule à ce chapitre que les organisations doivent mettre en place des procédures pour : « identifier et avoir accès aux exigences légales applicables (…) et déterminer comment ces exigences s’appliquent à ses aspects

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environnementaux » afin de s’assurer que ces exigences « soient prises en compte dans l’établissement, la mise en œuvre et la tenue à jour de son système de management environnemental »58. La norme précise aussi que ces exigences doivent être prises en compte dans la politique environnementale de l’organisation. Cependant, le non-respect d’un règlement ne constitue pas nécessairement un empêchement à la certification, mais plutôt une sorte de « non-conformité » devant être corrigée. De plus, dans les pays ou dans les domaines dans lesquels la réglementation environnementale est insuffisante, floue, voire inexistante, les organisations qui adoptent ISO 14001 ont peu de contraintes à ce niveau. Les normes ISO ne sauraient donc se substituer aux contraintes réglementaires ou constituer une justification solide à l’allègement de ces dernières.

En fait, par leur nature procédurale, ces normes ne peuvent, au départ, couvrir les critères traditionnellement utilisés pour qualifier le développement durable. À titre d’exemple, l’avant-projet de loi québécois sur le développement durable définit quatorze valeurs ou principes généraux sur la question: santé et qualité de vie, équité sociale, participation et engagement, accès au savoir, protection du patrimoine culturel, prévention, précaution, préservation de la biodiversité, etc. Les normes ISO, en particulier ISO 14001, peuvent être utilisées pour favoriser la prise en compte de ces valeurs ou principes dans le système de gestion : politique environnementale, objectifs, cibles, programmes de formation, procédures, mesure des performances, etc. Cependant, cette prise en compte n’est pas, en soi, une exigence explicite de la norme et dépend de la volonté des dirigeants de prendre en compte ces critères. De fait, les normes ISO permettent de guider de façon assez systématique et rigoureuse la mise en œuvre de principes reliés au développement durable et d’assurer leur suivi, mais seulement si tel est réellement le choix des entreprises certifiées.

En dernier lieu, la certification aux normes ISO reposant sur une démarche privée et volontaire, la marge de manœuvre des gouvernements pour favoriser la mise en place de ces systèmes et inciter à leur donner un « contenu » en phase avec les critères et la substance du développement durable demeure limitée. Les interventions dans ce domaine pourraient en effet rapidement être perçues comme une forme d’ingérence des pouvoirs publics dans la gestion des entreprises. Le développement d’accords volontaires entre le gouvernement et les entreprises reposant sur des engagements en matière de performance et de mise en œuvre des référentiels ISO constitue une orientation à explorer. Par exemple, les gouvernements peuvent envisager la possibilité de substituer l’obtention de la certification ISO 14001 à certains contrôles réglementaires en même temps que des accords volontaires basés sur des engagements de performance étaient passés avec des entreprises. Cependant, l’efficacité de ce type d’accords demeure très incertaine, tant en raison de leur nature volontaire plutôt que contraignante qu’en raison de l’obligation de moyens plutôt que de résultats découlant de la certification aux normes de gestion ISO.

En définitive, l’adoption des normes ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000 ne saurait, de façon intrinsèque, certifier la « bonne conduite des entreprises ». Elle garantie plutôt qu’un certain nombre de « bonnes pratiques » touchant les trois grandes dimensions du développement durable ont été mises en place, documentées et éventuellement certifiées lors d’audits externes. La finalité de ces pratiques et leur contenu précis restent à définir

58 Supra note 46 à la page 5.

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par les entreprises et ne sont pas consubstantiels aux normes ISO. La mise en œuvre et le suivi de ces dernières sont assurés en particulier par un mécanisme de certification qui repose sur un audit externe apportant une certaine crédibilité à la démarche. Cependant, à l’image des audits financiers ou comptable, les audits de certification aux normes ISO sont réalisés par des consultants choisis et rémunérés par les organisations. De plus, la durée de ces audits est, en général, relativement brève, ce qui permet rarement une vérification approfondie des pratiques. En raison du temps limité dont ils disposent, les vérificateurs tendent à centrer cette vérification sur des aspects documentaires et procéduriers plutôt que sur la réalité des pratiques organisationnelles59. Dans ce contexte, le principe « écrire ce qu’on fait, faire ce qu’on écrit » des normes ISO s’explique surtout par les exigences du processus d’audit. En effet, la documentation devant théoriquement refléter les pratiques, il est plus simple de vérifier si les papiers sont en règle en supposant qu’il en est de même pour les pratiques. Cela permet d’alléger d’autant la vérification sur le terrain, laquelle est beaucoup plus complexe et difficile à mettre en œuvre. De fait, cette logique documentaire prédomine souvent par rapport à la vérification empirique des comportements60. Le mécanisme de certification aux normes ISO repose donc à la base sur une démarche ponctuelle et documentaire plus ou moins superficielle qui ne saurait constituer un substitut ou une alternative crédible aux contrôles réglementaires. De plus, le caractère commercial de la relation vérificateur-entreprise est loin de garantir la rigueur, l’objectivité et l’indépendance du processus. L’Organisation Internationale de Normalisation a d’ailleurs souvent mis en garde les organisations certifiées contre une utilisation abusive des normes ISO, dont la multiplication échappe de plus en plus au contrôle de leurs concepteurs.

Malgré ces lacunes et ces effets pervers, les normes ISO peuvent, si elles sont mises en œuvre « de bonne foi », apporter certaines améliorations dans les pratiques et dans les performances, même si les bénéfices internes découlant de la certification ne peuvent être généralisés. L’existence et la portée de ces bénéfices dépendent de prime abord de la façon dont la norme est mise en œuvre et de la mobilisation des employés à ce sujet plus que du fait d’être ou non certifié.

59 Supra note 44 aux pp. 726-727. 60 Ibid. aux pp. 729-731.

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4. CONCLUSION

Le développement durable s’est aujourd’hui imposé comme un concept rassembleur et intégrateur, tant auprès des pouvoirs publics que des entreprises. Au centre de la plupart des débats sur les enjeux environnementaux, sociaux et économiques, ce concept entend concilier des intérêts et des dimensions qui semblent souvent peu compatibles, voire contradictoires entre elles. Cependant, le caractère rassembleur du développement durable découle de sa perspective très large, mal définie et qui se prête à toutes les interprétations, à l’image d’une sorte de pierre philosophale aux contours obscurs et suscitant d’innombrables vocations. Pour éviter l’effet « Tour de Babel » qui résulte de l’éclectisme brouillon caractérisant les débats sur la question, il est nécessaire de définir des pratiques, des politiques et des systèmes de gestion permettant d’assurer sa mise en œuvre et son suivi dans les organisations.

La principale contribution du présent article est de montrer dans quelle mesure et pour quelles raisons les normes de gestion ISO peuvent représenter un moyen efficace d’opérationnaliser ce concept dans les organisations et quels sont les enjeux d’une telle démarche. En effet, avec le lancement prochain d’une norme ISO 26000 sur la responsabilité sociale des organisations, les normes de gestion ISO couvrent désormais les principaux champs d’applications de ce concept. L’adoption des normes ISO 9001, ISO 14001 et ISO 26000 représente certainement une occasion pour appliquer le principe du « triple bilan » et opérationnaliser le développement durable à partir de systèmes de gestion bien établis. Cette opérationnalisation permet l’émergence d’une nouvelle forme de gouvernance par des normes de gestion qui vient compléter le rôle du gouvernement et des politiques publiques sur ces questions.

Cependant, une telle démarche se heurte à des limites intrinsèques aux normes ISO et à la façon dont elles sont utilisées par les organisations. D’une part, le caractère procédural des normes ISO ne permet pas de définir, au départ, un contenu précis relatif aux engagements économiques, environnementaux et sociaux qui seront effectivement consentis et réalisés par les organisations certifiées. D’autre part, le processus de vérification et de certification de ces systèmes de gestion se révèle souvent peu convaincant. Enfin, les observations empiriques sur la façon dont ces normes sont utilisées montrent que, trop souvent, la certification ISO représente davantage un outil commercial qu’un système au service de l’amélioration des pratiques61. Ainsi, les améliorations découlant de la mise en œuvre de ces normes se révèlent incertaines. Dans ce contexte, la prise en compte du développement durable dans le processus de mise en œuvre des normes ISO pourrait, à la limite, perpétuer voire renforcer, sous une forme différente, l’effet « Tour de Babel » : interprétation et utilisation abusives du concept, définition floue, contradictions entre les discours et les actes, etc.

Ces limites ne discréditent pas pour autant l’utilisation des normes de gestion ISO pour mettre en pratique le développement durable dans les organisations. En effet, quel que soit le système de gestion proposé, cette mise en pratique dépend en définitive de la volonté des entreprises de réellement souscrire à un tel principe et de donner à la certification ISO un « contenu » approprié. Or cette flexibilité n’est pas nécessairement

61 Supra note 44 ; Olivier Boiral, «The Certification of Corporate Conduct: Issues and Prospects» (2003) 142:3 International Labour Review 317.

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un obstacle. Elle peut même être un catalyseur à la promotion d’un concept aussi large et polymorphe que celui du développement durable. En effet, le caractère imprécis et flou de ce concept lui donne une portée, une plasticité et une universalité lui permettant de s’adapter à de nombreuses situations différentes. Quels que soient leurs secteurs d’activités, leurs tailles, les entreprises peuvent ainsi ajuster le sens du concept de développement durable en fonction des exigences économiques, environnementales et sociales qui leur sont propres. Une telle adaptation peut évidemment déboucher sur une utilisation abusive du terme. Mais ces abus existent déjà avec ou sans les normes ISO, lesquelles doivent être considérées comme des outils d’aide au management et à l’opérationnalisation de politiques organisationnelles plutôt que comme des « recettes de succès » débouchant sur des améliorations prévisibles.

L’utilité de telles normes pour favoriser la prise en compte du développement durable dans les pratiques dépend donc, en définitive, de l’adhésion réelle à ce concept et de la volonté de lui donner la consistance opérationnelle qui lui fait trop souvent défaut. Si l’objectif premier de la mise en œuvre des normes de gestion ISO est d’améliorer l’image de l’organisation et d’obtenir la certification, il est très peu probable qu’une telle démarche contribue à des changements substantiels et à éviter les écueils liés à la « babélisation » du développement durable. Si cet objectif est réellement de promouvoir une politique de développement durable et de changer les pratiques en place, les normes ISO peuvent représenter une aide précieuse. Ces normes reposent en effet sur des pratiques qui, bien qu’elles ne soient pas nouvelles, ont depuis longtemps fait leurs preuves dans de nombreuses organisations: planification, formation, communication interne et externe, clarification des rôles et des responsabilités, mesure des performances, amélioration continue, etc. Dans cette perspective, certifier la bonne conduite des entreprises est possible, mais seulement lorsque cette « bonne conduite » représente, au départ, une valeur réellement consentie à laquelle la certification ISO peut ensuite donner une forme, une structure et une consistance opérationnelle.