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Le bestiaire hagiographique de saint HervéLe bestiaire hagiographique de saint HervéLe bestiaire hagiographique de saint HervéLe bestiaire hagiographique de saint Hervé
Par AndréPar AndréPar AndréPar André----Yves BourgèsYves BourgèsYves BourgèsYves Bourgès****
De par son caractère très composite, la vita de saint Hervé (recte Hoarvé) mérite une attention
particulière : son examen nous a convaincu que le texte actuel résultait du travail de trois
hagiographes successifs, sans parler des quelques interpolations et modifications dont il a fait
l’objet lors de son insertion dans le légendaire de la cathédrale de Tréguier. La manière dont ces
écrivains ont traité du bestiaire du saint donne des indications précieuses au point de vue ethno-
historiographique ; en particulier, elle confirme le fréquent recours au récit « exemplaire » dans la
production hagiographique tardive.
1111
A. de La Borderie, tout en datant la vita de saint Hoarvé du XIIIe siècle, estimait néanmoins que
les 5 premiers paragraphes ainsi que les § 10, 13, 14, 15 et 16 du texte édité par ses soins pouvaient
remonter à l’époque carolingienne1. Plus récemment, B. Merdrignac a conjecturé que
l’hagiographe avait « utilisé deux séries de toponymes : l’une dans le pays d’Ac’h (= pagus
Agnensis) et l’autre dans le Daoudour voisin. Ce qui a favorisé la confusion d’au moins deux
personnages distincts, Hoernbiu et Hoergnoe, en un seul saint Hervé »2. « Cependant », constate B.
Tanguy, « force est de constater que Costhouarné, à Lanrivoaré, et Lanhouarneau ont le même
éponyme et que la topographie de la vita présente assez de cohérence pour être plausible »3.
Malgré sa cohérence topographique, l’hétérogénéité de la vita de saint Hoarvé est patente. Ainsi
en est-il, par exemple, du traitement dont Commor, préfet du pieux roi Childebert, fait l’objet :
présenté au § 2 comme un magistrat respecté et influent, Commor reçoit même au § 4 les
confidences de Hoarvian et contribue, au moins indirectement, à l’union de ce dernier avec
* CIRDoMoC (Centre international de recherche et de documentation sur le monachisme celtique), Landévennec.
1 A. de La Borderie, « Saint Hervé. Vie latine ancienne et inédite publiée avec notes et commentaire historique », dans
Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 29 (1891), p. 295-296.
2 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 2, s.l., 1986 (Dossiers du Centre
régional archéologique d’Alet, I), p. 96.
3 B. Tanguy, Saint Hervé. Vie et culte, s.l. [Tréflévenez], 1990 (Buhez ar Zent), p. 31. Costhouarné, cne de Lanrivoaré
(Fin.) ; Lanhouarneau, cne (Fin.).
Rivanone ; mais au § 27 il n’est plus rien d’autre que l’infâme criminel déjà décrit par
l’hagiographe de saint Samson et surtout par celui de saint Gildas (les graphies Conomer et
Trechmor dans la vita de saint Hoarvé sont d’ailleurs celles qui figurent dans celle de saint Gildas)4.
On dispose d’un autre témoignage sur la pluralité des traditions hagiographiques relatives à Hoarvé
: au § 4, Commor et Hoarvian, en route vers un port de la Domnonée, ont apparemment dépassé
l’actuelle bourgade de Lesneven quand ils rencontrent Rivanone à proximité du village de
Lannuchen5 ; la jeune fille leur déclare habiter avec son frère qui est aussi son tuteur. Pour que
celui-ci donne son consentement au mariage de sa soeur, on le fait venir chez un nommé Malot
(*Maloc), dont la demeure est le gîte d’étape (ultime ?) de Hoarvian avant l’embarquement de ce
dernier pour la Grande-Bretagne ; là est célébré le mariage entre Hoarvian et Rivanone et aussitôt
consommée leur union, en un lieu qu’il convient donc de situer entre Lannuchen et la côte, dans
la presqu’île de Plouguerneau, car c’est dans ces parages que le jeune Hoarvé recevra sa formation,
auprès du prêtre Harzian, à Lannerchen (§ 10)6. Or, au § 6, on indique que, né à Lanrioul7, Hoarvé
fut élevé par sa mère à Quéran8, à près d’une vingtaine de kilomètres à l’est de Lannuchen : ce
curieux détour est justifié par le nom de l’oncle de Hoarvé, Rigour, qui se retrouve effectivement
dans Lanrioul et dont la présence au § 4 doit ainsi résulter d’une interpolation. En fait,
l’hagiographe a surtout voulu rendre compte de la tradition qui, à son époque, avait cours à
Quéran, où l’on montrait devant la porte de l’église le berceau du futur saint.
Quelques éléments de critique interneQuelques éléments de critique interneQuelques éléments de critique interneQuelques éléments de critique interne
Ainsi se retrouvent, croyons nous, dans la vita de saint Hoarvé les interventions successives de
trois auteurs que nous désignons pour le moment par les trois lettres AAAA, BBBB et CCCC, du plus ancien au
4 Idem, p. 91.
5 Id., p. 47. Lannuchen, cne du Folgoët (Fin.).
6 Id., p. 61. Lannerchen, cne de Plouguerneau (Fin.).
7 Lanrioul, cne de Plouzévédé (Fin.). L’identification de Lanrioul avec le Lanna Rigurii de la vita a été proposée pour la
première fois par D.-L. Miorcec de Kerdanet : voir A. Le Grand , Les Vies des saints de la Bretagne armorique, 4e
édition, Brest-Paris, 1836, p. 314, n. 1. Les toponymes en Lan-, « ermitage, monastère », en vieux-breton lann, en latin
lanna, associent en général à ce préfixe le nom du fondateur du lieu, le plus souvent assimilé à un saint. En ce qui
concerne Rigour, « outre qu’il apparaît au IXe siècle comme anthroponyme laïc dans les actes de Redon, sous la forme
Riwr, Riwor, c’est aussi, dans la Vie de saint Malo, le nom d’un “homme fort dévôt envers Dieu”. Même si le nom de
l’éponyme de Lanrivoaré n’en diffère que par l’adjonction de la désinence –oe, il reste hasardeux de les confondre » (B.
Tanguy, Saint Hervé…, p. 49).
8 Quéran, cne de Tréflaouenan (Fin.).
plus récent. A quoi il faut encore ajouter quelques variantes qui ne se retrouvaient pas dans le
manuscrit de l’abbaye Saint-Vincent du Mans ; ces variantes sont apparemment le fait d’un
compilateur tardif, dont le texte a été inséré dans le légendaire de Tréguier, du dernier tiers du XVe
siècle : nous attribuons à ce compilateur la lettre DDDD. Comme nous l’avons dit plus haut, les
Bénédictins bretons, au XVIIe ou au XVIIIe siècle, ont beaucoup aggravé la complexité de ce
stemma textuum.
AAAA écrit au moment où culmine le prestige des Irlandais dans l’hagiographie bretonne
continentale, prestige lié sans doute à leur rôle dans la reconstruction religieuse de la Bretagne
armoricaine après l’époque troublée des incursions normandes : témoignent en particulier de cette
« mode » irlandaise plusieurs vitae trégoroises qui paraissent avoir été écrites dans la seconde
moitié du XIe siècle (la vita moyenne de saint Tugdual, la vita Ia de saint Maudez, la vita de saint
Efflam)9.
Dans un passage de la vita de saint Hoarvé (§ 10) qu’il convient donc d’attribuer au plus ancien
de ses hagiographes, ce dernier évoque le personnage de Harzian, « prêtre et moine », dont il dit
qu’il revenait « des écoles des docteurs hiberniques »10 ; de même dans la vita de Gildas (composée
vers 1060-1066), le saint passe en Irlande car, explique l’hagiographe, « il voulait s’enquérir, en
chercheur curieux , de doctrines d’autres maîtres, tant en philosophie qu’en théologie »11.
Mais la fascination exercée sur les Bretons par les Irlandais demeure ambiguë : ainsi, toujours
selon AAAA, un certain Huctan, artisan irlandais très adroit venu mettre ses multiples compétences au
service de saint Majan, est-il en fait un démon qui sera démasqué par saint Hoarvé (§ 33) puis
définitivement chassé sur le conseil de saint Goëznou (§ 34). DDDD préfère quant à lui supprimer
purement et simplement la référence à la formation « hibernique » de Harzian et omet la précision
que celui-ci était prêtre en même temps que moine12.
Les rapports entre le saint et l’évêque de Léon saint Houardon tels qu’ils sont décrits dans la vita
de saint Hoarvé sont difficilement compatibles avec une datation haute. Au contraire leur
similitude avec la situation au bas Moyen Âge, en particulier celle qui concerne les relations entre
les nouveaux agents de la pastorale, les moines mendiants, et les différents prélats qui ont occupé à 9 A.Y. Bourgès, « De la vita de saint Cunwal à celles des saints Tugdual, Maudez et Efflam », dans Trégor vivant.
Mémoires offerts à la mémoire de Nicole Chouteau, s.l., 1997, p. 141-151.
10 Texte du ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, p. 260, n. 2-3) : …Abiit [Hoarveus] ad sanctum Arthianum,
sacerdotem monachum, nuper revertentem a scolis Hybernorum doctorum.
11 Traduction par C.M.J. Kerboul-Vilhon, Gildas le Sage. Vies et œuvres , Sautron, 1997, p. 139.
12 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 260) : …Abiit [Hoarveus] ad sanctum Harthianum monachum.
cette époque le siège épiscopal, est frappante. Voilà qui incline à penser que l’épisode où Hoarvé
accompagne au concile provincial du Méné-Bré13 l’évêque Houardon (§ 27-29) et celui où ce
dernier est ensuite autorisé à partager avec son compagnon une miraculeuse vision céleste (§ 30-
31) doit appartenir à la composition la plus récente, celle de CCCC. Notons, au sujet du patronage de la
chapelle érigée sur place, que la leçon « en l’honneur des Sept-Saints de Bretagne », qui est donnée
en variante sans référence dans la copie effectuée par les bénédictins bretons du XVIIIe siècle14, a
évidemment plus de sens que la leçon « en l’honneur des saints de Bretagne » du texte du
légendaire de Tréguier15.
Relativement à la visite de Hoarvé à « la demeure du prince Wigon », en Cornouaille, où le
saint fait miraculeusement taire un concert de grenouilles, autorisant une seule à chanter, et reçoit
pour ses mérites une importante donation de Wigon (§22-23), A. de La Borderie avait déjà
souligné qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’hagiographe, qui d’après l’historien travaillait au
XIIIe siècle, « ait fait de son héros un moine mendiant » et l’ait montré « franchir la montagne
d’Arez, passer en Cornouaille, stimuler la générosité des principaux seigneurs cornouaillais »16.
Appartient également au texte de CCCC l’épisode qui se déroule à « la cour du comte Helen »17, où
saint Hoarvé, revenu de Cornouaille en Léon, expulse un démon qui avait pris forme humaine et
qui, sous l’habit du serviteur, s’apprêtait, lors d’un grand festin, à faire boire au comte et à ses
convives une boisson « magique » qui les aurait fait s’entretuer ; ceux-ci se repentent alors de leurs
péchés et rendent grâce à saint Hoarvé (§ 24-26). Il s’agit là d’une variante de l’exemplum qui
figure sous le titre « Devil as servant » dans l’Index dressé par F. C. Tubach18 : on sait que les
13 Méné-Bré, Cne de Pédernec (C.-d’A.).
14 Éd. La Borderie, p. 270, n. 2 : …In honorem septem sanctorum.
15 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 270) : …In honorem sanctorum Britanniae.
16 Idem (éd. La Borderie, p. 267) : Denique, stipendio deficiente ad officinas et monasterium perpetrandum, commodum
duxit montem Araiim transcendere, ibique a primoribus Cornubiensium admicula quaesitare ; voir A. de La Borderie,
« Saint Hervé… », p. 280-281.
17 Idem (éd. La Borderie, p. 268) : Egressus itaque è Cornubia cum magno honore, venit [Hoarveus] ad curiam comitis
Heleni, a quo honorabiliter susceptus est et nobiliter hospitatus. « Le nom [du comte Helen] procède
vraisemblablement d’un nom de lieu dont Curia Heleni serait la traduction, en l’occurrence *Lezhélen. Le seul
toponyme qui pourrait en être rapproché est Leskélen à Plabennec, où se trouve une importante motte féodale, dont la
construction est portée par la Vie de saint Ténénan au crédit de ce saint. Mais cette identification demeure très
hypothétique » (B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 87).
18 F.C. Tubach, Index exemplorum. A Hand-book of Medieval Religious Tales, Helsinki, 1969 (Folklore Fellows’
Communications, 204), p. 128, n° 1558.
moines mendiants se sont abondamment servi au bas Moyen Âge de ces exempla pour rendre plus
convaincants et surtout plus attrayants leurs sermons19 ; empruntés, souvent par le biais de recueils
spécialisés — ceux-ci dressés selon l’ordre logique20 ou selon l’ordre alphabétique21 — à des sources
de nature diverse, aussi bien écrites qu’orales22, les exempla pouvaient être adaptés par le
prédicateur afin que rentre dans le cadre général de l’anecdote et dans sa finalité pédagogique, le
souvenir d’événements locaux, conservé par la mémoire populaire ou bien encore par les
chroniques. En tout état de cause, les deux anecdotes où l’on voit saint Hoarvé en rapport avec des
représentants de l’aristocratie féodale s’enchaînent pour former un récit unique, dont le prototype
remonte à la charnière des XIe-XIIe siècles, comme on le verra plus loin.
Nous proposons de corriger la cacographie manifeste Helen : il s’agit en fait de l’anthroponyme
*Kelen, ce qui permet de localiser à la motte de Lesquelen, dans la commune de Plabennec (Fin.) le
cas de possession diabolique utilisé par CCCC pour illustrer son récit et dont on peut trouver la version
« historique » chez le chroniqueur Guillaume le Breton23, lui-même originaire de Plabennec24 ;
l’hagiographe était donc au plus tôt le contemporain des premiers seigneurs qui portèrent le nom
de Lesquélen et qui sont issus à la fin du XIIIe siècle d’un rameau cadet de la dynastie vicomtale de
Léon, les Salomon-Hervé25.
19 J.-Th. Welter, L’Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Paris-Toulouse, 1927 [réimpr.
Genève, 1973], p. 66-82 (« But et mode d’emploi, fond et forme de l’Exemplum »).
20 Idem, p. 214-289 (pour la période des XIIIe-XIVe siècles) et p. 380-395 (pour le XVe siècle).
21 Id., p. 290-334 (pour la période des XIIIe-XIVe siècles) et p. 396-407 (pour le XVe siècle).
22 Id., p. 83-108 (« Sources des exempla et types d’exempla »).
23 Oeuvres de Rigord et de Guillaume le Breton [publiées par H.F. Delaborde], 2 tomes, Paris, 1882 (Société d’histoire de
France), t. 1[ Gesta Philippi Augusti Guillelmi Armorici liber], p. 203.
24 C’est ce qu’indique l’auteur de l’ouvrage poétique intitulé le Livre des faits d’Arthur composé sous le règne du duc
Arthur II (1305-1312) : Nota quod iste qui scripsit Gesta regis Philippi erat archidiaconus Leonensis, de Ploebannos,
postea episcopus (ms. Rennes, arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 187). Cette note révèle une certaine confusion
dans les données dont disposait le poète : Guillaume le Breton était seulement chanoine de Léon et ne fut, semble-t-il,
jamais évêque ; mais il n'y a aucune raison valable de suspecter son origine plabennecoise qui devait être bien connue
localement.
25 Malgré l’invention du nom du comte *Kelen, nous ne croyons pas qu’il faille abaisser ce terminus a quo jusqu’au
dernier tiers du XIVe siècle, après que la seigneurie de Lesquélen fut passée dans les mains de la famille de Quélen. Le
nom *Kelen est également entré en composition dans le toponyme Besquelen, « la tombe de Kelen », cne du Bourg-
Blanc (Fin.), à moins de 5 km à l’ouest de Lesquelen : il s’agit donc bien d’un anthroponyme et non pas du mot breton
qui désigne le houx et qui est à l’origine du nom de la puissante famille de Quélen ; celle-ci pour sa part l’avait
emprunté au lieu-dit Nant-Quelen, « la vallée du houx », aujourd’hui Anquelen, cne de Locarn (C.-d’A.).
De l’épisode du possédé de Lesquélen, mais aussi de la relation privilégiée que CCCC avait créée
entre les saints Hoarvé et Houardon, comme nous l’avons dit — et encore de la présence à
Morlaix, dans l’église Saint-Melaine, d’un liber exorcismorum réputé avoir été celui du saint et
pour cela appelé le Libvre sainct Herve, que les fidèles vénéraient par osculation et sur lequel se
prêtaient les serments judiciaires26 — découlait évidemment l’interpolation sur la collation par
Houardon à Hoarvé de l’exorcistat (§ 17)27, indication qui se trouve dans le texte du légendaire de
Tréguier et qu’il faut en conséquence attribuer à DDDD. En même temps cette interpolation visait à
occulter, comme DDDD l’avait déjà fait au § 10, la présence permanente et un peu obsédante auprès du
saint d’une très jeune fille, précédemment au service de Rivanone comme l’avait indiqué AAAA28. BBBB
nous précise qu’elle était non seulement la servante, mais aussi la nièce de la mère de Hoarvé ; et
qu’elle avait par la suite accompagné le saint et ses disciples dans leur errance sur les routes du
Léon29. Elle était encore mentionnée par B B B B dans l’épisode ultime de la vita (§ 35-36) : à l’annonce
de l’entrée en agonie de Hoarvé, elle vient rejoindre ce dernier pour mourir à son chevet en même
temps que lui ; qualifiée par l’hagiographe « nonne et cousine du saint » et désormais auréolée du
26 La présence à Morlaix, dans l’église de la paroisse trégoroise de Saint-Melaine, du Libvre sainct Herve est attestée
depuis 1458 au moins : Yves-Pascal Castel, Saint-Melaine et les Beaumanoir, Morlaix, 1989, p. 58 ; Bernard Tanguy,
Saint Hervé…, p. 17 et 69. Le manuscrit conservé dans un coffre ad hoc existait encore au XVIIe siècle : on en a depuis
perdu la trace. Se trouve ainsi posée la question de l'origine de ce liber exorcismorum, lequel peut bien avoir
appartenu à un saint Hervé, de Tours ou d'ailleurs, distinct en tout cas de saint Hoarvé de Léon.
27 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 264) : Inde ad sanctum pontificem patriae, Hoardonum nomine,
decrevit sanctus Hoarveus properare, ut sacros ordines usque ad exorcismi gradum, episcopali sanctificatione
roboratus, perciperet. Majori enim ordine noluit sublimari quam exorcista fieri.
28 Texte du ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, p. 261, n. 1-2 ) : Cui [Hoarveo] sanctus Urphoedus : « Hac
nocte habita saltim nobiscum, et cras perscrutabor heremum, quia longum tempus est ex quo non agnovit [Rivanonia]
vultus hominum praeter cujusdam puellulae quae sibi servit nomine Cristina ». Mane deinde facto, sancto dixit
Hoarveo : « Tibi domum et omnem supellectilem commendo. Ego autem in tua legatione proficiscor. Gomhuranum
deposco ut nostrum novale seminet. La précision nomine Cristina présente un caractère manifeste d’interpolation.
Tout ce passage est supprimé dans le texte du légendaire de Tréguier et remplacé par : Urphoedus vero, ad dirigendam
sibi legationem suae matri egrediens, sancto commendavit Hoarveo domum et supellectilem, praevium ejus rogans ut,
quod superfuerat, ruricultus perficeret, jugera seminaret atque cum asino denticio cooperiret.
29 Texte du ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, p. 264, n. 5) : Inde perrexit [Hoarveus] cum discipulis et
praevio atque Cristina nomine, genitricis nepta et ancilla, comitante lupo velut jumento, ipse enim portabat eorum
indumenta.
titre de « sainte »30, elle présentait cette fois un profil suffisamment respectable pour ne pas être à
nouveau occultée par DDDD.
Sources écritesSources écritesSources écritesSources écrites
Dans la composition de CCCC, nous décelons assez facilement les sources écrites que cet auteur a
utilisées : il a clairement consulté, comme nous l’avons dit, l’antique vita Ia Samsonis, référence
obligée pour l’ensemble de la production hagiographique bretonne au Moyen Age, et la vita de
saint Gildas, ou plutôt la legenda du jeune saint Trémeur, laquelle n’est qu’un démarquage servile
de la précédente, agrémenté de précisions sur la fin tragique de l’enfant31 ; il a sans doute puisé,
comme nous l’avons supposé, à quelque recueil d’exempla, dont il a transposé la matière en
adaptant les historiettes à des évènements bien connus localement, comme le spectaculaire cas de
possession diabolique qui, au témoignage de Guillaume le Breton, s’était produit au château de
Lesquélen, à la fin du XIIe siècle. Mais il a surtout consulté le cartulaire de Landévennec : une
notice situant le « cloître » de saint Houardon à proximité du monastère de saint Conogan32, dont
le nom se retrouve dans le texte de BBBB en même temps que ceux de saint Majan et saint Morvred (§
37), CCCC en a déduit que tous ces personnages étaient des contemporains. CCCC a également emprunté au
cartulaire de Landévennec le nom de saint Wigon, mythique donateur à l’abbaye de biens en
Trégourez, parmi lesquels le village de Lan Hoiarnuc33 : Wigon est présenté dans la vita de Hoarvé
comme un « prince » cornouaillais, donateur au saint du domaine de Lanna Quedrec, qui « semble
bien avoir pour correspondant actuel Le Gouérec, hameau de Trégourez précisément »34. Enfin, CCCC a
emprunté au vocabulaire du cartulaire de Landévennec la formule juridique in perpetua
dicumbitione qui se retrouve dans plusieurs donations en faveur de l’abbaye35.
30 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 273) : Quod ubi sancta Christiana, nonna et consobrina ejus,
comperit, flens et ejulans ad pedes ejus prostrata exoravit ut post se eam non relinqueret, sed secum obiret… Ultimum
spiritum Deo reddidit [Hoarveus]. Quod sancta Christiana conspiciens, ante lectum corruit et expiravit.
31 CCCC fait état non seulement du meurtre de sainte Triphine par Commor, mais aussi de la tradition qui attribuait à ce
dernier le meurtre de son propre fils, Trémeur.
32 R.F. Le Men et E. Ernault, « Cartulaire de Landévennec », dans Mélanges historiques, t. 5, Paris, 1886 (Collection de
documents inédits sur l’histoire de France), p. 533-600 ; reprint Britannia Christiana, fasc. 5/1 et 5/2 (1985), p. 569-
570, n°41.
33 Idem, p. 555, n°12. Lan Hoiarnuc est aujourd’hui le nom de lieu Lannarnec, cne d’Edern (Fin.).
34 B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 81. Trégourez, Cne (Fin.).
35 R.F. Le Men et E. Ernault, « Cartulaire de Landévennec », p. 564, n° 26, p. 569, n°40, p. 570, n°41, p. 571, n°43, p. 572,
n°44, p. 573, n°45.
Conogan, Majan et Morvred sont présentés par BBBB comme les trois abbés qui ont assisté saint
Hoarvé dans ses derniers instants et participé à ses funérailles. Le nom de saint Majan figurait déjà
dans l’épisode du démon Huctan, comme on l’a dit et il doit se rattacher à la tradition qui avait
cours à Plouguin dès le XIe siècle ; celui de saint Morvred est employé dans un acte du cartulaire
de Landévennec qui le met explicitement en relation avec Lan Riuuole, c’est à dire Lanrivoaré36 :
sans doute à l’époque où travaillait BBBB l’enclave de Costhouarné, dont le nom contient celui du
saint, faisait-elle désormais partie de cette paroisse. En tout état de cause, il faut rapprocher le
texte de BBBB d’un passage de la vita de saint Goëznou où l’hagiographe indique, à propos « de Hoarvé,
de Conogan, de Majan et d’autres », que « leurs noms sont écrits dans les cieux » et « que, compte
tenu de la continuelle et perfide méchanceté de celui-ci37, ils préfèrent être vénérés dans des
églises étrangères. Bien qu’ils soient absent physiquement, ils sont présents spirituellement et le
démontrent par leurs miracles »38 ; de surcroît, l’hagiographe de saint Goëznou donne des
précisions sur la localisation du monastère où s’était établi saint Majan39, dont il fait le frère de son
héros40 et qu’il présente comme un architecte réputé41.
36 Idem, p. 568, n°39.
37 il y a là une référence omise dans les seuls extraits conservés de la vita.
38 Ms. Rennes, arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 50 : Sicque Hoarvei, Conogani, Majani et aliorum quorum nomina
sunt in celiis scripta, propter perfidam nequiciam continuam ipsius, in alienis malunt ecclesiis venerari. Qui licet sint
absentes corpore, se tantum presentes spiritu per miracula esse probant.
39 Idem, p 49 : Majanus vero ex altera parte rippe maris brachii quod u<t>rique loco jam interjacet, duobus fere stadiis a
Castello Collobii edifficavit oratorium. La chapelle de Locmajan en Plouguin, dans un site enchanteur sur la rive
gauche et au dessus de l’Aber Benoît perpétue le souvenir de l’oratoire de saint Majan. Comme l’indique B. Tanguy, «
Et Maxime débarqua à Portus Calvosus… Quelques réflexions sur la géographie de l’émigration bretonne en Léon,
d’après le Livre des faits d’Arthur et la Legenda sancti Goeznovei », dans Bulletin de la Société archéologique du
Finistère, t. 127 (1998), p. 239-240, « la Legenda le situe à deux stades du Castellum Collobii, nom que conserve
aujourd’hui le village de Castellourop en Plouguin, noté Castellhouloup en 1492, Castelouloup en 1738. »
40 Ibid. : Primogenitus Goeznoveus, secundo genitus Majanus, filia vero vocabatur Tudona.
41 « On vint à parler du Monastère de saint Goeznou, lequel commença à en faire une ample description et loüer
l’ouvrage, spécialement du Chœur de l’Eglise, pour l’embellissement duquel saint Majan avait employé toute son
industrie, car il estoit excellent Architecte. » (A. Le Grand , Les Vies des saints de la Bretagne armorique, 4e éd., p.
662 ; le texte complet de la vita de saint Goëznou n’est plus connu que par la seule paraphrase en français de
l’hagiographe morlaisien).
Traditions locales et inventivité des hagiogTraditions locales et inventivité des hagiogTraditions locales et inventivité des hagiogTraditions locales et inventivité des hagiographesraphesraphesraphes
Disons rapidement quelques mots de la manière dont les hagiographes ont accommodé les
traditions locales relatives aux différents saints confondus sous le nom de Hoarvé.
AAAA, dont le vocabulaire est enrichi de « poétismes »42, nous procure un récit assez circonstancié,
malgré la pauvreté de son sujet. Ainsi, une longue entrée en matière (§ 1-5) où figurent les noms
de Hoarvian et de Rivanone, aide le lecteur à comprendre les raisons de la cécité de Hoarvé. Outre
la référence à un « écrit précieux » attestant la miraculeuse vision céleste dont bénéficiait
quotidiennement le saint (§ 5)43, toute la connaissance objective du personnage par son biographe
se résume manifestement à quelques modestes éléments : Rivanone s’étant retirée en une
« solitude » ignorée de son fils, Hoarvé — après s’être formé pendant sept ans auprès de saint
Harzian, comme il a été dit — était venu dans le pays d’Ach, chez saint Urfold, son cousin, et
l’avait sollicité pour l’aider à retrouver sa mère ; Urfold avait finalement découvert l’endroit de la
retraite de Rivanone (§ 10)44 : ce doit être le lieu-dit actuel Lanrivanan en Plouguin45, même si
l’hagiographe ne le dit pas explicitement. Hoarvé demeura dans le « territoire de saint Urfold » en
attendant la mort de sa mère dont il voulait recevoir l’ultime bénédiction ; entre temps, son cousin
s’était retiré au cœur de la « forêt profonde » en lui laissant « ses serviteurs et ses serf » (§ 13)46.
Après la mort de Rivanone, cette dernière fut inhumée par son fils « dans son oratoire » (donc à
Lanrivanan ?) : se produisirent à cette occasion des miracles éclatants dont il n’est rien dit ;
l’hagiographe n’a d’ailleurs pas pris plus la peine de raconter les nombreux prodiges opérés par
42 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 1, s.l., 1985 (Dossiers du Centre
régional archéologique d’Alet, H) , p. 159 : jubar et genitor (§ 5), genitrix (§ 13 et § 14), aequor ( § 34) ; à quoi nous
pensons qu’il faut peut-être ajouter pelagus (§ 34).
43 Texte du ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, p. 258) : Oculorum enim lumine privatus extitit [Hoarveus] :
cui, ut genitor proposcerat, contemplari coelestia semel in die Deus concessit, quod carum ejus scriptum approbavit.
44 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 261) : Deinde abiit ad sanctum consobrinum suum, nomine
Urphoedum, in Agnensem pagum, ut ipse sibi indicaret ubi sua mater habitaret… Qui heremum perscrutans, matrem
suam jam aegrotatem reperit [Urphoedus], atque ei mandata filii nuntiavit.
45 B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 67. Plouguin, cne (Fin.).
46 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 262) : Sanctus igitur Hoarveus in territorio sancti Urphoedi cum
suis familiaribus et mancipiis remansit ; sanctus vero Urphoedus ad silvam nomine Dunam secessit. Heremita quidem
erat et conversantium tumultus hominum solitarius vitare solebat, ibique oratorium construens requievit. [le texte du
ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, ibid., n. 2) ajoute, après requievit, donec Deo serviens universae
terrae viam accepit. Sanctus vero Hoarveus, in Lanna Urphoedi aliquandiu commoratus, vice ejus juvenibus scolas
largitus est.]
Hoarvé, pendant les trois années où le saint séjourna dans cet endroit (§ 14)47, sauf celui qui, au
sujet d’une poule volée par un renard et par ce dernier restituée sauve, a donné naissance à la
prière appelée « le jeu de saint Hoarvé » (§ 32)48. Enfin, à la suite d’une autre révélation angélique,
Hoarvé s’était rendu auprès de saint Majan pour l’avertir de la présence dans sa domesticité d’un
démon qui avait pris forme humaine et démasquer celui-ci en lui ordonnant d’adorer le crucifix (§
33)49 : le «monastère de Majan » doit être, comme il a été dit plus haut, le lieu où s’élève
aujourd’hui la chapelle de Locmajan, également en Plouguin et située à moins de deux kilomètres
au nord de Lanrivanan ; mais là encore l’affirmation de l’hagiographe n’est pas péremptoire. Après
être allé consulter saint Goëznou sur ce qu’il convenait de faire du démon, Hoarvé et Majan
précipitèrent ce dernier dans la mer (§ 34)50, au large de « Roz-Huzan, nom ancien de la pointe où
est bâti le château de Brest… Le monastère de saint Goëznou étant établi à Langouesnou, nom
ancien de Gouesnou, il est logique de penser que la scène est localisée par l’hagiographe à Brest,
d’autant que des liens y existent avec saint Hervé. La pointe de Roz-Huzan était jadis prolongée
dans la Penfell par le dangereux écueil de La Rose »51.
Nous n’avons probablement pas la totalité de l’ouvrage composé par AAAA : il manque à l’évidence
le récit des derniers jours et de la mort du saint, entièrement réécrit par BBBB (§ 35-37) ; il y eut sans
doute aussi des interpolations, notamment en ce qui concerne le nom de Rigour et celui de
Christine, attribués respectivement à l’oncle de Hoarvé et à la servante de Rivanone. Mais en tout
47 Idem (éd. La Borderie, p. 263) : Sanctus igitur Hoarveus matrem adhuc viventem adiit, cui sanctum viaticum praebuit.
Quam sepeliens in oratorium suum tumulavit, ubi, operante Dei gratia, visibiliter plurima fiunt miracula. Ibidem
aliquandiu commoratus atque trienno scolas largitus, plurimas virtutes est operatus, quas pro sua prolixitate describere
nequivimus.
48 Id. (éd. La Borderie, p. 271) : « Hanc orationem, quam pro gallina perdita edidi, retinete, et cum quemlibet audieritis
suum furtim perdere, ad Deum suppliciter frequentate, et Deus vobis cleptem revelabit vel perditionem restituet. »
Quam ipsi [Hoarvei comes], nec mora, scriptam posteris reliquerunt. Quoniam saepe saepius, nostris etiam
temporibus, per hanc fures produntur : vel furta negari nequeunt, aut reperiuntur. Conludium sancti Hoarvei ipsa
nuncupatur.
49 Id. (éd. La Borderie, p. 272) : Postremo, angelicae revelationis jussione ad beati cellam perrexit Majani, inter cujus
domesticos daemon erat humana indutus specie….Cui vir Dei : « Fac igitur crucem digito in terram, et flexis genibus
Crucifixum diligenter adora . »
50 Ibid. : Tunc sanctus Hoarveus dixit : « Eamus igitur frater Majane, ad sanctum abbatem Goesnoveum, seductorem
vinctum adducentes nobiscum, ut ipse nobis definiat quid de isto oporteat fieri. »…O quam ingens tumultus tunc
resultavit in pelagus, cum projectus fuit daemon Huccanus, a quo Rupes Huccani nominatur.
51 B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 97.
état de cause, quelques menus détails stylistiques permettent de confirmer le départ entre ce qui
peut avoir été conservé de l’ouvrage de A A A A et ce qui appartient manifestement à BBBB52.
Avec ce dernier, plus imaginatif, nous avons droit à une longue liste des sites qui auraient
conservé le souvenir du saint. En fait, comme B. Merdrignac en a émis l’hypothèse, il est très
vraisemblable que l’hagiographe a fusionné les traditions hagiographiques d’au moins deux
personnages différents.
BBBB savait qu’à la porte de l’église de Quéran, on montrait le lit d’enfant d’un saint du nom de
Hoarvé, élevé par sa mère dans cette trève53, et dont la tradition voulait qu’il fut né à proximité, au
lieu-dit actuel Lanrioul en Plouzévédé (§ 6) ; le tombeau de ce personnage étant situé dans l’église
fondée par lui (§ 37) et que la tradition situe à Lanhouarneau54, BBBB a inventé de faire s’établir sur
place (§ 17-19), en provenance du pays d’Ac’h — donc en revenant vers l’est55 — et après une
longue errance56, un saint homonyme : ainsi BBBB pouvait-il ramener le héros de AAAA dans le pays de
Léon, à proximité de son lieu de naissance supposé. Mais le goût exacerbé de BBBB pour l’étymologie
« savante » — au delà d’une explication vraisemblable de l’origine du nom Hoarveus qu’il fait
52 Quelques exemples : en ce qui concerne les adversatifs, AAAA privilégie vero et fait un bien moindre usage de sed ; BBBB
plébiscite sed, à égalité avec autem — qui n’est employé qu’une seule fois par AAAA — mais utilise peu vero. Par ailleurs,
AAAA ignore totalement etiam, mox, tunc, unde, et emploie une seule fois tam, tous assez largement utilisés par BBBB.
53 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 258-259) : …Sed a matre in territorio de Kaëran nutritus, ubi ante
fores ecclesiae ejus adhuc exprimitur lectulus. Le mot territorium doit être entendu au sens de « trève » ecclésiastique,
comme en témoigne l’existence sur place d’une église ; Quéran est demeurée trève de la paroisse de Tréflaouenan
jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Le même statut trévial doit pouvoir être attribué au territorium sancti Urphoedi, qui
portait aussi le nom de Lanna Urphoedi (voir supra n. 46). L’identification de *Lan Urfold n’est nullement assurée, du
moins pas avec l’enclave de Costhouarné, comme semble vouloir le faire accroire BBBB et comme l’ont cru la plupart des
commentateurs de la vita : voir tout récemment encore B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 63. P. Guigon, Les églises du
Haut Moyen Âge en Bretagne, t. 2, Saint-Malo, 1998, p. 5 et 41, émet des réserves sur cette tradition en soulignant que
le texte de la vita n’est nullement explicite.
54 B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 75 ; mais selon cet auteur la candidature du lieu-dit Lanhouarné-Bihan, cne de Plouider
(Fin.), est également très recevable : la vita là encore n’est guère explicite, « le texte ne mentionne pas le nom du lieu,
la localisation qu’il donne reste vague ».
55 Texte du ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, p. 264, n. 1-2) : … Ad natale solum reversus, iter orientale est
aggressus.
56 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 264) : Qui cum longius perrexisset, dixit [Hoarveus] : « Oremus,
fratres, Deum, ut nobis indicet ubi debeam quiescere et cursum vitae meae Deo serviturus peragere. Taedet enim me
tot loca lustrando peragrare.»
dériver de Hoarvianus, nom donné par AAAA au père de Hoarvé et de l’invention du nom de l’oncle
maternel du saint, extrait du toponyme Lanrioul57 — lui a surtout permis de donner libre cours à
une imagination qui paraît débordante : Brengoulou en Saint-Vougay rappellerait ainsi la perte
d’une dent par le saint quand celui-ci était encore enfant (§ 7) ; Sancti odium, « la malédiction du
saint » (à proximité de Coadic-Saint-Hervé en Plounévez-Lochrist ?), une série de mésaventures
enfantines un peu cruelles dans laquelle le petit Hoarvé ne joue d’ailleurs pas son meilleur rôle (§
8-9) ; locellus lupi, « la petite parcelle du loup » (à proximité de l’oratoire de Costhouarné en
Lanrivoaré ?), le miracle du prédateur domestiqué qui vient prendre la place de l’âne qu’il a dévoré
(§ 11-12) ; Lanna Incensi (la chapelle Saint-Urfold en Bourg-Blanc ?)58, la découverte miraculeuse
du tombeau d’Urfold, d’où s’exhale un parfum plus odorant et plus agréable que les senteurs de
l’encens (§ 15-16) ; fons campi, « la fontaine du champ » (Feunteunveas près de Le Folgoët ?), le
jaillissement miraculeux d’une source (§ 18) ; pons reversionis, « le pont du demi-tour », sur la
route entre Lanhouarneau et Brouennou, une histoire d’un coffret volé avec course-poursuite
échevelée (§ 20-21). « On peut se demander », souligne B. Tanguy à qui nous empruntons ces
identifications, « si l’utilisation des données topographiques n’y est pas prétexte pour augmenter la
légende »59 : ainsi, comme il l’a fait pour le nom de Rigour, BBBB a-t-il probablement « inventé » celui
57 Idem (éd. La Borderie, p. 258) : Sanctus Hoarveus in Lanna Rigurii fuit editus, nomen ex nomine patris adpetus. Le
nom de Rigour est cité à trois reprises dans le texte du ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, p. 257), à
chaque fois sous la forme manifeste d’une interpolation : Illis item interrogantibus cujus filia erat et ubi habitabat,
subintulit, patre defuncto, se pupillam cum fratre Rigurio remansisse et hucusque habitasse. Perrectum est igitur ad
Rigurium, fratrem puellulae, qui adductus est ad domum Maloti, ubi praefectus cum suis satellitibus ea nocte
hospitabatur. Rigurius vero, accepto consilio patris familias Maloti … cognita sponsi ingenuitate, [quod] petebatur
unanimiter concessit. L’interpolation est notamment très perceptible dans la seconde mention, où le texte primitif ad
fratrem puellulae, pour désigner le frère anonyme de Rivanone dans l’ouvrage de AAAA, est modifié de façon redondante
ad Rigurium fratrem puellulae. Pour l’identification de Lanna Rigurii avec le nom de lieu Lanrioul en Plouzévédé, voir
supra n. 7.
58 La transcription faite par le P. Du Paz, utilisée par les Bénédictins lors de leur propre collation du texte de la vita
indiquait : « Lanlosquet, Lanna incensa » ; mais A. de La Borderie, « Saint Hervé… », p. 264, n. 3, fait remarquer :
« Lan-losquet, c’est “l’Église brûlée”, mais non “l’Église de l’encens” ». Le texte du légendaire de Tréguier (éd. La
Borderie, p. 264) donne la leçon Lanna Incensi. Comme c’est le cas pour Lanna Nusani, Lanna Urphoedi, Lanna
Rigurii, le toponyme Lanna Incensi est probablement formé avec le nom du fondateur de l’ermitage ; mais
l’hagiographe ne reconnaissait déjà plus le nom du saint éponyme.
59 B. Tanguy, « De quelques gloses toponymiques dans les anciennes Vies de saints bretons », dans Bretagne et pays
celtiques. Langues, histoire, civilisation. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot (1923-1987), Saint-Brieuc-
Rennes, 1992, p 227.
de la nièce de Rivanone, Christine, à partir d’un toponyme, en l’occurrence Langristin, en
Plounévez-Lochrist.
L’imagination de BBBB est largement nourrie par l’ouvrage de son prédécesseur, en particulier
l’épisode de la poule que vole le renard et que ce dernier restitue saine et sauve, après que le saint
ait fait certaine prière appelée le « jeu de saint Hoarvé ». Outre l’anecdote du loup domestiqué, qui
découle de cette démonstration du pouvoir exercé par le saint sur les animaux sauvages, celle du
coffret dérobé est directement inspirée par la prière « magique » qui permet de retrouver ce qui a
été volé60.
Signalons enfin que BBBB emploie le « poétisme » c(h)oruscare61, qui se retrouve dans la vita de
saint Goulven62 : une possible parenté n’est sans doute pas à exclure, ce qui ouvre d’intéressantes
perspectives quant à la datation de l’ouvrage composé par BBBB et sur l’identité de ce dernier ; de
surcroît, on retrouve dans l’un et l’autre cas des emprunts de termes gréco-latins qui sont aussi des
« poétismes », d’autant plus remarquables que de tels emprunts sont relativement rares dans
l’hagiographie de l’époque romane. Ainsi en est-il de thus, thymiama (§ 16), et ortygometra (§ 17)
dans la vita de saint Hoarvé63, de l’adjectif obryzus et du substantif obryzum dans celle de saint
Goulven64.
CCCC s’est attaché, comme nous l’avons dit à la suite d’A. de La Borderie, ou, plus récemment, de J.-
P. Le Guay et H. Martin, à montrer Hoarvé « sous les traits d’un moine mendiant, qui quête dans
60 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie p. 267) : « …Exoro tuam misericordiam ut, tuis precibus, quod
perdidi reperire valeam ».
61 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 1, p. 159. Texte du légendaire de
Tréguier (éd. La Borderie, p. 259) : Quem, cum inde procul discesserint, supradicti incolae quasi lampadem ignis
choruscare viderunt prae foribus suis.
62 A. de La Borderie, « Saint Goulven. Texte de sa Vie latine ancienne et inédite. Avec notes et commentaire historique »,
dans Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 29 (1891), p. 226 : …Nisi quod ipse [Golvinum]
immaculatam et divinis coruscantem miraculis… Cet intéressant rapprochement a été fait par Y. Morice, La Vie latine
de saint Goulven. Transcription, traduction, commentaire, mémoire de maîtrise sous le direction de B. Merdrignac,
Rennes, 2000, p. 122-123 de l’exemplaire dactylographié.
63 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie p. 264) : Ex quibus fissuris ingens odor emanavit et adeo suavis, ut
omnem fragantiam superemineret thuris atque thimiamatis ; (éd. La Borderie, p. 265 : « Esto mihi quasi ortogeometra,
rectum callem solis ad ortum dirigens, neque huc neque illuc iter deflectens ».
64 A. de La Borderie, « Saint Goulven… », p. 224 : Aperto igitur gremio, vidit ipsam terram quam a Joncoro receperat in
multa majori quantitate mutatam in aurum obrizum… Formavit igitur beatus Golvinus ex obrizo illo tres cruces
aureas et calicem unum et tres campanas aureas…
les meilleurs châteaux de Cornouaille pour rassembler les fonds nécessaires à l’achèvement de son
couvent »65 : on notera en effet que CCCC — qui fait voyager son héros de Léon en Cornouaille, et
retour, puis de Léon en Trégor, et retour, « reflet anachronique du succès des ordres mendiants au
XIIIe siècle que ces déplacements dont la fréquence compense le peu d’amplitude ! »66 — est le seul
des trois hagiographes à parler explicitement du « monastère » du saint et de ses différents locaux
spécialisés67, AAAA et BBBB évoquant, quant à eux, un « oratoire », ou bien un « asile », ou encore une
« église ».
A partir de 1300, dans le contexte de la complète acculturation chrétienne des populations
bretonnes, culmine le prestige des principaux agents de cette acculturation que sont les ordres
mendiants ; mais cette admiration généralisée n’est pourtant pas exclusive de conflits entre princes
de l’Eglise et pauperes Christi : au concile que l’hagiographe dit s’être tenu en Trégor, sur le Méné-
Bré, un des participants traite Hoarvé avec le mépris qui caractérise un de ces abus de position
éminente dont le haut clergé pouvait faire montre à l’occasion (§ 27-29).
Enfin CCCC vient compléter l’information donnée par AAAA à propos de « l’écrit précieux » qui
témoignait que saint Hoarvé, en contrepartie de sa cécité, était chaque jour gratifié d’une vision
céleste68 : à l’époque où travaillait CCCC, on croyait que le texte en question était celui du Cantemus
Domino, tiré du Livre de l’Exode (15 : 1-19) ; de surcroît, l’hagiographe paraît attribuer la version
vernaculaire de ce cantique aux saints Hoarvé et Houardon (§ 31)69.
La vita de saint Hoarvé dans son état actuel reflète les circonstances de son élaboration par
étapes successives. On peut supposer que le libellus primitif a été rédigé pour servir aux paroissiens
de Plouguin : au travers de l’anecdote de la prière connue à l’époque sous le nom de « jeu de saint
65 J-P. Le Guay et H. Martin, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale 1213-1532, Rennes, 1982, p. 66.
66 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 2, p. 96.
67 Voir supra n. 16.
68 Voir supra n. 43.
69 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 271) : Et cum quosque conspexissent sanctos, Hoarveus,
singulorum nomina cantando, angelo discernente, recitabat carmen : “Cantemus Domino”. Quod quamvis sit
vulgariter editum a praedecessoris sanctis est venerabiliter autenticum…Sanctus denique Hoarveus ei [episcopo]
praecepit ut carmen scriberet, ne indigentia aboleretur memoriae. « Si l’on prend le texte à la lettre, c’est ce cantique,
“vénérable et authentique”, parce que sans doute, comme le suggère La Borderie, “tiré des livres saints”, qui aurait été
traduit en breton » (B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 91). Selon le Missale Romanum, le cantique Cantemus Domino était
chanté après la seconde lecture de la messe du Samedi Saint.
Hoarvé », il témoigne de la puissance « magique » attribuée à Hoarvé, notamment sur les bêtes des
bois. L’ouvrage a été ensuite remanié et augmenté afin de promouvoir le personnage en véritable
saint « national » du Léon, doté d’une dimension surnaturelle élargie : ainsi le pouvoir miraculeux
de Hoarvé est-il désormais étendu aux trois règnes — non seulement animal, mais aussi végétal et
minéral — et à la climatologie ; il s’agissait en outre de valoriser tout à la fois les églises de
Brengoulou et de Quéran, l’oratoire de Costhouarné et le sanctuaire de Lanhouarneau. Enfin, la
vita a été à nouveau interpolée, dans la perspective de renforcer le culte du saint dans les diocèses
de Cornouaille et de Tréguier par le biais de la pastorale mendiante, avec notamment le recours
aux exempla et aux cantiques.
Nous n’insistons pas ici sur les quelques altérations subies par le texte qui figuraient dans la
version du légendaire de Tréguier et qui ne sont probablement pas antérieures au milieu du XVe
siècle, au moment où la vita a été insérée dans cet ouvrage ; il nous faut néanmoins rappeler que la
mention de l’exorcistat du saint entre sans doute au nombre de ces altérations et que son origine
est peut-être morlaisienne, corrélée à la présence dans l’église Saint-Melaine de Morlaix d’un
précieux manuscrit réputé avoir été le formulaire d'exorcismes utilisé par le saint.
Le tableau ci-dessous récapitule, à partir de l’édition donnée par A. de La Borderie en 1891, les conjectures sur la part
respective prise dans la vita de saint Hoarvé par chacun de ses trois hagiographes successifs.
AAAA BBBB C C C C § 1 2 3 4a 5 § 6 7bbbb 8 9 10cccc 11 12 13d 14 15 16eeee 17ffff 18 19 20 21 § 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37
aaaa Par rapport au texte primitif de AAAA, l’interpolation du nom de Rigour permet de justifier l’indication du § 6 sur le lieu de naissance de saint Hoarvé.
bbbb Par rapport au texte primitif de BBBB, il manque ici l’indication que le village de Brengoulou en Saint-Vougay fut donné à saint Hoarvé par les habitants, avec l’accord du « prince », et qu’une église y fut construite en son honneur.
cccc Par rapport au texte primitif de AAAA, il manque ici l’allusion aux « écoles des docteurs hiberniques » fréquentées par Harzian le précepteur de Hoarvé, et l’allusion à la vie érémitique de Rivanone et de sa servante ; mais le nom Cristina résulte incontestablement d’une interpolation.
d d d d Par rapport au texte primitif de AAAA, il manque ici l’indication que saint Urfold était finalement mort dans son ermitage, tandis que saint Hoarvé occupait sa place à *Lan Urfold et enseignait aux jeunes.
eeee Par rapport au texte primitif de BBBB, il manque ici l’indication que les voisins reconstruisirent en bois et en pierre l’oratoire de saint Urfold.
ffff Par rapport au texte primitif de BBBB, l’interpolation, inspirée notamment par les § 33-34, permet de justifier ici le miracle des § 24-26. Cette interpolation permet en outre : 1°) d’occulter une nouvelle fois la présence aux côtés de saint Hoarvé de sa cousine Cristina ; 2°) d’anticiper sur ce qui est dit au § 30 de l’évêque Houardon et de ses relations avec saint Hoarvé.
2222
Malgré son caractère largement composite, la vita de saint Hoarvé présente une incontestable
unité qui tient évidemment à l’habileté de ses remanieurs successifs, — mais aussi à la proximité
supposée de BBBB et CCCC avec l’abbaye de Landévennec, haut-lieu de la mémoire bretonne à l’époque
médiévale comme en témoigne le précieux cartulaire du monastère ; cette unité nous paraît être
également le reflet de l’unicité de la pensée de la communauté léonaise, à laquelle appartenaient
très certainement AAAA et BBBB70.
D’un côté, Landévennec, centre intellectuel où, prolongeant l’activité hagiographique
carolingienne, les moines auraient continué de produire des vitae de saints jusqu’au bas Moyen
Âge ; de l’autre, le Léon, constitué à l’époque féodale en micro-principauté politique et rapidement
pourvu, à l’instigation de ses « chefs », les Guyomarc’h-Hoarvé, d’une véritable
mythologie « nationale » : telles sont les deux collectivités — quelques dizaines d’individus dans un
cas, quelques dizaines de milliers dans l’autre — avec chacune sa logique propre, où s’est élaborée,
dans un mouvement de va-et-vient — culte liturgique et discours de clercs d’une part, vénération
locale et croyances populaires d’autre part — l’histoire de saint Hoarvé. Ce processus d’élaboration
de la tradition hagiographique, dans sa complexité dialectique, dans sa fusion littéraire, dans son
imprégnation des mentalités, peut être partiellement reconstitué en ce qui concerne le bestiaire
des hagiographes de saint Hoarvé ; on vérifiera à cette occasion que la plus grande prudence
s’impose en hagiographie quand il s’agit de faire le départ entre tradition « savante » et tradition
« folklorique ».
Comme c’est le cas pour beaucoup de saints, bretons ou non, la tradition littéraire relative à
Hoarvé fait écho aux rapports entre le saint et les animaux, animaux domestiques et animaux
sauvages71.
Les premiers servent le plus souvent de faire-valoir aux seconds et ces derniers à leur tour de
faire-valoir au saint, dans le cadre d’anecdotes assez dramatiques qui mettent en scène celui-ci
avec les uns et les autres : le renard vole la poule, le loup tue l’âne ; mais, bientôt touchés par la
grâce du saint, le renard rapporte la poule intacte, tandis que le loup prend la place de l’âne pour
70 « Si les attaches de l’auteur avec le pays de Léon ne sont pas douteuses, la vita pourrait avoir été composée ailleurs. Les
noms de certains des personnages qu’elle met en scène apparaissent en effet dans une source très spécifique, le
cartulaire de l’abbaye de Landévennec, compilé vers 1050 » (B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 33).
71 Une troisième catégorie, celle des animaux « fantas(ma)tiques » (dragons, etc), n’est pas représentée ici.
servir de bête de trait ou de somme. Notons que le renard et le loup, aux dires de l’hagiographe de
Ciaran de Saigir, constituaient, avec le blaireau et le cerf, la population monastique aux ordres du
saint irlandais72 : dans la vita de ce dernier un chapitre, dont C. Plummer a dit qu’il s’agissait de
« one of the most delightful things in hagiological literature »73, nous montre d’ailleurs « Frère
renard », lequel avait dérobé les chaussures de Ciaran pour les manger, rejoint dans son repaire et
ramené assez brutalement à de meilleurs sentiments par l’envoyé du saint, le blaireau74. Les mêmes
protagonistes se retrouvent dans le Jugement de Renart, avec le franchissement d’une étape
supplémentaire puisque les animaux ont non seulement reçu le don de parole, mais de surcroît
forment une société hiérarchisée, inspirée de la société féodale : Grimbert le blaireau et cousin de
Renart, obtient de ce dernier qu’il se rende enfin à la cour de Noble le lion, pour confesser ses
méfaits et répondre de leurs conséquences75.
D’autres animaux domestiques (chevaux, bovins, porcins) sont évoqués dans la vita de saint
Hoarvé, rapidement mais suffisamment pour donner aux différents hagiographes l’occasion de
faire montre de leur culture zootechnique au travers de leur vocabulaire : les chevaux pris dans
une tempête refusent d’avancer malgré les coups d’éperons et obligent leurs cavaliers à mettre pied
à terre76 ; les bœufs, précieux outils de traction agricole, bénéficient à la fois d’une étable et d’un
72 C. Plummer, Vitae Sanctorum Hiberniae, [2 vol.], Oxford, 1910, t. 1, p. 219 : Deinde alia animalia de cubilibus heremi
ad sanctum Kyaranum venerunt, id est vulpis, et broccus, et lupus, et cerva ; et mansuerunt mitissima apud eum.
Obediebant enim secundum jussionem sancti viri in omnibus quasi monachi.
73 Idem, p. cxli.
74 Idem, p. 219 : Broccus autem, …ad speluncam fratris vulpis pervenit. Et… duas aures ejus et caudam abscidit…. Et
vulpis necessitate compulsus, simul et broccus, cum sanis ficonibus hora nona ad cellam suam ad sanctum Kyaranum
venerunt.
75 Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, 2e édition sous la direction de G. Hasenohr et M. Zink, s.l. s.d.
[Paris, 1992], p. 1313. Cette « confession de Renard », est utilisée en tant qu’exemplum dans les Sermones ad status,
composés après 1261 par le franciscain Guibert de Tournai (+ 1270) : J.-Th. Welter, L’Exemplum dans la littérature
religieuse et didactique du Moyen Âge, p. 137, n. 43.
76 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 266) : adeo enim afflicti sunt [milites] obscuris grandinum
imbribus ut equi eorum per viam perambulare non possent stimulati calcaribus ; (p. 267) : Qui ubi, abjectis armis,
descendentes ad Dei famulum pedibus pervenissent, illico tempestas recessit et solis claritas splendentis emicuit.
personnel spécialisés77 ; les porcs paissent dans de vastes solitudes, sous la surveillance de porchers
mais au milieu de bêtes sauvages78.
Quant à la faune sauvage mentionnée dans la vita de saint Hoarvé, elle s’étend également à la
population des « marais et zones humides »79 : grenouilles et râle des genêts ; là encore, au delà de
son aspect édifiant, l’anecdote permet aux différents hagiographes de donner à voir leurs
connaissances zoologiques.
Mise à part l’image tout à la fois poétique et réaliste du râle des genêts, dont la trajectoire de
migration oriente la pérégrination de saint Hoarvé et de ses compagnons80, ces écrivains se
contentent le plus souvent de reproduire les lieux communs habituels, au moins en ce qui
concerne les animaux sauvages ; mais en même temps, il faut souligner que ces derniers sont ici
dotés d’une forme d’intelligence qui les rend bien supérieurs aux animaux domestiques. Sans que
cela soit dit explicitement, on pourrait même croire en certaines occasions que les animaux
sauvages savent parler ; à tout le moins, ils comprennent parfaitement les paroles qui leur sont
adressées. Nous voici donc ramené à la problématique du Roman de Renart : folklore ou
« surréalisme » ou encore allégorie, ou bien les trois à la fois ? La question ne peut pas être tranchée
avec des arguments d’évidence : si l’hagiographe appartient sans conteste au monde des lettrés et
des clercs, s’il fréquente à l’occasion la cour du souverain, ou du moins celle d’un puissant, il n’est
pas pour autant complètement coupé du monde de son enfance, peuplé de créatures mystérieuses
et d’animaux qui parlent ; monde étrange tout autant que familier, que parcourent de leur côté
conteurs, trouvères et jongleurs et où ceux-ci font également ample provision de récits
pittoresques.
77 Idem (éd. La Borderie, p. 268) : mansionem illam cum omni supellectili simul ei [Hoarveo] tradidit [Wigonus
princeps] et propria pecora, bubulcumque cum bostare, insuper et villam eam, in perpetua discumbitione.
78 Idem (éd. La Borderie, p. 263) : Cumque vastitatem eremi cum suis sociis errabundus pervagaretur [Hoarveus],
quaerendo ubi habitaret [Urphoedus], a porcariis didicit quod dudum defunctus et ab heremitis in suo oratorio fuisset
sepultus… Ad quod cum vix deductus pervenit, destructi ruinam oratorii reperit : pene enim totum a feris erat
dissipatum, sed ubi humatus esset nemo poterat agnoscere.
79 En 1996-1997, le Centre de recherche bretonne et celtique de Brest (UPRES-A 6038 du CNRS) a mis au programme de
ses journées d’études « Marais et zones humides en Bretagne ». Les actes en ont été publiés à Brest en 1998 sous le titre
Marais en Bretagne (Etudes sur la Bretagne et les pays celtiques, Kreiz 8).
80 Voir supra n. 63.
Pour AAAA, le renard est à ranger dans la catégorie des « bêtes des bois »81 ; c’est un prédateur, qui
« dérobe furtivement » sa proie, en l’occurrence une poule appartenant au saint82 : le renard saisit
le malheureux volatile à la « gorge » et ainsi l’emporte, ou dans le cas présent, la « rapporte
intacte » à son propriétaire83. Personne ne peut prétendre apprivoiser le renard, semble dire
l’hagiographe, pas même le saint ; celui-ci a seulement le pouvoir de contraindre l’animal à rendre
ce qu’il a volé, comme le rappelle l’hagiographe tardif de l’irlandais Moling à l’occasion d’une
anecdote très similaire84. Déjà le diacre Bili au IXe siècle rapportait dans sa vita de saint Malo, une
histoire de coq volé par le renard, que ce dernier est contraint de rapporter au monastère où le fier
gallinacé servait de réveille-matin ; mais dans le récit de Bili, la bienveillance du saint ne s’étend
pas au renard, lequel meurt brutalement à l’instant de la réparation de son forfait85. Quant au héros
éponyme du Jugement de Renart, après avoir commis bien des méfaits, principalement à
l’encontre du loup, Isengrin, il est finalement condamné à mort par Noble, le lion, après que ce
dernier ait été mis en présence du corps mutilé de Coupée, la poule ; Renart, dûment chapitré par
Grimbert, le blaireau, comme on l’a dit, se rend à la cour, mais échappera à la potence, sur la
promesse d’accomplir un pèlerinage en Terre sainte.
81 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 271) : O admirabilis virtus potentiae, cujus imperio silvestres ita
obediunt bestiae.
82 Ibid. : Vulpes subripit unicam galli sui gallinam. Quod ubi cognovit furto sublatam esse existimans, Deum exoravit
[Hoarveus]…
83 Ibid. : Finita ergo oratione, vulpes rediit et incolumem faucibus reportans eam, ante limen oratorii projecit.
84 C. Plummer, Vitae Sanctorum Hiberniae, t. 2, p. 201 (§ 23) : dans la familiarité du saint, au milieu d’animaux
domestiques ou bien sauvages mais apprivoisés que sumebant cibum de manu ejus, vivait un renard ; un jour
cependant, vulpis gallinam, quam habebant fratres, furatus est, et manducavit. Craignant l’ire de Moling, le renard
vole une poule appartenant à des religieuses, pour la substituer à celle qu’il a dévorée ; mais le saint lui ordonne de
rapporter le volatile à ses légitimes propriétaires et de vivre désormais sans voler. Le renard entendant ceci, recepit
gallinam inter dentes suos et deposuit eam incolumem in cella dominarum suarum. Au chapitre suivant, le renard —
l’hagiographe dit « un autre renard » (alius vulpis) — s’empare d’un livre appartenant à la communauté monastique ; le
saint lui ordonne de le rapporter et l’animal s’exécute. En outre, Moling lui fait désormais défense de s’approcher du
livre ; et le renard d’ailleurs s’enfuit dès que, par jeu, l’ouvrage est brandi devant lui.
85 Gw. Le Duc, Vie de saint Malo, évêque d’Alet, version écrite par le diacre Bili (fin du IXe siècle). Textes latin et anglo-
saxon avec traduction française, s.l., 1979 (Dossiers du Centre régional archéologique d’Alet, B), p. 227-229.
Le loup décrit par BBBB est avant tout cet animal ravisseur qui a lacéré la bête de somme confiée
aux soins de saint Hoarvé86 et qui l’a tuée87 : G. Milin souligne que « les textes latins associent au
Moyen Âge rapax à lupus comme une sorte d’épithète de nature »88. Le loup est à l’évidence une
« bête cruelle » dont il convient de se garder89, car il est plein de « sauvageté » ; mais il parvient
néanmoins à dominer celle-ci avec l’aide du saint. Le loup vient alors demander à Hoarvé « pardon
de sa faute » : désormais, « chaque jour il se préparera à servir pour les besoins des hommes » ; et le
saint lui attelle la herse pour qu’il achève le travail laissé par l’âne, à la manière d’une bête de
somme90. Le signe évident de la domestication du loup, c’est celui que l’on remarque chez le chien,
quand l’animal s’approche « la tête inclinée et la queue basse »91. Les deux vitae anonymes de saint
Malo, l’une brève et l’autre longue, contiennent une anecdote assez similaire92, qui se retrouve
ailleurs dans le folklore hagiographique93 : un loup a tué l’âne mis à la disposition du saint par un
paysan pour porter son bois de chauffage ; par ses prières, Malo obtient que le loup vienne à lui et
se comporte à son égard comme son chien. D’autres saints bretons ont été mis par leurs
hagiographes en rapport avec les loups, dans le cadre de relations affectives complexes marquées
au coin du phénomène d’attirance/répulsion décrit par la psychologie moderne : ainsi en est-il de
saint Brieuc, de saint Conval, de saint Guénolé, de saint Guénaël et de saint Ronan, en ce qui
concerne des saints bretons traditionnels pour lesquels on dispose de vitae composées entre le IXe
et le XIIe siècle ; — également de saint Herbaud, dont il faut souligner qu’il est fêté le 17 juin
86 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 261) : « Omnipotens Pater, commendatum mihi jumentum
lacerare belluam rapacem impune sinis ».
87 Ibid. : …Lupus arripiens eum necavit.
88 G. Milin, Les chiens de Dieu, Brest, 1993, p. 37.
89 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 262) : « Domine, crudelis bestia te insequitur. Expedit tibi ut janua
super te obseretur ».
90 Ibid. : « Ne timeas, Deus sic eum edomuit, abjectaque feritate quasi veniam reatis exposcit, et humanibus usibus
serviturus quotidie parebit. Circumdo nunc traham collo ejus, et quod operis remansit pro asino compleat ». Qui mox
officium ut jumentum peregit.
91 Ibid. : …Ecce lupus, inclinato capite demissaque cauda, usque ad oratorium mitigatus progreditur.
92 A. de La Borderie, « Autre Vie de saint Malo écrite au IXe siècle par un anonyme, suivi par : Observations sur les
diverses Vies », dans Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, t. 16 (1883), p. 289 ; F. Lot, Mélanges
d’histoire bretonne, Paris, 1907, p. 323-324.
93 C’est notamment le cas de sainte Austreberthe de Pavilly : un loup ayant dévoré l’âne qui portait chaque mois le linge
à blanchir des moines de Jumièges, la sainte l’avait contraint à se mettre à leur service pour accomplir cette tâche
domestique.
comme saint Hoarvé, et de saint Maurice de Carnoët. Dans ce dernier cas, le saint, aux dires de son
hagiographe qui travaillait probablement aux années 1220-1230, établit une distinction entre la
majorité des loups, qui doivent être protégés au même titre que les autres créatures de Dieu, et
certains d’entre eux, que le Diable a fait siens et qu’il convient donc d’éliminer : ces animaux
diaboliques présentent d’ailleurs des caractéristiques particulières, notamment leur taille
gigantesque94. La « diabolisation » du loup va rapidement s’accentuer, comme l’attestent, au milieu
du XIIIe siècle, plusieurs des exempla du dominicain Etienne de Bourbon95 ; un de ces récits est
d’ailleurs localisé en Basse Bretagne96. Le phénomène aboutit, vers 1540, à « la belle représentation
du diable sous forme de loup » dans le vitrail de la chapelle Notre-Dame de Kergoat, en
Quéménéven (Fin.)97.
Les récits de miracles où il est question de loups, dans les différentes vitae de saints bretons,
peuvent remonter à des traditions très anciennes, qui ne sont pas toutes issues du folklore et dont
l’origine n’est pas nécessairement bretonne : dans la vita de saint Conval, « le motif de la guérison
des louveteaux aveugles (c. 2), par exemple, appartient à la tradition du monachisme oriental et se
retrouve dans une Vie éthiopienne de saint Macaire » ; autant dire, souligne à ce sujet B.
Merdrignac, que « l’apparente naïveté » de ces récits ne doit pas nous entraîner a priori à les
« considérer comme des vestiges de la “culture populaire” transmis tels quels par l’hagiographe. Il
conviendrait de vérifier au préalable si ces motifs merveilleux ne reflètent pas la culture livresque
de l’auteur. Il faudrait, d’autre part, s’assurer que celui-ci n’a pas chargé d’une signification
métaphorique des épisodes d’apparence “folklorique” »98. Ce sont les archétypes folkloriques
n’ayant pas fait l’objet d’un traitement littéraire — et n’ayant donc pas reçu la charge
métaphorique qui rendrait plus difficile leur identification — qui doivent être utilisés pour mieux
connaître la tradition hagiographique populaire : en ce qui concerne les rapports du saint avec les
loups, s’impose très nettement la tradition relative à saint Guenvel.
94 Dom F. Plaine, « Duplex vita inedita S. Mauritii, abbatis Carnoetensis ordinis Cisterciensis (1114-1191) », dans Studien
und Mittheilungen aus dem Benedicter und dem Cistercienser Orden, 7e année (1886), p. 163.
95 A. Lecoy de La Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Etienne de Bourbon,
Paris, 1877, p. 319-328 (cité par G. Milin, Les chiens de Dieu, p. 43, n. 55, p. 44, n. 58, p. 45, n. 59).
96 Idem, p. 319 ; cet exemplum fait l’objet d’un très intéressant commentaire par J-P. Le Guay et H. Martin, Fastes et
malheurs de la Bretagne ducale…, p. 87-89.
97 G. Milin, Les chiens de Dieu, p. 42. Chapelle de Kergoat, cne de Quéménéven (Fin.) .
98 Certenais (A), Merdrignac (B), Bihan (H. ar), La vie de saint Cunual. Buhez Konwal, s.l. [Rennes], 1999, p. 20.
Guenvel, en vieux-breton Winmael, honoré à Loc-Envel (C.-d’A.), autrefois Locquenvel,
prieuré-cure dépendant de l’abbaye Saint-Jacut, faisait, au bas Moyen Âge, sous le nom d’Armel,
l’objet d’un culte assez développé ; les vitraux de son église, exécutés eux aussi vers 1540,
représentent six miracles qui lui sont attribués, deux de son vivant et quatre post mortem : 1°) le
saint, en costume de laboureur, pousse une charrue tirée par un cerf et une biche qui ont pris la
place du cheval volé par un brigand, trait que l’on retrouve presque à l’identique dans la
biographie de saint Ké, composée par Albert Le Grand d’après une vita sans doute d’origine
cornique, aujourd’hui perdue99 ; 2°) le saint, toujours habillé en laboureur, a attelé à sa herse le
loup qui avait dévoré son âne, comme c’est exactement le cas dans la vita de saint Hoarvé ; 3°) un
enfant de 14 ans disputé entre deux loups pendant une nuit entière est préservé par l’invocation du
saint, lequel est désormais représenté en abbé crossé et mitré ; 4°) un homme condamné à tort par
la cour de Vieux-Marché est sauvé de la pendaison par l’intervention du saint ; 5°) une épidémie
qui décime la population en même temps qu’une dévastation des blés par les oiseaux cessent l’une
et l’autre à l’invocation du saint ; 6°) un troupeau de brebis encerclé par les loups est préservé par
l’invocation du saint.
On dispose pour saint Armel d’une vita composée au XIIe ou au XIIIe siècle, d’après des
traditions léonaises et rennaises100 ; mais rien ne s’y rapporte au saint identifié par les moines de
Saint-Jacut avec l’éponyme de Locquenvel. Comme le faisait déjà remarquer R. Largillière, « les
scènes des vitraux, qui remplacent la vie latine, n’offrent, on l’a vu, aucun trait bien original ; ce
qui, toutefois, constitue la caractéristique de notre saint, c’est le rôle que les loups jouent dans sa
vie et dans son culte. La fontaine du saint, qui se trouve un peu au dessous du bourg, déversait,
jadis, l’eau dans le bassin par une pierre grossièrement sculptée et représentant une tête de loup.
Rien d’étonnant que le petit village de Locquenvel, enclavé de tous côtés dans l’énorme massif
forestier de Coat-an-Noz, ait invoqué son saint patron contre l’ennemi féroce des troupeaux »101.
Sans doute le même constat doit-il être fait à Saint-Herbot, sur le versant méridional des monts
d’Arrée, où les habitants de Plonévez-du-Faou (Fin.) rendaient au saint éponyme un culte associé à
des pratiques qu’il faut bien qualifier de « magiques » : c’est notamment le cas de la fameuse danse
99 A. Le Grand , Les Vies des saints de la Bretagne armorique, 4e éd., p. 677-678. La vita originelle localisait le miracle au
lieu-dit Guestel Guervet, toponyme fallacieusement interprété novale cervorum, « le champ des cerfs ».
100 F. Duine, « Saint Armel », dans Annales de Bretagne., t. 20 (1905), p. 136-145 et 431-471.
101 R. Largillière, « Locquenvel et ses saints », dans Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 56 (1924),
p. 26.
du loup, autrefois bien connue sur place et dans une quarantaine de communes couvrant la partie
la plus désertique de l’ancien pagus du Faou ; danse sauvée de l’oubli dans les années 50 par
l’ethnologue Jean-Michel Guilcher et qui, au delà de son but avoué par les danseurs (effrayer
l’animal par le martèlement des sabots)102, témoignait à l’évidence d’une volonté, peut-être très
ancienne, d’appropriation « totémique » par les habitants de cette zone. Nous avons, relativement
au chien, le souvenir d’une telle appropriation, antérieure peut-être à l’époque de l’immigration
bretonne en Armorique : du moins dans les vestiges de la vita de saint Goëznou, l’hagiographe
désigne-t-il les habitants du Léon par le terme pengonet, qu’il glose canica capita103 ; le « chef » de
ces « têtes de chien » portait quant à lui le titre de « grand chien »,*Kon Mor, lequel a passé en tant
que surnom à l’un des membres de la puissante dynastie brito-romaine des Marci Aurelii,
maîtresse de la région104.
Enfin, à Notre-Dame du Haut, en Trédaniel (C.-d’A.), dans les landes du Méné qui prolongent
vers l’est de la Bretagne la chaîne des monts d’Arrée, saint Hourniault (c’est à dire saint Hoarvé),
que sa statue ancienne dans la chapelle représentait tenant un loup enchaîné105, était invoqué
contre la peur, fonction traditionnellement dévolue à saint Loup en association avec saint Gilles106,
et « se voyait offrir par les bergers la toison de leurs moutons » afin qu’il protège leurs troupeaux
des attaques des animaux sauvages107.
102 H. et J.-M. Guilcher, « La danse du loup », dans Ar Falz, 1955, n° 3, p. 59-62.
103 A. de La Borderie, « L'historia britannica avant Geoffroi de Monmouth et la Vie inédite de saint Goëznou », dans
Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 9 (1882), p. 228. La lecture Pengouet proposée par A. de La
Borderie nous avait conduit à supposer qu’il pouvait s’agir du toponyme Penhoat, « le bout du bois », nom d’un village
de Gouesnou (Fin.) : voir note suivante.
104 A.-Y. Bourgès, « Commor entre le mythe et l’histoire : profil d’un “chef” breton du VIe siècle », dans Mémoires de la
société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 74 (1996), p. 424-426. A l’époque de la rédaction de cet article, nous
avions reproché à l’hagiographe d’avoir donné une étymologie fallacieuse du mot Pengouet ; en fait c’est la lecture
Pengouet qui est fallacieuse et la glose de l’hagiographe (canica capita) s’applique parfaitement au mot Pengonet : voir
note précédente. On a supposé que saint Paul Aurélien était lui aussi membre du lignage des Aurelii ; une autre
hypothèse, qui a notre préférence, préconise qu’il appartenait à une tribu dont le totem était le bœuf : voir S. Kernéis,
« Pieve d’Italie et plou d’Armorique. Paganisme et christianisation au Bas-Empire » , dans Mémoires de la société
d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 76 (1998), p. 431-432 et n. 109.
105 Cette statue faisait partie d’un ensemble de six, volées en 1986, représentant, outre saint Houarniault, les saints
Avertin, Hubert, Lubin, Mamert et Méen.
106 Saint Gilles et saint Leu / guérissent de la peu : dicton rapporté par R. Pernoud, La Vierge et les Saints au Moyen Âge,
Paris, 3e éd., 1998, p. 360.
107 Ch. Prigent, Pouvoir ducal, religion et production artistique en Basse-Bretagne 1350-1575, Paris, 1992, p. 457, n. 202.
L’histoire des grenouilles, telle qu’elle est rapportée par CCCC, constitue le prétexte pour montrer,
là encore, l’efficacité du pouvoir miraculeux exercé par saint Hoarvé sur les animaux : d’abord, à la
demande des chevaliers qui hantent la cour d’un puissant cornouaillais, auquel l’hagiographe a
donné le nom d’un saint du nom de Wigon et qu’il a décoré du titre de « prince », marque de la
puissance publique qui renforce le caractère officiel de la donation dont bénéficiera Hoarvé , il
s’agit d’obtenir par la prière que se taisent les batraciens, dont les coassements, dans l’étang voisin,
troublent durant les nuits d’été le repos du prince et de sa maisonnée108 ; ensuite, aux fins de
convaincre un incrédule, il faut faire en sorte qu’une seule grenouille soit désormais autorisée à
chanter parmi toutes celles qui abondaient sur place109. On a proposé de reconnaître dans
l’anecdote, le récit des deux premières épreuves (qualifiante, principale) de la série de trois à
laquelle est régulièrement confronté le héros d’un conte populaire110 ; mais il manque ici le récit de
la troisième épreuve, la dernière, l’épreuve triomphante. Celle-ci constitue le sujet de l’anecdote
qui vient immédiatement à la suite : le chef féodal, ci-devant le prince cornouaillais Wigon, est
dédoublé sous le nom du comte *Kelen et sa cour « délocalisée » à Lesquélen, en Léon ; le récit fait
état d’une intervention miraculeuse destinée à protéger le puissant et sa maisonnée de l’entreprise
criminelle d’un démon, lequel avait pris forme humaine et, sous cette apparence, s’était introduit
dans sa familiarité111.
108 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 267) : « O si imperaret Dei famulus ranis ut non amplius coaxent,
quae in hoc lacu per singulas aestatis noctes coaxare solent ». Cui sanctus : « Si principi familiaeque suae noceat,
deprecemur Deum ut ipse largiatur quod unanimiter postulatur ».
109 Idem (éd. La Borderie, p. 268) : Nulla enim deinceps in tota palude illa, quibus adhuc habundat, praeter unam ausa est
perstrepere. B. Tanguy, Saint Hervé…, p. 85, localise cet étang dans la commune de Trégourez, près de « la chapelle de
Pontouarc’h, édifice remontant au XVe siècle. Le “pont de tourbe”, en contre-bas duquel elle est bâtie et qu’emprunte
la route actuelle, pourrait être l’ancienne chaussée qui assurait la retenue d’eau » ; le tout est situé à proximité du lieu-
dit Le Gouérec, identifié avec la demeure de Wigon : voir supra n. 34.
110 J-P. Le Guay et H. Martin, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale…, p. 90.
111 Texte du légendaire de Tréguier (éd. La Borderie, p. 268) : Cui Dei famulus : « Ideo veni ne pereas ; ideo tecum
hospitor ut mentis et corporis periculum evadas ». Et haec dicens, denuntiavit secreto quod, Spiritu Sancto revelante,
didicisset demonem ei ministrasse sub humana latitantem effigie ; et nisi caveat, cum omni sua familia per eum ad
praesens esse periturum.
3333
Il faut rapprocher les deux anecdotes rapportées par CCCC du passage du Chronicon rhythmicum
Sancti Juliani Turonensis qui évoque un certain Blenlivet, évêque de Vannes112, dont le corps
reposait, à la charnière des XIe–XIIe siècles, dans la crypte de l’abbatiale et que les moines du lieu
honoraient en qualité d’intercesseur privilégié113. Blenlivet est un personnage historique, connu
par une donation du duc Alain le Grand en faveur de l’abbaye de Landévennec aux années 944-
952114 ; son souvenir était bien conservé à Vannes, car l’auteur du Chronicon rhythmicum invoque
le témoignage direct de Morvan, lequel se présentait comme le septième successeur de Blenlivet
sur le siège épiscopal115, en conformité avec l’ancien catalogue des évêques du lieu116.
« Séjournant dans sa demeure campagnarde » raconta Morvan, « Blenlivet était couché, mais il
ne pouvait trouver le repos car il était dérangé par les grenouilles ; il ordonna alors à son serviteur
d’aller leur ordonner de se reposer afin qu’il se reposât lui même. Aussitôt reçu cet ordre, le
bavardage de toutes cessa tout entier. Plus tard, comme le prélat s’en retournait, il se souvint du
silence imposé aux grenouilles et ordonna au serviteur d’aller leur ordonner de chanter comme à
leur habitude ; mais tandis que ce dernier devait dire à toutes de chanter, il jeta en breton à une
seule de le faire. Depuis ce jour, bien que se voient en ce lieu plusieurs milliers de grenouilles, il
112 A. Salmon, « Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis », dans Recueil de chroniques de Touraine, Tours,
1854, (Collection de documents sur l’histoire de Touraine, 1), p. 239-241, vers qui débutent par la mention : Sed prius
de episcopo / Venetensi Bleviligueto. Les vers suivants (p. 241-243) sont consacrés à un saint breton plus ancien, que
sa vita — apparemment connue dès cette époque à Saint-Julien de Tours (Et quoniam vitam ejus / docet liber vitae
ejus, / Sufficiat commendasse / Summam saltem suae vitae) — mettait en relation avec le roi Judicaël (Siquidem
Judicael Brittonum dux optimus / A Deo ei datur adjutor in omnibus) : il s’agit de saint Léry (Habemus enim inde
confessorem egregium / Egregium confessorem Laurum beatissimum).
113 Idem, p. 241 : Ut credimus, ante Deum / Hunc habemus advocatum, / Cujus corpus in sepulchro / In arcu cryptae
posito, / Cum honore requiescit, / Ut honor ejus exigit.
114 R.F. Le Men et E. Ernault, « Cartulaire de Landévennec », p. 565, n° 25.
115 A. Salmon, « Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis », p. 240 : De quo pontifex Morvannus / Sic nobiscum
est locutus. / « Sum, inquit, ab hoc septimus. / Qui, ut vere cognovimus, / Praesul fuit sanctissimus ; / In cujus
praeconium / Hoc habemus miraculum. /… ».
116 Pour une rapide réévaluation de la liste épiscopale de Vannes, introduite dans le cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix
de Quimperlé vers les années 1123/1125-1128, et complétée ultérieurement, voir J. Quaghebeur, « Raginhard, évêque
de Vannes ou la mémoire oubliée », dans Mondes de l’Ouest et villes du monde. Regards sur les sociétés médiévales.
Mélanges en l’honneur d’André Chédeville, Rennes, 1998, p. 116-117.
n’y en a jamais qu’une seule qui chante. Le fait est bien connu des habitants du lieu et de leurs
voisins »117.
Au delà de l’anecdote, fréquemment attestée hors Bretagne dans le folklore hagiographique118,
même si son prototype est livresque et se retrouve chez Antigone de Caryste au sujet d’Hercule et
chez Elien de Préneste au sujet de Persée — anecdote qui a connu une postérité durable jusqu’à
être attribuée à Martin Luther, lequel s’était précisément offusqué de la canonisation de Bennon de
Meissen à qui on prêtait le même « miracle », — le récit de Morvan est instructif à plus d’un titre.
Ainsi, on y apprend que les évêques de Vannes disposaient déjà au milieu du Xe siècle d’une
maison de campagne où ils aimaient à séjourner quand chantent les grenouilles, c’est à dire en
mai-juin ; résidence de la belle saison que des témoignages plus tardifs situent au lieu-dit Kerango
en Plescop119 et dont on peut supposer en conséquence qu’elle est bien à l’origine du nom de cette
commune, malgré l’opinion contraire de R. Largillière120. De surcroît, tout comme les évêques de
Saint-Brieuc, ceux de Vannes jouissaient à l’évidence d’un droit de grenouillage, qui faisait
obligation à leurs vassaux de frapper l’eau d’un étang en ordonnant aux grenouilles de se taire pour
permettre le repos du prélat121. La suite du récit constitue peut-être un témoignage intéressant sur
le breton de l’époque122, car c’est dans cette langue est-il précisé que s’exprime le serviteur de
l’évêque : il y a d’abord le mot ratichant, que nous n’avons pu identifier123 et qui pourrait avoir été
117 A. Salmon, « Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis », ibid. : …/ Cum in sua quadam villa episcopus
jacuisset, / Inquietantibusque ranis requiescere non posset, / famulo suo praecipit ut eis praecipiat / Quatinus
requiescant ut ipse requiescat. / Cujus ad imperium / Mox omnis conticuit garrulitas omnium. / Qui postea cum
rediisset / Et ranarum silentii meminisset, / Famulo statim jubet ut redeat, / Et ranis ut solito more cantent praecipiat. /
Qui cum dicere deberet : cantate pluraliter ; / Britannice intulit : ratichant singulariter. / Ex die autem illa, / Cum
ranarum ibi multa / Videantur millia, / Nunquam tamen ibi cantat nisi una. / Hoc omnibus indigenis / Est cognitum et
vicinis.
118 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 2, p. 33.
119 M. Cayot-Délandre, Le Morbihan, son histoire et ses monuments, s.l. [Vannes-Paris], 1847, p. 212.
120 R. Largillière, Les saints et l'organisation chrétienne primitive dans l'Armorique bretonne, 2e édition, Crozon, 1995, p.
301.
121 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 2, p. 32.
122 B. Merdrignac, « Liberatus, libertinus : du baragouin dans quelques textes hagiographiques médiévaux ? », dans
Mélanges François Kerlouégan, Besançon-Paris, 1994, p. 439-445, a finalement renoncé à valider le témoignage repéré
par F. Duine dans les Miracula de saint Oustrille.
123 Nous avons notamment pensé à rancant, troisième personne du pluriel du présent de l’indicatif du verbe rancare,
« miauler » (en parlant du tigre).
le prototype du verbe ragachat, « bavarder, babiller entre femmes », en breton moderne124 ; il y a
ensuite la méprise, dont rend compte dans le texte latin l’opposition entre pluraliter et singulariter,
sur un terme qui pouvait signifier à la fois « une seule » et « chacune » en moyen-breton, voire en
vieux-breton. Mais nous laissons l’examen approfondi de ces aspects linguistiques aux spécialistes
de la langue bretonne.
L’auteur du Chronicon rhythmicum, aussitôt après avoir rapporté le témoignage de Morvan,
reprend directement la parole, car il a, lui aussi, « au sujet de Blenlivet, un miracle à raconter, dont
il a souvent entendu parler ». L’histoire tient en quelques mots : « apprenant qu’un démon,
introduit au château du Lude où il tenait l’emploi d’un serviteur, avait préparé pour le lendemain
de l’eau afin d’empoisonner le seigneur du lieu, Blenlivet sauva celui-ci en mettant en fuite celui-
là »125. On aura reconnu là tout l’argument du récit du possédé de Lesquelen, dans la vita de saint
Hoarvé.
Ainsi, le passage du Chronicon rhythmicum relatif à saint Blenlivet constitue-t-il une strate
ancienne du récit « exemplaire » rapporté par CCCC. Cette strate résulte d’une approche
hagiographique qui n’est pas uniquement bretonne puisqu’elle localise au Lude, dans la Sarthe, la
seconde partie du récit ; soulignons au passage que nous nous trouvons en présence d’un nouvel
indice de contacts répétés, durant la seconde moitié du Xe siècle, entre puissants de Bretagne et du
Maine, dont témoigne également la présence de reliques de saint Melaine et de saint Guénolé à
Château-du-Loir. L’histoire pouvait être connue en Bretagne par le biais des moines du prieuré de
Saint-Cyr de Rennes, lequel dépendait de l’abbaye tourangelle126. Intégré à la légende de saint
Hoarvé, le récit a conforté la dimension de « chasseur de démons » attribuée au thaumaturge et
renforcé l’opinion commune quant au pouvoir étendu qu’il exerçait sur les animaux ; le tout au
124 Nous remercions Dominique Bourgès, qui nous a suggéré ce rapprochement.
125 A. Salmon, « Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis », p. 240-241 : De quo et nos hoc dicimus / Quod
frequenter audivimus : / Quod Lusdi castro daemonem, / Ut famulum famulantem, / Sed parantem in crastrinum /
Aqua necare dominum / Cognoscens effugaverit, / Et dominum salvaverit.
126 Abbé Guillotin de Corson, Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, t. 2, Rennes-Paris, 1881, p. 584-592.
détriment de saint Blenlivet, fêté au 7 novembre, dont le culte ne semble pas avoir connu un grand
succès populaire127.
127 Cependant, le nom était porté, dans la première moitié du XIe siècle, par un abbé de Landévennec, comme en
témoigne la liste insérée dans le cartulaire du lieu ; et, dans la seconde moitié du XIe siècle, comme on en a l’indication
grâce à la vita longue de saint Tugdual (XIIe siècle), par un habitant de Plouigneau (Fin.) chez qui était descendu
l’évêque de Tréguier, Martin, lors d’une visite destinée à affirmer l’autorité du prélat dans la partie occidentale de son
diocèse.