dieu, le monde, le texte, article litt 0047-4800 1993 num 90-2-2643

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Didier Anzieu Dieu, le monde et le texte In: Littérature, N°90, 1993. Littérature et psychanalyse : nouvelles perspectives. pp. 102-107. Abstract A long-lost parable of creation turns up ; its elucidation is in full swing when a document of documents is found and complicates the issues... Citer ce document / Cite this document : Anzieu Didier. Dieu, le monde et le texte. In: Littérature, N°90, 1993. Littérature et psychanalyse : nouvelles perspectives. pp. 102-107. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1993_num_90_2_2643

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Dieu, Le Monde, Le Texte

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  • Didier Anzieu

    Dieu, le monde et le texteIn: Littrature, N90, 1993. Littrature et psychanalyse : nouvelles perspectives. pp. 102-107.

    AbstractA long-lost parable of creation turns up ; its elucidation is in full swing when a document of documents is found and complicatesthe issues...

    Citer ce document / Cite this document :

    Anzieu Didier. Dieu, le monde et le texte. In: Littrature, N90, 1993. Littrature et psychanalyse : nouvelles perspectives. pp.102-107.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1993_num_90_2_2643

  • Didier .Ancien, Paris

    CTION

    DIEU, LE MONDE ET LE TEXTE

    Dieu dormait. Malgr de vagues efforts, il n'avait pas assez mauvaise conscience pour se rveiller compltement. Il dormait sinon depuis toujours du moins depuis trs longtemps, la chose tant difficilement mesurable car le temps n'avait pas encore t invent. Il dormait disons depuis dix millions d'annes -sans-

    lumire. On se rappelle en effet qu'il y eut d'abord des annes-sans- lumire, o l'on ne voyait rien, ce qui ne prouvait pas que rien n'existt. Puis, avec l'invention de la lumire, on se mit compter par annes-lumires. Il semble bien que les anciennes annes-sans- lumire s'coulaient plus rapidement que les nouvelles annes- lumire. L'interdit fait au temps de dpasser la vitesse de la lumire, cet interdit archaque, nanmoins ncessaire au monde pour se dployer, ne fut pas reconnu dans les diverses parties du Tout. Dieu rsidait dans un de ces sites protgs, o il pouvait dormir, comme il a t dit en commenant, sans trop de mauvaise conscience.

    Dieu donc dormait ; son prpos aux affaires extrieures s'ennuyait. 11 n'y avait rien dire ni faire. En attendant le rveil de son matre, le prpos allait et venait. Il faisait les cent pas et tournait en rond, double activit qui nous parat maintenant difficile obtenir simultanment, mais qui cette poque d'avant toutes les poques ne posait pas grand problme, car l'espace n'avait pas encore t invent et qu'en dehors du prpos il n'y avait pas grand monde pour se poser des problmes. C'tait surtout dans sa tte que le prpos, qui tait en fait un prsuppos, allait et venait. Le monde encore inexistant faisait mal la tte du prsuppos auquel la situation devenait de plus en plus intolrable. Comment se dplacer dans un espace qui n'existe pas ? Par quel bout le prendre ? Comment entrer en contact avec lui ? A quoi pourrait-il bien servir ? Ces questions rendaient malade ou fou le prpos et s'il avait eu un mdecin dans cette partie protge du Tout, il l'et coup sut: consuu. Mais les shamans ne furent cres qu'un peu plus tard.

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  • Littrature et psychanalyse

    C'est un cauchemar qui rveilla Dieu moiti, dtail qui explique qu'il ne se rendit pas bien compte sur le moment de ce qu'il fit. Il rva que le prpos se fchait, s'approchait, le secouait et lui criait l'oreille : Bon dieu, fais quelque chose . Dieu fut si surpris qu'il prit au pied de la lettre ce qui lui tait demand. Il confondit d'autant plus facilement le mot et la chose qu'alors leur distinction n'avait pas encore t clairement tablie en raison du manque universel de clart. Dieu sursauta et moiti rvant, moiti conscient, il dcida de faire la lumire sur la situation et il ouvrit un il : la lumire existait.

    O blouissement, inquitante tranget ! partir de l, la vie divine fut un cauchemar veill. Dieu

    prononait-il un mot ? Aussitt la chose tait. Les tants devenaient des existants. C'tait d'autant plus effrayant qu'au dbut, faute d'entranement et de vigilance, Dieu disait peu prs n'importe quoi. Des tres apparaissaient dans une obscure clart. Des astres s'allumaient et s'parpillaient en courant en vain aprs la lumire. La Terre se surpleuplait de personnages.

    Le prpos observait tout cela d'un esprit inquiet. Il mditait dans son for intrieur et se disait que le sommeil des dieux engendre des monstres. Une fois crs les hommes, il pensa qu'il fallait qu'ils fussent les derniers monstres, il prit son courage deux mains et se souvenant d'Aristote, il intervint auprs de la puissance cleste et la complimenta d'avoir administr la preuve qu'elle tait puissante non seulement en puissance mais en acte. Ceci dit, il invita Dieu s'allonger, s'arrter de parler, refermer les yeux, s'abstenir de penser, se refaire des forces et se rendormir aprs avoir confi aux humains frais moulus la tche de parachever la cration.

    Dieu s'aperut que pour retrouver le sommeil, il lui fallait dsinvestir le monde qu'il avait tir de sa propre chair. Il rflchit qu'il avait donn corps de nombreuses cratures et fait un emploi suffisamment bon de sa propre surabondance d'tre par laquelle il et risqu de se sentir catastrophiquement dbord s'il n'avait habit et habill tant d'tres de ses surplus. Mais la perspective de leur passer la main et de les voir vivre une vie indpendante lui tait dsagrable. L'ide lui vint de partager l'espce humaine en hommes et femmes, chaque demi-humain passant sa vie chercher sa moiti correspondante, s'emptrant dans des conflits, balanant de nuit comme de jour entre l'illusion et la douleur, maudissant ou suppliant en vain le Crateur qui ne bougerait pas le petit doigt et qui s'envelopperait dans une satisfaction maligne propice l'endormissement.

    Dieu dort depuis. Il dort pour l'ternit. Il peut dormir ainsi car il a l'impression de suffire soi-mme. Il s'prouve indiffrent tout autre tre que lui et il jouit de sa propre plnitude, avec un

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  • I "ic //on

    prpos aux affaires extrieures qui rgle les questions d'intendance. Par contre sur terre les humains et les humaines s'aiment et se hassent les uns les autres ; ils et elles connaissent des sommeils provisoires, des rves irralisables, des religions sans vraie lumire, avec, parfois, des artistes ou des shamans qui les enchantent un instant de leurs allgories, et qui leur racontent la bont cleste et la mchancet terrestre.

    II

    Tel est le document brut, rcemment dcouvert dans les Archives de l'Inconscient et qui pose de redoutables problmes de datation, de traduction et d'assignation. Le synode de nos vques a pens qu'il s'agissait d'un rouleau secret de la Gnose, enterr l au temps des perscutions, en attendant des jours meilleurs. Un de nos plus brillants psychanalystes a mis l'hypothse qu' l'instar des thories sexuelles infantiles, il existerait des thories thologiques infantiles dont on aurait l une expression populaire. Les vques ont ragi en condamnant la notion mme de thologie infantile. Ils ont raffirm la doctrine traditionnelle des pres grecs : Dieu est Personne ; son systme sacr consiste voir tout d'un Oeil unique ; de l rsulteraient les pripties les plus aveuglantes de l'Odysse divine. Les smioticiens se sont interrogs sur la spcificit inconsciente du texte. Est-il informatif ou pragmatique ou ludique ? Est-il narratif titre indicatif, ou impratif, ou imparfait, ou seulement conditionnel ? Serait-ce le journal intime dict par Dieu son suppos scribe ? Ou la transcription d'une confession gnrale de Dieu enregistre son insu par l'oreille dudit prpos ? S'agit-il d'un mythe, d'un conte, d'un pastiche, d'une fable, d'un dogme, d'un dlire, d'un exercice de style, d'un systme de cration ? Convient-il mme de comprendre ce document manuscrit en termes de sens ou son intentionnalit ne viserait-elle pas rendre ridicule le concept mme de sens ? Le Bureau de l'association regroupant les hermneutes, les exgtes, les paraphraseurs, les connotateurs dnotativistes s'est runi avec les philosophes spcialistes de la Glose. Ils se sont mis d'accord pour rsumer ce document en deux noncs latents dont l'encodage a gnr le texte manifeste : Etre Dieu, c'est se sentir bien dans sa propre peau et y trouver le bonheur ; tre homme c'est chercher tre bien dans la peau d'un ou d'une autre et c'est le dbut de tous nos malheurs.

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    Quant moi, je sais que ce texte fut crit sur les ruines d'une grande douleur. Mais je garde secrte son origine.

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  • Littrature et psychanalyse

    IV

    En ce lieu qui ne figure sur aucune carte, les dieux ne dorment jamais. Ils chappent la diffrence des jours et des nuits, celle des saisons. Non qu'ils y soient insensibles : les mmes rveries leur reviennent certaines heures, certaines dates, car la rverie est leur activit principale. Ce sont d'ailleurs ces retours rguliers de certaines visions qui les renseignent sur l'heure ou les dates propres aux choses de dehors. En fait le monde du dehors est devenu pour eux un monde sans choses. Ils vivent dans les ruines d'une ville dont le souvenir de l'origine s'est perdu, une ville plutt inacheve d'emble qu'use par l'rosion du temps. Mais de telles questions l'origine, l'inachvement, l'rosion ne les concernent pas. Chaque rsident a son arc, sa colonne, sa vote, sa cage d'escalier, il y trouve abri et appui, suffisamment proche et spar de ses compagnons. Entre les pierres coulent de multiples sources auxquelles ils s'abreuvent yeux ferms pour ne pas tre distraits par la vue de leur image. Des arbres sauvages leur fournissent racines, feuilles et fruits comestibles qu'ils consomment avec parcimonie. Un ocan de sable entoure les ruines. Personne ne s'aventure plus le traverser. Ces dieux taient sans doute autrefois des hommes, architectes et maons, sans femmes parmi eux, venus construire une cit qu'ils rvaient diffrente au milieu du dsert. Trouvant l un climat gal et sec, favorable au dpouillement intrieur, protg des envahisseurs par les bosses et les creux successifs des dunes, ils s'installrent, arrtant la construction, le temps, la vitesse, l'expansion, le vieillissement et les changes, conomisant leur corps au profit d'une activit continuelle de l'imagination. Un temps circulaire qui se rptant s'annule, un espace vide qu'ils pouvaient habiller d'une infinie varit de paysages, une multitude de villes concevables partir de ces fragments de brique et de marbre : les conditions taient runies pour tenter de devenir immortels par leurs fictions, ou, ce qui revient au mme, pour tenter la fiction de devenir immortels. Pauvret du corps, pauvret de l'environnement, pauvret du compagnonnage formaient d'tranges rseaux de correspondances o s'ternisaient leur nudit et leur nullit.

    A tour de rle, chaque nouvelle lune, l'un d'eux fait le tour des solitaires et recueille les parchemins o ceux-ci ont not leurs rveries une des rgles fondatrices de leur socit les oblige crire, pour s'en dlivrer, les reprsentations dont le flux parasiterait leur esprit. Le prpos entasse ces brouillons en un bcher dont les flammes illuminent la nuit claire et symbolise, devant le cercle des aspirants, une tape ncessaire dans l'accs la vie spirituelle, celle des penses irreprsentables : seul exercice o la collectivit est

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  • / 'id ion

    prsente dans son ensemble et o elle clbre, par l'autodaf des crits, le sacrifice des images frappes de l'interdit salvateur de se forger des reprsentations.

    C'est pourquoi les devenants dieux n'ont plus besoin de dormir, de rver, de s'aimer, de se battre, de se reproduire. Ils deviennent des dieux en devenant ce dsert qui les encercle, ces ruines qui les soutiennent, cette dessication qui rduit leur corps une simple peau.

    A chaque sicle ou millnaire, il arrive que le prpos au ramassage transgresse le troisime interdit l'interdit de lire dans la pense d'autrui et qu'il jette un coup d'oeil clandestin sur les pages remises par ses coreligionnaires. Les immortels en devenir sortent de leur passivit et de leur solitude. Ils s'unissent pour mettre mort le tratre tant qu'il est encore mortel et cet acte les fortifie et les rjouit pour cent ans, pour mille ans.

    V

    Les interprtes patents se penchent sur ce nouveau document extrait des Archives de l'Inconscient. Les laques procdent une lecture nietzschenne : les dieux sont crs par les pauvres en raction l'universelle pauvret. Les religieux se rclament de Bergson et argumentent l'inverse : Dieu est venir, au point de convergence des hommes qui se font dieux et des dieux qui se font hommes. Les psychanalystes freudiens dcrivent un transfert de pauvret ; les psychanalystes lacaniens prnent une ascse sans fin. Un troisime parti se rfre Borges. L'impuissance dormir des hommes-dieux du dsert est la figuration d'une thorie de la littrature, comme activit achronique et atopique. Les dconstruc- tivistes s'opposent sur ce point aux borgsiens : c'est le rien thorique qui fonde la littrature comme praxis impossible de cration du rien textuel. Ils dveloppent la fiction d'une pure littrature, la fois idale et raliste, sans crature, sans crateur, sans action, sans description, sans transaction, une littrature de dsert o les existants sont des non-actants, au risque de se dcouvrir non-tants. Ainsi vont les dsaccords entre nos savants crivains. Les uns commencent par Dieu. D'autres continuent par l'homme. Les derniers terminent par le texte.

    VI

    Douleur de l'criture, de la lecture. Douloureuse connaissance de la douleur.

    Deux grandes illusions littraires pour y parer. Trouver les mots qui font croire la prsence des choses espace, temps, tre,

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  • Littrature et psychanalyse

    images - . Faire disparatre les choses sous les mots et faire apparatre leur non-tre dans le silence entre les mots.

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