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16.56 521742
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 210 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 16.56 ----------------------------------------------------------------------------
102.670, Talion
Brigitte Guilbau
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Nov 2013
BrigiTTe guilBau
102.670,
Talion
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Sommaire
Mars ....................................................................... 9
Mai ......................................................................... 33
Juin ........................................................................ 41
Juillet ..................................................................... 51
Début Août ............................................................ 60
Fin août .................................................................. 67
102.670 .................................................................. 94
Septembre .............................................................. 117
15 Septembre ......................................................... 124
Kalos ...................................................................... 155
25 Septembre ......................................................... 174
26 Septembre, 13h30 ............................................. 179
26 Septembre. 18 heures ....................................... 189
26 Septembre. 22 heures ....................................... 197
26 Septembre. 23 heures 30 .................................. 201
28 Septembre. 11 heures ....................................... 207
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S’il a brisé un os, on lui brisera un os
Code de Hammourabi, Mésopotamie,
17 siècles avant J.-C.
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Wakangli yewaye.
Ate hiyu ye.
Tuwa aiyahpemaye.
Ina hiyu ye.
Tuwa aiyahpemaye.
Père, rejoins (aide)-moi.
Quelqu’un m’a fait tomber.
Mère, rejoins (aide)-moi.
Quelqu’un m’a fait tomber.
Alors j’envoie l’éclair.
Cette cérémonie se déroula pendant la nuit. Les
guerriers Lakotas étaient assis en ligne, leurs
chevaux derrière eux. Aucun participant n’avait le
droit de parler. Seuls, les loups, proches, hurlaient
car leurs cris envoyaient « une voix » et les mots
reçus furent chantés, lors d’une vision, par l’Homme
Sacré qui exhortait à la vengeance.
C’étaient les loups
qui lui envoyaient leurs instructions.
Les loups et les hommes sont les seuls à connaître
le sentiment des représailles et du talion.
*William K. Powers, La langue sacrée, discours
surnaturel chez les Sioux Lakotas, éd. Du Rocher, 2003
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Mars
– Flo, vous voulez bien venir dans mon bureau,
s’il vous plaît !
Il ne s’agissait pas d’une question, Florence le
savait. Et encore moins d’une expression formulée
avec politesse car le s’il vous plaît venait de claquer
dans le couloir du bureau comme le fouet sur la
croupe d’une bourrique têtue. Son chef de service
n’était pas enclin aux égards ou à la courtoisie, encore
moins à la compassion. Il faisait partie de cette
catégorie de supérieurs hiérarchiques qui considère
que les échelons de la bureaucratie sont suprêmes. Et
qui se servent de cette soi-disant supériorité pour
asseoir un appétit de puissance sans imaginer un seul
instant que la plus élémentaire amabilité serait au
service d’un rendement accru de leurs employés. Son
savoir-vivre se limitait aux formules toutes faites et
usuelles. Sa galanterie était urbaine. C’était un chef
de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était
donc pas question de tergiverser. Florence traversa le
couloir, ouvrit la porte de verre et, toujours la main
sur la clenche dorée, attendit.
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Les bâtiments du centre-ville qui regroupaient
l’entreprise de services aux personnes étaient austères.
Probablement fallait-il montrer aux clients que leur
argent n’était pas dépensé en futiles articles de bureau
ou superficielle décoration. Tout respirait, ici, le
travail sévère, la besogne utile, le fonctionnement
réfléchi, la fatigue salutaire et l’ennui rémunérateur.
Etait-ce le chef de service qui avait déteint sur
l’environnement ou l’inverse, Florence se posait
souvent la question.
Il n’y avait que deux… non, trois digressions à
cette morosité ambiante… un, la cravate du chef de
service ; deux, la réceptionniste qui ne comprenait
toujours rien au fonctionnement de la centrale d’appel
téléphonique et riait à tous bouts de champs en se
trompant dans la distribution des communications et
trois, cette habitude qu’il avait d’appeler tout le
personnel par un diminutif. C’était des Flo par-ci, des
Steph par-là, des Domi, des Nath et des Jo ! La seule
qui y échappait était la Galloise Connie, tout le
monde comprenait pourquoi ! Personne d’autre ne
l’évitait, comme s’il en avait le droit ! Comme s’ils
étaient intimes ! Comme si son statut lui permettait
cette condescendance qu’il jugeait familière,
courtoise et de bon aloi et que tout le monde trouvait
effrontée et ordinaire.
Florence, après cinq années passées dans cette
boîte, ne savait toujours pas dire lequel de ces trois
écarts à l’austérité ambiante l’énervait le plus. Mais le
plus ridicule était sans conteste les cravates.
Ces accessoires étaient tous plus stupides et
grotesques les uns que les autres, se disait-elle.
D’autant que ce chef, à l’allure qu’il pensait classique
2 11
mais restait quelconque, poussait la balourdise à
afficher ce qu’il appelait ses « cravates tendances » à
toutes occasions ! Quelle horreur ! Toute l’année
défilait sur ces satanés bouts de tissus ! Le personnel
avait droit, de janvier à décembre, aux motifs adaptés
à la saison : verdure au printemps, feuilles mortes en
automne, fleurs jaunes, roses ou rouges en été sans
oublier, bien entendu, le bonhomme de neige en
décembre, le Père Noël et le feu d’artifice pour
présenter ses bons vœux au patron qui offrait alors
son fameux mousseux à vous flanquer une migraine
jusqu’à l’Epiphanie. En juin, il était apparu avec un
palmier et un parasol, en mars avec Titi et Gros Minet
et tous avaient pu découvrir Betty Boop pour la fête
des secrétaires ! A l’anniversaire de la mort d’Hergé,
son geste mémoriel avait été de nouer autour du col
de sa chemise un capitaine Haddock qui jurait son
bien connu Mille sabords ! A quand un poilu en
cuissardes pour la Gay Pride, un cercueil à la
Toussaint et une paire de seins à la Lolo Ferrari pour
la journée de la mammographie se disait-elle en riant
sous cape !
Hubert, c’était son prénom, portait une alliance
mais personne n’avait jamais vu sa femme. Peut-être
faisait-il semblant d’être marié finalement ! Logique !
C’était bien le genre d’homme à considérer que ça lui
donnait un statut d’équilibré social ! Et puis, qui
oserait se promener au bras d’un homme qui exhibe
de telles cravates ou le détester à ce point pour les lui
offrir, s’était dit Florence au début de son stage dans
la maison.
Et puis elle avait changé d’avis. A bien le regarder,
à le fréquenter, à le cerner, ce n’était pas ses cravates
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qui dérangeaient… Non, ce n’était pas elles le
problème. Parce que les mêmes cravates portées par
quelqu’un d’autre auraient été bien sympathiques ! Les
mêmes compléments qualificatifs auraient été des
clins-d’œil humoristiques, comme un calendrier de
l’Avant réparti sur trois cent soixante-cinq jours. Elles
n’avaient aucune responsabilité ! C’était lui, le
problème. Oui. Le problème venait de la contradiction
entre les cravates colorées et comiques et le reste de la
personne, autoritaire, arrogante et sévère.
Ainsi, Florence avait changé d’avis et se disait
« pauvres cravates » !
On devrait faire comme avec les chiens, pensait
elle, en le regardant trifouiller dans ses papiers à la
recherche d’elle ne savait quoi à son intention.
N’importe quel éleveur vous dira que c’est le chien
qui doit choisir son maître et non l’inverse ! Cc
devrait être identique pour les cravates ! Elles
devraient avoir le choix ! Accrochées à un cou
comme ça, ça devrait être interdit ! C’est de la non-
assistance à cravate en danger !
Florence souriait. Elle attendait qu’il lui propose
de s’asseoir.
Elle ne s’était jamais rendue compte qu’elle
dénotait, elle aussi, dans ce bureau par sa fraîcheur et
sa spontanéité.
Elle était jolie, dans cette position de nonchalance,
accoudée au chambranle de porte. Petite mais bien
proportionnée, elle portait merveilleusement le Jean
collant et le petit pull rose échancré. Ses longs
cheveux bruns soyeux étaient retenus par une barrette
dans le dos. Ses yeux en amande étaient d’un brun
profond que son teint mat rehaussait. Elle était le type
2 13
même de la jeune femme qui donne l’impression
d’être encore une lycéenne. Ils étaient donc peu
nombreux à lui faire immédiatement confiance car
elle avait l’air trop inexpérimenté. Trop fraîche, trop
novice, il fallait un temps d’adaptation pour se rendre
compte qu’elle était réfléchie, sage et clairvoyante.
Pourtant, tout qui se serait arrêté sur ses yeux, qui les
aurait vraiment regardés, aurait constaté qu’ils étaient
traversés d’un chagrin subtil, amer et mélancolique
mais en même temps d’un amène appétit pour la vie,
ce qui pourtant est considéré comme contradictoire.
Ils étaient capables de vous fusiller, de vous envoyer
mille éclats réjouissants et dans la même seconde de
se voiler et d’aller se perdre dans un monde où ils ne
vous voyaient plus.
Elle avait terminé quelques années auparavant ses
études classiques dans un lycée et se destinait à
l’archéologie. Comme elle était passionnée par les
cultures humaines, animée par la volonté d’analyser
et de contextualiser les témoignages matériels des
croyances et des modes de vie de toutes les époques,
intéressée par l’histoire, la philosophie, les arts et
qu’elle était dotée de rigueur et d’un esprit d’analyse
pointu, doublé d’une grande curiosité, elle s’était dit
que ce métier était fait pour elle. Elle avait donc
entamé la formation de Bachelier en Histoire de l’Art
et Archéologie.
La disparition brutale de sa mère laissa son père
dans une prostration affective dont il ne sortit pas,
sauf pour aller la rejoindre au cimetière trois mois
plus tard. Elle ne trouva jamais la force, l’abnégation
ou l’amour nécessaires pour l’aider à sortir de la
dépendance alcoolique où il s’était laissé sombrer.
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Peut-être parce qu’elle avait compris que c’était sa
volonté et que l’alcool ne l’avait pas pris en traitre
mais que c’était bien lui qui se l’était annexé. Il avait
commencé à boire des années auparavant, quand il
avait perdu son travail et que les agences pour
l’emploi ne pouvaient lui venir en aide.
Et comme par hasard, à côté d’une agence pour
l’emploi, qu’est-ce qu’il y a ? Un bistrot ! Il faut
croire qu’il y a une raison ! A côté d’une église et
d’un cimetière aussi, d’ailleurs ! Métro, boulot, crédo,
bistrot, dodo !
La mort de sa femme, la seule qui donnait un sens
à sa vie, lui fit perdre tous ses repères. Et comme il
n’eut pas le goût d’en chercher d’autres parce qu’il se
disait trop vieux, ou trop seul ou trop inutile, ou trop
imbibé, ou qu’il utilisait ces excuses pour ne pas en
trouver, il lâcha les rames. Florence s’en voulait
depuis lors de ne pas l’avoir aidé, de ne pas avoir vu
les rames qui flottaient de plus en plus loin de la
barque qui s’éloignait ou, pire, de les avoir vues sans
broncher parce qu’elle l’avait jugé, elle aussi, trop
vieux, trop seul ou trop inutile ou trop imbibé mais il
était trop tard. Elle savait qu’elle n’était pas coupable
mais se sentait responsable. Parce qu’il ne suffit pas
d’être coupable pour être responsable ! Elle n’avait
pas de remords, elle avait des regrets comme on en a
toujours quand on n’a pas tendu la main à ceux qu’on
aimait. Elle ne savait pas non plus si elle s’en voulait
de ne pas l’avoir soutenu parce qu’elle le jugeait
insoutenable dans sa déchéance qu’elle condamnait
ou si elle s’en voulait de l’avoir laissé dépérir parce
qu’elle lui en voulait de ne pas l’avoir choisie pour
donner un sens nouveau à sa vie.
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Toujours est-il que cette double disparition la
laissa sans ressources et donc dans l’impossibilité de
poursuivre ses études. Après avoir galéré, elle aussi,
quelques temps d’agences pour l’emploi en agences
intérimaires, sans passer par le bistrot, elle atterrit
dans cette entreprise d’aides multiples aux personnes,
qui travaillait avec des privés en direct, des assureurs
qui proposaient des contrats pour les personnes
dépendantes et les organismes sociaux. Comme elle
n’avait aucune spécialité dans ce domaine, elle
remplissait les fonctions de nettoyage, compagnie et
menus travaux tels que les emplettes.
– Prenez place, dit enfin son chef de service qui
venait de retrouver le document qu’il cherchait.
Tiens, se dit-elle, il me demande de m’asseoir. Il a
donc un service à me demander. Elle sourit
discrètement, se déplaça prestement, tendit la main,
tira le dossier du siège et s’assit.
Polie, elle attendit. Tout, dans sa manière, était
retenu. Même sa façon de s’asseoir sans ostentation.
Elle ne croisa pas les jambes et ne prit aucune pose.
Elle resta droite, les mains sur les genoux, bien à plat.
Son chef, engoncé dans ses papiers et son costume,
avec cette cravate où Obélix soulevait un menhir,
affichait la mine de celui à qui on ne la fait pas. Le
masque était bien entraîné. Florence ne savait
toujours pas ce qu’on ne pouvait pas lui faire, ni lui
dire, mais le message fonctionnait : tout le monde se
tenait à carreau !
Mais tout le personnel s’amusait à imaginer ce
chef obscur d’une agence provinciale d’intérimaires
en train d’obéir à son épouse que chacun fantasmait et
c’était très amusant. Pour sa part, Florence l’imaginait
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aisément en tablier, les fesses à l’air, en train de faire
la vaisselle dans son appartement décoré de meubles
sans âme, soumis à sa maîtresse-épouse.
Pendant qu’il parcourait le document d’un air
concentré, elle laissa vagabonder son imagination.
Certains hommes, se dit-elle, sont unis à des
squaws, ce sont des femmes guerrières qui traversent
la ville comme elles iraient à la chasse, elles sont
nomades et l’horizon les chatouille. Ils ont peur de les
voir filer avec les papooses et le produit de la chasse
alors ils sont aimables, courtisans et mortifiés.
Certains ont des épouses, des compagnes, des
doudous, elles affichent régulièrement des petits
sourires légèrement désabusés qui en disent long,
parce qu’elles ont enterré la hache avec la squaw
qu’elles étaient il y a longtemps et préfèrent le
calumet de la paix aux espaces sans fin pour la
satisfaction de leur sédentaire de mari que ça ne
rend de toute façon pas heureux et qui rêve dès lors
d’espaces et de femmes guerrières en regardant la
leur qui sourit mais ne rit plus. En tout cas, plus
avec eux.
D’autres sont des filles d’Eve, ce qu’on appelle des
femelles. En général, elles ne trouvent pas de mari car
elles n’attirent que les croqueurs de pommes. La
majorité des maris rangés les désirent mais durcissent
le regard pour que ça ne se voie pas ! Surtout devant
leur femme ! Evidemment ! Comment expliquer à sa
doudou casée, semblant satisfaite en société mais ne
riant plus qu’il rêve de la voir transformer leurs
soirées spartiates en banquets de plaisirs où elle
évoluerait en femelle hétaïre cultivée et lubrique ?
2 17
« – J’aimerais…
– Quoi donc, mon garçon, demanda Dickson en
voyant rougir son élève.
– Voir danser les moukères dans l’un ou l’autre
café arabe ! confessa le jeune homme un peu confus »
Florence eut envie de rire. Mais pourquoi donc
pensait-elle à cet extrait du Royaume Introuvable
qu’elle avait lu il y a quelques années, se dit-elle ?
Elle se pinça les lèvres et se concentra sur l’homme
qui était en face d’elle. Oui, se dit-elle, celui-là doit
être marié à une greluche, une péronnelle qu’il suit
dans la rue en caniche porteur. Il paie, il se plie, il
ouvre les portes et les écrins pour bijoux, il fait la
vaisselle en tablier. Elle l’imaginait très bien dans ce
rôle. Et pourquoi pas aussi en soumis masochiste,
pieds et poings liés, suppliant son amazone juchée sur
ses talons aiguilles de recevoir une correction… Cet
homme jouait avec trop d’application son rôle de chef
besogneux jusque dans le détail de la défiance
disciplinée pour ne pas cacher une docile soumission
qui le rendait subordonné intra-muros et donc par
voie de conséquence omnipotent et insidieux avec
ceux qu’il jugeait subalternes.
C’était son oxygène !
Elle se secoua. Bon, c’est bien tout ça mais je
perds mon temps à rêvasser, se dit-elle, que me
veut-il ?
Il lui fallut quelques secondes pour se ressaisir et
se rendre compte qu’il avait ouvert un dossier client.
– Je voudrais que vous remplaciez Justine. C’est
important, le client est mécontent.
– C’est qui ?
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Florence saisit le dossier. L’adresse n’était pas
éloignée de chez elle. Elle lut : « Charles Depreez,
soixante-deux ans ».
– Pourquoi a-t-il besoin d’une aide familiale ?
Le caniche-courtier, laveur de vaisselle, redevint
un chef de service. Et un chef de service, ça ne
répond pas aux questions, ça ordonne ! Surtout quand
ça ne connaît pas les réponses aux questions posées
par des subalternes.
– On s’en fout. Il en a besoin, c’est tout.
Florence leva les yeux et rencontra son regard. Il y
lut de la désapprobation, parut légèrement
décontenancé et n’ajouta qu’un mot :
– Cancer.
– Je ne suis pas médecin.
– Non, ça je sais mais vous avez le savoir-faire
pour ce job.
– C’est vrai que pour un vieux, l’archéologie ça
aide, dit-elle en souriant.
– On n’est pas vieux à soixante-deux ans, répondit-
il avec emphase.
– Je blaguais !
– Trêve de balivernes.
Il eut un geste impatient de la main, un geste qui
voulait encore dire « on s’en fout » et continua :
– Il refuse d’être hospitalisé, il lui faut donc de
l’aide.
– Pourquoi moi ?
– Parce que Madame est une intello et que ce vieux
fou a déjà rendu folles deux idiotes, ça devrait être
dans vos cordes !
– Ah bon !
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– Si t’as rien d’autre à dire, je considère que c’est
okay.
– Je devrai faire quoi ?
– Ménage, causette, courses, tea-time…
– Quels horaires ?
– On ne sait pas encore mais si tu conviens, ça
pourrait être full time !
Florence était dubitative. D’un côté le plaisir d’un
seul client au lieu de courir de maisons en maisons
pour nettoyer, faire les vaisselles sans échange de
paroles, mais de l’autre, la maladie et le danger de ne
pas se plaire si l’homme était désagréable. Que ferait-
elle s’il s’agissait d’un malotru ?
Son hésitation la desservit car son chef prit son
silence pour argent comptant et décida qu’elle était
d’accord. Il se leva pour notifier que l’entretien était
clos. Il était midi. Un chef, c’est à cheval aussi sur les
horaires, surtout quand il a faim.
Mais elle ajouta, en se levant à son tour :
– Mais pourquoi aurait-il massacré les autres ?
– Ça, j’en sais rien fifille, paraît qu’il est
foldingue !
Florence détestait cette façon de lui parler. Fifille,
fifille ! Imbécile, se dit-elle. Je t’en ficherai, moi, des
fifilles ! Elle repoussa la chaise. L’entretien était
terminé. Affaire classée.
– Je commence quand ?
– Vas-y après-midi, comme ça tu verras ce qu’il
veut !
Florence quitta le bureau, prit son sac, sa veste de
daim et sortit. L’air frais de mars lui piqua les joues.
Elle se dirigea vers un bistrot – il y en a aussi près des
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entreprises de services aux personnes – et commanda
un café. L’idée de s’occuper d’un moribond ne lui
plaisait pas du tout. Elle n’aimait pas l’odeur de la
maladie qui se transforme lentement en odeur de
mort, insidieusement. Elle n’aimait pas les couronnes
mortuaires, les têtes de circonstance, les familles qui
se déchirent sur l’héritage, les rancœurs, les adieux et
évidemment les regrets.
La mort était mortelle.
Elle n’était pas une femme de mort, elle était une
squaw.
Une squaw.
Elle fit la moue et se moqua d’elle-même. Tu
parles ! On ne pouvait pas dire qu’elle voyait
l’horizon dans l’appartement minable de son quartier
pitoyable avec son colocataire de tipi alcoolique et
coléreux. Pourquoi avait-elle souffert du
comportement de son père pour accepter les défauts
de son compagnon ? La vie nous ramène toujours aux
mêmes dilemmes, aux mêmes choix ou est-ce nous
qui choisissons toujours le même schéma ? Elle ne le
savait pas mais n’arrivait pas à se résoudre à quitter
Josh. En fait, elle réagissait exactement comme elle
avait vu faire sa propre mère : elle attendait qu’il
arrête de boire. Elle voulait qu’il la choisisse, elle !
Elle ne voulait voir que les moments où il était gentil
et refusait de regarder en face, ceux, de plus en plus
nombreux, où il était odieux. Elle avait peur de s’en
vouloir, après. Elle avait peur de ses colères, elle avait
peur de reprendre la route mais elle avait peur de le
laisser. Parce que là, elle voyait très bien les rames
qui flottaient derrière la barque. Sauf que quand elle
tentait de les lui rendre, il les lui jetait au visage ! Il
faut être deux pour s’en sortir à deux, se disait-elle,…