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7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie
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Universit de Paris X Nanterre
UFR de Littrature, Langages et Philosophie
MEMOIRE DE MASTER II
HISTOIRE ET ACTUALIT DE LA PHILOSOPHIE
Anna SVENBRO
JRME, AUGUSTIN, BOCE : DBATS SUR LAQUESTION DE LA TRADUCTION LA FIN DE
LANTIQUIT ET AU DBUT DU MOYEN-GE
Mmoire prpar sous la direction de M. Jean-Ren Ladmiral
Anne universitaire 2006-2007
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Avertissement
Toute reproduction, mme partielle, de ce document, doit obligatoirement inclure
une rfrence prcise son auteur, telle que mentionne ci-dessous :
Auteur :
Anna Svenbro
Rfrence :
Mmoire universitaire, Universit de Paris X - Nanterre, juin 2007.
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Remerciements
Je tiens tout dabord exprimer mes plus vifs remerciements M. Jean-Ren
Ladmiral, Professeur lUniversit de Paris X Nanterre, qui a bien voulu
maccueillir dans le cadre du Master II Histoire et actualit de la philosophie ,
me suivre, me prodiguer ses prcieux conseils tant du point de vue de la mthode
que du contenu, et diriger les recherches ayant conduit au prsent travail.
Je porte ma gratitude M. Jean Delisle, Professeur, Directeur de lEcole de
traduction et dinterprtation de lUniversit dOttawa, pour ses chaleureuxencouragements et ses claircissements bibliographiques dterminants dans
l'laboration de la prsente tude.
Merci aussi Nils Grnwald pour mavoir patiemment soutenue au cours de mes
recherches.
Je tiens enfin tmoigner ma reconnaissance mon pre, hellniste et spcialiste
du monde grco-romain, qui a su me donner de judicieux conseils, et relire mon
travail avec un oeil critique. Ce mmoire lui est ddi.
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Introduction
Traduire est un jeu plutt quune science ; il y a des parties, des coups et donc des
rgles ; fixer des rgles dobjectivit, elles-mmes amendables, rvisables, par
rapport quoi une partie peut tre estime perdue, ou triche, etc., cest tout un
art. 1 Laffirmation du pote Michel Deguy, traducteur, entre autres, de Martin
Heidegger et de Paul Celan, a de quoi surprendre, voire laisser perplexe la
premire lecture. La traduction ne serait-elle donc avant tout quun divertissement,
un amusement, un badinage selon une rgle fixe arbitrairement, plutt quune
pratique raisonne sintgrant dans un systme de savoirs, de connaissancesdtermin ? Ce serait mconnatre la polysmie du terme de jeu, et lambigut de
la vision de la traduction comme activit ludique.
Les traducteurs ne savent que trop que leur activit prend depuis longtemps les
aspects dun jeu, sinon cruel, du moins srieux, pour aller du ct des joca seria
cicroniens. Le jeu prend souvent la forme dune partie de cache-cache, o
leffacement est pour le traducteur [sa] faon de resplendir 2, pour reprendre
lexpression de Philippe Jaccottet, autre traducteur-pote. Le jeu est aussi
frquemment marqu par la comptition, le traducteur tant sans cesse soumis
lvaluation de la sphre publique, et, en premier lieu, des autres traducteurs (quil
sagisse de professionnels, ou de lecteurs critiques et polyglottes). Le jeu est parfois
dangereux : on ne compte plus au cours de lhistoire les traducteurs qui, du fait de
ce quil traduisaient ou de la manire dont ils sacquittaient de leur tche de
traducteurs, ont t vous lexil, lemprisonnement ou la mort. Sans aller aussi
loin, on peut affirmer que le jeu, pour celui qui sadonne la pratique de la
traduction, implique presque toujours le fait dinteragir avec un contexte particulier
et de se mouvoir en fonction de celui-ci. La traduction fait jeu avec un certain
nombre de contraintes, avec un certain nombre de rgles : en cela, elle nest peut-
1 DEGUY, Michel, Traduire , dansLa Raison potique, p. 114.2 JACCOTTET, Philippe, Posie 1946-1967, p. 76.
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tre pas une science au sens o nous lentendons de nos jours, mais elle se
rapproche du terme latin de scientia (et, dans une moindre mesure, du terme
allemand de Wissenschaft), dun savoir raisonn et normatif, valid par une
institution. Aujourdhui, que la traduction soit un jeu ou une science, on ne peut pas
la penser sans rgles, rgles dobjectivit selon Deguy, qui tournent le rapport
du traducteur son activit non seulement vers un extrieur qui le surveille, le
contrle, voire le sanctionne, mais vers un objet, le texte traduit, qui devient
problmatique.
Ces rgles dobjectivit, principes et mthodes qui servent conduire, rgir,
dcrire ou prescrire une rgularit, montrer lexemple, font question du fait de
leur caractre partiel, voire imparfait : elles sont amendables, rvisables , elles
slaborent de manire rcursoire, rtroactive. Le traducteur rflchit, modifie sapratique ainsi que sa traduction chemin faisant, il fait amende honorable , selon
lexpression consacre, en faisant publiquement laveu du caractre imparfait de sa
production : car, chez Deguy, la partie nest jamais gagne, elle peut tre estime
perdue ou triche , le traducteur est soit irrmdiablement dsavantag, soit
suspect de tromperie, de trahison (do le fameux traduttore tradittore ) par
rapport aux rgles de sa pratique. Ces rgles ne sont dailleurs pas issues dun
savoir rationnel, mais sont un art . Celui qui les fixe, qui lgifre, qui dit ce qui
est permis et dfendu, et qui inaugure une situation de contrle et dautorit, doit
faire preuve dadresse lorsquil les nonce, et dhabilet dans son choix des moyens
de les faire respecter. Cest que le renoncement considrer la traduction comme
science pour faire des rgles de la traduction un art prend une rsonance politique :
le thoricien qui lgifre en matire de traduction ne doit-il pas faire preuve de la
virt chre Machiavel face la fortuna des textes traduire, des diffrents
traducteurs et du contexte historique ?
Alors que la thorisation de la traduction semble tre un paradigme introuvable en
Grce ancienne, la rflexion des Romains en matire de traduction est en revanche
explicite, positive, et de surcrot bien documente. Cest ainsi que lon peut
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affirmer, comme le fait Douglas Robinson3, que la thorie de la traduction nat
Rome, la culture romaine tant demble une culture-de-la-traduction , pour
reprendre lexpression forge par Antoine Berman4, fondant le sol des lettres latines
par lannexion traduisante du patrimoine littraire grec. On doit Cicron avec son
De Oratore (55 av. J.C.) et surtout son De optimo genere oratorum (46 av. J.C.),
suivi par Horace et son Ars poetica (19-17 av. J.C.), Pline le Jeune et sa Lettre
Fuscus Salinator (85 ap. J.C.), Quintilien et son Institution Oratoire (96 ap. J.C.)
ainsi quAulu Gelle et ses Nuits Attiques (100 ap. J.C.) cette naissance de la
thorie de la traduction en Occident.
Mais cette paternit romaine des premires rflexions sur la traduction et des
premiers principes et mthodes sappliquant lactivit du traducteur ne doit pas
nous induire en erreur. En effet, comme le souligne Douglas Robinson5, la thoriede la traduction romaine parat bien loigne de notre sensibilit actuelle : les
visages de Cicron, Horace et des autres penseurs romains de la traduction
paraissent comme autant de fresques effaces par le cours du temps, et leur vision
de la traduction a plus ou moins disparu. Trop libre pour nous, trop hypertextuelle,
voulant donner trop libre cours la subjectivit du traducteur pour que nous la
prenions au srieux, elle sest, du moins, fortement attnue devant la sacralisation
du texte traduire, et devant la naissance de la figure du traducteur soumis des
rgles fixes objectivement . Traducteur dont le jeu entre les textes et les langues
est une lutte contre lui-mme et une lutte avec le domaine public qui le contrle,
voire le sanctionne comme mauvais traducteur , comme traducteur tratre . Et
Robinson de dclarer :
La traductologie en Occident, le logos au sujet de la traduction, les limites ausein desquelles la traduction en Occident est enserre de manire normative, lascience de la traduction que nous reconnaissons comme science en tant quelle
est logique et normative, dbute dfinitivement non pas dans lAntiquitclassique mais dans lAntiquit chrtienne.6
3 ROBINSON, Douglas, The Ascetic Foundations of Western Translatology: Jerome andAugustine , in Translation and Literature, vol.1, p.3.4 BERMAN, Antoine,La traduction et la lettre ou lauberge du lointain, p. 31.5 ROBINSON, Douglas,Ibid.6 ROBINSON, Douglas,Ibid. Cest nous qui traduisons.
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Plus que de nos anctres les Romains , pour reprendre le titre dun ouvrage de
Roger Hanoune et John Scheid7, plus que de Cicron, dHorace et de leurs
continuateurs de la Rome antique, notre vision, notre manire de thoriser la
traduction, den fixer les principes, les mthodes et les rgles, sont hritires et
tributaires de Jrme, dAugustin, de Boce, et de mille cinq cent ans de culture et
de civilisation chrtiennes.
Cest en effet autour des trois figures cardinales de la fin de lAntiquit et du dbut
du Moyen-ge que sont Jrme, Augustin et Boce que se jouent la disparition de
la conception romaine de lacte de traduire et lmergence de celle qui est la ntre,
cest travers les dbats et controverses auxquels ils prennent part que nous
pouvons distinguer les traits qui contribueront dessiner la figure mdivale, puismoderne, du traducteur. Cardinales, les figures de Jrme, Augustin et Boce le
sont plus dun titre. Mme si aucun de ces personnages na rellement revtu la
pourpre cardinalice (sauf, pour Jrme, dans la peinture dix-septimiste, du fait de
son statut de conseiller du pape Damase), nous avons affaire des figures majeures
de lhistoire des premiers temps du christianisme (Jrme et Augustin sont deux
des quatre Pres de lEglise avec Ambroise de Milan et Grgoire le Grand), en
mme temps que de lhistoire de la traduction. Fondatrices dune nouvelle
conception de lacte de traduire dont la force se fait ressentir jusqu nos jours, elles
sont aussi des charnires (cardines), des pivots entre deux poques et deux
systmes discontinus en matire de thorisation et de pratique de la traduction :
dans le sillage de leurs dbats, on dlaisse le systme cicronien pour construire
un systme chrtien , si lon reprend lalternative pose dans le songe relat dans
laLettre 22 Eustochium de Jrme8.
Jrme (vers 347 419 ou 420) et Augustin (354 430) sont presque exactement
contemporains, et leurs vies, leurs proccupations, leurs uvres, quil sagisse de
traduction ou dautres sujets, sont parfaitement limage de leur poque trouble :
elles se situent la croise des chemins. Boce (476 ou 480 524), qui vit pourtant
7 HANOUNE, Roger, SCHEID, John,Nos anctres les Romains, Paris, Gallimard, 1995.8 SAINT JEROME, Correspondance, tome I, 22, p.145.
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plus dun sicle aprs eux et prend position partir de leur thorisation, appartient,
lui aussi, cette poque du dj plus et pas encore .
La charnire quincarnent Jrme, Augustin et Boce est tout dabord historique.
Ainsi, Augustin sera toujours associ depuis louvrage dHenri-Irne Marrou
la fin de la culture antique 9. LEmpire romain dOccident se dcompose peu
peu sous le coup des invasions barbares. Rome est mise sac par Alaric en 410,
Jrme, Bethlem, sen dsole, cependant quAugustin compose De Civitate Dei.
Augustin qui, dailleurs, steindra pendant le sige que les Vandales feront subir
Hippone, la ville dont il est lvque. Le dernier empereur romain dOccident,
Romulus Augustule, dont le nom rsume onze sicles dhistoire romaine 10 selon
Axel Tisserand, est dpos par Odoacre, roi des Hrules, en 476, anne de
naissance de Boce selon la tradition. Cette fin de lAntiquit et ce dbut duMoyen-ge sont lpoque de lmergence des cours barbares et dun nouveau
mode dorganisation politique et culturelle, loin de Rome, o lhritage antique est
souvent dtruit mais parfois conserv. Ainsi la cour de Ravenne, o Boce, la fois
dernier des Romains et, selon Paul Renucci, pre du Moyen-ge
europen 11, stablit aux cts de Cassiodore durant le rgne du roi Ostrogoth
Thodoric. Ce versant historique se double dun versant spirituel et culturel,
thologique et politique. Aprs la conversion de Constantin au Christianisme en
313, puis une dernire tentative de restauration du culte paen sous le court rgne de
Julien lApostat (360-363), puis la restauration dfinitive du Christianisme comme
religion dEtat et la proclamation de lunit de la foi par Thodose en 381, on voit,
en cette fin de lAntiquit, en cette aube du Moyen-ge, que la Papaut et plus
gnralement lEglise mergent comme puissance la fois spirituelle et temporelle,
la chrtient se constituant en communaut de croyants et devant prserver son
unit.
Les itinraires, les penses et les dbats de Jrme, Augustin et Boce sont aussi
marqus par les points cardinaux de la gographie. Stridon en Dalmatie, Rome,
Trves, Aquile, Antioche, Chalcis et son dsert, Jrusalem, Constantinople,
9 MARROU, Henri Irne,Augustin et la fin de la culture antique.10 BOCE, Traits thologiques, p. 8.11 RENUCCI, Paul,L'aventure de l'humanisme europen au Moyen ge (IXe XIVe sicle), p. 20.
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Bethlem ces villes sont les stations de litinraire tant gographique que
spirituel de Jrme, la carrire et les tribulations du saint Docteur 12 tant
scandes par les multiples allers-retours que celui-ci fit entre lOccident et
lOrient13. On pourrait en dire autant dAugustin : de Thagaste Hippone, en
passant par Madaure, Carthage, Rome, Milan, Cassiciacum, Ostie, et les diverses
autres cits o se droulrent les conciles ( on hsite entre dix-sept et dix-neuf ,
selon Lucien Jerphagnon14), celui-ci symbolise par son itinraire la diversit de la
romanit chrtienne15. Quant Boce, mme si ses dplacements ne sont pas aussi
varis, il est grandement marqu par la polarit, laller-retour incessant entre Rome,
dont loubli est impossible pour le membre de la gens Anicia quil est, lui dont la
famille comptait dans ses rangs nombre de consuls et deux empereurs 16 (son
nom complet est Anicius Manlius Torquatus Severinus Boethius, daprs VonCampenhausen17), et Ravenne, ville de la Renaissance gothique alors que les
foyers littraires de Gaule et d'Afrique entrent alors en dclin 18.
Ces itinraires tout autant gographiques que spirituels montrent galement quel
point Jrme, Augustin et Boce sont au carrefour des cultures, aux confins des
poques et des idiomes. Vir trilinguis, Jrme est le disciple du grammairien Donat
et manie avec clat le latin et le grec. Il apprend lhbreu lors de son sjour dans le
dsert de Chalcis, demandant maintes fois conseil, une fois tabli Bethlem,
auprs de divers rabbins, pour cerner au plus prs l hebraica ueritas des textes
de lAncien Testament, dans le cadre de son uvre majeure, llaboration de la
Vulgate. Il est donc un passeur entre les langues et les cultures.19 Augustin, citoyen
12 LARBAUD, Valery, Sous linvocation de Saint Jrme, p. 42.13 Il est intressant de remarquer que le seizime centenaire du dpart de Saint Jrme de Rome etde son installation Bethlem a t loccasion dun colloque intitul Jrme, entre lOccident etlOrient, ltude du corpus hironymien tant place sous le signe des changes gographiques.14 SAINT AUGUSTIN, Oeuvres, tome 1, p. XXIV.15
Pour plus de dtails concernant la biographie dAugustin, on lira avec profits les diffrentsouvrage dHenri-Irne MARROU,Augustin et la fin de la culture antique, lopuscule SaintAugustin et laugustinisme, ainsi que la somme, revue et augmente de Peter BROWN, La vie deSaint Augustin.16 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Les Pres latins, p. 325.17 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Ibid.18 RENUCCI, Paul,L'aventure de l'humanisme europen au Moyen ge (IXe XIVe sicle), p. 18.19
On peut renvoyer lexcellent ouvrage de J. N. D. KELLY, Jerome. His Life, Writings, andControversies pour les prcisions biographiques concernant Jrme, ainsi que ltude, plusancienne, de Ferdinand CAVALLERA, Saint Jrme, sa vie et son uvre.
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romain dorigine berbre, bien quentretenant des rapports problmatiques avec la
culture grecque quil apprhende trs souvent au travers du prisme latin20, reste,
pour reprendre le mot de Marrou, le reprsentant minent de la culture
antique 21, uir eloquentissimus atque doctissimus, tout en fondant une doctrine
dont lempreinte sur le christianisme et plus gnralement la culture occidentale est
toujours perceptible aujourdhui. Quant Boce, il est un enfant dune prcocit
exceptionnelle, nourri de Lettres grecques, parfaitement bilingue, qui acquiert trs
rapidement une large culture tant dans le domaine littraire que scientifique (il est
le pre du Quadrivium mdival22), si lon en croit Axel Tisserand23. Malgr son
got pour ltude et les vicissitudes de son poque, il occupe diverses fonctions
politiques : snateur, patrice et enfin consul en 510. Cest peut-tre son implication
dans laction politique (quil paiera de sa vie en 524, excut sur lordre deThodoric qui lavait disgraci) qui motive le projet culturel et a fortiori le projet
traductologique botien, dans une Italie domine par les Goths, o lhistoire nest
pourtant pas arrte, et o Rome, capitale de la Papaut et de lEglise catholique au
sens tymologique du mot, de lEglise universelle , demeure au centre de
lunivers . Il sagit de conserver par-del les temps troubls une latinitas digne de
ce nom, et de continuer puiser dans sa source hellnique, une poque o lon lit
moins le grec dans cette partie du Bassin Mditerranen. Or, si lon suit le jugement
de Hans Von Campenhausen, luvre de traduction de Boce ainsi que la
thorisation quil entreprend constituent une passerelle entre lAntiquit et lpoque
mdivale, en ce quelle permet non seulement au Moyen-ge davoir accs
Aristote et Porphyre entre autres, mais en ce quelle construit encore une
terminologie philosophique qui sera un pont de la philosophie antique la
scholastique24.
20 Cf. MARROU, Henri Irne,Augustin et la fin de la culture antique, p. 27, et son pigraphelapidaire : I. Conformment la tradition romaine saint Augustin a appris le grec. II. Il sait unpeu de grec. III. Il nen sait pas beaucoup. IV. Loubli du grec en Occident .21 MARROU, Henri-Irne, Saint Augustin et laugustinisme, p. 17.22 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Les Pres latins, p. 330.23 BOCE, Traits thologiques, p. 9-11.24 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Ibid, p. 334.
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Or, ces trois figures dialoguent, dbattent et se commentent les unes les autres,
directement ou indirectement. Dans le cas de Jrme et dAugustin, les dbats sur
la traduction sont directs : deux contemporains changent leurs vues au sujet de la
traduction, que celles-ci convergent ou divergent violemment, au travers de lettres,
lopinion et les rserves dAugustin sur lentreprise contemporaine de Jrme
visant retraduire les textes sacrs se faisant jour dans plusieurs de ses traits
philosophiques. La prise de position botienne dans les dbats sur la traduction la
fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge est quant elle perceptible au cur
mme de ce que Boce traduit et commente, son uvre de traducteur et de
commentateur tant loccasion pour lui deffectuer des mises au point et davancer
des explications sur sa pratique, o il se sert comme dun tremplin de lhritage
hironymien et augustinien.
Cependant, trop vouloir envisager les dbats sur la traduction la fin de
lAntiquit et au dbut du Moyen-ge de manire rtrospective, on risque fort den
donner une vision biaise et peu claire. En effet, comme le souligne Michel Ballard,
la traduction, et a fortiori la rflexion sur la traduction, sa thorisation, est dj
largement prsente et absente 25. Sil y a incontestablement des rflexions
thoriques et des dbats sur la question de la traduction lpoque, leur degr
dlaboration, leur cohrence en sont encore un stade embryonnaire et nont
encore que peu de choses voir avec la traductologie rige en discipline que nous
rencontrons de nos jours. Cest que la traduction nest pas envisage comme
activit autonome et clairement dfinie : la rflexion sur le phnomne sera
donc prsente sous les formes les plus diverses que gnrent les diffrences
linguistiques et auxquelles on associe tant bien que mal le terme ou plutt la notion
de traduction. 26 Les tentatives de caractrisation des divers questionnements sur
la traduction plus ou moins en conflit les uns avec les autres la fin de lAntiquit
et au dbut du Moyen-ge devront donc tenir compte du caractre extrmement
25 BALLARD, Michel,De Cicron Benjamin. Traducteurs, traductions, rflexions, p. 53.26 BALLARD, Michel,Ibid.
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fuyant de la notion lpoque, et mme lassumer comme un passage oblig de la
rflexion.
A la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge, la traduction est tout dabord une
notion fuyante en raison de la discontinuit totale des manires de lapprhender.
Chez les uns, elle est aborde ad hoc, au beau milieu dune pratique, trs souvent
pour dfendre et illustrer celle-ci (Jrme et Boce sont les matres du genre), et
lon a parfois limpression que le recul manque pour avoir une vision marque du
sceau de la systmaticit. Dans ce sens, on peut tendre la fin de lAntiquit
chrtienne les propos quEugene A. Nida tient propos de la traduction romaine :
on tait bien au fait des traductions et des techniques impliques. Cependant il ny
avait pas dtude systmatique des principes et des procdures On traduisait, toutsimplement. 27 Chez dautres, en revanche (Augustin par exemple), la rflexion
sur la traduction apparat comme intgre dans un systme rflexif plus vaste, et
dans un rel projet hermneutique ; mais cette rflexion ne trouve que peu dcho
dans une quelconque pratique de la traduction. Les dmarches, les conceptions,
sont de plus trs varies ; mme contradictoires, elles peuvent coexister au sein
dun mme auteur, au niveau thorique ou pratique. Ainsi, pour essayer de rendre
plus clairs les dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-
ge travers les figures de Jrme, dAugustin et de Boce, il faudra cerner leurs
considrations non pas dun point de vue strictement thorique, mais
mthodologique. Quelle est donc la manire dont chacun sy prend pour
apprhender le phnomne de la traduction ?
Au milieu des discontinuits, on trouve malgr tout un point de concordance. En
effet, lorsque Jrme, Augustin ou Boce rflchissent ou dbattent sur la
traduction, ils le font toujours en prenant pour objet le rapport du texte traduit
loriginal. Nous voyons donc merger, si lon suit lanalyse que fait Ins Oseki-
Dpr28, et qui fait partiellement cho la typologie labore par Jean-Ren
27 NIDA, Eugene A., Towards a Science of Translation, p. 12. Cest nous qui traduisons.28 OSEKI-DPR, Ins, Thories et pratiques de la traduction littraire, p. 17.
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Ladmiral29, trois manires dapprhender ce rapport : dcrire, prescrire et
prospecter (auxquelles font cho les deux premiers lments du quatrain
thorique des traductologies prescriptive, descriptive, inductive, productive
chez Jean-Ren Ladmiral). Dcrire, c'est--dire rendre compte de lopration
traduisante, partant des traductions ou des paratextes que constituent les prfaces,
les commentaires, les changes (polmiques ou non) pour essayer de caractriser
dune part les oprations, les transformations quon fait subir au texte de dpart lors
du passage de la langue de dpart la langue darrive, et dautre part du projet du
traducteur et des stratgies quil met en uvre pour le raliser. Or, la mthode
descriptive ne soppose pas compltement la mthode prescriptive : dans les deux
cas, des rgles sont dgages, la description leur donnant valeur de phnomne
rptition rgulire, la prescription rigeant ces rgles en normes. Dans les deuxcas, on part souvent des remarques des traducteurs eux-mmes, ceci prs que,
dans le cadre dune mthode prescriptive, le thoricien posera telle ou telle pratique
en exemple (au sens tymologique du terme) suivre. La mthode prospective,
quant elle, est plus difficile caractriser, en tant quelle ne se rduit pas
recouvrir ce qui ne relve ni de la mthode descriptive, ni de la mthode
prescriptive. Elle permet en revanche aux auteurs qui lemploient pour cerner la
notion de traduction de rflchir sur la traduction de faon critique et thique. La
critique nest pas envisage ici sur un plan normatif, elle est une manire
denvisager lactivit du traducteur comme une tche 30, pour reprendre
lexpression forge par Walter Benjamin : il ne sagit pas de se contenter de dcrire,
dexpliquer, de louer ou de condamner les raisons ayant motiv tel ou tel choix de
traduction. A travers la mthode prospective, le souci du texte, de la vie et de
lhistoire qui lui sont propres se fait jour.
Pour mettre en lumire les diffrentes mthodes employes par, entre autres,
Jrme, Augustin et Boce, la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge pour
29 LADMIRAL, Jean-Ren, Traductologiques , inLe Franais dans le Monde, n SpcialRetour la traduction, aot-septembre 1987, pp. 18-25. Cf. galement LADMIRAL, Jean-Ren, Les 4ges de la traductologie Rflexions sur une diachronie de la thorie de la traduction , in Lhistoireet les thories de la traduction (Actes du colloque ETI/ASTTI), Genve, 1996.30 BENJAMIN, Walter, La Tche du traducteur in uvres I.
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apprhender et dbattre autour de la notion de traduction, il est intressant de
convoquer un corpus assez prcis, resserr autour de ces trois auteurs. Les diverses
prfaces des uvres de Jrme sont pour nous loccasion de rflchir sur la
mthode quil emploie pour envisager son rapport avec les textes quil traduit. La
Correspondance de Jrme, non seulement sa fameuse Lettre 57 Pammachius
sous-titreDe optimo genere interpretandi, mais encore ses changes nourris avec
Augustin autour de llaboration de la Vulgate, retiennent tout particulirement
notre attention : ces changes auront un cho non ngligeable dans la thorisation
que dveloppe Augustin dans plusieurs de ses traits, parmi lesquels De Doctrina
Christiana et De Civitate Dei31. Quant Boce, on peut essayer de dgager sa
manire dapprhender la traduction au travers de ses propres traductions et
commentaires dAristote et de Porphyre, dans le cadre plus gnral de sa vasteentreprise de traduction, dadaptation et de commentaire, ce qui nous est parvenu
nen constituant quune partie.
Pourtant, si lon peut dcrire assez clairement la grande varit des rflexions
autour de la notion de traduction par une typologie des mthodes dapproche du
rapport entre la traduction ( la fois opration traduisante et texte traduit) avec
loriginal, on ne peut remonter quincompltement aux sources des diffrents
dbats qui ont anim la fin de lAntiquit et le dbut du Moyen-ge autour de la
question. Les causes du dbat sont irrductibles la varit des approches
mthodologiques, qui ne sopposent pas forcment, dailleurs, de manire tranche,
et peuvent coexister au sein de lapproche dun mme auteur. Une fois encore,
lorigine des divergences et des dbats est chercher dans un second point de
concordance entre Jrme, Augustin et Boce, dans ce qui ne fait justement pas ou
plus dbat, savoir la notion de fidlit. La figure du fidus interpres, vilipende
chez Horace comme servile , est devenue en contexte chrtien, celui de la
traduction des Ecritures, dune pratique de la traduction devenue religieuse , une
valeur positive. L encore, tout le problme rside dans lobjet principal partir
31 Pour des raisons de cohrence et de clart, nous nous rfrerons, sauf indication contraire, latraduction franaise des uvres compltes de Saint Augustin dite sous la direction de LucienJerphagnon dans la bibliothque de la Pliade.
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duquel on comprend lacte de traduire : le texte. Il sagit, lorsque lon considre la
traduction par rapport au texte quon traduit, dtre fidle ce texte. Or, une
caractrisation univoque de la fidlit au texte parat absolument introuvable. A
quoi donc tre fidle dans ce texte ? A lEsprit ou la Lettre ? Encore faut-il
sentendre sur ce que ces deux derniers termes recouvrent ! Dautant plus quon
assiste selon les auteurs un glissement des acceptions des diffrents termes. Ainsi,
aux fortunes de lexpressionfidus interpres rpondent les fortunes de ladage non
uerbum pro uerbo : ce quon oppose au mot mot fait lobjet dun glissement
terminologique et thorique, selon que ladage est arrach de son cadre cicronien
originel pour tre convoqu dans le cadre hironymien, augustinien ou botien.
Cest ainsi quau cours de la priode qui nous concerne, le glissement qui sopre
va dabord de la fidlit la forme la fidlit la signification, puis la fidlit ausigne, de la pragmatique la smantique, et de la smantique la syntactique.
Dans le contexte thologique et politique agit que sont la fin de lAntiquit et le
dbut du Moyen-ge, la notion de fidlit prend des accents tout fait particuliers.
Le renversement qui fait du fidus interpres une figure positive nest peut-tre pas
seulement d au changement de mode de thorisation de la traduction, du mode
romain au mode chrtien. Avec les invasions barbares et lavnement de plusieurs
royaumes o ladministration, sur les dpouilles de lEmpire romain dOccident, est
rudimentaire, o les dsordres gnraliss conduisent au dclin ou la fermeture
des tablissements denseignement, lpoque est en effet celle dune crise de la
transmission, la culture, la tradition ntant plus labri que dans quelques lots
privilgis, cependant que laristocratie barbare reste pour lessentiel impermable
la culture latine, et que les chrtiens continuent, sauf quelques exceptions (parmi
lesquelles Sidoine Apollinaire), de se dtacher de la culture dorigine paenne au
profit dune culture chrtienne drive des Ecritures et de la vie des saints.
Linjonction la fidlit en traduction sonne donc dans ce contexte comme une
promesse de transmettre, de transporter une tradition et un hritage dans le temps,
de communiquer la fois dans le temps et dans une communaut. Elle souligne
galement les ambiguts de lacte de transmission, qui traverse et transforme ce
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qui est transmis, o prservation rime avec innovation. La traduction, en tant
quagent de transmission dun patrimoine culturel menac, et, plus encore, dun
systme thologique et dune organisation politique en (re)construction, fait donc
de plus en plus lobjet dun contrle serr, alors que lEglise catholique merge
comme autorit temporelle, et quelle fait du contrle de la transmission des divers
corpus lun des fondements de son pouvoir.
Au vu de ce qui prcde, la fidlit est tout autant une rponse une crise quune
acceptation de nouvelles rgles du jeu pour le traducteur. Le fidus interpres est le
traducteur qui doit dsormais se soumettre, voir accepter de sexposer la vindicte
lorsquil entreprend daccomplir sa tche. Comme vecteur contrlant la
transmission dun corpus et dune tradition nouvelle, sur laquelle repose une
autorit nouvelle, celle de lEglise, le traducteur, parce quil choisit de traduire etpar ce quil choisit de traduire, est alors considr, certains gards, comme une
main de Dieu. Mais lambigut de la notion de transmission fait que le traducteur
est galement peru comme potentiellement dangereux, comme devant faire lobjet
dun rtrocontrle de la part de linstitution, et de linstitution ecclsiastique en
particulier : le fait quil puisse scarter des rgles du jeu impos avec lart et la
manire par linstitution reconnue comptente est alors considr comme une
menace pour lautorit de celle-ci.
Pour aborder les dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du
Moyen-ge travers ltude des figures de Jrme, dAugustin et de Boce, dans
tout ce que les concepts en jeu peuvent poser comme difficults, dans tout ce quils
peuvent avoir de fuyant, nous sommes par consquent amens laborer une
premire classification des thories en prsence. Il sagit dessayer de dgager
progressivement, de plus en plus clairement, les lments principaux de la
comprhension de lacte de traduire au tournant des deux poques. Cette premire
classification sera dordre mthodologique. En effet, les trois personnages
convoqus au cours de cette tude auront recours trois outils principaux, trois
mthodes prdominantes afin dalimenter les dbats : la description dune part, la
prescription dautre part, et enfin la prospective (section 1).
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Les diffrentes mthodes qui prsident la thorisation de lopration traduisante
peuvent nanmoins coexister au sein dune mme pratique. En outre, les
discontinuits thoriques rencontres au sujet des mthodes pour comprendre le
phnomne de la traduction ne rendent que partiellement compte de son caractre
problmatique, voire dsesprment aportique. A plus forte raison, elles
nexpliquent pas du tout lpret des dbats et le caractre tranch des prises de
positions successives qui sont autant de renversements et de volte-faces. Cest que
nous ne devons plus nous tourner vers les mthodes utilises pour dbattre, mais
affronter lobjet principal des dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au
dbut du Moyen-ge : le texte, auquel le traducteur doit tre dsormais fidle. Mais
fidle quoi ? A son esprit ou sa lettre ? Ou plutt, sa forme, sa signification ?
Son signifi ou son signifiant ? La fidlit au texte doit-elle tre sa pragmatique, sa smantique, voire sa syntactique ? Que privilgier, que combiner, la fidlit
est-elle possible en fin de compte ? Si elle ne lest pas, ne rend-elle pas caduque
lentreprise de traduction (section 2) ?
Or, quelles trouvent ou non une solution, ces dichotomies au caractre parfois
aportique appelleront, face la persistance des pratiques de traduction envers et
contre tout lpoque trouble qui nous intresse, une mise en perspective
historique, thologique et politique. En effet, lenjeu principal de la traduction est
un enjeu de transmission dun corpus fragile de par sa nouveaut, ou de par son
appartenance une culture voue disparatre. Il est donc intressant dtudier les
mcanismes dordre politique et /ou religieux qui prsident la hirarchisation et
au contrle de cette transmission, le contrle sappliquant la fois au langage, au
texte et la figure du traducteur (section 3).
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Section 1 Dcrire, prescrire, prospecter : lments pour une typologie des
thories de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge
Introduction
Se pencher sur la nature des dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au
dbut du Moyen-ge savre une tche extrmement malaise, voire impossible, si
lon ne tente pas de remonter leurs sources, et de dgager quelles sont les
positions respectives que prennent les penseurs de lpoque comme point de dpart
de leur rflexion sur le phnomne. Or, lorsquil sagit de caractriser ces diversespositions thoriques, et ce, mme en resserrant notre tude sur les trois figures
dominantes que sont Jrme, Augustin et Boce, nous nous heurtons un certain
nombre de difficults.
Celles-ci sont de plusieurs ordres : la premire tient au caractre ambigu de la
notion de traduction en elle-mme, dsignant, comme le souligne Jean-Ren
Ladmiral la pratique traduisante, lactivit du traducteur (sens dynamique) et le
rsultat de cette activit, le texte-cible lui-mme (sens statique) 32. Mme si le
texte produit par lactivit de traduction a pour finalit de dispenser de la lecture de
loriginal33, loubli de loriginal, loubli du statut de traduction de ce texte, loubli
du travail du traducteur sous-jacent, est impossible. Or, le fait de considrer la
traduction dans le rapport entre le texte traduit et loriginal, sil apparat comme
tant un choix assez satisfaisant sur le plan tant thorique que pratique, ne va pas
non plus sans poser quelques problmes du fait des divergences dapprciation et
de dfinition de ce rapport. La deuxime difficult est quant elle dordre plus
historique : mme si lactivit de traduction et les problmes quelle pose ont
toujours t marques par une sorte doccultation, en tant que la traduction est une
32 LADMIRAL, Jean-Ren, Traduire Thormes pour la traduction, p. 11.33 LADMIRAL, Jean-Ren,Ibid., p. 87.
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activit souterraine, cache 34, une activit toujours seconde, le caractre
parcellaire, non systmatique de la rflexion sur la traduction, le statut darrire-
plan quoccupe la question de la traduction est particulirement perceptible la fin
de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge. Il faut chercher par exemple les lments
du questionnement sur le phnomne de la traduction chez Augustin dans les
multiples replis de sa rflexion sur le langage, lenseignement, la transmission, en
tant que ce questionnement est totalement subordonn au projet hermneutique
augustinien. Labsence de systmaticit propre et lart du dtour pour thoriser la
notion de la traduction se rencontrent galement chez Jrme et Boce : la thorie
ne surgit jamais de manire totalement indpendante, mais toujours loccasion
dune polmique, dune dfense et illustration, dun commentaire. Ainsi du De
optimo genere interpretandi hironymien, aux allures de trait traductologique,mais qui est une lettre polmique, une rponse de multiples attaques.
Face aux ambiguts de la traduction comme objet de la rflexion, et la non
systmaticit de la prsentation du phnomne par les auteurs que nous convoquons
au cours de la prsente tude, nous pouvons en revanche trouver un premier moyen
assez satisfaisant de caractriser leur rflexion en sintressant au mode, la
manire, la mthode que Jrme, Augustin et Boce emploient pour envisager la
notion et le phnomne de la traduction.
La typologie labore par Ins Oseki-Dpr dans le cadre de sa rflexion gnrale
sur les thories et pratiques de la traduction35 est, cette gard, extrmement
fconde, en ce quelle envisage dune manire extrmement claire les diffrentes
thories sur la traduction sur le plan mthodologique, prenant principalement en
compte la manire dont les diffrents thoriciens sy prennent pour envisager le
rapport multiforme de la traduction au texte original. Ins Oseki-Dpr, suivant en
partie le quatrain thorique labor par Jean-Ren Ladmiral36, fait ainsi une
triple distinction entre les thories descriptives, descriptives et prospectives.
Dcrire les procds traductifs pour clairer le traducteur dans et sur sa pratique,
prescrire des normes pour le guider, prospecter par ltude mticuleuse, critique,
34 BERMAN, Antoine,Lpreuve de ltranger, p. 11.35 OSEKI-DPR, Ins, Thories et pratiques de la traduction littraire, p. 17.36 Cf. supra note 29.
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thique de la tche de celui-ci, on retrouve ces trois attitudes, ces trois
modes dapprhension de la question de la traduction chez Jrme, Augustin et,
dans une moindre mesure, chez Boce, parfois de manire concomitante chez un
mme auteur.
Ltude des modes de thorisation employs par Jrme, Augustin, et Boce aux
confins de lAntiquit et du Moyen-ge nous permettra donc de nous pencher sur
la manire dont on dcrit et rend compte cette poque de lopration traduisante
(chapitre 1). Si la description na recours aux jugements de valeur sur la pratique de
la traduction quen dernire instance, elle est assez souvent indissociable de
ltablissement de normes et dune attitude prescriptive sur le plan thorique
(chapitre 2). Au-del de ces deux premiers modes dapprhension du problme dela traduction, on trouve une troisime attitude, prospective, qui est celle du
dcentrement critique par rapport une pratique et de la rflexion sur la
responsabilit du traducteur (chapitre 3).
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Chapitre 1 Premires descriptions de lopration traduisante
Lorsquil sagit de sinterroger sur la dimension descriptive de la mthode que lon
emploie, la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge, pour se pencher sur le
phnomne de la traduction, pour rendre compte de ce qui sous-tend lacte de
traduire ainsi que pour faire une typologie des divers procds, des diverses
oprations dordre linguistique comme extra-linguistique qui sont en jeu dans la
pratique de la traduction, on se heurte un certain nombre de difficults. La
premire dentre elles rside dans le caractre extrmement parcellaire, voire
lacunaire de ces descriptions de lopration traduisante, qui surgissent presque
toujours au dtour dune autre rflexion, mme ci cette rflexion concerne undomaine proche de la traduction. La thorisation de la traduction ne se fait jamais
autant remarquer cette poque par sa prsence-absence 37, pour paraphraser
Michel Ballard, que dans sa dimension descriptive.
Pourtant, cette manire descriptive de thoriser la traduction est loin dtre
introuvable. Encore une fois marques par la non systmaticit de la rflexion sur la
traduction lpoque, les descriptions de lopration traduisante apparaissent de
manire dtourne. Cest que ces descriptions sintgrent souvent dans un champ
descriptif plus large, celui des procds de lart oratoire, celui de la rhtorique.
Dautre part, si la description du phnomne de la traduction est tributaire de
description dobjets plus larges, appartenant la rhtorique, elle est galement
imbrique dans des rflexions sur le langage, les langues, la nature du hiatus entre
les mots et le sens, ainsi que sur lorigine de la diversit des langues.
Pourtant, si la prsence dune attitude descriptive vis--vis du phnomne de la
traduction est bien relle, lcho quelle trouvera dans le cours des dbats de
lpoque sur la question de la traduction est assez rduit. Il conviendra donc de
sinterroger sur les raisons de cette absence de rception de grande ampleur,
particulirement en rflchissant sur les liens entre thorie et pratique de la
traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge.
37 Cf. supra note 26.
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A) Langage crateur et langage-instrument
Lorsquil sagit de se pencher sur la manire dont les penseurs de la traduction
commencent dcrire, aux confins de lAntiquit et du Moyen-ge, ce qui est en
jeu dans lopration traduisante, une premire remarque nous vient immdiatement
lesprit. En effet, la mthode descriptive applique la traduction est encore
indissociable de la rhtorique. Si lon cherche lorigine de ce lien chez les trois
auteurs qui nous proccupent, on peut dabord trouver quelques lments de
rponse dans la formation intellectuelle que Jrme, Augustin et Boce ont reue,
et la culture dans laquelle ils ont principalement grandi, viri eloquentissimi et
doctissimi quils sont.
Jrme, Augustin et Boce sont en effet les purs produits de lducation libraletelle quon la concevait lpoque du Bas-Empire, la fin de lEmpire romain
dOccident, et qui tait dune stabilit remarquable dans le contexte troubl de
lpoque. Education qui tait encore, pour Augustin, n dans la classe moyenne
des curiales, l un des plus srs moyens de parvenir, ouvrant la voie aux carrires
de lenseignement ou du barreau et au-del celle, aux perspectives illimites, de
ladministration impriale et du pouvoir. 38. Education qui restait absolument
essentielle, comme ornement indispensable, comme marque de rang, comme gage
dune carrire solide, voire brillante, ceux qui taient issus de milieux plus aiss
(comme Jrme), voire des plus anciennes familles patriciennes, dont la richesse
leur permettait davoir recours un tuteur39 (comme dans le cas de Boce).
En quoi consistait donc cette ducation, qui faonne les penses et les uvres des
trois figures qui nous intressent dans le cours de notre tude ? Pour aller
lessentiel par rapport nos proccupations principales, lducation reue par
Jrme, Augustin et Boce est dabord un ludus litterarius. Elle est littraire avant
tout, et centre sur les cultures latine et grecque : dans un premier temps la lecture,
lcriture, de larithmtique lmentaire, mais laccent est surtout mis sur la
mmorisation et la rcitation de textes. Puis vient la formation dispense par les
38 MARROU, Henri-Irne, Saint Augustin et laugustinisme, pp. 16-17.39 MARROU, Henri-Irne,Histoire de lducation dans lAntiquit, p. 390.
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grammairiens, centre sur lanalyse et lamlioration de lusage de la langue, par
ltude des grands auteurs du pass, Virgile, Salluste, et, par-dessus tout, Cicron,
le matre de la rhtorique, qui, selon le mot dHenri-Irne Marrou, a donn sa
forme la culture antique de lOccident. 40
Car la rhtorique constitue le sommet de lenseignement de lpoque, et la
rhtorique constitue encore le cur de la culture. Comme le souligne encore
Marrou :
Au niveau suprieur de la culture se dfinissait par la rhtorique, lart de parler, et par la suite dcrire [] ctait, pour les anciens, une technique, laboreavec prcision, codifie avec rigueur : elle se prsentait comme le rpertoireexhaustif et par consquent ne varietur de tous les procds que lexprienceavait observs comme efficaces, permettant de construire un expos solide,
convaincant et sducteur. 41
Or, la rhtorique, comme discipline, est fondamentale, pour qui veut comprendre ce
qui est en jeu dans la manire de penser la traduction lpoque qui nous occupe.
Discipline mtalinguistique, discours dans le discours, discours sur le discours, la
rhtorique tente de rendre intelligible le monde du langage. Elle constitue Rome
laccomplissement de tous les savoirs, en tant quelle soccupe de la totalit de la
signification, de lintention la ralisation de cette intention dans le discours et
leffet que ce discours produit sur lauditeur 42, comme le souligne Rita Copeland.
Par la rhtorique, le discours est envisag comme tant intimement li laction, le
langage tant linstrument qui conduira agir, le langage ayant mme une fonction
performative, cratrice, par le biais de lart oratoire.
A travers la thorisation romaine de lart oratoire, nous pouvons distinguer
plusieurs lments qui savrent capitaux pour rflchir sur la manire dont on
dcrit le phnomne de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-
ge. En premier lieu, le prsuppos de la rhtorique selon lequel, comme lesouligne Cicron dans lOrator, un mot na aucune force sans la chose, pourtant
40 MARROU, Henri-Irne, Saint Augustin et laugustinisme, p. 18.41 MARROU, Henri-Irne,Ibid., p. 19.42 COPELAND, Rita, The fortunes of non uerbum pro uerbo : or, why Jerome is not aCiceronian , in MEREDITH, Peter, METCALF, Stephen et PRICE, Jocelyn (ed.), The MedievalTranslator The Theory & Practice of Translation in the Middle Ages.
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la mme chose est souvent approuve ou rejete selon quelle est exprime dune
manire ou dune autre. 43 Deuximement, lpine dorsale de lart oratoire,
linuentio, la dtermination des arguments valides ou apparemment valides pour
rendre la cause de quelquun plausible 44, selon le mme Cicron : le discours est
donc adapt aux circonstances. Les arguments et les textes, dans cette optique, ne
peuvent donc tre jamais compris deux fois de la mme manire.
Cest donc avec lclairage de cet hritage quil faut voir le fait que les penseurs de
la fin de lAntiquit et du dbut du Moyen-ge tentent de rflchir sur, et a fortiori
de dcrire le phnomne de la traduction laune de la rhtorique laquelle il ont
t nourris. Ainsi, Jrme sous-titre la Lettre 57 Pammachius45, vritable trait
sur la traduction, De optimo genere interpretandi, sur la meilleure faon de
traduire : il place ainsi directement sa rflexion sous les auspices de la rhtorique,paraphrasant le titre cicronien De optimo genere oratorum, Du meilleur genre
dorateurs . La rfrence de Jrme cet opuscule prcis du corpus cicronien
pour caractriser son ptre nest pas innocente : elle montre qu lpoque, la
pratique et la rflexion sur la traduction son toujours solidaires de la rhtorique.
Jrme, en rpondant aux dtracteurs et en rflchissant sur sa propre manire de
traduire laune de traductions dautres auteurs, articule son argumentation en
relation avec lart oratoire. Sa lettre nest pas une simple condamnation du mot
mot : la traduction sens sens est promue entre autres pour des raisons qui ont trait
une certaine analyse de la nature des textes, des discours et a fortiori des
traductions. Pour paraphraser Cicron tout en faisant glisser cette paraphrase, on
pourrait dire que, selon Jrme, le mot nest rien sans le sens, cependant un mme
sens est accept ou refus selon quil est exprim dune manire ou dune autre,
linuentio, pour le traducteur, consistant en la dtermination des mots et du style
appropris pour rendre la traduction acceptable selon le contexte dans lequel elle
est produite.
Tout aussi intressante est la manire dont Augustin intgre ses remarques sur la
traduction dans le deuxime livre de De Doctrina Christiana une rflexion plus
43 CICERON, Orator, XXI, 72.44 CICERON,De Inuentione, I, 7, 9.45 SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57, p. 55.
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gnrale qui a trait, quant elle, la rhtorique en contexte chrtien. Car louvrage
vise donner des normes pour guider, dans leur comprhension des Saintes
Ecritures, les fidles dsireux danalyser les textes bibliques, de manire y trouver
(inuenire) de quoi susciter leur foi en Dieu. Luvre est consacre, tout entire,
comme le souligne Jean-Yves Boriaud dans la notice sa traduction, la culture
du chrtien militant, qui entend faire partager sa culture et sa foi. 46 Et dans celle-
ci, la rhtorique est un aboutissement qui ne doit pas tre le monopole des paens.
Lorateur chrtien doit user des armes cicroniennes et les moyens rhtoriques
traditionnels, dpouills de toute ornementation gratuite, pour dlivrer son
enseignement son public, le convaincre et le flchir en lamenant la foi.
Quintessence des rgles cicroniennes 47, selon Boriaud, le quatrime et dernier
livre deDe Doctrina Christiana est cependant sous-tendu par une srie danalyseslinguistiques dveloppes dans les livres prcdents, et surtout dans le deuxime,
qui est un plaidoyer pour la rflexion sur le texte de la Bible, ou plutt, sur les
textes, c'est--dire les originaux hbraques et grecs par rapport leurs traductions
latines. Le lecteur des Saintes Ecritures rflchit leur(s) traduction(s) en
sappuyant sur sa culture linguistique, grammaticale et rhtorique. En effet :
Sa science des langues lui vite dtre arrt par les mots et les expressionsinconnues, sa connaissance dun certain nombre de ralits indispensables luivite dignorer le sens et la valeur de celles auxquelles il est fait appel pour descomparaisons, avec laide de lexactitude de manuscrits corrigs avec soin etcomptence : quainsi arm il sattaque la discussion et lexplication despassages ambigus des Ecritures. 48
Ainsi, la description des phnomnes en jeu dans la traduction est, alors que la
romanit paenne cde la place la romanit chrtienne, encore indissociable de la
science et lart oratoires, ce lien perdurant pendant une bonne partie de lpoque
mdivale.
46 SAINT AUGUSTIN, Oeuvres, tome III, p. 1109.47 SAINT AUGUSTIN, Oeuvres, tome III, p. 1109.48 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, III, 1, in Oeuvres, tome III, p. 74.
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B) Le son et la signification
Cependant, si la manire descriptive de rflchir sur le phnomne de la traduction
sancre chez certains penseurs des confins de lAntiquit et du Moyen-ge dans
ltude de la grammaire et de la rhtorique, cest que la traduction signifie le
passage dune langue une autre, dun systme stylistique un autre, et que la
description des traductions nest possible qu partir de la description des
phnomnes qui se produisent tant dans la langue de dpart que dans la langue
darrive. La rflexion descriptive sur la traduction est galement redevable de la
rhtorique et de la grammaire, en tant quelle ncessite lusage dune rhtorique,
voire dune stylistique compares. Elle est insparable dune rflexion plus
gnrale sur la nature de la langue et sur la nature de la diffrence entre les langues.
Cette manire de dcrire le phnomne de la traduction partir de ltude des
phnomnes linguistiques est trs perceptible chez Augustin, qui, sil parle de
traduction, fait de ce phnomne la consquence de phnomnes linguistiques
prcis. La rflexion expose dans le dbut du deuxime livre de De Doctrina
Christiana, et qui fait cho celle dveloppe dans le cours du dialogue De
Magistro, est cet gard extrmement clairante. Comme le souligne Louis Kelly,
Les premires formulations de la thorie de la traduction reposent sur lescaractristiques du mot et de sa fonction de reprsentation, laissant un videthorique en ce qui concerne la structure. La premire thorie cohrente de cetype nous vient de St Augustin (354 430) qui [] dbute son De Magistro parla caractrisation des buts du langage comme tant enseigner et apprendre. Dunepart, ceci constitue une rminiscence directe du docere employ habituellementpar Cicron dans un sens judiciaire, dautre part, il sagit dune amplification dela thorie aristotlicienne du signe. 49
En effet, Augustin se penche sur ltude des langues et des diverses traductions en
tant que rquisit la lecture et lexgse des Ecritures, car il essaie de crer un
cadre thorique pour les deux principales activits enseigner dans lglise des
49 KELLY, Louis G., The True Interpreter. A History of Translation Theory and Practice in theWest, p. 7-8. Cest nous qui traduisons.
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premiers temps, le prche et la traduction 50. Il introduit son argumentation dans le
second livre de De Doctrina Chrisitana par une rflexion sur le mot, ses
caractristiques et sa fonction de reprsentation. Il part de la tradition fonde par
Aristote dans leperi; eJrmhneiva", trait de lOrganon consacr linterprtation,
tudiant la logique des propositions et de leur enchanement, dans laRhtorique51,
et dans les Premiers Analytiques, o le signe est dfini de la manire suivante :
Le signe [] veut tre une proposition dmonstrative, soit ncessaire, soitprobable : la chose dont lexistence ou la production entrane lexistence ou laproduction dautre chose, soit antrieure, soit postrieure, cest l un signe de laproduction ou de lexistence de lautre chose. 52
Car Augustin prend lui aussi pour point de dpart ce qui sous-tend les mots, leur
organisation et qui en mme tant les dpasse, savoir le signe. Mais Augustin
dfinit le signe de la manire suivante :
Un signe est en effet une chose qui, en dehors de lapparence quelle proposeaux sens, fait venir quelque chose dautre lesprit, comme nous pensons, aprsavoir vu la trace dun animal, quest pass l celui dont cest la trace, quenvoyant une fume nous savons quil y a au-dessous un feu, quen entendant lavoix dun tre anim nous comprenons son tat desprit, et quau son de latrompette les soldats savent quil faut avancer, reculer, et faire tout ce que la
bataille demande.
53
Reprenant, en contrepoint du cadre aristotlicien, la dfinition cicronienne du
signe donne dans le De Inventione54, le distinguo est donc tabli, par-del les
diffrences soulignes entre signes naturels et signes intentionnels, entre la
signification du signe, qui est ce que lesprit construit partir de la perception du
rel, et les caractristiques sensorielles, quelles soient visuelles ou sonores, qui
sont associes ce signe. Or, que le signe soit naturel ou intentionnel, les liens
entre ce que le signe signifie et ce qui le caractrise sont problmatiques et ne
50 KELLY, Louis G.,Ibid. Cest nous qui traduisons.51 Cf. ARISTOTE, Rhtorique, I, 1357 a 30-32.52 ARISTOTE, Premiers Analytiques, II, 70 a, 7-9.53 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, 1, in Oeuvres, tome III, p. 33.54 CICERON,Linvention, I, 30 : Un signe est quelque chose qui tombe sous un sens et signifiequelque chose qui apparat partir de lui-mme.
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peuvent pas tre dduits a priori. On peut, selon lexemple quAugustin dveloppe
plus bas dans son argumentation, faire lassociation entre la fume qui est sans
volont ni dsir de signifier , et le feu, grce lobservation et lexprience 55.
Une position similaire est dveloppe dans le De Magistro, dans lequel Augustin
soutient que cest par la connaissance de la chose mme qui est signifie que nous
apprenons la valeur du mot, c'est--dire sa signification, cache dans le son, plutt
que nous ne la saisissons par cette signification. 56 Ce caractre problmatique de
limplication de la prsence de la chose par le signe a des consquences directes sur
la manire dont Augustin aborde dans De Doctrina Christiana la question de la
traduction. En effet, on peut prouver des difficults saisir le sens des choses que
lon ne connat pas57, et fortiori lorsque les signes qui y renvoient sont des paroles
et les mots. Augustin note :
Ainsi les paroles sont-elles dvoiles aux yeux non par elles-mmes mais pardes signes delles-mmes. Pareils signes ne purent tre communs tous lespeuples, cause du pch de la discorde humaine lorsquon chercha accaparer le commandement. Signe de cet orgueil, fut leve jusquau cielcette fameuse tour, en un moment o les hommes impies mritrent quentrassenten discorde non seulement leurs curs mais leurs paroles. 58
Ainsi, la pluralit des idiomes est chercher dans la diversit de reconnaissance des
signes, diversit issue, selon Augustin, de lpisode bablien, sur lequel nous
reviendrons plus loin. Ce constat comporte plusieurs consquences : linteraction,
lchange par le moyen de signes entre deux tres humains peut ne pas tre assure,
ce qui trouble le face face interpersonnel, la relation intersubjective, et lefficacit
des actes de parole, en tant que le langage est vu comme vecteur des relations
interhumaines et comme puissance de commandement.
A cet gard, le Texte qui est lobjet essentiel de la rflexion augustinienne, celui
des Saintes Ecritures, est abord dans De Doctrina Christiana de manire trs
55 SAINT AUGUSTIN,Ibid.56 SAINT AUGUSTIN,De Magistro, 34, in Oeuvres, tome I, p. 399.57 On retrouve cette position dansDe Magistro, 33, inIbid., pp. 397 sqq., avec lanalyse delexemple des sarabares .58 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, 4, in Oeuvres, tome III, p. 35. Cest nous quisoulignons.
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particulire. En effet la Parole divine se dvoile aux yeux non par elle-mme mais
par des signes delle-mme : la prsence divine se manifeste par les signes et se
place sous le signe de la rvlation. Les Ecritures, par le moyen de la narrativit,
sont le tmoignage, le testament de la Parole divine, la fois unique, car venant
dun Dieu unique, et diverse, empruntant les rcits des divers prophtes de
lhistoire du lien entre ce Dieu unique et son peuple, puis exposant, dans le cadre
dune multiplicit contextualise, les tmoignages de la mort et de la rsurrection
du Christ. Unicit et diversit de la Rvlation, unicit et diversit des Livres Saints
tout ceci se retrouve dans la premire dfinition quopre Augustin de la traduction
dansDe Doctrina Christiana :
De l vient que la divine Ecriture, qui porte si souvent secours au infirmits dela volont humaine, partir dune langue unique qui lui permit opportunmentde se rpandre sur toute la terre, se fit connatre aux nations pour leur salut, auloin et largement, par les diverses langues des interprtes : en la lisant, cesnations ne cherchent rien dautre que les penses et la volont de ses auteurs et,par elles, la volont de Dieu, conformment laquelle ont parl, croyons-nous,de tels hommes. 59
Lorgueil puni par Babel est donc dpass par le travail du traducteur, les Ecritures
stant fait connatre par la diversit des signes et des idiomes employs par les
interprtes en transcendant cette diversit.
C) Du savoir au faire ou les ambiguts de la description
Cependant, une telle rflexion-description de lactivit des traducteurs partir des
problmes que posent les signes dans leur caractre arbitraire et leur diversit
trouve assez peu dcho chez les contemporains dAugustin. En effet, comme le
souligne Louis G. Kelly :
Les thories dAugustin ont eu peu deffectivit immdiate sur la traduction, lapratique de Saint Jrme ayant une plus grande publicit et donnant lieu uncertain nombre dimitations. Ce nest pas avant la seconde moiti du Moyen-ge
59 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, 5, in Oeuvres, tome III, p. 35. Cest nous quisoulignons.
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que les thories du signe dAugustin sont cites comme fondement possible pourdes discussions sur la traduction. 60
Pourquoi la manire descriptive partir de laquelle part Augustin, pour essayer de
rendre compte de la notion de traduction et de lactivit des interprtes, des
traducteurs, partir dune thorie gnrale du signe linguistique, rencontre-t-elle si
peu dcho chez ses contemporains qui rflchissent la traduction, alors quil
sagit chez lui dune manire extrmement novatrice de rflchir sur les langues, et
qui peut nous rappeler la pense de certains linguistes du vingtime sicle, celles
dun Ferdinand de Saussure61 ou dun Emile Benveniste62 notamment ?
Un premier lment de rponse est chercher entre les liens quentretient la
thorisation descriptive, qui entend rendre compte des structures a priori qui sous-
tendent ce que font les traducteurs en thorie, et les pratiques prcises auxquelles
ont recours les traducteurs lorsquil sont en face dun texte avec ses systmes
smantique, rhtorique et stylistique quil sagit de convertir en un autre texte, avec
dautres rgles smantiques, rhtoriques et stylistiques. Comme le souligne Douglas
Robinson dans son tude sur les fondations asctiques de la traductologie en
Occident :
Augustin fait lexpos dune smiotique rudite qui ne se tournequincidemment vers la traduction, en tant que celle-ci est un moyendillustration, et, dans ce cas, vers une forme de traduction hautement idalise etimpraticable, qui tient plus du mythe dogmatique que de la ralitinstitutionnelle, mode que Charles Batteux et les thoriciens ultrieurs de lalinguistique vont cultiver lorsquils seront amens ce prononcer sur latraduction, et ce un fois encore jusqu nos jours. 63
En effet, si lon se penche sur la manire dont Augustin, comme Jrme ou Boce,
dcrivent ventuellement les procds de traduction employs par les traducteurs
dans leur tche, on est frapp par le fait que cette description est dune part trs
60 KELLY, Louis G.,Ibid., p. 9. Cest nous qui traduisons.61 Cf. SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique gnrale (1906-1911), notamment pp. 100-101 sur larbitraire du signe et 97-99 sur les rapports problmatiques entre langue et rel.62 Cf. BENVENISTE, Emile, Problmes de linguistique gnrale, pp. 52-53 sur le lien arbitraireentre les mots et les choses.63 ROBINSON, Douglas, The Ascetic Foundations of Western Translatology : Jerome andAugustine , p. 8. Cest nous qui traduisons.
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gnrale, dautre part trs lacunaire. Si lune des dimensions de la mthode
dapprhension de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge
est en effet descriptive, il ny a pas proprement parler de description des mthodes
de traduction en tant que procds de traduction. On ne peut constater que
lextrme raret chez Jrme, Augustin et Boce, des tentatives de rendre compte
de manire descriptive des mthodes de transfert interlinguistique des lments
signifiants dun texte original vers un texte darrive, celui du traducteur, la
traduction proprement parler, vers le texte qui est le lieu o le traducteur formule
les quivalences qui constituent son ouvrage. Il ny a pas de nette distinction dans
la description des procds de traduction, procds qui ne sont pas de mme nature,
et qui peuvent tre soit lexicaux (le calque, lemprunt, sont, chez Jrme ou sous
Augustin occults par la complexe notion de mot--mot ), soit syntaxiques, leschangements de catgorie grammaticale ntant convoqus, par Jrme par
exemple, que pour sintgrer dans une rflexion dordre plus gnralement
rhtorique ou stylistique. Ainsi, une analyse de Jrme est cet gard bien
clairante :
Pour sasservir au cas et aux figures, le style, qui pouvait manifester telle ideen un bref langage, malgr de longs dtours ou priphrases, ne parvient qu
peine lexposer. 64
Lorsque Jrme pointe ce que nous appellerions en langage traductologique
contemporain, une absence de recatgorisation, pour coller aux catgories
grammaticales du texte de dpart, le phnomne nest pas analys pour lui-mme,
mais dans le cadre rhtorique de linuentio cicronienne : il sagit toujours de
dterminer les mots et le style appropris pour rendre la traduction acceptable, en
exposant au mieux, de la manire la plus lgante et prcise selon les cadres
rhtoriques latins, son contenu smantique dans ce cas prcis.Dans le contexte de lpoque, la mthode descriptive employe pour rendre compte
de lopration traduisante, si elle sous-tend souvent la rflexion sur la traduction,
reste une mthode qui reste dans larrire-plan de par sa manire gnrale
64Dum enim casibus et figuris seruit oratio, quod breui poterat indicare sermo longo ambitucircumactauix explicat. SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57, p. 61.
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denvisager la notion de traduction. Plus visibles seront, en revanche, les
prescriptions qui envisageront de manire normative, mais directe, la tche du
traducteur et la manire dont il traduit.
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Chapitre 2 Les prescriptions des thories de la traduction par lexemple
Envisage dabord de manire descriptive par ceux qui, comme Augustin, Jrme
et Boce, prennent part aux dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au
dbut du Moyen-ge, la thorisation de la traduction nexclut pourtant jamais une
dimension prescriptive, mme si celle-ci intervient en dernire instance. Sil sagit
pour certains dapporter avant tout des claircissements sur les phnomnes qui
prsident lactivit de traducteur et la production des traductions, il sagit aussi
de guider le traducteurs ou les lecteurs par rapport au phnomne de la traduction.
En effet, les exemples pris au cours des diverses tentatives de thorisation de la
traduction ne sont jamais des exemples pris in abstracto. Au contraire, ilsinscrivent toujours dans une pratique, que celle-ci soit effectivement celle de
lopration traduisante, ou quelle sapparente une lecture critique des traductions
dans le cadre dun projet hermneutique.
Or, la dimension prescriptive dans le mode de thorisation de la notion de
traduction occupe bien souvent une place beaucoup plus importante que celle dun
jugement formul en dernire instance. Ainsi, le traducteur qui voudra thoriser sa
pratique (cest le cas de Jrme ou de Boce) se posera en exemple, les traductions
quil produit servant illustrer les propos quil nonce et par l son entreprise de
thorisation. Dautre part, chez le lecteur critique de traductions qui voudra
thoriser linterprtation quil en fait dans le cadre dune hermneutique plus
gnrale (chez Augustin par exemple), les exemples convoqus sont assez
frquemment loccasion de montrer et de professer ce quil faut faire et ne pas faire.
Ltude de la dimension prescriptive des mthodes de thorisation de lacte de
traduire nous permet de dgager plusieurs ples autour desquels peut tourner la
rflexion. En premier lieu, les prescriptions portent tout autant sur le statut du
traducteur que sur son attitude face au texte traduire. Cest que les normes
dictes sur la meilleure faon de traduire ont un caractre particulier, qui fait que
le traducteur tire sa lgitimit de sa science, c'est--dire autant de son savoir, sa
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comptence technique que de son habilet pratique. Linteraction entre la lgitimit
du traducteur et le systme de rgles normant la traduction nous amne donc
envisager lactivit du traducteur comme une vocation.
A) Science, expertise et lgitimit du traducteur : une lection ?
Si lon essaie dapprhender la manire dont les penseurs aux confins de
lAntiquit et du Moyen-ge envisagent la notion de traduction de manire
descriptive, on saperoit quils se demandent dabord ce que doit recouvrir
lactivit du traducteur, son rapport aux textes traduire ainsi quaux textes quil
produit du fait de sa traduction. Les prescriptions sont en effet dabord orientes
vers le traducteur lui-mme. Il est donc intressant de nous demander les qualitsqui sont essentielles au traducteur aux yeux dun Jrme ou dun Augustin, et ce
qui fonde, selon eux, sa lgitimit ainsi que celle de son entreprise. Sont-ce des
comptences purement techniques, ou doit-on voir dans la science dploye par
le traducteur quelque chose qui dborde la technique pour prendre une connotation
pratique dans les multiples acceptions de ce terme ?
Un premier constat, dordre factuel, simpose, en ce qui concerne lpoque qui est
larrire-plan de notre tude : le traducteur tire sa lgitimit de son savoir thorique
et technique, de ses comptences linguistiques, et cette lgitimit a des
rpercussions directes sur le plan politique et religieux. Ainsi, comme le souligne
J.N.D. Kelly65, ce sont les comptences linguistiques, exgtiques et thologiques
pousses au plus haut degr par le uir trilinguis quest Jrme qui attirent, Rome,
lattention du pape Damase, et qui vont amener ce dernier lui confier vers 383-
384 la charge de ltablissement de la Versio vulgata, traduction latine autorise de
la Bible cense remplacer les traductions existantes, celles de lItala ou Vetus
latina.
Un deuxime constat, dordre thorique celui-l, dcoule du fondement de la
lgitimit du traducteur par sa science. Du fait du caractre non systmatique de la
thorisation de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge, le
65 J.N.D. KELLY,Jerome. His Life, Writings, and Controversies, chapitre 9, pp. 80-90.
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bon traducteur est dabord dfini en creux, au travers de polmiques par lesquelles
les parties prenantes se posent comme exemples de la dmarche suivre et rigent
leurs adversaires en repoussoirs : ce qui est le plus apparent, dans un premier
temps, ce sont les tentatives de dfinir ce quest un mauvais traducteur.
Ainsi, Jrme, dans sa fameuse Lettre 57 Pammachius, sous-titre De optimo
genere interpretandi, crit tout dabord pour polmiquer propos dune accusation
dinfidlit loriginal dune traduction quil a faite, et pour rpondre la langue
dun sot 66 savoir celle de Rufin, lami devenu ennemi jur, qui reproche
Jrme soit [son] ignorance, soit [son] mensonge 67. Comme le souligne Michel
Banniard dans son tude sur Jrme et lelegantia68, les lments de thorisation
hironymiens au sujet de la traduction qui conditionnent les choix de traduction
sorganisent autour dexemples tout autant positifs que ngatifs. Certainstraducteurs (Aquila est sa cible principale) sont en effet rigs en repoussoirs et se
trouvent critiqus de manire tout aussi prcise que caustique : ils ont le mauvais
got des illettrs 69, et leur traduction sonne mal en latin 70. Les imprcations se
poursuivent jusquau seuil de la conclusion de lptre, o le traducteur est
distingu parmi les autres croyants :
Je nentends pas blmer chez un chrtien ordinaire limpritie du langage (plt Dieu que nous fassions ntre ladage socratique : je sais que je ne sais rien ,et celui dun autre sage : connais-toi toi-mme ! ), car jai toujours vnr,non pas la rusticit verbeuse, mais la sainte simplicit. 71
Ainsi, Jrme ne reproche aucun fidle son manque de matrise de la langue, mais
considre comme nul et non avenu le bavardage illettr lorsquil sagit de se
pencher sur des problmes de traduction.
66
Imperitae linguae responsurus sum. SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57, p. 56.67 Uel ignorantiam uel mendacium. Ibid.68 BANNIARD, Michel, Jrme et lelegantia daprsDe optimo genere interpretandi , inJrme, entre lOccident et lOrient(Actes du colloque de Chantilly, septembre 1986), pp. 308-309.69Nec putida rusticorum interpetatione se torsit. SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57,p. 62.70In Latino non resonant. Ibid., p. 71.71Nec reprehendo in quolibet Christiano sermonis imperitiam atque utinam Socraticum illudhabremus scio, quod nescio et alterius sapientis : te ipsum intellege ! -, uenerationi mihi simperfuit non uerbosa rusticitas sed sancta simplicitas. Ibid.
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A partir de cette tude en ngatif, on voit bien que la lgitimit du traducteur et de
ses productions sont fondes sur lexpertise du traducteur, elles sont tributaires de
son savoir. Le traducteur tire dabord sa lgitimit de sa comptence linguistique et
de son savoir thorique. Mme si le ton employ est moins acerbe, on peut
retrouver les mmes jugements chez Augustin, dans le second livre De Doctrina
Christiana :
Les hommes, cependant, sont dautant plus choqus quils ont moins decapacits, et ils ont dautant moins de capacits quils veulent paratre plussavants72
La figure du cuistre beau parleur de prime abord, mais en ralit inculte, illettr et
incomptent constitue donc ici aussi un contre-modle. Jrme et Augustinslvent ici contre les traducteurs incultes pour plusieurs raisons. Si, comme le
souligne Michel Banniard, Jrme sinscrit dans la tradition des litterati,
rattachs, comme Macrobe, par toutes leurs fibres aux gots de lcole antique73 ,
le mme jugement peut sappliquer Augustin74. Mais ce legs forg par une
immersion permanente ds leur prime jeunesse dans les Lettres latines sajoute un
autre hritage, celui de la traduction des Septante, la lgitimit des savants
vieillards 75, des doctes Septante 76 (pour reprendre les expressions dAugustin)
tant relaye par lautorit institutionnelle de toutes les Eglises les plus
expertes 77. Cette primo-traduction, faite de soixante-dix ou soixante-douze
versions miraculeusement identiques produites par soixante-dix ou soixante-douze
traducteurs ayant travaill isols les uns des autres pendant soixante-dix jours,
traduction miraculeuse, mystrieuse, et par l inspire et autorise, comme rsultant
de lassistance du Saint-Esprit78, constitue lune des toiles de fond de la rflexion
augustinienne et hironymienne sur le statut du traducteur et sur les fondements de
72 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, XIII, 20, in Oeuvres, tome III, p. 45.73 BANNIARD, Michel,Ibid., p. 322.74 On se souviendra du jugement dAndr Mandouze qui appelait Augustin rhteur canonis. Cf.MANDOUZE, Andr, Saint Augustin ou le rhteur canonis , Bulletin de lAssociationGuillaume Bud, 4e srie, n2, juin 1955, pp. 37-41.75 SAINT AUGUSTIN,Ibid., II, XV, 22, in Oeuvres, tome III, p.47.76 SAINT AUGUSTIN,De Civitate Dei, XVIII, XLIII, in uvres, tome II, p. 821.77 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, XV, 22, in Oeuvres, tome III., p. 46.78 SAINT AUGUSTIN,Ibid.
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sa lgitimit. Les Septante sont partis dun matriau de dpart prcis, lAncien
Testament dans sa version originale hbraque, lexacte similitude des solutions de
traduction proposes en grec semble un gage, sinon dobjectivit, du moins dune
traduction non partiale : on retrouve par ces lments les traits du portrait du
traducteur en expert. Or, certaines conclusions dAndr Lefevere79 au sujet de la
naissance de la Septante nous intressent au premier chef lorsquil sagit de dgager
les fondements de la lgitimit du traducteur dans le contexte qui nous proccupe :
le fait que tous les traducteurs impliqus dans llaboration de la version des
Septante aboutissent la mme traduction implique qu ils connaissent leur
affaire . Leurs connaissances, leur expertise est valide par une instance extrieure
(ici Elazar, le Grand Prtre de Jrusalem). Le public touch par la traduction
lgitime les traducteurs du fait de leur expertise, et valide la traduction comme tantle fruit du travail dexperts. En tout cas, dans limage de la traduction des Septante,
pour ce qui est des idaux-types que constituent les traducteurs de la version des
Septante, les comptences sont dans tous les cas pousses au plus haut degr et
valorises au plus haut degr, lhistoire nindiquant pas les critres de slection
ou peut-tre dElection de ces traducteurs experts. Mais, comme le souligne Jean-
Louis Chrtien, lexacte identit de chacune des versions labores isolment par
chacun des traducteurs de la Septante ne fonde pas leur autorit pour Augustin :
mme sil ne sagissait que dun travail collectif, o tous auraient mis leurs
comptences en commun, cette traduction serait prfrer toute autre 80.Ainsi,
dansDe Doctrina Christiana, Augustin note :
Sils ont cependant compar leurs traductions de manire que leurs travaux etleursjugements ne rsulte quune voix, mme ainsi, il nest pas un homme, quelque soit son talent, qui puisse ou qui doive aspirer corriger de son ct ce surquoi se sont accords tant de savants. 81
Lexpertise des traducteur pourrait donc sinscrire dans un processus dlibratif,
lobjectivit due au dcentrement du jugement de chaque traducteur au sein dune
79 LEFEVERE, Andr, Translation: Its Genealogy in the West in Translation / History / Culture:A Sourcebook, pp. 14-15.80 CHRETIEN, Jean-Louis, Saint Augustin et les actes de parole, p. 72.81 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 47 Cest nous qui soulignons.
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dcision collective tant prfrer la subjectivit (qui risque dtre partielle et
partisane) dun seul traducteur, dont lexpertise ne vaut que si elle est valide par
celle dautrui et celle de linstitution82.
Dans le mme temps, lacte de traduction nest plus un simple acte intellectuel,
mais devient un acte prophtique ncessitant linspiration divine. Ainsi, Jean-Louis
Chrtien remarque propos de la traduction des Septante qu il y a, pour saint
Augustin, une inspiration de cette traduction 83. Augustin, en effet, affirme
propos de luvre des traducteurs de la Septante :
Il se peut que leurs traductions aient correspondu ce que lEsprit saint, qui lesguidait et les faisait parler dune mme voix, jugeait convenir ces peuples. 84
Lexpertise du traducteur sur le plan purement thorique et technique nest donc
pas tout, et la perfection des Septante ne leur vient pas dtre la seule traduction
possible, ni la plus exacte possible en tout point et sur toute chose. 85 La pratique
des traducteurs sinscrit donc dans le cadre dune disposition 86 ou dune
dispensation 87 divines, selon les traductions. Le traducteur est linstrument de
lEsprit qui se traduit.
Une telle conception du traducteur a des rpercussions sur le caractre pratique de
sa lgitimit. Le traducteur nest pas seulement lgitime en tant quil est expert,mais par la manire dont il envisage son action. Sit orator antequam dictor,
homme de prire avant dtre homme de discours 88, cette injonction
augustinienne lorateur chrtien vaut aussi pour le traducteur, et, une poque o
linfluence de la thorie cicronienne du traducteur-orateur est encore palpable89, ne
manque pas de mordant, car dans le cas prsent, oratorassocie lart oratoire la
82 Luvre de Jrme est ici vise par Augustin, qui avait des rserves sur la Versio vulgata, lui
prfrant lItala. Cf. SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 46.83 CHRETIEN, Jean-Louis,Ibid.84 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 47.85 CHRETIEN, Jean-Louis,Ibid.86 SAINT AUGUSTIN,Ibid.87 CHRETIEN, Jean-Louis,Ibid.88 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 129.89 Pour plus de prcisions sur la conception cicronienne de la traduction comme exercice oratoire,Cf. ROBINSON, Douglas Classical Theories of Translation from Cicero to Aulus Gellius , inTextConText, p. 15-55.
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prire. Ce jeu sur la polysmie du nom orator montre que, pour Augustin, le
traducteur est avant tout un homme de prire, et la figure-repoussoir nest plus celle
de lillettr et de linculte, mais celle du litteratus, fin rhteur, dont la comptence
linguistique et lexpertise technique ne peuvent tre remises en question, mais qui
fait de sa traduction un prtexte pour mettre en valeur son propre art oratoire. A
linverse, lattitude prescrite par Augustin se place sous le signe de la modestie, loin
de la malhonntet et de lorgueil des partis pris subjectifs. Lorgueil, voil
lennemi selon Augustin, qui associe sa dnonciation celle de linculture des
traducteurs que nous avons vue plus haut :
Ils veulent paratre plus savants, non de cette science des choses dont noussommes difis, mais de celle des signes dont il est difficile de ne pas tre remplidorgueil, dautant que la connaissance nous ferait souvent dresser la tte si lejoug de Dieu ne nous labaissait. 90
Une telle valorisation de la modestie dans lattitude du traducteur se retrouve
galement chez Jrme, qui, dans la prface de sa traduction du trait Du Saint
Espritde Didyme lAveugle, prfrera paratre comme le traducteur de louvrage
dautrui que de [se] parer, laide petite corneille, de brillantes couleurs
empruntes .91
B) La rgle du traducteur
Le traducteur, aux confins de lAntiquit et du Moyen-ge, doit donc, pour fonder
la lgitimit de sa pratique, combiner lexpertise technique, lintelligence thorique
et les comptences linguistiques avec les qualits pratiques et morales chrtiennes,
faisant la chasse lorgueil et menant son travail en combinant lexpertise
labngation. Or, il est intressant de nous pencher en dtail sur litinraire spirituelque propose Augustin au lecteur de la Bible dans la septime section du deuxime
livre de De Doctrina Christiana, prcisment consacre lobscurit et
lambigut des Ecritures, aux difficults de leur interprtation, et, a fortiori, de leur
90 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 45.91 Cit par Valery LARBAUD dans Sous linvocation de Saint Jrme, p. 45.
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traduction. On la vu plus haut, Augustin voit en Babel et la diversit des langues la
consquence du pch dorgueil :
Pareils signes ne purent tre communs tous les peuples, cause du pch de
la discorde humaine lorsque chacun chercha accaparer le commandement.Signe de cet orgueil, fut leve jusquau ciel cette fameuse tour, en un momento les hommes impies mritrent quentassent en discorde non seulement leurscurs mais leurs paroles 92
Comme le souligne Jean-Louis Chrtien, selon Augustin traduire nest pas
dchoir, cest remdier, comme lhomme peut et doit le faire, la confusion de
Babel 93, cest employer lhumilit pour remdier lorgueil initial, cest faire
preuve dautant plus de pit que limpit originelle a t grande. Or, les Saintes
Ecritures sont par leur nature mme une invitation lhumilit et la pit pour letraducteur :
LEprit saint a donc agi de manire magnifique et salutaire en rpartissantcomme il la fait les Ecritures saintes, en passages assez clairs pour satisfaire lafaim et en passages obscurs de nature chasser le dgot. 94
Dautre part, plus haut, Augustin voit en lobscurit ou lambigut de certaines
expressions un dessein de la volont divine :
Cela, je nen doute pas, a t prvu par la volont divine pour dompter lorgueilpar le travail et viter lintelligence ce sentiment de dgot qui amne engnral dprcier tout ce que lon comprend facilement. 95
Litinraire spirituel propos aux lecteurs de la Bible qui suit peut par consquent
se lire, comme le fait Douglas Robinson dans son essai consacr aux fondations
asctiques de la traduction en Occident96, comme la liste des qualits requises pour