de l'écologie à l'écosophie: l'intuition de raimon panikkar

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HAL Id: tel-02314837 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02314837 Submitted on 14 Oct 2019 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. De l’écologie à l’écosophie : l’intuition de Raimon Panikkar Juan Carlos Valverde Campos To cite this version: Juan Carlos Valverde Campos. De l’écologie à l’écosophie: l’intuition de Raimon Panikkar. Religions. Université de Strasbourg, 2016. Français. NNT : 2016STRAK007. tel-02314837

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Page 1: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

HAL Id: tel-02314837https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02314837

Submitted on 14 Oct 2019

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

De l’écologie à l’écosophie : l’intuition de RaimonPanikkar

Juan Carlos Valverde Campos

To cite this version:Juan Carlos Valverde Campos. De l’écologie à l’écosophie : l’intuition de Raimon Panikkar. Religions.Université de Strasbourg, 2016. Français. �NNT : 2016STRAK007�. �tel-02314837�

Page 2: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

ÉCOLE DOCTORALE DE THEOLOGIE ET SCIENCES RELIGIEUSES

Théologie protestante

THÈSE présentée par :

Juan Carlos VALVERDE CAMPOS

soutenue le : 7 octobre 2016

pour obtenir le grade de : Docteur de l’université de Strasbourg

Discipline / Spécialité : Philosophie de la religion.

De l’écologie à l’écosophie.

L’intuition de Raimon Panikkar.

THÈSE dirigée par :

Monsieur ROGNON, Frédéric Professeur, université de Strasbourg

RAPPORTEURS :

Madame LARRERE, Catherine Professeure, université Paris I, Panthéon-Sorbonne

Monsieur BOURG, Dominique Professeur, université de Lausanne

AUTRES MEMBRES DU JURY :

Madame VINEL, Françoise Professeure, université de Strasbourg

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Page 4: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

Juan Carlos VALVERDE CAMPOS

De l’écologie à l’écosophie.

L’intuition de Raimon Panikkar.

Résumé

La crise environnementale a bouleversé la vie de l’homme et toutes ses activités. L’écologie a

essayé de trouver des solutions aux problèmes qui nous assaillent, mais elle reste toujours dans

le même logos qui nous a mis dans ces difficultés. La théologie, quant-à elle, s’est intéressée

depuis peu de temps à cette question. Elle a répondu aux reproches qui lui ont été adressés avec

une théologie renouvelée de la création. Notre auteur, Raimon Panikkar, propose de compléter

cette approche avec une nouvelle théologie trinitaire. C’est ce qu’il a appelé l’« intuition

cosmothéandrique » qui établit une relation étroite et constitutive entre Dieu, l’homme et le

cosmos. Cette intuition implique de prêter une attention particulière à la sagesse. Il s’avère

donc urgent que l’écologie chemine de pair avec l’écosophie. Dans ce but, il conviendrait que

l’homme cultive les vertus qui lui permettront de retrouver son lien avec les autres dimensions

de la réalité. Cette nouvelle approche a deux corollaires fondamentaux : une éthique et une

théologie politique écosophiques, que nous nous proposons de développer pour prolonger la

pensée de Panikkar.

Mots-clés

Ecologie, écosophie, théologie de la création, théologie trinitaire, logos, sagesse, mythe,

éthique, vertus, politique.

Abstract

The environmental crisis has disrupted the lives and activities of man. The ecological movement

has proposed solutions to the problems we face, but it always uses the same Logos that got us

into these difficulties. Theology, however has focused on this question only recently. It

answered to criticisms with a renewed theology of creation. Our author of interest, Raimon

Panikkar, proposes to complement this approach with a new Trinitarian theology. What he

called the “cosmotheandric intuition” establishes a constitutive close relationship between God,

man and the cosmos. This intuition means paying special attention to wisdom. It is therefore

urgent that ecology walks hand in hand with ecosophy. To this end, mankind ought to cultivates

the virtues that will allow it to reconnect with the others dimensions of reality. This new

approach has two fondamental corollaries : an ecosophical ethics and a ecosophical political

theology, that we intend to develop in order to prolong on Panikkar’s thought.

Keywords

Ecology, Ecosophy, Theology of creation, Trinitarian theology, Logos, Wisdom, Myth, Ethics,

Virtues, Politics.

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A mes très cher(e)s

Eileen Larissa, Jorge Eduardo

et Ana Gilda ;

pour leur amour inconditionnel et désintéressé,

ils sont ma raison de vivre.

A ma mère ;

pour ses luttes et ses fatigues,

pour le don précieux de la vie qu’elle m’a transmis.

A la mémoire de mamá Nina, ma grand-mère ;

pour la sagesse et l’art de vivre qu’elle nous a appris.

Au Maître de la Vie ;

qui m’a tant donné !

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Remerciements

La reconnaissance est la mémoire du coeur.

(Hans Christian Andersen)

Je tiens à adresser mes plus vifs remerciements à Frédéric Rognon, mon directeur de

thèse ; sa compétence, sa disponibilité, sa qualité humaine et ses remarques toujours pertinentes

m’ont beaucoup appris. C’est un trésor qui restera toujours un moteur dans ma vie.

Je remercie les membres de mon jury : Mesdames Catherine Larrère et Françoise Vinel,

Messieurs Dominique Bourg et Frédéric Rognon. Soyez assurés de mon estime et de ma

profonde gratitude.

J'associe à ces remerciements tous ceux et celles qui ont mis à ma disposition les moyens

et les conditions nécessaires pour mener à bien ce travail de recherche ; des ami(e)s : Agnès

Delorme, Monsieur et Madame Seigneur, Monsieur et Madame Chapeau, Monsieur et Madame

Truchot, Monsieur et Madame Simon, Monsieur et Madame Girault, Pe. Luc Lalire, Pe. Jean-

François Desclaux ; mais aussi des institutions publiques et privées : Agence française pour la

promotion de l’enseignement supérieur (Campus France), Adveniat Allemagne, Université

Nationale du Costa Rica, en apportant un soutien moral et spirituel, mais aussi financier.

Je suis infiniment reconnaissant à toute ma famille – notamment à ma chère épouse –

pour son soutient et sa patience envers moi durant cette longue « absence » et pour son

enthousiasme à l’égard de mes recherches. Cet encouragement a été pour moi un élan

extraordinaire.

Un grand merci aux personnes formidables que j’ai rencontrées et qui ont pris le temps

de corriger ce manuscrit : Madame Micheline Rollin, Monsieur Marc Haug, Monsieur et

Madame Vaudour, Agnès Delorme, Marc-André Delsuc, François Hohwald ; leur générosité a

été un signe évident de solidarité, d’amour et de gratuité dans une société où tout se vend et

s’achète.

Mes remerciements vont enfin aux thésards de la faculté de théologie protestante, tout

particulièrement aux membres de l’équipe de recherche du C.S.R.E.S., pour la bonne ambiance

et les moments passés ensemble.

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SOMMAIRE

SOMMAIRE .................................................................................................................................................... 11

INTRODUCTION GENERALE ............................................................................................................................ 15

PREMIERE PARTIE :

« MISE EN CONTEXTE » .................................................................................................................................. 51

CHAPITRE 1. LA NAISSANCE D’UNE DISCIPLINE. .............................................................................................. 58

CHAPITRE 2. DE L’ECO-LOGIE … ....................................................................................................................... 84

CHAPITRE 3. … A L’ECO-SOPHIE. ................................................................................................................... 160

DEUXIEME PARTIE :

« L’INTUITION COSMOTHEANDRIQUE ET L’ECOSOPHIE » ............................................................................. 189

CHAPITRE 1. R. PANIKKAR ET LA « DEEP ECOLOGY ». .................................................................................... 195

CHAPITRE 2. CRISE DE L’HISTOIRE ET CRISE ECOLOGIQUE .............................................................................. 215

CHAPITRE 3. PRESUPPOSES ET FONDEMENTS ............................................................................................... 236

CHAPITRE 4. L’INTUITION COSMOTHEANDRIQUE .......................................................................................... 288

TROISIEME PARTIE :

L’APPORT ETHIQUE DE R. PANIKKAR ET SES PROLONGEMENTS. « POUR UNE ETHIQUE ECO-THEO-

SOPHIQUE » ................................................................................................................................................. 331

CHAPITRE 1. UNE NOUVELLE ETHIQUE EN THEOLOGIE ? ................................................................................ 338

CHAPITRE 2. PRESUPPOSES DE L’ETHIQUE « ECO-THEO-SOPHIQUE » ............................................................. 373

CHAPITRE 3. PROPOSITION D’ETHIQUE ECO-THEO-SOPHIQUE ....................................................................... 409

QUATRIEME PARTIE :

L’APPORT POLITIQUE DE R. PANIKKAR ET SES PROLONGEMENTS. « POUR UNE POLITIQUE ECO-THEO-

SOPHIQUE » ................................................................................................................................................. 471

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CHAPITRE 1. UNE NOUVELLE THEOLOGIE POLITIQUE ? .................................................................................. 477

CHAPITRE 2. LES PRESUPPOSES DE LA POLITIQUE « ECO-THEO-SOPHIQUE » ................................................. 507

CHAPITRE 3. UNE ALTERNATIVE A LA POLITIQUE MODERNE. LA POLITIQUE « ECO-THEO-SOPHIQUE ». ......... 571

CONCLUSION GENERALE .............................................................................................................................. 621

GLOSSAIRE DES MOTS PANIKKARIENS .......................................................................................................... 653

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................................................................................. 661

TABLE DES MATIERES ................................................................................................................................... 695

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1Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur les bords de la mer de

Tibériade. Voici comment il se manifesta. 2Simon-Pierre, Thomas qu'on appelle

Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et deux autres disciples

se trouvaient ensemble. 3 Simon-Pierre leur dit : « Je vais pêcher. » Ils lui dirent : «

Nous allons avec toi. » Ils sortirent et montèrent dans la barque, mais cette nuit-là,

ils ne prirent rien. 4 C'était déjà le matin ; Jésus se tint là sur le rivage, mais les

disciples ne savaient pas que c'était lui. 5 Il leur dit : « Eh, les enfants, n'avez-vous

pas un peu de poisson ? » - « Non », lui répondirent-ils. 6 Il leur dit : « Jetez le filet

du côté droit de la barque et vous trouverez. » Ils le jetèrent et il y eut tant de

poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener. 7 Le disciple que Jésus aimait dit

alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Dès qu'il eut entendu que c'était le Seigneur,

Simon-Pierre ceignit un vêtement, car il était nu, et il se jeta à la mer. 8 Les autres

disciples revinrent avec la barque, en tirant le filet plein de poissons : ils n'étaient

pas bien loin de la rive, à deux cents coudées environ. 9 Une fois descendus à terre,

ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain. 10 Jésus

leur dit : « Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre. » 11 Simon-

Pierre remonta donc dans la barque et il tira à terre le filet que remplissaient cent

cinquante-trois gros poissons, et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. 12

Jésus leur dit : « Venez déjeuner. » Aucun des disciples n'osait lui poser la question

: « Qui es-tu ? » : ils savaient bien que c'était le Seigneur. 13 Alors Jésus vint ; il

prit le pain et le leur donna ; il fit de même avec le poisson. 14 Ce fut la troisième

fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu'il s'était relevé d'entre les

morts.

Jn 21, 1-14

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INTRODUCTION GENERALE

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Le véritable voyage, ce n'est pas de parcourir le

désert ou de franchir de grandes distances sous-

marines, c'est de parvenir en un point exceptionnel où

la saveur de l'instant baigne tous les contours de la vie

intérieure.

(Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince)

1. Cadre général

« Vives bien si piensas en los demás » (Tu vis bien si tu penses aux autres), dit le dicton

espagnol que nos aïeux ne cessaient jamais de nous répéter. Car il n’y a rien de plus satisfaisant

que de donner un coup de main à quelqu’un. Avoir le temps de s’arrêter pour aider quelqu’un

qui a besoin de soins, cela aide à voir plus clairement que la vie est un don en soi. Se savoir

utile, se savoir un chaînon important de la chaîne de la Vie donne un sens à la vie. Vivre non

pas pour avoir, mais pour donner. Mais cela est devenu dans la société actuelle, soit un travail

plus ou moins rémunéré, soit une vertu.

Tous nos contemporains attendent en outre avec impatience le moment d’aller se

ressourcer dans la nature.1 Car la mer, les lacs, les rivières, les fleurs, les oiseaux, les arbres,

galoper à cheval ou simplement marcher vers les sommets d’une montagne sont une source

intarissable de vie. Mais, quelle contradiction ! L’être humain est aussi en train de réduire à

néant l’utérus d’où il est sorti et qui lui a donné la vie, la source de toute Vie.

1.1 Problématique et justification

Beaucoup de rapports le constatent : la terre souffre d’une terrible et dangereuse maladie

qui pourrait mettre en péril la vie tout entière. Le 5 novembre 2015, le Brésil a été frappé par

ce qui est maintenant considéré comme la pire catastrophe écologique de son histoire. Il s’agit

de la rupture de deux barrages miniers qui auraient libéré des dizaines de milliers de mètres

cubes de boue polluée. Cette coulée de boue s’est frayé un chemin vers l’océan, provoquant un

désastre sur les écosystèmes. Mort et disparition de centaines de personnes et d’animaux ; une

ville littéralement rayée de la carte ; plus de 500.000 personnes privées d’eau pour les

approvisionnements domestiques et agricoles ; des barrages et des usines de captation à l’arrêt

à cause des déchets flottants et des tonnes de poissons morts. D’après les experts, par sa quantité

1 Nous sommes bien conscients du dualisme « nature-homme » du langage écologique.

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et sa composition, cette vague de boue aurait affecté toute une région pour au moins les cent

prochaines années.

Des exemples de ce type, similaires ou pires encore, ont tendance à se multiplier de jour

en jour. Les mass media nous les montrent quotidiennement. Un regard trop pessimiste

pourrait faire croire que l’être humain ne semble plus être capable de mesurer ni de maîtriser

ses actes. Et pourtant, bien des actions d’un autre genre surgissent aussi tous les jours, un peu

partout dans le monde, dans le but de vivre en harmonie avec la nature (bien que cette

expression soit déjà en elle-même une contradiction puisque les êtres humains font partie de la

nature) : villages écologiques alternatifs, agriculture biologique, énergies renouvelables ou éco-

énergies, alimentation écologique, voire aussi une médecine écologique. Ces actions ont

tendance à se généraliser alors qu’auparavant elles étaient plutôt isolées. Cela pourrait faire

sans doute penser qu’un changement est en train de se produire. On pourrait donc se poser la

question : l’homme contemporain serait-il témoin d’un changement de paradigme ou d’une

nouvelle vision du monde ? Serait-il témoin de la naissance d’une nouvelle époque ? Ce qui

est certain c’est que l’histoire n’est pas statique, elle est dynamique. L’homme évolue, il

change, il cherche, il tâtonne, il n’est jamais satisfait, il ne s’arrête jamais dans la recherche de

plus de bonheur. Il a besoin de grandir. Cela fait partie de sa nature. Dans cette quête

incessante, l’homme est dans la possibilité de construire, mais aussi de détruire, parfois à son

insu ou de manière inconsciente. Les bouleversements écologiques auxquels nous assistons

semblent avoir accéléré un processus qui s’est amorcé bien avant eux. Il est évident que les

traces de la phase antérieure ne disparaissent pas complètement, il est même fort probable que

cette éventuelle nouvelle période ne soit pas simplement la disparition ou l’annihilation totale

de celle qui l’a précédée, mais le produit d’une fusion. Nous sommes tous en effet le fruit d’une

heureuse et, parfois aussi, fortuite alliance. Le vieux et le nouveau génèrent un nouveau produit.

L’homme s’est très tôt rendu compte que tous les organismes vivants interagissent avec

leur milieu ambiant. Les plantes prennent de leur milieu ce dont elles ont besoin pour vivre. Il

en va de même des animaux, y compris bien entendu des hommes eux-mêmes. Ils ont besoin

les uns des autres. La disparition de l’un peut signifier la mort de l’autre. Et pourtant, ce n’est

que très tardivement que l’on a vu naître la discipline académique qui se charge de telles études.

Malgré cette interaction et ce besoin les uns des autres, il est également bien connu que l’homme

s’est compris comme ayant une place privilégiée dans le concert de l’existence et s’est peu à

peu éloigné de son Sitz im leben. Sa capacité de penser, de se penser, de penser ses actes et son

histoire, mais aussi sa capacité de parler, lui ont fait croire qu’il était différent. Il s’est construit

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19

un piédestal sur lequel il est monté sans honte, il s’est octroyé à lui-même un grade supérieur.

Il s’est peu à peu séparé des autres créatures. Il s’est construit un monde pour lui seul et, de

temps en temps, il part en voyage rendre visite au lieu qui l’a vu naître. Il revient sur ses pas et

cherche le terreau qui l’a nourri et qui lui a donné les forces pour s’envoler vers d’autres

mondes. Mais, il n’y a peut-être pas de tels autres mondes ! Il n’y a peut-être qu’un seul

monde !

Bien des auteurs alimentent aujourd’hui l’idée, de plus en plus répandue, d’une sagesse

de la terre, d’un esprit universel, d’une intelligence globale. Nous ferions partie d’un tout

inséparable, bien organisé et autorégulé. Ce tout serait régi par une sagesse implicite et inscrite

dans tous les êtres. Il n’y aurait pas ainsi un seul être qui ne soit pas vivant. David Fideler le

dit en ces termes : « Dans le corps galactique, les étoiles-cellules durent plus longtemps, mais

lorsqu’elles meurent dans le flash brillant de l’explosion d’une supernova, elles donnent

naissance à de nouvelles formations stellaires comme les croassements et les grincements d’un

organisme galactique qui déploie ses modèles de vie au cours des éons. Comme des créatures

vivantes sur Terre, la Voie lactée est un système auto-organisé et autorégulé avec son propre

métabolisme et son propre patron de vie »2, si bien que « nous commençons à réaliser que la

vie elle-même ne peut être comprise que comme une partie d’un plus grand processus évolutif

cosmique – un processus évolutif qui possède son propre patron métabolique finement réglé ».3

Le philosophe norvégien, Arne Næss, le croit aussi : « Nous ne devenons pas plus petits au

motif que nous nous situons dans la Voie lactée, aussi longtemps du moins que nous prenons

conscience de participer à quelque chose de grand. Notre participation ne semble pas être moins

importante que celle de n’importe quelle autre forme de vie. La vie peut avoir un bel avenir et

nous pouvons y prendre part. Au regard des possibilités cosmiques et de ce que nous en apprend

la science, il ne semble y avoir rien d’aberrant à faire l’hypothèse du développement d’une

conscience embrassant l’univers tout entier ».4 Il y aurait donc quelque chose de plus grand qui

nous échappe mais dont nous ferions tous partie.

Dans le premier récit de création du livre de la Genèse (1, 26-29), nous lisons : « Dieu

dit : ‘Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons

de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent

sur la terre !’ Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il

2 D. Fideler, Restoring the Soul of the World. Our Living Bond with Nature’s Intelligence. Vermont : Inner

Traditions, 2014, p. 197. 3 Idem. 4 A. Naess, Ecologie, communauté et style de vie. Paris : Editions Dehors, 2008, p. 303-304.

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les créa. Dieu les bénit et Dieu leur dit : ‘Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et

dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la

terre !’. Dieu dit : ‘Voici, je vous donne toute herbe qui porte semence sur toute la surface de la

terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture ». Après le récit du

déluge (Gn 9, 1-2), l’auteur sacré ajoute : « Dieu bénit Noé et ses fils, il leur dit : ‘Soyez féconds

et prolifiques, remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre

et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont

livrés entre vos mains’ ». Les lecteurs peu assidus du texte biblique qui en sont restés là, ont

compris que Dieu donnait à l’homme l’autorité de tout faire vis-à-vis de la nature. L’homme

devenait le maître et seigneur de tout ce qui existe, autorisé à en faire ce qu’il voulait. D’autres

textes moins fréquentés complètent cette première approximation. Le livre de Sagesse (Sg 9,

1-4a ; 10, 1-2) parlant toujours de la création dit : « Dieu des pères et Seigneur miséricordieux

qui as fait l’univers par ta parole, formé l’homme par ta Sagesse afin qu’il domine sur les

créatures appelées par toi à l’existence, qu’il gouverne avec piété et justice, et rende ses

jugements avec droiture d’âme, donne-moi la Sagesse […]. Par elle, le premier formé, père du

monde, fut gardé avec soin après avoir été créé solitaire. Puis elle l’arracha à sa propre

transgression et lui donna la force de maîtriser tout ».

Si le premier texte semble donner une place privilégiée à l’être humain au cœur de la

création et pourrait confirmer la domination de l’homme par rapport aux poissons de la mer,

aux oiseaux du ciel et à toute bête de la terre, le second confirme la domination de l’homme

accompagnée cette fois-ci de la crainte. Finalement, le livre de la Sagesse complète le panorama

en disant que l’homme fut créé par la Sagesse divine et que c’est dans cette Sagesse qu’il a été

invité à gouverner l’œuvre de Dieu. Or, la sagesse de la terre ne serait autre chose que vivre

selon cet esprit, c’est-à-dire vivre en se sachant un membre de plus de cet ensemble, de cette

communauté de vie. La quête de la sagesse, de ce point de vue, ne consiste pas à s’isoler du

monde pour atteindre des sommets spirituels lointains et étrangers à la plupart des gens. Elle

consiste à se savoir dépendant et responsable des autres et à agir en conséquence.

Bref, l’homme a donc compris rapidement que tout ce qui existe est en interrelation.

Ceci marque la naissance d’une discipline aujourd’hui devenue une partie fondamentale de tout

discours politique, sociologique, philosophique, religieux, entre autres. Ce discours appelé éco-

logique, important sans doute, ne semble pas être suffisant pour un certain nombre d’auteurs.

Il faut plus qu’une logique, il faut aussi la sagesse. C’est la proposition faite par l’éco-sophie,

Page 20: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

21

c’est-à-dire l’idée d’une sagesse universelle pratique et nécessaire pour arriver à surmonter les

problèmes écologiques qui nous assaillent.

Nous prenons donc comme point de départ de cette recherche le fait qu’il y a une crise

écologique. L’homme se trouve aujourd’hui confronté à une réalité extrêmement difficile. La

planète semble bien être malade. Les manifestations de cette crise sont de plus en plus

évidentes : dégradation voire disparition de certains habitats, disparition de beaucoup

d’espèces, diminution de terres arables, dégradation des sols, réchauffement climatique,

pollution de l’air et de l’eau, surpopulation, déchets nucléaires et chimiques etc. Face à cette

situation d’urgence, l’homme a essayé plusieurs sorties. Il en a aussi cherché les causes. Qui

est le responsable de cette crise ? Est-ce la première fois qu’une pareille chose advient ?

Deux réponses ont vu le jour, presque en même temps. D’une part, les discours

écologiques et, d’autre part, les discours écosophiques. Les uns affirment qu’il y a bel et bien

une crise et que la raison humaine finira par trouver la solution, alors que les autres ne croient

plus que la seule raison suffise, il faut un changement plus profond. Il est vrai par ailleurs que

ce n’est pas la première fois que la planète est confrontée à une pareille situation. Des

catastrophes, il y en a toujours eu. Cependant, tout semble indiquer qu’elles deviennent de plus

en plus fréquentes à cause de l’action de l’homme. D’aucuns ont reproché au judéo-

christianisme d’être la religion la plus anthropocentrique, à l’origine alors de cette crise

écologique. D’autres pensent qu’il s’agit d’une crise anthropologique généralisée qui requiert

des réponses également radicales. L’auteur que nous souhaitons étudier dans cette recherche,

Raimon Panikkar, se joint à tous ceux qui pensent qu’il faut une vraie métanoia pour arriver à

inverser la situation. Plus de technologie ne garantit pas que le cœur de l’homme apprenne à

vivre dans le monde comme dans sa propre maison.

Personne n’est capable de se donner la vie, elle est reçue comme un don, gratuitement.

Elle n’a pas de prix non plus. Personne ne peut acheter une seule seconde de vie. Et pourtant,

les actions des hommes semblent mener bien droit vers la mort, vers la disparition des espèces.

Des animaux et des plantes fragiles ont déjà disparus à cause de l’action insoucieuse de

l’homme. Comment pouvons-nous assurer que les plus fragiles de l’espèce humaine ne vont

pas, eux-aussi, être anéantis ? Il n’y a en effet aucune garantie ! Ainsi s’exprime Arne Næss :

« Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes confrontés à un choix qui

s’impose à nous parce que la négligence avec laquelle nous avons laissé croître la production

des choses et la reproduction des êtres humains a fini par nous rattraper. Daignerons-nous nous

auto-discipliner et mettre en œuvre un plan raisonnable visant au maintien et au développement

Page 21: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

22

de la richesse de la vie sur Terre, ou continuerons-nous à gaspiller nos chances en abandonnant

le développement à des forces aveugles ? ».5 Voilà le défi auquel nous sommes aujourd’hui

confrontés. Il nous faut choisir entre la vie et la disparition. La société contemporaine que nous

avons vu naître et croître et dans laquelle nos enfants sont nés a mis l’accent sur l’accumulation

de capitaux, si bien que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. Il y a, de

surcroît, de moins en moins de riches et de plus en plus de pauvres et tout cela au détriment de

notre maison, la Terre. Un tel système ne semble pas répondre aux problèmes qui nous défient.

Le temps est devenu en outre un ennemi contre lequel il faut se battre. Il faut le maîtriser, le

dompter. Il avance inéluctablement bien malgré nous. La vie est devenue une course contre la

montre. Le futur est le seul horizon vers lequel tous se dirigent. C’est dans le futur que l’on

espère avoir une récompense à tous les efforts. Le système promet une vie meilleure après

quelques années de travail et d’efforts. Et l’on oublie de bien vivre le présent ! Voilà une autre

contradiction ! L’auteur que nous étudions est convaincu que les contemporains ne croient plus

aux promesses d’un futur meilleur faites par ce système. De toute façon, pour arriver à la

plénitude promise, il faut hypothéquer le futur faisant du moment présent une corvée. Peut-être

faut-il changer la vision du monde que nous avons ! Peut-être faut-il aussi réfléchir sur cette

notion du temps qui nous écrase !

Homme, qui es-tu ? D’où viens-tu ? Pourquoi es-tu là ? Quel est le sens de ta présence

sur Terre ? Le temps est sans doute venu de reprendre ces questions, vieilles comme

l’humanité. Lionel Hubert6 exprime bien le questionnement :

Qui donc es-tu ô homme, lancé dans l’infini ?

Que fais-tu accroché à cette boule ronde

Qui va courant sans fin vers un Dieu que tu nies,

Tandis que tu festoies sans te soucier des mondes ?

***

Qui donc es-tu, puissant, convaincu de ta force ?

Que fais-tu, arrogant, exploitant les petits ?

Ton air dominateur, qui des titres se corse,

Te suivra-t-il lorsque tu perdras l’appétit ?

***

5 A. Naess, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 51. 6 L. Hubert, Homme. Qui es-tu donc ? Paris : Ed. Fernand Lanore, 1988, p. 230-231.

Qui donc es-tu, chétif, accablé de souffrances ?

Que fais-tu, maladif, luttant contre la mort ?

A quoi te servira ta douloureuse errance,

Et cet accablement d’un aussi triste sort ?

[…]

Qui donc es-tu, savant, chercheur infatigable ?

Que fais-tu, absorbé par tes décryptements,

Si tout ce que tu trouves, ô mystère insondable,

Ne peut que nous conduire à l’enténèbrement ?

[…]

Page 22: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

23

Qui donc es-tu, ô homme, petit roseau fragile ?

Que fais-tu méditant sur ton triste destin ?

N’as-tu donc point compris, que ton corps fait

d’argile,

N’est qu’un masque éphémère, que tu perdras

demain ?

***

Qui donc es-tu, ô toi, créature immortelle ?

Que fais-tu, ici-bas, si ce n’est qu’une cure

Pour retrouver enfin, la nature si belle

Que tu perdis le jour, où tu sautas le mur ?

***

Car, je vais te le dire, ô homme, ce que tu es,

De l’Amour infini d’un tendre Créateur,

Et du brasier ardent, dont toute vie sortait,

Tu es une étincelle, mais aussi un acteur,

***

Tu es une étincelle, issu de ce brasier,

Aussi inextinguible que la source de Vie,

Mais pour qu’arde le feu, il lui faut respirer,

Et seul un pur Amour est l’air qui l’assouvit.

[…]

Ton âme est immortelle, ne le sais-tu donc point ?

Qui donc es-tu ô homme, ô tête sans cervelle,

Pour oublier ainsi que ton cœur est divin,

Et que ton devenir n’est fait que des merveilles ?

Le psaume 8 le dit aussi : « Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts, la lune et les

étoiles que tu as fixées, qu'est donc l'homme pour que tu penses à lui, l'être humain pour que tu

t'en soucies ? Tu en as presque fait un dieu : tu le couronnes de gloire et d'éclat ; tu le fais régner

sur les œuvres de tes mains ; tu as tout mis sous ses pieds : tout bétail, gros ou petit, et même

les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel, les poissons de la mer, tout ce qui court les sentiers des

mers » (Ps 8, 4-9). Et Nietzsche disait de l’homme qu’il est : « une corde tendue entre l’animal

et le surhomme, - une corde au-dessus d’un abîme ».1

L’homme s’est toujours posé la question de savoir qui il est. Dans cette quête, il s’est

reconnu comme étant un être doté de quelque chose de plus. Il sait pourtant qu’il n’est pas seul,

qu’il n’est pas un être isolé qui n’a pas besoin des autres. Il est sans doute un être privilégié, le

pont entre le ciel et la terre, le sommet de l’évolution. Mais aussi un être très fragile, le plus

fragile de tous les vivants. La crise écologique a donc relancé ce questionnement. Comment

est-il possible que l’homme soit arrivé au point où nous en sommes ? Quelle vision de l’homme

a été privilégiée ? Doit-on changer de direction ? Autant de questions que nous nous posons

et auxquelles il faudrait essayer de répondre dans cette recherche, sachant tout de même que

notre travail ne porte pas exclusivement sur la question anthropologique. Si la vie est l’horizon

dernier, comment doit-on définir l’homme ?

1 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : Société du Mercure de France, 1903, p. 14.

Page 23: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

24

La crise écologique a aussi été un moment propice pour que la théologie relance une

discussion importante, d’autant plus que le judéo-christianisme a été accusé de se trouver à

l’origine de cette crise. A ces reproches, les théologiens ont répondu de manière quasiment

unanime par une relecture des récits de la création de la Genèse. Il s’agissait de montrer qu’ils

n’invitent pas à la violence ou à la domination indiscriminée de la nature. Une mauvaise

interprétation des récits de création aurait pu sans doute donner lieu à de mauvaises pratiques.

Cela ne veut pas dire pour autant que les religions soient exemptes de toute faute. Elles se sont

chargées probablement de diffuser une lecture trop anthropocentriste de ces récits et une vision

de l’homme trop élevée et surdimensionnée. Etant fait à l’image et ressemblance de Dieu, il a

été considéré et promu comme le roi et le maître de tout. Il aurait donc pu se permettre de

construire et de bâtir, mais aussi de détruire, de casser et d’annihiler non seulement pour

atteindre ses buts mais aussi pour satisfaire ses désirs. La proposition de notre auteur apporte

une bouchée d’air frais qui nous semble essentielle dans ce domaine. Au lieu de s’isoler, l’être

humain a besoin de récupérer le sens de la communauté. La réalité est une, mais elle a été

fragmentée. Il faut donc ramasser les fragments et repenser la vie comme une unité. C’est le

principe qui a guidé notre recherche et qui devient notre hypothèse de travail.

La crise écologique semble exiger une réponse radicale qui tienne compte de toute la

réalité. Les problèmes environnementaux ont suscité deux perspectives complémentaires, celle

de l’écologie et celle de l’écosophie. Il semblerait, encore une fois, que les réponses apportées

par la perspective écologique ne soient plus suffisantes. Nous nous posons donc les questions

suivantes : Ne faut-il pas compléter l’écologie par une écosophie et faire en sorte que toutes

deux cheminent ensemble ? Ne doit-on pas, plus précisément, faire accompagner, voire

précéder, la théologie de la création, par une théologie trinitaire renouvelée ? Ne faudrait-il pas

affirmer avec J. Moingt qu’ « Il est donc urgent de repenser la création dans une perspective

trinitaire, pour qu’elle remplisse à nouveau le rôle de chemin de l’homme vers Dieu que lui

assigne la révélation, et de renouer à cet effet le lien entre l’acte créateur et les relations

d’origine qui structurent l’existence trinitaire de Dieu » ?1 Il apparaît que R. Panikkar, l’auteur

que nous étudierons dans cette recherche, répond positivement à ces questions, c’est le chemin

qu’il ose emprunter pour aborder cette problématique, celui de la théologie trinitaire qu’il

appellera « Intuition Cosmothéandrique ». Nous nous posons de surcroît la question : Quelle

est la contribution spécifique de R. Panikkar à la théologie dans le domaine des études

1 J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme. De l’apparition à la naissance de Dieu, t.II, vol. 1. Paris : Cerf, 2005, p.

294-295.

Page 24: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

25

environnementales ? Sa proposition est-elle une vraie alternative pour sortir de la crise

écologique ? Ces questionnements nous permettent de proposer l’hypothèse suivante :

L’intuition cosmothéandrique du théologien espagnol R. Panikkar apporte un

complément et une aide pertinentes et nécessaires à la théologie de la création,

dans le domaine de la crise environnementale, en introduisant la notion de

relations constitutives entre tous les êtres.

La théologie de la création a comme point de départ les récits de la création de la Genèse

(1, 1 – 2, 4a et 2, 4b-3). Dieu y est présenté comme le créateur du ciel et de la terre. Mais,

l’œuvre de Dieu n’est pas terminée. L’homme va être responsable de mener à terme cette

œuvre. La création devient ainsi le lieu par excellence de la créativité humaine. Dieu et

l’homme se rencontrent dans l’acte de création. Ainsi la théologie de la création devient-elle

une éthique de la création qui prête attention à l’action de l’être humain sur le monde. Le danger

consistant à donner une place privilégiée à l’homme, en faisant de lui l’intendant de cette œuvre

de Dieu, n’a pas été écarté pour autant.

Les théologiens essayeront de construire une éthique théologique bâtie sur une théologie

biblique de la création qui inviterait à contempler la nature comme œuvre de Dieu. Il serait

question d’ouvrir les yeux de la foi pour découvrir l’invisible. Dieu est présent dans sa création.

D’aucuns diront qu’il faut protéger la terre car elle est notre oikos, notre demeure, certes, mais

aussi la demeure du Logos divin. D’autres inviteront à voir dans la création la présence du Père,

du Fils et du Saint Esprit, faisant ainsi un pas significatif vers l’inclusion de la théologie

trinitaire dans le discours écologique.

La théologie reste tout de même un logos, un discours sur Dieu ou sur l’action de Dieu

dans le monde. Les deux personnages de cette histoire sont toujours les mêmes : Dieu et

l’homme. Le monde, le cosmos, n’est pris en compte que pour décrire l’action de l’un et de

l’autre. Il ne semble pas être important, il est passager, il doit finir, il est éphémère. L’homme

doit retrouver sa plénitude, celle qu’il a perdue à cause du péché. Mais, il ne la retrouvera que

lorsqu’il aura quitté ce monde. Une certaine herméneutique aurait donc pu décrire le cosmos

comme le lieu de la chute de l’homme qu’il faut se dépêcher d’abandonner. Il faut renoncer

aux plaisirs du monde. Il est vrai que les théologiens contemporains ont fait des efforts

Page 25: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

26

significatifs pour rejeter ce schéma. Le monde est bon parce qu’il a été fait par Dieu. Mais

l’ambiguïté va perdurer jusqu’à nos jours, notamment dans la pratique pastorale.

Dans ce contexte, une réflexion sur la relation entre crise environnementale et théologie

trinitaire nous semble être de première urgence. La théologie trinitaire n’a pas été suffisamment

prise au sérieux ; dans la pratique, elle est presque considérée comme un appendice du corpus

doctrinal : un sous-entendu de la foi chrétienne. Il a été plus important de montrer que les

chrétiens sont monothéistes (et non pas tri-théistes ou polythéistes !) que de dire que leur foi est

avant tout et surtout trinitaire. Un bon nombre d’auteurs contemporains ont essayé de redonner

à la Trinité la place qui lui revient. La théologie trinitaire doit se trouver au centre de toute

réflexion théologique. C’est le sceau de la foi chrétienne.

Un autre fait a marqué la réflexion des théologiens. A partir du moment où la méthode

scientifique a été reçue comme La méthode, la théologie a voulu aussi s’inscrire dans cette ligne

de pensée. Tout ce qui est dit doit être démontré avec des arguments logiques. La base du

discours théo-logique est donc le logos, la raison. Ce qui ne peut pas être démontré n’a pas de

valeur réelle. Ce qui n’est pas justifiable par la raison est devenu ainsi doxa, opinion

personnelle. Or, le christianisme n’est pas une science, en toute rigueur des termes, il est avant

tout constitué de la foi en quelqu’un qui est venu apporter une bonne nouvelle. Et ce quelqu’un

est une manifestation de la trinité divine. Nous proposons ainsi que le discours chrétien ne soit

donc pas seulement un logos mais aussi une sophia. La suite de ce travail se chargera de définir

et de décrire ce concept.

L’auteur que nous travaillerons dans cette recherche propose non pas d’oublier ou de

rejeter le logos, mais de ne pas l’absolutiser. Il invite non pas à faire de la théologie, mais à

aller au-delà. Il conviendrait donc faire plutôt de la « méta-théologie » décrite comme « l’essai

religieux de comprendre l’expérience humaine primordiale que l’on perçoit lorsque l’on se

trouve en face de problèmes ultimes ».1 Pour notre auteur, la théologie fondamentale n’a fait

qu’expliquer ou justifier « scientifiquement », « rationnellement », la foi. Or, la foi n’a pas que

des raisons logiques. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », disait Pascal. Il

y a aussi la pratique, l’expérience, la sagesse. La méta-théologie suggère ainsi « une attitude

humaine globale qui, d’une part, transcende les élaborations exclusivement intellectuelles du

message des diverses religions (théologies) et, d’autre part, va au-delà du theos qui constitue

1 R. Panikkar, Mito, fe y hemenéutica. Barcelone : Herder, 2007, p. 344.

Page 26: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

27

l’argument de ces théologies et du logos qui en est le moyen pour le traiter ».1 La sagesse

renvoie à la foi, à l’intuition, au mythos. La sagesse n’est pas une connaissance académique ou

un ensemble d’idées logiques. Cette « intuition » affirme que la réalité ne s’épuise pas dans les

clichés de la physique mathématique et mécaniste, il faut aussi le cœur. Logos et sophia, tête

et cœur, il s’agit de les maintenir ensemble.

Dans La crise de la culture, H. Arendt affirme que « notre tradition de pensée politique

a un commencement bien déterminé dans les doctrines de Platon et d’Aristote. Je crois qu’elle

a connu une fin non moins déterminée dans les théories de Karl Marx ».2 Peu importent ici les

noms de ces personnages. L’idée principale semble dire, en revanche, que dans toute tradition

il y a un commencement et une fin bien déterminés. Naissance et mort pourraient aussi être des

mots convenables. Les traditions naissent et meurent, mais elles ne disparaissent pas, elles

reprennent vie ou sont reformulées grâce aux nouveaux problèmes ou défis que la société relève

jour après jour. « Le commencement et la fin de la tradition ont ceci en commun que les

problèmes élémentaires de la politique ne sont jamais aussi distinctement révélés dans leur

immédiateté et simple urgence que lorsqu’ils connaissent leur ultime relance »3 dit la

philosophe allemande. Dans le cadre de notre recherche, nous pourrions paraphraser H. Arendt

en disant que la crise écologique est venue relancer, en théologie tout particulièrement,

l’urgence de donner un nouveau sens aux affirmations dogmatiques vieilles de quelques siècles.

La théologie a donc un commencement, mais elle a aussi une fin. Cette fin marque, non pas la

disparition, mais le renouvellement. C’est une nouvelle naissance qui ne nie ni ne dénie la

tradition qui la précède. Bien au contraire, elle devient le terreau qui alimente et nourrit les

nouvelles réflexions. En faisant référence à Kierkegaard, Marx et Nietzsche, Arendt écrit ceci :

« Ils mettent tous en question la hiérarchie traditionnelle des facultés humaines ou, pour

formuler cela autrement, ils se demandent encore quelle est la qualité spécifiquement

humaine ». Et, concernant Marx, elle écrit : « En renversant de fond en comble la tradition à

l’intérieur de son propre cadre, il ne se débarrassa pas vraiment des idées platoniciennes,

quoiqu’il prît bien acte de l’obscurcissement du ciel clair où ces idées ainsi que de nombreuses

autres présences étaient jadis devenues visibles aux yeux des hommes ».4 Il est alors essentiel

de connaître la tradition et de reconnaître sa valeur. Mais, si elle est vraiment appréciée, il faut

être capable de toujours faire un pas de plus. Ni la philosophie, ni la théologie ne sont des

1 Idem. 2 H. Arendt, La crise de la culture. Paris : Gallimard, 1972, p. 28. 3 Ibid., p. 29. 4 Ibid., p. 57.

Page 27: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

28

savoirs figés. Oser aller au-delà est aussi un signe de sagesse. Celle-ci n’est pas synonyme de

savoir acquis, mais de recherche. Le sage n’est pas quelqu’un qui a déjà atteint pour toujours

la science, mais celui qui est dans une quête permanente. Il semble donc non seulement

essentiel mais urgent que la théologie soit (re)mise en chantier.

La proposition du théologien espagnol que nous souhaitons étudier nous semble aller

dans ce sens. Elle met en question un certain nombre d’affirmations « intouchables » de la foi

chrétienne, tout en faisant appel à la tradition, dans le désir de chercher de nouveaux horizons,

de nouvelles routes qui ouvrent et préparent au dialogue avec la société contemporaine.

Tout ce qui vient d’être développé montre la nouveauté et l’importance de la recherche

que nous avons entreprise. La proposition de R. Panikkar invite à s’engager davantage et

autrement dans les discussions théologiques concernant l’écologie et l’écosophie. L’intuition

cosmothéandrique est très riche et féconde. Prise au sérieux, elle devient un appel à réviser

l’anthropologie, l’épistémologie, l’éthique, l’ecclésiologie, l’eschatologie, la théologie

politique et tant d’autres domaines de la théologie chrétienne, mais pas uniquement. Il est

certain que ses propositions ont devancé le temps. R. Panikkar était une voix prophétique1 qu’il

faudrait écouter plus attentivement. Voilà qui justifie largement notre travail.

Nous pouvons maintenant énoncer les objectifs que nous nous fixons dans cette

recherche.

1.2 Objectifs de notre recherche

Ce travail a trois objectifs généraux que nous formulons de la manière suivante :

Expliquer et comprendre l’intuition cosmothéandrique du théologien espagnol Raimon

Panikkar dans le but de savoir si elle apporte ou non un complément et une aide

pertinentes et nécessaires à la théologie de la création dans le domaine de la crise

environnementale, et en introduisant la notion de relations constitutives entre tous les

êtres.

S’il s’avère que l’intuition cosmothéandrique est pertinente, nous voudrions aussi :

1 R. Smet l’avait déjà dit ; cf. R. Smet, « Raimundo Panikkar, un profeta para nuestro tiempo », Anthropos, 1985,

53-54, p. 73.

Page 28: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

29

Evaluer la possibilité de construire, à partir de la proposition de notre auteur, une éthique

théologique et une théologie politique plus en accord avec la situation de crise

environnementale.

Pour atteindre cet objectif principal, nous nous proposons plusieurs approches spécifiques :

Identifier les étapes historiques les plus significatives de la discipline écologique ;

Expliquer la nature de la crise écologique ;

Comprendre et analyser les causes de la crise écologique et les principales solutions

proposées ;

Identifier la manière dont la théologie et les religions ont fait et font encore aujourd’hui

face au défi écologique ;

Décrire la naissance et les principales caractéristiques de l’écosophie ;

Montrer que les mouvements appelés « Buen vivir » et « Deep ecology » s’inscrivent

dans la mouvance de l’écosophie ;

Mettre en rapport les intuitions de R. Panikkar et de la « Deep ecology » dans le but de

montrer l’originalité de l’approche du théologien espagnol ;

Examiner les étapes de la conscience humaine proposées par notre auteur et les corréler

tant avec la crise de l’histoire qu’avec la crise écologique ;

Décrire, expliquer et analyser les présupposés de l’intuition cosmothéandrique ;

Etudier l’intuition cosmothéandrique et sa relation avec l’écosophie ;

Evaluer l’éventuel besoin d’une nouvelle éthique théologique dans le cadre de la crise

écologique ;

Formuler les présupposés de l’éthique « éco-théo-sophique » ;

Décrire et analyser les caractéristiques d’une éthique « éco-théo-sophique » ;

Justifier la nécessité de formuler une nouvelle théologie politique dans le cadre de la

crise écologique ;

Énoncer les présupposés d’une politique « éco-théo-sophique » ;

Décrire et analyser les caractéristiques d’une éthique « éco-théo-sophique ».

Page 29: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

30

1.3 Sur la méthode

Si la « compréhension » ne fait pas concrètement partie de la méthodologie car, selon

P. Ricœur, elle se constitue comme un moment non-méthodique1 qui se combine ensuite avec

le moment proprement dit méthodologique de l’explication, nous tenons à dire qu’une étape

importante de notre travail a été réservée à ce processus de lecture et de compréhension de la

proposition de notre auteur. Panikkar n’est pas un auteur facile à comprendre.

Ce travail pré-méthodologique étant fait, les principales phases ou moments de notre

méthode ont été la « description » et l’ « explication » de la thèse du théologien espagnol.

Décrire et expliquer impliquent de développer analytiquement les arguments les plus importants

de l’intuition de R. Panikkar. A propos de l’intuition, il faut dire avec clarté que, dans notre

recherche, nous nous sommes tenus à justifier de manière raisonnable et selon les processus

académiques appropriés ce que notre auteur nomme « intuition ». Nous n’avons pas fait de

l’intuition une méthode de travail.

La description et l’explication exigent aussi une critique. C’est pourquoi nous avons

senti le besoin de toujours placer, évaluer et confronter la pensée de Panikkar dans le contexte

de la très riche tradition théologique chrétienne. Il est vrai que Panikkar fait le choix de ne pas

rester dans l’enceinte de la tradition chrétienne, ses propositions souhaitent s’inscrire dans un

contexte plus ample. Quant-à nous, nous faisons le choix de rester dans le domaine de la

théologie chrétienne tout en explicitant, lorsqu’il le faut, les notions que notre auteur aurait pu

prendre d’une autre tradition philosophique et/ou religieuse. Cela va nous permettre de mieux

saisir ses pensées. Celles-ci s’insèrent, d’ailleurs, dans un contexte concret et spécifique. Notre

théologien a participé activement aux discussions philosophiques et théologiques de son

époque. Il les a assimilées, étudiées et critiquées de manière claire et profonde. Cela explique

et justifie les longs développements que nous allons faire avant d’expliciter sa pensée. Panikkar

est un fils de son époque, même si, comme nous l’avons dit et le développerons, il a devancé

son temps.

Notre approche reste entièrement qualitative, c’est-à-dire que nous avons choisi,

d’abord, d’étudier un phénomène ou une thématique particulière (la crise écologique en

1 « Expliquer et comprendre ne constitueraient pas les pôles d’un rapport d’exclusion, mais les moments relatifs

d’un processus complexe qu’on peut appeler interprétation. […] Si le mot ‘compréhension’ a une telle densité,

c’est parce que, à la fois, il désigne le pôle non méthodique, dialectiquement opposé au pôle de l’explication dans

toute science interprétative, et constitue l’indice non plus méthodologique mais proprement véritatif de la relation

ontologique d’appartenance de notre être aux êtres et à l’Etre » ; P. Ricœur, Du texte à l’action. Essais

d’herméneutique II. Paris : Seuil, 1986, p. 180 et 202.

Page 30: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

31

l’occurrence), de le comprendre à la lumière des discussions interdisciplinaires, pour ensuite le

confronter aux propositions des théologiens, et plus particulièrement à celles de notre

théologien espagnol. En confrontant les propositions des philosophes et des théologiens avec

celles de Panikkar, nous allons dégager ses particularités et ses nouveautés, en d’autres termes,

son apport spécifique à la théologie et à la philosophie.

Le lecteur trouvera dans les pages qui suivent des chapitres plus descriptifs ou

synthétiques qui jouent le rôle important de préparation et d’ouverture de notre thème. Ils sont

comme la charpente de l’édifice que nous souhaitons bâtir. D’autres chapitres joindront à la

description l’explication et l’analyse. Cela étant dit, nous n’avons pas pour but de justifier ou

de défendre de façon absolue l’auteur que nous étudions. Il s’avère cependant qu’il a parfois

été nécessaire d’expliquer les raisons ou les motifs pour lequels Panikkar avait été conduit à

prendre telle ou telle autre position. Cela ne veut pas dire pour autant que nous tenions à le

justifier aveuglément. Nous avons toujours pris la distance nécessaire en cas de besoin.

Les deux dernières parties de notre travail proposent une application concrète à partir

ou à la lumière de l’intuition de notre auteur dans deux domaines spécifiques de la théologie

chrétienne. Ces deux parties ont donc, méthodologiquement parlant, une coloration plus

exploratrice. Elles tentent d’exprimer comment l’intuition de Panikkar peut être comprise et

quel pourrait être son apport concret dans ces deux domaines particuliers. Cela signifie que ces

deux sections seront plus interprétatives que les autres. Dans les domaines de l’éthique et de la

politique environnementales, la théologie est restée très en retrait. La philosophie, elle, l’a sans

aucun doute devancée. C’est pourquoi, dans les deux dernières parties et dans ces deux

domaines spécifiques, nous nous inspirerons beaucoup des travaux faits par les philosophes. Ils

seront d’une très grande richesse et jetteront une nouvelle lumière sur ces sujets. Nous les

prendrons comme point de départ pour notre proposition personnelle en théologie.

2. Brève présentation biographique de notre auteur

R. Panikkar sait de quoi il parle lorsqu’il répète constamment dans ses ouvrages

l’expression « l’aventure de la vie », parce que sa vie a sans doute été une aventure avec des

hauts et des bas, des moments gratifiants et d’autres moins, voire très difficiles. Le but de cette

section n’est pas de faire une lecture exhaustive de sa vie et de ses œuvres, car ce travail a déjà

été fait par d’autres auteurs et de manière bien plus complète que nous ne pourrions le faire. Il

Page 31: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

32

est question ici de présenter les traits les plus importants de l’auteur à qui cette recherche est

consacrée et de prendre connaissance de son œuvre.

Nous allons nous laisser guider par trois ouvrages. Le premier (Invitación a la

sabiduría) est un texte de R. Panikkar lui-même dans lequel il prend la parole pour nous raconter

les moments les plus significatifs de sa vie. Panikkar n’aime pas parler de lui-même, il ne

présente que des moments ou des étapes importantes et significatives de sa vie sans entrer dans

les détails. Le deuxième ouvrage1, celui de V. Pérez Prieto, fait une présentation détaillée de

la vie et de l’œuvre de notre auteur, et c’est sans doute la biographie la plus complète que nous

connaissions. Enfin, les entretiens de l’auteur avec Gwendoline Jarcyk2 nous ont aussi été d’une

aide précieuse.

Pérez Prieto propose de diviser la vie de notre théologien en quatre moments ou étapes

en fonction de la géographie car, comme nous allons le voir, la vie de Panikkar a été marquée

par de multiples déplacements. La proposition de cet auteur correspond à ce que Panikkar dit

de lui-même. Tout en prêtant attention à cette partition géographique et chronologique, nous

allons souligner trois aspects qui nous semblent importants, voire essentiels, dans la vie de notre

théologien. Il s’agit d’abord de l’expérience de la guerre, ensuite de l’éducation reçue au sein

de sa famille, laquelle sera complétée par un long séjour en Inde, endroit où l’auteur rencontrera

un certain nombre de personnes qui vont marquer sa vie pour toujours et, finalement ses

voyages autour du monde en tant que professeur ou conférencier. Toutes ces expériences vont

se retrouver d’une manière ou d’une autre dans ses écrits. Elles seront marquées en outre par

le fait que Panikkar était prêtre catholique.

« Ma vie est marquée par la guerre »3 affirme Panikkar. C’est un premier et très

important aspect de la vie de notre auteur qu’il faut citer. En effet, il est né à Barcelone le 3

novembre 1918, date qui coïncide avec la fin de la Première Guerre mondiale. En 1936, la

Guerre Civile espagnole va interrompre sa vie. Il va devoir partir en Allemagne et y rester trois

ans. C’est ici que Panikkar se découvre comme un passionné tant de la physique et des

mathématiques que de la philosophie et de la théologie. Un vieil ami, Miquel Siguan –

philosophe et psychologue catalan – dira de lui que : « Quoiqu’il parle plusieurs langues et ait

reçu beaucoup d’influences, je dirais que l’allemand est la langue dans laquelle il se sent le plus

1 V. Pérez Prieto, Más allá de la fragmentación de la teología. El saber y la vida : Raimon Panikkar. Valence :

Tirant Lo Blanch, 2008. 2 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk. Paris : Albin Michel, 1998. 3 R. Panikkar, Invitación a la sabiduría. Barcelone : Círculo de Lectores, 1998, p. 134.

Page 32: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

33

à l’aise et que la philosophie allemande est celle qui lui convient le mieux ».1 Une nouvelle

guerre mondiale va l’obliger à changer une nouvelle fois de domicile. Il revient en Espagne en

1939 où il finira les études qu’il avait commencées en Allemagne. La brutalité des guerres

laissera sur lui une empreinte indélébile. Il mourra un peu à chaque fois qu’il verra ses amis

partir et ne plus revenir : « de retour en Espagne, j’ai souffert en sachant que beaucoup de

camarades d’études étaient dispersés dans divers fronts et que des villes entières, que je

connaissais, avaient été bombardées ».2 L’époque franquiste (1936/1939-1977) va aussi lui

laisser une trace impérissable. Ce premier aspect va forger son esprit et va également lui donner

un élan particulier qui restera dans ses écrits. Nous pouvons en citer quelques-uns : Paz y

desarme cultural (Santander, 1993), Paz e interculturalidad. Una reflexión filosófica

(Barcelone, 2006), El Espíritu de la política. Homo politicus (Barcelone, 1999), L’inévitable

dialogue. Dieu, Allah, Bouddha… (Saint-Amand-Montrond, 2008).

Raimon Panikkar est fils d’une mère Catalane et catholique et d’un père indien et

hindou. Ceci, croyons-nous, va laisser une autre empreinte dans le cœur et le corps de notre

théologien. C’est un deuxième aspect à citer et à garder toujours présent à l’esprit lorsqu’on lit

ses ouvrages. Carmen Alemany était le nom de sa mère, « petite fille d’une grande famille de

la bourgeoisie catalane, passionnée de musique et des arts, très catholique et de mentalité plutôt

ouverte »3, affirme Pérez Prieto. Ramun Panikkar était le père de notre théologien, Indien

d’origine aristocratique (malabar-kerala) avec passeport britannique. Il a fait des études de

chimie en Angleterre et était aussi militant indépendantiste. Pour cette raison, il a dû se réfugier

en Espagne en 1916 où il a connu celle qui deviendra sa femme, Carmen Alemany. Ils ont eu

quatre enfants dont Raimon Panikkar est l’aîné. Ils ont transmis à leurs enfants la tolérance, la

relativisation et une profonde spiritualité. C’est de la bouche de son père que Raimon a

incessamment écouté, récité et chanté la Bhagavad Gita. C’est sans doute lui qui va lui

transmettre la passion et la fierté pour l’Orient. Une petite histoire révèle cette fierté. Le vrai

nom de notre théologien était Raimundo Paniker Alemany, conformément aux normes du

contexte castillan. Or, le souhait de récupérer ses racines tant catalanes qu’indiennes a fait qu’il

recouvre d’un côté son prénom catalan Raimon (transcrit en castillan par Raimundo) et de

l’autre côté, son nom de famille Panikkar (transcrit en castillan par Paniker). De sa famille,

1 M. Siguan, « Presentación », Philosophia pacis. Homenaje a Raimon Panikkar. Madrid : Símbolo, 1989, p. 9 ;

cité par V. Pérez Prieto, Más allá de la fragmentación de la teología. El saber y la vida : Raimon Panikkar, op.

cit., p. 44. 2 Idem. 3 Ibid., p. 39.

Page 33: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

34

Raimon garde de bons souvenirs : « Il y avait une profonde harmonie entre mon père et ma

mère, bien qu’ils fussent de deux traditions différentes »1 ou encore : « Ma mère et mon père

étaient deux êtres exceptionnels ; je regrette de ne pas les avoir suffisamment compris ».2 C’est

cette expérience familiale multiple qui lui a sans aucun doute donné une perspective toute

particulière de respect et d’ouverture à l’autre. La question religieuse va rester profondément

ancrée dans son être. Il le dit ainsi : « J’ai toujours été un être, non torturé mais préoccupé, par

ce qu’on a l’habitude d’appeler le problème religieux ».3 Ceci va marquer tant sa philosophie

que sa théologie et nous aide à comprendre aussi d’où vient cet élan et ce souci particuliers pour

le dialogue œcuménique et interreligieux qu’il va joindre à sa préoccupation pour retrouver la

paix.

Le désir de mieux connaître ses racines va le faire déménager en Inde en 1954 où il va

vivre pendant plus de 25 ans une expérience humaine à la fois gratifiante et douloureuse en tant

que prêtre incardiné dans le diocèse de Varanasi. Panikkar écrit ceci : « Les plus de dix ans de

ma vie aux bords du Gange, pendant lesquels j’ai vécu la condition humaine dans sa forme la

plus nue, ont influé profondément sur ma vie. J’ai découvert que l’humanité est plurielle, que

l’ethnocentrisme occidental n’est qu’une perspective, quasi minoritaire. J’ai vu comment on

peut vivre la vie en plénitude lorsqu’il y a la foi, même avec très peu de commodités ».4 Ce

sera une expérience de transcendance qu’il exprime avec émotion sous forme de prière : « Tes

chemins, Seigneur, sont les miens et tes désirs les miens… Quand je m’étais déjà fait l’idée de

m’établir pour te servir avec toutes mes forces dans le monde culturel d’Occident, quand j’avais

quasiment abandonné le monde abyssal et énigmatique de l’Orient qui battait encore dans mes

chromosomes ; voilà que tu m’appelles à y aller me donnant pour mission de le connaître plus

profondément… Je n’y vais ni avec des airs de suffisance, ni ayant pour mission

l’enseignement, j’y vais pour servir ».5 Ce séjour va confirmer l’intuition que Panikkar portait

déjà en silence : « l’identité humaine est transculturelle et ne peut pas avoir, pourtant, un seul

point de référence ».6

1 M. Abulmalham, « Samâdhânam. Homenaje a R. Panikkar », ‘Ilu. Ciencias de las Religiones. Madrid : Université

Complutense, 2001, p. 21 ; cité par V. Pérez Prieto, Más allá de la fragmentación de la teología. El saber y la

vida: Raimon Panikkar, op. cit., p. 41. 2 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 19. 3 Idem. 4 R. Panikkar, Invitación a la sabiduría, op. cit., p. 134-135. 5 R. Panikkar, « Mi último cometa de Occidente », Cometas, 194 et 196 ; cité par V. Pérez Prieto, Más allá de la

fragmentación de la teología. El saber y la vida : Raimon Panikkar, op. cit., p. 53. 6 R. Panikkar, Invitación a la sabiduría, op. cit., p. 135.

Page 34: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

35

C’est toujours en Inde que Panikkar fera trois rencontres qui vont confirmer et marquer

définitivement son chemin et sa vie, de telle manière qu’il dira plus tard « Je suis parti chrétien,

me suis découvert hindou et retourne bouddhiste sans avoir cessé d’être chrétien ». Il

rencontrera d’abord le prêtre Jules Monchanin, devenu Swami Paramarubiānanda, ensuite le

moine bénédictin Henri Le Saux, devenu Swami Abhishiktānanda, et le bénédictin anglais Bede

Griffiths, devenu Swami Dayānanda. Tous trois vont s’insérer dans la réalité, la culture et la

religion hindoues et se compromettre en elle. Panikkar va découvrir chez eux la possibilité

d’être chrétien et hindou en même temps. C’est également grâce à cette expérience que

Panikkar va développer son intuition sur la Trinité, inspirée sans doute par l’ouvrage de H. Le

Saux, Sagesse hindoue, mystique chrétienne. Du Vedanta à la Trinité, publié en 1965. Panikkar

va se sentir si proche de Monchanin et de Le Saux qu’il les considère comme ses deux « âmes

sœurs ».1 V. Pérez Prieto affirme que c’est à partir de ce moment que notre théologien espagnol

va commencer à élaborer son œuvre dans laquelle prédomine la question du dialogue entre

civilisations et entre religions, marquée par la spiritualité hindoue. Citons quelques ouvrages

importants marqués par cette expérience : The Unknown Christ of Hinduism (thèse doctorale,

London, 1964), Māyā e Apocalisse. L’incontro dell’induismo e del cristianesimo (Rome, 1966),

El silencio del Buddha. Una introducción al ateísmo religioso (Madrid, 1996), The Trinity and

World Religions. Icon, Person, Mystery (Bangalore-Madras, 1970), Espiritualidad hindú.

Sanātana dharma (Barcelone, 2005 ; original italien publié en 1975). Et bien d’autres.

Une troisième et dernière expérience nous semble très importante dans la vie de notre

auteur. Dès son plus jeune âge, Panikkar a donné des cours en Italie, en Espagne, mais aussi

en Inde et aux Etats-Unis. Etant installé en Inde, Panikkar a eu l’occasion de revenir en Europe

où il va présenter ses thèses de Sciences (Madrid, 1958) et de théologie (Rome, 1961). Il va

également participer au Synode de Rome et aux activités du concile Vatican II. En 1964, il

retourne en Inde où il va recevoir la proposition d’assumer une chaire aux Etats-Unis.

Commence ainsi l’étape dite nord-américaine. Panikkar s’installe en Californie sans couper

pour autant ses relations avec l’Inde. En effet, pendant plus de 20 ans, il va diviser son temps

entre l’Inde et les Etats-Unis. Il donnera des cours en tant que visiting professor dans les

universités de Harvard et de Californie, ainsi que dans l’Union Theological Seminary de New

York. En 1970, il va être nommé Professeur Honoraire de l’United Theological College de

Bangalore et va s’installer de manière presque permanente dans l’Université de Californie à

Santa Barbara (1971-1987) en tant que responsable de la chaire de Philosophie Comparée de la

1 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos, op. cit., p. 22.

Page 35: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

36

Religion et de l’Histoire des religions. L’expérience aux Etats-Unis va aussi être très

importante dans la vie de notre auteur. Il a choisi de s’installer dans le pays dirions-nous

archétypique du modèle capitaliste qu’il va tant critiquer dans ses ouvrages. Il justifie sa

présence en Californie en disant qu’il s’agit d’un endroit où le mixage culturel et interreligieux

est important. Il y avait aussi à cette époque un intéressant mouvement de renouvellement

spirituel. Pour Panikkar, la Californie était un « centre vital ».1 Cette expérience va permettre

à notre auteur d’articuler la praxis et la théorie, idée qu’il défend franchement et que nous

retrouvons dans ses ouvrages. Une grande partie de sa production intellectuelle date de cette

époque. Son travail donnera également lieu à toute une série de thèses doctorales.2

En 1987, Panikkar prend sa retraite et décide de revenir vers ses racines catalanes en

s’installant à Tavertet, Barcelone. Il y mènera une vie de moine tout en participant à la vie

culturelle et religieuse catalane. Il fera de cette retraite en pays catalan la fermeture de la boucle

qui complétera son cycle vital, son karma, pour « arrondir ou enraciner ma vie, retournant au

lieu où je suis né ».3 Panikkar mourra le 28 août 2010.

L’œuvre de notre auteur est immense, près de 60 livres et plus de 1500 articles. La

lecture de sa production laisse entrevoir qu’il y a deux ou trois étapes dans sa réflexion. J. D.

Escobar4 a reconnu, tout comme V. Pérez Prieto, « trois mentalités » associées à trois périodes

de sa vie. Pour lui, un premier Panikkar a été marqué par ses études de physique, de chimie et

de philosophie qui se sont déroulées entre 1930 et 1960. Il y aurait un deuxième Panikkar plus

préoccupé par le dialogue interreligieux et qui serait le résultat de son séjour en Inde entre 1954

et 1966. Le troisième Panikkar correspond à celui qui réfléchit sur la situation actuelle de la

société et qui veut trouver une réponse aux problèmes des hommes et des femmes

d’aujourd’hui. C’est le Panikkar qui propose, dit J. L. Meza, « un projet d’humanité »5. Cet

auteur résume avec un beau paragraphe cette étape : « C’est le Panikkar du risque existentiel et

de la responsabilité intellectuelle, du symbole comme expression de la réalité, du pisteuma pour

comprendre le fait religieux, du caractère tempiternel de la vie et de l’intuition

1 V. Pérez Prieto, Más allá de la fragmentación de la teología, op. cit., p. 62. 2 Voir ibid., p. 340-341. 3 Ibid., p. 64. 4 J. D. Escobar, « El lenguaje religioso de Raimundo Panikkar ». El quehacer teológico : experiencia, lenguaje y

comunicación de la fe. Santiago (Chile) : San Pablo, 1997, p. 331-344. 5 J. L. Meza, La antropología de Raimon Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana. Thèse

doctorale. Bogotá : Pontificia Universidad Javeriana, 2009, p. 61.

Page 36: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

37

cosmothéandrique ».1 J. Pigem2 pense, en revanche, qu’on peut parler de deux Panikkar. Le

premier aurait été marqué par l’aristotélisme, la scholastique et la catholicité, alors que le

deuxième coïncide avec le deuxième et troisième moments proposés par Escobar. J. L. Meza

affirme qu’une lecture longitudinale de l’œuvre de Panikkar ne permet pas de prétendre qu’il y

aurait « plusieurs » Panikkar, car on retrouve dans ses écrits de jeunesse un certain nombre de

concepts qu’il utilisera plus tard dans ses écrits de maturité. Ce fait est confirmé par Pérez

Prieto. Ce qui est certain c’est que, pour tous ces auteurs, la pensée de Panikkar évolue allant

d’une phase plus catholique romaine vers une phase plus universelle dans laquelle tant sa

philosophie que sa théologie vont trouver toute leur solidité et leur sagesse.

On ne saurait conclure cette brève présentation de notre théologien espagnol sans dire

un mot sur sa théologie. Panikkar sait que Dieu est au-delà de la théologie et des affirmations

des théologiens qu’il considère comme prétentieuses. Il ne se voit ni comme un dissident ni

comme un hérétique, non plus comme un anarchiste ou comme un rebelle ; il défend la

possibilité de dialoguer dans la vérité. Il écrit : « Il est important de remettre en question le

mythe, le contexte, la vision du monde, sans être un ‘terroriste’. […] Je suis convaincu que le

plus grand service que je peux prêter à notre temps […] peut consister à me compromettre avec

la défense du pluralisme ».3 Notre auteur refuse d’enfermer Dieu dans des connaissances

techniques ou dans des dogmes préétablis. Il sait que sa position est délicate et qu’il se fait de

plus en plus d’ennemis, notamment dans le milieu catholique orthodoxe : « Je suis conscient

d’avoir été ignoré par les théologiens catholiques… En réalité, je crois qu’ils ne m’ont pas lu,

c’est bien pour cela qu’ils me mésinterprètent et m’attribuent des idées qui ne sont pas miennes

en les insérant dans un contexte qui n’est pas le mien, possiblement parce que l’Occident croit

que son contexte est universel ».4 Panikkar est en outre bien conscient d’aller à contre-courant :

« Beaucoup de mes idées vont à contre-courant, je le sais, tout comme je sais que je ne suis pas

populaire dans les ambiances académiques ». Pérez Prieto s’aventure à dire que certains

théologiens voient en Panikkar un philistin, un rustre ; pour cet auteur, ils n’entendent que la

musique sans s’arrêter à la lettre.5

1 Ibid., p. 62. 2 J. Pigem, El pensament de Raimon Panikkar : interdependència, pluralisme, interculturalitat. Barcelone : Institut

d’Estudis Catalans, 2007, p. 17 ; cité par J. L. Meza, La antropología de Raimon Panikkar y su contribución a la

antropología teológica cristiana, op. cit., p. 61. 3 R. Panikkar, Invitación a la sabiduría, op. cit., p. 137. 4 Cité par V. Pérez Prieto, Más allá de la fragmentación de la teología, op. cit., p. 158-159. 5 Idem.

Page 37: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

38

R. Fornet-Betancourt, philosophe cubano-allemand, dit de Panikkar : « Raimon

Panikkar ne philosophe pas pour qu’on lui donne raison, mais pour offrir des chemins possibles

[…]. Ce qui est décisif dans l’apport de Raimon Panikkar […] c’est qu’il ne nous donne pas

une pensée toute faite pour être répétée. Non, il s’agit, bien au contraire, d’une pensée qui

invite à réfléchir comme dans un processus d’accompagnement dialogique dans lequel non

seulement nous apprenons à penser avec les autres, mais nous nous laissons penser et

comprendre par tout ce que nous pensons, car c’est vraiment un processus de connaissance,

c’est-à-dire de naissance et de renaissance ».1 La théologie de Panikkar donne donc à penser ;

il ne s’agit pas pour lui d’enfermer l’orthodoxie dans de petites vérités toutes faites. Panikkar

souhaite ouvrir de nouvelles routes en faisant appel au symbole ; ces routes sont sans doute

différentes de celles qui existent déjà et qui ont été figées pour toujours. Tout comme P. Ricœur,

Panikkar est convaincu que le « symbole donne à penser ».2 A partir de l’expérience

symbolique de la Trinité, Panikkar cherche à parler de Dieu, de l’homme et du cosmos. Il

pourrait faire sienne l’affirmation de J. Moingt : « La foi trinitaire peut nous aider à construire

un monde plus uni dans sa diversité culturelle et religieuse, plus solidaire dans la défense des

libertés et des droits de la personne, plus humain et plus respectueux de la nature ».3 Pour notre

théologien espagnol, le défi du christianisme contemporain consiste à récupérer sa dimension

trinitaire sans nier pour autant le monothéisme. Et pour cela, il nous faut une « nouvelle

innocence », ou une « seconde naïveté », selon les mots de P. Ricœur. Panikkar reçoit les

précieuses données de la tradition, les questionne et invite à creuser davantage à la lumière du

contexte contemporain, de ses crises et de ses recherches. La théologie de Panikkar est ainsi

une théologie qui cherche à dialoguer avec le monde d’aujourd’hui. Elle souligne l’importance

de l’expérience personnelle et prend comme point de départ la contemplation, le retour vers soi

et l’admiration. Panikkar n’a pas la théologie chrétienne comme horizon dernier, il souhaite

inclure dans sa réflexion tous les hommes, toutes les cultures et toutes les religions.

1 R. Fornet-Betancourt, « Ciencia, tecnología y política en la filosofía de Raimón Panikkar », I. Boada (ed.), La

filosofía intercultural de Raimon Panikkar. Barcelone : Centre d’Estudis de Temes Contemparanis-Pòrtic, 2004 ;

cité par V. Pérez Prieto, Más allá de la fragmentación de la teología, op. cit., p. 161. 2 P. Ricœur, Finitude et culpabilité II. Paris : Aubier, 1960, p. 153-154. 3 J. Moingt, Los tres que visitaron a Abraham. Conversaciones con M. Leboucher sobre la Trinidad. Bilbao :

Mensajero, 2000, p. 55-57.

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39

3. Etat de la recherche

D’après V. Pérez Prieto1, les recherches doctorales sur la pensée de R. Panikkar ont

débuté en 1971 avec la thèse de A. Loss, L’esperienza religiosa in Raimundo Panikkar,

soutenue à l’Université de Pavie en Italie, et se sont poursuivies jusqu’à nos jours avec, entre

autres, la thèse de Jéssica Sepúlveda, La relación del ser humano y la naturaleza : una

experiencia integral de vida. Aproximación desde el pensamiento cosmoteándrico de Raimon

Panikkar, soutenue en 2015 à l’Université Complutense de Madrid. Les publications d’articles

et de livres semblent avoir également commencé dans la décennie de 1970, avec l’article de A.

López Quintas, « Raimundo Panikkar. Irreductibilidad y complementariedad de ciencia y

filosofía », publié dans le livre Filosofía española contemporánea (Madrid : Bac, 1970), se

prolongeant et se développant pareillement jusqu’à aujourd’hui.

Force est de constater que les intuitions de Raimon Panikkar ont tendance à revenir de

plus en plus quelques décennies après sa mort, mais aussi déjà avant sa disparition. On retrouve

des études dans toutes les disciplines, notamment en philosophie, anthropologie, politique,

sociologie, mais surtout en théologie. Deux constatations – qui touchent de très près notre

recherche – doivent également être mentionnées. Premièrement, très peu de travaux et de

publications se font en langue française et il est difficile, voire impossible, d’y accéder. De

surcroît, l’accès aux articles des chercheurs étrangers, publiés en dehors de la France, est un

vrai obstacle et relève du parcours du combattant pour quiconque souhaite approfondir la

pensée de Panikkar. Deuxièmement, Panikkar, comme nous l’avons déjà mentionné, a été

relégué, oublié, voire mésestimé ou dédaigné par les théologiens. Ceux qui se sont intéressés

davantage à sa pensée se trouvent à la frontière entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie. Nous

constatons l’existence d’un certain nombre d’études en philosophie et sociologie comme aussi

en théologie. Cet inconvénient devient, par ailleurs, un indice d’une double réalité. Il montre,

d’abord, la richesse de la production de notre auteur qui n’est pas restreinte ou limitée à la

théologie, car elle touche la réalité dans son ensemble. C’est bien pour cela que n’importe qui

dans n’importe quel domaine du savoir peut profiter de cette pensée innovatrice et toujours

d’actualité. Ensuite, le fait que les théologiens n’aient pas pris en compte les intuitions de

Panikkar qui sont parfois osées et audacieuses, mais aussi libres de toute attache institutionnelle,

montre l’urgence d’un changement de mentalité, peut-être aussi d’une ouverture plus

importante en théologie.

1 V. Pérez Prieto, Más allá de la fragmentación de la teología, op. cit., p. 340.

Page 39: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

40

Si notre recherche est strictement théologique, elle fait appel aux autres disciplines – qui

ont pris l’initiative bien avant la théologie sur un bon nombre de sujets, notamment celui qui

nous concerne – pour trouver des réponses à d’innombrables questions qui se posent dans le

contexte de la crise écologique. C’est pourquoi, dans cette section consacrée à l’état de la

recherche, nous allons évoquer non seulement les travaux menés sur l’œuvre et la pensée de

Panikkar, mais aussi sur ce que nous avons voulu appeler ses prolongements, à savoir, l’éthique

théologique et la théologie politique. Mention sera aussi faite des études réalisées dans d’autres

disciplines qui nous ont servi de point de départ et d’inspiration pour notre proposition.

3.1 Recherches menées sur Panikkar

Dans ce premier paragraphe, nous centrons notre attention sur les recherches réalisées

ayant comme sujet la pensée de notre théologien espagnol ou l’ayant pris comme source

d’inspiration, tout particulièrement dans les domaines de la sociologie, de la politique, de la

philosophie et de la théologie. Nous ne citerons que les textes auxquels nous avons pu avoir

accès.

3.1.1 En sociologie et en politique

Quelques auteurs se sont tout particulièrement intéressés à l’intuition de Panikkar dans

le domaine socio-politique, notamment en ce qui concerne les alternatives politiques à la

démocratie, le pluralisme et l’interculturalité. On pourrait citer, entre autres, Ch. Eberhard1

lequel cite maintes fois R. Vachon, tous deux inspirés de toute évidence par la pensée de notre

auteur. Le titre de la thèse doctorale de Ch. Eberhard, soutenue en 2000 à l’Université Paris I,

dans le domaine du droit, montre à l’évidence le lien avec la pensée de Panikkar : « Droits de

l’homme et dialogue interculturel. Vers un désarmement culturel pour un Droit de paix ». En

France, S. Latouche2 a manifesté une certaine adhésion à l’intuition cosmothéandrique et le

rapport de celle-ci à la théorie de la démocratie, à l’interculturalité et à la recherche du dialogue

dans le but d’atteindre la paix.

1 Ch. Eberhard (dir.), Le courage des alternatives. Paris : Karthala, 2012 ; mais aussi Oser le plurivers. Pour une

globalisation interculturelle et responsable. Paris : Connaissances et savoir, 2014. 2 S. Latouche, « Introduction au pluriversalisme de Raimon Panikkar », R. Panikkar, Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures. Paris : Cerf, 2013.

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41

3.1.2 En philosophie

La philosophie a été un domaine particulièrement fécond quant à la production de thèses

doctorales. Elles s’intéressent, par exemple, à la méthode imparative (néologisme panikkarien)

et au dialogue interculturel1, à l’ontologie relationnelle2, à la relation entre l’être humain et la

nature3, à la notion de temps4, à l’éthique interculturelle à partir de l’approche diatopique et du

dialogue dialogal5, à l’expérience multireligieuse et à l’attitude pluraliste mettant en relation

notre théologien avec la pensée de plusieurs confrères, notamment P. Knitter.6

Quelques articles scientifiques s’inspirant aussi de l’intuition de notre auteur peuvent

pareillement être cités. K. Min7 s’est intéressé à la question de l’ontologie du pluralisme, F.

Dallmay8 à celle du sécularisme sous la perspective de la philosophie politique, R. Fornet-

Betancourt9 aborde la relation entre philosophie, politique et technologie dans la pensée de notre

théologien et C. M. Gómez10 réfléchit sur la théorie de la compréhension interculturelle chez

Panikkar, faisant une comparaison avec l’herméneutique heideggérienne et explorant

l’herméneutique diatopique, les équivalents homéomorphiques et le dialogue dialogal.

3.1.3 En théologie

Nous allons nous arrêter davantage sur ce domaine pour montrer, d’une part, les champs

d’intérêt des théologiens concernant la pensée de Panikkar et pour souligner, d’autre part, la

1 V. Pérez Prieto, A filosofía imparativa, integradora e en diálogo intracultural de Raimon Panikkar. Thèse

doctorale. Santiago de Compostela : Université de Santiago de Compostela, 2012. 2 M. Kopecka Verhoeven, Raimon Panikkar et l’interculturel : racines théologiques et environnement

philosophique d’une ontologie relationnelle. Thèse doctorale. Paris : EPHE, 2008. 3 J. Sepúlveda Pizarro, La relación del ser humano y la naturaleza : una experiencia integral de vida.

Aproximación desde el pensamiento cosmoteándrico de Raimon Panikkar. Thèse doctorale. Madrid : Universidad

Complutense, 2015. 4 M. Angeles Canadell Prat, La notió de temps en Raimon Panikkar. Thèse doctorale. Barcelone : Université de

Barcelone, 2005. 5 D. Rondeau, Prolégomènes à une éthique interculturelle. Thèse doctorale. Québec : Université de Laval, 2001. 6 J. F. Duggan, Multireligious Experience and Pluralist Attitude : Raimon Panikkar and his Critics. Thèse

doctorale. Toronto : University of St. Michael’s College, 2000. 7 A. K. Min, « Loving withouth understanding : Raimon Panikkar’s ontological pluralism », International Journal

for Philosophy, 2010, vol. 68, issue 1-3, p. 59-75. 8 F. Dallmayr, « Rethinking secularism », The Review of Politics, 1999, vol. 61, issue 4, p. 715-735. 9 Fornet-Betancourt, R., « Ciencia, tecnología y política en la filosofía de Raimón Panikkar », I. Boada (ed.), La

filosofía intercultural de Raimon Panikkar. Barcelone : Centre d’Estudis de Temes Contemparanis-Pòrtic, 2004. 10 C. M. Gómez, « La hermenéutica intercultural de Raimon Panikkar », Franciscanum, 2015, 164, vol. 62, p. 19-

43.

Page 41: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

42

singularité de notre recherche. Encore une fois, nous ne citons que les textes auxquels nous

avons eu accès.1

3.1.3.1 Les thèses

Un grand nombre de thèses2 concernant la pensée de Panikkar ont été soutenues dans

différents endroits du globe. La plupart d’entre elles ne sont malheureusement pas facilement

accessibles. Parmi celles auxquelles nous avons eu accès, les auteurs abordent plusieurs sujets.

Ian Nason Hunter3 a travaillé la doctrine du Saint Esprit dans la théologie de Panikkar,

Gerard Vincent Hall4 a recherché la relation entre l’herméneutique et le pluralisme religieux et

Juan Daniel Escobar Soriano a soumis à l’épreuve de la révélation chrétienne l’intuition de

notre auteur. Cheriyan Menacherry5 a étudié les notions d’histoire, de mythe et de symbole

dans la christologie de Panikkar et D. Mundford6 la théologie de Panikkar dans son ensemble.

Plus près de nous (à partir des années 2000), nous retrouvons les travaux de Giuseppe

Tondo7 qui a comparé la christophanie de R. Panikkar et la christologie de la déclaration

Dominus Iesus, ceux de Victorino Pérez Prieto8 sur la divinité chez Panikkar et ceux de José

Luis Meza9 qui a enquêté sur l’apport de l’anthropologie de Panikkar à l’anthropologie

chrétienne. Joseph Ciriac Hekkekarott10 a comparé la christologie de R. Panikkar et celle de

Bede Griffiths dans le contexte de la mission chrétienne en Inde, et Sebastian Mattapally11 la

1 Les différentes thèses apportent d’autres informations ; voir, par exemple, l’état de la recherche de la thèse de J.

L. Meza, La antropología de Raimon Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana, op. cit., p.

22-27. 2 Pour les thèses soutenues entre 1971 et 2006, nous renvoyons le lecteur au texte de V. Pérez Prieto, Más allá de

la fragmetación de la teología. El saber y la vida : Raimon Panikkar, op. cit., p. 340-341. 3 I. N. Hunter, The Doctrine of the Holy Spirit in the Thought of Raimundo Panikkar in the Context of

Contemporary Theology. Brisbane : Univesity of Queensland, 1977. 4 G. V. Hall, Raimon Panikkar’s Hermeneutics of Religious Pluralism. Michigan : Catholic University of America,

1993. 5 Ch. Menacherry, History, symbol and myth in the Christology of Ramon Panikkar. Rome : Pontificia Universidad

Gregoriana, 1990. 6 D. Mundford, The Theology of R. Panikkar. Oxford : Université d’Oxford, 1975. 7 G. Tondo, La cristofania di Raimundo Panikkar e la cristologia della Dominus Iesus a confronto. Rome :

Pontificia Facoltà teologica S. Bonaventura, 2006. 8 V. Pérez Prieto, Dios, el ser humano y el cosmos : la divinidad en Raimon Panikkar. Salamanque : Universidad

Pontificia, 2006. 9 J. L. Meza, La antropología de Raimon Panikkar y su contribución a la antropología teológica, op. cit. 10 J. C. Hekkekarott, Christology and Christian mission in India : a study of the Bede Griffiths and their

implications for Christian mission in India. Rome : Pontificia Universitas Urbaniana, 2000. 11 S. Mattapally, Christophany : witnessing Christ today a spirituality of dialogue in Raimon Panikkar. Rome :

Pontificia Università Gregoriana, 2006.

Page 42: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

43

spiritualité de la christophanie. Finalement, Francilaide de Queiroz Ronsi1 a mis en rapport les

mystiques Th. Merton et R. Panikkar dans le cadre de la mystique chrétienne et du dialogue

interreligieux.

3.1.3.2 Recherches sur la théologie de Panikkar

V. Pérez Prieto2 a montré un intérêt particulier pour la théologie de notre auteur dans

deux de ses principaux travaux. E. H. Cousins3 parle de la théologie de Panikkar comme étant

une théologie chrétienne du futur et J. L. Meza4 fait dialoguer J. Dupuis et R. Panikkar avec

comme toile de fond, la christologie et la christophanie.

3.1.3.3 Recherches sur la théologie des religions et le dialogue interreligieux

Des travaux ont été menés dans le contexte du dialogue interreligieux et la théologie des

religions. P. Liesse5 a enquêté sur la relation entre l’hindouisme et le christianisme. R. Smet6

s’est aussi intéressé à la relation christianisme-hindouisme, mais également à l’apport de

Panikkar à la théologie des religions de façon plus générale. D. Veliath7 a mis en rapport les

pensées de Panikkar et de J. Daniélou dans le cadre d’une théologie des religions et N. Devdas8

le théandrisme chez Panikkar et la pensée trinitaire hindoue. J. D. Escobar9 essaie de

comprendre le Christ inconnu des religions de la proposition de Panikkar à la lumière du

caractère absolu de la révélation chrétienne. B. Liber-Chrétien10 analyse la pensée

1 F. de Quieroz Ronsi, A mística cristã e o diálogo interreligioso em Thomas Merton e em Raimon Panikkar. Para

uma maturidade cristã e uma mística religiosa. Rio de Janeiro : Pontifícia Universidade Católica, 2014. 2 V. Pérez Prieto, Dios, Hombre, Mundo. La trinidad en Raimon Panikkar. Barcelone : Herder, 2008 et Más allá

de la fragmentación de la teología, el saber y la vida : Raimon Panikkar. Valence : Tirant lo blanch, 2008. 3 E. H. Cousins, « Raimundo Panikkar and The Christian Systematic Theology of The Future », Cross Currents,

1979, vol. 29, n° 2. 4 J. L. Meza, « De la cristología a la cristofanía. Dupuis y Panikkar en diálogo », Theologica Xaveriana, enero-

junio 2012, 173, 62, p. 115-136. 5 P. Liesse, Hindouisme et christianisme dans la pensée de Raimundo Panikkar. Louvain : Université de Louvain,

1973. 6 R. Smet, Le problème d’une théologie hindou-chrétienne selon R. Panikkar. Louvain-la-Neuve : Centre

d’Histoire des Religions, 1983 et Essai sur la pensée de R. Panikkar. Une contribution indienne à la théologie des

religions et à la Christologie. Louvain-la Neuve : Centre d’Histoire des Religions, 1981. 7 D. Veliath, Theological approach and understanding of religions : Jean Daniélou and Raimundo Panikkar.

Bangalore : Kristu Jyotu College, 1988. 8 N. Devdas, « The Theandrism of Raimundo Panikkar and Trinitarian Parallels in Modern Hindu Thought »,

Journal of Ecumenical Studies Philadelphia, 1981, vol. 17, n° 4, p. 606-620. 9 J. D. Escobar, « El carácter absoluto de la revelación cristiana y el Cristo desconocido de las religiones según

Raimundo Panikkar », Diálogo ecuménico, 1996, 31, 99, p. 7-44. 10 B. Liber-Chrétien, « La pensée interreligieuse de Raimon Panikkar, un regard bouddhiste », Revue d’éthique et

de théologie morale, 2011, 265, 3.

Page 43: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

44

interreligieuse de notre auteur du point de vue d’un bouddhiste. J. L. Meza1 propose de prendre

en considération l’herméneutique diatopique de Panikkar comme méthode appropriée pour la

théologie des religions et invite à voir dans notre auteur un pionnier dans ce domaine. Dans le

contexte du dialogue interreligieux, J. B. Trapnell2 analyse la différence entre relativisme et

relativité. W. Cenkner3 réfléchit à la relation qu’il y a entre le projet de Panikkar et le dialogue

interreligieux.

3.1.3.4 Recherches sur l’intuition cosmothéandrique

Sur cette question, F. X. D’Sa4 essaie de comprendre la vision cosmothéandrique de

Panikkar dans son ensemble et G. Carney5 met en relation le cosmothéandrisme et le pluralisme.

K. K. Jae6 se pose la question de la place du cosmothéandrisme dans le troisième millénaire et

J. Komulainen7 se demande quel pourrait être le point de rencontre entre le christianisme et

l’hindouisme à la lumière de l’intuition cosmothéandrique. Pour sa part, K. Kyoung Jae8 met

en relation la vision cosmothéandrique de Panikkar et l’expérience de Dieu de Choi Jae Woo’s.

3.1.3.5 Recherches sur l’interculturalité

Sur ce point, il existe quelques travaux pionniers. I. Boada9 semble avoir été le premier

à s’être engagé dans ce chemin en présentant un livre dans lequel plusieurs auteurs analysent la

question interculturelle dans la pensée de Panikkar. J. Pigem10 s’est, lui aussi, intéressé à cette

1 J. L. Meza, « Hermenéutica diatópica. Un método para la teología de las religiones y el diálogo de Teología »,

Reflexiones teológicas : Revista de Estudiantes de Teología PUJ, 2007, 1, p. 184-190 et « Panikkar : un pionero

de la teología del pluralismo religioso. Un estado del arte de los estudios teológicos acerca de su obra », Teología

Xaveriana, 2008, 165, p. 183-200. 2 J. B. Trapnell, B., « Panikkar, Abhishiktānanda, and The Distinction Between Relativism and Relativity in

Interreligious Discourse », Journal of Ecumenical Studies, Summer-Fall 2004, vol. 41, n° 3-4. 3 W. Cenkner, « Interreligious Exploration of Triadic Reality : The Panikkar Project », Dialogue & Alliance, Fall

1990, vol. 4, N° 3. 4 F. X. D’Sa, « The Significance of Panikkar’s Cosmotheandric Vision », Cirpit Review, mars 2011, n° 2. 5 G. Carney, « Christophany. The Christic Principle and Pluralism », J. Prabhu (ed.), The Intercultural Challenge

of Raimon Panikkar. New York : MaryKnoll, 1996, p. 131-141. 6 K. K. Jae, « The Cosmotheandric Vision in the Third Millennium », Exchange, 1999, 28, 4. 7 J. Komulainen, « Raimon Panikkar’s Cosmotheandrism : Theologizing at the Meetting Point of Hinduism and

Christianity », Exchange, 2006, 35, 3, p. 278-303. 8 K., Kyoung Jae, « The cosmotheandric vision in the third millenium. Raimon Panikkar’s Cosmotheandric

compared with Choi Jae Woo’s Waiting on God experience”, Exchange, 1999, 28, 4, p. 351-362. 9 I. Boada, La filosofìa intercultural de Raimon Panikkar. Barcelone : Centre d’Etudis de Tems Contemporanis,

2004. 10 J. Pigem, El pensament de Raimon Panikkar : interdependència, pluralisme, interculturalitat. Barcelone :

Institut d’Estudis Catalans, 2007.

Page 44: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

45

problématique en analysant la relation entre interdépendance, pluralisme et interculturalité. J.

L. Meza1 a réfléchi au défi que l’interculturalité et le pluralisme lancent à la théologie.

3.1.3.6 Recherches sur l’écosophie panikkarienne

Nous n’avons trouvé aucun travail qui aborde cette question de manière approfondie. Il

n’existe qu’un article de J. L. Meza2 qui devine déjà l’importance du sujet sans pour autant aller

jusqu’au bout de la problématique, et un petit texte de V. Pérez Prieto3 qui met en relation le

christianisme et l’écologie sans creuser en profondeur l’écosophie panikkarienne. C’est en cela

que notre propre recherche se veut originale et novatrice.

3.2 Recherches sur le rapport éthique-intuition cosmothéandrique-crise écologique

La théologie chrétienne reste centrée sur la « théologie de la création » lorsqu’il s’agit

de réfléchir à la crise écologique. Très peu d’auteurs ont essayé de mettre en rapport la crise

écologique et la théologie trinitaire. G. Siegwalt4, J. Moltmann5 et L. Boff6 le font brièvement

dans leurs écrits sans pour autant mener jusqu’au bout de leurs conséquences leurs affirmations.

Les théologiens partisans des propositions de Panikkar n’ont pas encore développé cette

triple relation qui nous semble pourtant évidente dans l’intuition cosmothéandrique. Tous se

sont limités à étudier un aspect de l’intuition cosmothéandrique : celle-ci dans l’ensemble de la

théologie ou dans son rapport avec la christologie ou avec le dialogue interreligieux. Une seule

thèse7 – à laquelle malheureusement nous n’avons pas eu accès malgré les multiples démarches

réalisées – semble avoir développé la relation avec l’éthique sans aborder pour autant la

problématique écologique. Il en va de même pour ceux qui étudient la relation explicite avec

1 J. L. Meza, « Babel o Pentecostés. El desafío de la interculturalidad y el pluralismo religioso », Reflexiones

Teológicas, 2008, 2, p. 183-197. 2 J. L. Meza, « Ecosofía : otra manera de comprender y vivir la relación hombre-mundo», Cuestiones Teológicas,

2010, vol 37, n. 87, p. 119-144. 3 V. Pérez Prieto, Ecologismo y cristianismo. Madrid : Sal Terrae, 1999. 4 Voir par exemple G. Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique. Système mystagogique de la foi. III,

l’affirmation de la foi. 1. Cosmologie théologique : Sciences et philosophie de la nature. Paris/Genève : Cerf/Labor

et Fides, 1996 ; La Nature a-t-elle un sens ? Civilisation technologique et conscience chrétienne devant

l’inquiétude écologique. Strasbourg : Association des publications près les universités de Strasbourg, 1980 et

Nature et histoire. Leur réalité et leur vérité. Leiden : Brill, 1965. 5 J. Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Paris : Cerf, 1988. 6 L. Boff, Ecología : grito de la Tierra grito de los pobres. Madrid : Trotta, 1996. 7 J. R. López de la Osa, Lectura moral de un discurso antropológico. La ética en la obra de Raimundo Panikkar.

Rome : Université Grégorienne, 2002.

Page 45: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

46

l’écologie, mais ne vont pas jusqu’à déceler une éthique écosophique. Tandis que Michiko

Yusa1 réfléchit au rapport existant entre l’écosophie de Panikkar et celle du maître-poète

japonais Ma-tsuo Bashō (1644-1694) sans aborder la question éthique, V. Pérez Prieto2, pour

sa part, explicite la relation entre l’intuition cosmothéandrique et l’écosophie. Intéressant est

l’article proposé par L. Anthony Savari Raj3 dans lequel une relation est faite entre l’écosophie

et la justice touchant de très près la question de l’éthique sans entrer pourtant dans le débat

écologique. Dans un article très pertinent, Ernie Tamminga4 met en relation les notions

panikkariennes de tempiternité et de rythme de l’être avec la crise écologique. Encore une fois,

le rapport avec l’éthique n’a pas été réalisé.

En dehors de la théologie, Ch. Eberhard5 semble avoir repéré cette triple relation sans

la développer. Il affirme que l’intuition cosmothéandrique implique une éthique du dialogue et

du partage dans le but d’un développement durable, faisant en même temps la relation avec la

politique.

3.3 Recherches sur le rapport politique-intuition cosmothéandrique-crise écologique

Nous n’avons pas trouvé de rapprochement explicite en théologie entre ces trois

domaines. Certains6 établissent une relation précise entre la politique et la crise écologique,

mais sans prêter attention à la théologie. D’autres7 s’arrêtent sur la relation entre

monothéisme/Trinité et politique sans tenir compte de l’écologie. Il en va de même pour ceux

qui travaillent de plus près sur la pensée de notre auteur. Dans son ouvrage Pluriversum8, S.

Latouche, économiste français, fait lui aussi le rapprochement entre la politique et l’intuition

de notre auteur sans inclure la problématique écologique.

1 M. Yusa, « Ecosophy, Raimon Panikkar, and Basho’s Nature-Aesthetics », Cirpit Review, marzo 2011, n°2, p.

110-121. 2 V. Pérez Prieto, « The Cosmotheandric Structure of Reality : the Part and the Hole. Invisible Harmony and

Ecosophy », Cirpit Review, marzo 2011, n°2, p. 122-129. 3 L. A. Savari Raj, « Ecosophical Justice », Cirpit Review, marzo 2011, n°2, supplément, p. 22-24. 4 E. Tamminga, « The Tempiternal Tragedy : The Rhythm of Being and a Planet in Crisis », Cirpit Review, 2012,

n° 3, supplément, p. 115-136. 5 Ch. Eberhard, Droit, gouvernance et développement durable. Paris : Karthala, 2005, p. 11. 6 D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique. Paris : Seuil,

2010. 7 E. Peterson, Le monothéisme : un problème politique et autres traités. Paris : Bayard, 2007. Voir aussi le texte

collectif Monothéisme et Trinité. Bruxelles : Facultés universitaires Saint-Louis, 1991. 8 S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une démocratie des cultures. Paris : Cerf, 2013.

Page 46: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

47

3.4 Conclusion : nouveauté et pertinence de notre approche

L’état de la recherche que nous venons de présenter révèle un intérêt tout particulier et

croissant pour l’œuvre de notre auteur, notamment dans des domaines annexes à la théologie

(sociologie, politique, philosophie, économie). Il faut reconnaître que la plupart des théologiens

résistent encore à ses propositions ou simplement ignorent leur existence. La pensée de

Panikkar reste un référent en ce qui concerne la théologie des religions et le dialogue

interculturel. Il n’en est pas ainsi pour l’éthique théologique et la théologie politique. Sa

proposition écosophique n’a pas été profondément étudiée, même par ceux qui se disent

ouvertement panikkariens. Etablir une relation explicite entre intuition cosmothéandrique,

éthique et politique dans le contexte de la crise écologique reste un travail à réaliser. C’est en

cela que se situe la nouveauté et la pertinence de notre approche : dégager une éthique et une

politique écosophiques à partir de l’intuition de notre théologien espagnol tout en essayant de

regarder de près la situation actuelle de notre société contemporaine. Ceci suffirait à justifier

notre enquête.

4. Plan de la recherche

Le théologien qui souhaite approfondir et/ou s’engager dans le domaine de l’écologie

doit bien connaître et comprendre les enjeux les plus importants et significatifs de cette

question. Un minimum d’histoire de cette discipline semble être nécessaire. Si l’on affirme de

surcroît que la planète est en crise, il s’avère nécessaire de savoir pourquoi et quelles sont les

menaces qui la mettent en péril. Dans le but de pouvoir prendre position, il importe de connaître

les différents mouvements qui s’en réfèrent et leurs partisans. Qui dit quoi et pourquoi ? Il est

aussi capital de savoir d’où viennent les menaces et leurs origines. Tout comme il est essentiel

d’identifier les solutions proposées. Bien évidemment, le théologien doit pouvoir identifier les

auteurs et les propositions qui ont été faites dans le domaine de la théologie. Un esprit ouvert

et attentif est exigé pour avoir accès à la réalité dans son ensemble. Cet esprit ouvert permettra

de reconnaître que la crise environnementale a été abordée par deux mouvements différents

mais proches et complémentaires l’un de l’autre, à savoir l’écologie et l’écosophie. Tel est le

travail que nous nous proposons de réaliser dans la première grande partie de notre recherche

qui se présente comme une mise en contexte, et sera divisée en trois chapitres. Le premier aura

une vocation historique qui nous aidera à saisir d’où vient l’écologie, le deuxième nous

Page 47: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

48

introduira à l’approche écologique et le troisième à celle de l’écosophie. Tout cet ensemble

nous servira d’introduction et préparera le chemin à la proposition de Panikkar.

La deuxième grande partie de notre recherche abordera l’intuition de Raimon Panikkar,

encore appelée « intuition cosmothéandrique ». Cette section sera introduite par un premier

chapitre qui aura pour vocation d’être un pont reliant la première et la deuxième partie, et qui

metra en relation deux auteurs : A. Næss, fondateur de l’écologie profonde, et R. Panikkar,

auteur que nous souhaitons étudier. Ces deux auteurs appartiennent au mouvement

écosophique. En les comparant, nous allons pouvoir dégager d’une manière plus précise les

caractéristiques qui leur sont propres, en particulier celles qui nous introduiront à la pensée de

notre théologien espagnol, objectif assigné de notre premier chapitre.

L’intuition de Panikkar prend comme point de départ une lecture toute particulière de

l’histoire, laquelle a comme ciment ou fondement la notion de conscience. Il n’est pas

seulement question de chronologie mais de kairologie. Le deuxième chapitre aura donc pour

objectif d’expliciter ces deux idées fondamentales.

Cette lecture spécifique de l’histoire a également quelques présupposés. En effet,

Panikkar défend, d’une part, l’unité de toute la réalité et, d’autre part, la possibilité d’accéder

au réel par l’intuition. Cela veut dire que le logos et le mythos doivent aller de pair, tout comme

le discours et la praxis, la théologie et la spiritualité. L’intuition de notre auteur n’est pas isolée,

car elle plonge ses racines dans les très riches traditions philosophiques et théologiques. Il

s’avérera donc nécessaire de connaître ces traditions et les débats qu’elles ont suscité. Tel est

le travail que nous nous proposerons de développer dans le troisième chapitre.

Connaissant les présupposés et les fondements, nous pourrons, dans un quatrième et

dernier chapitre, aborder plus concrètement l’intuition dite cosmothéandrique qui a comme

ciment et point de départ la Trinité Divine et comme point d’arrivée la Trinité Radicale. Cette

intuition se trouve à la base de l’écosophie proposée par notre auteur. Elle implique finalement

une spiritualité et une politique spécifiques. Le cœur de notre recherche se trouvera donc dans

cette section. Elle fera le lien entre ce qui précède et ce qui suit. Elle permettra aussi de lier la

problématique écologique (première partie) avec l’apport fait par notre auteur tant en éthique

théologique qu’en théologie politique, et les prolongements que nous en décelerons (troisième

et quatrième parties).

Pour les deux dernières parties de cette enquête (troisième et quatrième parties), nous

proposerons de suivre un schéma analogue. Après une première discussion portant sur des

Page 48: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

49

notions fondamentales, nous aborderons une section destinée à expliciter les présupposés,

lesquels seront ensuite accompagnés et complétés par notre proposition.

Les fruits de l’intuition de Panikkar sont nombreux. L’éthique théologique s’est-elle

vraiment engagée dans, ou s’est-elle sentie impliquée par la question écologique ? Si oui,

comment ? Si non, ne faudrait-il pas faire un pas important dans ce domaine ? La théologie ne

doit-elle pas s’investir dans un mouvement de transformation à la lumière de la situation

actuelle de notre société et de notre planète ? Telles sont les questions que nous nous poserons

dans le premier chapitre de cette troisième partie de notre étude. Nous essayerons d’y apporter

quelques éléments de réponse afin de nourrir le développement d’une proposition concrète.

La proposition que nous allons expliciter dans la troisième partie nous renverra à

l’éthique et aura, elle aussi, des présupposés. Le travail n’a pas encore été réalisé par les

théologiens mais les philosophes nous apporteront des éléments de réflexion que nous allons

mettre en rapport et confronter avec l’intuition de Panikkar. Le deuxième chapitre de cette

partie aura donc pour but de poser les fondements de la proposition que nous croyons pouvoir

dégager à la suite de l’intuition cosmothéandrique. Lorsque ce travail sera réalisé, il ne nous

restera plus qu’à présenter, dans un troisième chapitre, les principaux éléments de ce que nous

appelerons une éthique éco-théo-sophique.

La richesse de l’intuition de Panikkar se manifeste aussi au niveau de la théologie

politique, importante, pensons-nous, dans le contexte de la crise environnementale, et

complément ou passage nécessaire, voire obligatoire, de la réflexion éthique. L’éthique

théologique doit inviter à s’engager dans la polis, dans la cité des hommes. Suivant le schéma

proposé, nous nous demanderons d’abord ce qu’il en est du rapport entre théologie et politique,

et nous enquêterons sur cette relation qui semble s’être quelque peu détériorée. Ce sera le but

du premier chapitre. Il sera suivi par une analyse des présupposés de la politique que nous allons

appeler « éco-théo-sophique » (deuxième chapitre) dont l’objectif sera de préparer le chemin

destiné à nous permettre d’expliciter la proposition que nous allons faire (troisième chapitre),

pour prolonger l’intuition de notre auteur.

Avant de donner suite à notre tâche, quelques petites précisions s’imposent. Tout

d’abord, s’agissant des textes consultés et cités qui se trouvent originalement dans d’autres

langues, pour éviter de répéter chaque fois la même phrase, toutes les traductions ont été faites

par l’auteur de cette recherche. Par ailleurs, les majuscules ont un sens particulier dans un

Page 49: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

50

certain nombre de mots. Ainsi, les termes Homme, Monde et Dieu, lorsqu’ils font référence à

l’intuition cosmothéandrique, conservent leurs majuscules, comme le fait Panikkar. Il en va de

même du mot « Vie » lorsqu’il renvoie à son équivalent grec « zoé » pour désigner tout ce qui

vit, à distinguer de « bios ». Enfin, nous avons choisi d’utiliser le mot « homme » comme

équivalent d’ « être humain ». Nous employons donc indistinctement les deux, à la fois pour

éviter les répétitions parfois fatigantes des mots et pour respecter le désir de notre auteur. Nous

croyons cependant à l’importance du langage de genre et au danger, toujours présent,

d’assimiler et de faire disparaître la figure féminine sous l’ombre du mâle.

Panikkar aime les néologismes, mais aussi donner un sens nouveau ou différent aux

mots, ce qui fait qu’un lecteur non averti pourrait, soit avoir une certaine difficulté de

comprehension, soit confondre avec l’usage traditionnel du terme. Nous proposons un glossaire

à la fin de notre recherche dans le but d’aider le lecteur à se repérer. Avoir un glossaire sous

ses yeux empêchera ce dernier de devoir se rappeler chaque fois le sens des mots de notre

auteur.

Un dernier point concerne enfin l’emploi des termes « nature », « naturel »,

« artificiel », « culturel », « environnement », entre autres. Nous sommes bien conscients de la

problématique et de la polysémie de ses mots.1 Nous n’avons pas pu renoncer à les utiliser.

Notre proposition va toujours dans le sens de l’intuition de R. Panikkar : ce sont les relations

qui donnent une existence et une manière spécifiques d’être au monde et non pas l’individualité.

Ainsi, il n’y aura pas de nature sans culture, tout comme il n’y a pas de Dieu sans le monde et

sans l’homme.

1 Sur cette question le lecteur peut lire avec profi l’ouvrage de C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature. Pour

une philosophie de l’environnement. Paris : Flammarion, 2009.

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PREMIERE PARTIE

« Mise en contexte »

Page 51: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar
Page 52: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

53

En 1962, Rachel Carlson1 éleva la voix pour dénoncer l’utilisation indiscriminée des

pesticides démasquant ainsi les décisions irresponsables, les empoisonnements en chaîne, les

abus de pouvoir, l’élimination des insectes et l’altération de la biosphère dans le seul but de

profiter à quelques-uns ; cela lui a valu d’être comptée parmi les pionniers du mouvement

écologiste. Le paragraphe suivant, tiré de son ouvrage, montre bien la délicate situation :

Qui a pris la responsabilité de déclencher ces empoisonnements en chaîne, de lancer

cette onde mortelle qui progresse en s’élargissant comme les rides créées à la surface d’un étang

par la chute d’une pierre ? Qui a placé dans un des plateaux de la balance les feuillages que le

scarabée aurait volés pour se nourrir et, dans l’autre, les dépouilles des oiseaux victimes de

l’aveugle furie des poisons insecticides ? Qui a décrété, qui a le droit de décréter […] que le

bien suprême est un monde sans insectes, même s’il doit être aussi un monde stérile que ne

réjouira plus la grâce aérienne d’une aile en plein vol ? Le choix a été exercé par un César

d’occasion, détenteur temporaire du pouvoir, profitant de l’inattention des millions d’humains

pour qui la beauté et le monde ordonné de la nature possèdent encore une signification profonde

et impérative.2

Quelques années plus tard, en 1972, quatre chercheurs du Massachusetts Institute of

Technology présentaient un rapport3 au Club de Rome4 dénonçant l’illusion d’une croissance

exponentielle5 sur une planète aux ressources limitées. Les douze scénarios reproduits

montraient les limites auxquelles se heurtait l’augmentation de la population et de l’utilisation

des ressources. Le souci était celui de la capacité de charge de la planète. A ce moment-là, la

planète arrivait à supporter les demandes. Vingt ans plus tard, en 1992, le message restait le

même sauf que, cette fois-ci, l’humanité avait déjà dépassé les frontières si bien que les mêmes

chercheurs affirmaient que, dès le début des années 1990, l’humanité avait emprunté un chemin

dangereux :

On apprenait ainsi que les forêts tropicales étaient exploitées à un rythme non

soutenable, on craignait que la production de céréales ne puisse plus suivre l’accroissement

démographique, certains estimaient que le climat se réchauffait et on s’inquiétait de l’apparition

d’un trou dans la couche d’ozone. Pour la majorité des individus, cependant, tout cela ne suffisait

pas à prouver que l’humanité avait dépassé la capacité de charge de l’environnement mondial.

Nous n’étions pas de cet avis. Pour nous, dès le début des années 1990, il n’était plus question

1 Cf. R. Carlson, Printemps silencieux. Paris : Ed. Plot, 1968. 2 Ibid., p. 148. 3 Cf. D. Meadows, D. Meadows et J. Randers, Les limites à la croissance. Dans un monde fini. Paris : Rue

l’échiquier, 2012. 4 Le Club de Rome, fondé par Aurelio Peccei et Alexander King en 1968, est un groupe qui réunit des scientifiques,

des économistes, des fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsi que des industriels, et qui s’intéresse à

différentes sortes de problèmes en rapport avec les sociétés, tant industrialisées qu'en développement. 5 Ceci nous rappelle l’expression de Kenneth E. Boulding : « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut

continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », cité dans Jack Uldrich, Jump the

Curve. [sl] : Platinum Press, 2008.

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54

d’éviter le dépassement par des politiques avisées puisque le dépassement était déjà là. La tâche

principale consistait donc plutôt à ‘ramener’ le monde en territoire soutenable.1

L’humanité semble s’être embarquée dans une aventure qui a toutes les chances de la

mener vers une catastrophe. Il est question, donc, pour ces chercheurs, de retrouver le chemin,

de recouvrer la bonne route. A noter deux faits singuliers. D’abord, la mention des « forêts

tropicales » qui semble faire partie d’un souci tout particulier, et l’expression « territoire

soutenable ». Quant-à la première, en effet, d’après J. Lovelock, les régions tropicales se situant

entre 45° de latitude Nord et 45° de latitude Sud sont fondamentales pour le bon fonctionnement

de Gaïa.2 Dans le cas d’une glaciation, se demande l’auteur, pourrions-nous tenir alors que les

forêts tropicales ont toutes disparu ? Peu probable. Ensuite, les « territoires soutenables » font

allusion à une vision du monde bien concrète où le cosmos (la nature) serait un réservoir duquel

l’être humain tire les ressources nécessaires pour vivre. Le paradigme antérieur a exploité la

nature sans limites, la nouvelle proposition invite à se servir avec modération. C’est donc un

nouveau modèle de société qui est proposé.

Ce qui est certain, c’est que la santé de la planète terre est en danger. C. Allais3 expose

amplement une série d’informations sur l’état de la planète. Il apparaît, ainsi, que l’être le plus

menacé est le pauvre. 79% de l’humanité vit dans le Grand Sud pauvre ; 1 000 millions de

personnes vivent dans la pauvreté absolue ; 3 000 millions ont une alimentation déficiente ; 60

millions meurent de faim tous les ans. La solidarité des pays riches est presque nulle, ils ne

destinent même pas les 0.7% de leur PIB, demandé par l’ONU, à l’aide des pays nécessiteux.

De nombreuses espèces animales sont également menacées. Entre 1500 et 1850, une espèce a

été éliminée tous les 10 ans alors qu’à partir de 1990 disparaît une espèce par jour.

Le tableau est complété par Mario Pavan4 : 43% des terres sont déjà désertifiées ou

rendues improductives, ce qui fait que l’on perd chaque année 50 000 à 70 000 millions de kms

carrés de terres. En 70 ans (de 1882 à 1952), dit-il, les territoires agricoles ont été réduits de

1 D. Meadows, D. Meadows et J. Randers, Les limites à la croissance. Dans un monde fini, op. cit., p. 17. 2 J. Lovelock a proposé la déjà bien connue hypothèse Gaïa, laquelle postule « que l’état physique et chimique de

la surface de la Terre, de l’atmosphère et des océans a été, et est toujours, maintenu propre à la vie et confortable

par la présence de la vie elle-même. Elle contraste avec la sagesse conventionnelle qui considère que la vie s’est

adaptée aux conditions planétaires, tandis que toutes deux suivaient des chemins différents » ; cf. J. Lovelock, La

terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa. Paris : Champs/Flammarion, 1993, p. 179. 3 Cf. C. Allais, « El estado del planeta », M. Barrère, La Tierra, patrimonio común. Barcelone : Paidós, 1992 (M.

Barrère, La Terre, patrimoine commun. Paris : Ed. La Découverte, 1992 pour la traduction française). 4 M. Pavan, « Perspectives de la situation écologique mondiale et particulièrement européenne », R. Coste et J.-P.

Ribaut (dir.), Les nouveaux horizons de l’écologie. Dans le sillage de Rio. Paris : Centurion, 1993.

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moitié, les terres qui ont perdu leur fertilité ont quadruplé. Ajoutons ce que nous savons déjà :

des milliers d’arbres sont coupés, l’eau des rivières subit une contamination progressive,

l'accumulation dans l'atmosphère des gaz à effet de serre perturbe le climat de la Terre. Notre

planète s'échauffe anormalement et de très graves perturbations nous menacent à l'avenir :

canicules et désertifications, inondations et tempêtes, disparition des glaciers et de la banquise,

montée du niveau des mers.

Ce ne sont là que quelques exemples symptomatiques d’une situation qui s’avère pour

le moins grave et inquiétante. Cet épuisement entraîne une prise de conscience et un climat de

tension dans la mesure où une très grande partie de la population mondiale n’a pas accès aux

ressources naturelles qui devraient être à disposition de tous. Les ressources ne sont plus

utilisées pour rendre la vie possible et heureuse mais à des fins d’augmentation de la puissance

militaire et de la richesse des plus riches.

Connaissant tout cela, quelles sont les mesures à prendre ? Faisons-nous déjà quelque

chose ? Celles que nous venons de citer, et beaucoup d’autres, sont toutes des voix qui se

dressent contre les abus commis et qui doivent être interprétées à la lumière de ce qu’on appelle

une « Renaissance écologique ».1 Par bien des côtés, ces années-là sont plus un aboutissement

qu’un commencement car, comme nous le rappelle D. Bourg, « C’est à partir du milieu du XIXe

siècle qu’apparaissent, d’un côté, les premiers témoins des dégradations contemporaines de

l’environnement, de l’autre, des problématiques inédites : au bout du compte, une pensée

nouvelle, portée par des mouvements divers. Se constitue, vers la fin du XIXe siècle, une

science nouvelle ayant pour objet les relations que les espèces nouent entre elles et avec leur

milieu, l’écologie ».2 Cette renaissance écologique est aussi à situer dans le contexte de la

guerre froide et celle du Vietnam. Il y a, en outre, comme toile de fond, le programme Apollo

de la NASA sur la conquête spatiale mais encore une nouvelle image de la Terre, la machina

mundi, ou, selon la métaphore employée par l’ambassadeur des Etats-Unis, Adlaï E. Stevenson,

dans une conférence des Nations Unies à Genève en 1965, le Spaceship Earth (Vaisseau spatial

Terre), expression qui fait bondir Lynn White, pour qui cette « métaphore est, en fait,

écologiquement terrifiante ».3

1 J. Grinevald, « La thèse de Lynn White, Jr. (1966). Sur les racines historiques, culturelles et religieuses de la

crise écologique de la civilisation industrielle moderne », D. Bourg et Ph. Roch (dir.), Crise écologique, crise de

valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité. Genève : Labor et Fides, 2010, p. 59. 2 D. Bourg et A. Fragnière, La pensée écologique. Une anthologie. Paris : Puf, 2014, p. 41. 3 Lynn White, Jr., « Continuing the Conversation », Ian G. Barbour (ed.), Western Man and Environmental Ethics

– Attitudes Toward Nature and Technology. Adisson (Texas) : Wesley Publishing Company, 1973.

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56

Il faut constater que la première « Journée de la Terre » aux Etats-Unis date du 22 avril

1970 et la Conférence de Stockholm, sur l’environnement humain, de juin 1972. La fameuse

crise de « l’environnement global » n’était pas encore à l’ordre du jour. Rien n’est dit non plus

dans la « Conférence sur la biosphère » de l’UNESCO, à Paris, en septembre 1968. Bref, « La

politique internationale ignorait encore l’écologie globale, malgré le nouvel âge nucléaire et

son impact sur toute la biosphère ».1 En outre, l’Amérique des années 60 voit apparaître, en

plus du triomphe de la science et de la technologie, l’effervescence des minorités actives. Pour

Théodore Roszak (The Making of a Counter Culture) et Charles Reich (The Greening of

America)2, c’est durant l’été 67 – lors de la diffusion de la conférence de Lynn White – que la

révolution culturelle de l’Autre-Amérique va germer dans toute sa force, avec le contrecoup

des révolutionnaires armés et des néoconservateurs. Le genre nommé dans le monde anglo-

saxon, environmentalism, prit son essor à ce moment-là, c’est-à-dire entre 1969 et 1970.

C’était, en effet, le moment où se diffusaient les notions fondamentales de la science de

l’écologie, l’idée de la « conscience écologique » d’Aldo Leopold et de la « révolution

environnementale » de Max Nicholson.

C’est, sans aucun doute, une nouvelle ère, une « ère écologique » qui a tantôt mis en

question, tantôt renouvelé les données et les croyances acceptées depuis toujours, aussi bien par

les sciences dites exactes que par les sciences humaines.

« La Terre est malade »3, affirment aujourd’hui beaucoup de savants, fruit d’une vision

du monde qui met par-dessus tout l’être humain, certains êtres humains, au détriment de la Vie

comme un tout. Cette maladie n’est qu’un symptôme d’une autre crise plus grave, celle de

l’être humain. La « crise écologique » pointe vers une « crise anthropologique » aussi tragique.

La vision du monde qui prime de nos jours, qui fait de l’être humain le centre de l’univers et la

seule référence, est mise en cause. Une société, avec le sens de la vie que les hommes se sont

donné, est en crise. Cela dit, nous voyons également s’installer peu à peu un changement de

paradigme que d’aucuns appellent « l’ère écologique »4, « l’ère planétaire »5, une « nouvelle

1 J. Grinevald, « La thèse de Lynn White, Jr. (1966). Sur les racines historiques, culturelles et religieuses de la

crise écologique de la civilisation industrielle moderne », op. cit., p. 53. 2 Cité par J. Grinevald, art. cit., p. 54. 3 L. Boff utilisait cette expression en 1996 dans son livre Ecología : grito de la Tierra grito de los pobres. Madrid :

Trotta, p. 13. 4 Ainsi, E. Morin, L’An I de l’ère écologique. Paris : Tallandier, 2007 ; ou « le stade écologique » de J. Moltmann,

Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Paris : Cerf, 1988, p. 57. 5 E. Morin, L’an I de l’ère écologique, op. cit., p. 77.

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innocence »1 ou encore une « nouvelle conscience »2 qui rend l’être humain plus sensible à tout

ce qui lui advient, à lui et à son entourage. Encore mieux, l’homme commence à parler et à

penser aujourd’hui en fonction d’une communauté plus large, il n’est plus question ni de

l’homme « centre de l’univers » ni de « mon » cercle familial réduit, non plus de mon

« entourage » ou de mon « environnement », expressions qui placent l’homme en dehors de la

nature, voire au-dessus d’elle. Nous faisons tous partie d’une « communauté planétaire et

cosmique ».3

Ces quelques idées nous mettent sur la piste et montrent bien la complexité du sujet à

traiter. Si notre étude est bien théologique, il semble pertinent d’aborder, ne serait-ce que

brièvement, la problématique écologique dans ses traits les plus généraux et d’en repérer les

accents et les difficultés, dans le but de mieux cerner les enjeux, mais aussi de mieux délimiter

notre recherche. Il est, donc, opportun de commencer avec une rapide visite de l’histoire pour

y découvrir la naissance d’une discipline qui est aujourd’hui présente dans presque tous les

domaines. Cela étant fait, nous aborderons la difficile question des sources de la crise

écologique pour connaître ensuite les solutions proposées et le rôle sans doute fondamental de

la théologie et de la religion chrétienne. Nous finirons cette partie en présentant quelques

expressions de l’écosophie qui nous permettront d’introduire en même temps la deuxième partie

de notre recherche.

1 Voir R. Panikkar, La nueva inocencia. Estella (Navarra) : Ed. Verbo Divino, 1999. 2 L. Boff, op. cit., p. 15. 3 A. Gesché dit que la terre est notre oikos, notre lieu de communion : cf. A. Gesché, Le Cosmos. Paris : Cerf,

1994, p. 89 ; ou bien J. Moltmann pour qui la création est une « communauté eucharistique », cf. J. Moltmann,

Dieu dans la création. Traité écologique de la création, op. cit., p. 78.

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Chapitre 1. La naissance d’une discipline

Les origines de l’écologie comme discipline scientifique ne doivent pas être cherchées

trop loin dans l’histoire de l’humanité. De cela les historiens Jean-Paul Deléage et Patrick

Matagne sont convaincus ; ce dernier privilégie l’hypothèse de la Renaissance1 alors que pour

le premier les débuts sont contemporains de la révolution industrielle et d’un nouveau rapport

au monde qui est venu s’installer en Occident à partir de la fin du XVIIIe siècle.2 Cela dit, tous

deux3 considèrent qu’il existe une trace4 importante – il y en a d’autres ! – des interrogations

au sujet de la nature, dans les immenses enquêtes des savants comme Aristote, Théophraste et

Pline, qui portaient sur les rapports entre les êtres vivants et leur environnement, sans négliger

le rôle spécifique de l’homme dans les équilibres de la nature.

Ayant présent à l’esprit le danger de chercher dans le passé les démarches par lesquelles

les auteurs anciens satisfont aux critères actuels de la bonne science (anachronisme), il vaut tout

de même la peine d’en rappeler quelques idées. Revisitons donc les moments les plus

significatifs de l’histoire – depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours – avec les personnages qui l’ont

marquée et qui, croyons-nous, ont frayé un chemin à cette discipline.

1.1 Une « écologie » grecque ?

Dans l’histoire de l’Occident, les Grecs ont sans doute joué un rôle fondamental ; ainsi,

les premiers pas vers la naissance de l’écologie ont été donnés en Grèce, il y a plus de deux

mille ans. La prudence s’impose, voyons dans quel sens cette affirmation peut être valide.

1 P. Matagne, Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science.

Paris : Delachaux et Niestlé, 2000, p. 13. 2 J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie. Paris : La Découverte, 1991, p. 20. 3 Il est opportun de mentionner qu’il n’est pas beaucoup d’historiens de l’écologie qui cherchent dans l’antiquité

les origines de cette discipline. Parmi eux J.-P. Deléage et P. Matagne dans les ouvrages cités plus haut. La plupart

d’eux commencent leurs enquêtes au XVIIIe siècle. 4 L’espace ne nous permet pas de présenter un tableau plus complet ; cependant, il pourrait être démontré aisément

qu’aussi bien en Orient que dans l’Amérique Latine précolombienne et en Afrique, la relation entre l’homme et la

nature était chose ordinaire. Pour faire justice à la vérité, nous aborderons cette question dans le paragraphe 3.2 du

chapitre 3 de cette première partie de notre recherche sous le titre de « Le Buen vivir » ; cf. Infra p. 166.

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1.1.1 L’évolutionnisme présocratique

Les penseurs présocratiques considèrent le cosmos comme un tout vivant. Ainsi,

Anaximandre (610-547 av. J.C.) et Anaximène (vers 550-480 av. J.C.) défendent l’idée que les

êtres vivants sont apparus grâce à un phénomène de génération spontanée, par l’action du soleil

sur une matière humide. Anaximandre affirme que l’homme est né d’êtres vivants d’une autre

sorte puisque, au contraire des animaux qui peuvent rapidement se mettre à chasser, il demande

des soins prolongés durant les premières années de son enfance. Ainsi, ils prirent d’abord forme

à l’intérieur de créatures qui ressemblaient à des poissons jusqu’à ce qu’ils aient atteint leur

maturité. Il y eut un éclatement et il en sortit des hommes et des femmes capables de pourvoir

par eux-mêmes à leurs besoins.1 Ce qui est intéressant de noter ici, c’est le fait que ces

présocratiques posent déjà l’être humain comme faisant partie d’un ensemble plus vaste qu’est

la nature.

Dans cette même ligne de pensée se trouve Empédocle d’Agrigente (né vers 490 av.

J.C.) qui dit qu’à l’origine sont apparus des morceaux séparés issus de la terre humide et de

l’argile. Ce n’est qu’ensuite que ces fragments se sont mis ensemble, au hasard et selon toutes

les combinaisons possibles produisant toutes sorte de monstres. Démocrite (vers 460-370 av.

J.C.), lui, explique la formation de la nature à partir du mouvement fortuit des atomes dans le

vide. L’être humain est fruit du hasard, il sort de l’eau et du limon. Intéressante est aussi l’idée

d’Epicure (341-270 av. J.C.) sur le hasard créateur, reprise par Lucrèce (95-53 av. J.C.). Pour

tous ces auteurs, la terre est la génitrice commune à tout ce qui vit.

Il paraît évident que ces auteurs plongeaient dans une vision du monde qui mettait au

même niveau l’être humain et la nature avec, tout de même, une particularité : tout était rempli

de divinités et d’esprits. Malgré la forte dose de fantaisie que les contemporains peuvent voir

dans ces récits, un rapprochement avec les théories les plus récentes sur l’origine du cosmos et

de la vie peut être fait. Pour ne citer qu’un exemple, Ilya Prigogine2 a démontré que ce qu’on

appelle les systèmes ouverts3 se présentent comme un processus dans lequel existe un principe

cosmogonique en action permanente moyennant quoi les êtres vivants surgissent et deviennent

de plus en plus complexes. Du chaos surgissent les singularités. Génération spontanée grâce à

l’action du soleil, éclatement d’un œuf primitif à partir duquel la vie a surgi, mouvement fortuit

1 Cf. J. Arnould, L’Eglise et l’histoire de la nature. Paris : Cerf, 2000, p. 14. 2 Cf. I. Prigogine, Entre el tiempo y la eternidad. Madrid : Alianza, 1990, p. 162 (Entre le temps et l’éternité.

Paris : Fayard, 1988) ; cité par L. Boff, Ecología : grito de la tierra, grito de los pobres, op. cit., p. 36. 3 Un système ouvert est un système qui interagit en permanence avec son environnement.

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60

des atomes, leurs intuitions n’étaient pas si loin de ce que la science actuelle propose comme

hypothèse.

1.1.2 L’essentialisme grec

Evolutionnisme, mais aussi essentialisme. En effet, pour Platon (428-348 av. J.C.) et

Aristote (384-322 av. J.C.) ce qui vient d’être dit ne sont que des exceptions par rapport à l’ordre

du monde. D’après Le Timée, c’est le démiurge qui créa l’univers moyennant un modèle tiré

du monde des idées ; ainsi, toutes les formes vivantes créées ne sont que d’imparfaites copies

de ces types ou essences qui seuls sont véritables, immuables et parfaits. La nature tout entière

est considérée comme un être vivant, constituée d’autres êtres vivants. Impossible de ne pas

penser à l’hypothèse de J. Lovelock1 dite « hypothèse Gaïa » qui, prenant appui sur la

mythologie grecque (Gaïa, déesse primordiale, ancêtre de tous les dieux et mère de tous les

êtres vivants), affirme que la Terre est un organisme vivant.

Quant-à Aristote, il hérite de deux traditions : celle de l’histoire naturelle et celle de la

philosophie. Il s’intéresse davantage à la hiérarchie des vivants, son univers est éternel et fixe,

ainsi que la nature de chacun de ses composants. Même si le mouvement est l’une des

caractéristiques essentielles des vivants, il ne correspond en fait qu’à l’expression de leur

puissance. Aristote décrit chaque animal par des termes de grandeur, d’aspect et de caractère.

D’après Deléage, « tant par ses techniques de description que par l’agencement des notions

utilisées, Aristote remanie profondément les représentations de la nature de ses prédécesseurs ;

il étend l’inventaire des lieux et des modes de vie, il renouvelle l’idée de la patrie de chacun en

lui adjoignant l’étude des migrations ; il reclasse les animaux en huit genres qui ne seront guère

remis en cause avant deux millénaires ».2 Malgré le fait que les questionnements d’Aristote

trouvent des échos dans l’écologie contemporaine3, sa conception de l’origine du monde est

fixe.

Les traités botaniques de Théophraste et de Pline complètent l’œuvre d’Aristote. Le

premier mentionne les sites les plus favorables aux végétaux et leur distribution dans différentes

1 Cf. J. Lovelock, La terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, op. cit. 2 J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 22. 3 « Qu’est-ce que cette splendeur et cette profusion de la vie sous toutes ses formes ? Quel est le sens de la parenté

de l’homme et des animaux, de celle des animaux entre eux, celui de la capacité d’habiter ce monde et d’y trouver

sa subsistance ? » ; cf. J. Bertier, « Tradition et novation dans la zoologie d’Aristote », L’Homme et l’Animal. T.

III. Paris : Institut International d’Ethno-sciences, 1989, p. 195-211 ; cité par J.-P. Deléage, Une histoire de

l’écologie, op. cit., p. 24.

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61

aires géographiques, alors que le deuxième, dans son « Histoire naturelle », enrichit de quelques

dizaines d’espèces les listes d’Aristote. D’après R. Lenoble, « elle [la liste de Théophraste]

dominera les bestiaires du Moyen Age ; les sculptures des cathédrales représenteront les plantes

et les animaux qu’elle décrit et construiront en partie leur symbolisme d’après les propriétés et

les mœurs qu’ils auront appris de ce livre inépuisable ».1

Poursuivons notre recherche en interrogeant, rapidement, un personnage clef dans la

tradition occidentale : Augustin d’Hippone.

1.2 L’essentialisme d’Augustin

Dans le commentaire du premier chapitre du livre de la Genèse, Augustin (354-430)

invite ses lecteurs à contempler l’apparition successive des différentes formes de vie. Pour lui,

celui qui a créé toutes choses initialement à partir du néant fait de même aujourd’hui à partir

d’êtres qui sont déjà là. C’est à partir des idées de création ab initio et ex nihilo qu’Augustin

expose sa vision du monde. Du néant Dieu appelle à l’existence. Augustin semble faire appel

à la doctrine stoïcienne des raisons séminales dans laquelle l’énergie vitale, qui est une et

infinie, est aussi présente dans une infinité de corps limités, à l’état de semences, qui donnent

peu à peu forme à la matière. L’être vivant préexiste, entièrement formé, dans la semence.

Ainsi, pour Augustin, l’histoire de la création est celle du déroulement progressif d’un plan

divin. Le saint d’Hippone marque, de la sorte, le commencement d’un providentialisme qui

atteindra le XVIIIe, voire même le XIXe siècle. Voilà un virage décisif.

L’essentialisme et le providentialisme d’Augustin inspireront un bon nombre d’auteurs

au Moyen Age, à l’Age Contemporain et jusqu’à nos jours.

1.3 Le Moyen Age

De cette longue étape de l’histoire, s'étendant du Ve au XVe siècles, nous n’allons

prendre que deux exemples qui illustrent bien notre propos, à savoir, Hildegarde de Bingen et

Thomas d’Aquin.

1 R. Lenoble, Esquisse d’une histoire de l’idée de nature. Paris : Albin Michel, 1969, p. 138 ; cité par J.-P. Deléage,

Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 24.

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1.3.1 Hildegarde de Bingen

Née en 1098 à Bermersheim vor der Höhe près d’Alzey (Hesse rhénane) et morte le 17

septembre 1179 à Rupertsberg (près de Bingen), Hildegarde, abbesse bénédictine mystique, est

considérée par P. de Plunkett1 comme la marraine de l’écologie moderne. Elle proclame la

solidarité du chrétien avec tout le vivant. Dans son ouvrage Livre des œuvres divines, annonçant

d’ailleurs les propositions des théologiens contemporains, Hildegarde décrit l’homme comme

un microcosme au centre de la création : « L’homme, [Dieu] l’a entouré, pour le renforcer, de

tout ce qui existe dans le monde, et il l’a transpercé du flux de sa grandiose énergie ».2 Il y est

question d’une alliance entre le Créateur et sa créature qu’il a créée par amour et comme

partenaire. L’homme est placé au sommet d’une nature qui n’avait pas besoin de lui pour

exister, et il est formé de la même matière qu’elle ; il a donc le devoir de protéger le reste de la

création. S’il manque à ce devoir, « la justice de Dieu permet que l’humanité soit punie par la

création ».3

D’après P. de Plunkett, la thèse majeure de son œuvre est la vitalité et la fécondité de la

nature, force globale à l’œuvre dans toutes les formes d’existence ; cette force est issue de la

création divine et se manifeste de la façon la plus spectaculaire au printemps, lorsque la

végétation renaît. Pour Hildegarde, la verdeur du monde et la sanctification des humains ont la

même source qui est le jaillissement permanent de l’amour divin, ce qui serait pour les

théologiens contemporains l’idée d’une création continue.4

1.3.2 Thomas d’Aquin

Le deuxième exemple est celui d’un grand théologien du Moyen Age, Thomas d’Aquin

(1228-1274) qui a, lui aussi, marqué de son empreinte la science, la philosophie et la théologie.

Il conçoit le monde des organismes vivants comme une échelle allant des formes de vie les

moins élaborées aux plus perfectionnées. Le docteur angélique donne une vision hiérarchique

et pyramidale de la réalité créée et suppose d’emblée une séparation infinie entre Dieu et les

créatures. Aucun être ne reçoit la plénitude de la perfection divine. Dieu ne fait pas « d’autres

1 P. de Plunkett, L’écologie de la Bible à nos jours. Pour en finir avec les idées reçues. Paris : Editions de l’œuvre,

2008, p. 82. 2 Hildegarde de Bingen, Le livre des œuvres divines. Paris : Albin Michel, 1989 ; cité par P. de Plunkett, L’écologie

de la Bible à nos jours. Pour en finir avec les idées reçues, op. cit., p. 82. 3 Ibid., p. 83. 4 Cf. entre autres, L. Boff, Ecología : grito de la tierra, grito de los pobres, op. cit. et R. Panikkar, La puerta

estrecha del conocimiento. Sentidos, razón y fe. Barcelone : Herder, 2009.

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dieux » mais des êtres qui reçoivent l’existence. Dans ce schéma, il y a une hiérarchie

ascendante en simplicité. Les anges se trouvent à côté de Dieu ; ils ne possèdent que formes

sans matière. Ils sont formes pures. Après les anges, nous trouvons l’être humain, lequel a une

âme (forme substantielle) unie à un corps (matière). L’être humain est une substance

rationnelle. La façon dont il connaît est une expression évidente de sa situation : entre le corps

et l’esprit. Son corps lui permet de connaître d’une manière entièrement corporelle et son

intellect l’aide à faire l’abstraction. D’autre part, l’âme, même si elle est inséparable du corps,

existe de manière indépendante due à ses fonctions supérieures (compréhension et volonté).

Dans l’univers de saint Thomas, l’homme occupe un lieu très important : il est le

récapitulatif de toute la nature.1 Ainsi, l’homme n’est pas un être de plus, il est au sommet de

la création, il appartient à une catégorie supérieure parmi les êtres vivants.2 Le propre de

l’homme est son activité intellectuelle, c’est sa première tâche et la plus importante ; ensuite la

transformation, créer de nouvelles formes, ceci relève de l’ordre du pratique. Il est clair que

pour saint Thomas il n’y a pas de division explicite : l’être humain n’est pas composé de deux

substances autonomes et associées mais d’une seule dans laquelle nous pouvons distinguer deux

aspects inséparables. Lorsque l’on sent, ce n’est pas le corps qui sent, c’est l’homme tout entier

et lorsque l’on comprend quelque chose, ce n’est pas l’âme qui comprend mais l’homme comme

un tout. Plus l’homme est autonome et plus il est lui-même principe de son agir, plus il réalise

l’image de Dieu imprimée en lui par le geste créateur. C’est donc parce qu’il a été créé à l’image

de Dieu que l’homme est lui-même principe de son agir. Il y a là une rupture évidente par

rapport au reste de la création qui, même si elle a été aussi créée par Dieu, n’est pas image de

son auteur. En outre, nous le rappelle J.-L. Souletie, « cela veut dire que l’acte créateur n’est

pas un geste passé mais permanent de Dieu qui non seulement conserve la réalité créée dans

l’être, mais lui donne aussi d’être principe de son agir, d’être libre et autonome ».3 Thomas

impose un autre tournant décisif en considérant l’homme non plus comme un élément de plus

de la nature mais comme le centre du monde ; c’est donc par l’homme que le monde prend sa

signification.

Il y a là, sans doute, une première ébauche d’anthropocentrisme qui sera développée par

la suite comme c’est le cas de l’auteur que nous abordons dans les paragraphes qui suivent.

1 Saint Thomas, ST, I, 91, 1 c. 2 Ibid, I, 72, art. unique, ad 1m ; SCG, III, 22. 3 J.-L. Souletie, « L’anthropocentrique chrétienne au défi de la crise écologique », Jacques-Noël Pérès (dir.),

L’avenir de la Terre, un défi pour les Eglises. Paris : Desclée de Brouwer, 2010, p. 117.

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1.4 Le cas Descartes

Descartes mériterait un chapitre à part car il est considéré par la plupart des auteurs

comme celui qui a donné le coup d’envoi d’une mentalité qui sépare l’homme de la nature et

l’instaure comme le souverain.

En effet, il a déclaré : « Il n’y a qu’une seule matière dans l’univers, et nous la

connaissons par cela seul qu’elle est étendue ».1 Or, si la matière est tout et si elle se confond

avec l’étendue, alors le monde se réduit à ce qui se mesure et se calcule. Descartes maintient

l’existence de Dieu mais il le réduit à un rôle inaugural, ce qui le fait soutenir que l’homme

n’est pas responsable devant la création.2 En revanche, l’univers est comme une horloge, une

machine qui fonctionne à la perfection et qui peut être connue, y compris, bien entendu, le corps

humain.

Dans le Discours de la méthode (1637), il porte le coup de grâce ; voici le texte cité par

tant de savants :

Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on peut en

trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air,

des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que

nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon

à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs

de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui

feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui

s’y trouvent.3

Les sciences sont classées du côté de la spéculation ce qui leur fait perdre de la valeur ;

ce qui semble être important pour lui c’est la science mécanique, ce qui se voit, ce qui se

présente clairement et de façon évidente à nos yeux, la matière étendue. Le but de tout cela :

devenir maîtres et possesseurs de la nature. L’homme cesse d’être vu comme faisant partie

d’un plus grand ensemble, le cosmos, pour en devenir le souverain.

Il faudrait cependant rester prudent. Cette accusation pourrait être mise en question car,

selon certains4, pour Descartes la nature doit être connue et utilisée en vue du bien-être et de la

1 R. Descartes, Principes de la philosophie, II, 23. Paris : Vrin, 2000 ; cité par P. de Plunkett, L’écologie de la

Bible à nos jours, op. cit., p. 104. 2 Cf. P. de Plunkett, L’écologie de la Bible à nos jours, op. cit., p. 105. 3 R. Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Paris :

La Gaya Scienza, 2012, p. 61-62. L’italique est nôtre. 4 C’est l’avis de C. Pelluchon ; cf. Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la

nature. Paris : Cerf, 2011, p. 63.

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santé de l’homme1 ; il n’aurait jamais imaginé que l’homme puisse dérégler l’ordre des lois de

la nature qu’il nomme causes secondes.2

Mais Descartes n’est pas le seul à proclamer le règne de l’homme sur la nature. Ceci

doit être dit avec insistance. Sa pensée s’inscrit dans un mouvement plus large, il est le fils de

son époque. Il faudrait citer d’autres penseurs tels que Francis Bacon et Nicolas Malebranche,

pour qui, la connaissance scientifique signifiait pouvoir technique sur la nature. L’homme

n’avait qu’à lui arracher tous ses mystères.

Le Moyen Age ne semble rien apporter de nouveau : connaître la nature, c’est connaître

Dieu qui l’a créée, c’est percer le mystère ontologique. En revanche, il faut affirmer, avec

Deléage3, Matagne4 et bien d’autres, que le mouvement qui porte les sociétés européennes vers

les autres continents est un facteur décisif qui va bousculer les visions médiévales de la nature.

1.5 Embryons d’une conscience écologique moderne

Effectivement, les expéditions à la recherche d’autres mondes semblent se trouver à

l’origine d’un nouveau paradigme, d’une mentalité différente et toute neuve qui annonce

l’émergence d’idées écologiques. Sur ce point les historiens semblent s’accorder. Ainsi, J.-P.

Deléage considère que les politiques coloniales des Etats européens convergent avec l’intérêt

scientifique, alors que P. Matagne affirme sans ambages que la colonisation se trouve à l’origine

des premiers désastres écologiques. Il assure que :

Tandis que les naturalistes s’extasient, les nations colonisatrices commencent à piller la

nature tropicale. On dirait aujourd’hui qu’elles appauvrissent sa biodiversité. Les premiers

désastres écologiques dus à une exploitation non maîtrisée des ressources naturelles – que l’on

croyait pourtant inépuisables – sont très vite déplorés. Des espèces disparaissent à cause de la

déforestation, de l’extension de l’agriculture, de l’extraction de minerais (or, argent, cuivre) et

de l’extermination directe pour la viande, les plumes, la peau.5

1 R. Descartes, Discours de la méthode (1637), 6e partie, AT, VI, 61-62, Œuvres philosophiques (1618-1637),

tome I, F. Alquié (ed.). Paris : Garnier, 1976 ; cité par C. Pelluchon, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité.

Les hommes, les animaux, la nature, op. cit., p. 63. 2 R. Descartes, Principes de la philosophie (1644), II, 36-37, Œuvres philosophiques (1643-1650), tome III, F.

Alquié (ed.). Paris : Garnier, 1983 ; cité par C. Pelluchon, idem. 3 J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 27. 4 P. Matagne, Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science, op.

cit., p. 14-16. 5 Idem.

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Il en va de même pour D. Worster.1 C’est, en effet, l’ambition et le rêve des premiers

explorateurs de devenir riches qui a fait que la terre soit soumise à un traitement abusif. On y

voit en germes ce qui arrive aujourd’hui à une plus grande échelle : déforestation, espèces qui

disparaissent, production en masse d’aliments, extraction de produits de la terre, entre autres.

La plupart des auteurs acceptent de dire que c’est le XVIIIe siècle qui marque l’apogée

d’un intérêt affirmé pour la nature bien que le lien ne soit pas encore rompu entre elle et Dieu

avec un clair providentialisme. De ce providentialisme sont témoins Johnn Ray (1627-1705),

William Derham (1657-1735), Noël-Antoine Pluche, connu comme l’Abbé Pluche (1688-

1761), Carl von Linné (1707-1778), Gilbert White (1720-1793), Jean-Baptiste de Monet,

Chevalier de Lamarck (1744-1828), entre autres. Pour eux, l’ordre naturel a été instauré par le

Créateur. C’est donc un monde où le Créateur, en jardinier économe, a distribué à chaque plante

une nature telle qu’elle convient le mieux au climat et au sol. Les animaux ont, eux aussi, un

vêtement approprié à leur genre de vie et au genre de sol où ils vivent. Il est donc question d’un

plan de Dieu, prévu pour être agréable à l’homme. Tout est marqué par l’ingéniosité de ce

Créateur qui organise tout en faveur de l’homme. Dans ce contexte et sans nier la participation

de Dieu dans la création, Lamarck fait un pas important en disant que les espèces ne s’éteignent

pas, elles se transforment. Pour lui, Dieu aurait modelé le monde en y incorporant l’évolution

comme un moyen d’accomplir son projet à l’égard du monde vivant, sans recourir à des

interventions miraculeuses. Encore une fois, le lecteur attentif fait le lien avec les énoncés des

théories cosmogoniques contemporaines, voire, comme nous le verrons, avec les intuitions de

quelques théologiens.

Dans ce climat, quelques-uns dont Georges-Louis Leclerck dit comte de Buffon (1707-

1788), Charles Darwin (1809-1882) et Erns Haeckel (1834-1919) ont osé rompre avec le

langage religieux. Leclerck, considéré par J. Arnould2 comme le naturaliste le plus important

entre Aristote et Darwin, a opéré une coupure entre science de la nature et théologie de la

création. Il ne nie pas la création divine mais la relègue à un second plan, derrière les causes

secondes. Dans son Histoire Naturelle, il affirme :

Que le relief terrestre est dû à l’action de la mer ; que la Terre et les planètes ne sont

probablement que des morceaux détachés du soleil, dans un état de liquéfaction ; que le soleil

s’éteindra probablement faute de combustible ; qu’il y a plusieurs espèces de vérités, toutes

relatives ; que l’évidence mathématique et la certitude physique sont donc les seuls deux points

1 D. Worster, Les pionniers de l’Ecologie. Paris : Sang de la terre, 1998, p. 215. 2 Cf. J. Arnould, L’Eglise et l’histoire de la nature. Paris : Cerf, 2000, p. 38.

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sous lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu’elle s’éloignera de l’un ou de l’autre, ce

n’est plus que vraisemblance et probabilité.1

Cela lui vaut une mise en garde de la faculté de théologie de Paris. Il lui est demandé

de revenir à ses affirmations, ce qu’il fera en disant : « Il vaut mieux être plat que pendu ».2

Plus que celui de Descartes, l’homme de Buffon est maître de la nature. Pour lui, il a une histoire

qui s’insère dans celle de la nature. Comme nous le savons, Ch. Darwin a été condamné par

l’Eglise catholique au Concile de Cologne, jugement réaffirmé au Concile de Vatican I,

concernant sa position sur l’évolution des espèces, qui laissait Dieu en dehors de ce processus.

Finalement, E. Haeckel, considéré comme l’auteur qui a forgé le terme « écologie », rétablit le

lien fondamental entre le monde de la nature et le monde humain, distendu par le capitalisme.

« En cela, dit Deléage suivant Anna Bramwell, il est non seulement un initiateur de l’écologie

scientifique, mais le premier scientifique à donner ses fondements théoriques à l’écologisme ».3

La nature devient, nous le voyons, peu à peu l’objet de la science elle-même. C’est un

nouveau regard porté sur le monde vivant, fait d’observations précises et minutieuses.4 Le cas

de l’île Maurice est très intéressant. Les Français en prennent les commandes en 1721

et, lorsqu’ils arrivent, une constatation est faite : presque toutes les forêts de la côte avaient

disparu. L’île se transforme, affirme Matagne, « sous l’influence du romantisme et de la

physiocratie, une nouvelle philosophie économique qui considère la terre et l’agriculture

comme la source principale de richesse, l’Isle de France [l’île Maurice ainsi appelée] devient

un modèle utopique »5. Bernardin de Saint-Pierre, auteur de Paul et Virginie (1787), avait cru

rencontrer un exemple d’harmonie de l’homme avec la nature. Il exprime, néanmoins, sa

nostalgie d’un paradis perdu dans le Voyage à l’Isle de France (1773). Il est intéressant de

constater que l’on parlait déjà à l’époque de la déforestation comme cause des changements

climatiques, et une série de décrets et lois verront le jour. Ainsi, en 1769, un décret impose aux

propriétaires de l’île de maintenir 25% de leurs terres boisées, surtout les versants des

montagnes pour empêcher l’érosion des sols. Une loi protège aussi les bois situés à moins de

200 m d’un cours d’eau ou d’un lac. En 1791, une autre loi réglemente les rejets de polluants

1 Ibid., p. 41. 2 Ibid., p. 42. 3 J. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 65. 4 C’est bien ce qui pense J.-P. Deléage, ibid., p. 33. 5 P. Matagne. Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science, op.

cit., p. 14.

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dans l’eau par les fabriques d’indigo et de canne à sucre. En 1798, une autre loi limite la pêche

et, en 1803, un service forestier est créé et il réglemente les coupes.1

Par ailleurs, en France métropolitaine, la volonté de lutter contre la déforestation se

manifeste déjà à la fin du XVIIIe siècle, notamment sur les rives de la Loire, connue pour ses

crues désastreuses. Ainsi, un arrêt du Conseil du 24 février 1788 impose aux riverains de

planter à leurs frais une haie vive d’épines blanches (une aubépine), d’ormes et de sureaux.

Cela s’avère au demeurant insuffisant, les ponts sont brisés et des portions entières de la Loire

sont emportées. Devant cette situation, Napoléon III entreprend des travaux de reboisement

des berges, de consolidation et de surélévation des quais.

Cependant, comme l’a signalé Michel Foucault, « identifier, nommer et décrire, est la

démarche commune à tous les naturalistes du XVIIIe siècle ».2 Nous assistons à un mouvement

qui annonce « un conflit majeur entre une théologie qui loge, sous chaque forme et dans tous

les mouvements, la providence de Dieu, la simplicité, le mystère et la sollicitude de ses voies,

et une science qui cherche déjà l’autonomie de la nature »3.

Les colonisateurs faisaient ce que les populations locales savaient depuis longtemps :

protéger les ressources naturelles. Il ne faut pas cependant idéaliser la relation à la nature des

populations anciennes car certaines espèces ont été exterminées.4 De fait, il n’y a pas de société

humaine qui ne génère un impact sur l’environnement.5 La déforestation n’est pas un

phénomène nouveau, en réalité elle s’est amplifiée à partir du XIIIe siècle avec l’utilisation du

bois pour la construction, pour le chauffage domestique, puis l’implantation de grosses forges.

Locomotives, machines à vapeur, rails, autant de matériel dont la fabrication exige de consumer

d’énormes quantités de bois. Le charbon viendra le remplacer. Ce qui va changer c’est que,

dès la fin du XVIIIe siècle, des savants vont démontrer que la déforestation excessive modifie

localement le climat, accélère l’érosion et, à terme, détruit les sols qu’on veut utiliser pour

l’agriculture ou l’élevage. Ainsi, les réactions ne se font pas attendre ; le phytophysiologiste

1 Ibid., p. 15. 2 M. Foucault, Les Mots et les choses. Paris : Gallimard, 1966 ; cité par J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie,

op. cit., p. 36. 3 M. Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p. 138 ; cité par J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit.,

p. 37. 4 Comme un gros castor d’Amérique du Nord, massacré par les Indiens bien avant l’arrivée des colons, ou bien

des moas de Nouvelle-Zélande, ces oiseaux géants dont certains avaient été décimés avant 1700 par les Maoris.

Cf. Ibid., p. 16. 5 D. Bourg insiste sur ce fait. Le perfectionnement des outils lithiques, la maîtrise du feu, la sédentarisation, la

diffusion de l’usage des énergies fossiles, entre autres, montrent bien que l’influence des sociétés sur leur milieu

n’a cessé de croître. Cf. D. Bourg et A. Fragnière, La pensée écologique. Une anthologie, op. cit., p. 9.

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anglais Stephen Hales crée des réserves forestières à Tobago (1765), Alexander Anderson,

conservateur du Jardin botanique de Saint-Vincent, obtient la protection du massif boisé de

Forest Hill, Pierre Poivre, botaniste, est convaincu par Philibert Commerson et par l’écrivain

et ingénieur Bernardin de Saint-Pierre, de l’urgence de prendre des mesures dans l’île Maurice.

Un appareil législatif se met en place entre les années 1760 et 1800. Bref, on ne peut pas parler

de mouvements écologiques organisés entre le XVe et le XVIIIe siècle mais d’une prise de

conscience. Ce sera dans le siècle qui suit que l’écologie prendra son plus grand élan.

1.6 Les XIXe et XXe siècles

Pour Deléage, le XIXe siècle marque une triple rupture. D’abord, une accélération dans

la maîtrise de l’espace de la planète. Ensuite, une rupture dans la conception du temps qui

devient le paramètre décisif et créateur de la régulation des populations et de la dynamique de

leurs évolutions. Et, finalement, un réaménagement fondamental des rapports entre les sciences

physique et chimique et celles du vivant. En outre, une science nouvelle apparaît, la biologie,

qui, d’après François Jacob, « a pour but non plus la classification des êtres, mais la

connaissance du vivant et a pour objet l’analyse, non plus de la structure visible, mais de

l’organisation ».1 Ainsi, les conditions intellectuelles propices à la naissance de l’écologie ont

été posées, produit de ces trois grandes ruptures, assure Deléage. Ces siècles, avec les

changements climatiques et autres perturbations qui commencent à apparaître avec évidence,

annoncent l’arrivée d’une nouvelle préoccupation et d’un nouveau paradigme.

Un mouvement de protection de la faune et de la flore se structure au XIXe siècle.

Remarquons que la Révolution va faire remplacer le système de l’Ancien Régime par un corps

de forestiers mieux adapté à la nouvelle organisation de l’Etat ; une nouvelle génération

d’officiers, d’inspecteurs et de gardes est formée à l’Ecole royale forestière de Nancy (1824).

L’enseignement va également s’organiser entre 1838 et 1880 à l’Ecole forestière sous

l’impulsion d’Auguste Mathieu, puis de son successeur Paul Fliche. C’est également à cette

époque que Edmond Henry formule le rôle fondamental de la forêt dans la circulation de l’eau :

elle doit être considérée, en effet, plutôt comme une force bienfaisante, régulatrice et

modératrice, que comme un pouvoir de destruction et d’érosion. Signalons aussi le fait que les

1 F. Jacob, La logique du vivant. Paris : Gallimard, 1970 ; cité par J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op.

cit., p. 38.

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sociétés savantes de maints départements forestiers comme les Ardennes, le Loiret, l’Ain, les

Hautes-Alpes, entre autres, manifestent leur inquiétude en ce qui concerne la perturbation du

climat local depuis l’intensification du déboisement.1

Le naturaliste allemand, Alexandre de Humboldt, a lui aussi joué un rôle important

inspirant la politique écologique de la « Compagnie anglaise des Indes orientales ». Après avoir

exploré l’Amazone et grimpé sur le mont Chimborazo, il assure que ce sont la forêt

amazonienne et les hauts sommets des Andes qui insufflent une seule et même vie à tout ce qui

existe. L’œuvre scientifique de Humboldt est à l’origine des recherches sur la répartition des

zones de végétation, dont il note que chacune possède sa flore particulière ; il énumère les

diverses « formes végétales » qui caractérisent la physionomie des paysages terrestres. Le

système qu’il propose ne sera modifié qu’au début du XXe siècle. En Inde, une réglementation

forestière très stricte se met en place et s’applique à partir du milieu du XIXe siècle, influencée

par les écrits d’Alexandre de Humboldt qui démontre le lien entre la déforestation, le niveau

des précipitations, les changements climatiques et les risques de famines.

En 1858, Spotswood Wilson annonce, dans une communication officielle devant

l’ « Association britannique pour l’avancement des sciences », que le dessèchement progressif

et général de la terre et de l’atmosphère est dû à un phénomène planétaire. Il soutenait

l'hypothèse d'un probable réchauffement de la planète, conséquence des progrès de l'industrie,

et mettait en cause le rôle de la déforestation dans l'accumulation de gaz carbonique

atmosphérique. Ceci bien avant que l’on parle de l’effet de serre que nous connaissons

aujourd’hui.

L’Allemagne a vu surgir un mouvement en 1840 appelé Raubwirtschaft (économie de

pillage) posé dans le cadre d’une géographie culturelle d’origine biogéographique :

l’anthropogéographie. Les fondateurs, Karl Rittel et Friedrich Ratzel, disaient que l’homme est

étroitement lié au sol sur lequel il vit, à la fois pour ses besoins alimentaires et pour l’habitation.

Le professeur de Montpellier, Charles Flahault, signale l’urgente nécessité de lutter contre la

Raubwirtschaft au nom de l’ordre de la nature. Cet ordre a été perturbé justement par

l’exploitation démesurée ; la restauration passe par le respect des trois vocations fondamentales

d’un sol : pastorale, agricole et forestière.2 C’est bien ce qu’affirment, d’une part, Matagne :

« reboiser les montagnes doit conduire à les repeupler et à restaurer ses forces, la richesse et la

1 Cf. P. Matagne. Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science,

op. cit., p. 22. 2 Cf. Ibid., p. 25.

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santé avant de prendre sa revanche historique. Point de préoccupations écologistes donc, même

si, au final, les actions conduites servent la nature »1 ; et, d’autre part, Foucault : « avec tout ce

mouvement, ambigu en son principe, par lequel on ‘investit’ – qu’on soit aristocrate ou

bourgeois – argent et sentiment dans une terre que longtemps les époques précédentes avaient

délaissée ». 2 Ainsi, un mouvement de protection de la forêt va naître à partir des années 1840

autour de quelques sociétés savantes, de scientifiques, de forestiers, de géographes, avec l’appui

du monde industriel.

C’est au XIXe siècle que s’instaure un débat important sur la place et le rôle de l’homme

dans la nature. Ce débat s’articule autour de trois conceptions : naturaliste, impérialiste et

arcadienne déterminant des postures écologiques distinctes. La conception naturaliste dit que

l’homme est exclu de la nature. Emile Zola et Guy de Maupassant en sont les représentants. La

conception dite impérialiste considère l’homme comme un être destructeur et mauvais. C’est,

en fait, l’historien de l’écologie américain Donald Worster qui parle d’impérialisme.3 Cela veut

dire que la nature a la valeur qui lui est donnée par son exploitation. Cette conception a donné

lieu à une forte mobilisation écologiste et pacifiste en lutte contre l’impérialisme, ainsi qu’à une

législation qui entend protéger la nature contre la Raubwirtschaft. La troisième conception

considère que l’homme peut vivre en harmonie avec la nature comme il le faisait dans

l’ancienne Arcadie4, faisant allusion à une région du Péloponnèse où des pasteurs ont longtemps

maintenu les traditions patriarcales.

Le Romantisme, dont la pensée de J.-J. Rousseau5 est tout à fait représentative, tente de

repenser les rapports entre l’homme et le monde, comme une réaction contre la rationalité

scientifique des Lumières. Le nouvel homme sensible doit renouer avec le monde, avec un

cosmos dont la raison l’avait éloigné. Deux noms sont reconnus ; d’un côté, Friedrich von

Schelling et, d’un autre, Friedrich Novalis. Ils se sont mis à la recherche d’une philosophie de

la nature dont celle-ci serait le dernier absolu. Elles débouchent sur un idéal de fusion entre

l’homme et la nature.

1 Ibid., p. 26. 2 M. Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p. 138. 3 On peut consulter son ouvrage tout à fait intéressant Les pionniers de l’Ecologie, op. cit. 4 Sur ce point, on peut consulter avec profit la deuxième partie de l’ouvrage de Laurent Larcher, La face cachée

de l’écologie (Paris : Cerf, 2004) dans lequel l’auteur parcourt toutes les manifestations de ce désir de retrouver le

paradis perdu ou de retourner à un passé meilleur. Ce désir de retrouver un paradis perdu existait aussi chez

certains peuples latinoaméricains ; voir, par exemple, l’intéressant ouvrage de H. Clastres, La tierra sin mal. El

profetismo tupí-guaraní. Buenos Aires : Ediciones del Sol, 1993. 5 Voir D. Bourg et A. Fragnière, La pensée écologique. Une anthologie, op. cit., p. 15-27.

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Il vaut la peine de mentionner également Ralph Waldo Emerson (1803-1882, Boston,

Massachusetts), fondateur du mysticisme poétique exaltant la wilderness (le lieu sauvage, le

pays inculte) et mettant en cause le matérialisme américain, mouvement qui aboutira en 1872 à

la création du premier parc national des Etats-Unis, Yellowstone National Park. Il ne faudrait

pas non plus oublier ce qu’on appelle la « chimie du vivant »1, courant scientifique qui va, en

France, de Lavoisier (1743-1794) à Pasteur (1822-1895), et qui se trouve à l’origine de la

plupart des travaux sur le fonctionnement complexe des cycles que Vernadsky appellera

biogéochimiques. C’est sans doute une partie importante de l’écologie contemporaine.

Signalons enfin le botaniste danois, Johannes Eugenius Bülow Warming, considéré

comme le créateur de la discipline moderne appelée écologie.2 Il publie en effet à Copenhague

en 1895 ce qui est considéré comme le premier ouvrage d’écologie scientifique Œcology of

Plants. Cette première écologie, dit Matagne, est végétale, « elle est d’essence

géographique ».3 Il s’agit d’une synthèse des grands travaux du XIXe siècle dans le domaine

de la géographie botanique qui trace les grandes lignes d’un programme de recherche qui va

marquer la première génération des écologues européens et américains du Nord, ceux-là même

qui sont à l’origine du développement de l’écologie animale, de la biocénotique et de la

structuration des premières grandes écoles d’écologie.

Néanmoins, il n’est pas d’unanimité en ce qui concerne l’origine du mot « écologie ».

Est-ce bien Johannes Eugenius Bülow Warming qui l’a employé pour la première fois ? D’où

vient ce mot ? C’est ce que nous aborderons dans les paragraphes qui suivent.

1.6.1 L’invention d’un mot

Selon l’écologiste Edward J. Kormondy, le mot « écologie » apparaît pour la première

fois dans la bouche du romantique Henry David Thoreau4, passionné de la vie sauvage et de la

1 Cf. J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 50. 2 Cf. P. Matagne. Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science,

op. cit., p. 43. 3 Idem. 4 Les romantiques sont les premiers contestataires de l’époque moderne. Selon D. Worster, « les liens entre

l’écologie contemporaine et le romantisme sont plus étroits que le simple fait d’avoir des adversaires en commun.

La vision romantique de la nature était fondamentalement écologique ; autrement dit, elle se fondait sur les notions

de relations d’interdépendance et de globalité » (Cf. D. Worster, Les pionniers de l’écologie, op. cit., p. 85). Ceci

est particulièrement évident chez H. D. Thoreau, légataire de Gilbert White (père de Lynn White, Jr., auteur de

l’article qui fera rage jusqu’à aujourd’hui faisant du judéo-christianisme le responsable de la crise écologique

actuelle) ; Thoreau était à la fois écologiste et philosophe de la nature. Il voyait dans l’arrivée de chaque saison

nouvelle une répétition de l’ordre de la création du monde. Thoreau doutait que la nature fût un économiste aussi

soigneux et ordonné que le pensait Linné, bien au contraire, il remarquait ses excès et se rebellait contre l’idée

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nature inviolée. Pour Deléage, il n’est pas clair que le mot employé par Thoreau désigne ce

que nous comprenons aujourd’hui par écologie. En effet, pour lui, ainsi que pour la plupart des

savants, tel J. Grinevald1, c’est plutôt E. Haeckel qui aurait donné au mot la signification que

nous lui assignons encore aujourd’hui. Il le définit comme les relations entre organismes. Il

dit :

Par écologie nous entendons la science des rapports des organismes avec le monde

extérieur, dans lequel nous pouvons reconnaître d’une façon plus large les facteurs de la ‘lutte

pour l’existence’. Ceux-ci sont en partie de nature inorganique ; ils sont, nous l’avons vu, de la

plus grande importance pour la forme des organismes qu’ils contraignent à s’adapter. Parmi les

conditions d’existence de nature inorganique auxquelles chaque organisme doit se soumettre

appartiennent en premier lieu les caractéristiques physiques et chimiques de l’habitat, le climat

(lumière, température, humidité et électrisation de l’atmosphère), les caractéristiques chimiques

(aliments non organiques), la qualité de l’eau, la nature du sol, etc. Sous le nom de conditions

d’existence, nous comprenons l’ensemble de relations soit favorables soit défavorables. Chaque

organisme a parmi les autres organismes des amis et des ennemis […]. Les organismes qui

servent aux autres de nourriture, ou qui vivent à leurs dépens comme parasites doivent aussi être

placés dans la catégorie des conditions d’existence. 2

L’écologie serait donc la science qui étudie les rapports entre les êtres vivants et leur

monde extérieur ; cette définition prend en compte toutes les conditions d’existence. Plus tard,

Haeckel dira que le mot écologie a voulu être transformé par certains en éthologie. En effet, ce

terme est proposé par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire en 1859 mais il n’a été retenu que dans le

sens étroit de l’étude du comportement animal et de ses causes. Un autre terme, hexicologie,

fut créé par St. George J. Miwart, dans un sens proche du terme écologie. L’hexicologie doit se

consacrer à l’étude des relations des organismes entre eux et avec leur milieu en insistant

particulièrement sur le caractère favorable ou défavorable de ces relations. Le mot n’a pas été

non plus retenu dans le vocabulaire scientifique.

En 1875, le géologue autrichien Eduard Suess introduit un autre terme important dans

un ouvrage sur la formation des Alpes ; il s’agit de la « biosphère » et il l’utilise pour désigner

l’ensemble des êtres vivants de notre planète avec les conditions de température, chimiques,

d’un ordre naturel. On peut affirmer que les dix dernières années de sa vie sont plus marquées par la thématique

écologique ; il essaie de comprendre les relations mutuelles des plantes, des animaux et de leurs habitats, son but

étant de reconstituer la demeure dans l’état où elle était avant l’irruption de l’homme. L’homme a perturbé et

détruit son environnement, sa puissance de destruction est plus grande que ne l’avait supposé qui que ce soit. Il

faudrait donc, disait Thoreau, accepter l’autorité de la nature et suivre ses rythmes, vivre en harmonie avec le

terroir. Son souhait était « de retrouver la forêt primitive » ce qui fait de lui un membre sans conteste de la tradition

arcadienne de la pensée écologique (D. Worster, ibid., p. 104). 1 Cf. J. Grinevald, La Biosphère de l’Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace. Repères

transdisciplinaires (1824-2007). Genève : Georg Editeur, 2007, p. 61. 2 R. Dajoz, « Eléments pour une histoire de l’écologie. La naissance de l’écologie moderne au XIXe siècle »,

Histoire et nature, 1984, 24-25, p. 5-112 ; cité par J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 63.

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physiques, etc. Finalement, en 1877, le zoologiste allemand Karl Möbius crée le terme

biocénose1 pour désigner une communauté d’animaux et de végétaux qui occupent une aire

donnée. Notons que le concept de « biosphère »2 ne sera défini que plus tard par le géochimiste

russe Vladimir Vernadsky au début du XXe siècle dans un ouvrage intitulé La Biosphère (1926).

Un univers conceptuel est donc né ; le mot écologie fait désormais partie du vocabulaire

employé couramment tant par les scientifiques que par les sociologues, voire les philosophes et

les psychologues. Le temps viendra aussi pour la théologie.

1.6.2 Une écologie humaine ?

Force est de constater que, dans ses origines, le mot écologie est pensé et utilisé pour

désigner uniquement la nature, l’être humain étant exclu, même si à présent l’écologie est vue

comme une science de l’homme et de la nature. La division mentale prédominante « homme

versus nature » montre bien un état d’esprit, une vision du monde dans laquelle l’être humain

est « extérieur » à la nature, il la domine et la contrôle.

Or, lorsque nous parlons d’écologie humaine, il serait plutôt question de la tension entre

la nature biologique de l’homme et sa nature sociale. Il faut dire, avec Matagne, que « la plupart

des auteurs confessent que ladite écologie humaine ne constitue pas une discipline à part entière

mais qu’elle se trouve à la croisée de plusieurs sciences ‘inhumaines’ (physique, chimie,

biologie animale et végétale) et ‘humaines’ (sociologie, anthropologie) ».3 La véritable

question est celle d’introduire ou d’intégrer l’homme dans les cycles naturels tels Serge

Podolinsky et Patrick Geddes. Le premier, par exemple, s’interroge sur la façon dont le travail

humain accumule une quantité d’énergie supérieure à celle qui est dépensée pour la produire.

Ainsi, dans le but de produire et de distribuer au plus grand nombre une plus grande quantité

d’énergie solaire, il conclut qu’il faut améliorer la production agricole. Bien que les résultats

auxquels il arrive soient aujourd’hui considérés comme fantaisistes, il élabore une forme

1 Aujourd’hui ce terme désigne la composante vivante, ou biotique, de l’écosystème, tandis que le biotope recouvre

l’ensemble de ses conditions physico-chimiques et climatiques, autrement dit la composante non vivante, ou

abiotique, de l’écosystème ; cf. P. Matagne. Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et

l’évolution d’une science, op. cit., p. 72. 2 Les écologues définissent aujourd’hui la biosphère comme « la portion du globe terrestre constituée de l’écorce

et de la basse atmosphère, qui contient les êtres vivants dans leurs écosystèmes, […] la biosphère est l’endroit où

la vie est possible en permanence. Elle constitue un des quatre réservoirs avec l’hydrosphère (océans), la

lithosphère (écorce terrestre) et l’atmosphère (enveloppe gazeuse de la Terre), dont l’ensemble forme

l’écosphère » ; cf. P. Matagne. Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution

d’une science, op. cit., p. 72. 3 Cf. ibid., p. 89.

Page 74: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

75

d’écologie économique encore à venir, qui intègre l’homme dans le grand cycle énergétique de

la nature. Patrick Geddes, lui, fait des recherches qui relèvent d’une forme d’écologie humaine ;

il élabore des tableaux, de type entrée-sortie, qui tentent de dégager des lois économiques

naturelles à partir de l’étude des flux entrants et sortants d’énergie et de matière, laquelle fait

ressortir le produit net. Geddes met en évidence l’importance des gaspillages occasionnés lors

de trois étapes : l’extraction, la fabrication et le transport.

Dans ce contexte, la notion de Raubwirtschaft, mentionnée plus haut, va être reprise par

deux auteurs, un Allemand et un Français. L’Allemand, K. Möbieux, étudie l’économie

humaine comme un facteur biocénotique. Il veut connaître les causes de l’épuisement d’huîtres

du Schleswig-Holstein. Il arrive à démontrer que la surexploitation des bancs d’huîtres modifie

l’ensemble de la biocénose. Le Français, Charles Flahault, essaie d’établir une relation entre la

botanique et la forestière, dans le but d’unir les efforts contre la destruction des forêts.

Il y aura depuis d’autres essais, tel celui de S. A. Forbes en 1887 disant que l’homme

est aussi un organisme et qu’à ce titre il est l’un des éléments constitutifs – dominants – de son

environnement. De 1925 à 1935, des membres de l’Ecole de sociologie urbaine de Chicago

vont insister sur le lien étroit qui existe entre l’écologie et la sociologie (par exemple les travaux

de Roderick D. Mac Kensie) même s’il semble que des dérives peuvent se présenter. D’aucuns1

considèrent ce genre d’abordage comme de la pseudo-écologie.

Pour Deléage, l’écologie ne devient science autonome que dans les dernières années du

XIXe siècle ce que P. Matagne, D. Bourg et A. Fragière2 reçoivent eux aussi comme un fait. En

effet, dit-il, « Dans les années 1880, certains l’incluent encore dans la géographie des plantes,

d’autres la considèrent comme une branche de la physiologie, la physiologie externe »3. Mais,

« lorsque, en 1893, un petit groupe de botanistes américains, réunis à Madison dans le

Wisconsin, décide de s’approprier le mot créé par Haeckel, ‘l’écologiste est encore perçu

comme quelqu’un qui effectue des mesures, enregistre les réponses des plantes, et cherche à

voir les relations fonctionnelles entre la structure et les réponses de ces plantes aux variations

des facteurs environnementaux’ ».4 En même temps, J. S. Burdon Sanderson, président de

1 Ainsi P. Acot, « Ecologie humaine et idéologie écologiste », Ecologie et Société, F. Aubert, J.-P. Sylvestre

(coord), CRDP : Lyon, 1998, p. 15-24. Cité par P. Matagne. Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines,

les fondateurs et l’évolution d’une science, op. cit., p. 95. 2 D. Bourg et A. Fragnière, La pensée écologique. Une anthologie, op. cit., p. 41. 3 J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 80. 4 Idem.

Page 75: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

76

l’Association britannique pour l’avancement de la science, fait de l’écologie l’une des trois

grandes parties de la biologie, tout comme la physiologie et la morphologie.1

L’Eglise catholique a aussi adopté l’expression « écologie humaine » ; en effet, le pape

Jean-Paul II l’emploie dans l’encyclique Centesimus Annus (1991) pour distinguer la

« conception chrétienne d’une écologie supposée trop environnementaliste, accusée de

privilégier les intérêts de la nature à ceux de l’espèce humaine, et de promouvoir des options

bio-éthiques contraires à l’enseignement de l’Eglise catholique ».2 Nous y reviendrons.

Avec l’intégration de l’être humain dans la nature, la discipline écologique prend un

sens plus englobant, plus totalisant. Ainsi, les premiers pas vers une écologie globale ont été

donnés.

1.6.3 Vers une écologie globale

Comme il a été dit, les recherches de Vladimir Ivanovitch Vernadsky sont très

importantes ; il est considéré comme le père de l’écologie globale car il voit dans la biosphère

un mécanisme cosmique harmonieux dépourvu de hasard. Cet auteur affirme que l’irruption

historique de l’homme civilisé marque une rupture sans précédent dans le processus de

migration biogène ; il assure que « ce processus s’est effectué très rapidement dans un espace

de temps très insignifiant. La face de la terre s’est transformée d’une façon méconnaissable et

pourtant il est évident que l’ère de cette transformation ne fait que commencer ».3

Ce sont les disciples de Vernadsky qui vont défendre une conception globale de

l’écologie. En effet, après sa mort verront le jour les principes de l’écologie globale énoncés

par M. Boudyko mais en des termes plus climatologiques qu’écologiques. C’est le physicien,

démographe et statisticien américain Alfred J. Lotka qui va véritablement inspirer les

programmes d’étude de la biosphère. En effet, il montre l’importance des échanges chimiques

dans les processus globaux de la vie. Pour les historiens, c’est bien lui qui « développe la

tradition géochimique et thermodynamique de la science européenne du XIXe siècle ».4 Sa

conception de la biosphère répond5 à la demande industrielle et commerciale d’un monde

1 Idem. 2 Service de formation du diocèse de Nantes, Simplicité et Justice. Paroles de chrétiens sur l’Ecologie. Sainte-

Luce-sur-Loire : La Contemporaine, 2013, p. 167. 3 W. Vernadsky, La Biosphère. Moscou : 1926, trad. Fr. Paris : Felix Alcan, 1929 ; cité par J.-P. Deléage, Une

histoire de l’écologie, op. cit., p. 197. 4 Cf. ibid., p. 198, 210-211. 5 Ibid., p. 212.

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77

capitaliste développé et en pleine expansion. Ces conceptions anticipent, sans aucun doute,

l’idéologie de gestion planétaire qui triomphe de nos jours.

Jacques Grinevald propose quelques points de repère1 relatifs à la question écologique

qu’il considère fondamentaux. Ces repères deviennent des étapes, chacune d’elles marquée par

un évènement important. Il vaut la peine de les présenter.

I. La révolution thermo-industrielle (1824-1945)

II. Le nouvel âge nucléaire (1945-1956)

III. De l’année de la géophysique internationale à la planétologie (1957-1969)

IV. Ecologie globale et révolution environnementale (1970-1987)

V. Le climat de la Terre entre dans la politique internationale (1988 jusqu’à nos jours).

Cette structure n’est pas, bien entendu, la seule possible et existante. D. Bourg et A.

Fragnière préfèrent, par exemple, réunir en deux grands ensembles l’histoire de l’écologie, à

savoir, la naissance de la conscience écologique et la biosphère en danger. Le premier groupe

va du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale, tandis que le deuxième commence aux

lendemains de la Seconde Guerre mondiale et s’étend jusqu’à nos jours. La Seconde Guerre

mondiale semble être pour eux le point d’inflexion.2

Il est de plus en plus évident que la question écologique est, en même temps, ancienne

et récente. Ancienne car l’être humain a toujours eu conscience d’appartenir à un ensemble

plus vaste qu’est la nature ; récente en ce sens que ce n’est qu’il y a très peu de temps que les

êtres les plus évolués du cosmos se sont rendus compte que leur maison n’est plus la même,

elle montre les cicatrices d’une action irresponsable et destructrice. De la division proposée

par Grinevald, il vaut la peine de souligner quelques moments marquants plus proches de nous.

En 1960 naît le mouvement écologique international nommé par A. Næss « de longue

portée » avec le texte de Rachel Carlson Printemps silencieux et la conférence, en 1966, de

Lynn White, Jr., prononcée lors de la réunion annuelle de l’American Association for the

Advancement of Science (AAAS) intitulée « The historical roots of our ecologic crisis » et qui

va produire un scandale notamment dans les milieux religieux. En 1968 aura lieu la conférence

de la biosphère sur l’utilisation rationnelle et la conservation des ressources de la biosphère.

1 J. Grinevald, La biosphère de l’anthropocène : climat et pétrole, la double menace. Repères transdisciplinaires

(1824-2007), op. cit. 2 Nous renvoyons le lecteur à leur texte : D. Bourg et A. Fragnière, La pensée écologique. Une anthologie, op. cit.

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78

Les années 70 sont particulièrement décisives. En 1970 aura lieu le premier débat sur

la crise de l’énergie, en relation avec la question de la fin du pétrole abondant et bon marché et

le début des temps difficiles pour notre addiction à cette ressource. Beaucoup de livres ont été

publiés dans cette décennie, ainsi Ecologie, communauté et style de vie d’Arne Næss en 1976.

De ce texte et de cet auteur nous reparlerons plus loin. En 1972 se réalise la United Nations

Conference on Human Environment à Stockholm et, cette année-là, Michel Serres publie un

ouvrage intitulé La Thanatocratie dans lequel il parle d’une « révolution carnotienne »1. Il y

est question d’une critique de l’alliance historique entre science, technique, guerre et raison

d’Etat. James Lovelock publie, encore en 1972, son hypothèse Gaïa et Donella Meadows et

al., publient également le rapport pour le Club de Rome2 où l’on aborde le problème du gaz

carbonique et de l’évolution du climat ; il y est question aussi des conséquences de l’expansion

de l’espèce humaine dans ce monde fini qu’est notre terre. En 1975, plusieurs pays

industrialisés sentent le besoin d’un changement dans les manières de vivre des individus,

quelques-uns proposent la mise en place d’un planning familial, le développement de

l’agriculture biodynamique, le déplacement en vélo, entre autres, mais la réalité est autre, les

politiques soutiennent l’industrie fortement consommatrice d’énergie.

Il semblerait qu’autour de 1980, l’effervescence écologique perde son élan. Ainsi, A.

Næss3 croit qu’on a alors pratiquement cessé de considérer l’écologie comme une partie de

l’éducation générale ou, plus grave, de nombreuses personnes ont désormais le sentiment d’être

au courant de ce qui se passe, mais ne veulent plus entendre parler de toutes ces pénibles

histoires. Malgré cela, on voit naître, petit à petit, une attention croissante portée à la différence

entre « niveau de vie » et « qualité de vie » ; en outre, on reconnaît de plus en plus qu’une

proportion importante des maladies est la conséquence d’un style de vie nocif et que nombre

d’entre elles seront amenées à disparaître si nous vivons d’une manière écologiquement plus

1 J. Grinevald considère « Sadi Carnot l’éponyme de la révolution anthropologique qui affecte la production de la

société et qui modifie profondément et irréversiblement l’histoire humaine de la nature. Révolution carnotienne

connote la révolution scientifique moderne proprement dite, c’est-à-dire une transformation du monde dont les

dates, les dimensions et les significations sont équivalentes au complexe scientifico-militaro-industriel dans lequel

nous vivons » ; cf. J. Grinevald, « La révolution carnotienne », Revue européenne de sciences sociales, 1976, t.

XIV, n°36, p. 40. 2 Création d’Aurelio Peccei, visionnaire et industriel italien. J. Grinevald indique l’importance de ce rapport : « On

a oublié que le premier rapport au Club de Rome illustrait déjà le problème des courbes exponentielles de notre

croissance avec la ‘courbe de Keeling’ qui mesure la dangereuse dérive anthropogénique de la concentration du

gaz carbonique dans l’atmosphère de notre planète en même temps qu’elle nous révèle les oscillations saisonnières

de la respiration de Gaïa, la Biosphère de la planète Terre » ; cf. J. Grinevald, La biosphère de l’anthropocène :

climat et pétrole, la double menace. Repères transdisciplinaires (1824-2007), op. cit., p. 22. 3 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie. Paris : Editions Dehors, 2008, p. 328.

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responsable. Næss pense qu’entre 1975 et 1987 le mouvement d’écologie profonde a fait un

bond important en avant, ce qui le rend optimiste quant à son renforcement.

La création en 1988 de l’IPCC (GIEC en français, pour Groupe Intergouvernemental

d’Experts sur l’Evolution du Climat) est importante dans ce bref parcours historique ; il s’agit

d’un organisme « inédit et unique en son genre, pour affiner et diffuser l’expertise scientifique

nécessaire à la mise en place du processus diplomatique devant aboutir au cadre politico-

juridique de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques »1. Cet

organisme a joué un rôle d’intermédiaire entre la recherche scientifique et le processus de

décision politique au sein de la communauté internationale.

C’est de la sorte que naît la nouvelle science de la Biosphère ou Ecologie Globale dont

nous avons parlé plus haut. « Penser l’écologie à l’échelle de la Biosphère constitue une

véritable révolution intellectuelle (pas seulement scientifique) dont les implications

philosophiques et pratiques sont considérables ».2 Cependant, comme le dit James Lovelock,

redonner au vivant une place centrale dans notre « Théorie de la Terre » n’est pas encore une

évidence pour tout le monde. Les résistances mentales et institutionnelles sont d’autant plus

fortes qu’elles sont liées à de puissants intérêts et aux racines historiques de ce qu’on appelle la

raison d’Etat, qui n’est pas sans rapport avec un certain état de Raison. Pour Grinevald,

« l’écologie globale représente bien une nouvelle cosmologie de l’humanité faisant corps avec

toute la Terre en tant que ‘planète vivante’ ».3 Avec cette nouvelle science, une nouvelle

relation entre l’espèce humaine et toute la Biosphère voit le jour, alliance sans précédent parce

que vraiment planétaire. En effet, « L’arrogance de l’humanisme fait partie des racines

culturelles et historiques de notre crise écologique », affirme radicalement Næss.4

Il faut mentionner, parce que c’est extrêmement pertinent dans le développement de

cette nouvelle discipline, l’apparition du terme « Anthropocène ». Il s’agit d’un néologisme

scientifique relativement récent même s’il ne date pas de l’an 2000, comme le pensent Crutzen

et Stroemer, puisqu’il se trouvait déjà en 1992 dans le livre Global Warming (Revkin, 1992).

Cette notion cherche à désigner l’époque géologique toute récente manifestement dominée par

l’impact environnemental global de l’activité économique et de l’expansion démographique de

l’espèce humaine. En 1926, Vladimir I. Vernadsky affirme dans sa monographie La Biosphère

1 J. Grinevald, La biosphère de l’anthropocène : climat et pétrole, la double menace. Repères transdisciplinaires

(1824-2007), op. cit., p. 23. 2 Ibid., p. 24. 3 Ibid., p. 25. 4 Idem.

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que l’homme dit civilisé représentait une nouvelle force géologique, capable de perturber

l’équilibre séculaire du cycle global du carbone. Un an avant, en 1925, Alfred Lotka pensait la

même chose et la rendait explicitement responsable de l’utilisation industrielle des

combustibles fossiles.

Avec la fin de la Guerre froide1, le débat sur le réchauffement de la Terre succède à la

théorie de l’Hiver nucléaire2 et à la découverte du « trou d’ozone » dans la stratosphère de

l’Antarctique, et s’installe sur l’agenda des relations internationales et de la nouvelle diplomatie

environnementale.

Le terme d’anthropocène s’inscrit dans une tradition naturaliste, surtout chez les

géologues qui mettent en évidence l’impact, de plus en plus important, de l’espèce humaine

dans les transformations récentes de la face de la terre. Cette tradition avait déjà donné une

série de termes proches de cette idée d’une époque géologique dominée par l’anthropos (par

exemple, le terme anthroposphère de Teilhard de Chardin, ou noosphère, aussi de Teilhard avec

Edouard Le Roy et Vladimir Vernadsky).

Même s’il avait été utilisé avant, le terme anthropocène a été lancé en l’an 2000 par Paul

Cruzen, spécialiste de la chimie de l’atmosphère et du système Terre, et par le professeur

américain Eugene F. Stoermer, biologiste et géologue. Il désigne l’ère industrielle des

combustibles fossiles ; c’est une époque qui se caractérise par l’augmentation soudaine de la

concentration atmosphérique des gaz à effet de serre. La période précédente, l’Holocène, était

une période interglaciaire relativement chaude par rapport au climat de l’ère qui l’a précédée,

le Pléistocène. L’Anthropocène se caractérise, elle, par « une fulgurante ‘accélération de

l’histoire’, selon une métaphore dynamique typique de la révolution thermo-industrielle »3, dit

Grinevald. Le XXIe siècle ouvre une nouvelle période géologique humainement surchauffée.

Pour la question écologique, le mythe de la machine à vapeur de James Watt est

particulièrement important. On retrace, en effet, le développement préindustriel dans l’optique

du triomphe de la machine à vapeur. On arrive à exagérer son importance dans le monde du

1 Période de confrontation entre les deux superpuissances, les EU et l’URSS, ou entre les régimes communistes et

les non-communistes. Débute en 1947 et dure jusqu’à 1989 ou 1991. 2 Carl Sagan et Richard Turco, dans leur livre intitulé L’Hiver nucléaire, paru en 1991, exposent leur théorie de

l'hiver nucléaire selon laquelle une frappe nucléaire, même impliquant une faible partie des arsenaux stratégiques

des grandes puissances et des autres pays nucléarisés, provoquerait une baisse de température moyenne sur toute

la planète de 5 à 15 degrés et donc la destruction de toutes les récoltes, la famine et la mort pour des milliards

d'individus. 3 Jacques Grinevald, La biosphère de l’anthropocène : climat et pétrole, la double menace. Repères

transdisciplinaires (1824-2007), op. cit., p. 233.

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XVIIIe siècle, tout en sous-estimant l’usage énergétique de la force humaine et animale et même

de la force motrice des moulins (à eau et à vent). Après la naissance de la théorie mécanique

de la chaleur (milieu du XIXe siècle), des concepts modernes de travail mécanique, de

rendement et d’énergie voient le jour. C’est la théorie thermodynamique qui s’impose avec les

travaux révolutionnaires de Sadi Carnot et dont Donald Cardwell, Nicholas Georgescu-Roegen,

Michel Serres, Ilya Prigogine et Howard T. Odum seraient les héritiers.

Paul Crutzen a proposé la date symbolique de la machine à vapeur à double effet de

1784 de James Watt comme marquant le début de l’Anthropocène. Cependant, la machine à

vapeur ne prend la place des roues hydrauliques, des chevaux et de la marine à voile que dans

la seconde moitié du XIXe siècle, affirme Grinevald. En effet, la révolution du développement

économique – fondée sur les moteurs thermiques et les énergies fossiles – ne triomphe pas avant

la fin du XIXe siècle et à l’échelle mondiale, son triomphe est le fait du XXe siècle, grâce au

pétrole. Tout en paraphrasant le baron Cuvier, cet auteur assure que « si la révolution thermo-

industrielle commence avec la domination du charbon comme source principale d’énergie de

l’industrialisation, c’est avec l’âge d’or du pétrole qu’elle manifeste toute sa puissance comme

nouvelle ‘force géologique’ dans ‘les révolutions de la surface du globe’ ».1

Un grand nombre de textes et des conférences verront le jour dans les années qui suivent.

Il est quasiment impossible de les présenter tous dans cet espace. Parmi les conférences, il vaut

cependant la peine d’en mentionner quelques-unes qui confirment l’hypothèse selon laquelle

nous assistons à la naissance d’une nouvelle conscience ou d’un nouveau paradigme.

En 1988 aura lieu la Conférence de Toronto dans laquelle sera dramatisé le problème

mondial de l’effet de serre. C’est ici que sont lancés l’objectif politique d’une réduction des

émissions de gaz à effet de serre et l’élaboration d’une convention-cadre exhaustive de portée

mondiale pour les protocoles concernant la protection de l’atmosphère. Dans la Conférence de

La Haye qui la suit, réalisée en 1989, les gouvernements des pays représentés invitent à créer

une nouvelle autorité institutionnelle pour protéger l’atmosphère. En 1992 sera présenté le

premier rapport d’évaluation du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution

du Climat) et Al Gore lance l’appel à sauver la planète. En 1996 apparaît le 2e rapport du GIEC

confirmant les perturbations anthropiques du système climatique. Comme le premier, il va être

violemment attaqué par les puissances industrielles. Le protocole de Kyoto de la Convention

cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques se réalisera en 1997 au Japon. Ceci

1 Ibid., p. 34-35.

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82

est important car les pays industrialisés vont signer le premier protocole visant à réduire les

émissions de gaz à effet de serre. Le gouvernement nord-américain n’a pas signé ce protocole

car il portait atteinte aux intérêts économiques des Etats-Unis.

Il faudrait aussi mentionner les sommets de la Terre : Stockholm (1972), Nairobi (1982),

Rio de Janeiro (1992), Johannesburg (2002), Rio +20 (2012) et celui qui vient d’avoir lieu,

Paris (2015).

Cette enquête généalogique permet de reconnaître dans l’histoire une rupture

progressive et dramatique en ce qui concerne les relations de l’être humain avec la nature. Les

sociétés humaines n’ont pas cessé d’accroître leur influence sur le milieu et, plus elles

perfectionnaient leurs outils, plus la dégradation était aussi évidente.

L’écologie se constitue comme une discipline scientifique lorsque le monde cesse d’être

vu comme l’œuvre des dieux et dans lequel sont présents une infinité d’esprits et de démons.

Tout semble montrer que c’est avec le développement scientifique et industriel, accompagné et

bientôt devancé, par l’amplification de la technologie, que l’homme a commencé à prendre une

distance considérable à l’égard de la nature. Les machines avaient besoin de plus en plus de

ressources naturelles pour fonctionner. Plus elles se développent, plus elles consomment et, du

même coup, la vision du monde change. En cessant d’être le foyer, le lieu où l’homme vit, la

nature devient un réservoir duquel on peut tirer tout ce dont on a besoin pour satisfaire non pas

seulement ses besoins mais aussi ses envies.

C’est à la fin des années 60, notamment dans la décennie 1970, que se réveille une

première conscience écologique inspirée des mouvements du XIXe siècle. Quelques hommes

et femmes oseront prendre la parole pour dénoncer avec force les abus et mettre en garde la

société contre une mentalité qui s’installait. Ils ne seront pas écoutés, les années vont passer et

cependant le nouveau style de vie va prendre racines. Ces voix, pourrions-nous dire,

« prophétiques », ne cesseront de crier, haut et fort, qu’il faut changer de chemin ; bientôt la

réflexion écologique fera partie des soucis économiques et politiques. Des rassemblements et

conférences auront lieu d’année en année un peu partout dans le monde, jusqu’à ce jour. Nous

avons tous aujourd’hui conscience de ce qui nous arrive et de ce qui pourrait aussi nous arriver,

mais, en apparence, rien ne change. Nous disons bien, en apparence, car les signes d’une

nouvelle époque sont bien là.

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83

Ayant repéré les moments les plus significatifs de cette nouvelle discipline, il faut,

maintenant, les expliciter et les analyser. C’est bien la tâche du second chapitre de notre

recherche.

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84

Chapitre 2. De l’éco-logie …

La discipline que l’on a vu naître il y a plus de cent ans est devenue aujourd’hui un domaine

d’une extraordinaire complexité. Pour aborder cette difficile question, il ne suffit pas de prêter

attention aux statistiques et aux raisonnements des experts, non plus de regarder de près les

solutions proposées. Nous sommes très loin du consensus. Concernant les solutions, par

exemple, d’aucuns trouvent la réponse aux problèmes qui nous assaillent dans la technologie

puisque c’est elle-même qui nous a mis dans l’impasse. D’autres affirment que tout cela est

insuffisant. Ce qui est vrai, c’est que tout le genre humain est touché par la question, et pour

cela il importe que tous prennent au sérieux la problématique.

Encore une fois, même si notre recherche est théologique, il est important de prendre en

considération les données que mettent à notre disposition les autres disciplines. Que se passe-

t-il ? Pourquoi les experts affirment-ils que la planète est malade ? Quelles sont les menaces ?

D’où viennent-elles ? Y a-t-il une solution ? Quelles paroles ont la théologie, les religions et

les spiritualités ? Où en sommes-nous ? Voilà notre feuille de route !

2.1 Une planète menacée ?

Même si le consensus1 est encore loin d’être atteint – on n’y arrivera peut-être jamais,

bien qu’il soit souhaité ! –, il semblerait qu’il y ait, de plus en plus, un accord minimal en ce

qui concerne la situation actuelle de notre planète.

Si l’on affirme que la planète est menacée, une question s’impose d’emblée : par qui

est-elle menacée ? Là encore, les auteurs n’arrivent pas à se mettre d’accord, même s’il paraît

y avoir une grosse majorité qui prend position. Grosso modo, cette majorité affirme que la

menace vient de l’être humain lui-même qui s’est pris pour le centre de l’univers et son

ambition2 le porte, de plus en plus loin, vers une domination cosmique. C’est, disent-ils, un

1 Quelques noms peuvent être cités concernant les dits « écosceptiques », c’est-à-dire ceux et celles qui ne

reçoivent pas les données publiées comme étant vraies car, pour eux, elles sont fausses ou manipulées ; parmi eux :

A. Fourçans, Effet de serre : le grand mensonge ? Paris : Seuil, 2002 ; L. Ferry, Le nouvelle ordre écologique.

L’arbre, l’animal et l’homme. Paris : Grasset, 2012 ; B. Lomborg, The Skeptical environmentalist. Measuring the

Real State of the World. Cambridge : Cambridge University Press, 2001 ; P. Kohler, L’imposture verte. Paris :

Albin Michel, 2002 ; peut-être aussi L. Larcher, La face cachée de l’écologie, op. cit. 2 Dans un article fort intéressant, M. A. Schroll parle de « The Human Superiority Complex » pour signifier cette

prétention de l’être humain à se distinguer du reste de la nature ; cf. M. A. Schroll, « Diagnosing the Human

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85

anthropocentrisme exacerbé qui met en danger la vie de la planète.1 Nous reviendrons sur cette

question dans le paragraphe suivant.

La menace vient donc de l’être humain – ou, plutôt, de ses choix et de son agir ; mais, à

qui porte-t-elle atteinte ? La vie dans son ensemble, mieux encore, la réalité tout entière2, est

l’objet de l’action de l’homme, notamment les êtres les plus fragiles. Des hommes et des

femmes meurent de faim tous les jours alors que des centaines de tonnes de nourriture sont

jetées.3 Des espèces, animales et végétales, disparaissent à une vitesse effrayante (une espèce

toutes les heures).4 La terre devient un désert incultivable, stérile. Si nous envisageons la réalité

comme un tout, la conclusion finale doit dire que c’est toute la réalité qui est menacée, la planète

dans sa globalité. Et pourtant, même si l’on peut affirmer que c’est tout ce qui existe qui est en

danger car tous les éléments de la chaîne de la vie sont nécessaires pour l’existence, c’est avant

tout l’être humain lui-même qui est menacé. L’homme menace donc l’homme comme espèce.

Les menaces, donc, sautent aux yeux, encore faut-il savoir si l’on a déjà atteint un niveau

de dangerosité tel qu’il faille mettre en route des mesures radicales. En tout cas, le théologien

qui approche ce terrain ne peut que rester perplexe et dubitatif. La littérature est simplement

inabordable vu les centaines, voire les milliers d’ouvrages qui voient le jour chaque année. En

dépit de cela, une parole peut être – doit être – prononcée grâce à une sensibilité5 toute

particulière – intuition ? – que n’ont pas les autres disciplines.

Nombreux sont les dangers qui affectent notre planète, nous n’allons pas nous attarder

sur ce point qui n’est pas l’objectif central de notre travail, nous les recevons tels que les experts

nous les présentent et les résumons en quelques paragraphes.

Superiority Complex : Providing Evidence the Eco-Crisis is Born of Conscious Agency », Anthropology of

Consciousness, 2011, Vol. 22, Issue 1. 1 L’hypothèse Gaïa de J. Lovelock ne serait pas d’accord avec cette affirmation car ce grand organisme serait

capable d’atteindre un équilibre, une auto-régulation. Ce ne serait pas la vie en général qui pourrait être menacée

mais une partie d’elle, à savoir la vie humaine. Cf. entre autres, J. Lovelock, La terre est un être vivant.

L’hypothèse Gaïa, op. cit., p. 62. 2 « Réalité tout entière » est l’expression employée par Panikkar pour désigner l’ensemble du réel qui comprend

les dimensions divine, humaine et cosmologique. L’auteur s’oppose, de la sorte, à ceux qui réduisent la réalité à

sa matérialité. Nous lui donnons ici cette signification. 3 M. A. Schroll affirme : « malnourishment and starvation are problems of access not production » ; cf. M. A.

Schroll, « Diagnosing the Human Superiority Complex : Providing Evidence the Eco-Crisis is Born of Conscious

Agency », op. cit., p. 45. 4 Ces données se trouvent dans l’ouvrage de C. Allais, « El estado del planeta en cifras », M. Barrère, La Tierra

patrimonio común. Barcelone : Paidós, 1992. 5 « L’écologie a besoin de la théologie », affirme D. Siegenthaler. En effet, il dit que « the inclusion of a

transcendent dimension to the public debate might well constitute theology’s greatest contribution ». D.

Siegenthaler, « Ecology Needs Theology », Dialog : A Journal of Theology, 2003, Vol. 42, n° 3, p. 247-248.

Page 85: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

86

Les différents rassemblements organisés par les Nations Unies révèlent tous une même

réalité : la situation va de pire en pire. La planète est fatiguée et épuisée. Malgré tant d’efforts,

les choses ne semblent pas changer de cap. « Il est triste de constater que l’humanité a pour

l’essentiel gâché les trente dernières années en se perdant dans de vains débats et en apportant

des réponses sincères mais timides au défi écologique mondial »1, constate le rapport élaboré

pour le Club de Rome.

Même s’il est de plus en plus évident qu’une nouvelle conscience se fraye un chemin

dans notre société, les constatations sont toujours les mêmes, à savoir, le réchauffement

climatique2, la déforestation violente et déchaînée3, de moins en moins de terres cultivables à

cause de la désertification4, l’augmentation de l’anhydride carbonique et d’autres gaz

contaminants de l’atmosphère5, la croissance exponentielle de la population mondiale6,

l’épuisement des ressources naturelles et la diminution de la biodiversité7, l’amincissement de

la couche d’ozone8, la contamination des rivières, des océans et des terres, la course aux

armements et le cauchemar nucléaire.

Cette liste effrayante semble apocalyptique et pourrait faire sombrer dans le désespoir.

Ce qui est certain c’est que de profondes mutations sont en cours. L’être humain est, tout de

même, capable de trouver une solution à la hauteur du problème, mais pour ce faire il faudrait

d’abord savoir où se trouve l’origine de toutes ces calamités. D’où viennent-elles ?

1 D. Meadows, D. Meadows et J. Randers, Les limites à la croissance. Dans un monde fini, op. cit., p. 21. 2 A. Gresh, J. Radvanyi, « Le point de non-retour du réchauffement », Atlas du Monde diplomatique, Hors-Série.

Paris : Monde Dimplomatique, 2006, p. 12-13. 3 Le cas de l’Amazonie est classique et lamentable ; cf. L. Boff, Ecología : grito de la tierra, grito de los pobres,

op. cit., p. 113-134. 4 C’est le cas de l’ancienne URSS laquelle a dépensé entre 1960 et 1980 plus de 130 milliards de roubles sur 23

hectares de terres bonifiées irriguées et dont le tiers est devenu inutilisable pour l’agriculture à cause des altérations

de l’environnement ; cf. M. Pavan, « Perspectives de la situation écologique mondiale et particulièrement

européenne », op. cit., p. 30. 5 Cette concentration a augmenté brutalement de 30 % entre 1750 et 2000. Ces résultats ont été obtenus à partir

de carottes glaciaires prélevées en Antarctique. Cette étude montre que la croissance actuelle de la concentration

en CO2 atmosphérique est sans précédent depuis au moins 20 000 ans. Le protocole de Kyoto est une réaction

politique internationale à cette urgence qui cherche à favoriser rapidement la réduction d’émission de gaz à « effets

de serre ». « L’effet de serre est produit par le dioxyde de carbone […], l’oxyde de nitrogène ainsi que d’autres

gaz comme le méthane, le CO [Monoxyde de Carbone] et les CFC [chlorofluorocarbures]. [Faisant que] la

température de la Terre a augmenté occasionnant le changement climatique et l’augmentation du niveau de la

mer » affirme V. Pérez Prieto, Ecologismo y cristianismo. Madrid : Sal Terrae, 1999, p. 14. 6 D. Meadows, Denis Meadows et J. Randers, Les limites à la croissance. Dans un monde fini, op. cit., p. 67-77. 7 Cf. sur ce point, P. Blandin, « La biodiversité, héritage pour le futur », Collectif, Planète vie, planète mort :

l’heure des choix. Paris : Cerf, 2005, p. 47-55 ; F. Ramade, « La sauvegarde de la biodiversité : problématiques et

problèmes dans la perspective de l’après-Rio. », R. Coste, J.-P. Ribaut (dirs.), Les nouveaux horizons de l’écologie.

Dans le sillage de Rio. Colloque organisé par Pax Christi. Paris : Centurion, 1993, p. 145-172. M. Pavan,

« Perspectives de la situation écologique mondiale et particulièrement européenne », op. cit., p. 30-34. 8 D. Meadows, Denis Meadows et J. Randers, Les limites à la croissance. Dans un monde fini, op. cit., p. 263-291.

Page 86: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

87

2.2 Aux sources de la crise écologique

Sur ce point les hypothèses foisonnent, ce qui est compréhensible car la question est

particulièrement complexe. Il faut insister là-dessus : il n’y pas qu’une cause unique mais

plusieurs, les enjeux sont nombreux et de toute sorte – politiques, économiques, spirituels,

éthiques, psychologiques, entre autres. Cette crise écologique plonge ses racines non seulement

dans une vision particulière du monde et de l’homme lui-même, mais aussi dans une vision

particulière de Dieu. Ces visions sont à notre avis inséparables. Il est donc question d’une crise

de l’être humain lui-même. Il est aussi question d’un monde perçu comme « nature », c’est-à-

dire comme un réservoir ou stock duquel l’être humain peut tirer tout ce dont il a besoin ou

duquel il peut se servir pour réaliser ses envies. Un monde, en tout cas, qu’il faut domestiquer

et auquel il faut arracher ses mystères. Il est question, finalement, d’un Dieu vu comme un Etre

spirituel tout-puissant, lointain et transcendant. Dès lors, l’être humain se trouve jeté dehors,

séparé, expulsé du ventre qui l’a protégé pendant très longtemps. Il a créé son propre monde et

ses outils pour survivre. Tout semble indiquer que nous assistons, effectivement, à une crise

systémique qui pourrait se trouver à la base d’une mutation irréversible.1 On pourrait dire que

l’écologie elle-même se constitue comme facteur de crise. Nous y reviendrons.

Si nous croyons qu’il n’y a pas « un » commencement de la crise à proprement parler,

car l’homme a toujours utilisé la nature pour atteindre ses buts provoquant des dégradations

importantes, pour un grand nombre d’auteurs, la Modernité marque un moment critique dans

semblable changement. Elle a, tout d’abord, désacralisé la nature. Auparavant, dans la culture

grecque qui se constitue comme le ciment de l’Occident, l’être humain était composé d’un corps

(soma), d’une âme (psychè) et d’un esprit (noûs), désormais un dualisme s’est installé en

Occident, privilégiant l’âme et le corps ; ainsi, dorénavant tout est séparé : le créé et l’incréé,

l’humain et la nature, l’esprit et la matière, l’âme et le corps, la foi et la raison. N’ayant plus

besoin d’esprit, Dieu est jeté dehors, lui-aussi, disqualifié ; le monde perd le mystère qui

l’entourait, devient une machine atteignable grâce aux calculs. Ce nouveau paradigme intronise

la quantité ; l’être humain est maintenant le maître et la raison est devenue la reine. La

Modernité introduit un bouleversement radical au niveau de l’épistémologie, désormais le

monde n’est connu que par la raison qui devient l’instrument souverain de la connaissance.

L’être humain est réduit à sa raison, le « cœur » a été aussi rejeté. Ce faisant, l’homme est

1 André Lebeau termine son ouvrage par une conclusion particulièrement pessimiste qui prédit des

bouleversements dramatiques ; cf. A. Lebeau, L’engrenage de la technique. Paris : Gallimard, 2005.

Page 87: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

88

mutilé ; d’un côté, il n’a plus de cieux, il est dé-naturé et, d’un autre côté, il se retrouve

« nombril du monde »1, patriarche absolu.

Une autre mutation a vu le jour dans la Modernité en lien avec celle qui le précède :

l’apparition de la techno-science. C’est elle qui a fourni les outils à l’être humain pour la

domination de la nature ; c’est donc elle aussi qui doit apporter la solution, arguent ses

défenseurs. D’autres croient plutôt qu’il faudrait d’abord supprimer cette prétention et se

recentrer ; il serait question de changer le centre de gravitation, ce ne serait plus l’homme mais

la nature, ce qui veut dire avancer vers un « écocentrisme ». Mais, est-ce logique et possible ?

Que peut-on en dire ?

2.2.1 Imago Dei, imago hominis : l’anthropocentrisme

Les classifications et les définitions sont toujours limitantes, car elles restreignent et

limitent une réalité qui est inlassablement plurielle. On peut définir l’anthropocentrisme

comme la doctrine qui met l’homme au-dessus de tout, faisant de lui, du même coup, un

phénomène extra-naturel. Ainsi, l’être humain n’appartiendrait pas à l’ordre naturel car il serait

au-dessus de lui et pourrait tout se permettre. La nature, elle, ne serait plus qu’un réservoir.

Les relations entre l’un et l’autre se circonscriraient à cela. L’un pourvoit et l’autre s’en sert.

Cet anthropocentrisme semble être une des sources de la crise écologique. La question a été

portée si loin qu’il devient chose évidente aujourd’hui de dire « l’homme et la nature » comme

si l’homme ne faisait plus partie de la nature, comme si une partie de soi-même n’était pas

constituée de terre glaise. Il s’en est séparé pour devenir le centre de référence. La civilisation

occidentale, en effet, semble s’employer à désolidariser et à couper tous les liens avec le reste

du vivant et à le détruire.2

Sur ce point, il vient à l’esprit, d’emblée, la forte critique formulée par Lynn White, Jr.,

et reprise par bien des auteurs : « le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que

le monde ait connue ».3 Sa thèse, tant discutée jusqu’à nos jours, affirmait que l’homme est

1 C’est l’expression utilisée par M. M. Egger dans son ouvrage La Terre comme soi-même, op. cit., p. 53. 2 C’est ce que pense N. Hulot, « La spiritualité à l’heure du choix », D. Bourg et P. Roch (dirs.), Crise écologique,

crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, op. cit., p. 249. 3 Lynn White, Jr., « Les racines historiques de notre crise écologique », D. Bourg et P. Roch (dirs.), Crise

écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, op. cit., p. 19. Cet auteur n’est pas le

seul à faire la critique du christianisme, citons, entre autres, A. Leopold qui disait : « L’écologie n’arrive à rien

parce qu’elle est incompatible avec notre idée abrahamique de la Terre », cf. Almanach d’un comté des sables.

Paris : Garnier-Flammarion, 2000, p. 14-15 ; ou bien, A. Camus : « Lorsque l’Eglise a dissipé son héritage de la

nature, fait triompher le gothique sur le roman et, détruisant une limite en elle-même, elle a revendiqué de plus en

Page 88: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

89

devenu tel car il a été promu par le christianisme comme étant fait à l’image de Dieu, l’homme

partage la transcendance de Dieu vis-à-vis de la nature. De la sorte, le christianisme instaure le

dualisme « homme-nature » argumentant que c’est Dieu lui-même qui l’a voulu ainsi.

La plupart des écologistes et des éco-théologiens1 sont d’accord en ce qui concerne

l’anthropocentrisme. La thèse est majoritairement admise. Il faudrait y placer tout de même

un bémol. D’un point de vue purement scientifique, l’être humain, en tant que l’être le plus

évolué, ne peut pas renoncer à tout ce qui l’a porté vers le « lieu » où il se trouve actuellement ;

théologiquement parlant, l’homme a été constitué gérant de l’œuvre divine, non pas pour

l’exploiter jusqu’à la réduire en cendres mais pour l’administrer, pour la cultiver, comme cela

devrait se faire dans un foyer où tous se trouvent sous le même toit en tant que frères et sœurs.

Il faut, c’est indéniable, une autorité, mais qui exerce sa tâche autrement. M. A. Schroll2

soutient qu’en réalité cette prétention n’est qu’un complexe de supériorité et qu’il faut

réexaminer cette attitude car la nature n’a pas besoin d’un guide, la sélection naturelle s’en

charge, elle élimine les espèces qui ne sont pas bénéfiques et promeut celles qui peuvent faire

avancer l’ensemble. La sélection naturelle ne produit pas de fragmentation ni d’incohérence

dans l’histoire de l’univers. Or, lorsque l’être humain agit, il a tendance à faire perdre la

cohérence et la signification. Il est certain qu’il faut évaluer et essayer d’éradiquer ce

comportement tyrannique mais, que faut-il comprendre par « cohérence » de la nature ? S’agit-

il de ce mécanisme qui fait que Gaïa trouve toujours l’équilibre pour un meilleur

fonctionnement ? Est-il question de l'autopoïèse dont parlent Maturana et Varela3 ? Soit. Ou

plus la puissance temporelle et le dynamisme historique. La nature qui cesse d’être l’objet de contemplation et

d’admiration ne peut plus être ensuite que la matière d’une action qui vise à la transformer », cf. « L’homme

révolté », Essais. Paris : Gallimard, 1965, p. 702 ou encore L. Feuerbach : « La nature, le monde, n’a pas de valeur

ni d’intérêt pour les chrétiens » ; cité par M.-M. Egger, La Terre comme soi-même. Repères pour une

écospiritualité, op. cit., p. 82. 1 D’après D. T. Hessel et R. R. Rueter, l’éco-théologie a vu le jour aux Etats-Unis à travers le « Faith-Man-Nature-

Group » convoqué par Philip Joranson en 1963 et avec le support du National Council or Churches. Un pionnier

fut sans doute Joseph Sittler qui en 1961 s’est adressé au World Council of Churches demandant une autre

christologie et soulignant une rédemption cosmique. Elle met l’accent sur quatre éléments importants : 1) Toute

la communauté de la terre est précieuse aux yeux de Dieu. Dieu prend soin de tout. Il faut mettre fin à l’opposition

entre humanité et nature ; 2) L’éco-théologie explore la relation entre cosmologie, spiritualité et morale. Il est

nécessaire de repenser la cosmologie chrétienne, la relation de Dieu avec le monde et la vocation de l’humanité ;

3) Outre la conscience écologique, il faut qu’il y ait un engagement, des alliances. Il ne faut pas faire l’opposition

entre écologie et justice mais chercher une écologie plus juste ; 4) Dans une théologie de l’éco-justice, la situation

de la terre et celle de l’humanité doivent être abordées ensemble. Cf. Dieter T. Hesse et Rosemary Radford Ruether,

« Introduction : Current Thought on Christianity and Ecology », Dieter T. Hesse et Rosemary Radford Ruether

(Eds.), Seeking the Well-Being of Earth and Humans. Cambridge : Harvard University Press, 2000, p. xxxv-xxxvi. 2 M. A. Schroll, « Diagnosing the Human Superiority Complex: Providing Evidence the Eco-Crisis is Born of

Conscious Agency », op. cit., p. 41-42. 3 « Un système auto poïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a)

régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b)

constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où

Page 89: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

90

bien, est-ce une invitation à retrouver le paradis perdu, l’innocence première ? Est-ce un retour

au romantisme du genre de H. D. Thoreau et à la tradition arcadienne de la pensée écologique ?

Impossible, cet âge-là est déjà parti. Nous n’y croyons plus. En tout cas, cet âge ne reviendra

plus. Ce qui est certain, c’est que nos discussions ne peuvent pas ne pas être d’une certaine

façon « anthropocentrées » puisque c’est bien l’homme qui raisonne et discute avec ses

semblables. L’homme est incapable – il a peut-être perdu la capacité de le faire ! – d’entrer en

dialogue avec le monde animal ou végétal, malgré les efforts de la science pour comprendre la

communication entre, par exemple, les baleines ou les dauphins. Dans la pratique, ces

discussions « anthropocentriques » ou « anthropocentrées » ne devraient pas empêcher un style

de vie qui ne fait pas de l’être humain le maître et seigneur. Que le discours soit, encore une

fois, « anthropocentré » n’empêche aucunement une relation harmonieuse avec la nature. Mais,

il n’est question que d’un discours entre semblables, lorsque le registre change, le ton doit

également changer. P. T. de Chardin le dit ainsi :

Il est simplement banal, et même assujettissant, pour un observateur, de transporter avec

soi, où qu’il aille, le centre du paysage qu’il traverse. […] Il est particulier à l’Homme d’occuper

une position telle dans la Nature que cette convergence des lignes ne soit pas seulement visuelle

mais structurelle. […] En vertu de la qualité et des propriétés biologiques de la Pensée, nous

nous trouvons placés en un point singulier, sur un nœud, qui commande la fraction entière du

Cosmos actuellement ouvert à notre expérience.1

L’être humain est le seul à penser ses pensées, à revenir à ses actions. Ainsi, ce ne sont

pas les animaux ou les arbres2 qui devront trouver une solution à la crise, c’est bien celui qui

l’a produite qui doit le faire.

Suivant les intuitions de la Théologie du Process (Process Theology, voir, entre autres,

les anglo-saxons John Cobb et David Griffin, ou L. Boff en Amérique Latine)3 proche de nous

dans le temps, mais aussi les audacieuses thèses que l’on vient de mentionner de Teilhard de

il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine auto poïétique engendre et spécifie continuellement sa

propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est

continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations.

Ainsi, une machine auto poïétique est un système à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre

organisation (le réseau de relations qui la définit) » ; cf. F. G. Varela, Autonomie et connaissance. Essai sur le

vivant. Paris : Seuil, 1988, p. 45. 1 P. T. de Chardin, Le phénomène humain. Paris : Seuil, 1955, p. 21. 2 Dans l’avant-propos du livre de L. Ferry (Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, op. cit., p.

9-34) est exposée la façon dont, au Moyen Age, on jugeait les personnes pour les abus et la maltraitance commis

contre les animaux. Plusieurs personnes ont été condamnées à payer en espèces voire même à l’excommunication. 3 Cf. A. Gounelle, « La théologie du Process » ; disponible sur http://andregounelle.fr/vocabulaire-theologique/la-

theologie-du-process.php, consulté le 17/03/14. Même si L. Boff ne dit pas explicitement qu’il appartient à ce

courant, cela semble une évidence d’après le texte Ecología : grito de la Tierra, grito de los pobres, op. cit.

Page 90: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

91

Chardin1, voire aussi les propositions d’Irénée de Lyon2, nous ne pouvons qu’adhérer – avec

une certaine crainte – à « un certain anthropocentrisme » auquel nous aimerions ajouter le

qualificatif de « relatif ». Cependant, pour éviter ce terme – anthropocentrisme – si lourd d’une

charge négative de siècles, nous proposons de prendre comme critère suprême la « Vie », si

nous insistons à trouver un centre. Ainsi, le dernier critère de n’importe quelle décision doit

être la « Vie » dans son ensemble.3 Même si l’homme est l’être le plus évolué du monde connu,

même s’il est celui qui a atteint le stade le plus haut de « complexification »4 et de conscience

du cosmos où tout est en relation étroite et permanente, il faut rappeler que la vie « interne » et

« externe » de toutes choses est en inter-in-dépendance.5 L’être humain doit être en dialogue

permanent avec tout ce qui l’entoure. Certes, la nature n’a pas besoin de guide, elle « sait »

bien comment faire, elle « connaît » la route à suivre, car tout se trouve inscrit quelque part

dans la « conscience » de ce grand organisme. La place privilégiée de l’être humain dans

l’évolution, ainsi que celle que le livre de la Genèse lui donne, ne font pas de lui le maître et

seigneur de tout. Rien ne lui appartient. C’est d’une relation étroite avec le tout que lui vient

l’ordre de gérance et, dans ce contexte, c’est, incontestablement, l’être humain et non pas les

baleines6, qui doit vaquer à bien cultiver et gérer ce champ, même si l’on pouvait envisager que

l’évolution change de direction à un moment donné. Mais, cette activité doit être réalisée dans

le dialogue et l’écoute. Or, l’homme semble avoir perdu la capacité d’écouter ses frères et

sœurs de nature. Il a perdu le don de parler avec ceux qui ne sont pas comme lui.

L’homme fait partie de la nature. Dans ce cadre, l’expression « l’homme et la nature »

n’a plus de sens car il est question d’un tout inséparable. L’être humain doit cheminer aux côtés

– ou, plutôt dans, à l’intérieur – d’un monde qui ne lui appartient pas parce qu’il en fait partie.

Il doit se rappeler que, bien avant lui, la terre existait déjà, les choses étaient déjà là lorsqu’il

est apparu, elles n’ont pas besoin de lui pour exister alors que lui a besoin d’elles.

1 Voir, entre autres, l’intéressante proposition faite dans Le phénomène humain, op. cit. 2 Cf. Contre les hérésies, IV, Préface. Paris : Cerf, 1985, p. 405. 3 Notre position va plus loin que celle du pur biocentrisme, nous serions plutôt tenté de suivre ce qu’on appelle l’

« écocentrisme holiste ». Cf. G. Hess, Ethiques de la nature. Paris : Puf, 2013, p. 301-363. 4 P. Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, op. cit., p. 36. 5 Cela veut dire que les choses sont en relation permanente (inter-dépendantes) mais ont tout de même une certaine

autonomie (in-dépendantes). Nous reviendrons sur cette question dans la deuxième partie de notre recherche. 6 J. Lovelock affirme, sur ce point, que « peut-être ne sommes-nous pas la première espèce appelée à tenir un tel

rôle ni la dernière. Un autre candidat à ce rôle pourrait se trouver parmi les grands mammifères marins, dont les

cerveaux sont beaucoup plus grands que les nôtres. C’est un lieu commun en biologie de dire que les tissus qui ne

fonctionnent pas s’atrophient en cours d’évolution » ; cf. J. Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse

Gaïa, op. cit., p. 172.

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L’anthropocentrisme a réussi à prendre racine grâce à une vision toute particulière de

soi-même fondée sur une vision ou conception de Dieu. Quelque chose va de travers. « C’est

nous-mêmes qui sommes de travers », affirme Douglas Hall.1 En effet, pour cet auteur, le fait

de se savoir être l’imago Dei a altéré l’imago hominis. Quand bien même la thèse de Lynn

White ne serait pas tout à fait vraie parce que trop réductrice, le christianisme ne peut pas

échapper à une certaine responsabilité. En effet, suivant l’argumentation de D. Hall, la religion

a joué et joue encore un rôle significatif dans la formation des images : « Rien n’a eu autant

d’influence dans la création des images de l’humain, historiquement parlant, que la religion »

car « la religion d’un peuple est l’expression de sa ‘préoccupation ultime’ ».2 Il est indéniable

que le christianisme y a quelque chose à voir. Les chrétiens sont responsables aussi bien par

leur comportement que par leurs croyances. Mais la Bible ou une quelconque « religion

biblique » ne peut pas être la cause de nos problèmes environnementaux.

L’anthropocentrisme a pris racine en Occident grâce, disions-nous, à une vision toute

particulière de Dieu et du cosmos, mais surtout de soi-même. L’être humain – et non pas les

autres créatures – a été fait à l’image et ressemblance divine selon le livre de la Genèse et cela

en est venu à représenter ce que les chrétiens croyaient qu’ils devaient être. Etre imago Dei

semble avoir servi « à symboliser une conception de l’humain qui non seulement laissait peu

de place à une compréhension positive et sympathique du non humain, mais tendait à aggraver

l’aliénation entre l’humain et la nature en exagérant la valeur humaine au détriment de celle des

autres créatures ».3 Etre imago Dei a servi à se construire une imago hominis singulière, une

image grandiloquente, extraordinaire, qui lui donne, en outre, la permission de tout faire face à

la nature. Etant créée selon l’image de Dieu – un Dieu souverain, omnipotent et provident –

l’espèce humaine posséderait certaines caractéristiques de l’être divin. Ce seraient des

« capacités », des « qualités », des « supériorités originelles » ou des « dotations » inhérentes à

la nature humaine telles que la spiritualité, l’obligation morale, l’aspiration à la bonté, selon

DeWolf 4, ou la rationalité et la libre volonté selon les théologies traditionnelles.

1 D. J. Hall, Etre image de Dieu. Paris : Cerf, 1998, p. 20. 2 Ibid., p. 34. 3 Ibid., p. 110. Il est aussi une conception plutôt relationnelle de l’imago Dei comprise comme une inclinaison ou

propension qui s’actualise à l’intérieur de la relation. L’image de Dieu advient comme un fruit de la relation entre

le Créateur et la créature. Ainsi, être imago Dei signifie non pas avoir quelque chose mais être et faire quelque

chose : « imager » Dieu. Cela signifie que la créature humaine a un appel spécial à l’intérieur de l’ordre créé. Il

s’agit, selon l’expression de Hall, d’ « imager Dieu », d’agir selon l’image de Dieu. 4 Cf. L. Harold DeWolf, A Theology of the Living Church. New York : Harper and Bros. Publishers, 1953, p. 205.

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93

Bref, l’anthropocentrisme – survenu notamment avec la Modernité – semble donc être

un premier élément déchaînant la crise écologique actuelle. Une vision du monde qui fait de

l’homme le seul point de repère parce qu’il est l’image de Dieu doit être critiquée, elle est sans

doute l’une des sources des agressions contre la nature.

Tout ce qui vient d’être dit soulève un certain nombre de questions théologiques – loci

theologici – de la plus haute importance. La destruction de la planète, avec la subséquente

disparition des espèces, voire la discrimination et l’anéantissement d’une grande partie de

l’humanité, est une problématique que l’anthropologie chrétienne ne peut pas ne pas aborder.

Il faut réfléchir sur les notions de péché et de mal (théodicée) présents dans la création de Dieu,

questions étroitement liées à la christologie (la rédemption) et à l’eschatologie. Il est impossible

de laisser de côté la théologie de la création, mais il faut aussi redonner une place plus

importante à la théologie trinitaire. Le présent travail ne prétend pas aborder toutes ces

thématiques en profondeur, mais il est important d’en avoir conscience.

La crise écologique a donc plusieurs sources, dont deux, croyons-nous, doivent être

soulignées : d’abord, l’anthropocentrisme – dont nous venons de parler – ensuite, le

développement de la techno-science, car elle fait que la distance entre l’homme et la nature

s’accroît. Une technologie ambivalente va entraîner, du reste, une suite de complications.

Voyons dans quel sens.

2.2.2 Le progrès technologique

La relation entre technologie, écologie et théologie a été abordée récemment de manière

claire, bien qu’un peu trop rapidement, par le service de formation du diocèse de Nantes.1

Reprenons de leur analyse quelques idées.

Dans le but de dédiaboliser la technologie, il faut dire, premièrement, que l’homme est

essentiellement capable de technicité, transmise par les groupes humains comme une condition

de survie. Cette capacité va lui permettre, avant tout, de s’adapter à tous les milieux et à tous

les climats. Cependant, au fur et à mesure que le temps passe, la technique deviendra plus

1 Service de formation du Diocèse de Nantes, Simplicité et Justice. Paroles de chrétiens sur l’Ecologie, op. cit.

Pour une approche anthropologique de la question qui met en relation la technologie et l’écologie profonde, cf. A.

Drengson, « Shifting Paradigms : From Technocrat to Planetary Person », Anthropology of Consciousness, 2011,

Vol. 22, Issue 1, p. 13-17, voir notamment le tableau de la page 28 où une mise en parallèle est faite entre le

paradigme technocratique et celui d’une écosophie planétaire. C. et R. Larrère abordent eux aussi la question de

manière tout à fait pertinente ; voir C. et R. Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique.

Paris : Ed. La Découverte, 2015, toute la deuxième partie, p. 145-232.

Page 93: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

94

complexe, notamment avec la sédentarisation, l’agriculture et l’organisation des cités. Avec

l’ère industrielle et grâce aux énergies fossiles, s’accélère l’évolution des procédés de

production permettant la fabrication d’objets de plus en plus recherchés. Il faut aussi signaler,

deuxièmement, le fait que la technologie est le fruit de la pensée humaine. En effet, il s’agit de

la façon bien particulière de l’être humain de se positionner face à la nature, ce qui lui permettra

de passer d’une pensée « magique » à une pensée « rationnelle ».1 Avec le développement de

la technique viendra aussi un éloignement, voire une séparation, de la métaphysique.

Ces deux aspects soulignent donc le fait que le savoir scientifique et la technologie ne

sont pas extérieurs à l’homme mais une conséquence de sa nature. Il faudrait aussi dire que la

technologie n’est pas foncièrement bonne ou mauvaise bien que les conséquences, positives

et/ou négatives, de l’usage que l’on en fait puissent être placées parfois au même niveau. En

outre, certains auteurs insistent sur le fait que la technologie a acquis un certain degré

d’indépendance qui fait que l’on ne soit plus capable de maîtriser son développement.

Ceci dit, il faut être conscient du fait que les technologies, qui ont certes permis un mode

de vie plus agréable et confortable (tout au moins pour une partie de l’humanité), ont aussi

contribué, et contribuent encore, directement à l’amplification de la crise écologique. Pour J.

Ellul, le facteur décisif, dans cette problématique, ne se trouve ni dans l’économie ni dans la

politique, mais dans le fait que la technologie a atteint « le primat absolu de l’efficacité et de la

puissance [qui] façonne tous les autres aspects de notre vie quotidienne ».2 Si la technique

apporte confort et bien-être, la destruction vient aussi avec elle ; cet aspect, dit-il, ne doit pas

être négligé, la technique n’est pas neutre. Tout comme la Modernité, elle a aussi désacralisé

le monde, tout en assumant le sacré sur soi-même. Elle est devenue dieu, elle impose ses

propres systèmes de valeurs. Cette vision particulière doit être mise en perspective et affirmer

plutôt que le problème vient d’une certaine technologie et d’une manière toute particulière de

la concevoir.

Une des formes privilégiées de la technique est la machine3, « la forme la plus évidente,

la plus massive ».4 Or, pour Ellul, la machine crée un milieu inhumain, elle « est antisociale »,

affirme-t-il en citant M. Mumford. C’est grâce à la technique que la machine devient sociale

et sociable. Le problème survient lorsque « la technique entre dans tous les domaines et dans

1 Ibid., p. 100. 2 F. Rognon, « La pensée théologique de J. Ellul », Documentation Catholique, avril 2012, n° 2487, p. 339. 3 Il ne faut pas oublier que, pour J. Ellul, la technique ne se réduit pas aux machines. 4 J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle. Paris : Economica, 1990, p. 1.

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95

l’homme lui-même qui devient pour elle un objet, la technique cesse d’être elle-même l’objet

pour l’homme, elle devient sa propre substance : elle n’est plus posée en face de l’homme, mais

s’intègre en lui et progressivement l’absorbe ».1 Si la machine était auparavant l’objet dans les

mains de l’homme, désormais l’homme se constitue objet face à cette nouvelle réalité. Si

seulement l’homme arrivait à garder le contrôle, mais la machine devient indépendante et

réclame de plus en plus de moyens, si bien que les moyens sont plus importants que les fins

dans la société technicienne. Ceci a également rapport à l’efficacité. Atteindre les meilleurs

résultats dans le moindre délai est fondamental. Le temps naturel disparaît, les résultats

apportés par les machines passent par-dessus le temps.

La technologie apporte, d’une part, une solution efficace aux problèmes de santé. La

technique a réussi à soigner un grand nombre de maladies autrefois mortelles. Du même coup,

cependant, les indices de mortalité et de natalité ont changé, faisant que la population mondiale

augmente exponentiellement2 et devient un des problèmes fondamentaux de la question

écologique car elle impacte directement les ressources alimentaires et la déforestation. En

même temps, des manipulations génétiques, aidant à améliorer tant la production agricole que

la guérison de maladies, posent des problèmes éthiques délicats.

La technologie a engendré des machines, de plus en plus sophistiquées, qui ont besoin

de plus en plus d’énergie, combustibles majoritairement fossiles ; or, ceux-ci vont bientôt faire

défaut. Les ressources naturelles ne sont pas inépuisables comme l’on pensait jadis. Encore

une fois, le modèle de civilisation dans lequel nous vivons prône un développement

ininterrompu. Mais, la croissance3 ad infinitum est impossible.

En outre, toutes ces machines produisent une pollution qui a atteint aussi des niveaux

dangereux tant pour la santé humaine que pour la vie sur l’ensemble de la planète. Et voilà la

contradiction la plus grave et illogique, c’est un cercle vicieux : d’un côté, elles guérissent, d’un

1 Ibid., p. 4. 2 En 1650, il y avait près d’un demi-milliard d’habitants sur la planète, alors qu’en 1900, la population atteignait

1.6 milliard d’habitants et en 1965, 3.3 milliards. Cette croissance est exponentielle. Cf. D. Meadows, Denis

Meadows et J. Randers, Les limites à la croissance. Dans un monde fini, op. cit., p. 67-76 ainsi que M. Rubio, « El

desafío demográfico. Superpoblación y supervivencias », Moralia, 1994, p. 62-63. 3 Nous assistons aujourd’hui au développement d’un mouvement qui invite à la décroissance ou à la croissance

zéro ; cf. entre autres, T. Duverger, La décroissance, une idée pour demain. Une alternative au capitalisme.

Synthèse des mouvements, Préface de Serge Latouche. Paris : Sang de la Terre, 2011 ; F. Flipo, « Voyage dans la

galaxie décroissante », Mouvements, février 2007, 50, p. 143-151 ; S. Lavignotte, La décroissance est-elle

souhaitable ? Paris : Textuel, 2009 ; N. Ridoux, La décroissance pour tous. Lyon : Parangon, 2006 ; S. Latouche,

Vers une société d'abondance frugale. Contresens et controverses sur la décroissance. Paris : Mille et une nuits,

2011 ; S. Mongeau (Ed.), Objecteurs de croissance. Pour sortir de l’impasse : la décroissance. Montréal :

Ecosociété, 2007.

Page 95: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

96

autre, elles rendent malades. Mais, ce n’est pas tout : les machines prennent aussi la place des

hommes. Si l’on avait besoin dans le passé d’une centaine de personnes pour élaborer X

produit, aujourd’hui il en faut seulement cinq, à la limite dix. Cela a pour conséquence que des

milliers de personnes migrent vers les villes à la recherche du travail, ajoutant plus de misère à

leur situation.

Mais, devons-nous rester dans cette vision exclusivement négative de la technologie ?

Ne pouvons-nous pas penser à un apport positif face à la crise écologique ? Il est certes possible

et souhaitable. Une techonologie douce devrait pouvoir nous aider à cheminer d’une manière

plus propre sur la planète, notre foyer. Ceci reste un énorme chantier à explorer que nous ne

pouvons pas approfondir dans le contexte de notre recherche. Nous n’y voyons pas néanmoins

le remède aux problèmes qui nous assaillent dans le contexte de la crise écologique. Les effets

d’un développement technologique demesuré restent pour nous l’une des causes de la crise

écologique. Le bilan est toujours ambigu. La liste des effets nocifs pourrait être aussi longue

que celle des bienfaits. Le principe de précaution nous invite à marquer un moratoire.

Voilà en ce qui concerne les menaces à l’encontre de la planète, plus précisément de la

Vie dans son ensemble dans notre maison « Terre ». Devant ce panorama si désolant, la

question qui se pose est évidente : Que faire ? Qu’a-t-il déjà été fait ? Est-ce suffisant ? Que

disent les Eglises, les religions et les spiritualités ? Les réponses à ces problématiques sont

nombreuses et diversifiées.

2.3 Les solutions proposées

Grosso modo, les arguments peuvent être classés dans deux grandes familles1 dans

lesquelles on trouve d’autres subdivisions. Appartient à la première l’écologie dite

« superficielle » ou « extérieure » ; ses partisans proposent des solutions qui semblent être

plutôt provisoires, pour pallier aux menaces que nous venons d’évoquer. L’écologie

« profonde » ou « intérieure » est le nom de la deuxième famille. Elle affirme que les réponses

1 Nous suivons ici la nomenclature proposée aussi bien par A. Næss que M. M. Egger et R. Panikkar ; cf. A. Næss,

Ecologie, communauté et style de vie, op. cit. ; M. M. Egger, La Terre comme soi-même. Repères pour une

écospiritualité, op. cit. ; R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra. Madrid : San Pablo, 1993.

Page 96: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

97

technologiques ou le simple tri ne suffisent pas, même s’ils sont nécessaires. Face à une

situation délicate et compliquée, il faut appliquer des mesures radicales.

A l’intérieur de ces grands ensembles, il n’est pas difficile de repérer d’autres

groupements, même si parfois certains auteurs peuvent être classés aussi bien dans la première

que dans la seconde famille. Pour la partition suivante, nous joignons ici les propositions de D.

Lang1 avec quelques modifications :

a) Les mouvements de coloration arcadienne : ce sont des nostalgiques qui prônent le

retour à la nature sauvage. La nature doit être conservée dans son état originel, l’homme

ne doit pas intervenir. Ce mouvement se trouve à l’origine des premiers grands parcs

nationaux américains et reste très pragmatique. Le grand souci est la préservation des

écosystèmes. L’inspirateur et initiateur reste sans doute Henry David Thoreau.2

b) Une éthique et un droit pour un environnement viable : cette volonté de préservation

appelle inévitablement l’élaboration aussi bien d’une éthique écologique3 que des lois

spécifiques. A. Leopold, par exemple, propose une « éthique de la terre »4 adaptée aux

multiples relations au sein des écosystèmes, H. Küng pense à une « éthique planétaire »5

pour atteindre la paix mondiale par les religions et H. Jonas parle d’une « éthique de la

responsabilité »6 à la hauteur du danger qui plane sur l’humanité. Du côté du droit, la

protection de l’environnement devient l’objet de juridictions internationales.7 La nature

est vue comme un bien public, ce qui la rend susceptible d’être un objet de juridiction.8

C’est sans doute une remise en cause du rapport à la propriété. Il faudrait penser

également à ceux et celles qui revendiquent un droit pour la nature auparavant réservé

1 Voir la proposition de D. Lang, La crise écologique. Essai de mise en perspective théologique. Mémoire de

licence. Paris : Institut Catholique de Paris, 2006 ainsi que L. Boff, Ecología : grito de la tierra, grito de los pobres,

op. cit., p. 17-21. 2 Cf. H. D. Thoreau (trad. Brice Matthieussent, préf. Jim Harrison), Walden [« Walden or Life in the Woods »].

Marseille : Le mot et le reste, 2010 (1re éd. 1854). Postface et notes de Michel Granger. 3 Le lecteur intéressé pourra lire avec profit l’ouvrage de Gérard Hess, Ethiques de la nature. Paris : Puf, 2013,

notamment la proposition de classification de la seconde partie du texte. Voir aussi le document de la Commission

Théologique Internationale, A la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle. Paris :

Cerf, 2009. 4 A. Leopold, Almanach d’un comté des sables. Paris : Flammarion, 2000, p. 255. 5 H. Küng, Projet d’éthique planétaire. La paix mondiale par la paix entre les religions. Paris : Seuil, 1991. 6 H. Jonas, Le principe responsabilité. Paris : Flammarion, 1990. 7 Cf. A. Kiss et J.-P. Beurier, Droit International de l’Environnement. Paris : Pedone, 2000 ; cité par D. Lang, La

crise écologique. Essai de mise en perspective théologique, op. cit., note 52, p. 21. 8 Cf. J. et C. Blondel, « Le programme d’Action 21 », R. Coste, J.-P. Ribaut (dirs.), Les nouveaux horizons de

l’écologie. Dans le sillage de Rio. Colloque organisé par Pax Christi. Paris : Centurion, 1993, p. 99-127.

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98

à l’humanité seule. Ce qu’il faut, c’est un nouveau contrat, un « contrat naturel », disent

M. Serres1 et tant d’autres, qui gère les relations entre les hommes et la nature.

c) Ecologie et développement : au Sommet de la Terre, qui s’est tenu à Rio de Janeiro en

juin 1992, apparaît pour la première fois la relation entre l’écologie et le développement,

et c’est le rapport Brundtland (1987) commandé par les Nations Unies qui mentionne la

notion nouvelle de sustainable development ou « développement durable ».2 L’idée

d’un développement durable invite à adapter les modèles de développement actuels de

manière responsable pour le présent et pour les générations futures.

d) Les mouvements de libération : les partisans de ce modèle voient dans la crise

écologique un déséquilibre profond lié à l’exploitation abusive par l’homme des

matières premières qu’il tire de son environnement. Le but ici est de récupérer une

certaine sagesse de la terre. Ce modèle rejette le traditionnel, le répétitif, l’enraciné.

Peuvent être cités, entre autres, les mouvements écologiques latino-américains nés à

l’intérieur de la Théologie de la Libération comme un fruit d’une maturation progressive

de cette pensée. Ce mouvement de libération a atteint aussi d’autres continents comme

l’Asie.3 Nous avons déjà cité maintes fois le texte de L. Boff Ecología : grito de la

Tierra, grito de los pobres, mentionnons aussi le mouvement éco-féministe4 qui pose le

problème en termes d’une interconnexion entre la domination sur les femmes et celle

exercée sur la nature. Les femmes et la nature ont été soumises à la domination de

l’empire masculin. Ce mouvement prend également en compte les revendications des

indigènes et des Noirs.

e) La « Deep Ecology » ou « Ecologie profonde » : ses partisans disent vouloir aller à la

racine du problème alors que ceux qui la critiquent affirment qu’il s’agit d’un

antihumanisme virulent.5 L’initiateur est sans conteste A. Næss6 et à sa suite on trouve

un mouvement qui a pris une place importante dans toutes les disciplines, notamment

1 M. Serres, Le contrat naturel. Paris : Flammarion, 1992. 2 Cf. Rapport dit Bruntland, Adopté lors de la 42ème Session de l’Assemblée Générale de l’ONU, A/42/427, 4 août

1987. 3 V. Shiva, Abrazar la vida. Mujer, ecología y desarrollo. Madrid : horas y Horas, 2004. 4 Cf. A. H. Puleo, Ecofeminismo. Para otro mundo possible. Madrid : Ediciones Cátedra, 2013 ; H. Eaton,

Introducing Ecofeminist Theologies. London-New York : T & T Clark International, 2005 ; I. Gebara, Intuiciones

ecofeministas. Ensayo para repensar el conocimiento y la religión. Madrid : Trotta, 2000 ; R. Radford Ruether,

« Ecologycal Theology : Roots in Tradition, Liturgical and Ethical Practice for Today », Dialog : A Journal of

Theology, 2003, Vol. 42, n°, 3. 5 Cf. entre autres, L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, op. cit. ; L. Larcher, La face

cachée de l’écologie, op. cit. 6 Même si dans les années 70 R. Panikkar avait commencé à parler, lui-aussi, de l’écosophie. Nous y reviendrons

dans la seconde partie de notre recherche.

Page 98: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

99

la sociologie1, la psychologie2, la philosophie3, mais aussi la théologie.4 Tous ses

promoteurs affirment que la crise écologique est due au paradigme dominant ; c’est, en

effet, une crise de la société hégémonique actuelle. Dans ce mouvement, il est question

de réintégrer l’être humain au système vital auquel il appartient. Nous reviendrons sur

ce point plus amplement dans le troisième chapitre.

Il est opportun de mentionner, ici, une différenciation faite par le document déjà cité du

diocèse de Nantes qui nous semble non seulement intéressante mais tout à fait pertinente. Il

distingue, en effet, l’ « écologie profonde » de ce qu’il appelle une « écologie radicale ».5 La

première a été définie par A. Næss, comme nous venons de le voir, alors que la seconde ne

ferait pas de distinction entre l’homme et les autres espèces, et considèrerait le premier comme

le prédateur de la planète. Il y a là, nous semble-t-il, une appréciation plus accordée avec la

réalité de l’écologie profonde. Nous aurons l’occasion de revenir à ce point un peu plus loin.

La crise écologique, nous l’avons vu, interroge profondément tous les milieux, tant

académiques qu’ecclésiaux et autres. Les différentes disciplines ont essayé de répondre – et le

font encore – en se renouvelant et en incorporant, tant sur un plan théorique que pratique,

l’aspect écologique. Un nouvel ordre – écologique ! – semble se mettre en route. De nouvelles

lectures se déploient face à cette crise. Le moment est venu de se poser la question : Qu’en est-

il de la théologie ? Les religions et les spiritualités ont-elles incorporé le défi écologique dans

leurs réflexions ?

L’attaque adressée contre le judéo-christianisme est fort connue ; il ne fait plus de doute

qu’il y a des responsabilités à assumer. Cela dit, autant la théologie que les Eglises ont

commencé, depuis déjà un certain temps, à montrer une réflexion renouvelée et des actions

importantes dans ce domaine, il subsiste tout de même, une certaine réticence de la part de

quelques secteurs. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons passer en revue ce qui a été

1 Voir, par exemple, M. Maffesoli, Matrimonium. Petit traité d’écosophie. Paris : CNRS Editions, 2010. 2 F. Guattari, Les trois écologies. Paris : Editions Galilée, 1989 ; J. Macy et M. Brown, Ecopsychologie pratique

et rituels pour la terre. Gap : Le Souffle d’Or, 2008. 3 Cf. B. Schroeder, « Reterritolializing Subjetivity », Research in Phenomenology, 2012, 42, p. 251-266. 4 Cf. M.M. Egger, La Terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité, op. cit., ; R. Panikkar, Ecosofía.

Para una espiritualidad de la tierra, op. cit. 5 Service de formation du Diocèse de Nantes, Simplicité et Justice. Paroles de chrétiens sur l’Ecologie, op. cit., p.

9.

Page 99: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

100

fait et ce qui est fait actuellement par la théologie et les Eglises chrétiennes dans le domaine de

l’écologie.

2.4 La théologie, les religions et les spiritualités face au défi écologique

La préoccupation pour l’écologie est devenue un des enjeux majeurs de nos sociétés. Il

s’avère que les traditions religieuses, chrétiennes et non chrétiennes, ont un apport essentiel à

faire à cet effort de réflexion. Il est donc légitime, significatif et pertinent que la discipline

théologique se sente concernée et y consacre un effort réflexif. Les traditions religieuses ont

une influence importante dans la manière dont les gens entrent en relation avec le milieu naturel.

Nos attitudes envers la nature sont, consciemment ou non, conditionnées par nos croyances,

elles-mêmes véhiculées par les religions et intégrées dans nos spiritualités.

Cela dit, la question écologique n’a été abordée de manière systématique et ample ni par

les Eglises ni par la théologie elle-même. Le rapport Homme-Nature ne paraissant pas

inquiéter les autorités ecclésiales, c’est, en revanche, la relation Dieu-Homme qui a pris toute

la place et l’investissement des hommes et des femmes d’Eglise. Etablir un lien entre ces trois

éléments, Dieu-Homme-Nature (Monde), n’a pas été, non plus, une priorité. La théologie de la

création était vue comme une chose évidente. Il faut tout de même garder à l’esprit que la crise

écologique est relativement récente, inutile donc d’aller chercher dans les documents

théologiques et religieux anciens une préoccupation de cet ordre.

Comme il a été montré plus haut, la réflexion théologique sur ce sujet n’a pas été, tout

de même, complètement absente ; théologiens chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes, entre

autres, sans être dans le contexte actuel de crise, ont préparé le chemin, avec, bien entendu,

leurs limitations. Augustin, Thomas d’Aquin, Hildegarde de Bingen, voire les scientifiques C.

von Linné, W. Derham, l’abbé Pluche et le Chevalier de Lamarck, ont explicité le rapport entre

Dieu, l’homme et la nature.

D’après J. Grinevald, dont la position nous semble tout à fait correcte, le débat

concernant « environnement et spiritualité » a vu le jour en France :

Du côté des protestants proches de Jacques Ellul (1912-1994), dont la petite revue Foi

et Vie consacra en 1974 un numéro au thème ‘Écologie et Théologie’. Dans l’ensemble, il faut

bien le reconnaître, c’est surtout dans la culture anglo-saxonne (germanique et scandinave

aussi), dans le Nord protestant plus que dans le Sud catholique de l’Europe, que la mobilisation

Page 100: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

101

œcuménique des chrétiens pour ‘la sauvegarde de la Création’ commença, vers la fin des années

80.1

Rappelons-nous, en outre, qu’en 1967, l’historien médiéviste Lynn White publie un

article dans la revue Science2 intitulé « The Historical Roots of Our Ecologic Crisis » qui

marque, sans aucun doute, un avant et un après dans la question écologique. Sur ce point, R.

Dubos affirme : « Valable ou non, la thèse de White mérite l’attention car elle est devenue

article de foi pour nombre de conservationnistes, écologistes, économistes, et même de

théologiens ».3 En 1966, le nom de White n’était pas du tout connu du grand public, même pas

des écologistes et encore moins des théologiens. A vrai dire, à part quelques érudits, nul ne

faisait le lien entre la religion chrétienne et la crise écologique. En outre, dans la décennie 60-

70 peu de personnes parlaient d’une telle crise écologique. Dans ce sens, la thèse de White,

pourrait-on dire, est précoce. Parmi ceux qui osaient faire le lien avec le christianisme se

trouvent Aldous Huxley4, cité par White dans son article, et Alan W. Watts. Il y aurait aussi

Ernst Benz5 également mentionné par White dans son texte.

La thèse de White n’est pas isolée, son contexte est celui de la « Renaissance

écologique »6, dans lequel se trouvent également Printemps Silencieux de Rachel Carson et la

diffusion de la « conscience écologique » d’Aldo Leopold qui invitait à adopter une « éthique

écocentrique » (« land ethic ») et non plus anthropocentrique. La thèse de White est dorénavant

une référence obligatoire7 et son influence sur l’éco-théologie (Ecotheology) – dont Thomas

Berry ainsi que le texte de Roderick Nash « The Greening of Religion » du livre The Rights of

Nature – paraît donc évidente.

1 J. Grinevald, « La thèse de Lynn White, Jr (1966). Sur les racines historiques, culturelles et religieuses de la crise

écologique de la civilisation industrielle moderne », Dominique Bourg et Philippe Roch (dirs). Crise écologique,

crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, op. cit., p. 44. 2 Lynn White, Jr., « The Historical Roots of Our Ecologic Crisis », Science, 10 mars 1967, 155 (3767). Cité par

J. Grinevald, « La thèse de Lynn White, Jr (1966). Sur les racines historiques, culturelles et religieuses de la crise

écologique de la civilisation industrielle moderne », art. cit., p. 40, note 5. 3 R. Dubos, Les dieux de l’écologie. Paris : Fayard, 1973, p. 116. 4 Cf. A. Huxley, « Achieving a perspective on the technological order », Technology and Culture, 1962, 3 (4), p.

636-642. 5 E. Benz, « I fondamenti cristiani della tecnica occidentale », Enrico Castelli (ed.), Tecnica e casistica. Rome :

Istituto di studi filosofici, 1964, p. 241-263. 6 J. Grinevald, « La thèse de Lynn White, Jr (1966). Sur les racines historiques, culturelles et religieuses de la crise

écologique de la civilisation industrielle moderne », art. cit., p. 59. 7 « Admise, rectifiée, critiquée ou rejetée, est désormais une référence classique, citée (plus souvent que vraiment

discutée) dans la littérature sur la philosophie de la technique, l’éthique de l’environnement, l’écologie profonde,

l’économie écologique, et nombre de recherches plus confidentielles d’avant-garde » ; (Ibid., p. 58)

Page 101: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

102

Si cette fameuse thèse a mobilisé l’ensemble du monde, chrétien et non-chrétien, la

question qui doit être posée est donc de savoir si aujourd’hui les croyants s’intéressent aux

problèmes environnementaux et comment ils le font. C’est ce que l’on étudiera dans les

paragraphes suivants.

2.4.1 La théologie et les Eglises chrétiennes

Les Eglises chrétiennes ont-elles été attentives à la question écologique ? Si oui,

comment abordent-elles cette problématique ? Dans l’ensemble, il faut reconnaître qu’aussi

bien l’Eglise catholique que celles issues de la réforme protestante et les orthodoxes n’ont pas

prêté suffisamment attention à la question. Dès lors, une critique à leur égard a été faite. Voici

ce qu’on leur reproche, même s’il est clair que la responsabilité doit être partagée.

2.4.1.1 Responsabilité des chrétiens et des Eglises chrétiennes

Comme cela a été démontré, la Modernité a véhiculé un anthropocentrisme qui pourrait

se trouver à l’origine de la crise écologique actuelle. Les Eglises chrétiennes ont-elles véhiculé

un tel anthropocentrisme ?

Lynn White n’a pas été le seul à remarquer le caractère anthropocentrique du

christianisme, F. Schiller ainsi que L. Feuerback, A. Leopold et A. Camus, entre autres, en ont

aussi parlé. Tout semble indiquer que les chrétiens doivent reconnaître humblement la part de

leur faute et faire leur mea culpa. Ils ont transmis, de génération en génération, un

anthropocentrisme, un dualisme et un « anti-cosmisme » qui ont, sans doute, contribué à

aggraver la crise. Anthropocentrisme et dualisme, d’un côté, car Dieu a été présenté comme

étant en dehors de la nature. Il aurait posé – du haut de sa transcendance – l’être humain, lui

aussi, en dehors et au-dessus de la nature. Anti-cosmisme, d’un autre côté, car il aurait ouvert

la voie à l’exploitation débridée de la nature à partir du moment où elle fait appel à l’injonction

de la « soumettre » et de la « dominer », notamment à partir de la lecture et de l’interprétation

du texte de la Genèse (1, 26-28).1

Il est vrai que ce texte ouvre la porte à plusieurs interprétations ; il est vrai aussi que ce

sont plutôt certaines interprétations qui ont donné lieu aux abus. Hélène et Jean Bastaire ont

1 Cf. Gn 1, 26-28 : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, dominez sur les poissons de la

mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre ».

Page 102: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

103

fait de réels efforts pour réfuter les thèses de White et autres. Ainsi, aux reproches d’abus et de

destructions survenus à la suite du christianisme, ils répondent : « Selon toute la tradition judéo-

chrétienne, Dieu a délégué à l’homme non pas l’arbitraire d’un pouvoir oppressif, mais les

intentions d’une sollicitude paternelle qui s’étend de l’atome à l’étoile, à travers l’arbre et

l’animal ».1 Ainsi, l’homme est « pédagogue » et « coryphée », il ne domine qu’au sens où il

est un bon maître de maison, un intendant fidèle. Dieu lui a confié le soin d’aménager la nature,

de la domestiquer, non pas de la soumettre jusqu’à la faire disparaître. La tâche confiée à

l’homme est celle de faire de la nature une maison pour tous.

Malgré cela, il est indéniable que le XVIIe siècle entraînera avec lui nombre de chrétiens

vers « l’amputation pour un nombre croissant d’intelligences de la dimension spirituelle,

pneumatique, de la réalité observée ».2 Les chrétiens3 seront, d’une certaine manière, complices

des atrocités qui vont venir. Plusieurs principes de la tradition judéo-chrétienne – notamment

son ambiguïté face à la nature – ont, effectivement, coopéré à sa dépréciation légitimant sa

réification4 et favorisant son exploitation.

M. Maxime Egger énonce quelques aspects de la théologie chrétienne qui auraient eu et

ont encore un impact négatif en matière écologique.5 Passons en revue quelques-uns d’entre

eux.

1 Hélène et Jean Bastaire, Pour une écologie chrétienne. Paris : Cerf, 2004, p. 19. Voir aussi leur ouvrage Le chant

des créatures. Les chrétiens et l’univers d’Irénée à Claudel. Paris : Cerf, 1996, dans lequel les auteurs font une

superbe présentation de cent vingt auteurs concernés par la question écologique depuis Irénée jusqu’à Claudel. 2 Ibid., p. 56. 3 Avec M. M. Egger nous croyons qu’il serait plus exact d’affirmer que « le christianisme occidental, en tant que

facteur important de l’identité de l’Occident, a historiquement et culturellement contribué à l’émergence de la

modernité. Par certaines de ses représentations de Dieu, de l’être humain et de la nature, il a favorisé ses

développements ‘cosmocides’ plus qu’il n’en a été la cause directe et initiale » ; cf. La terre comme soi-même.

Repères pour une écospiritualité, op. cit., p. 93. Nous suivons, également, M. Taleb, lorsqu’il affirme qu’il ne

s’agit pas du christianisme mais d’une trajectoire particulière du christianisme, « Il ne s’agit même pas du

christianisme latin dans son ensemble, mais d’un certain type de christianisme qui a dominé à la fin du Moyen

Age, notamment à partir de Thomas d’Aquin, artisan d’une grande synthèse entre la métaphysique chrétienne et

la logique d’Aristote (qui alimentera la pensée dualiste) » ; cf. M. Taleb, « Les conditions d’émergence de la crise

socio-environnementale », Collectif, Ecologie, spiritualité : la rencontre. Des sages visionnaires au chevet de la

planète. Gap : Editions Yves Michel, 2007, p. 73. 4 Mohamed Taleb est convaincu que c’est le capitalisme le responsable de cette réification, chosification ou

objectivation ; en effet, ce terme désigne « la transformation en chose, en objet, de tout ce qui existe, les femmes,

les hommes, les peuples, la nature. […] Cela permet de mieux situer la portée de cette crise : réduire la nature à

une collection d’objets, la posséder pour qu’elle soit ‘utile’ dans la seule perspective de l’intérêt marchand. [le

capitalisme] est le nom d’un système historique global, multidimensionnel, qui va affecter, bien sûr, l’économie

(avec la fabrication d’une économie-monde libérale de marché), mais aussi le politique (avec un modèle colonial,

néocolonial et récolonial dans les relations internationales), la science (avec un modèle scientiste de la

connaissance qui culminera au 19e siècle), l’agriculture (avec un modèle chimico-intensif et aujourd’hui

transgénique), etc. » ; cf. M. Taleb, « Les conditions d’émergence de la crise socio-environnementale », Collectif,

Ecologie, spiritualité : la rencontre. Des sages visionnaires au chevet de la planète, op. cit., p. 70-71. 5 Nous suivons ici la proposition de M. M. Egger, tout en la complétant ; cf. La terre comme soi-même. Repères

pour une écospiritualité, op. cit., p. 85-92.

Page 103: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

104

a. Transcendance et immanence. Le Judaïsme a lutté contre les divinités païennes et les

cultes qui idolâtraient la nature. Il en va de même avec les Eglises chrétiennes qui ont essayé,

tout au long de leur histoire, d’éradiquer les croyances qui célébraient les astres, les arbres et

les animaux. La colonisation de l’Amérique Latine en est un bon exemple, tout comme la

chasse aux sorcières de l’Inquisition. Ce faisant, elles adhéraient à l’esprit de la Modernité qui

supprimait du réel tous les esprits. Il en résulte un dualisme entre le divin et le cosmique.

Maints auteurs soulignent la peur du panthéisme qu’a toujours eu le christianisme : Dieu est

l’Etre et la création est-en-tant-que-créée. Dieu devient donc transcendant, un abîme

infranchissable le sépare des créatures. Dieu n’est plus dans sa création. Encore une fois, dans

l’esprit de la Modernité, la nature s’est vidée de son mystère divin, elle s’est aussi peu à peu

« absentée de la réflexion théologique et de la vie intérieure ».1 Les relations entre Dieu,

l’homme et le monde cessent d’être réelles et évidentes. La chaîne a perdu un de ses maillons.

b. Anthropocentrisme et univers patriarcal. Le récit de la création s’est arrêté avec la

création de l’homme. Maintenant, tout semble tourner autour de lui, même le repos sabbatique

a été oublié.2 L’homme devient le centre du culte, il est le maître et seigneur par mandat divin.

Cette théologie construite sur la figure du mâle a relégué également les femmes à un niveau

inférieur. Les théologies féministes ont mis en relief le lien entre l’exploitation de la femme et

celle de la nature.3 Les cultes de la terre-mère ont été pareillement rejetés.

c. Un temps infini. Ici, c’est la question du temps qui fait problème. Le Christianisme

rompt avec les cycles de la nature qu’avec sagesse observaient nos ancêtres. Dieu se révèle

maintenant dans l’histoire et non plus dans la nature. Ainsi, même les fêtes religieuses,

transmises par la tradition juive, construites sur le rythme naturel, perdent leur sens. Le temps

est maintenant linéal et indéfini, ce qui correspond bien à la mentalité de la société de

consommation, c’est-à-dire au désir de croissance illimitée. Le Christianisme a été pris au piège

de la société consumériste. L’histoire ne s’achève jamais, elle continue indéfiniment.

d. Un espace désincarné et une évasion vers l’au-delà. Même si les Eglises chrétiennes

n’ont jamais condamné la matière, sur elles plane un mépris du corps. La spiritualité a été

centrée sur une quête désincarnée, spiritualisée, de la purification de l’âme. Il faut, en outre,

1 Ibid., p. 87. 2 Rappelons-nous la forte critique faite par J. Moltmann dans son texte Dieu dans la création. Traité écologique

de la création, op. cit. 3 Voir, par exemple, les ouvrages : L. Marconde (coord.), Eau et féminismes : petite histoire croisée de la

domination des femmes et de la nature. Paris : La Dispute, 2011 ; A. Gnanadason, Listen to the women, listen to

the earth. Genève : WWWPublications, 2005 ; V. Shiva, Abrazar la vida. Mujer, ecología y desarrollo. Madrid :

horas y Horas, 2004 ; H. Eaton, Introducing Ecofeminist Theologies. London, New York : T&T Clark

International, 2005.

Page 104: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

105

s’évader du monde et chercher les biens du ciel. C’est donc la question spatiale qui est ici

ambiguë. Le Christianisme a propagé l’espérance d’un futur, meilleur que le présent.

Ajoutons à cela que certains chrétiens ont été – et sont encore – très ambigus vis-à-vis

du cosmos. Il suffit de prêter attention aux discours de certains théologiens et aux homélies

d’un grand nombre de prêtres et de pasteurs. Dans l’ensemble, la spiritualité chrétienne se

manifestait – se manifeste encore ? – par un évident détachement du monde, certains ascètes

parlaient précisément de mépris du monde. Même le Nouveau Testament semble justifier cette

attitude. Paul conseille à ceux qui « tirent profit de ce monde » de se conduire « comme s’ils

n’en profitaient pas vraiment » car « la figure de ce monde passe » (1 Co 7, 31). Il affirme,

aussi, qu’il vaut mieux garder le célibat car « celui qui est marié a souci des affaires du

Seigneur » comme voulant dire, ou permettant d’interpréter, que les affaires du Seigneur et les

affaires du monde sont incompatibles. Il en va de même de la littérature johannique qui semble

vouloir arracher les croyants de ce monde pour les transporter vers une sphère céleste plus

élevée. « Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. Puisque tout ce qui

est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et la confiance orgueilleuse

dans les biens, ne provient pas du Père, mais provient du monde. Or le monde passe, lui et ses

convoitises » (1 Jn 2, 15-17). Jacques va plus loin en certifiant que l’amitié envers le monde

est hostilité contre Dieu et celui qui veut être ami du monde se fait donc ennemi de Dieu (Jc 4,

4). Bien sûr, une exégèse appropriée permettrait de bien comprendre ces assertions, mais nous

croyons que cet imaginaire est resté ancré dans l’inconscient collectif de la chrétienté.

Une notion très haute ou spiritualisée de la rédemption a également engendré des

attitudes extrêmes. Certains groupes chrétiens, plutôt sectaires, certes, prônent la damnation de

ce monde et annoncent le ravissement comme prélude de l’anéantissement ; tel est le cas de Hal

Lindsey qui annonce une ascension corporelle des vrais croyants avant la tribulation finale.1

Malheureusement, ces attitudes n’ont jamais été suffisamment distinguées d’une véritable

spiritualité chrétienne. Le terme spiritualité porte, d’ailleurs, lui-même, une lourde charge

opposée généralement à tout ce qui est « terrestre », « mondain », « corporel », « physique ».

En d’autres termes, c’est de ce monde que l’homme doit être sauvé. L’hagiographie chrétienne

abonde en exemples. Un seul exemple illustrera notre propos, celui de Thérèse de Lisieux :

1 Cf. D. J. Hall, The Christian Mission : The Stewardship of Life in the Kingdom of Death. New York : Friendship

Press, 1985, deuxième méditation, 3e partie, p. 36.

Page 105: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

106

Le martyre ! Voilà le rêve de ma jeunesse […]. Mais je ne désire pas un seul genre de

supplice […]. Je voudrais être flagellée, crucifiée… Je voudrais mourir dépouillée comme

Barthélémy ; comme saint Jean, je voudrais être plongée dans l’huile bouillante ; je désire,

comme Ignace d’Antioche, être broyée par la dent des bêtes […]. Avec sainte Agnès et sainte

Cécile, je voudrais présenter mon cou au glaive des bourreaux et, comme Jeanne d’Arc, sur un

bûcher ardent, murmurer le nom de Jésus. Si ma pensée se porte sur les tourments inouïs qui

seront le partage des chrétiens au temps de l’Antéchrist, je sens mon cœur tressaillir, je voudrais

que ces tourments me fussent réservés.1

Soumettre le corps aux supplices est le plus grand désir, car la spiritualité consiste

justement en cela, être capable d’aller au-delà de l’emprise du monde et du physique. Un autre

texte, fort connu, oppose constamment l’amour de Dieu à l’orientation pour le monde.

L’imitation de Jésus-Christ, en effet, affirme que : « L’âme qui aime Dieu méprise tout ce qui

est au-dessous de Dieu. […]. L’amour de la créature est trompeur et passe bientôt ; l’amour de

Jésus est stable et fidèle. Celui qui s’attache à la créature tombera en elle ».2 Le dualisme y est

évident et explicite, l’amour de Dieu et l’amour de la créature semblent bien être en concurrence

et en opposition. L’un exclut l’autre.

Le silence des Eglises au sujet de ce monde est manifeste même s’il ne peut pas être

justifié sur des bases bibliques. Comment donc justifier ce silence ? Suivons les arguments de

D. J. Hall.

Premièrement, l’engagement chrétien est resté longtemps une affaire personnelle. La

rencontre et la transformation individuelles ont toujours joué un rôle central dans la foi

chrétienne, beaucoup plus important que l’esprit communautaire. Deuxièmement, cette

accentuation personnelle associée au fait que les premières confréries chrétiennes étaient de

petits groupes, il résulte évidemment que l’accent ait été mis sur la vie intérieure et la koinônia.

Ce qui est important semble être la conversion personnelle. Troisièmement, il faut se rappeler

que les premières communautés chrétiennes attendaient un prompt retour du Christ et la

consommation du Royaume, ce qui faisait que les fidèles se concentraient sur Dieu et les choses

éternelles tout en essayant de ne pas se laisser piéger par la vie de « cet âge présent ».3 Il y a

donc une fuite vers un temps nouveau, étranger à ce temps-ci et à cette terre qui est la nôtre. En

1 Thérèse de Lisieux, Histoire d’une âme. Paris : Editions de l’Office central de Lisieux, 1924, p. 256 ; cité par D.

J. Hall, Etre image de Dieu, op. cit., p. 59. 2 Thomas de Kempis, L’imitation de Jésus Christ. Paris : Seuil, 1961, p. 69 et 71 ; cité par D. J. Hall, Etre image

de Dieu, op. cit., p. 59. 3 Cf. Ac 2, 40-47 ; 1 Co 7, 23-29 ; Mc 13, entre autres.

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107

quatrième lieu, l’influence de la culture hellénistique a été sans doute très significative comme

l’exprime C. R. North :

Un courant de pessimisme était toujours latent dans l’attitude grecque envers le monde.

Chaque émanation successive signifiait un éloignement ou une déclinaison à partir de la source

de l’être. Apparut alors une sorte de dualisme : le monde matériel, s’il n’était pas réellement

mauvais, était un obstacle pour l’âme (psychè) ou l’esprit (noûs) par lequel l’homme était en

rapport avec le divin. La rédemption en vint à être considérée comme une libération vis-à-vis

de la matière (hylè) ou du corps (soma). […] Ce pessimisme, et son attitude conséquente de

négation du monde, s’aggrava avec le déclin de la cité et l’insécurité politique de la période

hellénistique.1

Pour Hall, l’étendue de l’influence de la religion et de la culture hellénistiques sur le

christianisme n’est pas encore bien saisie par la plupart des chrétiens car :

Les différences réelles entre ‘Jérusalem et Athènes’ ne peuvent être prises en compte

par l’imagination des chrétiens que lorsqu’ils ont retrouvé quelque chose du milieu hébraïque

en dehors duquel le christianisme a évolué si longtemps. La découverte que les chrétiens font

d’eux-mêmes, déclenchée par la combinaison des études bibliques et le choc de la culpabilité

chrétienne en rapport avec l’Holocauste, a poussé une minorité significative à l’intérieur des

Eglises à repenser et à renouveler nos origines en tant que ramification juive, c’est-à-dire, ‘un

mouvement de renouveau à l’intérieur du judaïsme’.2

Il n’est pas si évident que le christianisme contemporain soit davantage sous l’influence

juive. Le renouveau biblique ainsi qu’un certain nombre d’évènements ont fait que les chrétiens

se soient rapprochés du milieu hébraïque, cependant, comme le montre, par exemple J.

Moltmann, notre eschatologie est plus hellénistique que juive. Ce qui est certain, c’est que le

christianisme a opéré une sélection, les chrétiens vivent aujourd’hui en se croyant descendants

du judaïsme mais, dans la réalité, l’influence hellénistique est plus forte.

Une cinquième source d’ambiguïté chrétienne concernant le monde vient de l’adoption

constantinienne de la religion chrétienne. En effet, acceptant le statu quo, elle n’a pas cherché

à changer le monde, à le transformer mais elle a plutôt accepté l’ordre établi. « Avec

l’institutionnalisation du christianisme, ‘le monde’ entre dans la pensée et dans l’histoire

chrétiennes d’une manière différente ; mais le sort du monde n’est pas plus l’ultime

préoccupation de l’Eglise après son mariage avec l’empire qu’il ne l’était auparavant ».3

1 C. R. North, Interpreter’s Dictionary of the Bible : An Illustrated Encyclopedia. New York : Abingdon Press, p.

857 ; cité par J. Hall, Etre image de Dieu, op. cit., p. 64-65. 2 J. Hall, Etre image de Dieu, op. cit., p. 65. 3 Ibid., p. 66.

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108

Encore une fois, puisque le chrétien n’appartient pas à ce monde, il ne doit pas chercher à le

changer.

Finalement, une sixième raison significative de l’ambiguïté chrétienne vient d’une

confusion linguistique. Il est trois mots grecs (oikouménê, aiôn, kosmos) traduits tous par

« monde » dans le Nouveau Testament alors que d’importantes nuances les différencient. Ainsi

aiôn signifie « âge » ou « époque », et lorsque Paul écrit aux Eglises de Rome qu’elles ne

doivent pas se « conformer au monde présent » (Rm 12, 2), il veut dire qu’il ne faut pas adopter

les tendances, les buts et les valeurs de leur société mais se laisser modeler par le Christ. Il en

va de même du texte de l’épître aux Ephésiens qui dit « que nous sommes affrontés […] aux

Autorités, aux Pouvoirs, aux Dominations de ce monde de ténèbres » (Ep 6, 12) ce qui signifie

non pas que la création est sous l’emprise des forces du mal mais qu’un nouvel « éon » a été

inauguré par le Christ. Le terme aiôn prête donc à confusion. Quant au mot kosmos, il peut

avoir aussi bien une connotation neutre comme dans le texte de Mt 16, 26 (« Et quel avantage

l’homme aurait-il à gagner le monde entier, s’il le paie de sa vie ? ») ou très positive comme

dans Jn 3, 16 ou 2 Co 5, 19 (« C’était Dieu qui en Christ réconciliait le kosmos avec lui-

même »). Le troisième vocable, oikouménê, signifie « la terre habitée » et, en grec, il désigne

originellement le monde grec distinct des contrées barbares. Cet argument semble trop

technique pour qu’il ait pu avoir une influence quelconque dans la chrétienté. Pour que cela

arrive, il faudrait accepter que ces études aient été socialisées, expliquées et assimilées par

l’ensemble des croyants ce qui semble peu probable. En revanche, une certaine socialisation

aurait pu être réalisée par le biais de la formation cléricale et du culte. On peut aussi concevoir

que cette influence ait eu lieu par la simple lecture qu’ont fait les chrétiens des textes bibliques.

Somme toute, nous croyons qu’effectivement le christianisme a été, pour le moins, ambigu vis-

à-vis de la fonction du cosmos dans son discours. Cela constitue, sans aucun doute, un défi

pour les générations à venir, non seulement pour les chrétiens mais pour tous.

Le panorama dépeint semble un peu pessimiste. Est-ce que tout est négatif ? Ne trouve-

t-on pas aujourd’hui, dans la théologie et les traditions religieuses, une mobilisation pour la

défense de la planète ? La réponse est sans hésitation positive. La théologie comme discours

plus académique, mais aussi les traditions religieuses, ont assumé le défi d’apporter une parole

et une action à la crise écologique même si cette attitude est venue un peu tardivement. Il faut

dire également que, de plus en plus, aussi bien les Eglises chrétiennes que les juifs et les

musulmans ainsi que les bouddhistes et bien d’autres spiritualités, s’engagent en faveur d’un

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109

renouveau de leurs doctrines, prenant très au sérieux la question écologique. Les religions et

les spiritualités les plus diverses commencent à intégrer dans leur discours la nature – le cosmos

– comme une question incontournable, aux côtés de l’homme et de Dieu. Voyons comment

cela se fait dans la foi chrétienne.

2.4.1.2 La théologie

Si l’on considère que la sonnette d’alarme concernant la crise écologique n’a commencé

à sonner qu’il n’y a pas très longtemps, il n’est pas étonnant non plus que la question n’ait été

abordée que très tardivement par la théologie.1 Comme nous l’avons vu, les premiers écrits sur

le sujet ont vu le jour dans les années 60 et se sont développés dans la décennie des années 70.

Il faudrait donc en tenir compte.

La théologie, elle aussi, a été frappée par les dualismes apportés par la Modernité (corps-

âme, nature-culture, esprit-matière, sujet-objet, entre autres). Elle va développer notamment

un dualisme "nature-surnature" qui va vider la nature de son contenu : on ne sait plus trop ce

que signifie la relation entre création et nature. On ne sait plus non plus ce que le mot « nature »

signifie. Les objets n'ont plus d'âme et, avec les progrès des sciences, ce sont aussi les objets

« animés » qui la perdent. D’autre part, les tentatives de la théodicée vident également la

théologie de son contenu originel biblique et de la vision patristique et médiévale d'une nature

signe ou symbole de Dieu. La question de la création du monde sera réduite à celle de la

création de l'homme. Désormais, c'est la situation existentielle de l'homme dans une nature

morte ou indifférente qui va recouvrir l'ancienne représentation où le cosmos parlait de Dieu.

Dans ce contexte, la théologie orientale paraît être l’exception car elle est restée fidèle aux

intuitions patristiques. L'univers parle toujours de Dieu par signes ; la « théologie des icônes »

en est un bon exemple ainsi que celle des « logoi » et des « énergies divines incréées ».

La relation Homme-Cosmos – secondaire par rapport à la relation Dieu-Homme – a été

abordée par la théologie au moins de deux manières ; d’une part, avec la théologie dite naturelle

ou théologie de la nature et, d’autre part, avec la théologie de la création. Elles ne s’opposent

pas l’une à l’autre, bien au contraire, elles peuvent se contenir et se compléter. Arrêtons-nous

un instant sur chacune de ces deux approches.

1 R. Gibelline décrit le débat théologique sur l’écologie dans l’article « Le débat théologique sur l’écologie »,

Concilium, 1995, 261, p. 159-169.

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A. La théologie naturelle

La théologie naturelle était un effort de connaître Dieu à partir du cosmos, même si, au

début, ce qu’on nommait theologia naturalis ne signifiait que la connaissance de l’essence des

choses. Elle distinguait entre une connaissance de Dieu à partir de la création et une autre à

partir de l’Ecriture. C’est ce qu’on appelait la « révélation naturelle ». Elle centrait, en outre,

la réflexion sur Dieu et l’homme et ne prêtait attention au cosmos que dans la mesure où il

annonçait ou révélait l’œuvre divine. De surcroît, cette théologie naturelle affirme qu’il existe

des lois fondamentales qui doivent gouverner l’agir humain. Dans sa recherche du bien, la

personne découvre et prend conscience des inclinations fondamentales de sa nature ; ces

inclinations ne sont pas autre chose qu’un certain nombre de préceptes très généraux que l’on

partage avec tous les êtres. C’est bien ce que l’on appelle la loi naturelle.1 Cette approche

n’est, bien entendu, pas déconnectée de la théologie de la création, même si aujourd’hui un bon

nombre d’auteurs préfèrent ne plus parler de révélation naturelle et/ou surnaturelle. En

revanche, la théologie de la création se présente aujourd’hui, sans aucun doute, comme la

manière la plus concrète et spécifique dont la théologie chrétienne contemporaine essaie

d’aborder la question écologique.

B. Théologie de la création

La Bible et l’Antiquité

La théologie de la création prend comme point de départ les récits de la création de la

Genèse (1, 1 – 2, 4a et 2, 4b-3) ainsi qu’un certain nombre de textes de l’Ancien Testament –

qui fournissent les clés de lecture tels Dt 26, 5-10, Jos 10, 5-13, Jug 4-5 – et les prophètes2, pour

relire, enfin, le Nouveau Testament à la lumière de l’Ancien. Si dans l’Ancien Testament, la

foi en la création n’était pas une information sur le passé mais un processus salutaire ouvert

vers l’avenir, dans le Nouveau, l’évènement Jésus Christ, sommet de l’histoire, sera aussi

décisif pour la foi. Le processus salutaire annoncé, atteint sa réalisation en Christ, sauveur du

monde.

1 Commission Théologique Internationale, A la recherche d’une éthique universelle, op. cit., p. 69-70. 2 Cf. Juan L. Ruiz de la Peña, Teología de la creación. Santander : Sal Terrae, 1998, p. 21-31.

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111

La création du monde apparaît, également, dans le Credo traditionnel du IVe siècle où

Dieu est confessé comme « créateur du ciel et de la terre »1, comme réponse aux déviations

dualistes du gnosticisme et du manichéisme ; le Symbole de Nicée-Constantinople opte pour

« Créateur des choses visibles et invisibles »2, pour signifier le caractère englobant de la

création et récupérer sa dimension christologique.3 La création est donc un objet de confession,

ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’il s’agit d’une réalité impensable, car les théologiens

contemporains, comme nous le disions, ont entrepris de penser à frais nouveaux cette doctrine

traditionnelle. Ces théologiens considèrent, en effet, qu’une des caractéristiques de la

Modernité est justement d’avoir « perdu le monde ».4 Le monde s’est dissous dans la réflexion

anthropologique et anthropocentrée.

Très rapidement le christianisme s’est vu confronté aux idées issues de l’hellénisme, y

compris les cosmogonies platoniciennes et stoïciennes. Ce sont les Pères apologètes qui vont

initier le dialogue, d’aucuns d’une manière plutôt conciliatrice (Justin et Athénagoras) insistant

sur les points de rencontre entre la philosophie et le christianisme, d’autres (Théophile

d’Antioche) plus polémiques soulignant l’incompatibilité du dogme de la création avec l’idée

de la préexistence de la matière. Ils avaient en commun le désir de rendre accessible la foi

chrétienne à la culture et à la pensée grecques. L’apparition du gnosticisme va marquer un

moment important car il se présente comme une spéculation sur le devenir de Dieu depuis la

création du monde le portant vers un processus d’aliénation et d’auto-rédemption. Le monde

procède par émanation d’un principe mauvais et les êtres spirituels sont exilés vers lui pour

purger leur faute. Irénée, Tertullien, Origène, entre autres, essaieront plusieurs réponses aux

affirmations erronées, confirmant la doctrine de la création dans laquelle Dieu crée non pas

parce qu’il a besoin des créatures mais par amour. Ils manifestent également que le mal et la

douleur ne procèdent ni d’un dieu méchant ni d’un dieu perverti mais du fait que la création

n’est pas achevée.

1 « Creatorem coeli et terrae », cf. DS 19 ss. 2 « visibilium et invisibilium factorem » ; cf. DS 125. 3 « Et in … Christum … per quem omnia facta sunt » ; idem. 4 Cf. entre autres, P. Gisel, La Création. Essai sur la liberté et la nécessité, l’histoire et la loi, l’homme, le mal et

Dieu. Genève : Labor et Fides, 1980, p. 7.

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La scolastique

La scolastique pré-thomiste, avec notamment Jean Scot Erigène et Pierre Abélard, fait

un pas de plus dans la théologie de la création. Scot Erigène affirme que tout vient de Dieu par

émanation, tout est à la fois créé et éternel ; la création n’est pas libre mais nécessaire, c’est un

flux de la plénitude de l’essence divine. Selon Abélard, Dieu fait toujours ce qui est mieux, en

conséquence, cette création ne peut pas être meilleure.1 Thomas d’Aquin prend comme point

de départ les notions aristotéliciennes de causes exemplaire, efficiente et finale.2 Pour lui, Dieu

est cette cause exemplaire, efficiente et finale ; il est aussi acte, ce qui met en exergue la

transcendance divine et ferme les portes au panthéisme. Il est important de souligner pour notre

propos que Thomas d’Aquin comprend la création davantage comme relations entre le créateur

et la créature que comme un commencement de la créature.3 Nous reviendrons sur ce point.

La Renaissance et la Réforme

La Renaissance implique une nouvelle vision du monde avec ses découvertes

géographiques et astronomiques révolutionnant les concepts d’espace et de temps. Nous

assistons au passage du géocentrisme à l’anthropocentrisme, le théocentrisme entre en crise

ainsi que la théologie de la création. La révolution dite copernicienne implique l’abandon de

la métaphysique et l’apparition de la science empirique. C’est une époque intéressée par la

nature et propice au panthéisme, lequel apparaît effectivement avec Giordano Bruno qui

soutient l’infinitude de l’univers et de l’espace, manifestations de la puissance infinie de Dieu.

L’univers est une explication, une émanation et une effusion de l’essence divine mais non pas

sa création. Les choses ne sont que modes ou aspects de l’essence divine. Quant-à la Réforme,

notamment avec Luther mais non pas seulement, elle va essayer de revenir au dogme de la

création. Luther, par exemple, fonde la création sur la christologie expliquant Dieu-créateur

par le Christ-rédempteur.

De la Renaissance et la Réforme, sans doute moments privilégiés dans l’histoire

occidentale, on passe aux conciles Vatican I et Vatican II, lesquels vont marquer aussi les esprits

en ce qui concerne la progression de la pensée sur la théologie de la création. Il y a certainement

1 Cf. G. Fraile, Historia de la filosofía II. Madrid : Bac, 1966, p. 308-337 et 410-425 ; cité par Juan L. Ruiz de la

Peña, Teología de la creación, op. cit., p. 99. 2 Cf. ST I, q. 44. 3 Cf. ST I, q. 45, a.3.

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d’autres moments importants dans l’histoire de la théologie de la création, mais nous ne

pouvons pas nous y attarder davantage. Nous faisons un saut de trois siècles, de la Renaissance

et la Réforme aux conciles Vatican I et II, car nous croyons qu’il y a là des évènements plus

significatifs, comme nous allons le montrer maintenant.

Les conciles Vatican I et II

Dans le concile Vatican I (8 décembre 1869 – 20 octobre 1870), la doctrine ecclésiale

sur la création a été déconnectée de la doctrine trinitaire ainsi que de la médiation christique et

de la dimension pneumatologique se limitant à une « lecture concordiste du récit de la Genèse »1

et réduisant le dogme au statut de préambule de foi et de vérité rationnelle. Avec Vatican II (11

octobre 1962 – 8 décembre 1965), un tournant anthropocentrique est mis en place accompagné

d’une relecture des Ecritures. En effet, tout est subordonné à l’homme lequel est présenté

comme centre et sommet de la création, car il a été fait « à l’image de Dieu », et auquel

correspond la tâche de prolonger l’œuvre du Créateur. La création apparaît maintenant, d’une

part, comme le lieu de la gloire de Dieu et le bien de l’homme et, d’autre part, comme le lieu

de l’accomplissement de la mission de l’homme.2 La doctrine trinitaire revoit le jour, ainsi que

la christologie avec notamment la figure du Christ, nouvel Adam.

Les temps contemporains

La modernité va marquer un tournant décisif, c’est pourquoi nous tenons à nous y arrêter

un peu plus longuement dans cette partie. En effet, la transformation qui s’est opérée au concile

Vatican II doit être vue à la lumière d’un certain nombre de propositions de théologiens. Ainsi,

dans le troisième volume de la Dogmatique de K. Barth, La Doctrine de la création3 a eu une

influence très importante. Barth fait de la création le fondement externe de l’alliance et de

l’alliance le fondement interne de la création, distinguant rigoureusement le domaine biblique

de celui de la science et de la métaphysique. Le théologien doit rester dans son terrain, les

scientifiques ont désormais la voie libre pour travailler sans crainte d’être taxés d’athées.

L’alliance devient ainsi la condition préalable de l’histoire des rapports entre Dieu et l’homme.

1 C. Théobald, « La théologie de la création en question. Un état des lieux », RSR, 1993, 81/4, p. 617. 2 Cf. Gaudium et Spes, n° 11. 3 K. Barth, Dogmatique, voll. III : La doctrine de la création. T. I. Genève : Labor et Fides, 1960.

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114

Walter Kern a aussi abordé la théologie de la création dans les années soixante avec

l’ouvrage La création, source permanente de salut dans le deuxième tome de Mysterium

salutis.1 Pour lui, « le monde et l’humanité sont l’Incarnation en devenir »2, reprenant la vieille

idée des Pères de l’Eglise d’une « creatio continua » ainsi que d’une « incarnatio continua »,

si importants, comme nous le verrons, dans la pensée écologique chrétienne contemporaine. Le

créateur est, en outre, identifié avec le Dieu trinitaire. Un pas important a été franchi dans le

rapprochement de la doctrine trinitaire et de celle de la création. Aussi bien K. Barth que W.

Kern plaident donc pour ce que d’aucuns appellent une « théologie de la sécularisation »3, c’est-

à-dire une distinction claire et nette entre théologie et savoir scientifique, tout en restant en

dialogue.

Nous croyons ne pas nous tromper en affirmant que l’un des premiers théologiens4 à

avoir osé parler explicitement et ouvertement de la crise écologique comme telle, dans le

contexte francophone, a été Gérard Siegwalt avec sa thèse doctorale : « Nature et histoire. Leur

réalité et leur vérité »5, tout de suite après la parution de l’ouvrage de R. Carson, Printemps

silencieux. On trouve dans sa thèse, déjà en germe, nombre d’idées qu’il développera par la

suite, par exemple, l’impérialisme de l’humain, la notion de jugement ontique dans la nature,

l’objectivation dualiste et pécheresse de la nature et sa révolte manifestant aussi celle de Dieu,

la responsabilité humaine face à la nature, l’unité rédemption-création, la récapitulation, entre

autres. Plus tard, dans d’autres ouvrages6, il va affirmer que le pont entre les sciences de la

nature et la théologie passe par l’écologie car celle-ci est une instance de totalisation qui dépasse

l’expérience scientifique, rétablissant ainsi la relation entre sciences naturelles et théologie,

prônée par Barth. Or, la science n’est concernée que par des expériences ponctuelles, par l’objet

à connaître. G. Siegwalt distingue l’expérience scientifique de l’expérience empirique ; cette

dernière est concernée tout autant par le sujet et donc par la relation de l’objet de connaissance

1 W. Kern, Mysterieum salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, vol. 6 : La Trinité et la Création. Paris : Cerf,

1971, p. 229-336. 2 Ibid., p. 232. 3 Ainsi C. Théobald, « La théologie de la création en question. Un état des lieux », art. cit., p. 630. Nous

reviendrons sur ce point dans la deuxième partie de notre recherche, car R. Panikkar fait de la sécularité un des

piliers de sa pensée. 4 C’est aussi l’avis de L. Vaillancourt, « La théologie écologique de Gérard Siegwalt », Laval théologique et

philosophique, juin 2010, 66, 2, p. 312. 5 Cf. G. Siegwalt, Nature et histoire. Leur réalité et leur vérité. Leiden : Brill, 1965. 6 Voir le livre : La Nature a-t-elle un sens ? Civilisation technologique et conscience chrétienne devant

l’inquiétude écologique. Strasbourg : Association des Publications près les universités de Strasbourg, 1980 ; ainsi

que les articles « Ecologie et théologie. En quoi les problèmes d’environnement concernent-ils notre pensée, notre

foi et notre comportement ? » (1e partie), Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1974, 3, p. 341-365 ;

« Ecologie et théologie. En quoi les problèmes d’environnement concernent-ils notre pensée, notre foi et notre

comportement ? » (2e partie), Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1974, 4, p. 507-521.

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115

à la totalité du réel. C’est ce qu’il appelle « sagesse » ou « fruit de l’expérience courante ». La

problématique écologique, elle, renvoie à la totalité, à une totalité, car dans la partie se trouve

le tout. Siegwalt fait, en plus, le lien avec la religion naturelle qu’il définit comme la religion

fondée dans la méditation de la nature. Parler, dans ce sens, de religion naturelle, c’est

reconnaître que la nature est une totalité qui transcende en tant que telle tout ce que les sciences

dans leurs approches particulières saisissent. Quelle serait, donc, la relation entre religion et

écologie ? Pour cet auteur, toutes deux ont à voir avec la totalité et la sagesse. Ainsi, la crise

écologique est une crise de la nature en tant qu’elle est liée à la conception moderne objective-

quantitative de la nature. L’homme a été déraciné de la nature et, du coup, la nature se

déshumanise. « Au lieu d’être cultivée – dit-il – elle est exploitée. Elle est réduite à sa

fonctionnalité ».1 Or, la nature n’est pas seulement quantitative-objective mais qualitative-

vivante ; elle n’est pas seulement matière mais aussi vie ; pas seulement cosmologie mais aussi

biologie et écologie ; pas seulement visible mais aussi invisible. Bref, la crise écologique tient

au désordre imposé par l’homme à cause de sa vision unilatérale et scientifique de la réalité.

La crise, pour cet auteur, s’enracine aussi dans une vision dualiste2 de la réalité caractéristique

de la Modernité. Il faut donc revenir à « une vision unitaire des choses, un changement de

mentalité ».3 Le chemin tracé par Siegwalt reste fondamental, ses intuitions vont inspirer un

grand nombre d’auteurs.

Dans le contexte francophone, peu de théologiens vont publier sur ce sujet, dans les

années 60 ; d’aucuns osent, tout de même, reprendre, à nouveaux frais, la théologie de la

création. Ainsi, P. Beauchamp écrit l’ouvrage Création et séparation4 dans lequel il appuie sa

théologie de la création sur certaines sciences humaines comme la littérature, la linguistique, la

sociologie, la psychologie et l’histoire. Ce n’est cependant que vers la fin des années 70 et

surtout à partir de l’année 1980 que les théologiens vont s’intéresser à la question, quelques-

uns dans le but de répondre à l’article déjà cité de Lynn White, Jr., d’autres pour faire face à

l’athéisme des XIXe et XXe siècles. P. Ganne5 est un exemple de ceux qui essaient de répondre

1 G. Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique. Système mystagogique de la foi, III. L’affirmation de

la foi. 1. Cosmologie théologique : Sciences et philosophie de la nature. Paris/Genève : Cerf/Labor et Fides, 1996,

p. 60. 2 L’auteur développe largement l’idée du dualisme caractéristique de la Modernité. Nous ne pouvons pas nous

attarder sur ce point ; disons seulement qu’il anticipe les affirmations d’auteurs plus récents. Cf. Ibid., p. 62-80. 3 Thèmes, tous, récurrents dans la pensée de R. Panikkar, comme nous le verrons ; Ibid., p. 61. 4 P. Beauchamp, Création et séparation. Paris : Aubier/Montagne/Cerf/Delachaux et Niestlé, 1969. 5 P. Ganne, La Création. Paris : Le Cerf, 1979.

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116

aux athées en assurant que l’homme dépend du Créateur. Ce faisant, il développe une théologie

de la création qui va influencer d’autres théologiens.

La théologie de la création n’est pas, à vrai dire, une réflexion originale, mais elle

pourrait l’être. R. Marle se pose cette question dans son article « La création : une doctrine

périmée ? »1, dans le cadre de la disparition de la civilisation agraire, et y donne quelques pistes

de renouvellement. Il en va de même pour le texte de L. Bouyer, Le Cosmos2, où l’auteur

rehausse la dimension religieuse de la nature, tout comme A. Ganoczy dans Théologie de la

nature3 où il précise la théologie de la création dans le contexte de la crise écologique. Dans

ce texte, frayant un chemin pour la littérature éco-théologique française, l’auteur essaie d’établir

les valeurs et les fondements éthiques sur lesquels peut reposer une sauvegarde de

l’environnement de l’être humain. Il faut rappeler que Ganoczy avait publié un texte en 1979

intitulé Homme créateur-Dieu créateur4 dans lequel il réfléchissait à partir du rapport de D.

Meadows. Pour lui, la théologie contemporaine doit entrer en dialogue avec les sciences tout

en étant consciente de sa fragilité. La distinction et l’éloignement tant voulus par Barth sont

maintenant mis en question. La création n’a pas été finie, elle reste ouverte comme le lieu par

excellence de l’inventivité humaine et le point de rencontre entre la créativité humaine et la

créativité divine.5 La théologie de la création devient donc une éthique de la création en ce sens

qu’il faut prêter attention à l’action de l’être humain sur le monde. Plus tard, en 1995, il publiera

Dieu, l’homme et la nature6 dans le but d’établir de nouvelles relations entre la théologie de la

création et les sciences de la nature.

Tous ces ouvrages sont, sans aucun doute, pionniers. Leurs auteurs se risquent à prendre

la parole sur un sujet délicat, compte tenu des accusations qui planaient contre la doctrine

chrétienne, son esprit anti-écologique et antihumaniste. Dans cette décennie, il doit également

être mentionné l’ouvrage de Pierre Gisel, La création. Essai sur la liberté et la nécessité,

l’histoire et la loi, l’homme, le mal et Dieu7. Dans ce texte, l’auteur entreprend un diagnostic

de la situation actuelle des sociétés occidentales et souhaite reprendre le thème de la création

au profit du salut. Son traité sur la création devient une nouvelle ontologie8, un lieu de « liaison

1 R. Marle, « La création : une doctrine périmée ? », Etudes, août-septembre 1981. 2 L. Bouyer, Cosmos. Paris : Cerf, 1982. 3 A. Ganoczy, Théologie de la nature. Paris : Desclée, 1988. 4 A. Ganoczy, Homme créateur – Dieu créateur. Paris : Cerf, 1979. 5 Cf. Ibid., p. 38. 6 A. Ganoczy, Dieu, l’homme et la nature. Paris : Cerf, 1995. 7 P. Gisel, La création. Essai sur la liberté et la nécessité, l’histoire et la loi, l’homme, le mal et Dieu, op. cit. 8 « Il nous faut une ontologie, personne ne le récusera, sauf à se complaire dans l’instinct de mort. Mais si nous

avons interrogé la tradition et tenté de mettre ainsi la cassure en perspective, ce n’était nullement pour proposer un

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117

entre le temps et l’être, l’activité et la passivité, la liberté et l’affirmation, la négativité et la

positivité »1 affirme Théobald. Le monde est une tierce réalité entre Dieu et l’homme et la

domination de l’homme doit toujours être précédée de Dieu qui donne. P. Gisel pose ainsi les

fondements d’une pensée trinitaire – Dieu, Homme, Monde. Il vise également la contingence

qu’il dit être nécessaire car elle constitue une histoire, un fait.

Il ne faudrait pas oublier l’inestimable ouvrage de J. Moltmann intitulé Dieu dans la

création. Traité écologique de la création2 qui a marqué sur ce sujet la littérature théologique

des années 90 et jusqu’à nos jours. Ce livre doit être lu dans un ensemble bien plus vaste qui

va du traité sur la Trinité jusqu’aux fondements et méthodes de la théologie chrétienne, en

passant par la christologie et l’eschatologie. De fait, le traité sur la Trinité veut être une doctrine

sociale sur la Trinité qui correspond à la doctrine écologique de la création. L’auteur invite à

cesser de concevoir Dieu comme un sujet absolu – transcendant – qui ne ferait que regarder le

monde comme un objet. Or, du même coup, l’homme était vu comme un sujet de connaissance

et de volonté. Ce n’est que moyennant la domination de la terre qu’il se conforme à Dieu,

maître, lui aussi, du monde. Moltmann propose de comprendre Dieu « dans la conscience de

son Esprit pour l’amour du Christ, comme le Dieu trinitaire qui représente en lui-même la

communauté unique et parfaite du Père, du Fils et de l’Esprit Saint »3, c’est-à-dire comprendre

Dieu comme étant relations intrinsèques, comme une relation communautaire à l’image de

laquelle doit se penser la création. Voilà que revient le thème des relations introduit par Gisel.

Moltmann fait aussi intervenir les traditions orthodoxe et juive, les sciences et la

technique. Après avoir décrit les principes qui doivent présider un traité écologique de la

création, l’auteur explicite les causes de la crise actuelle qu’il définit comme une crise de

pouvoir :

Ce sont seulement les civilisations modernes qui ont été programmées pour le

développement, l’expansion et la conquête. La conquête de la puissance, l’accroissement de la

puissance et l’assurance de la puissance peuvent être appelées, avec la poursuite du bonheur, les

valeurs effectives des civilisations modernes.4

pur et simple retour en arrière […]. Nous proposerons une ontologie particulière, à la fois inscrite dans notre

histoire et instruite par une histoire et un témoignage spécifique », P. Gisel, La création. Essai sur la liberté et la

nécessité, l’histoire et la loi, l’homme, le mal et Dieu, op. cit., p. 242. 1 C. Théobald, « La théologie de la création en question. Un état des lieux », art. cit., p. 638. 2 J. Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, op. cit. 3 Ibid., p. 13-14. 4 Ibid., p. 43.

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118

Pour atteindre son but, Moltmann doit aborder des questions aussi complexes que celles

du temps et de l’espace. A la suite de certains courants du judaïsme et de l’orthodoxie

chrétienne, il travaille, en outre, les notions de sabbat et d’énergies. Il s’agit, effectivement, de

faire tenir ensemble théologie naturelle, théologie de la révélation et théologie du paradis.1

Ainsi, une doctrine écologique chrétienne de la création doit parler d’un Christ cosmique et

d’un Esprit créateur. Elle « considère la création comme un tissu dynamique de processus

connexes. […] Ce qui est fondamental, ce ne sont pas les ‘particules élémentaires’ […] mais

l’harmonie des connexions et des mouvements qui se transcendent eux-mêmes, dans lesquels

s’extériorise l’aspiration de l’Esprit vers une perfection non encore atteinte. Si l’Esprit

cosmique est l’Esprit de Dieu, l’univers ne peut pas être regardé comme un système fermé. Il

doit être compris comme un système ouvert pour Dieu et son avenir ».2 Moltmann semble

vouloir utiliser les termes de la Théologie du Process, laquelle se sert à la fois des sciences

naturelles et physiques. Il s’inspire, non pas seulement d’une tradition chrétienne ancienne

qu’il veut ressusciter – théologie de la création –, mais aussi des traditions hétérodoxes3 les plus

diverses.

D’autres auteurs ont travaillé la question écologique dans le but d’en tirer une éthique,

tel H. Küng dans son ouvrage Projet d’éthique planétaire4, publié en 1991. L’auteur sent le

besoin d’une éthique mondiale pour répondre à la situation actuelle de la planète. Il assure

qu’ « une dynamique accélérée de l’économie mondiale pourrait permettre une percée vers une

économie écologique plus orientée vers la paix ».5 Par ailleurs, René Coste veut répondre aux

accusations de Lynn White avec son ouvrage Dieu et l’écologie. Il s’appuie sur la Bible pour

développer l’idée selon laquelle la théologie de la nature devait aboutir à une éthique axée sur

le respect de l’environnement. Sa démarche reste très « rationnelle et empirique » puisqu’il

faut donner une place privilégiée à la démarche scientifique qui est la seule à fournir « les

données objectives à propos des relations entre les vivants et leur milieu ».6 Son argument

théologique est celui de la « sauvegarde de la création » ; il veut construire une éthique

théologique (de la création) construite sur une théologie biblique de la création, qui débouchera

1 Ses sources sont claires : F. Rosenzweig, L’étoile de la rédemption. Paris : Seuil, 2003 ; A. Heschel, The Sabbat.

Its Meaning for Modern Man. New York : Farrar Straus Giroux, 1951. 2 J. Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, op. cit., p. 141. 3 Ainsi, par exemple, la Cabale juive qui parle du « Zimzum » : « Le monde créé n’existe pas dans ‘l’espace absolu’

de l’Etre divin, mais dans ‘l’espace divin mis en place’ pour lui par le décret créateur » ; cf. J. Moltmann, Dieu

dans la création. Traité écologique de la création, op. cit., p. 206 ; voire même des propositions chrétiennes

hétérodoxes telle celle de T. de Chardin dans L’Apparition de l’homme. Paris : Seuil, 1961. 4 H. Küng, Projet d’éthique planétaire : la paix mondiale par la paix entre les religions. Paris : Seuil, 1991. 5 Ibid., p. 42. 6 R. Coste, Dieu et l’écologie. Paris : Ed. L’Atelier, 1994, p. 14.

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119

finalement sur une spiritualité de la création décrite comme contemplation de la nature, elle-

même conçue comme œuvre de Dieu. L’homme doit devenir le « prêtre de la création »1

et célébrer une « liturgie cosmique », idées développées, comme nous le verrons,

principalement dans la tradition orthodoxe. Il serait question d’ouvrir les yeux de la foi pour

découvrir l’invisible. La proposition de R. Coste reste intéressante et importante car elle

propose une théorie qui implique un changement de style de vie touchant, par exemple, les

modes d’exploitation agricole, les systèmes de transport, l’utilisation de l’énergie et la

conception des villes. C’est, pourrions-nous dire, un style de vie ascétique ou, plutôt, sobre,

qui implique un renoncement, peu ou prou dans la ligne d’une décroissance, ce que l’on peut

vérifier dans le texte qui suit, citant M. Danais2 : « Et nous osons affirmer que l’intégration d’un

véritable comportement écologique au sein de la société repose sur une démarche associant

ascèse individuelle, humilité devant l’univers et tolérance aux idées des autres, pauvreté

acceptée au cœur et dans la vie en raison de la disponibilité au bien commun (esprit de

service) ».3

Adolphe Gesché4 essaie, quant-à lui, de penser Dieu avec le monde dans son ouvrage

Le Cosmos, publié également en 1994. Dans l’introduction, il se demande si la théologie peut

avoir une parole pertinente en ce qui concerne la relation de l’homme à la nature. Pour lui la

réponse est positive et propose, encore une fois, de réviser la notion de création. En effet, la

nature peut être vue de trois manières différentes, à savoir, ab homine, c’est-à dire, comprendre

toute chose en fonction de l’homme ; a natura, où la nature se justifie à elle seule comme chez

Spinoza, et a causa, dans laquelle la causalité et l’explication de tout sont les maîtres mots.

Gesché fait sienne la vision de M. Merleau-Ponty en disant qu’il s’agit de trouver un espace qui

« le préservera de l’hallucination : celle qui vient du rétrécissement de l’espace parce qu’on

s’est livré à la proximité vertigineuse de l’objet immédiat ou de l’enfermement sur soi ».5 Dans

le premier chapitre de son texte, il démontre que la théologie est devenue acosmique car elle a

centré sa réflexion sur l’homme. Il cherche les lieux où l’on pourrait découvrir une théologie

du cosmos et trouve que, sur le plan scientifique, les questions qui touchent à l’évolution,

l’origine de la vie et des espèces ne sont pas du tout abordées par les théologiens de jadis. Sur

le plan philosophique, c’est la notion de causalité qui a retenu particulièrement l’attention dans

1 Ibid., p. 232. 2 Cf. M. Danais, De l’écologie à la responsabilité (texte dactylographié), juillet 1990. 3 R. Coste, Dieu et l’écologie, op. cit., p. 247-248. 4 A. Gesché, Le Cosmos, op. cit. 5 Cité par A. Gesché, Ibid., p. 11.

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120

le passé. Les requêtes actuelles portent autant sur le thème de la nature que sur celui des mythes

et des symboles où l’on retrouve la question de la création. Gesché pense qu’il faut reprendre,

à nouveaux frais, la théologie de la création, et c’est ce qu’il se propose de faire. Il aborde la

question en disant que la création est un don, et un don constitue l’autre, le touche, affecte son

être. Ainsi, Dieu est touché par ce qu’il a créé, car créer, c’est susciter des créateurs qui

deviendront à leur tour capables d’être sujets, donc de donner. Le cosmos est présenté, par

ailleurs, comme le lieu de l’homme. L’homme se dit dans le cosmos qui est le lieu de sa gloire.

Sans ce lieu, il reste isolé, l’altérité n’existe plus. Mais ce lieu n’est pas seulement l’endroit où

se trouve l’homme, Dieu y est aussi à travers son logos. Ainsi, tout comme Moltmann, Gesché

souligne l’importance, voire l’urgence, de rompre avec le dualisme transcendance-immanence.

« Si la terre est ainsi la demeure du Logos, c’est pour cette raison – c’est-à-dire proprement

théologale – que nous chrétiens (à côté de toutes les autres raisons partagées en commun avec

tous les hommes), avons à sauvegarder cette terre ».1 La terre est notre oikos, notre demeure,

mais elle est aussi la demeure du Logos divin au titre de l’éternité, dès avant la fondation du

monde, au titre de la création car la terre a été faite sur le modèle du Logos, au titre de

l’incarnation car le Verbe est venu chez lui, et au titre de la parousie car « il reviendra dans la

gloire ». Derrière cette proposition, on retrouve la théologie de l’espérance de Moltmann qui

affirme que tout sera réconcilié aux derniers temps. C’est donc parce que cette terre est la

demeure du Logos qu’elle est aussi notre terre, car nous sommes porteurs de l’image du Logos.

Le rôle de l’être humain est d’assurer la garde de la terre, de respecter et de parachever cette

demeure du Verbe. Il s’agit, somme toute, d’un commandement d’intelligence : l’homme doit

faire de cette terre un lieu raisonnable. La crise d’aujourd’hui est une crise de la tradition, le

monde est muet, sans logos. Pour que ce monde soit rempli de paroles logiques, il faut en plus

que l’homme assume sa tâche d’être diacre du logos. Finalement, dit l’auteur, ce lieu doit être

préservé, car il est le lieu de notre destinée, notre terre porte en elle des capacités d’éternité. Il

faut réenchanter le monde, mais surtout redonner la place qui correspond à Dieu dans le cosmos.

Le travail de Gesché représente un des premiers efforts d’articulation trinitaire : Dieu, homme

et monde ne sont pas déconnectés mais en relation étroite.

En 1998, Douglas John Hall, théologien anglo-canadien, a proposé un texte tout à fait

intéressant intitulé Etre image de Dieu2 - mentionné plus haut – dans lequel il essaie de mettre

en lumière une relation mal comprise. Sa théologie est basée sur l’idée d’un homme fait à

1 Ibid., p. 89. 2 D. J. Hall, Etre image de Dieu. Le stewardship de l’humain dans la création, op. cit.

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121

l’image de Dieu, qui a été à l’origine des désastres planétaires que nous connaissons

aujourd’hui. Hall propose ce concept comme mystère de l’identité humaine. La vocation

chrétienne est d’être un « leadership » réformateur, il doit « être-avec »1, il ne peut pas être

compris en dehors d’un ensemble de relations (avec Dieu, avec l’humanité, avec la nature).

Le chemin rapide que nous venons de tracer par les ouvrages des théologiens nous

permet de percevoir clairement qu’une nouvelle théologie de la création qui plonge ses racines

dans les relations trinitaires prend désormais de plus en plus de place dans l’univers

théologique. La théologie de la création n’a pas été le seul chemin qu’ont pris les théologiens

pour chercher une réponse à la crise écologique. Nous avons parlé plus haut de la Process

Theology2 qui essaie d’établir un lien étroit entre la création et les sciences, notamment la

théorie de l’évolution. Le texte de L. Boff3, cité maintes fois dans cette première partie de notre

recherche, en est un exemple. Dans le but d’inscrire la nature dans un ensemble plus vaste,

l’auteur veut montrer que Dieu, l’homme et la nature font partie d’une communauté planétaire

et cosmique. « Nous dépendons tous des étoiles », dit l’auteur, car ce sont elles qui transforment

l’hydrogène en hélium et de leur combinaison proviennent l’oxygène, le carbone, le nitrogène,

le phosphore et le potassium, indispensables pour la vie. S’il n’y avait pas de radiation stellaire,

les étoiles refroidiraient, le soleil n’existerait pas et il n’y aurait pas non plus de vie sur la

planète. La création est reliée au processus évolutif et la singularité de l’être humain est réduite

à sa fonction cognitive. Les choses sont vues comme systèmes plus ou moins ouverts et en voie

de transformation.

Plus récemment, ce qu’on appelle aujourd’hui l’éco-théologie4, semble plutôt porter

l’attention du côté de la spiritualité.5 En effet, il s’agit d’une pensée qui s’enrichit en articulant

divers éléments des traditions religieuses et philosophiques orientales et occidentales. Les

travaux de M. M. Egger, sociologue et théologien orthodoxe, dans sa publication La terre

comme soi-même. Repères pour une écospiritualité6, en sont un bon exemple. En effet, l’auteur

s’inspire aussi bien de la tradition catholique orthodoxe que de la philosophie orientale et

occidentale, voire de la psychologie, pour proposer une spiritualité plus en accord – dit-il – avec

1 Ibid., p. 184-209. 2 Cf. Supra p. 94. 3 L. Boff, Ecología : grito de la tierra, grito de los pobres, op. cit. 4 Cf. Supra p. 93, note 1. Voir aussi l’article de C. Pearson, « Electing to do Ecotheology », Ecotheology, 2004,

9.1, p. 7-28, dans lequel l’auteur explique ce qu’est cette discipline. 5 Voir aussi l’ouvrage collectif publié chez Albin Michel : Ecologie et spiritualité. Paris : Albin Michel, 2006. 6 M. M. Egger, La terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité, op. cit.

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122

les temps présents et, surtout, comme réponse à la crise écologique. Pour cet auteur, une

mutation approche, due à l’impasse du système économique et politique qui régit la société

actuelle. L’écospiritualité dont il parle est une invitation à changer le regard sur la nature et sur

l’être humain. D’abord, dit-il, la nature n’est pas que matière. Dieu y est aussi présent par les

Logoi et les énergies incréées divines. Nous y reviendrons.

La crise écologique ne pourra pas être résolue en prenant seulement des mesures

superficielles ou extérieures, il faut une écologie intérieure. La nomenclature utilisée par Egger

est similaire à celle de l’écologie profonde d’Arne Næss qui propose de passer d’une écologie

superficielle vers une autre, profonde. Au fond, tout semble indiquer qu’il s’agit d’une

application de la théorie de Næss à la théologie chrétienne. Il adopte, également, une écologie

non pas cosmocentrique ni non plus anthropocentrique, mais « cosmothéandrique »1, tirée de

R. Panikkar. L’homme aurait, ainsi, en lui, une image de la divinité, de l’humanité et du

cosmos. Il est un microcosmos, c’est-à-dire un médiateur, un pont entre le ciel et la terre. Pour

que le changement arrive, il faut, d’abord, penser la réalité comme un ensemble de relations, et

ensuite l’homme comme l’intendant et le liturge de la création. Que faire ? Pour lui, cinq

mutations doivent être mises en place. En premier lieu, il faut faire un bon usage de nos facultés,

donner la primauté au mouvement intérieur ainsi qu’à l’éveil et à l’unification de l’être.

Deuxièmement, acquérir un autre mode de connaissance car les sens et la seule raison ne

suffisent pas pour reconnaître Dieu dans la création, l’esprit est aussi important.

Troisièmement, il faut opérer une transformation intérieure, réorienter nos désirs, vaincre nos

peurs et guérir nos blessures. Quatrièmement, retrouver les qualités du féminin de l’être, ce qui

veut dire respect et douceur, humilité et gratitude, pardon et repentir, sobriété et justice,

dialogue et partenariat, amour et compassion, fraternité et paix. Enfin, c’est la cinquième

mutation, il est aussi question de vivre une ascèse écologique.

La proposition de M. M. Egger a le mérite, d’une part, de tirer de la tradition orthodoxe

des arguments fort pertinents en ce qui concerne la présence de Dieu dans le monde et, d’autre

part, de faire des propositions concrètes, tant au niveau communautaire que personnel, pour

qu’une transformation soit possible. Car, jusqu’ici, les auteurs restaient quelque peu théoriques.

Dans le contexte anglo-saxon, l’on trouve ce qu’on appelle aujourd’hui

l’« ecotheology » qui définit quatre points de recherche. En premier lieu, elle considère que

toute la communauté, humaine et non humaine, est précieuse aux yeux de Dieu qui continue à

1 Cf. Ibid., p. 183-184.

Page 122: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

123

créer (creatio continua), à soutenir et à rédimer. Dieu prend soin de tous. Ainsi, le cosmos est

un système dynamique relationnel. Deuxièmement, l’écothéologie se propose d’explorer la

relation complexe entre cosmologie, spiritualité et morale. Pour ses représentants, il est

nécessaire de repenser la cosmologie chrétienne. Troisièmement, elle affirme qu’il ne suffit

pas d’avoir une conscience écologique, mais qu’est aussi nécessaire un engagement pour arriver

à faire justice, d’où le terme « éco-justice », récurrent dans cette approche. Finalement, cette

éco-justice implique aussi solidarité avec les autres peuples et créatures, une écologie

soutenable, un partage efficient des ressources et une participation de tous dans la prise de

décisions.1

Le long parcours que nous venons de faire a permis, entre autres, de prendre conscience,

non seulement de la rareté d’une réflexion en théologie sur la relation Dieu-Homme-Monde

mais aussi de son importance. L’articulation n’a été faite que tardivement et de manière un peu

floue. Il est évident que la théologie de la création a toujours été présente dans la pensée des

théologiens, bien que les accents n’aient pas été les mêmes. Ce n’est, en effet, qu’avec la crise

écologique planétaire et, notamment, avec les reproches adressés au judéo-christianisme, que

la théologie a repris, à nouveaux frais, la théologie de la création. La réflexion théologique

entre, peu à peu, dans une dynamique plus totalisante. Reste à savoir si cette théologie de la

création est le seul chemin vers une théologie plus pertinente et engagée dans cette

problématique.

Maintenant, il faudrait se demander : Qu’en est-il des Eglises ? Ont-elles manifesté une

préoccupation explicite face à la crise écologique ? Si oui, de quelle façon l’ont-elles fait ? Il

importe de réviser principalement deux aspects. D’abord, ce qui a été exprimé au niveau de la

doctrine et, ensuite, ce qui concerne la pratique pastorale. C’est ce que nous nous proposons

de réaliser à présent.

2.4.2 Les Eglises issues de la Réforme

Les Eglises protestantes ne s’écartent pas de la tradition commune à l’égard de la nature,

bien au contraire, elles l’approfondissent sur certains points par leur fidélité à l’Ecriture. Jean

1 Pour plus d’information sur l’ « ecotheology », voir l’ouvrage de D. T. Hessel et R. R. Ruether (dirs.), Christianity

and Ecology. Seeking the Well-Being of Earth and Humans. Cambridge (Massachusetts) : Harvard University

Press, 2000.

Page 123: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

124

Calvin, par exemple, dans la Préface à la Bible de Genève, doit à sa fréquentation des Psaumes

une ferveur pour célébrer le cantique des créatures : « Les oiselets chantants chantaient Dieu,

les bêtes le réclamaient, les éléments le redoutaient, les montagnes le résonnaient, les fleuves

et fontaines lui jetaient œillades, les herbes et fleurs lui riaient ».1 Par ailleurs, dans son

Institution de la religion chrétienne, il précise ce que saint Paul dit aussi sur la rédemption de

toute la création bien qu’avec un langage un peu sévère : « Les bêtes brutes, et même les

créatures insensibles, jusqu’au bois et aux pierres, ayant quelque sentiment de leur vanité et

corruption, sont en attente du jour du jugement pour en être délivrées ».2 Il y reviendra,

d’ailleurs, dans le commentaire de l’épître aux Romains.3 Très intéressant aussi est le texte de

son Commentaire de la Genèse, où il soulève déjà la question de l’exploitation de la nature.

L’homme doit veiller à ce que la nature ne soit pas détériorée par négligence du souci de ceux

et celles qui viendront après. Il y est question de cultiver sans gâter par excès, l’homme ne doit

rien laisser corrompre ou périr par négligence. Chacun doit se sentir « l’économe de Dieu ».4

Luther, dans ses Propos de table, exprime dans l’esprit de la vision d’Isaïe ce que Calvin

disait sur la gloire finale de l’univers : « Il ne faut pas entendre que les cieux ne seront qu’airs

et la terre rien que sable. Il faudra y mettre tout ce qui leur appartient, sans quoi la terre, le ciel

et les airs ne seraient pas ce qu’ils sont : les moutons, les bœufs, les autres animaux, les

poissons, et le reste ».5 Et il ajoute que les animaux venimeux ne le seront plus : « Non

seulement ils ne nous seront plus nuisibles, mais seront aimables, joyeux et agréables à voir, et

nous jouerons avec eux ».6

Aussi bien Calvin que Luther expriment donc un réel émerveillement face à la nature.

Malheureusement, ce ne sera plus le cas dès le XIXe siècle chez des auteurs comme A. Ritschl,

E. Brunner et K. Barth. Pour ce dernier, la nature est « le théâtre, hors de Dieu, du salut ».7

Elle ne semble pas avoir valeur en soi, elle n’accomplit qu’un rôle instrumental et utilitaire, il

faut la transformer pour la rendre plus conforme à la gloire de Dieu. Pour M. M. Egger8, ces

auteurs ont mené à terme la sécularisation de la nature.

1 J. Calvin, « Préface au Nouveau Testament », O. Millet (ed.), Œuvres choisies. Paris : Gallimard, 1995, p. 31. 2 J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, III, 9. Genève : Labor et Fides, 1958, p. 183-184. 3 J. Calvin, Commentaire de l’épître aux Romains. Genève : Labor et Fides, 1960, p. 192-193. 4 J. Calvin, Commentaires sur l’Ancien Testament. Le livre de la Genèse (Gn 2, 15), 1554. Genève : Labor et Fides,

1961, p. 53-54. 5 M. Luther, Propos de table. Paris : Aubier, 1992, p. 336-338. 6 Idem. 7 Cité par M. M. Egger, La terre comme soi-même, op. cit., p. 101. 8 Ibid., p. 96.

Page 124: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

125

Plus proche de nos jours, la Commission de la Défense de la Nature, commune à l’Eglise

de la Confession d’Augsbourg et à l’Eglise Réformée d’Alsace et de Lorraine, a publié un texte1

très pertinent qui illustre la position d’une portion des Eglises protestantes sur notre sujet.

L’introduction du document en donne le ton, il s’agit d’une « pro-testation » dans le sens du

témoignage au nom de la catholicité de l’évangile. Il y est question d’expliciter moyennant le

témoignage ce en quoi les auteurs croient. Trois verbes marquent le mouvement : croire,

attester et manifester. Cette confession de foi prend comme appui la foi trinitaire de l’Eglise,

c’est-à-dire Dieu comme Créateur de tout, le visible et l’invisible, transcendant et immanent.

L’homme faisant partie de cette création doit être solidaire et responsable. Il doit, en outre,

apprendre à « déceler par l’expérience »2 les lois qui régissent la création et doit les transmettre

aux générations futures. C’est la transmission du Logos dont parlait, sans doute, A. Gesché,

mais aussi de l’expérience comprise comme sagesse. Dieu est reconnu comme le Rédempteur

de la création par Jésus Christ, image de Dieu et prototype de l’homme. Par son Incarnation,

il assume la totalité de l’aliénation humaine et par sa résurrection rend possible une terre

nouvelle et des cieux nouveaux. Dieu y est présenté comme Sanctificateur par l’Esprit et dans

l’Eglise. Bref, le document met en relation le Dieu tri-un, l’homme et la création, de manière

qu’il s’agit d’un tout inséparable. Après cette importante introduction, le texte aborde quelques

questions qui dérivent de la problématique écologique, à savoir, l’énergie nucléaire,

l’alimentation et la santé, la protection des animaux, l’aménagement des territoires, et donne

aussi quelques pistes d’action en relation à un nouveau style de vie, aux problèmes de

l’agriculture et tout cela dans le contexte d’une nouvelle théologie de la terre marquée par

l’harmonie de tous les êtres vivants. Encore une fois, la théologie trinitaire est davantage mise

en exergue, ce qui fait que la création est vue comme une communauté dans laquelle tous sont

en relation d’interdépendance.

L’Alliance Réformée mondiale réunie à Séoul en 1989 ainsi que l’Assemblée de

Canberra de 1991 mettent en avant non pas la transcendance de l’homme mais sa participation

à la nature, avec une responsabilité particulière, liée à la ressemblance divine qu’il porte.

L’erreur, affirment-elles, a été de confondre la domination avec l’exploitation, la transcendance

humaine avec une dégénération du non-spirituel, et de séparer l’esprit et la matière, le masculin

et le féminin.

1 Commission de la défense de la nature des Eglises de la Confession d’Augsbourg et Réformée d’Alsace et de

Lorraine, Nature menacée et responsabilité chrétienne. Strasbourg : Editions Oberlin, 1979. 2 Ibid., p. 10.

Page 125: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

126

Sans aucun doute, un des apports le plus important vient du Conseil Œcuménique des

Eglises (COE). Bien que la question n’ait pas été l’une des principales préoccupations au

moment de sa création en 1948 à Amsterdam, quelque trente années plus tard, il commencera

à parler des conséquences environnementales de la technologie et du développement

économique. En effet, lors du rassemblement à Bucarest en 1974 – prêtons attention à cette

date –, dans le cadre de l’étude sur la science et la technologie, des théologiens et autres

scientifiques ont proposé un thème nouveau : « la durabilité » en raison de la publication faite

par le club de Rome. Le sujet sera repris l’année suivante dans l’assemblée de Nairobi par

Charles Birch mettant l’accent, cette fois-ci, sur la définition de la notion de « société durable ».

Le gros souci était de penser à un développement viable à long terme, à la fois économiquement

et écologiquement. La question sera reprise également en 1979 lors de la Conférence mondiale

sur la foi organisée à Boston.

Une action d’extrême importance aura lieu à Vancouver1 en 1983 lorsque l’assemblée

fait naître le processus conciliaire « Justice, paix et sauvegarde de la création » (JPSC) lequel

encourageait les Eglises à travailler sur ces trois thèmes. Le résultat de ce mouvement aura été

que beaucoup d’Eglises prennent conscience et adoptent des prises de position et des

déclarations, mettant en œuvre des projets d’éducation environnementale et de défense des

causes sur des questions spécifiques.2 Vu l’importance de cette assemblée, il est essentiel de

s’arrêter un moment pour relever un certain nombre de points.

En premier lieu, soulignons quelques idées qui jaillissent des présentations du thème

principal. Tout d’abord, la présentation de Théodore Stylianopoulos reprend la notion de

création : « Dieu a fait toutes choses » (Jn 1, 3). « La vie est donc un don de Dieu et l’aliénation

à l’égard de Dieu est synonyme de mort »3. La vie est notre responsabilité. La création a une

orientation christologique et anthropologique. La Parole préexistante est le pouvoir créateur

qui soutient toutes choses, mais son action d’amour est dirigée principalement vers l’humanité.

« La tragédie de l’humanité est que nous nous efforçons souvent de garantir notre vie d’une

manière égoïste qui engendre le mal et la corruption »4. Cet aveuglement mène vers la haine,

1 J.-M. Chappuis et R. Beaupère (dirs.), Rassemblés pour la vie. Rapport officiel, Sixième Assemblée, Conseil

œcuménique des Eglises. Genève-Paris : Conseil Œcuménique des Eglises-Centurion, 1984. 2 Ce processus culmine avec le Rassemblement mondial à Séoul en 1990 dans lequel l’assemblée adopte dix

affirmations théologiques et quatre pactes pour l’action « en proposant une interprétation de la relation entre

injustice économique, militarisme, destruction écologique, changements climatiques et injustice raciale, ainsi que

des fondements théologiques, éthiques et spirituels pour affirmer et soutenir la vie en abondance (Jn 10, 10) ». 3 J.-M. Chappuis et R. Beaupère (dirs.), Rassemblés pour la vie. Rapport officiel, Sixième Assemblée, Conseil

œcuménique des Eglises, op. cit., p. 109. 4 Ibid., p. 110.

Page 126: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

127

le désir de posséder et l’hédonisme. Toujours dans les présentations du thème principal, cette

fois-ci Allan Boesak ajoute que « La violence, l’avidité et la distorsion démoniaque des valeurs

humaines continuent à détruire le monde et le peuple de Dieu ».1 Tout ceci doit être compris

dans le contexte de l’apartheid, c’est le message d’espérance qui donne la force de continuer.

Il affirme également que la vie du monde, son avenir et/ou sa destruction concernent l’Église,

car nous sommes tous responsables de ce monde qui appartient à Dieu. Boesak invite

l’Assemblée à se prononcer sur la vie du monde. La destruction nucléaire hante, sans doute,

les esprits contemporains.

Il est clair que la priorité a été donnée, dans la rencontre de Vancouver, à la paix et à la

justice. La guerre et la faim semblent être le lot de tous les jours. La déclaration sur la paix et

la justice de cette assemblée affirme : « L’humanité vit aujourd’hui sous la sombre menace

d’une course aux armements plus intense que jamais, et de structures d’injustice plus étendues,

plus dangereuses et plus coûteuses que le monde ait jamais connues. Jamais l’espèce humaine

n’a été aussi près de l’autodestruction »2. Le « slogan » de l’assemblée, pourrait-on dire, est

« pas de paix sans justice ». Tant que la justice ne régnera pas pour tous et partout, aucune paix

ne sera possible. Dans le §22 du texte, apparaît l’idée que l’homme est intendant de la création

de Dieu, absente tout au long du document ; le §23 réitère : « nous sommes les intendants de

l’espérance de Dieu pour l’avenir de la création ».3

Finalement, le n°5 des domaines prioritaires du Conseil Œcuménique des Eglises dit

littéralement : « Une des priorités du programme du COE devrait être d’inviter les Églises

membres à entreprendre un processus conciliaire d’engagement mutuel (alliance) en faveur de

la justice, de la paix et de l’intégrité de toute la création »4. Voilà comment, à la fin de cette

assemblée, il est conseillé d’intégrer dans la réflexion la thématique écologique. L’invitation

est lancée : il faut de nouvelles initiatives pour promouvoir l’éducation à la paix, à la justice et

à une attitude responsable face à la nature.

Le rassemblement œcuménique de Bâle5 qui a eu lieu en mai 1989 est considéré comme

l’un des plus importants par les documents produits.6 C’est, en effet, en septembre 1986 que

l’Assemblée générale des Églises européennes (connue comme KEK) a décidé d’organiser un

1 Ibid., p. 117. 2 Ibid., p. 184. 3 Ibid., p. 191. 4 Ibid., p. 203. 5 Cf. R. Coste, « La dynamique œcuménique ‘justice, paix, sauvegarde de la création’ », Concilium 1991, 236, p.

29-42. Voir aussi J.-M. Prieur, Responsables de la création. Genève : Labor et Fides, 1989. 6 Ibid., p. 34.

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128

rassemblement œcuménique européen et d’inviter le Conseil des Conférences épiscopales

européennes (CCEE). Ce dernier l’a accepté après dix mois de réflexion et les réunions de

préparation ont commencé.

Le document final de ce rassemblement comporte six chapitres rigoureusement articulés

les uns par rapport aux autres. Le chapitre I porte sur l’esprit dans lequel s’exprimaient les

signataires en tant que délégués des Eglises d’Europe. Le chapitre II décrit les défis à relever

dans les trois domaines choisis (justice, paix et environnement) insistant sur leur

interdépendance. Parmi les problèmes évoqués se trouvent la croissance démographique,

l’oppression des femmes et la violation de leurs droits, ainsi que l’utilisation abusive de la

technologie « responsable de l’exploitation croissante et, à moins qu’on ne la refrène, de la

dégradation de l’environnement »1. Le chapitre III est, sans doute, fondamental, car toutes les

orientations des chapitres ultérieurs en dépendent. Il y est question de signaler les points de

repère de la foi chrétienne : avant tout, la foi en Dieu Créateur, en Dieu trinitaire. Dans ce

chapitre prime la question trinitaire sans laisser de côté la christologie, ainsi que

l’anthropologie. Dans le paragraphe 32 se trouve une longue et belle formulation de la non-

violence évangélique qui fait penser à l’écosophie d’Arne Næss. Le chapitre IV est une

invitation à la pénitence et le chapitre V décrit l’Europe de demain. Finalement, le chapitre VI

commence par des affirmations et des engagements pour donner ensuite des recommandations

détaillées. Il est important de constater que le document affirme que la promotion de la paix,

de la justice et de la sauvegarde de la création est une dimension intégrante de la mission

d’évangélisation de l’Église. C’est, en effet, une nouvelle dimension de l’évangélisation : la

sauvegarde de la création fait partie de la mission de l’Eglise.

En ce qui concerne les défis, en relation avec le thème de notre recherche, les numéros

12 et 13 du document soulignent le fait que l’humanité a causé d’irréparables dommages à la

nature, notamment la disparition de milliers d’espèces végétales et animales. En outre,

l’industrie et l’agriculture de la société technologique engendrent de sérieux effets nocifs au

plan écologique. Sont également mentionnés les problèmes énergétiques, l’effet de serre et la

détérioration de la couche d’ozone. Invitation est faite à instaurer un nouvel ordre écologique

international, car cette problématique ne peut pas être abordée au plan régional. Quelles sont

les causes profondes de cette crise ? Le document en mentionne quelques-unes2 : a) l’utilisation

1 Conférence des Églises Européennes et Conseil des Conférences Épiscopales Européennes, Paix et Justice pour

la création entière. Document du Rassemblement œcuménique européen ‘Paix et Justice’. Paris : Cerf, 1989, n°18,

p. 52. 2 Cf. les paragraphes 18-20 du document. Ibid., p. 52-53.

Page 128: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

129

abusive de la technologie ; b) les changements au niveau des structures sociales et des relations

avec le monde naturel ; c) l’économie moderne fondée sur une exploitation sans limites et, d)

l’illusion que l’être humain peut façonner le monde à sa guise, arrogance qui surestime son rôle

par rapport à la totalité de la vie, idéologie de la croissance constante, idée que le monde a été

mis entre nos mains pour que nous l’exploitions et non pas pour le cultiver, et confiance aveugle

dans les nouvelles découvertes.

On peut se demander quelles sont les bases théologiques du document de Bâle en

relation à la question écologique. D’abord, le document affirme que Dieu est Créateur et qu’il

a parfait sa création. Les êtres humains sont appelés à vivre dans l’amour et la communion.

Revient, à plusieurs reprises, l’inévitable discours anthropocentré : l’homme est le sommet de

la création et quand bien même il en ferait partie, il est aussi « un autre monde […] roi de tout

sur terre » (§22).1 Suivant Grégoire de Nazianze, le texte affirme que nous sommes une seule

humanité. Le péché nous a éloignés de Dieu, mais une nouvelle alliance en Jésus le Christ nous

a réconciliés. Il est intéressant de constater l’emploi qu’est fait du terme « shalom ». Cette

notion désigne, dans ce document, une réalité divine qui comprend la paix, la justice, l’intégrité

de la création et leur indépendance (§29). Dans ce même contexte, le Dieu Créateur est associé

au Dieu de la justice et de la paix. Le Dieu Créateur soutient et aime toutes les créatures, c’est

pour cela qu’elles ont toutes droit à la vie. Ainsi, le document établit un droit similaire pour

toutes les choses créées du fait d’avoir un même créateur. Le texte rappelle, comme le font la

plupart des théologiens contemporains, que l’homme n’est que l’intendant dans le monde de

Dieu. Le §34 invite à reconsidérer l’éthique qui prédomine dans notre société, qui a fait que

l’homme s’arroge le droit de dominer jusqu’à la destruction et l’achèvement de la nature.

L’humanité doit promouvoir et conserver l’intégrité de la création.

Finalement, les paragraphes 74 et 76 explicitent la dénonciation et l’engagement final

dans les termes que voici :

Nous considérons qu’il est scandaleux et criminel que la création subisse sans cesse des

dommages irrémédiables. Nous sommes conscients qu’il faut établir une nouvelle relation de

partenaires entre les êtres humains et la nature. Nous ne voulons plus résoudre les problèmes

aux dépens d’autres personnes ou en en créant de nouveaux. Nous voulons œuvrer pour un

ordre international de l’environnement (§74).

Nous considérons qu’il est vital et urgent de comprendre que les ressources de la terre

doivent être partagées avec les générations futures pour leur vie de demain. Nous nous

1 Ibid., p. 54.

Page 129: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

130

engageons à adopter un nouveau style de vie dans nos Églises, nos sociétés, nos familles et nos

communautés (§76).

Comment cela va-t-il se faire ? Voici quelques idées extraites du paragraphe 87 :

a) Tout développement technologique doit être évalué selon les critères de viabilité.

b) Les Églises s’engagent à réduire leur consommation d’énergie.

c) Lutter pour sauvegarder ce qui reste de la forêt tropicale humide et éviter les progrès de

la désertification.

d) Stimuler la signature d’accords internationaux relatifs aux émissions transfrontalières

pour empêcher que l’eau, l’air et le sol ne continuent à être pollués et en vue de réparer

les dommages déjà causés.

e) Prendre des mesures pour sauvegarder la diversité des espèces. La charte de l’ONU sur

la nature de 1982 est un premier pas dans cette direction.

En mars 1990 a eu lieu, à Séoul, un nouveau rassemblement mondial sur la justice, la

paix et la sauvegarde de la création. De ce rassemblement sortira aussi un document dont le

titre attire notre attention : « Entre le déluge et l’arc-en-ciel. Faire alliance pour la justice, la

paix et la sauvegarde de la création ». Rédigé en trois sections, ce document porte dans sa

première partie sur les réalités auxquelles nous sommes confrontés et sur la confession de la

communauté d’alliance. La deuxième partie contient dix affirmations et la troisième propose

quatre actes d’alliance. Pour le propos de notre recherche, cela vaut la peine de les mentionner :

a) Pour un ordre économique local, national, régional et international équitable, dont tous

peuvent bénéficier ; pour la libération de l’esclavage de la dette extérieure.

b) Pour la sécurité réelle de tous les peuples et nations ; pour la démilitarisation des

relations internationales ; contre le militarisme et les doctrines et systèmes de sécurité

nationale ; pour une culture de la non-violence comme force de changement et de

libération.

c) Pour édifier une culture qui respecte la création ; pour préserver le don de l’atmosphère

terrestre ; pour combattre les causes des changements atmosphériques qui menacent de

modifier le climat de la terre et d’entraîner de grandes souffrances partout dans le

monde.

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131

d) Pour l’élimination du racisme et de la discrimination envers tous les êtres humains à

cause de leur origine ethnique ; pour l’élimination des modes de comportement

économiques, politiques et sociaux qui perpétuent ou permettent aux individus de

perpétuer le péché du racisme.

Il est opportun de noter que le Saint-Siège a eu une participation très limitée dans ce

rassemblement, ce qui a causé une grande déception, car beaucoup ont perçu cette attitude

comme un signe de désengagement œcuménique. Une bonne partie de ceux qui ont participé

au rassemblement se sont sentis pour le moins frustrés, par la manière dont la commission a

préparé la rencontre, l’abordage théologique de certaines questions, le manque d’une analyse

plus étoffée et plus sûre des réalités étudiées et par ce qui concerne la notion d’alliance.

Le COE était présent lors du rassemblement à Rio de Janeiro en 1992 organisé par la

conférence des Nations Unies, avec une grande délégation de plus de 150 représentants

d’Eglises d’une centaine de pays. Par ailleurs, la 10e et dernière assemblée du COE, réalisée

en Corée du Sud en 2013, qui avait pour slogan « Dieu de la vie, conduis-nous vers la justice et

la paix », semble avoir plutôt mis l’accent sur la difficile situation de ce pays, laissant quelque

peu de côté la thématique écologique, même si dans les résolutions finales il est fait mention de

l’éco-justice, mot qui prend de plus en plus d’ampleur.

Résumons : la position du COE plonge ses racines dans la Bible qui enseigne la

plénitude de la création (théologie de la création). La vie est créée, assemblée et entretenue par

la puissance de l’Esprit Saint de Dieu (Gn 1 ; Rm 8). L’homme doit être le gardien (intendant)

de la création (Gn 1, 28). Malheureusement, l’humanité ne le gère pas toujours fidèlement et

rompt les relations avec Dieu et avec l’ordre créé (Gn 3 ; 4 ; Jr 14 ; Os 4, 1-3). Le COE souligne

de plusieurs manières et dans plusieurs endroits que les changements climatiques sont aussi une

question de justice, tout comme le feront les théologiens de la libération. Pas de paix sans

justice.

2.4.3 Les Eglises Orthodoxes

Pour les Eglises orthodoxes, l’une des préoccupations d’aujourd’hui, au niveau de la

réflexion éco-théologique, concerne la présence de Dieu dans sa création. Comment faire pour

que Dieu ne soit pas renvoyé à sa transcendance, loin de toute relation avec la réalité créée,

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132

mais présent dans sa création ? L’orthodoxie a une réponse en deux volets qui,

malheureusement, n’a pas été reçue par les Eglises chrétiennes occidentales. Il s’agit de la

théologie des logoi et des énergies divines incréées. Le résultat est une théologie liturgique.

Dans l’ensemble, c’est ce que J. Chryssavgis appelle une « théologie et mystère de l’icône »1,

centrée sur l’incarnation et contraire à l’autisme de la génération actuelle vis-à-vis de la nature.

Les Eglises orthodoxes essayent de restituer la dimension divine et sacrée de la création

en s’appuyant sur les Pères de l’Eglise.2 Ils proposent un dépassement des dualismes par le

« panenthéisme », à ne pas confondre avec le panthéisme. Celui-ci postule une identité entre

la nature et Dieu, alors que le panenthéisme assure qu’il est une inhabitation mutuelle entre eux

de telle manière que Dieu est dans la nature et que la nature est en Dieu. Il y a donc une

interpénétration mutuelle qui fait également penser à la notion de « périchorèse » de l’antiquité.

Un certain nombre d’auteurs3 voient d’ailleurs, dans cette idée, l’issue appropriée aux dualismes

qui rongent la théologie occidentale actuelle.

Pour la tradition orthodoxe, Dieu est présent dans le monde de manière réelle par le noûs

et non pas seulement sous forme de signes. Chaque personne de la Trinité a un rôle bien

concret ; ainsi, le Logos soutient la création et l’Esprit conduit toutes choses à son

accomplissement. M. M. Egger l’exprime ainsi : « Alors que le Logos structure et informe le

monde par ses idées-volontés (logoi), le Saint-Esprit l’anime et le vivifie par ses énergies

divines (energeia) ».4

Dieu est donc présent dans le monde, en premier lieu, par le Logos. Grâce à lui, tout

existe, car tout a été fait par lui (Gn 1, 1 ; Jn 1, 1 ; Col 1, 16-18). Celui qui a pris chair en Jésus-

Christ, par son incarnation, représente la chair cosmique. Par lui, Dieu s’est uni à la création

afin de récapituler, réconcilier et transfigurer toutes choses en lui (Col 1, 19). D’après les Pères

de l’Eglise, le Logos n’est pas présent dans le monde par son essence mais par ses logoi. Les

1 « Theology and mystery of the icon » ; cf. J. Chryssavgis, « The World of the Icon and Creation : An Orthodox

Perspective on Ecology and Pneumatology », D. T. Hessel et R. R. Ruether (dirs.), Christianity and Ecology.

Seeking the Well-Being of Earth and Humans. Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press, 2000, p.

83. 2 Ainsi Maxime le Confesseur, Cap. Gnostica, I, 10 ; PG 91, 1085D-1088A. Un bon résumé des thèmes étudiés

par les Pères de l’Eglise peut être consulté dans E. Theokritoff, Living in God’s Creation. Orthodoxes Perspectives

on Ecology. New York : St. Vladimir’s Seminar Press, 2009, p. 33-92. 3 Voir, par exemple, J. Moltmann, Dieu dans la création, op. cit., p. 140 ; L. Boff, Ecología : grito de la tierra,

grito de los pobres, op. cit., p. 193-194 ; M. M. Egger, La terre comme soi-même, op. cit., p. 128-129 ; V. Pérez

Prieto, Ecologismo y cristianismo, op. cit., p. 42-45 ; R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 80-99 ;

S. Boulgakov, La sagesse de Dieu. Lausanne : L’Age d’Homme, 1983, p. 15. 4 M. M. Egger, « La création, lieu des énergies divines », D. Bourg et Ph. Roch (dirs.), Crise écologique, crise des

valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, op. cit., p. 81. Voir aussi, E. Theokritoff, Living in God’s

Creation. Orthodoxes Perspectives on Ecology, op. cit., p. 227-251.

Page 132: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

133

logoi d’une créature sont les empreintes du Logos et ce grâce au sens de son principe, de son

identité et de sa finalité.1 Principe car les êtres n’existent que par lui-même ; séparés de son

logos la créature n’est qu’un non-être ; identité car les logoi contiennent toute l’information qui

la définit dans les propriétés communes de l’espèce ; finalité car les logoi inscrivent par avance

dans chaque créature le but ultime vers lequel elle doit tendre et dans lequel elle trouvera son

accomplissement. Cette théorie des logoi permet donc de penser la création habitée par Dieu :

elle est en Dieu. Elle est un don d’amour de Dieu.

Mais, Dieu est aussi présent dans le monde par ses énergies divines incréées.2 Selon

cette théologie, explicitée par Grégoire Palamas, Dieu aurait deux modes d’existence : l’essence

et les énergies divines. Les énergies divines sont des processions éternelles de Dieu lui-même,

des « débordements de la nature divine qui ne peut se limiter » car Dieu est plus que son

essence. Dieu se rend présent par ses énergies, par son Esprit. C’est comme le soleil et ses

rayons : on ne peut pas regarder le soleil en face (essence), mais on peut se laisser pénétrer par

ses rayons (énergies), dit la métaphore de Grégoire Palamas.3 Ces énergies divines sont donc

révélation et manifestation de la Trinité, elles sont aussi puissance créatrice et dynamique,

source de vie, de sanctification et d’accomplissement des semences divines. Palamas affirme

qu’à travers l’incarnation, la chair elle-même est révélée comme une « source inépuisable de

sanctification »4, faisant ainsi de la chair en particulier et du monde en général – car

l’incarnation s’est réalisée dans un lieu bien concret – une chose bonne.

Dans ce cadre, la théologie orthodoxe affirme que l’être humain est un microcosme5, un

pont entre le ciel et la terre, et le cosmos est un temple. Etre un microcosme signifie pour les

Pères de l’Eglise que l’homme appartient au monde terrestre et au monde céleste ; cela signifie

aussi qu’il porte et récapitule en lui la création tout entière. Etre un microcosme veut dire être

image, être icône6, de Dieu et du monde. C’est par l’être humain que la création est transformée

et offerte à Dieu, comme l’assure J. Chryssavgis, « La personne humaine doit être associée à,

1 Ibid., p. 82. 2 E. Theokritoff, Living in God’s Creation. Orthodoxes Perspectives on Ecology, op. cit., p. 63-64. 3 Cf. Vl. Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient. Paris : Cerf, 1990 ; cité par M. M. Egger,

« La création, lieu des énergies divines », art. cit., p. 84. 4 « Inexhaustible source of sanctification » ; cf. Hom. 16, On the Incarnation (PG 151, 193B) ; cité par E.

Theokritoff, Living in God’s Creation. Orthodoxes Perspectives on Ecology, op. cit., p. 64. 5 Voir Maxime le Confesseur et Grégoire de Nazianze, Discours 38, 11, 8-19. Paris : Cerf, 1990, p. 124-126. 6 La théologie orthodoxe utilise volontiers l’iconographie pour s’exprimer, « Someone who sees the whole world

as an icon experiences from this world the realities of the future and final resurrection. That person has already

entered the life of resurrection and eternity » ; voir J. Chryssavgis, « The World of the Icon and Creation : An

Orthodox Perspective on Ecology and Pneumatology », art. cit., p. 87-88.

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134

et ne se dissocie pas du monde créé, car c'est à travers la personne humaine que le monde créé

doit être transformé et offert à Dieu ».1

Pour les Eglises orthodoxes, le monde créé n’est pas seulement une étape dans laquelle

se joue l’histoire du salut, mais, plutôt, l’étape où se risque le salut ; cela, en outre, s’exprime

comme une liturgie, car la célébration liturgique de l’Eglise a une portée cosmique. Les

orthodoxes identifient un certain nombre de textes bibliques qui célèbrent le salut de l’humanité.

Ainsi, Is 49, 13 souligne la joie de la terre et Rm 8, 23 manifeste que toute l’humanité est

concernée par le salut. D’autres textes montrent que la création non humaine est aussi

considérée (Ps 113, 7). Dans cette grande célébration liturgique, l’humanité devient le prêtre

de la création. Celia Deane-Drummond l’exprime ainsi : « Le rôle sacerdotal pourrait signaler

la possibilité de la transfiguration du cosmos, mais il est celui qui est marqué par la création

non humaine ‘concélébrant dans l'offre de la gloire de Dieu’ »2, ce qui veut dire que le cosmos

tout entier est une célébration de la gloire de Dieu et le rôle de l’humanité n’est autre que de

rendre possible la transformation du monde. C’est dans ce sens que va la proposition de M.

Maxime Egger. Il affirme que le liturge ne gère pas la nature, il l’embrasse et la célèbre. Il fait

plus que la respecter, il l’aime comme lui-même. « C’est en devenant les liturges de la création

que nous serons de bons rois, des intendants fidèles et des hôtes respectueux, capables de

répondre en profondeur à la crise écologique »3, dit-il. Ce n’est pas l’eucharistie en tant que

sacrement institutionnel qui est visé mais « le geste et la dynamique – personnel,

communautaire et cosmique – dont elle témoigne et qui ont une signification symbolique et

spirituelle universelle : l’avènement de l’homo eucharisticus comme antidote à l’homo

œconomicus, la genèse de l’homo adorans comme complément à l’homo sapiens et faber ».4

Dans la perspective d’une écospiritualité, il y a six gestes ou actions essentiels pour grandir en

humanité : remercier (la création est un don de Dieu), louer, donner du sens, transformer

créativement, offrir et partager.

L’Eglise Orthodoxe de Constantinople a été particulièrement sensible à la question

écologique, notamment avec les deux derniers patriarches, Dimitrios Ier et Bartholomée Ier. En

effet, en 1989, le patriarche œcuménique de Constantinople, Dimitrios Ier, a instauré le 1er

1 « The human person must be associated with, and not dissociated from, the created world, for it is through the

human person that the created world must be transformed and offered to God » ; Ibid., p. 85. 2 « The priestly role could be said to point to the possibility of transfiguration of the cosmos, but it is one that is

marked by non-human creation as ‘concelebrants in the offering of glory to God’ » ; cf. C. Deane-Drummond,

Eco-Theology. Londres : The Cromwell Press, 2008, p. 61. 3 M. M. Egger, La Terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité, op. cit., p. 214. 4 Idem.

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135

septembre – début de l’année liturgique orthodoxe – comme le jour de la création et a fait

composer un office spécial pour cette journée. Cet acte symbolique révèle un état d’esprit.

L’Eglise Orthodoxe a fait le choix du respect par amour de l’environnement, car Dieu y est

présent.

Successeur de Dimitrios Ier, Bartholomée Ier est surnommé le « patriarche vert ». Un

mois après avoir été élu, il a convoqué une rencontre qui avait comme titre : « Vivre dans la

création du Seigneur » ; elle s’est tenue dans l’île de Crète sous l’auspice du duc d’Edimbourg,

le prince Philippe. Le patriarche était aussi convaincu qu’une meilleure approche de la question

écologique devait se faire en dialogue avec les autres confessions chrétiennes ainsi qu’avec

d’autres religions et avec les disciplines scientifiques. Cela l’a amené à créer en 1994 un comité

religieux et scientifique, car il considère que nous devons tous assumer la responsabilité et

travailler pour trouver des solutions tangibles. Cette préoccupation l’a porté à organiser un

grand nombre de colloques depuis 1995. En 2002, il reçut le prix de la Fondation norvégienne

Sophie, prestigieuse récompense dans le domaine écologique.

Sa réflexion sur l’écologie porte fondamentalement sur deux sujets, à savoir,

l’ascétisme1 et la liturgie. L’ascétisme insiste sur une vie construite dans la simplicité,

l’humilité2 et le renoncement, alors que la liturgie insiste sur le vivre et célébrer ensemble.

C’est l’humilité qui nous relie les uns aux autres, elle permet également de marcher avec

légèreté et douceur. Nous reconnaissons là le thème récurrent de la simplicité, tant prôné

aujourd’hui par les sympathisants de l’écologie et adopté aussi progressivement par la

théologie. Le patriarche affirme que le désengagement du monde créé signifie aussi un

désengagement du mystère intérieur, les deux doivent aller ensemble.3 La crise concerne moins

l’environnement lui-même que la manière dont l’être humain envisage et imagine le monde.

Fidèle à la tradition orthodoxe, il affirme que la crise écologique est « une crise des icônes »4,

dans le sens de la représentation que l’homme se fait de la nature. Finalement, un pas essentiel

avant d’agir, est celui de se tenir paisiblement dans une attitude de contemplation de la beauté

1 L’ascèse est un filon important de la tradition orthodoxe ; cf. O. Clément, The Roots of Christian Mysticism.

Londres : New City, 1993 ainsi que E. Theokritoff, Living in God’s Creation. Orthodoxes Perspectives on Ecology,

op. cit., p. 93-116. 2 « L’humilité est une bonne chose quand il s’agit de reconnaître la beauté de la création divine », dit-il.

Bartholomée Ier, « Message adressé aux participants du colloque », J.-N. Pérès (dir.), L’avenir de la Terre, un défi

pour les Eglises. Paris : Desclée de Brouwer, 2010, p. 24. 3 Ibid., p. 23. 4 Ibid., p. 25.

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136

de la création. En outre, le patriarche affirme que les problèmes contemporains ne seront pas

réglés avec des réflexions métaphysiques, il faut aussi des résolutions pratiques.

Ce sont, sans aucun doute, les Eglises protestantes et orthodoxes qui ont fait les premiers

pas vers une réflexion « verte » dans le domaine de la théologie et dans la praxis

ecclésiologique. L’Eglise catholique est restée longtemps en arrière. Ce n’est que dans les

dernières décennies du XXe et dans le XXIe siècles que les évêques et les prêtres ont commencé

à cheminer dans ce sens. Cela dit, la réflexion semble encore rester dans les documents qui la

contiennent sans qu’il y ait une forte incidence évidente dans la pratique religieuse, même si,

dans ce qui précède, la question de la pratique religieuse n’a été abordée que de manière

superficielle.

2.4.4 L’Eglise Catholique Romaine

2.4.4.1 Les premiers pas

L’encyclique Humani generis de Pie XII, publiée le 12 août 1950, doit être citée en

premier, car elle apparaît déjà comme frayant un chemin à la question de la création. En effet,

ce document cherchait moins à condamner des personnes qu’à prévenir des erreurs. Il y est fait

mention de la création immédiate de l’âme spirituelle, tout en acceptant l’idée du transformisme

humain. Ainsi, l’évolution n’est pas condamnée. Malheureusement, cette encyclique n’a pas

donné une place plus importante à la nature au sein d’une tradition qui professe un Dieu créateur

de toutes choses. Il est clair que la question écologique n’était pas encore à l’ordre du jour, pas

même dans les sciences dites exactes, comme nous l’avons déjà montré.

En 1971, le pape Paul VI s’est référé à la problématique écologique en parlant d’une

crise qui est « une conséquence … dramatique » de l’activité humaine : « Par une exploitation

inconsidérée de la nature [l’être humain] risque de la détruire et d’être à son tour la victime de

cette dégradation ».1 Il a également parlé de la possibilité de « l’effet des retombées de la

civilisation industrielle, [qui risquait] de conduire à une véritable catastrophe écologique »2 et

souligné l’urgence d’un changement de comportement.

1 Paul VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens. Vatican : 14 mai 1971, n. 21 : AAS 63 (1971), 416-417. 2 Discours à l’occasion du 25e anniversaire de la FAO (16 novembre 1970), n. 4 : AAS 62 (1970), 833.

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137

Ni dans le Concile Vatican I, ni dans le Concile Vatican II n’apparaît non plus, d’une

manière claire et explicite, la préoccupation pour l’écologie, si ce n’est par le biais de la

théologie de la création.

2.4.4.2 Les conciles Vatican I et Vatican II

Dans son premier chapitre, la Constitution Dei Filius du Concile Vatican I traite du

« Dieu créateur de toutes choses », clôturant une période de forts débats doctrinaux internes à

la théologie, mais liés aux courants philosophiques du XIXe siècle. En effet, le Concile s’élève

contre le principe de la modernité où l’on a mis en place une « dé-création », c’est-à-dire une

distinction radicale entre le Créateur et ses créatures, distinction associée à une relation de

dépendance, puisque Dieu seul est l’être parfait et les créatures n’ont d’existence qu’à travers

leur participation à la source (Dieu). Pour F. Euvé1, l’enjeu de la théologie de la création de

Vatican I est de montrer aussi bien la nécessité de la foi chrétienne que sa non-opposition à la

raison. Le concile défend à la fois la possibilité de connaissance naturelle de Dieu et la nécessité

d’une révélation surnaturelle.

Même si le Concile Vatican II opère un profond changement par rapport à Vatican I, la

problématique écologique y est aussi absente. La constitution Gaudium et Spes est le seul

document à expliciter une théologie de la création, indissociable de la providence divine et de

l’ensemble de l’histoire du monde, tout en intégrant davantage la fonction rédemptrice du Christ

dans le processus créateur. Au diagnostic de la Dei Filius (montée de l’athéisme : n°7 §3,

contradictions et déséquilibres : n°8), s’ajoutent : la requête de justice ou aspiration à une

communauté universelle (n°9), métamorphose sociale et culturelle (n°4 §2). Ainsi, la destinée

du monde apparaît comme indéterminée.

Si la démarche de Vatican I était plutôt ecclésiocentrique, celle de Vatican II sera

anthropocentrique, car l’homme y est qualifié de centre et de sommet de la création auquel tout

sur terre doit être ordonné (GS 12 §1). Dans ce contexte, la liberté de l’homme est

fondamentale, car elle est le reflet de celle de Dieu. Vis-à-vis de la création, l’homme est dans

une relation analogue à celle de Dieu. Il est maître de la nature, appelé à transformer le monde,

à l’accomplir (GS 2), voire à prolonger l’action créatrice (GS 34). Ainsi, l’homme bénéficie

1 F. Euvé, Penser la création comme jeu. Paris : Cerf, 2000, p. 35-36.

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138

d’une certaine autonomie vis-à-vis des réalités terrestres. Il est évident qu’aucun des conciles

ne fait une référence précise à la place du cosmos dans le plan salutaire de Dieu.

2.4.4.3 Les pontificats de Jean-Paul II, Benoît XVI et François

Pour que la crise écologique soit abordée de manière plus explicite, il va falloir attendre

les pontificats de Jean-Paul II, de Benoît XVI et celui de François. En effet, un survol des trois

premières années du XXIe siècle montre la place occupée par ce sujet dans les interventions du

pape polonais. Ainsi, le 17 janvier 2001, commentant le Psaume 148, Jean-Paul II fait cette

constatation :

A notre époque, en particulier, l’homme a détruit sans hésitation des plaines et des

vallées boisées, il a pollué les eaux, défiguré l’environnement de la planète, rendu l’air

irrespirable, bouleversé les systèmes hydro-géologiques et atmosphériques, désertifié les

espaces verdoyants, accompli des formes d’industrialisation sauvage, en humiliant – pour

utiliser une image de Dante Alighieri – ce ‘parterre’ qui est la Terre, notre demeure.1

Dans cette audience, il adresse quelques mots aux francophones pour qualifier la crise

écologique du moment de « majeure ». L’attention du pape à la question écologique traverse

tout son pontificat ; on la trouve à l’occasion d’homélies, de discours de réception,

d’encycliques, de lettres apostoliques, de messages, d’enseignements. Son maître est François

d’Assise qu’il avait déjà proclamé patron des écologistes en 1979. Le 18 août 1985, il visite

officiellement le siège du Programme des Nations Unies pour l’environnement à Nairobi et y

proclame que « Dieu est glorifié lorsque sa création est au service du développement intégral

de l’homme »2. Gardons en mémoire le mot « développement » car il semble être un leitmotiv

dans la pensée catholique. Nous y reviendrons.

Dans la ligne de ses travaux et communications, Jean-Paul II mentionne, de manière un

peu rapide mais explicite, pour la première fois, le souci écologique3 dans l’encyclique

Sollicitudo rei socialis4 le 30 décembre 1987. L’idée centrale de ce document est que l’homme

ne pourra pas mettre en pratique un développement authentique s’il ne fait pas un usage juste

des éléments de la nature, s’il ne pense pas à la question du renouvellement des ressources et

1 Audience générale du 17 janvier 2001. 2 Cf. http://www.libertepolitique.com/La-revue/La-revue-Liberte-Politique/Extraits/L-ecologie-humaine; consulté

le 14/04/2013. 3 Jean-Paul II, Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis n° 26 et 34. 4 Ce document a été publié pour célébrer le vingtième anniversaire de l’encyclique Populorum progressio du pape

Paul VI.

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139

aux conséquences d’une industrialisation désordonnée. Bien que le document essaie de donner

au mot développement une signification plus ample qui tienne compte non pas seulement de

l’aspect économique, il est clair que ce développement reste lié au bien-être de l’être humain

lui-même, en relation, certes, avec son entourage, mais surtout humain. Il y est également fait

mention de la nécessité d’un changement des attitudes spirituelles, tout comme une bonne partie

des auteurs contemporains l’ont fait. Cette allusion semble annoncer l’urgence d’une écologie

plus radicale ou, en tout cas, de mesures plus radicales par rapport à ce qui se faisait à l’époque.

Le document parle aussi de l’interdépendance mais, encore une fois, restreinte aux relations

entre personnes et pays. Il s’agit, sans doute, d’un texte important mais qui ne prend pas encore

en compte l’importance d’une relation harmonieuse avec le cosmos du fait que la question ne

semble pas avoir une pertinence majeure. Quelques années plus tard, en décembre 1989, le

pape publiera son premier texte sur l’écologie intitulée La paix avec Dieu créateur, la paix avec

toute la création, à l’occasion de son message pour la célébration de la XXIIIe Journée mondiale

de la paix. Dans ce texte sont exposées les inquiétudes et les analyses du souverain pontife sur

la crise écologique. Par la suite, il ne fera que développer et approfondir ses lignes de force,

comme c’est le cas dans l’encyclique Centesimus annus1 publiée le 1er mai 1991.

Jean-Paul II affirme que les désordres écologiques sont dus à l’éloignement de l’homme

du dessein de Dieu créateur. Dans cette encyclique, il explique que la crise écologique est

également liée au problème de la consommation : « L’homme, saisi par le désir d’être et de

croître, consomme d’une manière excessive et désordonnée les ressources de la Terre et sa vie

même ».2 Les progrès scientifique, économique et technologique en sont les principales causes,

de sorte que ce qui est en jeu c’est le style de vie de la société qui privilégie l’hédonisme et la

consommation, faisant fi des dommages qui en découlent. Jean-Paul II n’est pas contre le désir

de vouloir vivre mieux, mais contre un style de vie orienté vers l’avoir et non pas vers l’être3 ;

de ce point de vue il est étonnant qu’il n’y ait aucune critique du développement proposé par la

société actuelle. Cela est d’autant plus surprenant compte tenu du fait que le pape dénonce le

fait de : « disposer arbitrairement de la Terre, en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme

si elle n’avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l’homme

peut développer mais pas trahir ».4 Il est donc question d’une théologie de la création où la

faculté de domination octroyée à l’homme ne peut s’exercer que dans le cadre de l’obéissance

1 Publiée, elle aussi, à l’occasion du centenaire de la promulgation de l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII. 2 Jean-Paul II, Centesimus annus n° 37. 3 Cf. Ibid., n° 36. 4 Ibid., n° 37.

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140

à Dieu et dans le respect de l’image reçue. Une réponse évidente à la thèse de Lynn White, Jr.,

est donnée par Jean-Paul II :

La domination accordée par le Créateur à l’homme n’est pas un pouvoir absolu, et l’on

ne peut parler de liberté ‘d’user et d’abuser’, ou disposer des choses comme on l’entend. La

limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée

symboliquement par l’interdiction de ‘manger le fruit de l’arbre’ (cf. Gn 2, 16-17), montre avec

suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois

non seulement biologiques mais aussi morales, que l’on ne peut transgresser impunément.1

Il y a donc des lois à respecter et l’homme doit en tenir compte. Il ne peut dominer la

création qu’à la ressemblance de Dieu. Dans la ligne de H. Küng, de notre auteur R. Panikkar

et de bien d’autres, le pape affirme que si l’homme n’est pas en paix avec Dieu, la Terre elle-

même n’est pas en paix. Il s’oppose radicalement à tout ce qui va contre la vie, notamment

contre la vie humaine. Un dernier texte où le pape met en rapport la vie humaine, la nature et

Dieu, nous servira encore d’illustration :

Comment est-il possible de défendre de façon efficace la nature si l’on justifie les

initiatives qui frappent le cœur même de la Création qu’est l’existence de l’homme ? Est-il

possible de s’opposer à la destruction du monde, si au nom du bien-être et de la commodité, l’on

admet l’extermination d’enfants à naître, la mort provoquée des personnes âgées et des malades

et, que, au nom du progrès, l’on conduit des interventions et des manipulations inadmissibles

dès le début de la vie humaine ? Lorsque le bien de la science ou les intérêts économiques

prévalent sur le bien de la personne, et même de sociétés entières, les destructions provoquées

dans l’environnement sont le signe d’un authentique mépris de l’homme. Il faut que tous ceux

qui ont à cœur le bien de l’homme dans ce monde apportent un témoignage constant que la

norme fondamentale que doit respecter un juste progrès économique, industriel et scientifique,

c’est le respect de la vie et, en premier lieu, de la dignité de la personne humaine.2

Bien que ces textes fassent mention explicite de la question écologique, la préoccupation

à l’égard de l’environnement n’est mentionnée qu’au passage et comme l’un des symptômes de

plus de la maladie qui touche la société contemporaine. Le développement de l’homme et des

peuples est clairement le thème central ; la paix ne viendra que lorsque la société atteindra ce

développement.3 L’être humain reste au centre de la réflexion.

A la suite de Jean-Paul II, le pape Benoît XVI a aussi manifesté une préoccupation

particulière pour cette question. En 1986, dans son livre Au commencement, Dieu créa le ciel

1 Sollicitudo rei sociallis n° 34. 2 Homélie du pape Jean-Paul II à Zamosc, le 12 juin 1999. 3 « C’est pourquoi l’autre nom de la paix est le développement », assure le document ; cf. Centesimus annus n°

52.

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141

et la terre1, le cardinal Ratzinger affirme que le christianisme ne serait plus lui-même sans la

foi en Dieu Créateur, et que, devant la Création, l'idée de l'autolimitation humaine (le « repos »,

le sabbat, le dimanche) fait partie de l'essence même de la foi.2 Pour le cardinal, l'écologie

chrétienne doit se pratiquer à partir de la foi en Dieu Créateur et l'homme en est le centre parce

que c'est la place du Christ, Fils de Dieu et Fils de l'homme.

A la Pentecôte 2006, le déjà pape Benoît XVI appelle les catholiques du monde à

protéger la Création contre l'exploitation égoïste :

Qui, en tant que chrétien, croit dans l'Esprit Créateur, prend conscience du fait que nous

ne pouvons pas user et abuser du monde et de la matière comme d'un simple matériel de notre

‘faire’ ou de notre ‘vouloir’ ; que nous devons considérer la Création comme un don qui nous a

été confié, non pour la destruction, mais pour qu'elle devienne le jardin de Dieu, et ainsi un

jardin de l'homme ! 3

Une nouvelle fois, le discours anthropocentré demeure, le jardin de Dieu étant aussi un

jardin pour l’homme. La création est un don fait aux hommes. Jusqu’ici rien ne semble indiquer

que cette création ait une valeur en elle-même.

Le 6 novembre 2006, le pape s'adresse à 80 scientifiques en leur rappelant leurs

responsabilités et les limites de la démarche scientifique. Intéressante est l'interpellation du 12

novembre 2006 à l'Angelus où le pape appelle à tout changer, le système mondial et notre propre

style de vie4, et le 1er janvier 2007, dans son message pour la Journée de la paix, Benoît XVI

accuse une conception inhumaine de développement5, et il établit la différence entre écologie

naturelle et écologie humaine. Notons que ce n’est pas le mot « développement » qui est lui-

même problématique mais une certaine conception « inhumaine » de développement. Le 23

mars 2007 une lettre est lue au congrès de la FAO (Organisation des Nations-Unies pour

l'alimentation et l'agriculture) dans laquelle le pape déclare que le libre accès à l'eau pour tous,

et surtout les peuples pauvres, est un droit inaliénable de tout être humain. L'eau est un bien

commun de la famille humaine. Y avoir accès garantit la viabilité de la planète pour la

génération présente comme pour les générations futures. L'eau ne peut pas être traitée comme

une simple marchandise parmi tant d'autres et son usage doit être rationnel et solidaire. L'eau

doit échapper à la privatisation et au marché. Il faut, dit-il, que la communauté internationale

1 J. Ratzinger, Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Paris : Fayard, 1986. 2 Cf. P. de Plunket, L’Écologie de la Bible à nos jours. Paris : L'œuvre, 2008, p. 254. 3 Cité par P. de Plunket, L’Écologie de la Bible à nos jours, op. cit., p. 255. 4 Cf. texte de Benoît XVI cité par P. de Plunket, L’Écologie de la Bible à nos jours, op. cit., p. 257. 5 Cf. Ibid., p. 259.

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142

mette en place des voies efficaces selon : la subsidiarité, la solidarité et la responsabilité. La

cible du pape, ce sont, sans aucun doute, les sociétés industrialisées incapables de styles de vie

respectueux de l'environnement, et les gouvernements des pays riches qui ne réussissent pas à

insérer dans leurs vraies priorités la sauvegarde du territoire et de ses ressources.

Le 2 septembre 2007, devant 500 000 jeunes catholiques rassemblés au sanctuaire de

Lorette dans le centre de l'Italie, le pape Benoît XVI les invite au courage et à la confiance et

leur lance un appel à protéger, aimer et respecter la Création de Dieu. La planète, dit-il, est

menacée d'un déclin irréversible si rien n'est fait. Il faut sauver la Terre d' « une forme de

développement » qui ignore le « délicat équilibre de la nature ». Dans le sillage de Jean-Paul

II, il invite également les jeunes à résister à la course à la consommation.

Le 9 septembre 2007, une semaine plus tard, Benoît XVI est en Autriche. Dans la

cathédrale de Vienne, il prononce une homélie désignant les interventions humaines comme la

cause des dangers menaçant la Création. Le 16 septembre 2007, à Castel Gandolfo, célébrant

le 20e anniversaire du Protocole de Montréal contre les chlorofluocarbures, le pape se félicite

de cet accord « sur les substances qui provoquent des dommages à l'homme et à l'écosystème ».

Le dimanche suivant, 23 septembre 2007, il commente la parabole de l'intendant malhonnête

(Lc 16, 1-13) :

L'urgence de la faim et l'urgence écologique dénoncent, avec une évidence croissante,

que la logique du profit augmente la disproportion entre riches et pauvres et la ruineuse

exploitation de la planète ! Lorsque, au contraire, prévaut la logique du partage, et de la

solidarité, il est possible de corriger la route et de l'orienter vers un développement équitable et

durable.1

Cette fois-ci quelques adjectifs viennent qualifier le développement : équitable et

durable. Ce sont les termes employés pour la première fois dans la rencontre de Rio de Janeiro

pour désigner une nouvelle manière de se rapporter à la nature. Il faut une écologie durable

et/ou soutenable, disaient les participants au Sommet de la Terre. Mais, peut-on parler d’un

développement « équitable et durable » ? Peut-il y avoir un développement équitable et durable

dans le sens d’une croissance toujours exponentielle ?

Le 16 octobre 2007, Jacques Diouf, directeur de la FAO, reçoit un nouveau message du

pape concernant la faim. Le fait que des millions de personnes n'ont pas à manger est pour

Benoît XVI une violation de la dignité humaine, imputable en grande partie à des

1 Cité par P. de Plunket, L’Écologie de la Bible à nos jours, op. cit., p. 266-267 sans la référence précise.

Page 142: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

143

comportements humains qui provoquent la détérioration de situations sociales, économiques et

humaines. Le 1er janvier 2008, lors de la journée mondiale de la paix, le pape démontre que la

paix des nations, l'état de la planète et la pauvreté des hommes forment un ensemble, que l'on

ne peut aborder ces questions séparément et que le premier souci doit être de ménager les pays

pauvres. A New York, le 13 février 2008, le nonce apostolique Celestino Migliore,

ambassadeur de Benoît XVI, prend la parole sur le thème : Affronter les changements

climatiques : les Nations unies et le monde à l’œuvre. Quelques pistes sont proposées :

Mettre en commun les ressources permet aux initiatives d'être financièrement

accessibles à la plupart des pays, et d'aider ceux qui sont moins équipés à poursuivre leur

développement sans négliger leur environnement, […] une attitude qui se révèle d'autant plus

cruciale si l'on considère que l'utilisation de ''technologies propres'' est, dans le développement

durable, un élément particulièrement important... Pour aider les pays en voie de développement

à éviter les erreurs que d'autres ont commises par le passé, les pays hautement industrialisés

devraient partager avec eux ce type de technologies.1

Quelques idées qui mettent en relation Dieu, l’homme et le cosmos, bien que l’homme

reste toujours le centre, verront le jour peu à peu ; malheureusement elles ne seront pas encore

déployées. Le désir dudit développement hante l’esprit de tous.

Le pontificat de François démarre sous le signe de l’écologie. En effet, le fait même

d’avoir choisi comme nom « François » renvoie à celui qui a été choisi par le pape Jean Paul II

comme le patron de l’écologie, à savoir « François d’Assise ». Dès le début même de son

pontificat a été annoncée la publication d’une encyclique sur le sujet. Elle a vu le jour, en effet,

à Rome, le 24 mai 2015. Dans ce document, le pape s’adresse « à chaque personne qui habite

cette planète »2 et non pas seulement aux fidèles chrétiens ; son but principal est de dialoguer

avec tous les hommes au sujet de la maison commune qui est la planète terre. La préoccupation

du pape est celle d’unir toute la famille humaine dans la recherche « d’un développement

durable et intégral »3. Le mirage du développement ne semble pas avoir disparu de l’horizon,

même si maintenant il est accompagné de l’attribut « intégral ». Cette encyclique veut être un

appel à une « nouvelle solidarité universelle »4 ; c’est bien ce que le pape appelle « la grandeur,

l’urgence et la beauté du défi »5.

1 Ibid., p. 271. 2 Pape François, lettre encyclique Laudato si’, sur la sauvegarde de la maison commune, n. 3. Nous utilisons le

texte français publié par Artège, 2015. 3 Ibid, n. 13. 4 Ibid., n. 14. 5 Ibid., n. 15.

Page 143: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

144

Le message du pape est développé dans six chapitres. Le premier fait une présentation

sommaire de « ce qui passe dans notre maison », c’est-à-dire les changements que tous peuvent

observer dans notre entourage. Ces changements sont associés à « l’intensification des rythmes

de vie et de travail »1. La perception du temps a donc changé, et ce bouleversement rapide et

constant n’est pas orienté vers le bien commun, ni vers le « développement humain, durable et

intégral », expression chère au souverain pontife. La description faite par le pape n’a rien de

surprenant, elle correspond à ce que l’on connaît. Ce qui pourrait être étonnant, c’est le souci

particulier pour les générations futures et la critique faite contre ceux qui détiennent plus de

ressources et de pouvoir économique et politique. Le modèle actuel de développement est mis

en question. La réaction politique internationale est faible et frappante. Les Sommets

mondiaux ont été un échec évident. Le pape fait un mea culpa en disant que c’est l’être humain

lui-même, tous les hommes et toutes les femmes d’hier et d’aujourd’hui, qui sont fautifs.

Nous trouvons dans ce premier chapitre une idée intéressante, absente nous semble-t-il,

dans la pensée et le discours catholiques précédents, à savoir celle qui dit que toutes les espèces

ont « une valeur en elles-mêmes »2. Est-ce un premier pas vers le dépassement de

l’anthropocentrisme débridé (ou « dévié », comme dit le pape) ? L’être humain peut toujours

être en proie au pouvoir, c’est pourquoi François invite à prêter attention à « la vraie sagesse »,

fruit non pas de la connaissance scientifique ou académique, mais de la réflexion, du dialogue

et de la rencontre. L’emphase faite sur les relations attire particulièrement notre attention :

« tout est lié », dit le pape dans presque toutes les pages de ce document.

Le deuxième chapitre aborde les convictions de la foi chrétienne. C’est une invitation

au dialogue entre la science et la sagesse religieuse. Dans ce chapitre, le pape fait mention sans

les citer explicitement, aux accusations lancées contre la pensée judéo-chrétienne (Lynn White,

Jr et autres ?) et reprend de nouveau les récits de la Genèse. Il invite à oublier une interprétation

erronée de ces textes en disant que « nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait

d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une

domination absolue sur les autres créatures »3, bien au contraire, ces textes renvoient aux

relations fondamentales entre Dieu, le prochain et la terre. Face à un horizon sombre et

pessimiste, le pape François garde une perspective positive : « Il suffit d’un être humain bon

pour qu’il y ait de l’espérance »4 ; cela lui permet d’affirmer que l’injustice n’est pas invincible.

1 Ibid., n. 18. 2 Ibid., n. 33. 3 Ibid., n. 67. 4 Ibid., n. 71.

Page 144: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

145

Dans ce deuxième chapitre, l’auteur introduit la notion de « vertus écologiques » en relation

avec la communion universelle ; « tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens

invisibles, et formons une sorte de famille universelle ».1 Dans ce chapitre est aussi développée

très brièvement (nous le regrettons !) une perspective trinitaire, avant de passer au chapitre

suivant.

Le troisième chapitre de l’encyclique dit de manière claire et explicite où se trouve la

racine de cette crise écologique. Dans le chapitre précédent le pape a reconnu que tous les

hommes et toutes les femmes sont fautifs. Dans ce chapitre, il reconnaît que la racine de la

crise écologique est humaine. C’est paradoxalement le paradigme technocratique dominant qui

nous a mis dans cet embarras. Avec beaucoup de lucidité, le pape affirme que « jamais

l’humanité n’a eu autant de pouvoir sur elle-même et rien ne garantit qu’elle s’en servira

toujours bien, surtout si l’on considère la manière dont elle est en train de l’utiliser ».2 La thèse

du pape François est que le progrès technologique n’a pas été accompagné d’un développement

humain en valeurs et en responsabilité. On pourrait se demander, à ce propos, si c’est la société

qui fait l’être humain ou le contraire, l’humain qui fait la société. Est-ce l’homme vertueux qui

construit une société vertueuse ou bien faut-il croire, avec J. Ellul, que la société technologique

contemporaine a atteint un tel degré d’autonomie qu’elle commande l’être humain ? Dans ce

troisième chapitre nous trouvons une critique farouche de la société technocratique et

consumériste. Le pape François ne semble pas croire que la technologie va nous apporter la

solution (n. 109). Celle-ci viendra d’un regard et d’une politique différents, d’un programme

éducatif, d’un style de vie et d’une spiritualité autres qui constitueraient une résistance face à

l’avancée du paradigme technocratique. Il faut avant tout prendre conscience du problème et

du caractère relationnel de la réalité : « on ne peut pas envisager une relation avec

l’environnement isolée de la relation avec les autres personnes et avec Dieu »3. Tout est lié.

Terminons la présentation de ce texte en mentionnant quelques idées du quatrième

chapitre qui a pour titre : « Une écologie intégrale », noyau, croyons-nous, du message du pape.

C’est, en effet, parce que tout est intimement lié qu’il faut parler d’une écologie intégrale. La

nature et l’être humain ne sont pas disjoints, ils appartiennent tous deux à la même et seule

réalité. Si tout est lié, il faut donc prêter attention à l’état de l’économie (écologie économique)

et aux institutions de notre société (écologie sociale). La solution aux problèmes écologiques

1 Ibid., n. 89. 2 Ibid., n. 104. 3 Ibid., n. 119.

Page 145: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

146

doit inclure la perspective des droits des peuples et des cultures. L’écologie intégrale dont le

pape François entend parler aborde toutes ces questions. Il faut améliorer la qualité de la vie

humaine pour que l’on puisse trouver une solution satisfaisante. Pour ce faire, il faut accepter

que le corps humain soit mis en relation avec le grand corps qu’est la nature. Dans ce chapitre

le pape aborde aussi la vielle question de la justice, en relation cette fois-ci avec les générations

futures : il nous faut une « solidarité intergénérationnelle ».1

Les deux derniers chapitres de l’encyclique donnent, d’une part, quelques lignes

d’orientation et, d’autre part, les perspectives d’une éducation et d’une spiritualité écologiques.

Résumons : l’encyclique du pape François fait une lecture ample et critique de la

question écologique. Il introduit un certain nombre de questions qui se trouvent sans doute à

l’ordre du jour, mais fait aussi une nouvelle lecture de questions qui ont été traitées par le passé.

Le pape rejoint la perspective communautariste qui fait de la planète une famille inséparable et

indivisible, tout en respectant l’autonomie de tous les êtres. Le mirage du développement reste

présent, même si le regard porté sur la société contemporaine de consommation est

profondément critique. Nous saluons la perspective relationnelle développée par le pape, et

basée sur une théologie trinitaire qui n’est malheureusement pas abordée en profondeur. Nous

recevons l’expression « tout est lié » qui revient dans cette encyclique comme un refrain, et

qu’on pourrait rapprocher, comme nous allons le voir, de la proposition de R. Panikkar.

2.4.4.4 Le « Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise »

Le Concile Vatican II avait souhaité « la création d'un organisme de l'Eglise universelle,

chargé d'inciter la communauté catholique à promouvoir l'essor des régions pauvres et la justice

sociale entre les nations » (Gaudium et Spes n. 90). En réponse à ce désir, le 6 janvier 1967,

par le Motu Proprio2 « Catholicam Christi Ecclesiam », le Pape Paul VI créait la « Commission

Pontificale Justitia et Pax ». Après une période probatoire de dix ans, la Commission reçoit du

Pape Paul VI son statut définitif par le Motu Proprio « Justitiam et Pacem », du 10 décembre

1976 et le Pape Jean-Paul II la transforme en Conseil Pontifical, le 28 juin 1988, tout en

confirmant ses orientations générales.

1 Ibid., n. 159. 2 Du latin « De son propre chef » ; c’est un document émanant du Pape lui-même et contenant une loi qui modifie

et parfait la Constitution Apostolique ; cf. Encuentro informativo de actualización, Sala Stampa della Santa Sede,

8 de marzo de 2013, P. Federico Lombardi S.J.

Page 146: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

147

Cette Commission va promulguer en 2004 le Compendium de la doctrine sociale de

l’Eglise1 y consacrant un chapitre entier à l'action écologique considérée comme un devoir pour

tous, spécialement pour ceux qui croient en Dieu : « C'est une responsabilité qui doit mûrir à

partir de la globalité de la crise écologique actuelle, et de la nécessité […] de l'affronter

globalement, dans la mesure où tous les êtres dépendent les uns des autres dans l'ordre universel

établi par le Créateur » (§466). En plus, agir pour l'environnement est, pour ce document, une

« responsabilité que les générations présentes ont envers les générations à venir », et cela exige

de nouvelles normes juridiques et « un changement effectif dans les mentalités et les styles de

vie » (§468). Changement donc au niveau juridique mais aussi de la vie personnelle. Pour ce

faire, le texte propose de rester vigilants envers « les rapports entre l'activité humaine et les

changements climatiques », car « le climat est un bien qu'il faut protéger et il faut que, dans

leurs comportements, les consommateurs et les agents d'activités industrielles développent un

plus grand sens de responsabilité ». De plus, il ne faut pas s'en remettre à l'économie de marché

parce que : « la protection de l'environnement ne peut pas être assurée uniquement en fonction

du calcul financier des coûts et des bénéfices. L'environnement fait partie de ces biens que les

mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon

adéquate » (§470).

Le texte parle de faire face à la crise d’une manière globale et à la lumière du principe

d’interdépendance et de responsabilité, ce qui est sans doute un pas fondamental dans

l’incorporation du cosmos dans la réflexion. La crise suppose également plus que le simple et

important recyclage, il faut surtout changer de mentalité et de style de vie, c’est-à-dire la façon

d’être au monde. Comment y arriver ? Il faut rester éveillé et prêter attention à l’activité

industrielle et à la consommation. La responsabilité étant reléguée au domaine personnel, reste

encore à tisser un lien évident et clair entre l’homme, la nature et Dieu, et examiner comment

l’institution ecclésiastique y participe ; le cosmos est encore vu comme un bien dont l’homme

peut se servir, même si c’est de manière responsable.

Cela étant dit, il est particulièrement important et significatif d’interroger la doctrine qui

émane des conférences épiscopales latino-américaines sur notre sujet. Cela pour deux raisons

fondamentales : tout d’abord et tout simplement, vu le fait de notre appartenance à ce continent

1 Conseil Pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise. Paris : Cerf/Bayard/Fleurus-

Mame, 2005.

Page 147: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

148

et encore plus important, compte tenu du fait que la théologie latino-américaine a été

particulièrement sensible à la question de la justice, il nous intéresse de regarder de près si un

lien a été fait entre cette justice prônée et défendue et la protection de la nature. Nous avons

déjà vu que la question est traitée aussi bien par la théologie anglophone que latino-américaine ;

la question est maintenant de savoir si les Eglises en ont tenu compte dans leur doctrine et leur

pratique.

2.4.4.5 Les Conférences Episcopales Latino-américaines

A. Medellín (Colombie, 1968)

Le rassemblement de Medellín en 1968 n’a pas touché directement le thème écologique,

car les préoccupations étaient autres. En revanche, les références au développement y

foisonnent. En effet, il y est fait mention du développement qui transforme le continent latino-

américain, plus concrètement l’homme. Ce thème, nous venons de le voir, a été abordé par

Jean-Paul II et intéresse particulièrement l’Eglise latino-américaine. Si le développement est

le nouveau nom de la paix, le sous-développement du continent est une atteinte évidente à la

paix. La conférence affirme ainsi qu’il n’y a point de paix sans justice.1

Le document aborde, comme on pouvait s’y attendre, la théologie de la création. Le

Dieu qui a créé l’homme à son image et ressemblance, a aussi créé la terre et tout ce qu’elle

contient pour le bien et profit de tous. On y découvre, très tôt, l’importance d’une utilisation

responsable et équitable des biens créés. L’injustice commence donc par un néo-colonialisme

qui ne permet pas à tous les hommes de profiter des ressources naturelles.

Les évêques réunis à Medellín voient le processus d’industrialisation comme

irréversible et nécessaire en même temps. Ils affirment que c’est moyennant cette

industrialisation que les hommes atteindront un niveau de vie plus élevé. Or, l’expérience

montre que ce n’est pas ainsi le cas.

Bien qu’il y soit mentionné l’existence d’une commission de justice et paix, la question

écologique n’y figure pas encore.

1 Segunda Conferencia General del Episcopado Latinoamericano, Documentos de Medellín. San José : Ludovico

Editorial, 1969, p. 19.

Page 148: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

149

La question de la croissance démographique a aussi été abordée mais sans un rapport

évident aux problèmes écologiques. Une fois encore, c’est grâce au développement que le

problème sera surmonté. Les prélats semblent mettre leurs espoirs dans un développement qui

pourrait advenir si un certain nombre de conditions s’accomplissaient.

Il y est aussi fait mention de la société de consommation. On parle pareillement de la

famille et de l’éducation mais elles ne semblent pas être concernées par la crise écologique. Ni

d’ailleurs non plus les prêtres et les agents pastoraux.

Par conséquent, bien que dans ce document soient mentionnées un certain nombre de

problématiques qui plus tard seront associées à la crise écologique, le rapprochement n’est pas

encore fait. Il n’empêche que le fait qu’elles y soient nommées permet d’entrevoir une réalité

qui deviendra de plus en plus évidente, comme cela va apparaître dans les prochaines

rencontres.

B. Puebla (Mexique, 1979)

Les lignes théologiques qui ont marqué le rassemblement de Puebla en 1979 étaient la

communion et la participation : d’un côté, restaurer et approfondir la communion des Eglises

et, de l’autre côté, la participation dans l’Église et dans la société. Concernant notre sujet de

recherche, même s’il n’a pas été directement abordé, quelques mentions isolées y sont tout de

même faites : Puebla semble être un peu plus sensible à la problématique écologique que les

rencontres précédentes et cela n’est pas étonnant puisque l’on est déjà dans les années du réveil

écologique.

En effet, déjà dans le troisième paragraphe, les évêques se demandent ce que l’Église

peut offrir « dans le contexte des graves et complexes questions de notre société ». Tout de

suite après sont abordées les thématiques récurrentes aux synodes : la famille, la jeunesse, la

pauvreté, la justice, la pastorale, entre autres. Dans cette ligne, le §8 mentionne, en passant, le

gaspillage et l’exploitation. Les évêques demandent non seulement aux pays développés de ne

pas empêcher – le voilà qui revient – le développement des pays latino-américains, mais aussi

de « respecter nos ressources naturelles ».1 Le mirage du développement qu’ils semblent tant

vouloir, est accompagné cette fois-ci d’un reproche : le respect des ressources naturelles de

1 Tercera Conferencia General del Episcopado Latinoamericano, Puebla. La evangelización en el presente y en el

futuro de América Latina. [s.l.] : CELAM, 1979, §8.

Page 149: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

150

cette terre. En lisant entre les lignes, on pourrait penser que les évêques souhaitent que ces

ressources soient préservées pour que les pays latino-américains les utilisent dans le but

d’atteindre le développement tant recherché.

Il est intéressant de noter que, dans le §19, le document mentionne l’importance que la

terre a pour les peuples indigènes. Le texte confirme la présence d’un réveil en ce qui concerne

le respect des peuples autochtones et de leurs traditions, notamment l’attachement à la terre.

Dans le cadre du scandale que représente la brèche de plus en plus grande entre riches et

pauvres, contraire au plan de Dieu, les évêques parlent, dans le §28, de la Création. La pauvreté

est contraire aux fins de la création divine et contraire aussi à l’humanisme authentique (§30).

Une constatation est aussi faite (§50) : la croissance économique et le développement

n’impliquent pas forcément justice et paix. Bien au contraire, le développement ne respecte

pas les cultures autochtones (§52), mais porte les gens vers un consumérisme exagéré (§56).

Ces critiques vont croître progressivement.

Nous retrouvons, encore une fois, l’invitation à considérer l’homme comme le centre

(§56), alors que les systèmes économiques actuels ne l’ont pas fait. Les évêques considèrent

(§76) les changements dus au développement comme les responsables des problèmes. Si le

développement était vu auparavant comme la seule sortie de secours, il n’est plus considéré

comme la seule réponse aux problèmes. Voici qu’un pas important a été fait. Le faux discours

sur le développement a été repéré.

Un peu plus loin, dans le §130, une référence explicite aux problèmes écologiques voit

le jour : « Nous avons conscience de la limitation des ressources naturelles et de la nécessité de

les rationaliser » ; cette mention s’inscrit dans le cadre de la recherche de croissance des pays

pauvres et des limitations que les pays riches imposent.

Alors que le §136 rapporte le désir du peuple de participer au développement de la

science et de la technologie, le §138 met en évidence le fait que les biens réels du monde

deviennent source de conflits.

Comme partout dans les documents de l’Eglise catholique, le §169 parle de l’homme,

créé par Dieu à son image, et centre de préoccupation des évêques.

Le §386 s’avère intéressant pour notre propos, car il donne une définition de la culture

qui attire notre attention ; elle est « manière particulière […] de cultiver sa relation avec la

nature, entre soi-même et avec Dieu ». Non seulement il est fait mention de la nature mais on

Page 150: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

151

la met, pour la première fois, en relation étroite avec l’homme et Dieu. C’est, sans doute, un

autre pas significatif dans cette recherche de cohésion.

Plus loin, le §492 reprend l’idée d’une création au service de l’homme, de tout homme :

« Les biens et richesses du monde, de par son origine et nature, selon la volonté du Créateur,

sont pour l’utilité et profit de tous les hommes et peuples. Ainsi, tous les hommes ont un droit,

primaire et fondamental, absolument inviolable, d’utiliser solidairement ces biens, dans la

mesure où c’est vraiment nécessaire, et pour la réalisation de la dignité humaine ». Une

utilisation pour l’homme, certes, mais dans la responsabilité, l’équilibre et la justice. C’est le

non-respect de cette harmonie qui provoque la dévastation et l’épuisement des ressources

naturelles, fruit, de surcroît, de l’industrialisation sans contrôle (§496). Une fois de plus, il faut

réviser la manière dont nous consommons. Dans ce sens, le §1240 invite les scientifiques, et

tous ceux qui font advenir la technologie, à manifester un vrai amour pour la vérité et à dominer

la terre afin d’éviter l’hédonisme et la technocratie.

Si Puebla n’a traité la question écologique qu’au passage, le rassemblement de Santo

Domingo, en 1992, l’a prise en compte sans ambages en lui consacrant tout un chapitre dans le

document final. En effet, la Conférence Épiscopale réunie à Santo Domingo, qui porte comme

titre « Entre la peur et l’espérance », marque un moment important dans la réflexion de l’Église

latino-américaine, car elle fait sien le sujet en explicitant la préoccupation pour les abus commis

vis-à-vis de la nature.

C. Santo Domingo (Saint Domingue, 1992)

Dans le §8 de la première partie du chapitre I, qui veut être une profession de foi, il est

dit que l’homme a été créé bon, à l’image de Dieu et comme responsable de la création ; mais

le péché a fait qu’il devienne l’ennemi de Dieu et qu’il se retrouve divisé en lui-même. Il oublie

la solidarité avec le prochain et détruit l’harmonie de la nature… il devient ainsi un prédateur

de l’environnement. La crise écologique trouve donc sa cause dans le péché de l’homme.

C’est dans la section 2.2.2 du chapitre II sur la promotion humaine que le document va

développer davantage et explicitement la question écologique. L’argumentation est toujours la

même : Dieu a tout fait par sa Parole et par l’Esprit (Gn 1, 2), mais l’homme rompt l’alliance

par son péché. Après avoir fait un état des lieux, les défis pastoraux sont mentionnés, sans

oublier de rappeler la gravité de la situation.

Page 151: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

152

En Amérique Latine et aux Caraïbes, les grandes villes sont malades (§169). Dans les

zones rurales, les populations indigènes et les agriculteurs perdent leurs terres. L’Amazonie et

d’autres endroits voient disparaître les forêts. Face à la crise, on a proposé le développement

soutenable comme réponse. On prétend ainsi conjuguer croissance économique et limites

écologiques. Les évêques se demandent si cela est opportun, qui doit « payer la facture » et à

qui bénéficie cette proposition. Il est évident que c’est un développement qui ne bénéficie qu’à

une minorité. Les timides insinuations que l’on trouve dans Puebla sont maintenant explicitées.

Le développement est une illusion.

Il faut donc une éthique écologique qui implique l’abandon d’une morale utilitariste et

individualiste. Cette éthique postule le principe de l’universalité des biens de la création et la

promotion de la justice et de la solidarité.

Le document insiste sur l’importance de la rééducation des enfants aux valeurs de la vie

et à l’interdépendance des écosystèmes. Pour la première fois il est fait mention explicite de la

vie comme un tout, invitant à cultiver une spiritualité qui récupère le sens de Dieu, présent dans

la nature. Il faut une nouvelle relation, établie par le mystère de l’Incarnation. Sans doute une

réflexion théologique plus approfondie et mûre se trouve comme toile de fond de Santo

Domingo.

La crise écologique a généré un dialogue important qu’il faut maintenir. Un

questionnement opportun est fait de la richesse et du gaspillage. Les évêques lancent une

invitation à apprendre des pauvres la simplicité, la sobriété et le partage. Les peuples indigènes,

eux aussi, nous apprennent à aimer, à respecter et à préserver la nature. Voici un sujet important

qu’aussi bien l’Eglise catholique que d’autres secteurs, croyants et non-croyants, semblent

vouloir promouvoir : la vie simple et sobre.

Le §170 invite à approfondir le message du Saint Père sur une écologie humaine et à

impulser le dialogue avec le Nord dans la ligne de François d’Assise.

La section 2.2.3, §171 a pour titre « La terre don de Dieu ». La terre appartient à Dieu

et a été confiée à l’homme comme un don (Ps 24, 1). Invitation est faite à se rappeler que

l’homme est administrateur et non pas propriétaire. Il y a donc des limites à respecter, en

fonction de la justice et du droit que tous ont des biens de la création.

Dans le paragraphe qui suit (172), il est fait mention de deux attitudes ou mentalités vis-

à-vis de la terre : d’une part, la perspective indigène qui a un sens intégrateur ou communautaire

Page 152: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

153

de la vie où les hommes se sentent en communion avec les autres, la nature et Dieu lui-même.

La relation avec la terre est donc caractérisée par le respect. D’autre part, une vision mercantile

qui considère la terre comme un réservoir, générant l’exploitation et l’épuisement des

ressources.

Les §174-177 mentionnent les défis pastoraux ainsi que les lignes de travail. Les défis

se rapportent à la répartition équitable de la terre, sachant que là où il y a eu plus de

développement ou de modernisation, il y a aussi eu plus d’injustice. Finalement, le document

invite les responsables pastoraux à s’engager dans la vie politique pour aider à rendre présente

la vision chrétienne. Les évêques invitent également à réaliser un travail de réflexion

théologique conséquent. Pour eux, le péché, c’est la mentalité du marché capitaliste ou de

l’économie de marché qui devient une chose en soi, absolue, générant pauvreté et injustices

ainsi qu’une mentalité de consommation égoïste et individualiste.

Il devient donc évident que la question écologique prend, progressivement, une place

préférentielle dans les documents de la Conférence Générale de l’Episcopat Latino-américain ;

cela est encore plus évident dans le dernier rassemblement qui s’est déroulé à Aparecida (Brésil)

en 2007.

D. Aparecida (Brésil, 2007)

En effet, dans ce document, cette matière occupe un lieu central, à côté d’autres comme

la famille, l’éducation, la formation des missionnaires, les vocations, entre autres. C’est, à vrai

dire, un thème transversal. Déjà dans l’introduction (§13), on nous présente la métaphore des

deux chemins : l’un de vie et l’autre de mort. Les chemins de mort font gaspiller et dilapider

les biens reçus de Dieu. Une culture sans Dieu, orientée par les idoles du pouvoir, de la richesse

et du plaisir conduit vers la mort, contre l’homme lui-même.

Dans le Chap.1, le §20 mentionne les grands changements dont nous sommes tous

témoins, tout en faisant allusion à la théologie de la création (§28). Nous venons de Dieu mais

le péché a fait que ce dessein d’amour soit taché. Plus explicitement, dans le Chap.2, les

évêques mentionnent les changements globaux, produits de la science et de la technologie, avec

la capacité de manipuler génétiquement la vie même des êtres vivants. Les prélats sont

préoccupés par le fait que les traditions ne soient plus transmises de génération en génération

Page 153: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

154

car cela touche le noyau des cultures. C’est une allusion explicite au problème de la

transmission du Logos dont parlait Gesché, comme nous l’avons mentionné.

Le §44 est important. La conception globale de l’être humain s’estompe peu à peu, ainsi

que sa relation avec le monde et avec Dieu. De nouveau nous voyons apparaître la relation

Dieu, homme, monde, importante pour notre propos. Le §45 met la science et la technologie

au service du marché avec les seuls critères d’efficacité, de rentabilité et de fonctionnalité,

créant une nouvelle vision de la réalité et détruisant ce qui est vraiment humain. Le §46 rappelle

le mépris des cultures locales, l’indifférence de l’autre, ainsi que les relations humaines

considérées, elles aussi, comme un objet de consommation. Les évêques invitent, cette fois-ci,

à une globalisation plus solidaire, juste et respectueuse des droits humains (§64). La question

qui plane est de savoir si, dans une globalisation quelconque, la solidarité, la justice et le respect

sont possibles. La globalisation n’entraîne-t-elle pas forcément la disparition des différences,

aussi bien religieuses que culturelles et spirituelles ? A notre avis, il semblerait plutôt pertinent

de critiquer la notion de globalisation.

Le §66 est particulièrement important car il mentionne la subordination de la

préservation de la nature au développement économique ; les conséquences sont évidentes :

épuisement des réserves d’eau et d’autres ressources naturelles, contamination de l’air,

changement climatique. L’Amérique Latine est particulièrement touchée par le réchauffement

de la terre et par le changement climatique produit, notamment, par le style de vie des pays

industrialisés.

Toujours dans ce chap.2, la section 2.1.4 est intitulée Biodiversité, écologie, Amazonie

et Antarctique. Le §83 affirme ce qui est bien connu : le continent américain contient la plus

grande diversité de la planète ; en outre, les peuples et les cultures du continent possèdent une

riche connaissance sur l’utilisation soutenable des ressources naturelles, mais ils sont victimes

des expropriations intellectuelles illicites et des brevets faits par les industries pharmaceutiques

et de biogénétique, générant vulnérabilité pour les indigènes et les agriculteurs. La nature est

ainsi agressée, les eaux sont traitées comme si elles étaient une denrée négociable (§84).

Vient ensuite, une série de constatations : d’abord, l’Amazonie et l’internationalisation

de cette région par les intérêts économiques des puissants (§85-86), mais aussi le dégel de

l’Arctique qui impacte la flore et la faune (§87) et le réchauffement global affectant les glaces

de l’Arctique qui maintiennent l’équilibre du climat du monde. Face à la nature menacée, Jésus

nous invite à garder la terre pour qu’elle puisse nous abriter et nous protéger (§113).

Page 154: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

155

La Section 3.5, intitulée La bonne nouvelle du destin universel des biens et écologie,

aborde le sujet dans une perspective plus théologique. Le §125 dit que Dieu a fait toutes les

choses pour tous. La création y est présentée comme une preuve de l’amour providentiel de

Dieu. L’être humain doit prendre soin de cette création et la transformer pour qu’elle soit source

de vie pour tous. Malheureusement, l’homme menace et détruit la nature. La terre est notre

maison, le lieu de l’Alliance de Dieu avec les êtres humains et toute la création. Suit une

affirmation radicale : Ne pas faire notre devoir est une offense à Dieu créateur et un attentat

contre la biodiversité et contre la vie. L’attentat vis-à-vis de la nature est considéré dorénavant

comme une offense à Dieu. Il faut, en conséquence, promouvoir une écologie humaine ouverte

à la transcendance, qui respecte la personne et la famille, la nature et les villes (§126). Et,

puisque les ressources sont limitées, leur utilisation doit être régulée selon un principe de justice

distributive, tout en respectant un développement soutenable. On passe d’un

« développement » tout court, à un « développement soutenable ». Est-ce la solution ?

Probablement pas même si c’est un pas important, comme nous le verrons plus loin.

Le chap. 6 explicite ce qui avait déjà été dit entre les lignes dans les conférences

antérieures. En effet, le §240 présente la Trinité comme modèle de communion pour sortir de

l’égoïsme. Pour la première fois, la doctrine trinitaire est proposée comme référence alors

qu’elle avait été absolument oubliée. Nous y reviendrons, notamment dans la deuxième partie

de notre travail.

Dans le chap. 9, section 9.8, qui a pour titre Le soin de l’environnement, le §470 invite

à rendre grâce à Dieu pour le don de la création. Dieu a constitué l’homme gardien et cultivateur

(d’après Gn 2, 15) de la terre. La nature est notre héritage (§471) et doit être protégée comme

lieu de coexistence. C’est à l’être humain de veiller à ce que cela soit fait, c’est sa

responsabilité. Les intérêts économiques des puissants ne doivent pas prédominer, il faut livrer

aux générations futures un monde habitable. L’exploitation irrationnelle génère gaspillage et

mort (§473). L’actuel modèle économique est responsable, dans sa course vers la richesse,

lorsqu’il passe au-dessus de la vie des personnes et des peuples.

Finalement, dans le §474 les évêques font une série de propositions et d’orientations que

nous mentionnons :

- Évangéliser afin de découvrir le don de la création pour exercer une primauté

responsable. Il est intéressant qu’on associe maintenant la question écologique à

l’évangélisation.

Page 155: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

156

- Accompagner les populations menacées par le développement déprédateur et aider à

trouver une distribution équitable de la terre, de l’eau et des espaces urbains.

- Chercher un modèle de développement alternatif, intégral et solidaire basé sur une

éthique de la responsabilité et qui ait pour fondement l’évangile de la justice, la

solidarité et le destin universel des biens qui dépasse la logique utilitariste et

individualiste.

- Promouvoir des politiques publiques et la participation citoyenne qui garantissent la

protection, la conservation et la restauration de la nature.

- Rester attentif, exercer la surveillance et le contrôle social par rapport à l’application

dans les pays des standards internationaux.

En guise de conclusion on pourrait avancer qu’il semble évident que la prise de

conscience par rapport à la crise écologique a été progressive, atteignant son point le plus haut

dans le dernier document d’Aparecida. Sans aucun doute, un long chemin a été fait depuis la

Conférence de Medellín, une sensibilité vis-à-vis de la création a peu à peu vu le jour, et est

présente de nos jours, tout au moins dans les documents, car la pratique pastorale est encore

très limitée.

Le développement, tant prôné par les puissances régnantes, semble aussi être le but

recherché ou souhaité par les évêques pour le peuple latino-américain, bien que le discours ait

changé progressivement vers un soi-disant développement soutenable. Ceci, ainsi que la notion

de globalisation qui veut faire de la planète une chose homogène, mériterait une critique plus

sérieuse.

Il faut également soulever que, si les documents de l’Eglise catholique ont

manifestement fait des pas importants dans la direction de la défense de la nature et de

l’intégration de l’être humain dans l’ensemble Dieu-Homme-Monde, la pratique est encore

faible. La pastorale de l’Eglise catholique reste encore très loin de ce qui est fait par d’autres

Eglises, expressions religieuses et spiritualités.1 Il faudrait se demander pourquoi ?

1 Il faut mentionner que plusieurs diocèses en France, en Allemagne et un peu partout ailleurs, essaient de faire de

la problématique écologique une question transversale. Il vaut la peine de citer ici un document produit par

l’association suisse « oeku », Eglise et environnement, à savoir, K. Aufdereggen (ed.), Paroisses vertes. Guide

Page 156: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

157

La crise écologique a obligé à se poser de nouvelles questions, certes, mais aussi à revoir

des thèmes classiques comme, par exemple, la place de l’homme dans le cosmos. Bien que les

sciences dures affirment l’absolue nécessité et primauté de la méthode scientifique, il faut sans

crainte assurer que la communication avec l’univers ne s’établit pas seulement par le biais de

l’expérimentation. Surgit, peu à peu dans l’actualité, un sens de la complémentarité et le

renoncement au monopole moderne à déchiffrer le monde qui nous entoure. L’être humain se

trouve, lui aussi, dans un processus d’interaction avec l’univers. Tous ensemble produisent de

l’information et peuvent apprendre les uns des autres. Notre manière d’aborder le réel n’est pas

unique, nous sommes un petit moment dans un immense processus d’interaction universelle.

Ainsi, une nouvelle manière de se rapporter au monde semble voir le jour tout en

coexistant avec le paradigme classique des sciences qui sépare et distingue, au lieu de réunir et

d’harmoniser. C’est une nouvelle sensibilité envers la planète en tant que totalité. De nouvelles

valeurs surgissent, une nouvelle manière d’être dans le monde se met en place, un

comportement différent de plus en plus assumé par un plus grand nombre. C’est un nouveau

paradigme1 qui est en gestation et l’une de ses caractéristiques est la conception de la vie sur la

planète comme celle d’une « grande communauté », planétaire et cosmique.

Dans ce nouveau modèle, l’être humain ne veut plus réduire la Terre à un stock de

ressources, car elle possède son identité propre ; avec J. Lovelock, un bon nombre disent aussi

que la planète est un organisme extrêmement dynamique et complexe. Peu importe s’il s’agit

de la Pacha Mama (Grand-Mère qui nourrit) ou d’une sœur qui marche à nos côtés (tradition

juive). La raison instrumentale ne semble plus être le seul moyen de notre capacité intellective,

il existe aussi la raison symbolique et celle du cœur. A côté du logos (raison) se trouve l’eros

(vie et passion), le pathos (affectivité et sensibilité) et le daimon (voix intérieure). Connaître

est plus que dominer la réalité, c’est aussi entrer en communion.

La vision de la Terre qu’ont faite les astronautes à partir des années 60 est un bel

exemple de cette nouvelle conscience. Russel Scheickhart, de retour à la Terre, disait :

Vue de dehors, la Terre est si petite et fragile, une si jolie petite tache que l’on peut

couvrir avec le doigt. Tout ce qui a du sens, toute l’histoire, l’art, la naissance, la mort, l’amour,

la joie et les larmes, tout cela se trouve dans ce petit point bleu et blanc que l’on peut cacher

écologique à l’attention des Eglises. Genève : Labor et Fides, 2010, qui offre des propositions intéressantes pour

que les paroisses mettent en pratique un vrai souci écologique. 1 C’est bien ce que pense A. Drengson lorsqu’il affirme : « Ma thèse est que notre culture est en cours de, et a

besoin d’un changement majeur de paradigme » (My thesis is that our culture is undergoing, and is in need of, a

major paradigm shift) ; cf. A. Drengson, « Shifting Paradigms : From Tecnocrat to Planetary Person »,

Anthropology of Consciousness, 2011, Vol. 22, Issue 1, p. 12.

Page 157: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

158

avec son pouce. A partir de cela, il est clair que tout a changé, une nouvelle vie commence, les

relations ne sont plus les mêmes qu’avant.1

Une nouvelle vie commence, impossible de continuer à vivre de la même manière après

avoir fait cette expérience. C’est comme si, depuis l’espace, la Terre ne pouvait être vue que

comme faisant partie d’une seule entité, de laquelle fait aussi partie l’humanité. L’être humain

n’est pas seul sur la Terre, il n’est pas un pèlerin unique et isolé. Il est fait de poussière, de

terre ; il est la terre, expression de sa conscience de liberté et d’amour. Le destin de l’homme

est lié inséparablement à celui de la Terre et à celui du cosmos. « Nous dépendons tous des

étoiles », dit L. Boff.2

Cela étant dit, il faut rester prudents et garder une certaine distance par rapport aux

propositions qui prétendent supprimer les frontières entre les disciplines. Ainsi, J. Moltmann

dit :

Nous renonçons délibérément à une délimitation, par souci craintif de notre propre

identité, entre la doctrine théologique de la création et les sciences de la nature et leurs théories

scientifiques. Nous sommes à la recherche d’un accord entre les connaissances des sciences

naturelles et les connaissances théologiques.3

Tout semble indiquer que pour lui, l’abolition des bornes permettra aux traditions

chrétiennes de contribuer à la « recherche commune d’un monde apte à survivre »4, mais aussi

à réaliser une certaine synthèse dans la vision que l’homme a de Dieu et de l’univers. A trop

chercher un accord, quitte à oublier le désaccord, on risque de tomber dans un concordisme.

Nous affirmons plutôt une certaine indépendance entre disciplines comme le propose Jean-

Pierre Longchamp : « Non, monsieur Pierre Chaunu, le Big Bang n’est pas un ‘évènement

ressemblant fort à ce que les théologiens appellent la création’ ; sinon, demain, un de vos

héritiers affirmera la réalité de la Résurrection à l’aide de nouvelles analyses chimiques voire

atomiques du Saint-Suaire de Turin ! ».5 Il faudrait plutôt « garder ouverts les deux grands

livres, celui de la Bible et celui de la Nature et en rester au niveau des paroles qui y sont

1 M. Linfield, A dança da mutaçao. Uma abordagem ecológica e espiritual para a transformação. São Paulo :

Aquariana, 1992, p. 6 ; cité par L. Boff, Ecología : grito de la Tierra, grito de los pobres, op. cit., p. 27. 2 L. Boff, Ecología : grito de la Tierra, grito de los pobres, op. cit., p. 37. 3 J. Moltmann, Dieu dans la Création, op. cit., p. 27. 4 Idem. 5 J.-P. Longchamp, « Vers un nouveau concordisme ? Vues d’un scientifique à propos d’un livre de J. Moltmann »,

Etudes, 1990, 372, p. 103 ; cité par J. Arnould, Théologie et écologie. L’anthropocentrisme chrétien face à la crise

écologique. Mémoire de maîtrise en Théologie. Paris : Institut Catholique de Paris, 1993, p. 200, note 453.

Page 158: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

159

inscrites : c’est un dia-logue auquel l’on peut prétendre et non une fusion des deux corpus »1,

car les objectifs des uns et des autres ne sont pas les mêmes, ainsi que les situations historiques

et culturelles. Il faut retenir le logos et le cœur, la raison et la sagesse, la recherche scientifique

rationnelle et l’attitude contemplative et passionnée.

Il s’agit plutôt, à notre avis, de montrer la pertinence de considérer ensemble Dieu,

l’homme et le monde et de comprendre comment ces trois entités s’articulent ou pourraient

s’articuler les unes par rapport aux autres, que de rapprocher les disciplines au point de les faire

disparaître. Il est donc question d’unité et non pas de division, d’interaction et non pas de

répulsion ou séparation.

La « Deep Ecology » ou Ecologie Profonde, dont nous avons parlé rapidement un peu

plus haut, introduit un mouvement tout à fait particulier qui a comme but de trouver une réponse

plus intégrale au problème écologique. De ce mouvement surgiront un grand nombre de

suggestions dans presque toutes les disciplines. Il est opportun de mieux connaître cette pensée,

car la proposition de R. Panikkar – à laquelle nous allons entièrement consacrer les trois autres

parties de notre recherche – paraît prendre racine ici, tout en s’en éloignant pour élaborer sa

propre réflexion.

1 J. Arnould, Théologie et écologie. L’anthropocentrisme chrétien face à la crise écologique, op. cit., p. 200.

Page 159: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

160

Chapitre 3. … à l’éco-sophie

Autant l’éco-logie renvoyait à une réflexion – logos – suivant les principes et les

méthodes de la tradition occidentale concernant la situation de la planète, autant l’éco-sophie

fait plutôt penser à une pratique, qui veut une réponse radicale face à une crise elle-même

radicale, mais qui plonge ses racines dans une sagesse plurielle (peuples amérindiens, d’Afrique

noire et d’Amazonie mais aussi d’Orient et d’Occident). Pour les représentants de ce

mouvement, il s’agit d’aller au-delà des réponses et des pratiques considérées insuffisantes et

non pas de rejeter tout simplement la tradition humaniste occidentale.1 Il est question de

retrouver la sophie oubliée par la rationalité occidentale, car peu importante, voire inutile. Le

logos ne permet pas à lui seul d’avoir accès à la réalité, il faut aussi la sophie comprise2 comme

intuition, foi, spiritualité, bon sens, troisième œil dont parle Panikkar à la suite d’une longue

tradition patristique. Le logos et la sophie doivent aller et rester ensemble.

Les initiateurs de ce mouvement ont bu à la même source et respiré le même air que

ceux et celles de l’éco-logie. C’est certainement un véritable malaise vis-à-vis des solutions

proposées, qui les a poussés à trouver une réponse alternative. Encore plus de technologie face

à l’épuisement des ressources, cela semble une logique inappropriée. C’est la vision et donc la

manière d’être au monde qu’il faut changer. Jusqu’ici le cosmos n’a pas été vu comme un

partenaire, un compagnon de voyage, un membre de plus d’un tout inséparable, mais comme

un dépôt, un stock, d’où l’être humain tire ce dont il a besoin, non pas seulement pour satisfaire

ses besoins, mais aussi pour calmer ses désirs devenus parfois plus importants.

D’où vient ce mouvement nommé écosophie ? Qui sont ses représentants ? Quels sont

les contenus de cette pensée ? C’est à ces questions que nous allons nous attacher à présent.

3.1 La naissance d’un mouvement

Il n’est pas facile de deviner le moment où l’écosophie prend naissance, ni non plus de

dessiner son parcours, compte tenu de sa nouveauté, mais surtout de sa dispersion et du manque

1 C’est bien ce que pensent L. Larcher dans La face cachée de l’écologie, op. cit., p. 83-84 ainsi que L.Ferry dans

Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, op. cit. 2 Ce qui ne renvoie pas forcément à la religion. Voir, entre autres, les textes d’André Comte-Sponville, L’Esprit

de l’athéisme. Paris : Albin Michel, 2006.

Page 160: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

161

actuel de synthèse. Il ne serait pas faux d’affirmer que le point de départ se situe quelques

années après la naissance de l’écologie comme telle. Cependant, ce ne serait pas tout à fait vrai

non plus. La sophie et le logos ont vécu ensemble durant très longtemps, on pourrait même

affirmer, sans peur de se tromper, que la sagesse a précédé le logos.

En effet, avant que la connaissance ne s’accumule dans les textes écrits, la tradition orale

faisait circuler ce qui était le plus important pour que les communautés et les individus vivent.

Les contes et légendes, transmis de génération en génération, avaient pour fonction de

reproduire ce qui avait aidé, dans le passé, à bien vivre. Le passé était stocké dans la mémoire

qui se transmettait de père en fils. Le sage était celui ou celle qui pouvait indiquer le chemin

parce qu’il ou elle avait accumulé l’expérience de la vie. Une sélection de l’information

transmise s’imposait, bien entendu. Lorsque l’écriture apparaît, tout va être conservé au détail

près. Les sources qui conservent l’information vont devenir plus importantes que ceux ou celles

qui les transmettent, jusqu’à ce que la Modernité opère le grand changement et impose la raison

comme seule source de connaissance de la réalité. La sagesse populaire devient inutile, car les

livres vont remplir ce rôle. La sophie se trouve maintenant gardée dans les encyclopédies.

Il en va de même des peuples qui ont vécu bien avant nous sur tous les continents. Il

est particulièrement important, pour notre propos, de retrouver, dans cette recherche, la sagesse

transmise par les peuples amérindiens qui revient avec force de nos jours. Dans l’esprit de la

Modernité et sous le règne des machines qui conservent intacte l’information, la société actuelle

n’a pas senti le besoin d’avoir recours à la sagesse pour vivre. Le logos lui a suffi. Un logos

sans esprit, croyons-nous, serait une autre source de la crise écologique.

Au début de cette recherche, un tableau historique a été dressé concernant la naissance

de l’écologie, il n’est plus question de refaire ce travail. De toute évidence, l’écosophie semble

cheminer depuis son apparition au côté de l’écologie. Ainsi, depuis toujours, une réponse dans

le sens de la proposition de l’écosophie a été présente même si le nom n’existait pas encore.

Henry David Thoreau a été cité plus haut ainsi qu’Aldo Leopold et James Lovelock, pour ne

mentionner que quelques-uns. Il ne faut pas oublier non plus les peuples originaires de tous les

continents, qui vivaient en harmonie avec la nature, se sachant membres d’une famille plus

grande. Ils voyaient la Terre, voire le cosmos, comme un ensemble inséparable, comme une

communauté dans laquelle les relations des uns avec les autres sont essentielles.1

1 Ne soyons cependant pas naïfs, un bon nombre d’études a montré que certains peuples dans l’antiquité ont aussi

contribué à la déforestation et ont fait un mauvais usage des ressources naturelles. Voir, par exemple, l’intéressant

Page 161: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

162

L’être humain n’est plus un être à part, il doit se penser comme un membre d’une

communauté élargie ; il faut qu’il cesse de regarder la nature comme un stock pour soi-même.

Il faut donc dépasser l’anthropocentrisme radical.

Les spécialistes ont tendance à réduire le mouvement écosophique à la « Deep

Ecology » (Ecologie Profonde) d’Arne Næss1 dont nous allons parler un peu plus loin.

Cependant, justice doit leur être faite, il existe d’autres « mouvements » qui, sans se penser

comme tels, font référence à une sagesse qui les précède. Ainsi, le mouvement latino-américain

du « buen vivir » ou « bem viver » (« bien vivre » ou « vie bonne ») qui s’inspire de la manière

de vivre des Amérindiens. Il est présent depuis longtemps, mais a pris un plus grand élan en

1992 avec les festivités des 500 ans de colonisation. Sans mépriser d’autres initiatives2 qui ont

pu voir le jour ailleurs, nous pourrions donc diviser le mouvement écosophique en deux

branches. D’un côté, les propositions issues de l’Occident étant toujours plus proches des

milieux académiques et, de l’autre, celles des peuples orientaux – notamment le bouddhisme

mais pas exclusivement – et amérindiens dont la caractéristique principale est d’être

initialement une manière de vivre ou sagesse de vie, et ensuite un texte (logos). C’est donc le

point de départ qui change. Comme exemple de ce dernier, nous décrirons le mouvement du

« buen vivir », plus proche de la réalité de l’auteur de cette recherche, suivi de celui de la « Deep

Ecology ».

3.2 Le « Buen vivir »3

Arne Næss affirme que l’écosophie doit renvoyer à la pratique4, autrement, dit-il, il

n’existe pas de principes particuliers mais des principes généraux. L’écophilosophie propose

quelques principes généraux de base qui doivent être adaptés aux différentes situations. Le

ouvrage de J. Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Paris :

Gallimard, 2006. 1 Philosophe norvégien, né en 1912 et mort en 2009. 2 Pour plus d’informations sur d’autres mouvements en Asie et en Afrique, cf. J. A. Grim, Indigenous Traditions

and Ecology. The Interbeing of Cosmology and Community. Cambridge (Massachusetts) : Harvard University

Press, 2001. 3 Ce terme est la traduction de l’aymara jaya mara aru ou jaqiaru, suma qamaña ou sumak kawsay qui signifie

« vie en plénitude ». Cf. K. Arkonada, « Propuestas para la transición. Nuevo modelo económico y nuevo enfoque

de políticas públicas bajo el horizonte del vivir bien », K. Arkonada (coord.), Transiciones hacia el Vivir bien.

Barcelone : Icaria, 2012, p.129-130. Pour plus de détails voir Fernando Huanacuni Mamani, Buen vivir / vivir

bien. Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales andinas. Lima : CAOI, 2010, notamment le

chapitre 6. 4 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 74-75.

Page 162: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

163

« Buen vivir » en est un bon exemple, même si l’un et l’autre ne sont pas en connexion directe.

Il s’agit des expériences, des visions et des propositions de certains peuples qui ont persisté à

vivre en harmonie avec eux-mêmes et avec la nature. Il ne s’agit ni de trouver un système

d’accumulation matérielle meilleur ni de mieux distribuer la richesse. Le « Buen vivir » est un

pari radical pour un monde différent, c’est l’ « opportunité de construire collectivement une

nouvelle forme de vie »1 qui ne soit pas régie par le capital et qui n’adviendra pas avec de beaux

discours, politiques ou académiques, mais en s’engageant dans les Droits Humains et les Droits

de la Nature. La vie bonne est inséparable de l’harmonie et de l’équilibre.

Le « Buen vivir » se décrit comme un processus qui provient de la matrice

communautaire des peuples qui vivent en harmonie avec la nature. C’est un essai d’aller au-

delà du concept de développement et de ses multiples synonymes. G. De Marzo le définit

comme « une recherche de justice sociale et de défense de la diversité »2 et K. Arkonada comme

la vie « en communauté, en fraternité mais surtout en complémentarité […]. Vivre bien signifie

se compléter et partager sans compétition, vivre en harmonie les uns avec les autres et avec la

nature ».3 Il est, d’abord, question d’une critique d’un développement qui est devenu un objectif

qui norme la vie d’une grande partie de l’humanité. Le développement, cependant, illusoire et

pervers, rêve de tous mais que seulement quelques-uns pourront réaliser, au moins dans le sens

généralisé dans notre société. Le « Buen vivir » est donc l’opportunité de construire une autre

société, cimentée sur la coexistence dans la diversité entre tous les êtres humains et en harmonie

avec la nature, à partir de la reconnaissance de la diversité des valeurs culturelles présentes dans

le monde entier. Il est question aussi de surmonter le système de la civilisation de l’inégalité et

de la dévastation en dépassant l’eurocentrisme.

Le point de départ se trouve dans la récupération de la vision du monde des peuples et

nationalités indigènes, c’est-à-dire qu’il faut repenser l’Etat à partir du pluralisme et de

l’interculturalité. Il n’est pas question de renouveler l’Etat en incorporant bureaucratiquement

la question indigène ou afro-américaine, ou bien en favorisant des espaces particuliers pour eux,

ou encore, en créant des instances dans l’institution gouvernementale pour la gestion indigène.

L’éducation interculturelle doit être conçue et appliquée dans tout le système éducatif,

accompagnée, bien entendu, d’autres principes. Cette démarche implique, comme nous le

1 A. Costa, El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos. Barcelone : Icaria,

2013, p. 15. 2 G. De Marzo, Buen vivir. Per una nuova democrazia della terra. Rome : Ediesse, 2009, p. 95. 3 K. Arkonada, « Propuestas para la transición. Nuevo modelo económico y nuevo enfoque de políticas públicas

bajo el horizonte del vivir bien », op. cit., p. 130.

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164

voyons, un processus global qui engage toute la nation pour la défense de la vie contre les

organisations anthropocentriques à l’origine de la destruction de la planète. Ses représentants

aspirent à construire un monde où les relations de production, d’échange et de coopération

fassent naître la suffisance et la qualité de vie, ayant la solidarité comme fondement. C’est donc

un projet libérateur et tolérant, sans préjugés ni dogmes, basé sur « quatre principes

fondamentaux [à savoir] la relationalité, la correspondance, la complémentarité et la

réciprocité ».1

Malgré le fait que cette proposition se trouve en chantier, car elle se construit tous les

jours grâce à l’apport de tous ceux et celles qui s’y intéressent, nous affirmons que la

philosophie de vie ou la spiritualité proposée par le « Buen vivir » peut être une plateforme

intéressante pour discuter et apporter des réponses positives face à la crise écologique ; nous

croyons que le « Buen vivir » représente un changement de paradigme opportun – qui doit

certes encore mûrir – pour tenir compte de la situation actuelle de la planète, tout en puisant de

la sagesse des ancêtres sans rester ancrés dans le passé. Nous sommes d’accord avec G. De

Marzo lorsqu’il affirme que l’Amérique Latine représente aujourd’hui un espace privilégié de

résistance planétaire contre le processus d’exploitation et de destruction environnementale.

C’est l’endroit le plus fertile de la production d’alternatives – non pas l’unique – et de la mise

en pratique d’innovations dans le but de dépasser la crise et de définir un nouveau paradigme

de civilisation.2 Voyons donc de quoi il est question.

3.2.1 La critique du développement et de la croissance exponentielle

La recherche de nouveaux chemins implique, d’abord, une critique du système politique

et économique régnant. La société actuelle a divinisé, d’une part, l’activité économique, en

oubliant, ou en laissant de côté, un bon nombre de principes non économiques indispensables

pour améliorer les conditions de vie et, d’autre part, la raison comme unique accès à la réalité.

Le bien-être a été réduit à la croissance matérielle, croyant que les ressources naturelles sont

inépuisables et que le marché pourra absorber tout ce qui se produit.

1 C. Walsh, « Interculturalidad, plurinacionalidad y razón decolonial. Refundares político-epistémicos en

marcha. », R. Grosfoquel y R. Almanza Hernández (eds.), Lugares descoloniales. Espacions de intervención en

las Américas. Bogotá : editorial Pontificia Universidad Javeriana, 2012, p. 111. 2 « Oggi quello stesso spazio rappresenta uno dei centri maggiori della resistenza planetaria contro i processi di

sfruttamento e di distruzione ambientale ed è il luogo più fertile della produzione di alternative e di pratiche

innovative per superare le crisi e definire un nuovo paradigma di civiltà » (G. De Marzo, Per una nuova

democrazia della terra, op. cit., p. 130).

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165

Il s’agit d’un développement basé sur une vision du monde qui justifie la domination et

l’exclusion. Une grande partie de la population mondiale – une majorité ! – n’a pas accès aux

bienfaits qu’apporte le développement matériel. La plupart des habitants de la planète ne

reçoivent pas les bénéfices du progrès. Il s’agit, donc, d’un « maldesarrollo »1 (« mauvais

développement ») – dit A. Costa – qui vient d’en haut, imposé par les gouvernements, les

entreprises internationales et les élites dominantes. Ainsi, affirme-t-il, « il n’est pas acceptable,

dans le droit international que, par exemple, les divers instruments financiers soient utilisés

comme outils de pression politique pour qu’un grand Etat ou une institution contrôlée par

quelques-uns, imposent des conditions (souvent intenables) à un pays plus faible ».2

Avec ce discours s’est établie une structure de domination dichotomique : développé-

sous-développé, pauvre-riche, avancé-retardé, civilisé-sauvage, centre-périphérie. Naît,

également, l’idée d’un troisième voire d’un quatrième monde3, dont les habitants ont été

instrumentalisés sur l’échiquier de la géopolitique internationale. Au nom du développement,

le FMI et la Banque Mondiale se permettent d’intervenir ici et là. Des actions militaires, encore

au nom du développement des pays pauvres, sont enregistrées partout dans le monde, parfois

dans le but, soi-disant, d’introduire la démocratie alors que des intérêts évidents se dessinent

dans le panorama international. Pour sortir du sous-développement, donc de la pauvreté, les

pays pauvres doivent accepter les politiques des puissants. On parle ainsi de développements

économique, social, local, global, rural, soutenable, endogène, avec équité de genre, éco-

développement, etc. Jusqu’ici un tel développement ne fut jamais questionné.

Mais, finalement ces politiques commencent à décevoir les pays qui courent après ledit

développement sans jamais y arriver. Bien au contraire, ils plongent davantage chaque jour

dans la pauvreté. Le modèle de développement qui implique une croissance infinie n’est plus

soutenable. Il faut dépasser cette idée fausse. La critique du développement et de la société du

libre marché est aujourd’hui bien connue. Les théories de la décroissance4 et de la simplicité

1 A. Costa, El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit., p. 23. 2 Ibid., p. 24-25. 3 Le lecteur intéressé peut lire avec profit le texte de S. Latouche, Renverser nos manières de penser. Métanoïa

pour le temps présent. Clamecy : Mille et une nuits, 2014, notamment le chapitre 10 intitulé : L’invention du tiers-

monde, p. 99. 4 Cf. entre autres, T. Duverger, La décroissance, une idée pour demain. Une alternative au capitalisme. Synthèse

des mouvements, Préface de Serge Latouche. Paris : Sang de la Terre, 2011 ; F. Flipo, « Voyage dans la galaxie

décroissante », Mouvements février 2007, 50, p. 143-151 ; S. Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?

Paris : Textuel, 2009 ; N. Ridoux, La décroissance pour tous. Lyon : Parangon, 2006 ; S. Latouche, Vers une

société d'abondance frugale. Contresens et controverses sur la décroissance. Paris : Mille et une nuits, 2011 ; S.

Mongeau (dir.), Objecteurs de croissance. Pour sortir de l’impasse : la décroissance. Montréal : Ecosociété, 2007.

Page 165: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

166

volontaire1 en sont de bons exemples. Il n’y a pas de croissance infinie comprise comme une

permanente accumulation de biens matériels et technologiques. La difficulté se trouve dans le

concept lui-même et non pas dans les chemins pour l’atteindre. Le développement ne connaît

pas les efforts, les rêves et les luttes des peuples soi-disant « sous-développés ». Le

développement atteint par les pays développés n’est pas, de toute façon, reproductible au niveau

global. Ainsi, malgré les progrès technologiques et le développement d’un bon nombre de pays,

la faim dans le monde n’a pas été éradiquée. Au nom du développement, les peuples acceptent

même la dévastation de l’environnement naturel : par exemple, l’exploitation minière à ciel

ouvert qui ravage des centaines d’hectares de montagne et met fin à des dizaines d’espèces

animales et végétales. Les pays consentent même à nier leurs racines historiques et culturelles

afin de devenir développés. Bref, le développement économique est devenu l’affaire la plus

importante dans la société contemporaine ; l’indice qui mesure le degré de développement est

la possession de biens matériels. Il faut un autre modèle, une économie plus juste et

écologiquement orientée.

La critique du développement et d’une économie partisane se présente étroitement liée

à un processus de reconnaissance des valeurs des cultures autochtones qui ont été massacrées.

Mais, pour revaloriser ces cultures, il faut enlever le masque, dévoiler ce qui se trouve derrière

le processus de conquête et de colonisation.

3.2.2 Un processus de décolonisation

Le « Buen vivir » se présente également comme un vigoureux processus de

décolonisation. En effet, avec l’arrivée des colonisateurs, mais surtout avec l’implantation du

capitalisme et l’économie de marché, est aussi arrivée une manière de vivre et de concevoir le

monde qui n’était pas celle des habitants du continent.

Cette évolution se manifeste d’abord dans la conception du temps.2 Le temps chez les

indigènes du continent n’était pas linéaire, ils se laissaient guider par la circularité des moments

que la nature imposait. Leur vie était réglée par les saisons et les plantations. Cela signifiait

1 Nous reviendrons plus loin sur ce point. Cf. S. Mongeau, La simplicité volontaire, plus que jamais… Montréal :

Ecosociété, 1998. 2 Le lecteur appréciera l’article de P. Suess, « O ‘buen vivir’ supera as docotomias cartesianas, entrelaça o tempo

linear com o tempo circular e a objetividade da produção com a subjetividades da mãe terra », 2 nov., 2010 ;

disponible sur : http://complexidade.ning.com/profiles/blogs/elementos-para-a-busca-do-bem ; consulté le

05/06/2014.

Page 166: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

167

vivre dans « le temps de la reproduction de la vie et non pas dans le temps du marché, de

l’économie et du développement ».1 Les colonisateurs ont apporté le temps linéaire qui ne

s’arrête jamais. La vie est dorénavant une course « contre la montre ».

L’accumulation des biens matériels était le but principal des colonisateurs. Ils avaient

besoin de minéraux, notamment de l’or et de l’argent. L’avoir devenait plus important que

l’être. Dans cette recherche matérielle, les uns cherchaient à avoir plus que les autres. La

compétition est devenue la norme. Il faut être meilleur, vivre mieux que les autres, avoir plus

que les autres. Cette poursuite incessante des choses a fait perdre l’harmonie, intérieure et

extérieure, le sens de la totalité a été changé par la possession des fragments. Le « buen vivir »

s’est transformé en un « vivir mejor » (« vivre mieux »). Cela a fait que l’esprit d’aide, la

gratuité, le sens de la vie en communauté, ont été changés par la recherche individuelle du bien-

être (matériel). L’échange gratuit, le troc, a été substitué par la vente, les choses ont maintenant

un prix à payer pour les avoir. L’achat et la vente sont devenus la mesure.

La conquête et la colonisation ont marqué le début, au nom de l’empire et de la foi, du

saccage et de l’exploitation impitoyables des ressources naturelles et de la destruction des

cultures et civilisations. E. Galeano l’exprime ainsi :

Dès que l’épée et la croix ont débarqué en terres américaines, la conquête européenne a

châtié l’adoration de la nature, car elle était péché d’idolâtrie, avec le fouet, la pendaison et le

feu. La communion entre la nature et les gens, coutume païenne, a été abolie au nom de Dieu

et après, au nom de la civilisation. Dans toute l’Amérique2, et dans le monde entier, nous payons

encore les conséquences de ce divorce obligatoire.3

Le « Buen vivir » veut donc être un processus de décolonisation et de

reterritorialisation4, un réapprentissage, une récupération des attitudes positives envers la vie,

sans vouloir pour autant revenir en arrière vers un monde qui n’existe plus. Pour ce faire, il

faut notamment « décoloniser l’imaginaire »5, ce qui veut dire croire à la possibilité de

construire un monde alternatif à celui du consumérisme et du capitalisme, à partir des valeurs

1 K. Arkonada, « Propuestas para la transición. Nuevo modelo económico y nuevo enfoque de políticas públicas

bajo el horizonte del vivir bien », op. cit., p. 206. 2 Abya Yala avant la conquête et colonisation. 3 E. Galeano, « La naturaleza no es muda », Semanario Brecha, Montevideo, 18 de abril, 2008 ; cité par A. Costa,

El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit., p. 76. 4 Ce processus de reterritorialisation implique de nouvelles relations sociales, la reconnaissance de l’autre et de la

diversité, il signifie rendre ce qui appartenait originellement à d’autres, tant leurs territoires physiques que leurs

identités ; cf. G. De Marzo, Buen vivir. Per una nuova democrazia della terra, op. cit., p. 101. 5 Expression chérie de S. Latouche, cf. S. Latouche, Décoloniser l’imaginaire. Lyon : Parangon, 2005, notamment

son introduction.

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168

qui se trouvent dans les traditions des ancêtres. Reterritorialisation aussi dans le sens de

récupérer ce qui a été pris par les envahisseurs, à savoir, la terre et l’esprit qui l’accompagnait.

Ce n’est pas un romantisme1 même si, dans une certaine mesure, il est question d’une utopie,

d’un rêve pour lequel quelques-uns ont décidé de se battre. Il ne s’agit pas de nier et de rejeter

le progrès technologique, mais dans le sens, écrit A. Costa, d’une « éthique de la suffisance

pour tous et non pas seulement pour quelques-uns ».2 Nous avons besoin, dit-il, d’une nouvelle

« économie qui tienne compte aussi de la nature ». Comme une bonne partie des écologistes,

le « Buen vivir » invite également à s’éloigner de l’anthropocentrisme pour aller vers un

« socio-biocentrisme ».3 Dans ce sens, cette proposition reprend l’idée des droits de la nature,

basée sur l’idée d’une « égalité biocentrique »4, tant discutée et rejetée par, entre autres, L.

Ferry.5

Face à l’échec de plus en plus évident de la politique et de l’économie de marché, il faut

trouver une alternative. C’est pour cela qu’il est intéressant de prêter attention aux propositions

du « Buen vivir ». Ses partisans souhaitent promouvoir une vie en harmonie entre les êtres

humains et de ceux-ci avec la nature, dont le centre serait l’autosuffisance et l’autogestion des

êtres humains vivant en communauté. C’est une vision utopique, certes, mais nous croyons

qu’il ne faut pas la rejeter d’emblée.

3.2.3 Pour un Etat plurinational

L’Etat moderne et libéral, héritier de structures et pratiques coloniales, n’a fait que

« blanquear »6 la société. C’est une attitude qui a voulu supprimer la diversité, qui a ignoré

l’existence des cultures et des langues.

La colonisation a justifié le racisme, présent toujours dans notre société actuelle.

L’économie consumériste a créé une nouvelle ségrégation économique d’exclusion et de

1 Nancy Cardoso Pereira dit qu’il s’agit de « herança e promessa » (héritage et promesse) ; cf. N. Cardoso Pereira,

« O Bem Viver : Herança e Promessa », Boletim Por Trás da Palavra, jul-ago 2013, n° 197, an 33, p. 11, São

Leopoldo : CEBI, 2013. 2 A. Costa, El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit., p. 66. 3 Ibid., p.71. 4 A. Costa invite à penser à la possibilité d’avoir une « Déclaration Universelle des droits de la nature », dans la

ligne, semble-t-il d’un nouveau Contrat Naturel de M. Serres ; cf. Ibid., p. 93 et 97. 5 L. Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, op. cit., p. 190-216. 6 Nous gardons le mot espagnol « blanquear » (« rendre blanc », « blanchir ») pour désigner l’attitude coloniale

qui croit que les blancs sont supérieurs aux autres, bien ancrée d’ailleurs dans la tête et les cœurs des latino

américains. Cf. A. Costa, El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit.,

p. 113.

Page 168: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

169

marginalisation. C’est aussi un problème écologique, car les écosystèmes et les territoires, y

compris les territoires indigènes, ne sont pas non plus respectés.

L’Etat plurinational, en tant que nouvelle conception d’organisation de la société, sauve

la pluralité des visions ethniques et culturelles. Les peuples latino-américains, bien qu’ils soient

eux aussi plongés dans la dynamique de la société de consommation, demandent la construction

d’une citoyenneté collective, le respect de la multi-culturalité et la pratique de l’interculturalité.

La plurinationalité est une déclaration du désir d’incorporer les différentes perspectives dans la

gestion publique. L’Etat plurinational est conformé par des nations – à l’intérieur du grand Etat

– unies par différentes identités culturelles. Il ne s’agit pas de construire une sorte d’Etat avec

un département pour les indigènes et un autre, par exemple, pour les Afro-américains. Ce n’est

pas un Etat hybride. Il est question de la reconnaissance de la différence, de l’acceptation de la

pluralité et de la diversité comme un élément fondamental de la vie en communauté. C’est ce

que les partisans du « Buen vivir » appellent les « citoyennetés collectives » ou « citoyennetés

communautaires »1, c’est-à-dire un Etat où les relations entre les différents membres seraient la

norme. C’est ici que se trouve la principale difficulté de cette pensée qui veut devenir une

praxis. En effet, comment mener une vie différente dans le contexte économique mondial ?

C’est, semble-t-il, la lutte de ces peuples qui essayent de créer d’autres mondes possibles, sans

être pour autant exclus du panorama international.

3.2.4 Pour une économie en faveur de la Vie (kawsay)

Le « Buen vivir » est un modèle qui se trouve en chantier, en processus, il ne s’agit pas

d’une proposition déjà toute faite. Dans ce sens, c’est la possibilité de construire collectivement

de nouvelles formes de vie.

Dans l’ensemble, les auteurs qui représentent ce mouvement prônent le passage d’une

économie qui favorise une partie des habitants de la planète et qui ravage et détruit, bref, d’une

économie de la mort, vers une économie solidaire qui respecte les cycles écologiques et qui

perdure dans le temps. C’est une économie de et pour la Vie. Pour ce faire, ils proposent la

combinaison de la solidarité avec la soutenabilité. Il ne faut pas seulement consommer meilleur

et moins, mais aussi avoir une meilleure consommation en termes de qualité. Une autre logique

économique qui aille au-delà du consumérisme et du productivisme doit être mise en place.

1 Ibid., p. 125.

Page 169: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

170

Alberto Costa et bien d’autres proposent l’ « autocentramiento »1 comme point de

départ, c’est-à-dire une construction de la politique et de l’économie « du bas vers le haut et de

l’intérieur ».2 Cela signifie redonner le « pouvoir » à la base, mettre la production dans les

mains des producteurs et non pas dans les mains des puissants, bien connus du monde entier.

« Du bas et de l’intérieur » veut dire des régions vers le pays et du pays vers le marché

international. La base de l’organisation se trouve dans les forces endogènes, dans la production

locale. Cette proposition, nous le voyons, priorise le marché interne ou local3, c’est-à-dire le

fait de vivre, prioritairement, avec ce que l’on produit et de moins en moins en dépendance de

l’économie mondiale. Tout cela implique, en outre, un processus politique de participation de

toute la population, c’est l’implantation d’une véritable démocratie.

Cette démocratie, effectivement, d’après les mouvements sociaux issus du « Buen

vivir », doit être une « démocratie de la terre »4, c’est-à-dire une démocratie qui devance

l’anthropocentrisme, qui conçoit la nature comme un dépôt de ressources pour l’être humain.

Cimentée sur une vision anthropocentrique, la démocratie fait entrer l’humanité dans une

« spirale d’exclusion et de racisme destinée à accroître les conflits sociaux et la destruction des

conditions de reproduction de la vie, exacerbant la lutte pour la survie ».5 La démocratie de la

terre implique, d’un côté, la construction d’un droit environnemental et, de l’autre, la

reconnaissance des droits de la nature.6 En effet, il a fallu du temps pour reconnaître aussi bien

les droits des femmes que ceux des enfants et des personnes dites noires, comme il a également

fallu du temps pour accepter que les indigènes avaient une âme ; il va falloir encore, sans doute,

faire un bout de chemin pour arriver à admettre que la Nature, elle aussi, a des droits que nous

devons tous respecter et défendre. Les humanistes, ainsi que les capitalistes qui cherchent à

tout breveter – même les êtres vivants –, se battront pour que cela n’arrive jamais. Tel semble

1 Littéralement « auto centrage ». Sur ce point les travaux de J. Schuldt peuvent être consultés. Ainsi : ¿Somos

pobres porque somos ricos ? Recursos naturales, tecnología, y globalización. Lima : Fondo Editorial del

Congreso, 2005 ; Bonanza Macroeconómica y Malestar Microeconómico. Lima : Fondo Editorial de la

Universidad del Pacífico, 2004 ; Dineros alternativos para el Desarrollo Local. Lima : Universidad del Pacífico,

1997 ; Repensando el desarrollo : hacia una concepción alternativa para los países andinos. Quito : CAAP,

1995. 2 A. Costa, El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit., p. 133. 3 Sur ce point, R. Claro présente les avantages de la production locale ; cf. R. Claro, El desarrollo : entre el simple

crecimiento y el buen vivir. Santiago : LOM ediciones, 2011, p. 289-290. 4 Une « démocratie délibérative » et une « démocratie de la terre », dit G. De Marzo, Buen vivir. Per una nuova

democrazia della terra, op. cit., p. 106-110, 119-141 et 155-158. 5 Ibid., p. 155. 6 Ceci fait penser, d’emblée, au « Contrat Naturel » dont parle M. Serres que nous avons mentionné plus haut et

qui fait toujours problème pour certains.

Page 170: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

171

être l’avis de L. Ferry et de ceux qui le suivent, ainsi que celui des grandes entreprises

multinationales.

Au niveau social, la transition revalorise les identités culturelles et le critère autonome

des populations locales, l’intégration et l’interaction entre mouvements populaires et

l’incorporation économique et sociale des populations. Il faut renforcer les espaces

communautaires. L’être humain en relation avec la nature est le centre de cette économie. La

devise de cette nouvelle vie est « Mieux avec moins »1, car la nature a ses limites qu’il faut

respecter. C’est sans doute aussi la maxime du mouvement contemporain qui appelle à une

simplicité volontaire. S. Mongeau l’affirme :

Une voie me semble toute tracée : celle d’adopter la ‘simplicité volontaire’ […]. Dans

beaucoup de cultures traditionnelles, on vit déjà dans une grande simplicité, dont

malheureusement le mirage du pseudo-développement en amène plusieurs à se détourner […]

La simplicité volontaire, pour sa part, est une voie qui convient à ceux qui ont connu la

surconsommation, ont pris conscience de ses effets et choisissent de retourner à l’essentiel. […]

Quand on s’engage volontairement dans cette voie alors qu’on sait qu’on pourrait faire

autrement, on domine la situation au lieu d’être dominé par elle.2

« Simplicité volontaire » et « Bonne vie » ont en commun aussi bien la critique du

développement et du consumérisme que le désir de revenir vers une vie plus simple, non pas

plus pauvre, mais moins dépendante des choses. Il est également question de reprendre la vie

dans ses mains, de rejeter la domination imposée par la société de marché. R. Claro appelle à

un développement alternatif qui prête attention non pas à la démesure, à la grande taille, mais à

la petitesse, « Lo pequeño es hermoso »3 dit-il.

Il n’est question, du reste, ni d’une société de marché ou « marchandisée », ni d’une

économie contrôlée par les puissants ; il s’agit de construire une économie avec marchés, au

pluriel, au service de la société. Notons que le monde indigène, avant l’arrivée des

conquistadors, possédait déjà une économie de marchés, dans laquelle la solidarité, la

réciprocité et la proportionnalité étaient présentes. Il faut donc récupérer d’autres logiques

1 C’est la traduction littérale de « Mejor con menos » ; cf. A. Costa, El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una

oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit., p. 139. 2 S. Mongeau, La simplicité volontaire, plus que jamais…, op. cit., p. 236. 3 Il est difficile de traduire cette expression, empruntée à Ernst Friedrich Schumacher : « Small is beautiful »

(Londres, 1973), sans tomber dans l’ambigüité ; littéralement ça signifie « Le petit est joli ». Pour cet auteur, le

développement doit être mesuré selon plusieurs facteurs : il faut produire d’après les besoins de la société et non

pas pour enrichir quelques-uns, il faut un développement, oui, mais non pas une croissance infinie, il faut

également produire localement pour une consommation locale, il faut maintenir la diversité au lieu de l’uniformité

et la monoculture. Cf. R. Claro, El desarrollo : entre el simple crecimiento y el buen vivir, op. cit., p. 274.

Page 171: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

172

économiques. Voici, comme illustration, quelques-unes des formes de relation économique

propres à certaines communautés indigènes, encore présentes dans le continent latino-

américain :

- Minka (minga) : c’est une institution d’aide réciproque, qui assure le travail pour le

bien commun de la population et de la communauté. Il s’agit d’un mécanisme de travail

collectif avec un puissant pouvoir d’appel.

- Ranti-ranti : c’est le troc des valeurs, produits et journées de travail. Il est basé sur le

principe de donner et de recevoir.

- Makimañachina : c’est un accord entre individus pour réaliser un travail particulier

sans aucune rémunération. Qui a reçu cette aide est censé faire de même à un moment

donné.

- Makipurarina : signifie réunir les mains de tous pour faire un travail qui bénéficie à

plusieurs familles ou individus.

- Uyanza : c’est une institution d’aide sociale et de reconnaissance aux familles qui ont

aidé d’une manière quelconque. Celui ou celle qui a reçu l’aide doit verser une donation

à cette institution moyennant une portion de la récolte ou d’une autre façon.

- Chukchina, chalana o challina : toutes les personnes qui ont participé au processus

productif ont le droit de ramasser ce qui reste de la récolte. En outre, les orphelins, les

veuves et autres qui n’ont pas de champs reçoivent une portion des produits agricoles

comme signe de solidarité.

- Uniguilla : c’est une activité destinée à l’échange pour compléter l’alimentation et

autres domaines de la vie quotidienne. Les gens qui vivent dans des zones éloignées

échangent leurs aliments avec les autres. Il s’agit d’un processus d’échange, d’apport

de complément et d’approvisionnement dans les saisons où il n’y a pas de récoltes ou

de production. Il existe un calendrier spécifique pour cet exercice.

- Waki : c’est l’octroi de terres cultivables à des familles ou communautés.

- Makikuna : c’est de l’aide donnée à une famille par ses amis, voisins et autres dans les

moments de détresse.

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173

Force est de constater que l’entraide et la solidarité1 sont une partie essentielle de la vie

des communautés indigènes.2 Il serait donc question de récupérer ces valeurs et de les mettre

en pratique à un niveau micro, dans les villes ou dans les quartiers. Il est question de se sentir

uni à l’autre, de rester attentif aux besoins de toute la communauté. Il est question de

réciprocité, de redistribution et de solidarité, construites à partir des foyers et dans les centres

d’éducation, mais aussi dans toutes les instances de la vie quotidienne.

Il est indéniable que cette proposition est « irréalisable » et « irréconciliable » dans la

société contemporaine de compétition et de marché. Il est aussi évident que la mise en pratique

serait plus facile dans les pays où il reste encore quelques débris de solidarité et où le

mécontentement a pris déjà une place importante. Les sociétés prises et entièrement plongées

dans l’individualisme verraient ceci simplement comme une utopie3, voire une folie. Peu

importe si d’aucuns considèrent ceci comme chimérique, tout projet construit sur la base de la

solidarité mérite d’être rêvé. Il faut, certes, une transformation profonde et radicale de la société

avant que cette transformation n’advienne toute seule par le moyen d’une destruction totale ou

partiale provoquée par la crise environnementale. Il ne s’agit pas ici d’exalter ou de presque

diviniser les peuples indigènes qui sûrement avaient, eux aussi, des dérives. Il est question de

récupérer ce qui a fait leur force, ce qui est encore recevable.

Pour que ce projet soit réalisable, une philosophie de vie, une spiritualité basée sur la

relationalité, la complémentarité et l’interculturalité doit être mise en pratique.

3.2.5 Relationalité et complémentarité

Il s’agit donc de construire une société basée sur l’harmonie des relations entre les êtres

humains et avec la nature. La relation avec la nature est donc très importante. Tous les êtres

ont une valeur intrinsèque – comme affirmait déjà A. Næss – et non pas en fonction de l’utilité

1 « Responsabilité collective et relations sociales horizontales », dit G. De Marzo, Buen vivir. Per una nuova

democrazia della terra, op. cit., p. 110. 2 Encore une fois, il ne faut pas idéaliser les communautés indigènes comme si elles étaient l’incarnation même du

bien et du beau. On trouve chez elles le bien et le mal ensemble. Il s’agit de puiser, de reprendre ce qui est bien

et qui pourrait nous aider à surmonter la crise. 3 « Il faut écrire tous les brouillons possibles d’une utopie pour construire », dit A. Costa ; cf. A. Costa, El Buen

Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit., p. 161.

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174

pour l’homme. Il ne peut pas y avoir de « Buen vivir » dans une société individualisée ou

individualiste ; ceci n’est possible que dans une logique relationnelle.1

La vie, dans les sociétés indigènes, s’écoule en fonction de la société. L’individu est

avant tout une personne liée à son environnement, social et naturel. La communauté, elle, avec

tous ses individus, est en relation étroite avec la nature. Toutes les choses se trouvent unies et

intégrées et sont inter-in-dépendantes.2

3.2.6 L’interculturalité

Dans cette dynamique, l’Etat plurinational reconnaît l’interculturalité comme une partie

fondamentale de sa structure et de son fonctionnement. Qui dit interculturalité, dit aussi

reconnaissance de la diversité culturelle ; ainsi tout essai de réduire la pluralité est vu comme

une nouvelle colonisation. Mais, que doit-on comprendre lorsque l’on dit « interculturalité » ?

Il existe un grand nombre de définitions de ce terme, en voici une qui nous semble en cohérence

avec le mouvement que nous décrivons :

L’interculturalité est simplement la possibilité d’une vie et d’un projet distincts. La

possibilité d’un projet alternatif qui questionne profondément la logique irrationnelle

instrumentale du capitalisme dans lequel nous vivons en ce moment.3

La vie en commun doit être marquée par l’inclusion et non pas par l’exclusion. Il faut

refaire la démocratie à partir de sociétés multi- ou pluri-culturelles. Cependant, multi- et pluri-

culturalité ne veulent pas encore dire interculturalité. La pluriculturalité et la multiculturalité

caractérisent des situations diverses et indiquent l’existence de multiples cultures en un endroit

déterminé. L’interculturalité va au-delà du respect, de la tolérance et de la reconnaissance de

la diversité. Elle vise la construction de sociétés, relations et conditions de vie nouvelles et

distinctes. Elle implique donc une « transformation radicale des structures, institutions et

1 Cf. K. Arkonada, « Propuestas para la transición. Nuevo modelo económico y nuevo enfoque de políticas públicas

bajo el horizonte del vivir bien », art. cit., p. 200. 2 Tout dans le cosmos se trouve en étroite relation (interdépendance), tout en gardant son individualité

(indépendance). Cf. F. Huanacuni, Buen vivir / vivir bien. Filosofía, políticas, estrategias y experiencias

regionales andinas, op. cit., p. 19. 3 C. Walsh, « (De) construir la interculturalidad », N. Fuller (ed.), Interculturalidad y política. Desafíos y

posibilidades. Lima : Red para las ciencias sociales en el Perú, 2002 ; cité par J. Viaña, La interculturalidad como

herramienta de emancipación. Hacia una redefinición de la interculturalidad y de sus usos estatales. La Paz :

editorial Campo Iris, 2009, p. 17.

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175

relations de la société »1, sans quoi elle resterait dans le domaine individuel et ne toucherait pas

la structure sociale coloniale qui est mono-culturelle et hégémonique. Ainsi, plurinationalité et

interculturalité vont de pair ; elles se complètent en ce sens que l’interculturalité est un outil

nécessaire pour la transformation de l’Etat.

Mais le capitalisme s’avère capable d’imiter la dynamique de l’interculturalité. En effet,

dans un énorme travail de dévoilement2, Jorge Viaña signale l’ « ethnophagie »3 ou

« néolibéralisme ethnique » comme un phénomène récent qui cherche, moyennant une

rhétorique de la multiculturalité et de l’interculturalité, à contrôler le conflit social et à maintenir

la stabilité sociale, afin de faire passer les principes capitalistes et dans le but de faire disparaître

la diversité. Ce projet pourrait être également défini comme une intention de « tolérance

unitariste », c’est-à-dire que le seul chemin est celui de la disparition des conquêtes sociales et

de la destruction de l’être humain et de la nature. L’interculturalité dont parle le « Buen vivir »

n’a rien à voir avec cela. Il est question de transformer les individus et l’Etat lui-même vers

l’acceptation de la pluralité.

Pour des raisons obvies, nous ne pouvons plus nous arrêter sur ce point4 ; en guise de

conclusion et suivant R. Ramírez5, il faut donc dire que le « Buen vivir » implique :

a) Une nouvelle anthropologie.

b) Une nouvelle conception de la démocratie et la récupération de l’espace public.

c) Une diminution des distances sociales, économiques, culturelles, environnementales et

politiques. Il faut penser une forme différente de la relation temps/travail.

d) Une récupération de la dignité humaine et,

e) Un changement épistémologique ou une décolonisation du savoir.

1 C. Walsh, « Interculturalidad, plurinacionalidad y razón decolonial. Refundares político-epistémicos en

marcha », art. cit., p. 103. 2 Beaucoup d’Etats utilisent actuellement l’interculturalité pour l’implantation du projet-modèle néolibéral. 3 J. Viaña, La interculturalidad como herramienta de emancipación. Hacia una redefinición de la interculturalidad

y de sus usos estatales, op. cit., p. 17-18. 4 Pour approfondir, le lecteur peut lire, entre autres et outre les textes déjà cités, Ch. Rudel, Réveils améridiens.

Du Mexique à la Patagonie. Paris : Karthala, 2009 ; F. Proto Gutiérrez, Filosofía Mestiza. Interculturalidad,

ecosofía y liberación. Buenos Aires : FAIA, 2013 ; D. Choquehuanca, El Vivir Bien como fundamento del Nuevo

Estado Plurinacional de Bolivia. La Paz : Ministerio de Educación, 2010 ; R. Bautista, ¿Qué significa el Estado

Plurinacional ? La Paz : Rincón, 2010 ; B. De Sousa Santos, Refundación del Estado en América Latina :

perspectivas desde una epistemología del Sur. La Paz : Plural, 2010 ; E. Dussel, 1492. El encubrimiento del otro.

Hacia el origen del mito de la modernidad. Madrid : Nueva Utopía, 1992 ; J. Medina, Suma Q’amaña. Por una

convivialidad postindustrial. La Paz : Garza Azul, 2006 ; M. Nostas Ardaya, Gwarayu m’ba ekwuasa. Saberes del

Pueblo Gwarayu. La Paz : Ministerio de Educación, 2007. 5 Cité par K. Arkonada, « Propuestas para la transición. Nuevo modelo económico y nuevo enfoque de políticas

públicas bajo el horizonte del vivir bien », art. cit., p. 201-202.

Page 175: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

176

Le « Buen vivir » doit se réaliser dans trois dimensions : d’abord, la dimension politico-

sociale, c’est-à-dire la construction d’un Etat plurinational, ce qui implique une nouvelle forme

de gouvernance et de légifération. Ensuite, la dimension territoriale qui veut un Etat unitaire

qui reconnaît la pluralité des régions et des territoires. Finalement, une dimension économique

plurielle, autrement dit un modèle économique pluraliste. Nous reviendrons plus loin sur tous

ces aspects.

3.2.7 « Buen vivir » et éco-sophie

Il y a une relation évidente entre le « Buen vivir » et l’éco-sophie ; il s’agit de récupérer

et d’actualiser les aspects de la sagesse de nos ancêtres qui peuvent aider à trouver une réponse

aux soucis environnementaux de notre époque. Les valeurs les plus significatives à retenir dont

nous avons parlé sont l’harmonie, la relationalité et l’équilibre entre toutes les formes

d’existence, et un rapport respectueux vis-à-vis de la Pacha Mama (« Terre Mère »), autrement

dit, la Vie comme une grande communauté de frères et de sœurs. Le progrès et le bien-être

doivent se mesurer collectivement et non pas individuellement. La disparition d’une espèce ou

la souffrance de quelqu’un, touchent tous les autres membres de la communauté planétaire.

3.3 La « Deep Ecology »

Ce mouvement est né dans les années 70, parallèlement aux combats

antiségrégationnistes qui ont vu le jour à cette époque, notamment aux Etats-Unis. Il s’agit

d’une philosophie – un programme social ou une spiritualité – fondée sur une égalité

biocentrique des êtres vivants ; l’intuition la plus importante de ce mouvement est que « tous

les êtres et toutes les choses, dans la biosphère, ont le même droit de vivre, de s’épanouir et

d’atteindre leur propre forme de développement et d’auto-réalisation à l’intérieur d’une Auto-

Réalisation plus grande ».1 La réalisation individuelle passe donc par la réalisation de la

communauté. Il est bien question d’un mouvement qui a eu, certes, une origine, mais qui est

actuellement pluriel. On trouve ainsi dans l’actualité des sympathisants aussi bien dans la

1 A. Christiansen, « Ecology, Justice and Developpment », Theological Studies, 1991, 51, 1, p. 77 ; cité par J.

Arnould, Théologie et écologie. L’anthropocentrisme chrétien face à la crise écologique, op. cit., p. 28, note 55.

Page 176: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

177

philosophie et la théologie que dans la sociologie, la psychologie et l’anthropologie, pour ne

citer que quelques disciplines.

Dans les pages qui suivent nous allons retracer, tout d’abord, une brève histoire du

mouvement écosophique, puis entreprendre une description de ce que A. Næss considère

comme étant les principales causes de la crise écologique, et, enfin, finir par une présentation

des notions les plus importantes de sa pensée. Ce travail sera particulièrement utile pour nous

aider à mieux comprendre le contexte de la proposition de R. Panikkar que nous étudierons

dans la deuxième partie de notre recherche.

3.3.1 Les origines

Il existe une certaine unanimité pour accorder à Arne Næss la fondation de ce courant1,

ou, tout au moins, la distinction entre « écologie superficielle » et « écologie profonde ». En

effet, en 1973, il publie un article dans la revue Inquiry2 intitulé : « Ecologie superficielle et

profonde. Le mouvement écologique sur le long terme »3, où il introduit, pour la première fois,

le terme et oppose une écologie superficielle, nécessaire mais insuffisante, à une écologie

profonde. L’écologie superficielle ou l’environnementalisme humaniste, comme il l’appelle,

n’est qu’ « un combat contre la pollution et l’épuisement des ressources, ayant comme objectif

central la santé et l’opulence des populations dans les pays développés ».4 Il est question d’une

condamnation claire de l’anthropocentrisme et de l’individualisme, de l’élévation de l’homme

au-dessus de la nature et de l’individu au-dessus du groupe, condamnation qui va jusqu’à

remettre en cause les droits de l’homme. L’écologie profonde, quant-à elle, se soucie des

relations établies dans la biosphère et veut aller à la racine du problème.

Næss distingue l’écophilosophie de l’écosophie, la première étant une réflexion plutôt

académique, un travail descriptif réservé aux chercheurs, alors que la seconde se réfère aux

essais qui visent à résoudre des problèmes qui concernent la nature et nous-mêmes. Toute

1 Dans l’article « The Deep Ecology Movement : Origins, Developpement, and Future Prospects (Toward a

Transpersonal Ecosophy) », publié dans International Journal of Transpersonal Studies, 2011, 30 (1-2), p. 104,

les auteurs A. Drengson, B. Devall et M. A. Schroll affirment que c’est grâce à l’initiative de Joseph Meeker, qui

a recommandé A. Næss à George Session, que la Deep ecology va se développer. 2 Arne Næss est le fondateur de cette revue en 1958 ; cf. Universalis, « NÆSS ARNE DEKKE EIDE - - (1912-

2009) », Encyclopædia Universalis [en ligne] ; disponible sur : http://www.universalis-

edu.com/encyclopedie/arne-dekke-eide-Næss ; consulté le 06/05/2014. 3 Cf. A. Næss, « The shallow and Deep Ecology, long-range ecology movement. A summary », Inquiry, 1973, n°

16, p. 95-100. 4 Ibid., p. 95.

Page 177: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

178

écosophie doit se réaliser sur la base d’une écophilosophie. La sophia signifie la connaissance

et la compréhension, par contraste avec une recherche intellectuelle délivrant des résultats

impersonnels et abstraits. La sophia n’a donc aucune prétention scientifique. Bref, l’écosophie,

telle qu’elle est décrite par A. Næss, est « une vision philosophique du monde ou un système

inspiré par les conditions de vie dans l’écosphère. Elle doit pouvoir fonder philosophiquement

l’adhésion aux principes de la plateforme d’écologie profonde ».1

Ajoutons, avant de poursuivre par la description de la pensée d’A. Næss et pour

compléter ce bref tableau chronologique, l’importance dans l’ensemble de la « Deep Ecology »

d’auteurs tels que John Tallmadge, représentant de l’éco-criticisme ; Robert E. Hoot et Harris

Friedman dont les recherches essaient de répondre à la question de la relation entre la réalisation

du soi et le Soi ; Jim Swan avec ses études des lieux, sans oublier Michael E. Zimmerman2,

Steve Meyers, Dolores LaChapelle abordant la « Deep ecology » dans une perspective plus

philosophique. Il ne faudrait pas omettre, non plus, dans le contexte francophone, des

chercheurs et des penseurs comme Ch. Fourier, F. Guattari, S. Mongeau, M. Maffesoli, entre

autres, précurseurs et continuateurs du mouvement.

Revenons maintenant à A. Næss. En 1989, il va publier Ecology, community and

lifestyle3 paru en français en 2008 – ce qui pourrait montrer, d’ailleurs, le peu d’intérêt envers

cet auteur, voire pour la question écologique ou écosophique – où il va exposer sa pensée de

manière plus claire et étayée. L’objectif principal de cet ouvrage était :

D’aller au-delà de l’écologie comme science, en vue de mettre au jour une forme de

sagesse qui constitue l’objet propre de ce domaine de recherche nommé ‘écophilosophie’,

laquelle vise à élaborer une écosophie – une vue globale qui s’inspire en partie de l’écologie

scientifique, mais aussi des activités du mouvement d’écologie profonde.4

Dépasser donc la réflexion écologique, comprise comme une science, c’est-à-dire faite

de calculs et de rationalités, pour aller vers une sagesse chargée de valeurs et d’émotions qui ne

sont pas du tout mesurables, passant par une élaboration plus philosophique. L’écophilosophie,

disions-nous, doit porter vers l’écosophie. Pour Næss, l’écosophie doit être, avant tout, un

1 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 75. 2 M. E. Zimmerman affirme, concernant l’histoire de la Deep Ecology, dans sa réponse « Reflections on the Need

for a More Complete History of The Deep Ecology Movement and Related Disciplines », International Journal

of Transpersonal Studies, 2011, 30 (1-2), p.118-119, que « The complete history of the Deep Ecology Movement

remains to be written», art. cit., p. 119, ce qui semble tout à fait vrai. 3 A. Næss, Ecology, Community and lifestyle. Cambridge : Cambridge University Press, 1989. 4 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 66.

Page 178: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

179

mouvement social, imprégné de valeurs, et non pas un discours académique même s’il contient

une élaboration intellectuelle minimale. Il s’agit d’un mouvement qui porte une sagesse capable

de dire « ce que les hommes n’ont pas le droit de faire »1, ce qui renvoie, sans doute, à une

éthique.

La « Deep Ecology » restera longtemps inconnue en France ; c’est par l’intermédiaire

de L. Ferry que le public français va en prendre connaissance. Malheureusement, c’est une

vision, nous semble-t-il, inexacte qui va être présentée. D’après F. Flipo, L. Ferry décrit

l’écologie profonde :

Comme étant essentiellement une tentative visant à réinscrire l'homme dans un ordre

cosmologique, hiérarchique : celui de ‘la nature’. Cette tentative, selon lui, passe d'abord par

une dévaluation de l'homme au profit de l'animal, puis à une réinscription de l'action humaine

dans un cosmos fixe, celui de la ‘biosphère’. Il pense que la Deep Ecology pourrait devenir une

puissance moralisatrice de première grandeur.2

L’écologie profonde sera accusée de fondamentalisme, de totalitarisme, d’intégrisme,

voire même de rester dans le filon du nazisme le plus pur ; en tout cas, L. Ferry la décrit comme

étant opposée à l’humanisme et à la démocratie. C’est sûrement de cette source qu’a bu L.

Larcher, ainsi que bien d’autres critiques du mouvement écosophique.

3.3.2 La crise environnementale

Pour A. Næss, la crise environnementale plonge ses racines dans une culture de type

techno-industrielle qui a envahi le monde entier.3 La situation actuelle est particulièrement

critique du fait de la combinaison de deux facteurs, à savoir, l’aggravation de la dévastation

environnementale et l’absence d’une politique adéquate touchant l’augmentation de la

population humaine. Ce sont, comme nous l’avons déjà vu, deux préoccupations récurrentes

de l’ensemble des experts de l’écologie ; ainsi le font savoir, par exemple, le rapport présenté

au Club de Rome dans les années 70, et bien d’autres auteurs. Næss est, certes, alarmé par

l’accroissement de la population mondiale ; cela, cependant, ne veut pas dire qu’il faille avoir

recours aux pratiques qui chercheraient à éliminer l’espèce humaine, comme quelques-uns l’ont

dit de lui. Bien entendu, les thèses de la « Deep Ecology », comme n’importe quel mouvement,

1 Ibid., p. 62. 2 F. Flipo, « La deep ecology, un intégrisme menaçant ou libéralisme non-moderne ? », Sens public (2010) ;

disponible sur http://www.sens-public.org/spip.php?article761, consulté le 20 octobre 2014. 3 Cf. A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 51-58.

Page 179: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

180

peuvent inspirer aussi bien les courants fondamentalistes que les plus orthodoxes. C’est bien

pour cela que L. Larcher1 assure que les mouvements « éco-guerriers » ont pu s’inspirer de

l’Ecologie Profonde lorsqu’ils affirment qu’il faut passer à l’action et se débarrasser de

l’homme. C’est le lien que cet auteur tisse entre les deux groupes mais, à vrai dire, ils auraient

pu trouver leurs inspirations ailleurs. Ce qui est certain c’est qu’A. Næss n’appelle nulle part

dans ses ouvrages à mettre fin à l’espèce humaine pour sauver la nature.

Næss ajoute que, jusqu’ici, le progrès a été mesuré en fonction de la consommation

d’énergie et de l’acquisition ou de l’accumulation d’objets matériels. La « vie bonne » a été

réduite aux conditions matérielles, de nouveaux besoins sont apparus, si bien que la vie moderne

est artificielle. La société moderne ne garantit que le bien-être à court terme et à seulement une

partie du monde, sous forme d’abondance matérielle. Bien que cela soit un sérieux problème

auquel il faut prêter attention, cette crise écologique peut aussi être vue, dit-il, comme la

motivation nécessaire pour :

Choisir une nouvelle voie et adopter de nouveaux critères de progrès, d’efficacité et

d’action rationnelle. […] Il se pourrait que la crise environnementale suscite une renaissance,

de nouvelles formes sociales de coexistence combinées à un haut niveau de progrès

technologique bien intégré à la culture, à un progrès économique (avec moins d’interférence) et

à une expérience de la vie moins limitée.2

Moment opportun ou kairos pour rectifier le chemin : la proposition d’A. Næss ne

semble être ni catastrophique, ni entièrement négative. On serait plutôt devant le moment

propice pour construire un monde meilleur. Si cela est vrai, quels sont les principes subjacents

d’un tel édifice ?

3.3.3 La Plateforme de la « Deep Ecology »

L’argument le plus important et qui constitue le point de départ de la « Deep Ecology »

est la relationalité. Ainsi, « les organismes sont des nœuds au sein du réseau ou du champ de

la biosphère, où chaque être soutient avec l’autre des relations intrinsèques ».3 Et Næss

d’insister sur le fait que lorsqu’il parle d’organismes, il fait aussi référence aux composantes

abiotiques de l’environnement (les fleuves, les paysages, les cultures, les écosystèmes). Toutes

1 Cf. L. Larcher, La face cachée de l’écologie, op. cit., p. 94-121. 2 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 56. 3 Ibid., p. 59.

Page 180: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

181

les choses sont liées entre elles. C’est ce que M. Maffesoli appelle l’ « invagination du sens »

ou retour à l’essentielle nature de choses faites d’interdépendance et de correspondance.1 Un

autre partisan de ce mouvement, F. Guattari, affirme qu’ « il n’y aura de réponse véritable à la

crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique

révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens

matériels et immatériels ».2 C’est-à-dire que les registres biologiques, sociaux et subjectifs

doivent être pris en compte pour qu’il y ait un véritable changement.

De ce principe général dérivent, à notre avis, tous les autres. En effet, Næss résume en

huit points les éléments de ce qu’il appelle la « plateforme du mouvement d’écologie

profonde ».3 Cela vaut la peine de les énumérer tels quels :

1. « L’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre a une valeur

intrinsèque. La valeur des formes de vie non-humaine est indépendante de l’utilité

qu’elles peuvent avoir pour des fins humaines limitées.

2. La richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elles-mêmes et

contribuent à l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre.

3. Les humains n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité sauf pour

satisfaire des besoins vitaux.

4. Actuellement, les interventions humaines dans le monde non-humain sont excessives et

détériorent rapidement la situation.

5. L’épanouissement de la vie humaine et des cultures est compatible avec une baisse

substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine

nécessite une telle baisse.

6. Une amélioration significative des conditions de vie requiert une réorientation de nos

lignes de conduite. Cela concerne les structures économiques, technologiques et

idéologiques fondamentales.

7. Le changement idéologique consiste surtout à apprécier la qualité de vie (en restant dans

un état de valeur intrinsèque) plutôt que de s’en tenir à un haut niveau de vie. Il faut se

concentrer sérieusement sur la différence entre ce qui est abondant et ce qui est grand,

ou magnifique.

1 M. Maffesoli, Matrimonium. Petit traité d’écosophie. Paris : CNRS éditions, 2010, p. 11 et 51. 2 F. Guattari, Les trois écologies. Paris : Galilée, 1989, p. 14. 3 A. Drenson, B. Devall et M. A. Schroll ont fait un diagramme qui montre comment fonctionnent les éléments de

cette plateforme ; cf. « The Deep Ecology Movement : Origins, Developpement, and Future Prospects (Toward a

Transpersonal Ecosophy) », art. cit., p. 101.

Page 181: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

182

8. Ceux qui adhèrent aux principes ci-dessus ont l’obligation morale d’essayer,

directement ou non, de mettre en œuvre les changements nécessaires ».1

Toutes les espèces ont donc une valeur propre et non pas en fonction de l’utilité pour

les autres espèces ; on pourrait ainsi dire que la crise écologique s’enracine dans ce que l’être

humain a donné une valeur aux espèces en fonction de leur utilité. Le mépris de ce monde

semble se trouver à l’origine du problème.2 C’est, encore une fois, une claire critique de

l’anthropocentrisme. La chose devient compliquée lorsque l’on arrive au point 5 de la

proposition de Næss. Il faut qu’il y ait moins d’êtres humains pour que la vie humaine et la

non-humaine puissent s’épanouir. La question est de savoir pourquoi la nature doit s’épanouir

et la présence humaine diminuer. Sur ce point, il vaut la peine de citer ici la critique de L. Ferry

sur ce qu’il nomme l’antihumanisme de l’écologie profonde. Pour lui, en effet, il s’agit bien

« de remettre en cause la tradition moderne de l’humanisme juridique pour parvenir à l’idée

que la nature possède une valeur intrinsèque et qu’elle est, comme telle, digne de respect »3, ou

encore « c’est que dans tous les cas de figure, l’écologiste profond est guidé par la haine de la

modernité, l’hostilité au temps présent ».4 Des mots très forts qui ne semblent pas refléter le

véritable souci de l’écologie profonde, bien au contraire, cette farouche mise en question semble

venir non pas d’une analyse posée et bien pondérée de la situation critique dans laquelle se

trouve la planète terre, mais de la même haine dont il parle.

L’humanisme est soulevé au plus haut sommet comme s’il était le moment le plus

important et significatif de l’histoire. L’auteur semble ne pas vouloir se rappeler qu’aucune

idéologie n’est parfaite ; n’est-ce pas par l’Homme en possession de ses capacités intellectuelles

potentiellement illimitées que la Shoah est advenue ? N’est-ce pas cet Homme-là qui a conquis

et pillé l’Afrique et l’Amérique-latine ? N’est-ce pas lui, encore, qui a considéré les indigènes

et les femmes inférieurs spirituellement et intellectuellement parlant ? L’esclavage, n’est-ce

pas le fruit de cet Homme-là ? Ferry recevrait sûrement les mots de Marx lorsqu’il affirmait :

« Sans esclavage, il n’y aurait pas de coton ; sans coton, il n’y aurait pas d’industrie moderne.

L’esclavage a donné toute sa valeur aux colonies, les colonies ont créé le commerce universel,

le commerce universel est la condition nécessaire de la grande industrie. Pourtant, l’esclavage

1 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 60-61. 2 F. Guattari, Les trois écologies, op. cit., p. 20. 3 L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, op. cit., p. 125. 4 Ibid., p. 146.

Page 182: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

183

est une catégorie économique de la plus haute importance ».1 L. Ferry ne veut pas se penser

comme un membre d’une famille plus grande qui inclut non seulement les êtres humains mais

aussi les plantes, les animaux et toutes les choses, ce serait peut-être trop rabaisser l’humain,

voire l’humilier, notamment lorsqu’il est question de toucher la démocratie. L. Ferry ne voit

que des démons dans le mouvement écologique. L’humanisme représente pour lui l’âge adulte

de l’humanité, alors que le mouvement écologique serait un retour en arrière. Mais n’est-ce pas

ce même humanisme qui nous a portés vers la situation de crise dans laquelle nous sommes ?

Ferry oublie la complexité de la réalité ; elle n’est pas noire ou blanche, il y a toute une palette

de couleurs entre-elles. Il représente une certaine conception de l’humanisme qui se fonde sur

la préséance de l’homme mais oublie ses aspects naturels. Il est fort possible que derrière sa

pensée se trouve l’idée, comme dit Maffesoli, que « L’homme accompli n’est tel que quand et

s’il a réussi à soumettre le naturel en lui et autour de lui ».2

Arne Næss ne dit autre chose quand il affirme qu’il faut trouver une stabilisation et

réduire la population. On sait maintenant qu’il n’est pas le seul à le faire. Si tous les êtres

humains de tous les continents cherchent à croître et à avoir les commodités qu’ont les pays

soi-disant développés – et ils en auraient le droit ! – toutes les ressources de la planète ne

sauraient suffire. C’est le mythe du progrès qui revient encore une fois.3 Ce que la proposition

n°5 cherche à dire, c’est que la probabilité d’un changement rapide et profond de l’économie et

de la technologie, dans l’état actuel des choses, est trop faible pour être prise en compte, et que

la croissance économique dont parlent les pays industrialisés est incompatible avec

l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine. Il faut donc un changement d’attitude à

l’égard des conditions de vie dans l’écosphère.

Tout comme un bon nombre de penseurs, A. Næss craint l’écologisme, c’est-à-dire le

fait de limiter l’écologie au cadre des sciences naturelles, car l’écologie ne devrait pas être

examinée comme une science universelle. L’écologisme considère que les choses sont

objectives alors que la perception est subjective. Or, on a accès, non pas aux choses en soi,

mais à des réseaux ou à des champs de relations auxquels les choses participent et dont elles ne

peuvent être séparées. La réalité n’est pas faite que de choses, la valeur que l’on donne aux

choses est fondamentale. La nature telle qu’elle est en soi n’existe pas, il n’y a que la nature

pour quelqu’un. La nouveauté de la crise écologique demande que soient clarifiées les valeurs

1 K. Marx, Misère de la philosophie. Paris : Payot et Rivages, 1996, p. 139. 2 M. Maffesoli, Matrimonium. Petit traité d’écosophie, op. cit., p. 31. 3 F. Guattari, Les trois écologies, op. cit., p. 17.

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184

ultimes qui président à l’organisation de la vie. Cela signifie aussi qu’il ne faut pas nier

l’instinct1, part essentielle de la vie. On assiste aujourd’hui à une destruction des conditions

nécessaires de ce que Næss appelle une « évolution continue », indispensable pour le maintien

à long terme de la diversité et de la richesse des formes de vie. Car l’extinction d’une espèce

peut entraîner l’extinction de centaines d’autres.

3.3.4 Préceptes ou normes secondaires

Næss aime parler de la gestalt, c’est-à-dire du caractère fondamental de la totalité au

sein de laquelle les parties prennent une place individuellement. La gestalt est donc une unité

de sens, comme dans une partition où les notes individuelles doivent être lues dans l’ensemble

de la musique. « Le tout est dans les parties »2, dit-il, ou « il n’est rien dans la nature, en tant

que composante de la nature, qui ne recèle en soi un tel microcosme ».3 Il est intéressant de

noter que l’auteur croit que la réalité est composée d’un grand nombre de gestalts issues des

cultures étrangères, car les relations géographiques président à l’aménagement du cadre bâti et

à la formation de l’identité personnelle. Ainsi, de nouvelles gestalts devraient être formées en

d’autres endroits de façon à ce que, après des années, il demeure impossible de recréer les

symboles et les gestalts les plus fondamentales. C'est comme si de nouvelles innocences

apparaissaient tous les jours.

La « Deep Ecology » donne aussi une très grande importance à l’émotion, contrairement

au rationalisme de la société occidentale moderne. Or, la réalité dont on fait l’expérience lie

spontanément l’émotionnel et le rationnel. Il faut, bien entendu, distinguer entre les sentiments

spontanés et l’énonciation de valeurs ou la proclamation de normes motivées par des sentiments

forts, mais assumant une fonction cognitive déterminée. Les sentiments ne sont pas neutres,

certes, c’est pour cela que l’auteur affirme le besoin de formuler des normes et des valeurs

prioritaires. Le personnel et l’idiosyncratique doivent rester en dehors.

Une question revient souvent, à savoir : « Si l’élévation du niveau de vie et la production

de l’abondance matérielle ne suffisent plus à définir les objectifs politiques principaux, quelles

sont les propositions alternatives ? »4 Au-dessus de la « quantité de vie » devrait se trouver la

question de la « qualité de vie », le bien-être. Quelles seraient les qualités de la ‘vie bonne’ ?

1 M. Maffesoli, Matrimonium. Petit traité d’écosophie, op. cit., p. 21. 2 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 108. 3 Ibid., p. 109. 4 Ibid., p. 141.

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185

Sans vouloir entrer dans le détail, Næss propose de tenir compte du plaisir : « Il convient de

choisir [ce qui apportera] le moins de souffrance »1, mais en même temps, la pensée gestaltiste

conduit à promouvoir le bonheur plutôt que le plaisir, car celui-là relève d’une totalité. En

outre, entre le bonheur et la perfection (du verbe latin perficere, « mener à bien », « faire le

travail attendu »), il faut choisir le dernier, compris comme la qualité de vie de chacun des

membres d’une communauté.

Une autre notion, fort importante dans la proposition des écologistes qui adhèrent à la

« Deep Ecology », est celle de la réalisation de Soi, avec un grand S. La réalisation de Soi

signifie un type de perfection, et désigne aussi bien un processus qu’un objectif ultime. Il est

question de la réalisation tant au plan personnel qu’au plan communautaire, ainsi que de

l’accomplissement de la réalité comme totalité. Dans la ligne de pensée de Spinoza, Næss

affirme que « la préservation de soi […], ne peut se réaliser que si chacun partage avec les

autres, joie et tristesse, ou, plus fondamentalement, si l’étroitesse de l’ego du petit enfant se

déploie en un moi (self) embrassant la totalité du genre humain ».2 En d’autres termes,

l’accomplissement personnel dépend de celui de la totalité, le « je » ne peut pas être réalisé tant

qu’il y aurait un « tu » souffrant et/ou méprisé, car l’expérience personnelle s’enracine dans

celle de l’espèce. Ainsi, une action sera appelée belle lorsqu’elle garantit le développement le

plus profond et le plus global de la personnalité humaine. Il faut laisser le « Soi » se développer.

Dominique Bourg3 distingue sept principes dans la « Deep Ecology », ce qui nous

semble un peu itératif par rapport aux huit éléments de la plateforme de Næss. K. Sale4, quant-

à lui, les réduit à trois : le premier dit que la vie, humaine et non humaine, a de la valeur

indépendamment de l’utilité qu’elle peut avoir pour l’être humain ; le deuxième affirme que les

êtres humains sont très nombreux et que leur action est irrespectueuse envers les autres formes

de vie avec des conséquences désastreuses ; finalement, le troisième principe assure qu’il faut

faire des changements significatifs pour atteindre l’équilibre. Nous préférons nous tenir à un

seul principe général qui dévoile ensuite une série de préceptes ou normes secondaires que nous

avons déjà explicitées. Ce principe affirme, rappelons-le, que la réalité est un réseau de

relations où la réalisation du soi dépend de celle du Soi et vice-versa. Cette réalité ne peut pas

être réduite aux aspects matériels, car les choses se trouvent dans un entrelacement de

1 Ibid., p. 143. 2 Ibid., p. 148. 3 D. Bourg, « Droits de l’homme et écologie », Esprit, 1992, 185, p. 10. 4 K. Sale, « Deep Ecology and Its Critics », The Nation, 1988, may 14, p. 671.

Page 185: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

186

corrélations dont l’émotion est indispensablement liée. La gestalt1 est le terme qui résume ce

principe général. Il est question de s’ouvrir à une lecture qui tienne compte en plus des aspects

matériels2, aussi des valeurs et de l’émotion.

Ceux et celles qui sont venus après A. Næss ont développé d’autres idées ou, comme dit

K. Sale, que nous suivons de près, d’autres « key concepts »3 qu’il vaut la peine de mentionner

rapidement. D’aucuns ont repris la vieille idée de la primauté de la vie sauvage tant prônée par

Thoreau. La vie sauvage a une valeur en elle-même, elle est le lieu où toutes les espèces peuvent

vivre et s’épanouir. Comme disait D. Foreman, « le monde réel est sauvage [et] préserver la

diversité originelle et sauvage est la question la plus importante ».4 Avoir un sens

d’appartenance est aussi très important pour les partisans de la « Deep Ecology », c’est un autre

principe qui dit que l’enracinement est fondamental pour le bien-être des personnes. Il est

primordial de se sentir chez soi. En général, les adeptes de la « Deep Ecology » manifestent

une opposition ouverte envers la société industrielle, car elle s’éloigne du monde naturel. La

société industrielle est irrationnelle, le progrès technologique est un mythe. Ils s’opposent

également à l’idée chrétienne d’être un « stewardship » (« intendant ») qui implique toujours

une intervention humaine sur la nature et une supériorité. Les leaders de ce mouvement

adhèrent aux traditions des peuples indigènes qui ont une conscience écologique plus

développée, par exemple, les Indiens d’Amérique. J. Donald Hughes affirme que « les modèles

culturels des Indiens américains, basés sur la chasse et l'agriculture pratiquées selon les

perceptions spirituelles de la nature, aident à préserver effectivement la terre et la vie sur la

terre ».5 Deux autres principes sont à évoquer. D’une part, la place fondamentale de la

spiritualité, comprise comme sagesse, intuition, foi et, d’autre part, l’Autoréalisation, c’est-à-

dire la réalisation personnelle inséparable de la réalisation collective, y compris la nature elle-

même.

Les suggestions de la « Deep Ecology » sont sans doute intéressantes et capitales dans

le cadre de la crise écologique. Elles vont marquer toute la réflexion écologique postérieure.

1 C’est finalement le souci pour le tout qui intéresse, « le souci de la maison (oikos) commune » dit Maffesoli ; cf.

M. Maffesoli, Matrimonium. Petit traité d’écosophie, op. cit., p. 41. 2 Il faut faire une place à autre chose que la « Déesse raison », dit M. Maffesoli, ibid., p. 24. 3 Ibid., p. 671-672. 4 « Wilderness is the real world [and] preservation of wilderness and native diversity is the most important issue »

; cité par K. Sale, « Deep Ecology and Its Critics », art. cit., p. 671. 5 « The American Indians’ cultural patterns, based on careful hunting and agriculture carried on according to

spiritual perceptions of nature, actually preserved the earth and life on the earth » ; cité par K. Sale, idem.

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187

Cela dit, cette pensée paraît tout de même insuffisante car, non seulement elle fait une

herméneutique réductrice des textes bibliques et de l’histoire, mais, de surcroît, elle ne prend

en compte le religieux ou le spirituel que partiellement et non pas comme un élément aussi

primordial de la réalité.1 Il n’empêche qu’A. Næss a une heureuse intuition2 : il ne doit pas être

question de quantité de vie mais de qualité de vie. Il existe un rapport à la nature autre que le

simple développement3, c’est le « Temps des tribus » de Maffesoli qui favorise la spontanéité,

le non-projet dans le rapport aux autres et à la nature, tribalisme qui induit la solidarité et la

générosité.

Le nouveau paradigme dont parlent les écologistes et les éco-théologiens fait penser à

une vision du monde qui était déjà présente chez les peuples indigènes de l’Amérique Latine et

d’ailleurs. Il s’agit, rappelons-le, d’une sagesse que la vie donne, qui plonge ses racines dans

l’expérience : il n’est pas question d’une élaboration logique et argumentative, fruit d’un long

et systématique raisonnement. Il n’y a pas d’explications, par exemple, sur le pourquoi toutes

les choses sont ou doivent être en relations réciproques, c’est ainsi qu’ils le perçoivent.

Agresser une espèce affecte toutes les autres, car tout est interconnecté. C’est une intuition qui

vient de l’expérience de la vie.

Sans vouloir céder à la tentation de demander à cette sagesse une justification d’ordre

logique ou argumentative, il faudrait, tout de même, expliciter davantage le pourquoi de cette

relativité. Les ouvrages sont parfois quelque peu itératifs. Les partisans du « Buen vivir » font

des affirmations, à la lumière des traditions indigènes, sur le comment vivre autrement. Le

dégoût vis-à-vis d’un monde qui a tendance à prononcer les différences et les exclusions est

sans doute l’élan principal. Il faut un autre monde. Le risque d’être pris par les politiciens ou

autres, altérant leur originalité, est évident. J. Viaña l’a bien vu, comme nous l’avons souligné

pour le cas de l’interculturalité. Il faudrait creuser encore plus pour découvrir d’où vient cette

sagesse. La proposition que nous aborderons dans les parties suivantes de notre recherche

aidera, sans doute, à l’expliciter.

L’intuition dont parle le « Buen vivir » semble être un élément commun avec l’intuition

dont parlent aussi bien A. Næss et tous les partisans de la « Deep ecology » ainsi que R.

Panikkar. Il ne s’agit pas d’un refus de raisonnement mais d’un complément : la sophia doit

1 Cf. la lecture faite des textes de l’Ancien et du Nouveau Testaments : A. Næss, Ecologie, communauté et style

de vie, op. cit., p. 290-299. 2 Intuition dans le sens d’être attentif à ce qui est évident ; « avoir l’ouïe fine », dit Maffesoli, Matrimonium. Petit

traité d’écosophie, op. cit., p. 63. 3 M. Maffesoli, Matrimonium. Petit traité d’écosophie, op. cit., p. 43.

Page 187: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

188

aller, main dans la main, avec le logos. La réalité ne doit pas être réduite aux seules

démonstrations scientifiques.

Page 188: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

DEUXIEME PARTIE

« L’intuition cosmothéandrique et l’écosophie »

Page 189: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar
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191

La crise écologique est, sans doute, une question de vie et de mort, mais surtout de Vie.

Le modèle de société, le « système » comme beaucoup l’appellent, dans lequel nous vivons, est

porteur de discrimination, de douleur, d’angoisse, d’incertitude, de pauvreté, pour une grande

partie des habitants du monde. Il véhicule ou suppose une certaine conception de la vie qui

mène vers la mort, vers la disparition de la vie sur terre, notamment de la vie humaine. Mono-

rationnelle, mono-culturelle et auto-suffisante, cette vision du monde ne fait qu’aggraver la

situation.

Cependant, la Vie se fraie peu à peu un chemin dans les ténèbres. Un nouveau

paradigme voit le jour et veut s’imposer. Ce nouveau paradigme plonge ses racines dans un

fervent désir de vivre en plénitude les uns à côté des autres. C’est un souci de communion, un

nouveau paradigme qui questionne les racines individualistes d’une société technocratique,

racines qui font sombrer l’être humain dans le désespoir. La crise écologique touche avant tout

le pauvre. C’est la vie des plus faibles qui est en danger. Les envies des Occidentaux menacent

la Vie sur notre Terre. Le vieux paradigme – encore présent – tendait (tend !) à séparer, à

distinguer ou à faire disparaître certains aspects de la réalité. Le dualisme marquait (marque !)

le rythme, accompagné d’un temps linéaire et d’un espace froid et sans mystère. La divinité,

avions-nous dit, n’avait (n’a !) plus de place. Elle était (est !), simplement, inutile. La mentalité

scientifique et technologique – régie par le logos – s’est emparée de tous les recoins de l’univers.

Les discours écologiques font appel au logos pour trouver une solution à la crise. La

technologie, qui a sans doute quelques mea culpa à faire, veut prendre le dessus et chanter,

encore une fois, ses bienfaits, tout en apportant soi-disant les solutions, toujours technologiques.

Il semble que cela ne soit plus suffisant. Il faut faire un pas de plus dans la direction d’une

sophia, d’une sagesse. Nous ne sommes plus dans le temps de la division, mais dans le kairos

de l’unification. Il faut ramasser les débris pour que la réalité soit, de nouveau, une seule.

Mais un nouveau paradigme signifie aussi un nouveau mythe. En fait, toute affirmation,

toute croyance n’a de sens que dans le mythe qui la soutient. Or, nous sommes témoins d’une

transformation radicale qui nous porte vers un nouveau mythe.1 Le mythe scientifique,

rationnel, logique n’a pas suffi, ne suffit plus ; ce logos, tant mis en exergue par la société

technologique rationnelle occidentale, n’a pas aidé à nous faire sortir de la crise, bien au

contraire, il nous fait sombrer, de plus en plus, dans l’impasse. Les solutions tant attendues ne

1 Cf. R. Panikkar, The Rythm of Being. The unbroken Trinity. New York : Orbis Books, 2010, p. 368.

Page 191: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

192

sont jamais arrivées. Pourquoi ? Peut-être la réalité a-t-elle été découpée, démembrée ? C’est

bien ce qu’il semble arriver. Le réel ne peut pas être perçu uniquement par le logos, il y a aussi

l’indescriptible, le spirituel, le mystique, qui n’est perçu que par un œil spirituel, par l’intuition,

par la foi1, par la sagesse. Logos et sophia doivent cheminer ensemble. Le nouveau mythe veut

aussi tenir compte de la sophia. Il faut donc aller plus loin et cesser de poser la raison en

maîtresse absolue. Comme l’affirme H. Küng : « la raison qui se pose de plus en plus en absolu,

qui demande justification de tout […], qui ne prend pas place dans un cosmos et pour qui rien

n’est jamais saint, se détruit elle-même ».2 La raison toute seule se perd.

Qui dit mythe, dit aussi symbole. L’être humain ne peut pas vivre sans symboles. Le

réel nous apparaît aussi dans le symbole ; il n’est pas la réalité, certes, mais sa manifestation,

sa révélation. Il ne s’agit pas de la « chose » elle-même, mais de l’épiphanie de cette « chose ».

La société actuelle veut supprimer les symboles pour ne retenir que le concret, le factuel, le

mesurable, seuls les signes lui importent. Une lecture sapientiale de la réalité inclut le symbole,

parce que la vie est remplie de symboles. La planète est menacée, certes, et cette menace plonge

ses racines dans une excessive rationalité de l’être humain ; il faut faire une place au symbole.

Or, l’écologie ne semble pas vouloir cheminer dans cette direction. Il faut tourner les yeux vers

l’écosophie.

La plupart des théologiens contemporains plaident pour une reprise de la théologie de

la création. Cependant, en relisant attentivement les différentes et multiples propositions, on

peut s’apercevoir qu’une idée se faufile progressivement. En effet, il paraît nécessaire que la

théologie de la création se fasse accompagner d’une théologie trinitaire, également renouvelée.

Un premier pas fondamental a été fait par G. Siegwalt insistant sur le fait qu’il faut travailler la

question écologique d’une manière holistique. Il faut retrouver une analyse qui prenne en

compte la totalité et la sagesse. Pour lui, la crise écologique plonge ses racines dans une vision

dualiste de la réalité. J. Moltmann, quant-à lui, invite à repenser la notion de « Dieu », dans le

sens d’une communauté unique, celle du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Il faut comprendre

1 Par le « troisième œil » dont parlaient Hugo de saint Victor et l’école des victoriens du XIIe siècle. Ces derniers

disaient que Dieu créa l’homme avec trois yeux : le corporel (réalité sensible), le rationnel (réalité rationnelle) et

un troisième, l’œil de la contemplation (vision religieuse et mystique, l’œil de la foi) ; lorsque l’homme a été chassé

du paradis, le premier œil fut débilité, le deuxième perturbé et le troisième aveuglé. Il faut donc cultiver ce

troisième œil qui permet de reconnaître et faire l’expérience de Dieu. C’est dans ce sens que Panikkar dit : ‘ Paul

n’a jamais vu Jésus avec le premier œil [celui des sens]. La vision de son second œil [intellectuel] lui a dit que

Jésus était un traître qui méritait la mort. Ce n’est qu’à Damas que s’ouvre son troisième œil [celui de l’Esprit] et

arrive à contempler non pas Jésus mais le Christ qui est en Jésus’ ; cf. R. Panikkar, La Plenitud del hombre. Una

cristofanía. Madrid : Siruela, 2004, p. 48. 2 H. Küng, Projet d’éthique planétaire. La paix mondiale par la paix entre les religions, op. cit., p. 36.

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193

Dieu comme étant relations intrinsèques. Malheureusement cette approche ne semble pas avoir

été retenue par les théologiens, bien qu’elle soit dans une ligne de pensée plus en accord avec

la tradition. A. Gesché, tout en reprenant la théologie de la création, soulignait le fait que notre

terre est devenue un monde muet et sans Logos. L’homme doit assumer sa tâche d’être diacre

du Logos. La définition qu’il donne à ce terme – Logos – est tout de même un peu éloignée du

sens de raison, ou de discours logique. Même s’il s’agit de faire de ce monde un lieu

« raisonnable », ce logos est aussi porteur d’une sagesse transmise de génération en génération.

L’écothéologie, nous semble-t-il, fait un bond significatif en voulant dire le Dieu-trinité et son

rapport au monde.

Les différentes traditions chrétiennes ont fait, à peu près, de même. Elles ont mis

l’accent sur la théologie de la création, bien qu’il y ait quelques « étincelles » qui renvoient à la

théologie trinitaire. Ainsi, la Commission de la Défense de la Nature, commune à l’Eglise de

la Confession d’Augsbourg et à l’Eglise Réformée d’Alsace et de Lorraine, invitait à prendre

comme appui la foi trinitaire de l’Eglise. Il en va de même du rassemblement de Bâle, où l’on

signale les points de repère de la foi chrétienne, mentionnant, avant tout, la foi au Dieu trinitaire.

Malheureusement, ils en sont restés là. L’Eglise Orthodoxe développe également une théologie

de la création mettant l’accent sur la présence de Dieu dans le monde, moyennant les logoi et

les énergies divines incréées. C’est une théologie, certes, plus trinitaire, mais qui ne va guère

très loin. L’accent est aussi mis sur la présence de Dieu dans sa création. Il faudrait dire, à peu

près, la même chose de l’Eglise Catholique. Les différents rassemblements latino-américains

en sont des exemples évidents. Le développement semble être le souci des évêques de la région.

Il faudrait prêter plus d’attention aux nouvelles propositions – telles que la « Deep Ecology » et

le « Buen vivir » –, car elles sont porteuses du désir de trouver une solution aux véritables

problèmes.

Rappelons l’hypothèse de notre travail. La crise écologique semble exiger une réponse

radicale qui tienne compte de toute la réalité. Ne faut-il pas compléter l’écologie avec une

écosophie et faire en sorte que toutes deux cheminent ensemble ? Ne doit-on pas faire

accompagner, voire précéder, la théologie de la création, par une théologie trinitaire

renouvelée ? Ne faudrait-il pas affirmer avec J. Moingt : « Il est donc urgent de repenser la

création dans une perspective trinitaire, pour qu’elle remplisse à nouveau le rôle de chemin de

l’homme vers Dieu que lui assigne la révélation, et de renouer à cet effet le lien entre l’acte

Page 193: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

194

créateur et les relations d’origine qui structurent l’existence trinitaire de Dieu »1 ? R. Panikkar

répond positivement à ces questions. C’est le chemin qu’il ose emprunter pour aborder cette

problématique, celui de la théologie trinitaire qu’il appellera « Intuition Cosmothéandrique ».

Est-ce une vraie alternative pour sortir de la crise écologique ?

L’intuition cosmothéandrique et toute la démarche de R. Panikkar rejoignent et

dépassent la proposition de la « Deep Ecology », telle qu’elle a été avancée par A. Næss.

Rejoint, car elle utilise une série de termes et de notions similaires à celles de ce mouvement ;

dépasse, car elle fait un pas de plus. Nous commencerons cette deuxième partie de notre

recherche avec un premier chapitre qui essaie de montrer pourquoi l’intuition de R. Panikkar

s’inscrit dans la ligne de pensée de la « Deep Ecology », mais nous montrerons aussi comment

il s’en éloigne et pourquoi. Cela étant fait, nous entrerons dans les profondeurs de la pensée de

notre auteur, en réalisant, d’abord, une lecture de l’histoire qui nous portera vers ce qu’il appelle

une « conscience transhistorique », à partir de laquelle va naître une nouvelle innocence qui

changera les rapports Dieu-Homme-Monde, marqués, jusqu’ici, par l’exclusion. Nous

prendrons également connaissance de ce que notre auteur considère être les causes de la crise

écologique pour, dans un troisième chapitre, aborder ce qui constitue le noyau de notre travail.

En effet, la réponse à la crise se ferait moyennant ce que R. Panikkar nomme l’Intuition

Cosmothéandrique, ciment, en fait, de toute sa pensée. C’est une réflexion qui prend appui sur

la Trinité Divine pour s’élargir vers une Trinité dite Radicale, et vice-versa, d’une Réalité Trine

vers une Trinité Divine. Dans ce dernier chapitre nous étudierons, au préalable, les fondements

sous-jacents à une telle intuition, ainsi que les piliers sur lesquels elle repose. Ayant fait cela,

nous pourrons aborder l’intuition cosmothéandrique, base de l’écosophie de Panikkar.

1 J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme. De l’apparition à la naissance de Dieu, op. cit., p. 294-295.

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195

Chapitre 1. R. Panikkar et la « Deep Ecology »

L’intuition de R. Panikkar peut être rapprochée de celle d’A. Næss. Elles cheminent

toutes deux dans la direction d’une écosophie. Il importe peu de savoir qui a été le premier1 à

faire une telle proposition, tous deux, croyons-nous, font partie de ce courant que l’on nomme

aujourd’hui « Ecosophie », l’un en tant que théologien, l’autre comme philosophe. Ils osent

proposer une nouvelle approche pour chacune de ces deux disciplines, préoccupées par le

problème environnemental.

L’intérêt de ce travail de rapprochement est de dire, d’une part, que la proposition de R.

Panikkar n’est pas isolée, qu’elle s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus ample dont fait

partie, sans aucun doute, son initiateur A. Næss ; et, d’autre part, de souligner ses nouveautés

et ses points forts. Cela nous permettra, du même coup, d’entrer en contact avec la pensée de

notre auteur et de mieux saisir son travail théologique, vis-à-vis d’une construction plutôt

philosophique. Si du philosophe norvégien nous avions déjà fait une présentation sommaire

dans la première partie de cette recherche, cette approche nous permettra de l’approfondir

davantage.

Quatre grands thèmes pourraient résumer les ressemblances des deux pensées. D’abord,

les présupposés définissant l’écosophie, chez l’un et l’autre auteur ; puis, la critique faite à

l’égard de la rationalité occidentale et de la technologie ; ensuite, la thèse principale concernant

l’unité et la diversité de la réalité ; et enfin, nous finirons avec la question politique. Ces

« ressemblances » montreront, bien entendu, les singularités de chaque auteur, ainsi que les

originalités de chacun d’entre eux. Avant cela, essayons de comprendre comment chacun

comprend le terme « écosophie ».

1 Nous avons dit que l’on affirme, unanimement, qu’A. Næss est le fondateur de l’écologie profonde et le premier

à employer le terme d’écosophie. Nous le croyons aussi. On chercherait en vain, dans les publications de Næss,

une quelconque référence à R. Panikkar. En revanche, R. Panikkar cite, au moins une fois, A. Næss et une autre

fois l’écologie profonde et reconnaît que le terme qu’il utilise avait déjà été employé par l’auteur norvégien, tout

en disant qu’il lui donne un autre sens qui se rapproche plus de celui d’ « éco-philosophie » donné par H.

Skolimowski dans son ouvrage Eco-philosophie et éco-théologie : pour une philosophie et une théologie de l’ère

écologique, op. cit. Cf. R. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos. Paris : Cerf,

2013, p. 357, note 14 et R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica. Las tres dimensiones de la realidad. Madrid :

Trotta, 1999, p. 166.

Page 195: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

196

1.1 La compréhension d’un terme

Commençons, donc, par la définition du terme en lui-même. A. Næss le comprend

comme une pratique ou une sagesse pratique : « En écosophie, à la différence de la philosophie

académique, ce ne sont pas les généralités auxquelles on peut s’élever qui comptent, mais les

décisions et les actions »1, il est donc question de prendre des décisions et d’agir. En effet,

lorsque l’ écophilosophie essaie de résoudre des problèmes qui concernent la nature et nous-

mêmes, elle devient une écosophie. L’« écophilosophie » conduit donc vers l’écosophie. Le

discours philosophique doit ainsi devenir une pratique individuelle, en vue du bien commun. Il

doit se transformer en « écosophie personnelle ».2 Notons que, pour Næss, il n’existe pas une

écosophie généralisée ou généralisable, elle reste toujours une initiative personnelle. Il est alors

essentiel de s’abstenir de toute absolutisation : « tout effort d’expression franche et directe des

normes devrait s’accompagner simultanément d’une élimination de tout absolutisme, de toute

arrogance et de toute visée sub specie æternitatis dans l’énonciation des normes dont la validité

serait censée ne connaître aucune limitation dans le temps et dans l’espace physique et social »3,

affirme l’auteur. Il ne s’agit pas, non plus, d’une recherche rationnelle ou scientifique abstraite.

« C’est sur la base d’une écophilosophie qu’il est loisible, en un second temps, de développer

une écosophie personnelle en vue d’aborder les situations pratiques dans lesquelles nous

sommes impliquées »4, dit-il. Chez Panikkar, le terme d’écosophie renvoie à une sagesse dans

la gestion de l’habitat humain qu’il appelle également sagesse de la terre. C’est donc aussi une

action plutôt qu’une réflexion, c’est une sophia et non pas un logos, bien que l’un ne puisse pas

se faire sans l’autre. « Ce n’est pas un cercle vicieux, mais un cercle vital. Toute théorie surgit

d’une praxis et toute praxis dérive de la théorie »5, dit Panikkar. Nous aurons l’occasion de

nuancer cette première définition au fur et à mesure que nous approfondirons l’intuition de notre

auteur. Voyons maintenant les présupposés.

1 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 82. 2 Ibid., p. 73. 3 Ibid., p. 125. 4 Ibid., p. 73. 5 « No es un círculo vicioso, sino un círculo vital. Toda teoría surge de una praxis y toda praxis deriva de la

teoría. » ; cf. R. Panikkar, El Espíritu de la política. Barcelone : Ediciones Península, 1999, p. 157. Voir aussi, R.

Panikkar, The Rythm of Being, op. cit., p. 31, où l’auteur développe, en outre, la relation entre le Tout et le

Particulier « The Whole and the Concrete ».

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197

1.2 Les présupposés

Une sagesse qui aide à prendre des décisions pratiques concernant la nature et nous-

mêmes, d’une part, et, d’autre part, une sagesse dans la gestion de l’habitat qui renvoie à la Vie

dans son ensemble. Les propositions des deux auteurs contiennent un certain nombre d’idées

sous-jacentes qu’il faut connaître pour mieux saisir leurs enjeux.

1.2.1 L’intuition

Cette sagesse n’est pas une connaissance académique ou une accumulation de savoirs

logiques, c’est une « intuition ». En effet, il ne s’agit pas d’une pensée logique, dans le sens

mathématique, mais d’une autre manifestation du réel, car le réel ne se réduit pas à ce qui est

sensible. L’écosophie affirme que la réalité ne peut pas être réduite à une réflexion scientifique.

Un grand nombre d’aspects de cette réalité ne peuvent pas être mesurés, encadrés ou limités à

un chiffre. L’intuition est ainsi établie par Næss comme le centre de l’écosophie :

Conformément à l’intuition qui est au centre de l’écosophie, il importe de ne pas perdre

de vue qu’il y a quelque chose que nous appelons la réalité et qui est l’unité de tout ce qui vit.

L’idée de totalité ne peut être négligée. Les études fragmentaires ne sont satisfaisantes que parce

que les questions posées sont partielles et qu’elles doivent l’être dans la mesure où il est

impossible de tout étudier simultanément.1

Cette « intuition » dit que la réalité ne s’épuise pas dans les descriptions de la « physique

mathématique et mécaniste ».2 Faire cela impliquerait de vider la nature des qualités que nous

expérimentons spontanément et signifierait, en outre, qu’elle ne serait qu’un stock de ressources

pour l’homme.

De son propre aveu, à l’origine de ses propositions se trouvent d’abord des intuitions,

qui proviennent de sa fréquentation de la nature :

Dès mon plus jeune âge et jusqu’à la puberté, j’ai passé des heures entières, des journées

et des semaines, les pieds dans les rivières peu profondes, à étudier et à m’émerveiller de la

diversité et de la richesse prodigieuse de la vie marine. Le grouillement magnifique de ces

formes minuscules dont personne ne se soucie et que personne ne voit indiquait la présence d’un

1 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 138-139. 2 Ibid., p. 119.

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198

monde apparemment infini, mais qui était néanmoins mon monde. Tandis que le monde des

hommes me laissait bien souvent indifférent, je m’identifiais volontiers à la nature.1

Ce sont donc des expériences bien réelles et concrètes qui ont donné lieu à une

réflexion ; ces expériences ont également donné des moyens pour exprimer et développer les

intuitions « abstraites » et, souvent, indescriptibles.

Dans la pensée de Panikkar, l’intuition occupe également une place fondamentale ; elle

renvoie, en même temps, à d’autres notions, également essentielles. Il est donc important de

nous arrêter davantage sur ce point.

L’intuition renvoie, d’abord, à une sagesse et la sagesse, à son tour, à une expérience

qui se fait dans le for intérieur de la personne. Panikkar affirme qu’il est deux genres

d’expériences, en lien, certes, l’un avec l’autre, mais différents. Il y aurait, en premier lieu, les

expériences de tout genre que font les personnes, parfois insaisissables, c’est-à-dire le contact

avec les choses et le monde, qui permettent d’appréhender la réalité sous sa forme physique et

intellectuelle. Ces expériences sont définies à l’aide d’une formule, à savoir, E = e + m + i + r.

Panikkar l’explique de la manière suivante : « L’Expérience (E) est un ensemble d’expériences

(e), de la mémoire que l’on conserve de ces expériences (m), de notre interprétation (i) et de la

réception (r) dans le contexte culturel de notre temps et de notre lieu ».2 Les données sur « m »,

« i » et « r » sont d’habitude assez nombreuses, en revanche, il n’est pas facile de dire quoi que

ce soit sur « E » si l’on ne connaît pas « e ». L’Expérience (E) est elle-même une somme de

petites expériences. Celles-ci restent dans la mémoire et sont, ultérieurement, interprétées en

fonction des deux contextes, temporel et spatial. En deuxième lieu se trouvent les expériences

que notre auteur appelle « ultimes » et qui dévoilent une réalité également ultime, c’est-à-dire

une réalité que l’on ne peut pas déduire de quoi que ce soit, ou réduire à quoi que ce soit. Les

expériences ultimes ne peuvent pas être comparées, car il n’existe pas de point de repère méta-

ultime, neutre ou impartial. Elles ne sont donc pas « mathématisables ». Ces expériences se

font à l’intérieur de la personne et elles ont un caractère mystique.

Aussi bien Panikkar que Næss affirment que la raison fut érigée comme reine dans la

Modernité et que, pour eux, ce fut la plus grande disgrâce qui a entraîné les Occidentaux vers

1 Voir A. Næss, « How My Philosophy Seemed to Develop », A. Mercier et M. Svilar (eds.), Philosophers on

Their Own Work. New York : Peter Lang, 1982, p. 270. Cité dans A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie,

op. cit., p. 21. Préface de D. Rothenberg. 2 R. Panikkar, La Plenitud del hombre. Una cristofanía. Madrid : Siruela, 2004, pp. 68-70.

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la crise écologique. Ce malheur est survenu à la suite de Descartes1 pour qui la vérité est dans

la non-contradiction. Il n’acceptait comme vrai que ce qu’il pouvait voir d’une manière claire

et distincte. Malheureusement, ce qui n’était qu’un principe épistémologique sera transformé

en une conclusion ontologique : la vérité n’est que ce qui apparaît à nos yeux comme clair et

distinct. « A partir de ce moment-là, la vérité reste prisonnière de la raison humaine »2, dit

Panikkar. Cependant, Descartes n’est que le début de la chaîne, car c’est Kant3 qui a changé le

rôle passif de la raison en une fonction plus dynamique. La vérité n’est pas seulement ce que

nous pouvons voir avec clarté, mais ce dont nous sommes absolument sûrs, car nous contrôlons

le fonctionnement de l’intellect. Pour lui, il ne faut pas transgresser les exigences des données

empiriques. A la suite de Kant se trouve Hegel pour qui la raison devient Esprit et l’Esprit, la

Réalité Suprême, c’est-à-dire Dieu. « La conscience est un moment essentiel de la vérité »4, dit

Hegel. C’est le royaume de l’idéalisme, dans lequel la dignité de l’homme se trouve dans la

participation de ce mouvement de l’Esprit. La praxis, dans ce schéma, dit Panikkar, est mal

représentée, voire même absente. La réaction vient avec Marx et Engels, les fidéismes, les

volontarismes et les romanticismes, assure notre auteur. Ce qui va finalement arriver, c’est

l’éloignement progressif de l’homme de la nature5, du cosmos, dû à cette ascension de la raison.

L’homme devient le seigneur de l’univers. Il est la figure centrale, autour de laquelle toutes les

choses tournent.

Panikkar affirme avec radicalité que le monde actuel ne pourra pas être « sauvé » avec

les seuls discours rationnels : il faut aussi le cœur. Il est peu probable, cependant, qu’il invite

au rejet radical de la raison, il serait plutôt question d’une prise en compte de l’action de l’Esprit.

Encore une fois, le logos et la sophia doivent aller ensemble. Cette démarche implique un

changement de la vision du monde qui se fera, dit l’auteur6, dans la mesure où la foi7 change

les repères habituels. Pour le chrétien, par exemple, la manifestation du Christ8 peut

1 « L’heure était à la victoire sans partage d’une représentation mécaniste de la nature et à la généralisation d’un

rapport pratique d’exploitation de ses ressources. Toutes les conditions étaient dès lors réunies pour que Descartes

proclame triomphalement dans son Discours de la méthode ». Cf. A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie,

op. cit., p. 302. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 54. 3 Panikkar cite la préface à la Critique de la raison pure de Kant, voir La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 55,

note 56. 4 Cité par Panikkar dans La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 55. 5 Sur ce point, on peut lire avec profit les réflexions de C. Larrère et R. Larrère dans l’introduction de leur ouvrage

Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, op. cit., p. 5-17. 6 Ibid., p. 42. 7 La foi est une notion fondamentale chez Panikkar. La foi ne peut pas être raisonnée. Elle se reçoit comme un

don. Elle peut être décrite comme une attitude réceptive du mystère. 8 Que Panikkar appelle « christophanie » ; cf. R. Panikkar, La Plenitud del hombre. Una cristofanía, op. cit.

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200

transformer une vision purement rationnelle de la réalité. Voilà une notion propre à l’intuition

de Panikkar, absente de la pensée du philosophe norvégien. Il s’agit, alors, d’une invitation à

cultiver un aspect qui, d’après lui, a été négligé longtemps par les Occidentaux. Il ne faudrait

donc pas rester dans « l’algèbre conceptuelle d’Occident »1, comme s’il s’agissait d’un

paradigme neutre et universel. Nos habitudes langagières nous font comprendre les mots d’une

certaine manière oubliant, ou laissant de côté, d’autres possibilités.

L’expérience dont parle notre auteur est décrite comme une expérience mystique.2 Ce

mot, nous le savons, possède une charge sémantique importante en Occident, généralement

associée à des « phénomènes bizarres, paranormaux ou parapsychologiques ».3 Panikkar rejette

ce qu’il appelle l’habitude occidentale de grouper, d’organiser dans des champs spécialisés, car

cela a eu pour effet de classer la mystique dans différents domaines.4 En effet, on l’a classée

aussi bien comme un phénomène irrationnel, que comme une expérience glorieuse réservée à

un petit nombre. Panikkar veut dire, par-là, que lorsque l’on essaie de trouver le spécifique de

quelque chose en l’assimilant à l’essence, on brise la connexion intrinsèque avec la réalité

totale. La mystique veut être expérience de toute la réalité, ce qui renvoie à l’intuition

cosmothéandrique5 dans laquelle tout est connecté (cosmos, divinité et homme), dans un

système de relations trinitaires. Ceci est sans doute un tournant décisif.

Dans l’introduction du livre Mystique, plénitude de vie, Panikkar définit la mystique

comme une « expérience intégrale de la Vie ».6 C’est l’expérience elle-même et non pas une

interprétation de l’expérience. La société d’aujourd’hui, affirme le théologien espagnol,

n’invite pas à réaliser des expériences complètes, les gens vivent distraits, à un niveau

superficiel. Dans ce sens, la mystique est une conscience profonde d’être vivant. Panikkar

semble renvoyer à la pensée de Heidegger.7 D’après ce dernier, notre existence quotidienne se

caractérise par des conduites inauthentiques qu’il nomme « la trivialité » et qui occultent l’être,

1 C’est ce qu’il appelle les « équivalents homéomorphiques », c’est-à-dire des mots que l’on trouve dans plusieurs

traditions ou cultures mais qui peuvent avoir ou ne pas avoir le même sens. Cf. R. Panikkar, Sobre el diálogo

intercultural. Salamanque : Ed. San Esteban, 1990, p. 124. 2 A cette tradition appartient aussi T. de Chardin d’après A. Dupleix et E. Maurice dans l’ouvrage Christ présent

et universel. La vision christologique de Teilhard de Chardin, Paris : Mame/Desclée (Jésus et Jésus-Christ, 95),

2008, p. 79. P. Knitter classe aussi Panikkar dans le courant mystique, voir Introducing Theologies of Religions.

New York : Orbis Books, 2012, pp.126-134. 3 R. Panikkar, La Plenitud del hombre, op. cit., p. 68. 4 Ibid., p. 208. 5 Cette notion fondamentale de sa pensée réfère aux dimensions cosmique, divine et humaine de la réalité. Nous

reviendrons plus loin sur ce point. 6 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie. Paris : Cerf, 2012, p. 17. 7 Panikkar avait une sincère amitié avec Heidegger ; ils s’entretenaient souvent comme le montre le texte : R.

Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 152.

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201

tout en le précipitant dans une vacuité ontologique ou l’ « enfermement ontique ».1 En effet,

comme il l’a dit dans la conférence Dépassement de la métaphysique2, l’histoire de la

philosophie est un oubli de l’être. Pour se libérer de cet enfermement ontique, l’être humain

doit écouter la voix de l’Etre dans les mythes. Nous retrouvons, chez Panikkar, ces idées

autrement formulées, appliquées, notamment, à la vie de tous les jours et de tous les hommes.

En effet, lorsque Panikkar décrit la situation de notre société actuelle, il dit que sa principale

caractéristique est le désenchantement. La science et la technique pensaient offrir le salut, mais

rien de cela n’est arrivé. Le futur n’est plus sûr, il ne reste plus que le présent. En outre, la

société a généré une compétition entre les individus qui ne cherchent alors qu’à gagner en

éliminant tout obstacle, proches y compris, mettant de côté amour et respect. Comme

Heidegger, Panikkar affirme l’inauthenticité et le vide des actes humains. Il faut tourner le

regard vers ce qui est vraiment important : l’amour. La raison a failli, il faut se laisser guider

par l’esprit, par l’intuition. Ce n’est plus à travers les seuls discours logiques que l’on va

retrouver le salut.

La mystique est ainsi étroitement liée au quotidien, au sæculum3, à la vie de tous les

jours. Un mystique n’est pas une personne qui fait des expériences spirituelles extatiques, mais

celui ou celle qui vit et expérimente le temps. Ainsi comprise, la mystique reste essentiellement

humaine ; l’homme est un mystique, car il « est plus un esprit incarné, un animal spirituel, qu’un

vivant rationnel ».4 La mystique possède, en conséquence, une dimension anthropologique,

elle a rapport à la vie, elle n’est pas étrangère à l’homme.5 Le lieu de la mystique est alors la

vie elle-même, c’est-à-dire ce qui se passe dans l’ordinaire de tous les jours. L’expérience

mystique n’a donc rien à voir avec des phénomènes étrangers à la vie humaine, elle a rapport

aux questions ultimes, certes, mais ceci renvoie, encore une fois, à la Vie, avec un grand « V ».

La mystique, dit Panikkar6, ne siège pas sur la stratosphère, mais sur la terre des hommes. Ceci

est important pour le sujet qui nous occupe. Nous y reviendrons.

Par ailleurs, ce qui est le plus cher à l’être humain, c’est son expérience et elle ne peut

être emprisonnée ni dans le transcendant ni dans l’immanent. Næss pourrait y adhérer sans

1 M. Heidegger, Etre et temps. Paris : Gallimard, 1986, p. 145, notamment la notion de « déloignement ». 2 M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », Essais et conférences. Paris : Gallimard, 1958, p. 80-115. 3 Cf. R. Panikkar, El mundanal silencio. Una interpretación del tiempo presente. Barcelone : Ediciones Martínez

Roca, 1999, p. 29-30. 4 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 14. 5 Dans ce sens va la proposition ‘mystique’ du philosophe Comte-Sponville dans L’Esprit de l’athéisme.

Introduction à une spiritualité sans Dieu, op. cit., p. 143-209. 6 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 209.

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problème, certes, même s’il n’aborde pas cette question directement. La mystique libérerait de

ces deux conditionnements, en aidant à reconnaître que les paroles ne révèlent pas tout à fait ce

qu’elles disent. Il y a quelque chose de plus derrière les mots. Au commencement était la

parole, disent plusieurs textes sacrés (Jn 1, 1, par exemple), mais la parole n’est pas le

commencement. La mystique, et donc les mystiques, aspirent à ce « commencement » qui est

identifié, par notre auteur, avec le silence.1 Avant la parole était le silence. Ainsi, il n’y a pas

de chemin pour arriver au mystère, il n’y a pas, non plus, de clé pour déchiffrer ou dévoiler la

vérité au-delà de sa propre expérience. Le silence a donc une place privilégiée dans la mystique,

c’est, dit Panikkar, « le dernier voile de la réalité [qui] ne peut pas être enlevé ».2 Il n’existe

pas d’objectivité, la réalité n’est ni purement objective, ni purement subjective. Cette

objectivité fait aussi partie de la critique d’A. Næss : « Les philosophes et les scientifiques ont

tenté de fournir des descriptions compréhensibles des choses en soi, des descriptions

absolument indépendantes de ce que les sens en saisissent. […]. Nous avons accès, non pas aux

choses en soi, mais à des réseaux ou à des champs de relations auxquels les choses participent

et dont elles ne peuvent être séparées ».3

Panikkar affirme qu’il y a, en outre, différents types de langages : « La parole d’un sage

n’est pas la même chose que celle d’un érudit ».4 Ainsi, il y aurait, au moins, trois langages ou

paroles, dont, bien entendu, le langage mystique. Le premier est le langage scientifique qui

voudrait être univoque. En réalité, il ne s’agit pas d’une parole, c’est une écriture qu’il faut

apprendre à déchiffrer. Les scientifiques ne prétendent pas être des sauveurs, même s’ils

affirment que la lumière est blanche « oubliant d’autres longueurs d’onde ».5 Ce langage reste

un intermédiaire. Panikkar mentionne aussi le langage philosophique. Pour lui, ce langage

part aussi des postulats scientifiques réductionnistes, bien que cela n’ait pas été ainsi au début.

Les prismes de la philosophie peuvent aussi déformer la réalité. La philosophie a voulu être un

langage salvateur mais, à cause des avatars de l’histoire, elle a succombé à la tentation de

vouloir être un savoir spécialisé. Finalement, il y aurait le langage mystique qui ne se contente

pas du rationnel, car il considère que la réalité va au-delà du rationnel. Nous retrouvons là la

critique adressée au rationalisme occidental et l’invitation à l’écoute. Le langage mystique

1 Voir, une fois encore, la relation avec Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité

sans Dieu, op. cit., p. 178. 2 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 212. 3 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 92. 4 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 215. 5 Ce commentaire est intéressant, car Panikkar « se bat » contre toute absolutisation. Il affirme qu’il y a toujours

d’autres univers inconnus.

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203

ressemble plutôt au langage poétique – dit Panikkar –, car ils sont, tous les deux, symboliques,

même si le langage mystique dépasse l’autre, car il ne se contente pas de la réalité subjective.

Il veut nous porter vers un niveau ultime de réalité. La catégorie principale de ce langage est

la connaissance amoureuse et sa méthode – voilà qu’elle revient ! – l’intuition ; il a comme

critère d’analyse la liberté et son instrument de travail est le symbole. Panikkar semble

envisager, de la sorte, le monde de l’homme comme un univers renouvelé où l’amour sera le

principe qui rassemblera, tout et tous, dans une seule et même famille ; l’amour n’est pas

rationnel, mais il libère les personnes qui se laissent guider par lui. Amour et liberté sont

inséparables. L’intuition renvoie, comme nous le voyons, également à l’amour, mais aussi à la

foi, c’est-à-dire à un processus qui se réalise, non pas dans « la tête », mais dans « le cœur ».

Pour que cet amour advienne, il faut un changement d’attitude qui mènera vers une nouvelle

conscience ou innocence.

1.2.2 Un changement d’attitude

La crise écologique ne trouvera pas une issue positive tant qu’il n’y aura pas un

changement « conscient d’attitude à l’égard des conditions de vie dans l’écosphère [ce qui]

présuppose que nous ayons élaboré une position philosophique pour pouvoir trancher les

problèmes essentiels que pose toute prise de position ».1 Cette nouvelle attitude repose sur la

conviction d’appartenir à l’ensemble plus vaste qu’est la nature. Une simple réforme ponctuelle

ne suffit plus, il s’agit d’ « une orientation substantielle de notre civilisation tout entière ».2

L’on retrouve ici l’esprit radical du mouvement dit d’« écologie profonde » : une situation

critique appelle aussi des réponses radicales. Il faut donc changer tant la manière de percevoir

le monde que la manière de se percevoir dans le monde. Ainsi, Næss dira que : « L’éthique de

chacun en matière environnementale repose dans une large mesure sur la manière dont ils

perçoivent la réalité ».3 Ceci passe, bien entendu, par les valeurs que l’on assigne à tout ce qui

entoure l’être humain, ainsi que par la suppression d’une vision purement mathématique du

cosmos. Nous reviendrons sur ce dernier point plus loin. Næss considère également que la

gravité de la crise environnementale actuelle implique de changer les modes de production et

de consommation, ainsi que l’idéologie de la croissance, du progrès et du niveau de vie, idées

qui façonnent les habitudes de nos contemporains. La citation suivante montre clairement de

1 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 75. 2 Ibid., p. 87. 3 Ibid., p. 120.

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204

quoi il est question : « Le style de vie personnel adopté en conformité avec la conscience

écologique s’oppose de manière spectaculaire à la manière dominante de vivre dans nos sociétés

industrielles ».1 Ce qui veut dire faire une place privilégiée à la qualité et non au niveau de vie.

Autrement dit, la prise de conscience dont il est question « consiste à effectuer une transition

vers une conduite plus égalitaire à l’égard de la vie et du développement de la vie sur Terre.

Cette transition ouvre à l’Homo sapiens les portes d’une vie plus riche et plus satisfaisante ».2

Bref, c’est une conscience écologique qui « marque le développement d’une forme de vie sur

Terre capable de comprendre et d’apprécier ses relations avec toutes les autres formes de vie et

la globalité de la Terre ».3

Le changement d’attitude implique, chez Panikkar, un processus qui prend comme point

de départ l’individu lui-même. « La réforme doit commencer par soi-même »4, reconnaît,

d’emblée, notre auteur. Dans ce sens, le chemin emprunté par la science écologique est erroné,

car il ne touche pas la principale cause ou racine du problème : l’être humain lui-même. Il est

question d’une « mutation radicale »5, d’une « transformation profonde »6, d’une « métanoïa

radicale »7, comme condition sine qua non pour la survie de l’humanité. Seule une métanoïa

radicale peut nous faire reprendre le bon chemin.8 Il faut un changement complet du cœur et

de l’esprit, changement qui portera également sur la reconnaissance de la dignité du corps,

sachant qu’ « aucune tentative de restauration écologique du monde ne triomphera tant que nous

n’arriverons pas à considérer la Terre comme notre corps et le corps comme notre soi-même ».9

La dignité humaine est également liée à la dignité divine, chose inacceptable pour Næss qui

pense que la vie a une valeur en elle-même et non pas en fonction des autres. Ce qui fait

problème est surtout la divinité, superflue, semble-t-il, dans la pensée de Næss. Pour Panikkar,

en revanche : « le destin de la terre dépend de celui de l’homme, et le destin de l’homme de

celui de Dieu ; c’est-à-dire que tous les trois sont impliqués dans une même aventure qu’est

1 Ibid., p. 153. 2 Ibid., p. 156. 3 Ibid., p. 266. 4 « La reforma debe empezar por uno mismo » ; R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra.

Madrid : San Pablo, 1994, p. 51. 5 Ibid., p. 28. 6 Idem. 7 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica. Las tres dimensiones de la realidad, op. cit., p. 63. Ce terme apparaît,

de plus en plus, dans la littérature écologique, chrétienne ou pas ; ainsi, par exemple, Serge Latouche, Renverser

nos manières de penser. Métanoïa pour le temps présent. Entretiens avec Daniele Pepino, Thierry Paquot et Didier

Harpagès sur la genèse et la portée d’une pensée alternative. Paris : Mille et une Nuits, 2014. 8 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 41. 9 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 151.

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205

l’aventure de l’existence, l’aventure de la vie ».1 La principale difficulté surgit lorsque l’être

humain se voit comme un individu et non pas comme une personne. Comme individu, il reste

isolé, il n’a besoin ni des autres individus, ni du monde, ni de Dieu. Tout est déconnecté. Or,

la réalité est harmonie, elle est une relation constitutive, tout est en relation : les uns avec les

autres, avec le monde et avec Dieu. Le moment est venu, affirme Panikkar, de changer de cap.

A vrai dire, la transfiguration a déjà commencé à avoir lieu vers un horizon ouvert, vers une

vision unifiée de la réalité, même si cet « oikos se trouve encore dominé par le logos humain ».2

L’être humain est donc personne et non pas individu. Comme personne, l’être humain est

relation, le « je » n’apparaît que dans un « tu », à travers le « nous ».

Ce dernier point invite à penser à ce qu’implique ce changement d’attitude.

1.2.3 Les résultats

Le changement radical ou métanoïa dont il est question suppose, entre autres choses,

une vie bonne et simple, ainsi qu’une meilleure qualité de vie, en opposition au niveau de vie

tant désiré par les sociétés contemporaines. Dans tous les cas, il est évident que le tout tourne

autour de la « Vie ». Il est question de bien vivre.

Le style de vie promu par la technologie compromet la qualité de la vie – humaine et

non humaine – sur Terre. Le progrès, tant vanté, ne garantit qu’à court terme le bien-être, et

cela à une petite partie du monde et sous la forme d’une abondance matérielle qu’A. Næss

considère « par elle-même destructrice »3 et qui pourrait « précipiter la venue d’un Armageddon

environnemental ».4 Quelles seraient donc les qualités de cette vie bonne ? Næss énonce une

série de principes ou normes fondamentales vers lesquels tous les efforts doivent être dirigés.

Il n’est pas question de les énumérer tous ici, car ce n’est pas le but de notre travail. Le lecteur

intéressé pourra consulter l’ouvrage de référence.5 Pour notre propos, il est fort intéressant de

constater que vie bonne et totalité vont main dans la main, elles sont étroitement liées. La vie

bonne a quelque chose à voir avec la réalisation du Soi – avec un grand « S » – et du soi – avec

un petit « s ». Il n’y a pas de vie bonne pour moi, s’il n’y a pas de vie bonne pour tous. Næss

affirme : « La réalisation de Soi est comprise à la fois au plan personnel et au plan

1 Ibid., p. 45. 2 Idem. 3 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 55. 4 Idem. 5 Ibid., p. 143-146.

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206

communautaire, mais elle est également liée à un certain type d’accomplissement de la réalité

comme totalité ».1 Cela se comprend bien si l’on pense que pour cet auteur, la Vie est comprise

comme une unité inséparable. Næss reconnaît s’inspirer de Spinoza : « Le mouvement

d’écologie profonde s’inscrit dans la lignée de l’éthique spinoziste, en accomplissant un pas

supplémentaire en ce qu’elle appelle de ses vœux le développement d’une identification

profonde des individus avec toutes les formes de vie ».2

Cette vie bonne sera aussi une « vie simple ». L’écosophie est marquée par une certaine

austérité, ce qui lui a valu, d’ailleurs, qu’on la considère comme radicalement opposée au

développement technologique. Næss le sait et le répète maintes fois : « l’objectif de la vie

bonne en est venu à être considéré comme étant une menace »3, ou encore, « l’idéal d’une vie

‘simple’ est tenu pour un obstacle au ‘progrès’ ».4 En réalité, il n’en est pas ainsi, l’écosophie

sait mesurer l’importance de l’opulence, de la richesse, du luxe et de l’abondance, en fonction,

non pas du niveau de vie, mais de la qualité de vie, affirme son fondateur.5 La vie simple est,

en elle-même, une critique du système économique qui ne fait qu’encourager à une

consommation matérielle, oubliant d’autres aspects plus importants de la vie. De fait, la société

de consommation a créé de « nouveaux besoins », comme solution à la constante et nécessaire

demande de croissance matérielle exponentielle.

Panikkar reconnaît, comme Næss, que la Vie est la valeur suprême6, mais cette vie n’est

déconnectée ni du monde, ni de Dieu. La réalité est cosmothéandrique, c’est-à-dire que le

cosmos, l’homme et Dieu sont en relation constitutive et inséparable. Avec cette idée, Panikkar

marque, sans doute, une autre distance par rapport au mouvement d’écologie profonde.

Ajoutons, au passage, que Næss considère que la Bible et les religions ne transmettent pas un

message clair en ce qui concerne la nature. Ce message est pour lui plutôt équivoque7 ; la Bible

ne communique pas de message « écosophique », même la conception de l’homme comme

étant le gardien de la Création reste quelque peu ambiguë. Le développement proposé par la

société contemporaine n’est qu’une nouvelle forme de colonialisme qui menace la vie elle-

même.

1 Ibid., p. 147. 2 Ibid., p. 148. 3 Ibid., p. 55. 4 Ibid., p. 283. 5 Ibid., p. 152. 6 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 112. 7 « La théologie chrétienne ne délivre pas de message univoque, et il est impossible (sic) de tenir pour négligeable

la grande variété des points de vue exprimés dans la Bible » ; cf. A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie,

op. cit., p. 296-297.

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207

Pour Panikkar, la vie doit avoir un sens puisqu’elle est la valeur suprême, « même si

toutes les idoles faillent ».1 Comme pour Næss, la vie dépend de la qualité et non pas de la

quantité, même s’il faut un minimum quantitatif pour vivre. Ceci a rapport avec la justice et le

refus d’un certain discours2 qui renvoie le salut à un futur incertain. « La qualité de la vie

dépend aussi de la qualité de la mort. Apprendre à bien vivre est inséparable d’apprendre à bien

mourir »3, assure Panikkar. La mort ne signifie pas toujours repos dans le Royaume, car elle a

pu advenir comme le fruit de l’injustice. Et ce Royaume, insiste toujours Panikkar, citant les

évangiles, « est parmi vous. […]. Le Royaume de Dieu est dans la relation constitutive entre

les hommes ; il est parmi les hommes ; au sein d’eux-mêmes et dans leurs relations ; dans la

solidarité interne de toute la création ».4 Vie digne et mort digne sont aussi inséparables. La

Vie a donc une relation avec la totalité, elle traverse toute vie, elle a désormais une dimension

cosmique ; mais elle est, aussi et avant tout, un présent obstiné et radical. C’est ici et maintenant

que tout se joue et non pas dans un avenir inconnu. Pour Panikkar, « la sécularité représente

un novum relativo dans la vie de l’homme sur terre »5, sécularité et non pas sécularisation ni

sécularisme, c’est-à-dire le sæculum, le présent, le maintenant, comme dernière sphère de la

réalité. Donc, la sécularité est le scénario où se joue le destin de tout ce qui existe, car la vie a

un caractère divin : « Les choses humaines sont divines, le ciel est sur la terre, la compassion

et l’amour sont les vertus suprêmes, la quotidienneté est la perfection et le séculier est sacré ».6

Nous reviendrons sur ce point, fondamental dans l’intuition de notre auteur.

Tout ce qui vient d’être énoncé renvoie, d’emblée, à une critique rigoureuse de la

technologie, notamment de l’esprit technocrate de la civilisation contemporaine.

1.3 La critique de la modernité

Sur ce point, les deux auteurs sont entièrement d’accord, même si la façon d’aborder et

de critiquer la modernité est quelque peu différente. La critique touche essentiellement chez A.

Næss, la question du développement technologique et les graves conséquences qu’il a

1 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 158. 2 « Le véritable salut auquel l’homme aspire n’est pas celui d’un paradis perdu et retrouvable ». Cf. R. Panikkar,

« Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une démocratie des

cultures. Paris : Cerf, 2013, p. 267. Cet article fut publié pour la première fois dans E. Castelli (ed.), Temporalité

et Aliénation. Paris : Aubier, 1975, p. 207-246. 3 Ibid., p. 264. 4 Ibid., p. 266. 5 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 22. 6 Ibid., p. 56.

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208

entraînées pour une vie harmonieuse et équilibrée sur la planète. Chez R. Panikkar, cette

critique semble être plus vaste ; elle a, comme point d’ancrage, le souci de la fragmentation de

l’être humain, advenu avec l’esprit rationaliste et mathématicien de la Modernité. Cette

fragmentation a charrié une série de problèmes dont la technologie est un bon exemple.

Næss aborde la question dans le quatrième chapitre de son texte majeur, Ecologie,

communauté et style de vie ; cependant, l’on peut trouver, dès le début même de cet ouvrage,

des allusions claires à sa thèse : « Une culture globale, de type techno-industrielle, envahit

actuellement le monde entier en tous ses milieux, en profanant les conditions de vie des

générations futures ».1 La crise écologique n’est plus contrôlable, car le développement

technologique et les intérêts économiques ne le sont plus, eux non plus. La vie bonne a été

mesurée en fonction de la quantité des biens accumulés et cette accumulation des biens

matériels suppose une croissance exponentielle et davantage de technologie pour subsister. La

vie moderne est devenue artificielle à cause de la « machinerie économique ».2

L’industrialisation qui s’en est suivie est l’outil d’une production standard et de masse. C’est,

finalement, affirme l’auteur, la recherche d’ « un revenu toujours plus élevé »3 qui remplace

peu à peu les relations interpersonnelles.

La critique de la technologie est en relation étroite avec le thème de la Vie. En effet, le

problème est simple : la technologie n’améliore pas toujours la manière de vivre, et, surtout,

n’assure pas le bonheur. En outre, il semblerait que ce développement technologique contribue

à la disparition des cultures. Næss exige que la technologie soit « testée culturellement »4, car

l’importation de technologies étrangères s’avère être une véritable invasion qui, de surcroît,

produit à son contact une érosion culturelle. Næss ne croit pas que cette technologie soit capable

d’apporter la solution à la crise écologique, car ses défenseurs ne tiennent pas compte de la

prise de conscience individuelle, ni ne considèrent nécessaire une modification du système

économique. Les technologues, dit le philosophe norvégien, se croient capables de réduire la

pollution à des niveaux tolérables et d’empêcher l’épuisement des ressources. Le vrai problème

est qu’ils se préoccupent plus des moyens que des fins.

Un autre souci, en rapport à la technologie, est celui de la production de masse, car elle

est « violente, nuisible du point de vue écologique, abrutissante pour l’esprit humain et, en fin

1 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 51. 2 Ibid., p. 54. 3 Ibid., p. 159. 4 Ibid., p. 162.

Page 208: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

209

de compte, autodestructrice en raison de sa consommation de ressources non renouvelables ».1

Cette production en masse implique que certains veuillent la généraliser. A cette initiative Næss

répond en invitant à adopter un niveau de vie tel que l’on puisse raisonnablement désirer que

tous les êtres humains l’atteignent aussi s’ils le veulent. Cependant, le niveau de vie des pays

industrialisés est insoutenable et irrationnel, donc non souhaitable pour les pays soi-disant non-

développés. L’écosophie d’A. Næss propose plutôt de marcher « sur Terre d’un pas léger »2,

c’est-à-dire de rechercher un équilibre entre vrais besoins et capacités réelles de la planète.

Panikkar a, quant-à lui, comme point de départ la fragmentation de l’être humain,

advenue avec la Modernité ; c’est une crise qui entraîne la possibilité d’une mutation, d’une

destruction, assure-t-il. Il s’agit d’une fragmentation de la connaissance, c’est-à-dire que

l’homme moderne a cru que la réalité pouvait être fractionnée en petites particules. La

conséquence la plus importante est la fragmentation de l’homme lui-même. Il est donc question

d’une crise anthropologique. Ce fractionnement est ancré dans une vision mathématicienne de

la science, alors qu’elle était, au départ, la capacité de l’être humain d’entrer en communion

avec la réalité tout entière. Avec la « nouvelle science » de G. Galilée qui ne cherchait qu’à

mesurer et prévoir, et le désir de dominer la réalité de F. Bacon, « le ciel où doit aller le chrétien

n’a plus de relation avec le ciel du scientifique, ce ciel devient une idéologie dans la tête des

théologiens et une idée abstraite dans les calculs des scientifiques ».3 Le ciel de la science n’a

plus rien à voir avec la vie des hommes. Finalement, la science devient un pur calcul, « la

science moderne croit que la dimension quantitative de la réalité, […], est la dimension

définitive de la réalité »4 et cela ne touche pas le cœur des hommes. Ce changement de

perspective introduit une accélération, une rupture des rythmes naturels. Nous sommes ici au

cœur de la proposition de Panikkar : c’est la notion même du temps qui a été bouleversée. Nous

reviendrons plus loin sur ce point.

Panikkar parle d’une civilisation technocratique et d’un technocentrisme, soutenus par

une vision mécaniciste et quantitative de la réalité, dont la technologie est l’exemple le plus

évident. L’homme moderne, dominé par la technologie, se trouve, tout de même, dans une

situation paradoxale qui frôle les limites du réel. « L’homme actuel, affirme Panikkar, a le

pouvoir d’éliminer de la terre toute trace de vie, humaine et animale. […]. Il n’est plus question

d’une nation ou d’un empire, mais du destin de la planète tout entière. Voilà la difficile situation

1 Ibid., p. 166. 2 Ibid., p. 167. 3 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 23. 4 Ibid., p. 25.

Page 209: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

210

provoquée par la technologie ».1 Le problème n’est pas simple, la crise écologique plonge ses

racines dans la technologie, le système économique et la politique, qui dominent la société

contemporaine. De cela Panikkar a une conscience claire : « L’empire économique, tout

comme la question écologique, est transnational. […]. Nous ne sommes pas suffisamment

informés, mais nous nous rendons bien compte que [les multinationales] représentent des forces

super-étatiques ».2 Et tout cela, opéré dans un empire technocratique qui ne connaît plus de

frontières et qui impose sa propre dynamique. L’homme est sous la domination de la

technologie, pour sortir de cette crise, il doit pouvoir s’en émanciper.

Il est clair que la question de la technologie occupe une place importante dans la vision

de notre auteur espagnol, comme chez le philosophe norvégien A. Næss. Cependant, la

perspective de Panikkar est beaucoup plus vaste, elle s’insère dans une optique globale qui

touche tout l’être humain et la société contemporaine, la technologie n’étant qu’un aspect d’un

grand ensemble. Nous aurons l’occasion de revenir à ce point un peu plus loin. Ce qui est

certain, c’est que chez ces auteurs il y a un vrai souci d’intégration et d’unité. La science

moderne et la technologie ont brisé cette unité. De quoi s’agit-il ?

1.4 L’unité dans la diversité

A. Næss emploie la métaphore du réseau pour expliquer son idée. La réalité est comme

un filet, nous n’avons pas accès à la chose en soi, mais « à des réseaux ou à des champs de

relations auxquels les choses participent et dont elles ne peuvent être séparées ».3 De fait,

penser les choses isolées de tout ce qui les entoure est une tentative vouée à l’échec et une

formulation erronée du problème, car « la vie est fondamentalement une ».4 Ainsi, il faut

renoncer à se référer à des points fixes et solides, pour privilégier des relations persistantes et

relativement directes d’interdépendance. Il en va de même de la nature, les descriptions dites

« objectives » de la nature ne sont en réalité que des descriptions ponctuelles de certains aspects

de la nature. La preuve c’est que l’extinction d’une seule espèce entraîne celle de beaucoup

d’autres. Dans la nature, tout est en relation d’interdépendance, toutes les espèces sont

« microcosme[s] »5 d’une plus vaste réalité (« macrocosme »). Il s’agit, finalement, de

1 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 64. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 110. 3 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 92. 4 Ibid., p. 265. 5 Ibid., p. 109.

Page 210: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

211

privilégier une pensée relationnelle dans laquelle la diversité, chaque particule, s’intègre dans

une totalité : « tout est interconnecté »1, dit Næss, de manière qu’il n’y a pas de réalisation de

Soi, sans la réalisation du soi et vice versa. « La tâche qui incombe est dorénavant de réaliser

une forme d’être-ensemble (togetherness) avec la nature, qui nous soit au plus haut point

avantageuse. Cette formulation est recevable si par ‘avantage’ on entend ‘celui du grand Soi’

et non pas seulement celui de l’ego individuel ou celui des sociétés humaines ».2 La chose ne

peut pas être plus claire : dans la réalité, il n’y a pas de « monades » indépendantes, tout est en

relation ; de la sorte, la croissance du soi doit, forcément, impliquer la croissance du Soi, et vice

versa ; s’il n’en est pas ainsi, c’est que quelque chose ne fonctionne pas correctement.

Comme nous l’avons déjà dit ailleurs3, J. L. Meza4 affirme que la pensée de Panikkar a

trois axes fondamentaux, à savoir, l’interdépendance, le pluralisme et l’interculturalité.

L’interdépendance propose que la réalité est pure relation, c’est-à-dire qu’elle est relativité

radicale. Les choses existent en tant qu’elles sont en relation les unes avec les autres. Pour

s’expliquer, Panikkar cite, tout comme A. Næss, la métaphore d’un filet5 qui est composé de

plusieurs fils en relation les uns avec les autres. Le filet ne serait pas tel sans les fils qui le

composent et qui se retrouvent dans les nœuds. Panikkar propose la relativité radicale à la place

de la conception substantiviste d’Aristote. Nous y reviendrons.

La réflexion de Panikkar reste toujours ancrée sur une préoccupation concernant l’état

actuel de notre société. « Nous avons vécu, pendant très longtemps, dans l’illusion, croyant

qu’avec un effort constant et une bonne volonté, nous pourrions arriver à résoudre les problèmes

du monde. Une attitude morale est nécessaire, mais le moralisme n’est plus suffisant. L’enfer

est pavé de bonnes intentions, dit le proverbe. Il faut reconnaître que cette attitude était illusoire.

Nous constatons non seulement que les ressources sont limitées, mais aussi que les pays pauvres

deviennent de plus en plus pauvres. Le mal est plus profond ».6 Le pluralisme est une évidence

et une nécessité, c’est une urgence dans le monde contemporain car, dit-il, d’un côté l’Occident

a commencé à perdre sa crédibilité d’antan et, de l’autre, la globalisation a généré une rencontre

inévitable entre les deux continents. Le monde n’est plus un, mais pluriel. C’est pour cette

1 Ibid., p. 129. 2 Ibid., p. 269. 3 Cf. J.C. Valverde, La christophanie chez Panikkar. Mémoire de master. Strasbourg : 2013, p. 15-17. 4 J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana, Thèse

doctorale. Bogotá : Pontificia Universidad Javeriana, 2009, p. 64-75. 5 Cette métaphore se trouve dans l’ouvrage de F. Cook, Hua-yen Buddhism : The Jewel Net of Indra.

Pennsylvannie : University Press, 1977. Cité par J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su

contribución a la antropología teológica cristiana, op. cit., p. 64, note 72. 6 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 40-41.

Page 211: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

212

raison que l’interculturalité apparaît aussi comme la réponse à ce monde pluriel. Une seule

culture ne peut pas offrir la réponse aux complexités de notre société actuelle. Il faut reconnaître

le monde d’autrui comme légitime. Il faut, urgemment, une ouverture interculturelle.

La pensée et la philosophie orientales aident, sans aucun doute, Panikkar à façonner sa

proposition théologique, notamment l’école Advaita Vedanta. De quoi s’agit-il ? Vedanta1

signifie « fin » ou « terme du Veda » et désigne, soit la littérature upanishadique qui clôt le

Veda, soit le système ou l’Ecole (darshana) qui est basé sur les conclusions tirées des

upanisads.2 Les Vedas, eux, désignent un ensemble de textes religieux rédigés en sanskrit et

dont la composition s’échelonne du XVIIIe et jusqu’au VIIe siècle avant J.-C. Le mot « veda »

signifie « savoir » et s’applique au savoir liturgique et théologique. Notons que la doctrine

Advaita est la philosophie indienne la plus répandue du Vedanta et se caractérise par

l’affirmation du non-dualisme. Pour les membres de cette école, Brahman (l’Absolu) et l’atman

(le Soi) ne sont pas deux réalités distinctes. Acquérir un état de conscience veut dire distinguer

la différence entre l’un et l’autre et cela porte vers la Vérité.

Cette doctrine aura différentes « colorations » en fonction de leurs représentants. Ainsi,

pour Shankara, auteur qui a sans doute influencé de manière toute particulière la pensée de

Panikkar, le Brahman est à la fois l’Absolu, l’Etre, la Conscience et la Béatitude ; il est éternel,

pure lumière et ne se différencie pas de l’atman ou Soi spirituel de l’homme. Le monde

extérieur n’est que Mâyâ, c’est-à-dire apparence de la réalité, pure illusion. Pour la doctrine

Advaita3, l’Absolu ne peut être personnel, ni objet d’une adoration. De cet auteur Panikkar

aurait pu prendre l’idée de l’Absolu impersonnel. Ramajuna est un autre représentant

important, même s’il n’est pas aussi radical par rapport à la non-dualité, car, pour lui, le

Brahman est, certes, l’Absolu, mais il demeure une Personne dont la forme suprême est

inaccessible et se manifeste dans notre monde dans des réalités auxquelles elle donne un

support. Ainsi, la création n’est pas une fausse apparence de la réalité mais réalité relative.

Pour Ramajuna, l’âme, le monde et la Personne Suprême constituent trois entités réelles, bien

que de valeur différente. En revanche, le Soi est une partie du Tout qui ne peut pas se saisir

indépendamment du Tout, et pourtant il faut les distinguer comme on distingue la partie et le

Tout. L’influence de cet auteur sera évidente lorsque nous aborderons la notion de

cosmothéandrisme, où le Tout et les parties jouent un rôle très important pour Panikkar, ainsi

1 Cf. P. Poupard (ed), Dictionnaire des religions. Tome 2. Paris : Puf, 1984, p. 2109. 2 Les upanisads sont des textes didactiques brefs de l’hindouisme et qui contiennent une doctrine spirituelle. Cf.

P. Poupard (ed), Dictionnaire des religions. op. cit., tome 2, p. 2077. 3 Ibid., tome 1, p. 13.

Page 212: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

213

que la division âme, monde et Dieu (ou Personne Suprême). Ajoutons ce que M. Fédou

explique1 concernant la tradition Vedanta. En effet, c’est Isvara qui révèle Brahman, celui-ci

étant Absolu et inconnaissable. Isvara est son aspect personnel, il opère la création du monde

et le conduit à la connaissance de Brahman. Il est le Dieu qui descend et se manifeste sous la

forme des avataras (incarnations) ; il est en même temps identique et différent de Brahman. Le

parallélisme avec l’incarnation du Christ peut être fait sans aucun doute.

La relativité2 – non pas le relativisme – est donc la base de l’intuition du théologien

espagnol. « La réalité est constituée de trois dimensions, liées les unes aux autres, comme une

périchorèse trinitaire, de manière que, non seulement l’une n’existe pas sans l’autre, mais, en

outre, elles sont imbriquées inter-in-dépendamment »3, affirme-t-il. S’il y a un lien étroit qui

unit l’homme à tout ce qui l’entoure, il serait donc inacceptable qu’il se désintéresse de la réalité

matérielle. Il doit, d’une manière ou d’une autre, s’engager dans et pour le monde.

1.5 L’engagement politique

C’est l’ « écopolitique » dont parle A. Næss dans le chapitre 6 de son ouvrage et le

« métapolitique » chez Panikkar. « Toutes nos actions et toutes nos pensées, même les plus

privées, ont une importance politique »4, dit A. Næss, car l’écopolitique concerne tous les

aspects de la vie. Cet auteur souhaite que tous les partisans du mouvement écologique

s’engagent politiquement. C’est la seule manière d’arriver à changer le monde. Cet

engagement politique implique de se battre pour, entre autres, faire une place aux communautés

locales5, décentraliser6, prêter attention à la diversité culturelle7 et prôner le désarmement.8

D’après le philosophe norvégien, il faut, comme nous l’avons déjà noté, renoncer à l’idée d’une

croissance économique, car elle n’apporte pas toujours une meilleure qualité de vie.9

1 M. Fédou, Regards asiatiques sur le Christ. Paris : Desclée, 1998, p. 38. 2 Un intéressant article sur les notions de relativisme et relativité et leur importance dans le dialogue interreligieux

peut être lu avec profit ; cf. J. B. Trapnell, « Panikkar, Abhishiktānanda, and The Distinction Between Relativism

and Relativity in Interreligious Discourse », Journal of Ecumenical Studies, Summer-Fall 2004, vol. 41, n° 3-4, p.

431-455. 3 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 16. 4 A. Næss, Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 211. 5 Ibid., p. 232. 6 Ibid., p. 229. 7 Ibid., p. 231. 8 Ibid., p. 256. 9 Voir tout le chapitre 5 sur l’économie, notamment les § 5, 6, 7 et 8 qui traitent la question du PNB. A. Næss,

Ecologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 183-201.

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214

R. Panikkar propose de faire un pas de plus vers ce qu’il appelle le « métapolitique »,

c’est-à-dire « le fondement anthropologique du politique ».1 Malheureusement, la politique a

été absorbée par les Etats et uniformisée partout dans le monde : une seule technocratie, une

seule administration publique aux processus similaires, fonctionnant au détriment de la

participation des citoyens et de la diversité culturelle. Il faut respecter cette dernière, certes,

mais l’Etat, dans la vision du monde actuel, ne peut pas être pluriculturel, il doit s’appuyer sur

une seule structure, s’il veut garder le contrôle. En outre, la séparation Eglise-Etat a fait que

les églises sont exclues du discours et de la praxis politique, faisant qu’elles s’emploient à

préparer le chemin vers « la cité de Dieu ».2 Nous reviendrons plus loin sur cette question du

métapolitique. Terminons ce premier chapitre en citant à nouveau Panikkar, pour qui le système

ne fonctionne plus et la seule alternative exige de « reconnaître le droit d’exister d’autrui – ces

autres que le Système a tendance à ignorer. […]. Nous avons besoin les uns des autres, non pas

comme les Etats souverains […], mais parce que nous sommes tous solidaires. Esse est coesse,

‘Etre, c’est être ensemble’ ».3

Ce parcours nous a permis de faire une première approche de la pensée de R. Panikkar,

faisons maintenant un pas de plus en explorant ce qu’il considère aussi bien comme la racine

du problème que l’annonce du changement, à savoir, la crise de l’histoire.

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 11. 2 Référence évidente et explicite au texte de saint Augustin. 3 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 132-133.

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215

Chapitre 2. Crise de l’histoire et crise écologique

Panikkar s’est proposé de lire l’histoire depuis l’apparition du premier homme sur terre

et même avant.1 Dans cette lecture, il discerne trois formes de conscience, dont les signes de

l’apparition de la troisième sont déjà évidents. En effet, le premier moment ou conscience « non

historique » est passé et le deuxième, la conscience « historique », est en crise. Les symptômes2

de cette crise sont multiples. La science, la technologie et l’idéologie pan-économique comme

système unique de communication ont pénétré partout. Ce qui avait été annoncé comme la

solution aux problèmes de l’humanité a échoué : les foules faméliques constituent déjà plus de

la moitié de la population mondiale, les pauvres deviennent de plus en plus pauvres et les riches

de plus en plus riches. « Ceux qui avaient été ‘évangélisés’ avec l’espoir d’un paradis

technologique, n’y croient plus »3, dit-il.

On assiste, également, à une prolifération de l’armement, si bien que la vie est encore et

toujours menacée. L’économie mondiale est basée sur le bénéfice, tout a une valeur

économique. L’humanum, dit Panikkar, a cédé la place au monétaire. Or, le monde moderne

commence à croire qu’il y a bien une limite face à la finitude des ressources naturelles de la

planète. La conscience historique est en crise, car on ne croit plus en un futur meilleur.

L’homme historique croyait pouvoir contrôler et forger le futur, mais il est de plus en plus

évident que celui-ci lui échappe des mains. On assiste ainsi progressivement et de plus en plus

souvent au désir de vivre le présent, de construire une société plus juste. On souhaite

transformer la relation avec la nature, ce qui est le symptôme le plus évident de l’arrivée d’une

nouvelle conscience qui ne croit qu’au présent : c’est bien ce que Panikkar tient à appeler la

« conscience transhistorique ». Cette conscience transhistorique oblige à chercher une nouvelle

manière d’entrer en relation avec le cosmos, le divin et l’être humain. Elle est donc un nouveau

point de départ.

Le mot « conscience » renvoie à un aspect propre de l’être humain ; en effet, seul l’être

humain semble avoir une conscience évidente, de soi-même et de son entourage. Mais, lorsque

Panikkar voit, dans l’histoire de l’humanité, trois formes de conscience, de quoi s’agit-il ?

1 « Comme nous l’avons déjà dit, cette étude s’appuie sur les derniers dix mille ans de la mémoire humaine… »,

R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 35. 2 Cf. R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., pp. 138-148. 3 Idem.

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216

Essayons de bien saisir ce terme avant d’expliciter quelles sont les caractéristiques de ces trois

types de conscience.

2.1 La conscience

Panikkar comprend la conscience comme l’horizon d’intelligibilité d’une personne ou

d’une communauté, c’est-à-dire le mythe qui prédomine, à un moment donné, dans le temps et

dans l’espace. Cela veut dire qu’il y a une perception sous-jacente à n’importe quel acte de

connaissance.

Le mythe est important, certes, mais il n’est pas tout ; en effet, à la base de l’être humain

se trouve la foi comprise comme ce qui pousse l’être humain vers la plénitude, vers une

constante recherche de « quelque chose de plus », c’est l’insatisfaction permanente de l’être

humain. La conscience, chez l’homme, est constituée essentiellement de deux réalités : la foi

et les croyances ; l’une le pousse vers la plénitude, l’autre lui donne un point de repère dans

l’espace et le temps. La foi a rapport à la connaissance, alors que les croyances renvoient plutôt

aux mythes.

2.1.1 La foi

Il faut rester attentif, car Panikkar fait un emploi quelque peu différent du terme foi. La

tradition de l’Eglise comprend la foi comme un assentiment, plus ou moins conscient, à une

vérité qui n’est pas de l’ordre du vérifiable. Cette foi a, bien entendu, un contenu : « Croire en

Jésus Christ, mort et ressuscité », qui invite à une action : « Suivre Jésus et se conformer à

l’enseignement de l’Evangile ». La foi se reçoit comme un don.

Notons, d’emblée, la distinction faite par Panikkar entre foi et croyances. Pour lui, la

foi est une disposition de tous les hommes, une attitude « religieuse », fondamentalement

humaine, qui le pousse à quitter son état actuel, pour aller à la poursuite de la perfection ; la

croyance est, quant-à elle, l’expression qu’assume cette attitude de l’homme en chaque

tradition, religieuse et culturelle, particulière.

Le contenu de la foi est commun à tous les hommes, c’est le rapport à la transcendance

– qu’il ne faut pas confondre, chez Panikkar, avec la divinité – indépendant de toutes les

croyances. La foi est un vide dans l’être humain qui le pousse à toujours aller plus loin, c’est

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217

une insatisfaction, une aspiration, un désir d’infini. Sans foi, l’homme ne peut pas exister. Le

théologien espagnol aime s’arrêter sur le sens des mots : « Significatif est le jeu de mots en

hébreu : si vous ne croyez pas – ta’aminu, vous n’existerez pas – te’amenu ».1 La foi est donc

le fondement de l’existence humaine. Panikkar va encore plus loin en disant qu’ « Il faut croire

pour pouvoir être »2 ou, « privé de foi, l’homme s’écroule »3, car la foi est nécessaire pour

atteindre la plénitude humaine. C’est bien ce qui distingue l’homme de tous les autres êtres.

Dans ce sens, la foi n’est pas le monopole de quelques-uns, ni de certaines religions, elle n’est

pas non plus un luxe superflu, c’est une dimension anthropologique fondamentale. C’est pour

cela que notre auteur affirme, suivant saint Thomas, que dire « perdre la foi » est, en quelque

sorte, contra natura.4 Si l’homme perd la foi, il perd en même temps le désir de vivre. En effet,

la foi ouvre la porte à l’espérance : « Si la foi en est la porte, le vide intérieur de l’homme et

l’espérance en sont l’élan ; le mouvement vers cela, […], l’amour (ou la charité) en est la

réalisation effective, la vraie extase de l’homme. Tandis que la foi est la pure stasis, et

l’espérance l’epektasis, l’amour est l’extase. C’est, finalement, l’amour qui sauve, car il oblige

l’homme à sortir de sa carapace, de ses limites, et enfin de sa finitude ».5 L’amour, nous le

voyons, est le sommet, faisant sans doute référence au texte paulinien de l’épître aux

Corinthiens. Il est question, en outre, de partir à la recherche de l’autre, car la foi est aussi un

autre nom de la relation avec les autres, mais aussi une relation ontologique avec l’Absolu (Dieu

ou tout autre nom qui définit le sens que les êtres humains donnent à leur vie), c’est la relativité

radicale constitutive de tous les hommes. Panikkar affirme encore : « Si la religion est ce qui

relie l’homme à son fondement, la foi est ce qui le délie de la pure naturalité cosmique, de la

choséité ; et c’est ici, dans l’ouverture ou dans la rupture de son conditionnement au règne des

objets, que sa liberté jaillit. C’est par sa liberté que l’homme se place au sein même des relations

trinitaires personnelles ».6 Il n’est pas question d’une relation privée avec un Dieu exclusiviste

et anthropomorphe. C’est, encore une fois, le lien avec toute la réalité.

Par ailleurs, les croyances doivent être plutôt associées aux mythes religieux que l’on

trouve dans les différentes expressions religieuses et/ou spirituelles et culturelles : dans le

christianisme, par exemple, il s’agirait, selon Panikkar, du « mythe Jésus ». Tous les mythes

ont une valeur égale : le christianisme nomme le Mystère « Christ », mais il peut y avoir

1 2 Chr 20, 20 2 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica. Barcelone : Herder, 2007, p. 202. 3 R. Panikkar, L’homme qui devient Dieu. Paris : Aubier, 1969, p. 14. 4 Cf. Sum. Th. II-II, q.10, a. 1, ad. 1. 5 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 222. 6 R. Panikkar, L’homme qui devient Dieu, op. cit., p. 18-19.

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218

d’autres noms de ce Mystère. La foi est donc ce que toutes les religions et toutes les personnes

partagent, alors que les croyances seraient ce qui est propre à chaque tradition, religieuse et

culturelle. Panikkar reconnaît l’importance de dialoguer en toute honnêteté et transparence.

Pour le dialogue interreligieux, dit-il, la foi ne requiert pas la mise entre parenthèses, car tous

les hommes l’ont en commun ; en revanche, les croyances, elles, exigent d’être transcendées.

Cela est discutable, bien entendu, mais ce qui est clair c’est que pour le théologien espagnol, il

y aurait, d’une part, un socle commun à toutes les religions (à tous les hommes) et, d’autre part,

ce qui est propre à chacune. Ce socle commun appartient à la foi, alors que ce qu’il y a de

particulier relève de la croyance et cela renvoie aux aspects culturels. Un exemple peut nous

aider à mieux comprendre : la place du Jésus de l’histoire dans la foi chrétienne. Panikkar

présente Jésus comme un objet de croyance, alors que la foi ne lui revient pas. Bien entendu,

cette distinction risque de poser problème aux chrétiens. En effet, d’après J. Dupuis, « Panikkar

distingue de façon dangereuse, et semble bien séparer en tant qu’objets respectifs de la foi et de

la croyance, le ‘Mystère’ et le ‘mythe Jésus’ soit, le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire ».1

Nous croyons qu’il s’agit, de la part de Panikkar, d’un effort de compréhension de la réalité

humaine dans son ensemble et de conciliation en vue du dialogue. Panikkar comprend l’homme

comme un être essentiellement religieux. La foi est ce qui le représente le mieux. La difficulté

se présente lorsque le langage de la théologie chrétienne, qui reconnaît pleinement le Christ en

Jésus, doit faire face à une utilisation différente de celle qu’elle a l’habitude d’employer. Il faut

avouer, tout de même, que la proposition de Panikkar est recherchée et problématique si on

l’analyse du seul point de vue de l’orthodoxie.

En effet, lorsque la foi est réduite à une conception purement rationnelle, elle est

identifiée avec l’orthodoxie, c’est-à-dire avec une doctrine spécifique, considérée comme la

véritable et seule foi possible. C’est une formulation déterminée qui va prévaloir sur toutes les

autres formulations possibles. L’orthodoxie n’a de sens que dans une culture spécifique et

homogène. Il est aussi possible qu’une conception plus dynamique s’impose. Dans ce cas, la

1 J. Dupuis, Jésus-Christ à la rencontre des religions. Paris : Desclée, 1989, p. 241. Bien d’autres auteurs ont fait

un certain nombre de commentaires similaires, ainsi B. Liber-Chrétien : « Je l’ai déjà souligné, on peut se

demander si les ponts qu’il [Panikkar] construit sont toujours bien légitimes », cf. « La pensée interreligieuse de

Raimon Panikkar, un regard bouddhiste », Revue d’éthique et de théologie morale, 2011, 265, 3, p. 31 ; ou J. D.

Escobar : « Nous pouvons conclure (…) que la pensée de Panikkar est incompatible avec le magistère de l’Eglise.

La définition qu’il présente de la figure de Jésus-Christ, son importance pour toute l’humanité et sa manière de

concevoir les autres religions (…) diffère de la pensée de l’Eglise catholique », cf., « El carácter absoluto de la

revelación cristiana y el Cristo desconocido de las religiones según Raimundo Panikkar », Diálogo ecuménico,

1996, 31, 99, p. 33 ; ou bien J. B. Chethimattam : « Hence, Christ as the focal point of the total history of humanity

on which the Christian Gospel and Christian Mission are based seem to be rejected by Panikkar », cf. « R.

Panikkar’s Approach to Christology », Indian Journal of Theology, July-Dec. 1974, 23, 3-4, p. 222.

Page 218: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

219

foi serait identifiée à un discours éthique ou moral appelé orthopoiesis. Il est question, ici,

d’avoir un comportement correct. Finalement, Panikkar affirme – c’est là la nouveauté – qu’il

existe aussi une vision de la foi qu’il nomme orthopraxis ou art d’agir avec rectitude1, autrement

dit : « Moyennant la foi, l’homme arrive à être lui-même ; en d’autres termes, il est sauvé, atteint

sa plénitude, obtient la libération, son but ultime »2, il n’est pas question d’agir, mais d’atteindre

le but : la plénitude. La praxis renvoie à une activité qui modifie, non seulement l’extérieur de

l’homme, mais aussi sa dimension intérieure. La praxis doit être comprise, dans ce contexte,

comme l’activité de l’être humain qui le pousse à conquérir sa perfection. Ainsi, « Si la

plénitude humaine consiste à la contribution individuelle envers la société future, l’orthopraxie

consiste en toutes les actions qui permettent d’atteindre ce but »3, de manière que toute action

qui porte l’homme vers la perfection dans sa situation existentielle concrète, ou toute action qui

l’amène à sa réalisation, est une authentique praxis ou voie de salut.

En outre, foi et connaissance sont inséparables. Toutes les deux font partie de ce que

Panikkar appelle les « invariants humains »4, c’est-à-dire ce que tous les humains ont en

commun. En effet, tous les hommes croient et connaissent ; tant la foi que la connaissance

portent l’être humain vers le Mystère, toutes les deux pointent vers la plénitude, car elles

reconnaissent la finitude de la condition humaine, son imperfection, si bien qu’on pourrait dire

avec saint Augustin : « rationalibiter comprehendit incomprehensibile esse ».5 Ajoutons, en

passant, que Panikkar considère que la science est aussi une connaissance, mais une forme

partielle de connaissance qui a été proclamée comme la connaissance absolue, dès la Modernité,

d’où sa critique.6

La foi comme élément constitutif de tous les êtres humains doit donc être complétée par

une autre attitude qui les rattache, cette fois-ci, à leurs contextes, spatial et temporel : le mythe.

2.1.2 Le mythe

Le mythe ne peut être décrit que lorsqu’il est devenu logos, c’est-à-dire en rétrospective.

En effet, le mythe est vie et non pas l’herméneutique de la vie. Le mythe est ainsi ce qui donne

1 R. Panikkar, L’homme qui devient Dieu, op. cit., p. 40. 2 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 215. 3 Ibid., p. 216. 4 Cf. entre autres, R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 186-187. 5 « Raisonnablement comprendre qu’il y a quelque chose d’incompréhensible », cité par R. Panikkar, Idem. 6 La connaissance scientifique est « mono-culturelle » », mono-rationnelle » et « auto-suffisante », affirme notre

auteur. Cf. Ibid, p. 30-33.

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220

une référence dans la réalité, il est l’horizon de compréhension dans lequel s’inscrit

l’expérience. « Je suis plongé dans mon mythe, comme les autres le sont dans le leur »1, dit

Panikkar. Dans ce sens, c’est toujours l’autre qui révèle le mythe, car il est évident, invisible

pour celui ou celle qui le vit. Le sens que Panikkar donne au mythe rejoint celui de M. Eliade:

« Le symbole, le mythe, l’image appartiennent à la substance de la vie spirituelle ; on peut les

camoufler, les mutiler, les dégrader, mais on ne les extirpera jamais ».2 Cela veut dire que le

mythe n’est pas un retour en arrière, mais une manière de comprendre l’homme dans le

monde : « les symboles, les mythes et les rites révèlent toujours une situation-limite de

l’homme, et non pas uniquement une situation historique ; situation-limite, c’est-à-dire celle

que l’homme découvre en prenant conscience de sa place dans l’Univers ».3 Le mythe se

rapporte aussi bien au passé qu’au présent.

Le mythe se trouve à la base de l’histoire personnelle, ce qui rend les personnes pourtant

uniques, insubstituables. Le mythe est à la base de la vision du monde des personnes dans leurs

communautés et cultures. Il n’est donc pas universel, il n’est pas non plus universalisable.

Panikkar souligne que toutes les affirmations, d’où qu’elles viennent, doivent toujours être

comprises dans l’horizon d’intelligibilité qui se trouve à sa base, c’est-à-dire du mythe

prédominant.4 Comme nous le verrons dans les paragraphes suivants, notre auteur est

convaincu que la société actuelle vit dans le mythe de l’histoire, ce qui veut dire que

l’intelligence humaine ne prête attention qu’à une seule de ses fonctions, à savoir, la raison.

Cette vision du monde serait, en partie, la responsable de l’actuelle crise écologique, car l’être

humain est plus que pure raison. Sans vouloir trop nous attarder sur ce point, prenons un

exemple, celui de la tolérance, pour mieux saisir la position de l’auteur.

La tolérance n’implique ni relativisme, ni indifférence vis-à-vis de la vérité.

L’intolérance s’impose lorsque deux perceptions particulières et différentes de la vérité se

rendent évidentes. Pour Panikkar, la tolérance a quatre aspects fondamentaux : un aspect

politique, un autre théologique, un troisième philosophique et un dernier mystique. On tolère

ce qui ne peut pas être enfermé ou réduit à l’universalité. Dans ce sens, la tolérance renvoie à

la prudence, notamment politique, afin d’arriver à vivre tous ensemble dans la société sans

s’entretuer. La tolérance est aussi un besoin pratique, seule une attitude positive met l’existence

avant l’essence, la pratique avant la théorie, le bien avant la vérité. Elle est provisionnelle, car

1 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 45. 2 M. Eliade, Images et symboles. Essai sur le symbolisme magico-religieux. Paris : Gallimard, 1952, p. 12. 3 Ibid., p. 43. 4 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 9.

Page 220: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

221

la société est encore imparfaite ; la tolérance doit disparaître car, comme l’existence, elle aussi

est limitée. C’est l’aspect théologique de la tolérance. Mais la tolérance est aussi un besoin

théorique, basé sur le respect dû à ce que l’on ne comprend pas. La tolérance est respectueuse,

et porte à respecter autrui même si ses idées sont inacceptables. La tolérance philosophique

reconnaît donc les limites de la connaissance humaine. Il y aurait, finalement, une tolérance ou

un aspect de la tolérance qui va au-delà de la réflexion théorique et qui propose que l’on soit

capable d’accueillir ce que l’on tolère. C’est la tolérance mystique qui correspond à une vision

non objectivable du monde ; elle plonge ses racines dans la conviction que tout acte humain a

de la valeur. Ce type de tolérance reconnaît qu’il y a une relation étroite entre tout ce qui existe,

elle implique un mode d’existence relationnelle. La tolérance est donc synonyme d’attente,

d’espérance.

Cela étant dit, quelle relation y a-t-il entre la tolérance et le mythe ? Ce dernier, disions-

nous, représente pour notre auteur « l’horizon invisible à partir duquel nous projetons les

conceptions du réel »1, ce qui veut dire que nous ne pouvons pas tolérer ce qui ne fait pas partie

de notre système de pensée. Pour tolérer positivement ce qui sort du système, il faut trouver

une autre forme d’entrer en communion, malgré l’impossibilité dialectique. Ce mode de

communion, affirme notre auteur, est le mythe, car il rend plus ample l’espace du tolérable. En

politique, par exemple, le fait de se savoir une partie d’une réalité complexe qui doit être

complémentée, est important et permet le dialogue. Même s’il y a désaccord en ce qui concerne

la méthodologie, les finalités et les idéaux peuvent permettre, encore une fois, le dialogue. Le

problème survient lorsque l’autre ne fait plus partie de mon monde, car il ne communie pas

avec mes idées. A la limite, il peut être toléré en tant qu’être humain, mais à condition que je

sois convaincu que sa valeur, en tant qu’humain, est plus importante que les idées. Dans ce cas,

c’est le mythe humain qui permettrait la communion et non pas le politique. « La mesure avec

laquelle je tolère l’autre, en dehors d’un contexte dialectique de puissances rivales, dépend

exactement du mythe auquel nous croyons »2, affirme Panikkar. Nous arrivons à tolérer parce

qu’il y a un mythe partagé par deux3, c’est-à-dire, quelque chose qui permet de rester unis, non

pas des idées en commun, mais le mythe qui nous met en communion. C’est lorsque le mythe

disparaît que l’intolérance fait de nouveau son apparition. En outre, l’intolérance a toujours

quelque chose à voir avec la raison ; elle ne peut être dépassée que grâce au mythe. Une relation

fondée sur le logos est dialectique, celle fondée sur le mythe est dialogique. « Lorsque nous

1 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 56. 2 Idem. 3 Idem.

Page 221: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

222

approchons le mythos avec le logos, en vertu de sa propre nature, il ne peut que disparaître.

[…]. La mythologie est la mort du mythe »1, car le mythe ne peut pas être rationalisé, il n’est

pas un objet, il se vit dans la spontanéité de la vie, c’est une attitude humaine fondamentale qui

chemine, certes, aux côtés du logos. Le mythe ne résiste pas à la lumière « objectivante » de la

raison, tout comme l’obscurité disparaît quand la lumière fait son apparition. Un mythe peut

être conté, mais non pas rationalisé.

La société contemporaine vit dans un mythe concret et particulier, dans lequel le logos

semble occuper une place privilégiée. Ce privilège de la raison a délaissé d’autres aspects

importants de la réalité qui font que la vie sur la planète, notamment la vie humaine, est en

danger. Cependant, tout semble indiquer que la primauté du logos humain est en crise. C’est

la crise que Panikkar a appelée « la crise de l’histoire ».

2.2 Crise de l’histoire : aux portes de la conscience transhistorique

L’être humain a une compréhension particulière de lui-même et, en fonction de cette

compréhension, il agit. La conscience de l’homme primitif n’est certes pas celle de l’homme

du Moyen Age, ni celle de l’homme contemporain. Leur monde est différent, parce que leurs

mythes le sont aussi. Il est impossible de comprendre les actions de l’être humain d’une période

déterminée sans reconnaître et, en même temps, comprendre ses mythes. Et, pourtant, lorsqu’un

mythe est compris, moyennant un acte d’herméneutique, il cesse d’être un mythe pour devenir

un logos.

Nombreuses sont les lectures que des hommes et des femmes ont faites de l’Histoire.

D’aucuns mettent en valeur certains aspects, ou se limitent à approfondir une époque en

particulier ; d’autres souhaitent plutôt réunir dans un seul récit tous les fragments dispersés dans

le but de réaliser une lecture unifiée de la réalité. C’est bien le travail que R. Panikkar se

propose de faire, il le dit ainsi :

Sans aucun doute, le moment est venu de commencer à réunir les fragments, tant de la

culture occidentale et moderne, qui souligne l’analyse et la spécialisation, que des autres

civilisations du monde, car chaque culture a ses propres excellences et ses défauts. Nous ne

pouvons pas permettre qu’aucune religion, aucune culture ou fragment de la réalité […] soit

oublié, méprisé ou gaspillé, si nous voulons atteindre la reconstruction totale de la réalité qui est

aujourd’hui impérative. […]. Il nous faut ramasser tous les fragments, quand bien même il ne

1 Ibid., p. 64.

Page 222: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

223

s’agirait que des miettes, afin de reconstruire le corps de Prajāpati (Seigneur des créatures, Père

des dieux et des êtres).1

Une recherche intéressante, qui rejoint, nous semble-t-il, les travaux de Panikkar au sujet

de la connaissance, a été menée, dans les années 70, par le philosophe H. Skolimowski, publiée

en français en 1992.2 Dans cet ouvrage, l’auteur est notamment préoccupé par la question de

la relation entre les valeurs et les connaissances. D’après lui, on peut distinguer, tout au long

de l’histoire, quatre positions en ce qui concerne les valeurs et les connaissances. La première

position ou attitude est celle de l’antiquité classique, la seconde apparaît au Moyen Age, tandis

que la troisième et la quatrième voient le jour dans la post Renaissance. Chaque étape de

l’histoire porte un jugement et une pratique spécifiques sur la relation entre les valeurs et les

connaissances. Ce sont les dernières les plus importantes pour notre propos ; l’auteur les

identifie avec l’empirisme classique et les nomme « ses extensions récentes », à savoir, le

positivisme du XIXe siècle et l’empirisme logique du XXe siècle. C’est en effet, en cette

dernière époque, que les valeurs et les connaissances se séparent, accordant la primauté aux

connaissances basées sur des faits empiriques. Panikkar n’est donc pas le seul à croire qu’une

épistémologie de type scientifique prime de nos jours. Nous aurons l’occasion de revenir à ce

sujet un peu plus loin.

Ces paragraphes sont donc un essai de présentation et de discussion, avec notre auteur,

de sa lecture de l’histoire, qu’il annonce en trois étapes ou « moments »3, selon un schéma

quelque peu original, à savoir, le « moment œcuménique », le « moment économique » et le

« moment catholique », avec ce qu’il appelle un « intervalle écologique » entre les deux

derniers. Chacun de ces moments est marqué par une perception particulière, ou conscience,

de l’être humain vis-à-vis de la divinité, de soi-même et du monde. C’est à la relecture de

l’histoire, à la lumière d’une connaissance que notre auteur préfère nommer « métaphysique »

et non pas « scientifique », que nous pourrons comprendre pourquoi, pour lui, l’humanité se

trouve confrontée dans des problèmes écologiques déjà évidents.

1 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 19-20. 2 H. Skolimowski, Eco-philosophie et Eco-théologie. Pour une philosophie et une théologie de l’ère écologique,

op. cit. Sans doute ce texte a inspiré notre auteur, car il le cite, au moins une fois, en disant que la notion

d’écosophie qu’il étudie se rapproche de la notion d’éco-philosophie de Skolimowski. Cf. R. Panikkar, Vision

trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos. Paris : Cerf, 2013, p. 357, note 14. 3 « Momentos » est le terme espagnol utilisé par l’auteur ; cf. R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p.

40 et suivantes.

Page 223: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

224

Ajoutons que ces « moments » ne correspondent pas forcément à des périodes

chronologiques, même s’ils ont un caractère temporel et une certaine séquence historique. Ce

sont, plutôt, des moments « kairologiques », c’est-à-dire des attitudes humaines fondamentales

qui soulignent la qualité et non la quantité. Panikkar ne met pas en question la validité des

chronologies communément acceptées, sa proposition reste dans le domaine d’une lecture

personnelle, faite à la lumière de la compréhension-conscience que l’homme a de lui-même.

2.2.1 Le moment œcuménique ou conscience non historique

C’est la période où l’homme est immergé « dans la nature », elle est sa maison, son

oikos, d’où le nom de cette période – œcuménique. Dans cette maison se trouve incluse la

divinité. La nature est, pour cela, sacrée, c’est un « théo-cosmos »1, le divin imprègne la vie

entière. Homme, nature et Dieu ne font qu’une seule et même réalité.

Dans cette étape ou moment de la conscience prime le cosmos, celui-ci se trouve au

centre de l’univers, c’est donc une vision cosmocentrique. L’homme est entièrement plongé

dans la nature, il chasse, cultive, fait la guerre, procrée, tout cela de manière spontanée, si bien

qu’il ne fait pas l’expérience de la nature et n’a pas besoin de la contempler, car il en fait

entièrement partie. « Lorsque l’homme primitif a commencé sa trajectoire sur la terre, il y a

trouvé les dieux déjà présents. […]. L’homme primitif réfléchissait sur les dieux lorsqu’il se

posait des questions sur la nature et sur lui-même »2, affirme Panikkar.

La relation avec la terre, les rapports avec autrui et avec les divinités sont aussi

similaires, car tous partagent le même sort. L’homme est un microcosme, tout ce qui lui arrive

a des retentissements sur la réalité tout entière. Bref, l’univers apparaît comme un organisme

vivant, chacun de ses membres participe de la Vie de ce grand corps. Ici, c’est donc le mythe

du cosmos qui prévaut, la conscience est spatiale.

L’homme de cette époque est marqué par une conscience non historique de la réalité, ce

n’est pas l’histoire comme souvenir d’évènements surgis dans le passé qui est le plus important.

Les saisons de la terre et non pas les exploits de l’homme deviennent la mesure du temps, de

manière que « l’attention humaine est mise sur la naissance, la puberté, le mariage, la mort ;

jouer, manger, rêver sont des moments aussi importants »3, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas

1 Ibid., p. 121. 2 Ibid., p. 34. 3 Ibid., p. 121.

Page 224: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

225

que des actes biologiques, mais « théo-cosmiques ». Le but de la vie, dans cette période, n’est

pas de construire un empire, un règne ou une église, projets tous différents de ce que la nature

fait. Tout ce que l’homme préhistorique fait n’a d’autre objectif que de « jouir de la vie de la

meilleure manière possible ».1

On peut sans doute faire correspondre cette conscience non historique à la période

préhistorique définie par les manuels d’histoire. Les historiens pourraient accepter sans trop de

problèmes cette première partition. Le passage vers un autre type de présence dans le monde

sera marqué par l’invention de l’écriture. Si dans le moment œcuménique l’homme confiait

tout à la mémoire et ne conservait que ce qui était important ou décisif pour la vie, dans la

nouvelle étape, la mémoire sera confiée aux documents écrits.

2.2.2 Le moment économique ou conscience historique

Il est évident que la question des origines de l’écriture est bien plus complexe que ce

que l’on peut dire dans cet espace. D’aucuns2 affirment que l’art était déjà une manière de

communiquer, similaire à l’écriture. La thèse classique3, fort connue, dit que l’écriture est née

en Sumer, aux alentours de l’année 3600 av. J. C. Il ne nous appartient donc pas de trancher

sur ce point et Panikkar n’entre pas non plus dans cette discussion ; il semblerait, cependant,

que lorsqu’il parle de l’écriture, il fasse référence à cette dernière étape d’un long processus qui

a permis de commencer à accumuler, dans les différents supports existants, les connaissances

acquises. L’écriture va, de cette manière, se substituer à la mémoire. Ce qui est vrai, c’est que

cette découverte marque un avant et un après. Désormais, tout peut être conservé, rien n’est

éliminé. L’histoire se constitue peu à peu comme le mythe dominant, la réalité est désormais

mesurée par un temps linéaire. Cette question du temps est, en effet, essentielle. Mesurer le

temps de manière linéaire signifie se rendre autonome vis-à-vis de toutes les entités terrestres,

car l’homme ne regarde plus ni le ciel, ni la terre, pour se situer. C’est ce que Panikkar appelle

le « temps humain »4, compris comme un élan vers le futur, dans lequel l’homme croit arriver

à atteindre la plénitude de l’existence, le bien-être définitif. Et, puisque l’on est soumis au

temps, il faut lutter contre la nature, c’est-à-dire contre le « destin » d’un présent inéluctable.

1 Ibid., p. 122. 2 C’est l’avis d’André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole : Vol. I. Technique et langage. Paris : Albin

Michel,1964, et d’Emmanuel Anati, Aux origines de l'art. Paris : Fayard, 2003. 3 Cf. F. Báez, Los primeros libros de la humanidad. Madrid : Forcola, 2013. 4 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 127-128.

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226

Notre destinée est donc dans l’avenir. Etant donné que le temps est maintenant indéfini, il a

besoin d’être racheté, soit dans l’éternité, soit dans un futur différent du présent. Si à l’homme

primitif on pouvait associer l’immanence, à l’homme du mythe historique on associe

maintenant la transcendance. Il faut, effectivement, transcender le temps, « aller toujours de

l’avant »1, dit Panikkar. Même le système économique régnant – d’où le nom de cette étape –

est basé sur le crédit, c’est-à-dire sur l’hypothèque du futur.

Apparaît, à ce moment de la conscience humaine, l’idée d’un homme civilisé, non

naturel, en opposition radicale à la nature. C’est ce que A. Gesché appelle, par ailleurs, « le

temps où l’homme avait tous les droits »2, parce qu’il était la mesure de toutes choses. Ce temps

a été inauguré dans la Modernité. Il est question du monde de l’homme, d’un monde humain,

c’est l’univers de l’homme. On est ainsi en présence d’un mythe anthropocentrique, de manière

que tout tourne autour de l’homme. C’est l’homme mesure de toute chose, roi de la création et

maître de l’univers. Le destin de cet homme n’a rien à voir, ou très peu, avec le sort des étoiles,

de la lune ou des saisons. Il habite un monde supérieur, dans lequel la nature a été domestiquée

et subjuguée. Il n’y a plus rien de mystérieux en elle, tous ses secrets ont été aussi dévoilés. Il

n’est pas étonnant qu’il cherche, dans l’actualité, l’existence de vie dans d’autres galaxies.

L’homme historique ne se sent plus accompagné, sans les dieux et les esprits, il se trouve seul

« dans le théâtre du monde ».3

C’est également dans ce moment de la conscience que naissent la mentalité scientifique

et l’attitude humaniste4, si bien qu’aujourd’hui tout ce qui est apprécié doit avoir l’étiquette

d’humaniste ou de scientifique. L’homme scientifique connaît les lois de l’univers et se rend

compte que « son propre noûs est le critère d’intelligibilité et peut-être aussi celui de la réalité

tout entière ».5

Faut-il rappeler que Panikkar, comme bien d’autres auteurs, considère que Descartes est

le principal représentant ou initiateur de ce changement ? Désireux de trouver un critère simple

de vérité, il sera convaincu que celle-ci n’est que ce que l’homme peut voir avec clarté et

distinction. Kant vient après Descartes, et avec lui l’intellect humain aura un rôle plus actif.

Ainsi, la vérité n’est pas seulement ce que l’on peut voir clairement, mais, tout ce dont nous

11 Ibid., p. 128. 2 A. Gesché, Le cosmos, op. cit., p. 9. 3 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 133. 4 Le lecteur intéressé par cette thématique peut lire avec profit l’ouvrage où Panikkar développe amplement le

sujet ; cf. R. Panikkar, Humanismo y cruz. Madrid : Rialp, 1963, notamment le chapitre VI, « La superación del

humanismo », p. 178-253. 5 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 52-53.

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227

sommes sûrs, grâce à l’intellect. Avec Hegel la raison devient esprit et l’esprit, réalité suprême.

L’homme est grand dans la mesure où il participe de cet esprit. De la sorte, l’homme s’éloigne

de plus en plus de la nature ; c’est une aliénation que Panikkar considère être le « prix que

l’homme a dû payer pour la conscience hypertrophiée de son individualité ».1 L’oikos de

l’homme a changé, il n’est plus la terre, mais un monde idéal.

Panikkar reconnaît que la société contemporaine se trouve encore dans ce moment,

même si l’on voit déjà apparaître un certain nombre d’indices qui annoncent un changement de

paradigme. Il affirme : « Cette période a rendu possible l’apparition d’une conscience

planétaire, ou, du moins, de communication à une échelle globale. Il est vrai qu’une bonne

partie de nos problèmes modernes a été créée par la civilisation scientifique, laquelle essaie

maintenant de les résoudre ; il est aussi indéniable que la civilisation moderne a augmenté la

qualité de vie sur la terre. Aucun romanticisme, aucune nostalgie ne devrait nous rendre

aveugles devant cet état des choses ».2 Il ne s’agit pas, pour lui, comme pour beaucoup d’autres3

d’ailleurs, de l’abolir, mais d’aller au-delà de la domination que cette civilisation technologique

impose à l’homme, quand bien même cela paraîtrait impossible.

Rappelons que le but recherché par notre auteur est de faire « une grande narration »4,

ce qui signifie pour lui de regarder de près les « six ou sept mille »5 dernières années de

l’histoire de l’homme sur terre. L’auteur reconnaît qu’il s’agit d’une vision de la réalité

« différente de la cosmologie qui prime de nos jours »6 qui accepte le binôme de Parménide, à

savoir, « Etre et penser », comme la vérité et qui est subjacent à la science moderne. Cette

partition chronologique pourrait sans doute être questionnée, au regard de la longueur de cette

période appelée « historique » qui court de l’invention de l’écriture (3600 av. J. C.), jusqu’à nos

jours, soit depuis plus de cinq mille ans d’évènements, tenus tous comme faisant partie d’une

conscience similaire. Il peut paraître un peu simpliste de conjecturer que la conscience de

l’homme des années 3000, voire 2000 ou 1000 av. J. C. serait, par exemple, la même que celle

de l'homme de la révolution industrielle.

1 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 56. 2 Ibid., p. 57. 3 J. Ellul, par exemple ; cf. J. Ellul, « Conformism and the Rationale of Technology », G. R. Urban and M. Glenny

(eds.), Can we Survive our Futur ? A Symposium. Londres : The Bodley Head, 1971, p. 89-90. Cité par R. Panikkar,

dans L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 57. 4 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 9. 5 Ibid., p. 11. 6 Ibid., p. 14.

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228

Revenons, brièvement, sur la thèse de H. Skolimowski, mentionnée antérieurement. Cet

auteur considère que le divorce entre le savoir et les valeurs a été mis en exergue notamment

par E. Kant, en refusant de « soumettre l’autonomie et la souveraineté de l’homme à quelque

système déterministe de lois physiques ».1 Là, on sépare les connaissances des valeurs, mais

on n’accorde encore la suprématie à aucune. Ce sera avec l’empirisme que les valeurs seront

extirpées des connaissances, attachant une importance suprême à la connaissance des sciences

physiques. « C’est elle qui a chassé les valeurs de notre société, de nos universités, de nos vies

individuelles »2, dit-il, de manière, sans doute, un peu brutale. C’est cet abandon des valeurs

qui a entraîné « l’imposition agressive du positivisme et du matérialisme (dont le marxisme fut

un aspect), de la rationalité scientifique et de l’efficacité technologique, [et ainsi ouvrit], la voie

à l’industrialisation qui, hélas, se développa en âge de dévastation de l’environnement ».3 Voilà

le lien avec l’intuition de R. Panikkar. Le privilège accordé à la science et à la technologie,

oubliant d’autres valeurs traditionnelles, se trouverait à la base de l’actuelle crise écologique.

Mais, les lueurs d’une lumière toute neuve commencent à apparaître dans le ciel. Les

symptômes d’un changement se font de plus en plus évidents. Une période de transition ou

« intervalle écologique » semble se frayer un chemin.

2.2.3 L’intervalle écologique ou la crise de l’histoire

Cet intervalle ou ce moment paraît tout à fait cohérent avec les données que nous avons

trouvées dans la première partie de notre recherche. En effet, le souci écologique s’incrémente

dans les dernières années du XXe siècle. Panikkar discerne trois expériences ayant conduit

l’homme moderne à mettre en question ce qui était considéré comme les fondements de son

humanité. C’est, sans doute, une critique dudit humanisme contemporain, tant prôné et défendu

par les Occidentaux. Nous en avions déjà parlé un peu précédemment, lorsque certains

philosophes faisaient la critique de l’écologie profonde. Regardons de plus près ces

expériences.

En premier lieu, l’humanum a exclu tout ce qui n’est pas humain, c’est-à-dire la terre

dans son ensemble. De nos jours, l’univers matériel semble vouloir « se venger » du traitement

reçu par les humains, en même temps que les humains prêtent de plus en plus attention à

1 H. Skolimowski, Eco-philosophie et Eco-théologie. Pour une philosophie et une théologie de l’ère écologique,

op. cit., p. 22. 2 Ibid., p. 23. 3 Ibid., p. 27.

Page 228: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

229

d’autres réalités. Des lois sont approuvées par les autorités pour défendre aussi bien les

animaux1 que les bois. Une deuxième expérience renvoie à la sensation d’échec de l’homme

contemporain, face au rêve de construire une civilisation véritablement humaine. La

technologie ne l’ayant pas aidé à créer ladite ère humaniste, le destin lui glisse des mains. Ce

destin, dit notre théologien, « semble encore plus terrifiant du fait que l’homme peut le

prédire »2 ; l’homme moderne a une claire conscience des forces qu’il ne peut plus contrôler.

La solidarité devient une valeur de plus en plus nécessaire. Il y a une troisième expérience qui

évoque, cette fois-ci, l’incompatibilité entre l’idée traditionnelle du divin et la compréhension

moderne du cosmos et de l’homme. « L’ère dans laquelle Dieu luttait pour les hébreux, les

musulmans ou les chrétiens […] est restée loin derrière depuis longtemps. Le Dieu de l’histoire

reste ocieux [sic], le Dieu des philosophes est indifférent, et le Dieu de la religion ne semble

pas très préoccupé par la condition humaine »3, dit Panikkar. Le Dieu transmis par les traditions

philosophique et théologique est maintenant questionné, il n’est plus crédible. Si le Dieu tout-

puissant connaissait la fragilité de l’homme, n’est-il pas injuste de sa part d’imposer des

conditions qu’il savait que l’homme n’allait pas pouvoir respecter ? Comment un Dieu tout-

puissant et miséricordieux peut-il permettre la souffrance et les injustices infligées à la

condition humaine ? Ce sont des questions que l’homme se pose aujourd’hui. Le divin, s’il est

reconnu quelquefois, serait donc un troisième élément, aux côtés de l’homme et du monde,

séparé et inutile. Un Dieu absolument transcendant n’est plus pensable, il n’est plus possible.

Et pourtant, la réalité semble avoir une dimension d’incommensurabilité.

Une réalité crue saute aux yeux : l’homme se trouve de plus en plus seul dans l’univers.

Il a d’abord été coupé du monde inerte froid et insensible, et ensuite séparé de Dieu. N’est-ce

pas pour cela que, depuis un certain temps, il s’est mis à la recherche d’autres êtres sur d’autres

planètes de l’univers ? L’homme a mis fin à tous les êtres intermédiaires (démons, anges et

autres) qu’il ne peut plus contrôler avec sa raison. Il semble que l’homme doive trouver un

nouveau chemin dans une nature désacralisée. La conscience écologique émerge lorsqu’il

découvre que les ressources de la planète sont limitées et que la nature n’est pas une « passivité

infinie ».

1 A l’heure où nous écrivions, un colloque – sans doute plus théologique que juridique – s’annoncait du 12 au 14

mars 2015 à l’Université de Strasbourg intitulé : « La restauration de la Création : quelle place pour les

animaux ? ». 2 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 58-59. 3 Ibid., p. 59-60.

Page 229: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

230

Dans la perspective de notre auteur, tout semble donc indiquer que la conscience

historique est en crise. Le mythe du progrès n’est plus cru, d’une certaine manière les gens

n’attendent plus que le sort de leurs enfants s’améliore dans le futur. Les promesses qu’on

prononce aujourd’hui ont aussi été prononcées après la Première Guerre mondiale. C’est pour

cela que Panikkar affirme : « La conscience historique se trouve dans un bourbier. La

conscience historique cherche sa réalisation dans le futur, mais une logique d’économie de

bénéfice et de croissance, contraire à un style de vie de satisfaction et d’autosuffisance, oblige

intrinsèquement à hypothéquer le futur. On ne croît plus de l’intérieur, comme un organisme

vivant, mais de l’extérieur, en fonction de l’enrichissement et de l’accumulation ».1 C’est pour

cela que Panikkar assure aussi, de manière radicale, que l’histoire n’est plus un rêve, mais un

cauchemar. L’homme d’aujourd’hui ne croit plus à une vie future meilleure, il ne croit plus

qu’au présent, vécu dans sa profondeur.2 C’est le début d’une conscience transhistorique.

Autant on peut ne pas être d’accord avec la durée attribuée par Panikkar au « moment

historique », autant le fait qu’un changement est en train de se profiler semble être accepté par

une bonne partie des auteurs. La crise écologique apparaît donc comme le moment kairologique

qui permettrait de faire apparaître une nouvelle époque. C’est aussi l’avis de J. Moltmann :

« L’époque de la subjectivité et de la domination mécaniste du monde a atteint ses limites

définitives à cause de la destruction progressive de la nature par les nations industrialisées et de

la menace progressive que l’humanité fait peser sur elle-même par le suréquipement nucléaire.

[…]. Ce passage d’une époque à une autre met les traditions théologiques du christianisme, non

seulement devant des problèmes d’adaptation, mais encore plus devant la nécessité de retrouver

leur vérité originelle propre, laquelle à l’époque heureusement finissante de la domination du

monde par la soumission de la nature et l’accumulation de potentiels de destruction militaire, a

été défigurée ou étouffée ».3 On serait donc les témoins de la disparition des effets de la

Modernité, d’une mutation, du passage d’une époque vers une autre. En mettant en question le

système que l’homme s’est construit, la crise écologique prépare la venue d’une nouvelle

conscience que notre auteur nomme « transhistorique ».

1 Ibid., p. 142-143. 2 Ibid., p. 148. 3 J. Moltmann, Dieu dans la création, op. cit., p. 26-27.

Page 230: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

231

2.2.4 Le moment catholique ou conscience transhistorique

Cette troisième forme de conscience semble se frayer un chemin, peu à peu, dans la

société contemporaine. On peut l’entrevoir, même si c’est encore un peu flou. Elle apparaît

comme une alternative radicale et une réponse efficace vis-à-vis de l’actuelle crise écologique.

C’est du moins ce que pense notre auteur et ce que nous allons essayer de démontrer dans les

troisième et quatrième parties de notre recherche.

En effet, face à cette crise, il est insuffisant de punir ceux qui salissent la ville, ou

d’ajouter encore plus de taxes, pour soutenir telle ou telle initiative écologique – et, pourtant,

c’est bien ce que l’on continue de faire ! Cette politique est nécessaire mais insuffisante. Il

faut une « métanoïa radicale »1, un changement total de cœur et d’esprit. Le changement dont

parle Panikkar implique, avant tout, de reconnaître le destin commun de l’homme et de la

nature, c’est pour cela qu’il affirme : « Si le monde et l’homme continuent d’être considérés

comme des êtres éloignés, si leurs relations restent celles du maître et de l’esclave, […], si ces

relations ne sont pas considérées comme constitutives aussi bien de l’homme que du monde,

on ne trouvera aucun remède durable ».2 La relation homme-monde n’est pas accidentelle, elle

est constitutive. Nous reviendrons sur ce point dans le troisième chapitre de cette deuxième

partie.

La conscience transhistorique implique le développement d’une expérience intégrale,

elle suppose la conquête d’une « nouvelle innocence » qui transcende la connaissance par la

non-connaissance, c’est le saut de, ou dans, la foi dont parlent les mystiques. En d’autres mots,

la conscience transhistorique estime nécessaire de surmonter le désespoir qui surgit lorsque l’on

découvre qu’il est impossible de sortir du cercle vicieux par un simple acte intellectuel ou par

la force de la volonté : « Il existe dans l’homme un germe de Vie qui laisse une marge pour la

régénération ; c’est plus qu’une simple restauration. C’est dans cette profondeur que l’on voit

apparaître ce troisième moment, la nouvelle innocence ».3

Ajoutons, pour terminer, que cette nouvelle innocence se manifeste dans le présent, elle

inclut une expérience de la sacralité de la sécularité. C’est l’intuition cosmothéandrique, centre

et noyau de la proposition de notre auteur. Avant d’aborder ce sujet, essayons de repérer, en

quelques paragraphes, les causes de la crise écologique selon Panikkar.

1 Notre auteur n’est pas le seul à utiliser ce mot, on le voit apparaître, de plus en plus, dans tous les milieux. Cf. R.

Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 66-67. 2 Idem. 3 Ibid., p. 72-73.

Page 231: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

232

2.3 La fragmentation de la réalité à l’origine de la crise écologique

Panikkar souhaite présenter une vision holistique de la réalité. L. Anthony Savari Raj

l’a ainsi compris : « Panikkar invite et contribue à une recherche audacieuse, nouvelle et

holistique, une recherche suffisamment mûre pour être nourrie et enrichie par l’héritage de toute

la communauté humaine ».1 L’invitation consiste à « revenir au monde de l’être »2, ce qui veut

dire, d’abord, comprendre la réalité comme un tout inséparable. C’est ce que Panikkar appelle

l’ « ontonomie »3 de la réalité, c’est-à-dire que l’être est relation et que rien n’existe de manière

isolée. Revenir au monde de l’être veut aussi dire réévaluer les notions de temps et d’espace.

Les êtres sont constitutivement connectés entre eux, dans le temps et dans l’espace. Revenir au

monde de l’être veut dire, finalement, faire l’expérience de la réalité comme symbole, car elle

n’est pas que raison ou logos. C’est redonner à la réalité la dimension de mystère qui lui

appartient, à côté du visible.

Panikkar se demande, en effet, s’il est possible d’avoir, à l’époque qui est la nôtre, une

vision unifiée d’une réalité qui semble fragmentée. Le présupposé fondamental du théologien

espagnol est donc l’unité ultime de la réalité : « La réalité n’est ni une ni multiple. Elle est

harmonie, polarité, relation constitutive entre tout »4, affirme-t-il. Or, la fragmentation5 de la

réalité s’est installée, d’après lui, lorsqu’une primauté a été donnée à la raison, lorsqu’elle est

devenue le seul juge de la vérité. Cela, nous l’avons vu, est survenu avec la Modernité. L’esprit

scientifique qui calcule et mesure a été considéré comme la seule manière d’avoir accès au réel.

La raison exige toujours un ultime point de référence, un absolu, une dernière instance, sans

quoi l’anarchie et l’irrationalisme pourraient prévaloir. Pour fuir l’irrationalisme, soit la raison

1 L. Anthony Savari Raj, « Overcoming Fragmentation: Discerning the Context of Raimon Panikkar’s Cross-

cultural Contribution », Modern Believing, déc. 2013, p. 7. 2 L’influence de Heidegger paraît évidente et cela d’autant plus qu’ils étaient très proches. C’est aussi le nom d’un

ouvrage publié par Panikkar en anglais, en italien et en catalan, cf. R. Panikkar, The Rhythm of Being. New York :

Orbis Books, 2010 ; Il ritmo dell’essere. Milan : Jaca Books, 2012; El ritme de l’èsser. Barcelone : Fragmenta,

2012. Varghese J. Manimala présente le livre dans l’article « Raimon Panikkar, The Rhythm of Being : The

Gifford Lectures. A Review Article », Exchange, 2011, 40. 3 « J’appelle ontonomie le fait de reconnaître ou de se développer dans les lois propres de chaque sphère de l’être

ou de l’activité humaine, avec une distinction entre sphères supérieures et inférieures, cependant sans séparations

ni interférences injustifiées. L’ontonomie est sensible à la particularité propre de chaque être ou classe d’êtres, sans

rendre absolues quelques règles comme si n’existaient pas d’autres êtres, ni les assujettir au service d’entités plus

hautes, comme si l’être inférieur n’avait pas lui aussi ses propres lois » ; cf. R. Panikkar, Ontonomia de la Ciencia.

Sobre el sentido de la ciencia y sus relaciones con la filosofía. Madrid : Gredos, 1961. 4 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 13. 5 G. Siegwalt croit, lui aussi, que la crise écologique plonge ses racines dans la división “presente dans toute la

tradition occidentale, entre corps, nature, cosmos (création) d’un côté, esprit, histoire, humanité (rédemption) de

l’autre côté », c’est-à-dire qu’il est question d’une crise de fragmentation de la réalité ; cf. G. Siegwalt, Le défi

scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne – l’université et la théologie – la sauvegarde de la création.

Ecrits théologiques III. Paris : Cerf, 2015, p. 19.

Page 232: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

233

conduit à l’unité de l’Etre, c’est ce que l’on a appelé la reductio ad unum ou monisme ; soit elle

résiste à la synthèse et prône le pluralisme qui se réduit, finalement, au dualisme entre le

matériel et le spirituel. D’après notre auteur, il y aurait une troisième position intermédiaire

entre le monisme et le dualisme, à savoir, l’expérience non dualiste ou advaita vedanta qui

consiste à « dépasser le rationalisme sans tomber dans l’irrationalisme, d’une part, ou dans le

surnaturalisme, d’autre part ».1 H. Skolimowski rejoint Panikkar lorsqu’il dit : « La cause

première de l’aliénation contemporaine est une conception erronée de l’univers où chaque chose

est séparée et divisée, où l’être humain lui-même est atomisé et ‘déchiré’ ».2 La crise

écologique semble avoir sa source dans une vision morcelée du monde et, pourtant, il est

impossible de soumettre le monde à notre volonté sans nous détruire nous-mêmes. C’était aussi

l’avis, rappelons-le, de G. Siegwalt.

La crise écologique est alors une crise anthropologique, car elle a réduit la connaissance

de la réalité à ce qui est vu comme objectif ou objectivable. Panikkar est, ainsi, d’accord avec

la plupart des auteurs qui voient dans l’anthropocentrisme une des causes de cette crise. Le

résultat a donc été la fragmentation de la réalité, mais surtout celle de l’homme lui-même. Cela

est encore plus évident dans la spécialisation ou « compartimentalisation » du savoir qui a fait

que la réalité soit divisée en petites particules. C’est bien ce que Descartes voulait : face à une

difficulté, il faut la diviser en parties, de plus en plus petites, dans le but de pouvoir les

manipuler. Cette méthodologie, dit Panikkar, fonctionne pour une certaine science, mais « tue

la réalité et empêche la véritable connaissance ».3 La réduction de la connaissance à sa

composante objective a eu comme conséquence la fragmentation de celui qui connaît. L’être

humain a lui-même été divisé. Cette situation invite, en conséquence, à partir à la recherche

d’une nouvelle anthropologie, plus « communautaire » et moins autosuffisante. Pour survivre,

l’être humain, le cosmos et le divin ont besoin d’une fécondation mutuelle.

La crise écologique met aussi en évidence la crise profonde de la science. Panikkar

affirme que la science s’est éloignée de son objectif initial, elle s’est pervertie. D’après son

étymologie (« jñana » en sanscrit, « gnosis » en grec, « scientia » en latin), elle était

connaissance pleine, tout comme l’indique le mot en français « con-naissance », c’est-à-dire

« naître ensemble ». La science était la capacité de l’homme d’entrer en communion avec la

réalité dans toutes ses dimensions. Lorsqu’elle essaye, avec Galilée, non pas de comprendre,

1 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 16. 2 H. Skolimowski, Eco-philosophie et Eco-théologie. Pour une philosophie et une théologie de l’ère écologique,

op. cit., p. 33. 3 R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 17.

Page 233: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

234

mais de calculer et de prévoir, la science devient « nouvelle science ». La porte est ouverte

pour que F. Bacon assure, ensuite, que le but de la vraie science est le pouvoir, c’est-à-dire la

capacité à dominer la réalité, car la connaissance est pouvoir. C’est ainsi, dit Panikkar, que la

séparation entre le « ciel du scientifique » et le « ciel du chrétien » a vu le jour ; à partir de ce

moment-là, « le ciel devient une idéologie dans la tête des théologiens et une idée abstraite dans

les calculs des scientifiques »1, ce qui fait que la science perd le contact avec la réalité, en

croyant que la dimension quantitative montre toute la réalité, et la théologie est déformée. La

science n’est plus connaissance, elle ne fait qu’expliciter le fonctionnement des choses, elle a

été réduite à cela. Dieu, lui-même, est situé au plan de la raison scientifique.

La critique que Panikkar fait de la modernité est donc étroitement liée à celle de la

science. Celle-ci commet une grave erreur, dit-il, en introduisant, de surcroît, l’accélération,

ayant comme résultat la rupture des rythmes naturels, à l’origine, également, de la crise

écologique. Pour Panikkar le temps n’est ni linéaire, ni circulaire, ni en spirale, car il n’est pas

extérieur à l’homme. On ne doit pas distinguer entre le temps et l’homme, car ils sont

étroitement liés, ils sont inséparables. Le temps est rythme, comme la vie et l’être sont aussi

rythme. La scission vient du fait que l’on a commencé à mesurer le temps avec des machines

et selon des critères externes à la vie elle-même. La vie suit son propre rythme. Mais le temps

est devenu une chose extérieure à l’homme, comme une autoroute sur laquelle il transite. Nous

reprendrons cette question du temps dans le troisième chapitre.

La crise écologique révèle également une profonde crise de Dieu. Il s’agit, en effet, de

la crise de tous les théismes2, y compris l’athéisme. Non seulement ils ne sont plus crédibles,

mais ils sont devenus des objets d’oppression dans les mains de ceux qui ont un certain pouvoir.

Le divin est conçu comme un être spécial, bon ou mauvais, omnipotent ou non, infiniment

supérieur, omniprésent ; « il » a été traité comme l’on traite les choses. Or, il faut parler de

Dieu – peu importe le sens qu’on donne à ce mot – en étroite relation avec l’homme et le

cosmos. C’est l’écosophie dont parle Panikkar.

Cette dernière idée nous permet, en effet, de dresser un pont avec le chapitre qui suit,

noyau de toute notre recherche, à savoir, l’intuition cosmothéandrique. « Le destin de toute

l’humanité est entre nos mains. La dignité humaine est la dignité divine, le destin de la terre

dépend de l’homme, le destin de l’homme dépend de Dieu, c’est-à-dire que les trois [Dieu-

1 Ibid., p. 23. 22 Nous ne pouvons pas nous arrêter davantage sur ce point. Le lecteur intéressé par le sujet peut consulter l’ouvrage

cité de R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., notamment les pages 156-171.

Page 234: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

235

Homme-Monde] sont impliqués dans une même aventure, c’est l’aventure de l’existence,

l’aventure de la vie ».1 Avec ces mots, Panikkar tisse un lien entre ces trois réalités – Dieu-

Homme-Monde – qu’il considère inséparables et veut dire, en outre, que nous sommes, en

même temps, les acteurs, les spectateurs et aussi les réalisateurs de la réalité.

1 R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 41.

Page 235: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

236

Chapitre 3. Présupposés et fondements

La crise écologique ne trouvera pas une vraie issue tant qu’il n’y aura pas un changement

radical, une « métanoïa ».1 C’est la position de bien des auteurs contemporains, c’est aussi

l’avis de R. Panikkar. Il faut creuser jusqu’à trouver les racines « kosmologiques »2 (sic) du

problème. La vision du monde promue par l’actuel système économique et de production doit

changer. Il nous faut une nouvelle conscience écologique que Panikkar appelle « éco-sophie ».

L’ « éco-logie », comme nous l’avons déjà dit, fait penser à une exploitation « rationnelle » des

ressources de la terre ; rien n’indique qu’il va y avoir une véritable mutation ou conversion,

nécessaire pour la survie de l’humanité. Cette conversion implique, pour notre auteur, une

nouvelle vision du monde qui tienne compte de trois aspects de la réalité : Dieu-Homme-

Monde. C’est une vision cosmo-thé-andrique ou thé-anthropo-cosmique, où le Théos désigne

la dimension divine, le cosmos la dimension matérielle et l’andros ou l’anthropos la dimension

humaine ou consciente. A partir du moment où l’un d’entre eux est coupé ou supprimé,

l’équilibre est perdu. Il faut donc que l’homme renonce à être le centre, il faut nécessairement

renoncer à tout genre de « centrisme », pour pouvoir passer à une vision relationnelle de la

réalité, où tout est en relation constitutive. Ainsi, sans Dieu il n’y a ni cosmos ni homme, sans

cosmos il n’y aurait pas de Dieu ni d’homme et sans homme, pas non plus de Dieu ni de cosmos.

Ceci est très important.

Pour bien comprendre ces idées, certes, audacieuses, il nous faut rappeler, rapidement,

les présupposés sur lesquels Panikkar fonde toute sa pensée et qu’il n’explicite pas dans ses

œuvres.3

1 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 66-67. 2 C’est le mot utilisé par Panikkar pour distinguer sa proposition « kosmologique » de celle de la cosmologie

scientifique. « Nous avons besoin d’une nouvelle anthropologie, mais celle-ci exige aussi une nouvelle notion du

cosmos […] je préfère l’écrire avec k, faisant une translittération littérale de l’originel kosmos : celui-ci contient

la signification magnifique de monde, ordre et ornement. La kosmologie assume alors le sens, non pas d’un

nouveau, éventuellement ‘scientifique’, concept de l’univers, mais de l’expérience de la manière dont le kosmos

se manifesta ou se révèle à nous : notre sens du cosmos, notre perception de la réalité, notre monde réel », dit

Panikkar. Cf. R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 148. 3 Panikkar dit qu’il veut présenter son intuition « avec le minimum de présupposés philosophiques » ; voir R.

Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 74.

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237

3.1 Les présupposés

R. Panikkar construit fondamentalement, en effet, sa proposition sur trois idées :

d’abord, l’unité de toute la réalité, ensuite, l’intuition comme un autre possible accès à cette

réalité et, finalement, l’articulation logos/mythos. Ce sont trois éléments d’une même et unique

réalité qui ne peuvent pas être séparés. Nous allons rappeler, brièvement, les deux premiers,

car ils ont été longuement abordés dans le premier chapitre ; en revanche, il vaut la peine de

s’arrêter davantage sur le troisième.

3.1.1 L’unité ultime de toute la réalité

D’abord et avant tout, le souci de totalité. La réalité est une seule et elle ne doit pas être

fragmentée. Elle est bien plus complexe que ce que les chiffres mathématiques peuvent

montrer, cela n’est qu’un aspect du réel. Panikkar s’oppose ainsi de manière radicale, à tous

ceux qui veulent limiter l’accès à la réalité aux discours logiques, mathématiques et/ou

historiques. Parce que la réalité est une seule, on ne peut pas la restreindre à sa forme physique,

il faut faire un pas de plus.1

Parce que cette réalité est une, elle est aussi pure relation, elle est relativité radicale. Les

choses sont en tant qu’elles sont en relation les unes avec les autres. Pour s’expliquer, Panikkar

cite la métaphore d’un filet2 dont nous avons déjà parlé. Panikkar propose ainsi la relativité

radicale à la place de la conception substantiviste d’Aristote. Nous y reviendrons.

3.1.2 L’intuition

On peut aussi accéder à la réalité moyennant l’intuition, la foi, la sagesse ; elles

permettent de connaître un autre visage de la réalité que les sciences mathématiques ne peuvent

pas aborder. Les discours de l’écologie et les discours académiques restent toujours dans le

« logos », ils fuient, instinctivement, tout ce qui est de l’ordre de l’opinion (δόξα, « doxa »), de

l’instinct, ou tout ce qui semble être subjectif. Or, pour Panikkar ces aspects sont

1 G. Siegwalt croit, lui aussi, à « la nécessité d’arriver à une nouvelle conception globale de choses », ou « la

question dernière est celle de l’unité du réel » ; cf. G. Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation

moderne – l’université et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p. 22 et 27. 2 Cette métaphore se trouve dans l’ouvrage de F. Cook, Hua-yen Buddhism : The Jewel Net of Indra.

Pennsylvanie : University Press, 1977. Cité par J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su

contribución a la antropología teológica cristiana, op. cit., p. 64, note 72.

Page 237: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

238

fondamentaux, sans que cela ne signifie, bien entendu, tomber dans l’irrationalisme ou le

caprice. Il s’agit de faire « expérience de… » et non pas seulement « discourir sur… ». Dans

ce contexte, la mystique, conçue comme spiritualité séculière, c’est-à-dire comme spiritualité

du moment présent (sæculum), joue un rôle fondamental, à côté des discours dits « logiques ».

3.1.3 Logos et mythos, discours et praxis, théologie et spiritualité

Nous avons déjà abordé la question du logos et du mythos. Il faudrait maintenant

compléter cette réflexion avec la relation discours-praxis et théologie-spiritualité, inséparables

pour notre auteur. Ce logos, qu’il dit être « insuffisant », doit donc se faire accompagner du

mythos, compris comme horizon d’intelligibilité. Le logos renvoie au discours logique, alors

que le mythos fait penser à une praxis spécifique qui renvoie à une sagesse. Pour que la vision

du monde change, il faut que le discours (logos) et la praxis (sophia) cheminent ensemble, car,

dit Panikkar, toute théorie surgit d’une praxis et toute praxis dérive d’une théorie. Cela lui

permet de proposer le néologisme « orthopraxis », comme complément de l’orthodoxie et de

l’orthopoiesis. L’orthopraxis évoque toute action qui porte l’homme vers sa perfection, vers sa

réalisation ; elle est une authentique voie de salut, dans la mesure où elle porte vers la réalisation

plénière de l’homme. De cela nous avons aussi parlé un peu plus haut. Un complément

important de ces réflexions est l’articulation théologie et spiritualité. Ces deux termes doivent

aussi aller ensemble. Une théologie, qui reste dans le discours ou la spéculation et qui n’a

aucune résonance dans la praxis, ne peut pas non plus avoir une incidence importante dans la

vie.

L’écosophie dont parle Panikkar est orientée vers la Vie, elle aide à vivre. Il revient aux

discours « éco-logiques » de montrer que ce qu’ils font est également utile pour la Vie. Ce

souci pour la Vie permet à Panikkar de dire :

La théologie a été absente de l’énorme effort de l’homme pour connaître le monde

physique, tant du point de vue pratique que spéculatif. La théologie avait été considérée,

fondamentalement, comme une science ‘contemplative’, c’est pour cela qu’elle s’est peu

préoccupée de le transformer, de rechercher à son sujet et, plus passive que la science, elle n’a

jamais eu le désir de le conquérir. Je parle de la théologie comme savoir, parce que beaucoup

de religions, comprises comme praxis, ont voulu, en effet, ‘convertir’ le monde, sauver le

monde, mais, elles ont, fréquemment, invité à le fuir.1

1 R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 87.

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239

La théologie ne doit donc pas être réduite à une réflexion abstraite, sans lien avec la vie

de tous les hommes, car « la Vie est la valeur suprême ».1 L’écosophie implique un engagement

pour les valeurs humaines, pour la nature, pour la vie elle-même, alors que les mathématiques

prônent une objectivité, un détachement et une dépendance totale des faits. La vie ne peut être

réduite ni aux faits, ni à la consommation, elle doit pouvoir accéder « aux domaines

transphysiques de la contemplation esthétique, de l’amour, de la méditation profonde, autant

d’approches de l’essence des choses. Il est question d’aspects transcendants de l’être humain,

donc transphysiques et trans-objectifs »2, dit aussi Skolimowski.

Comme nous le voyons, le point de départ de notre auteur se situe dans l’harmonisation

du discours et de la praxis ; le principal souci est la vie de tous les jours, le présent de tous les

hommes et de toutes les femmes. Il ne s’agit pas de prendre la praxis comme point de départ –

comme les théologies de la libération, même si l’on peut rapprocher, quelque peu, la proposition

de Panikkar de celle de ces dernières –, ni non plus partir du discours pour aller vers la pratique.

Il est question de trouver un équilibre. La situation du monde actuel est, certes, la plus

importante motivation, c’est bien pour cela qu’il essaie de se frayer un chemin dans une société

qui se trouve dans « … une crise écologique de proportions planétaires »3 et au bord de l’abîme.

C’est pourquoi, une théologie qui ne tend pas l’oreille aux cris des hommes ne peut pas

transmettre la parole de Dieu. Le Fils de l’homme s’inquiétait du malheur des gens : quelle

serait aujourd’hui sa nouvelle manifestation, son épiphanie ? Le défi de la théologie est donc

de rendre évidente cette nouvelle manifestation du Christ, autrefois manifestée en Jésus, pour

arriver à donner une réponse valide aux problèmes d’aujourd’hui.

Il est question d’intégrer dans la vie ce que le logos nous a appris. Citons de nouveau

Skolimowski, auteur cher à Panikkar. Il soulignait, en effet, l’importance du rapport

savoirs/valeurs, rejoignant la préoccupation de Panikkar de mettre en relation la théorie et la

pratique : « la connaissance n’est pas une réserve banale d’informations, mais une force vitale

qui s’exerce à tous les niveaux de l’existence humaine […]. La réintégration de la connaissance

et des valeurs devra se produire non pas pour que nous devenions des sages, mais pour assurer

la survie de l’humanité ».4 Ce qu’il appelle « éco-philosophie » pourrait être un synonyme

1 R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 112. 2 H. Skolimowski, Eco-philosophie et Eco-théologie. Pour une philosophie et une théologie de l’ère écologique,

op. cit., p. 50. 3 R. Panikkar, La Plenitud del hombre, op. cit., p. 26. 4 H. Skolimowski, Eco-philosophie et Eco-théologie. Pour une philosophie et une théologie de l’ère écologique,

op. cit., p. 36.

Page 239: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

240

d’écosophie chez Panikkar. Tous deux pensent qu’il s’agit d’une spiritualité vivante, qui

valorise la sagesse et non pas seulement l’acquisition d’informations.

Ayant compris l’importance de ces termes et leur relation étroite, dans la pensée de

Panikkar, il faut faire un pas de plus dans la compréhension de son intuition. Il est maintenant

important d’étudier la question de Dieu et sa relation avec la Trinité. En effet, la Trinité est

l’ultime structure de la réalité, elle n’est pas un « monopole de Dieu »1, affirme Panikkar. La

Trinité est, en effet, cette vision qui considère la réalité comme étant constitutivement

relationnelle. Ce sont donc trois dimensions – Dieu-Homme-Monde – d’une même réalité.

Bref, l’intuition cosmothéandrique considère la réalité globale comme la Trinité complète

constituée par une dimension divine, une dimension humaine et une dimension cosmique.

Il y a, bien entendu, une profonde réflexion philosophico-théologique qui précède et

inspire la proposition de Panikkar. Il convient, pour notre propos, de l’expliciter.

3.2 Les fondements philosophico-théologiques

La proposition de R. Panikkar prend appui sur, au moins, deux discussions ou débats,

auxquels il participe en apportant tout son savoir et ses intuitions. Le premier débat porte sur

la conception du temps qui prévaut dans la société contemporaine, et que notre auteur considère

comme erronée. L’autre porte sur la notion de « Dieu », proposée aussi bien par la philosophie

que par la théologie et qui invite à penser Dieu comme un Etre Absolu, l’Etre. Ces débats nous

mèneront vers un troisième élément qui prépare la présentation de la proposition de notre

auteur, à savoir, la notion de Dieu comme étant « relations » et non pas substance. Tout ceci se

constitue comme le fondement de l’intuition cosmothéandrique, base, en même temps, de

l’écosophie.

3.2.1 Deux débats au préalable

Deux débats semblent donc être les principales discussions sous-jacentes à l’intuition

cosmothéandrique : d’abord, la notion de temps que l’auteur va appeler la « tempiternité »,

reliée à celle de la sécularité sacrée, et une autre discussion ou querelle sur ce que Panikkar

1 R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 29.

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241

appelle la « désontologisation » du concept de Dieu qui suppose la vieille querelle de l’onto-

théologie.

3.2.1.1 Débat sur les conceptions du temps et la « tempiternité » panikkarienne

Le temps fait partie de nos expériences quotidiennes, nous l’expérimentons, nous le

« voyons » parfois passer, comme au moment même où nous écrivons ces lignes. Il nous est

donc « très familier », nous rappelle H. Barreau.1 Et pourtant, nous nous posons toujours la

question : qu’est-ce que le temps ? Des réponses ont été essayées, depuis Platon et Aristote

jusqu’à nos jours2, même s’il convient de remarquer que toutes les cultures n’ont pas opéré ce

genre d’abstraction3 et qu’il est très difficile de savoir quelle représentation du temps pouvait

se faire, par exemple, l’homme préhistorique4, car il ne reste de lui que quelques maigres

témoignages, certes, insuffisants. Il faudrait également distinguer entre temps et durée5, car il

semblerait que l’on fasse plutôt l’expérience de la durée, mesurée par les machines construites

à cet effet, que du temps lui-même.

Il n’est pas question, bien entendu, dans cet espace, de proposer une nouvelle définition

du temps. Il s’agit, plutôt, de comprendre la définition que notre auteur donne à ce terme, qui

se trouve sans aucun doute à la base de sa proposition, à la lumière d’une richissime tradition

philosophico-théologique qui la déborde.6 Deux conceptions7 différentes, mais étroitement

liées, semblent se dessiner dans la tradition occidentale. F. Chenet8 les appelle le « temps

opératoire » et le « temps existentiel » faisant référence aux temps cosmologique et vécu, tandis

1 H. Barreau, Le temps. Paris : Puf, 1996, p. 3. 2 Au moment où nous écrivions notre texte, une thèse en théologie a été publiée sur ce sujet. Le lecteur intéressé

peut lire avec profit F. Revol, Le temps de la création. Paris : Cerf, 2015, où l’auteur analyse et justifie la notion

de « création continuée » avec laquelle il tente de rapprocher science et écologie. 3 Certaines cultures ont cru et enseigné les doctrines de la métempsychose ou de la réincarnation et de l’éternel

retour. Ibid., p. 5. Le lecteur peut lire l’intéressante proposition de Raúl Fornet Betancourt, philosophe cubain,

professeur de l’université de Brême (Allemagne) sur l’historicité, le temps et la philosophie interculturelle : R.-F.

Betancourt, « Teoría y praxis de la filosofía intercultural », Siwô’, revista de teología, 2008, n°1. 4 Le lecteur intéressé par ce sujet peut lire avec profit l’ouvrage de J. Walch, Le temps et la durée. Paris :

L’Harmattan, 2000. 5 Sur ce point, cf. J. Walch, Le temps et la durée, op. cit., p. 83 et suivantes ; Cl. Romano, L’évènement et le temps.

Paris : Puf, 1999, p. 193 que l’auteur nomme « la temporalité » ; F. Chenet, Le temps. Temps cosmique, temps

vécu. Paris : Armand Colin/HER, 2000, p. 121. 6 Pour une histoire de l’idée du temps, cf. L. Ma. Armendáriz, Hombre y mundo a la luz del Creador. Madrid :

Cristiandad, 2001, p. 437-446. 7 C’est l’avis de J.-F. Lyotard dans son ouvrage L’inhumain, causeries sur le temps. Paris : Galilée, 1998. Nous

sommes conscients que le problème du temps embrasse aussi une grande variété de formes : physique, biologique,

psychologique, sociale, historique, entre autres. 8 F. Chenet, Le temps. Temps cosmique, temps vécu, op. cit., p. 7.

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242

que H. Barreau1 préfère les nommer le « temps dans la connaissance scientifique » et le « temps

dans la vie quotidienne ». Un temps objectif et un autre quelque peu psychologique. La

première conception décrit le temps comme une réalité, voire une entité, extérieure à l’être

humain. Elle est plus ontologique et cosmologique et reste attentive au temps du monde. La

seconde apparaît plutôt comme quelque chose d’inhérent à l’homme lui-même, elle est plus

subjective et existentielle et prête plus d’attention au temps de l’âme.

De cette double dimension du temps, Aristote2 est le témoin. Effectivement, s’il ne

confond pas chronos et génesis, il ne les dissocie pas non plus. Il est d’ailleurs un peu

embarrassé, lorsqu’il se demande si le temps était ou non, si l’âme était ou pas. La consistance

du temps ne peut être trouvée que dans le maintenant, et non pas dans le passé ou le futur.

Ainsi, le temps, pour lui, serait composé de « maintenants ». Mais le maintenant est lui aussi

indéterminé et exige l’élucidation du « non étant ». Finalement, il souligne que le temps n’est

pas le mouvement, mais qu’il n’est pas non plus sans le mouvement, il est le nombre du

mouvement. Aristote se rend compte, en outre, que l’âme joue un rôle important. C’est elle

qui détermine si un changement est plus ou moins rapide : « Pas de temps sans détermination

du mouvement et pas de détermination sans activité de l’âme rationnelle »3, autrement dit, pas

de temps cosmologique sans temps vécu ou existentiel. Il ne faudrait pas, par ailleurs, oublier

de mentionner la relation entre le temps et l’éternité, couple que certains prennent comme point

de départ de leur réflexion. En effet, pour Plotin4 le temps est attribué à ce qui naît et donc à

l’univers, tandis que l’éternité, par opposition, l’est à ce qui dure toujours et donc au perpétuel.

L’étude du temps est subordonnée à celle de l’éternité. Faisons également mention de ce qui a

été appelé par certains comme le « paradoxe »5 de Parménide. En effet, ces paradoxes révèlent

l’impossibilité par principe de réaliser une interprétation phénoménologique du temps à

l’horizon de l’intratemporalité. S’agit-il de l’absence de temps ou d’une durée indéfinie ?

Considéré comme le père de l’ontologie6, Parménide répond à cette question en abordant le

délicat problème de l’Etre et de la pensée, tant critiquée par Panikkar. Nous y reviendrons.

1 H. Barreau, Le temps, op. cit., p. 17. 2 Pour ce qui concerne Aristote, cf. l’article de B. Mabille, « Les ‘acolytes’ du temps à partir d’une lecture

d’Aristote », A. Schnell (dir.), Le Temps. Paris : Vrin, 2007, p. 9. Voir aussi Cl. Romano, L’évènement et le temps,

op. cit., p. 49. 3 Ibid., p. 26. 4 Cf. l’intéressant article de S. Roux, « Le manque et l’écart : la genèse du temps selon Plotin », A. Schnell (dir.),

Le Temps. Paris : Vrin, 2007, p. 35. Voir aussi, F. Chenet, Le temps. Temps cosmique, temps vécu, op. cit., p. 186. 5 Cl. Romano, L’évènement et le temps, op. cit., p. 23. 6 M. Theunissen, Théologie négative du temps. Paris : Cerf, 2013, p. 91.

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243

Hegel a lui aussi essayé d’articuler ces deux dimensions à l’aide du concept de

négativité, lequel renvoie au passage de l’être dans le néant (le présent dans le passé) et du néant

dans l’être (l’avenir dans le présent). Grâce à ce concept, « sa philosophie intègre les deux

principales approches de la pensée du temps, celle cosmologique inaugurée par Platon et

Aristote, qui fait du temps un être de la nature, et celle psychologique, qui voit dans le temps

une forme de conscience, selon une ligne de pensée qui va de saint Augustin à Husserl »1,

affirme Ch. Bouton.

Venons-en maintenant à chacune des deux conceptions du temps. La première position

citée affirme que tout s’inscrit dans le temps et dans l’espace. Rien ne semble échapper au

temps, on s’y déplace sans le vouloir, sans y penser. Le temps semble avoir une existence

propre, indépendante des réalités matérielles. Il est là, partout où nous sommes, et tout ce que

nous faisons se fait « dans le temps ». Il est né avec nous ou, plutôt, il n’attend rien d’autre que

notre naissance pour se faire visible, même s’il était déjà là. Personne n’est l’auteur du temps.

C’est bien ce que dit Merleau-Ponty : « Une fois que je suis né, le temps fuse en moi […], il est

visible en effet que je ne suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements de mon cœur,

ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation ».2 Le temps coule et se répand en

moi, il part comme une fusée, dans tous les cas, il n’est pas moi, il peut continuer son chemin

même si je m’arrête. Ce temps est, de surcroît, ordre et succession, « tout fait intramondain est

aussi intratemporel », dit Cl. Romano, car il peut faire l’objet d’une datation au moyen

d’horloges, devenues des signalétiques artificielles pour mesurer la contemporanéité et la

succession d’évènements. C’est donc le temps mesuré en heures, minutes et secondes ; c’est le

temps de l’accélération et de la virtualisation, celui de toutes les possibilités techniques qui

semble avoir tout bouleversé. Ce temps linéaire aurait été promu par le christianisme primitif,

lorsqu’il appelait les hommes à passer du règne des ténèbres à celui de la lumière quand « la fin

des temps adviendrait ».3 Ce temps, en outre, est essentiellement vide et doit être rempli. H.-

G. Gadamer le dit ainsi : « Or, le problème du temps est assurément depuis toujours très

étroitement lié à la mesure du temps […]. De toute manière, l’indépendance du temps à l’égard

de ce qui est à mesurer en lui est une exigence nécessaire à toute mesure du temps. Le temps

est en ce sens vide ».4 Le temps est ce dont on dispose, ce que l’on peut remplir et administrer.

1 Ch. Bouton, « Hegel et le problème du temps », A. Schnell (dir.), Le Temps. Paris : Vrin, 2007, p. 159. 2 Merleau-Ponty, cité dans Le Temps. Introduction, choix de textes, commentaires, vade-mecum et bibliographie

par A. Gonord. Paris : Flammarion/GF Corpus, n°3006, 2001, p. 11. 3 C’est l’avis de H. Barreau, dans Le temps, op. cit., p. 6. 4 H.-G. Gadamer, « Du temps vide et du temps plein », Langage et vérité. Paris : Gallimard, 1995, p. 87.

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244

De ce fait, il peut rester « vide » ou bien être « plein ». Mais, restons prudents, Gadamer ne se

laisse pas caser facilement. Ce temps vide, qui semble être une entité indépendante, n’est

véritable que dans ce qu’il appelle « la transition »1, dans la mesure où, en elle, le présent et

l’avenir se retrouvent. Panikkar pourrait adhérer à cette position dans la mesure où et seulement

si c’est l’être humain qui doit donner du sens au temps qui lui appartient. Il ne recevrait pas

cependant l’idée qu’un temps peut exister en dehors de l’être humain, comme nous le verrons

un peu plus loin.

La société de consommation contemporaine adhère, sans aucun doute, à cette vision du

monde. Les contemporains semblent souhaiter « encore plus de temps » – comme si l’on

pouvait le trouver quelque part – pour pouvoir accomplir les tâches qui lui sont imposées par

les rythmes débridés du consumérisme. Le temps reste une donnée extérieure à l’homme, il se

mesure en relation à la production, à l’achat et la vente de produits. « Time is money » dit la

célèbre devise du capitalisme. Le temps, tel qu’il est vécu et expérimenté de nos jours, est

devenu, par ailleurs, une « angoisse », un « problème éthique », assure O. Abel.2 R. Panikkar

croit que la fragmentation de la réalité, c’est-à-dire la séparation entre l’Etre et le temps, nous

a portés vers une conception linéaire, à l’origine de tous les désordres dont nous sommes

témoins. « La vie est le temps de l’être »3, dit-il. Panikkar rejette cette approche du temps, car

elle sépare l’homme du temps et les pose comme deux réalités indépendantes.

Il existe une autre lecture, avons-nous dit, qui conçoit le temps d’un point de vue

existentiel, inséparable donc de l’être humain, inhérent à lui. Le premier auteur à citer est, sans

conteste, saint Augustin, à la suite, semble-t-il, du néo-platonisme4 : « Oui, qu’est-ce que le

temps ? Qui pourrait donner une explication brève et facile ? Qui pourrait dire un mot de ce

qu’il aurait compris ? Et pourtant, qu’y a-t-il de plus familier dans nos conversations que le

temps ? […]. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je sais. Si on me

le demande et que je veux l’expliquer, je ne sais plus »5, affirme le célèbre texte d’Augustin

d’Hippone. Il y a, dans ce bref paragraphe, un lien entre dire le temps et comprendre le temps.

1 Ibid., p. 100. 2 « Angoisse d’être abandonnés, désaffiliés, inutiles et inemployés » ; cf. O. Abel, « Ethique du temps », J.-D.

Causse et D. Müller (dirs.), Introduction à l’éthique. Penser, croire, agir. Genève : Labor et Fides, 2009, p. 353-

355. 3 R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 19. 4 Pour H. Barreau, le néo-platonisme aurait inventé l’idée d’un temps d’essence psychique, « même si cette essence

temporelle doit se trouver imprimée, par une sorte de participation qu’une métaphysique incessamment retouchée

s’efforce de décrire, dans la matière elle-même » ; cf. H. Barreau, Le temps, op. cit., p. 9. 5 St. Augustin, Les Aveux. Nouvelle traduction des Confessions par Frédéric Boyer. Livre XI, 17. Paris : P.O.L.,

2009, p. 319.

Page 244: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

245

Il est une expérience personnelle, et pour cela, il ne peut pas être défini, car il ne semble pas

avoir une existence en dehors de l’être qui le porte. En outre, le temps passé et le futur n’existent

que dans le présent, « Mais comment, dit encore Augustin, peut être long ou court ce qui n’est

pas ? […]. Ne disons donc pas : le temps passé était long. Nous ne trouverons pas ce qui a été

long car depuis qu’il est passé, il n’est pas »1. En cela, on pourrait dire que Panikkar rejoint la

notion de temps d’Augustin. Le temps, pour Augustin et pour Panikkar aussi, serait né avec

l’univers, puisqu’il n’est qu’une propriété de l’univers, dont Dieu serait exempt. Il n’y a pas,

pour lui, de temps vide, car l’âme humaine contient en elle-même le temps. Et, pourtant, ce

temps peut être compris, lorsqu’il est raconté, dit P. Ricœur, pour qui l’homme n’est que présent

et devient ce qu’il est.2 Cette deuxième approche met l’accent sur l’instant présent et

l’intériorité.

Kierkegaard s’inscrit dans cette même ligne de pensée. Il affirme que « l’instant est

cette équivoque où le temps et l’éternité se touchent, et c’est ce contact qui pose le concept du

temporel où le temps ne cesse de rejeter l’éternité et où l’éternité ne cesse de pénétrer le

temps »3, sauf que pour lui, il n’y a dans le temps ni présent, ni passé, ni futur, reprenant les

propos de Kant : « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de

l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur ».4 Le temps ne semble pas être pour lui

une réalité cosmologique, mais une donnée « a priori » de la sensibilité. Comme dit P. Ricœur,

chez Kant, « le temps n’apparaît pas, il est condition de l’apparaître »5, c’est-à-dire structure

transcendantale de l’esprit qui conditionne a priori toute intuition sensible. Il y a ici une

ressemblance avec la notion du temps défendue par notre auteur. L’instant reste le moment

privilégié, le lieu où se rencontrent la durée et l’éternité.

Lorsque l’on parle du temps, il faut aussi parler de la durée et il faut, par ailleurs,

mentionner nécessairement H. Bergson. Il ne se contente pas de constater que le temps passe,

il souligne, d’une part, l’existence du temps et, d’autre part, la conscience du sujet qui s’aperçoit

de ce passage. Il se pose donc la question du sens de la durée et de l’esprit. D’après F. Chenet,

Bergson parvient à l’idée fondamentale de la durée « par une méditation sur la science physique

telle que H. Spencer l’interprétait : ‘Je m’aperçus, à mon grand étonnement, que le temps

scientifique ne dure pas, qu’il n’y aurait rien à changer à notre connaissance scientifique des

1 Idem. 2 P. Ricœur, Philosophie de la volonté, I. Le Volontaire et l’involontaire. Paris : Aubier, 1950, p. 405. 3 S. Kierkegaard, Le Concept d’angoisse. Paris : Gallimard, 1977, p. 87-96. 4 E. Kant, Critique de la raison pure. Paris : Puf, 2012, § 6 b « Du temps ». 5 P. Ricœur, Temps et récit, t. III « Le temps raconté ». Paris : Seuil, 1985, p. 68 ; cité par M. Lequan dans « Quatre

aspects du temps dans la Critique de la raison pure de Kant », A. Schnell (dir.), Le Temps, op. cit., p. 116, note 1.

Page 245: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

246

choses, si la totalité du réel était déployée tout d’un coup dans l’instantané, et que la science

positive consiste essentiellement dans l’élimination de la durée.’ ».1 En bref, Bergson est

particulièrement intéressé par le problème de l’écoulement du temps, ce qui le fait penser à un

principe de conservation du temps2 où la conscience, comme mémoire, joue un rôle essentiel.

Nous ne pouvons pas nous attarder davantage sur ce point, le lecteur intéressé peut consulter

avec profit notre bibliographie.3

Les contemporains semblent avoir posé le problème écologique en termes d’une relation

brisée : d’une part, l’homme et, d’autre part, la nature, montrant par-là la déconnexion entre ces

deux réalités. Dans les deux conceptions du temps que nous avons mentionnées plus haut,

prime toujours le temps linéaire, même si la conception psychologique semble prêter plus

d’attention au rythme de la vie. L’intuition dont parle Panikkar pose le problème différemment,

comme nous l’avons vu rapidement. Il convient de s’arrêter davantage sur ce point névralgique

de l’approche de notre auteur. En effet, chez le théologien espagnol, il n’est plus question d’une

relation homme-nature, mais de la relation homme-cosmos, c’est-à-dire conscience-matière, car

l’homme est aussi nature et la nature est aussi humaine. La matière représente l’ensemble

spatio-temporel de la réalité. Ainsi, lorsqu’on parle du cosmos, on ne désigne pas seulement la

nature, car la nature n’est pas seulement les plantes et la terre. Le problème doit donc être posé

en termes de « matière-esprit » ou, dans les termes de notre auteur, « conscience et spatio-

temporalité ». Pour Panikkar, la réalité spatio-temporelle, le monde, le corps, la corporéité, la

matière ne sont inférieures ni à Dieu, ni à l’homme : « Cette réalité, dit-il, spatio-temporelle,

matérielle, est coextensive, contemporaine, au même niveau que le divin et l’humain ».4 Cela

porte notre auteur à affirmer que l’intuition cosmothéandrique veut dire que la matière, et par

conséquent aussi le temps, sont définitifs ; elle veut aussi dire que la matière est une réalité qui

ne doit pas être rejetée, car il y aurait, après, quelque chose d’autre.

Voici la nouveauté de la proposition de Panikkar et la relation particulière que nous

décelons avec l’écosophie. La vie de l’homme sur terre n’est pas une simple pérégrination

linéaire vers Dieu, vers la réincarnation, vers le néant, ou vers quelque chose d’autre ; il est

1 F. Chent, Le Temps, op. cit., p. 103. 2 F. Worms, « La conception bergsonienne du temps », A. Schenell (dir.), Le temps, op. cit., p. 183. 3 Voir, notamment, J.-L. Vieillard-Baron, Bergson. La durée et la nature. Paris : Puf, 2004 ; C. Riquier,

Archéologie de Bergson. Temps et métaphysique. Paris : Puf, 2009 ; G. Solari, Le temps découvert. Développement

et durée chez Newman et Bergson. Paris : Cerf, 2014 ; M. Lefeuvre, La réhabilitation du temps. Bergson et les

Sciences d’Aujourd’hui. Paris : L’Harmattan, 2005. 4 R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 133.

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247

question d’un « rythme »1, dans lequel chaque moment est habité par ce que notre auteur appelle

l’autre face de la monnaie, à savoir, l’éternité, formant ainsi le néologisme « tempiternité ».2

Le temps est donc l’autre face de l’éternité, temps et éternité composent la tempiternité. Il est

évident que, dans cette représentation du temps, l’éternité ne vient pas après le temps et qu’elle

n’existait pas non plus avant le temps. Panikkar parle du caractère irréductible du temps, c’est-

à-dire que l’Etre3 et le temps sont dans une relation inextricable. Le temps est expérimenté

comme une dimension constitutive de l’Etre, si bien qu’il n’y a pas d’Etre a-temporel. Notre

auteur introduit, à présent, une autre notion pour désigner ce que l’on vient de dire, c’est la

« sécularité sacrée » que nous allons développer un peu plus loin, parce qu’elle renvoie plutôt

à une autre dimension : l’espace. Disons pour l’instant que la sécularité sacrée signifie que la

temporalité est à l’intérieur d’une réalité qui ne s’épuise pas dans sa temporalité. L’Etre est

temporel, certes, mais il a aussi quelque chose de plus.

La société actuelle a choisi un chemin d’accélération qui ne respecte pas la Vie4, cette

accélération ne sait pas attendre. Or, la Vie est le temps de l’être et elle a ses propres rythmes,

si bien que, pour Panikkar, le temps n’est ni linéaire, ni cyclique, ni en spirale. L’expérience

humaine du temps est rythmique et le rythme est toujours changeant : il avance et il recule, il

est bruyant et silencieux, calme et dynamique. « Il y a un cercle à l’intérieur duquel vous vous

mouvez sans avancer pour autant selon une ligne droite »5, c’est le rythme de l’être. La réalité

entière est rythmique, elle a ses propres moments d’intensité et de repos. Il est donc question,

pour Panikkar, d’être en syntonie avec les rythmes du cosmos. Le rythme doit toujours être

contemplé dans son ensemble, une quelconque partition le détruirait, car le rythme est plus que

la simple addition de toutes les parties. C’est la sagesse de la terre dont nous avons parlé.

Revenons un peu en arrière et rappelons que Panikkar s’inquiète pour le présent d’une grande

partie de l’humanité. Ces populations ne croient plus à un futur meilleur et, pourtant, elles se

battent pour survivre. « C’est un péché de lèse-humanité – auquel l’individu personnel de notre

époque accède presque originairement – de laisser périr presque les deux tiers de l’humanité à

cause de l’organisation spéciale de l’autre tiers »6, dit, avec un ton sévère, Panikkar. Même si

1 R. Panikkar développe plus amplement cette question dans l’introduction de son livre The Rythm of Being, op.

cit., p. 38-57. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 16. 3 Ce thème est largement traité par l’auteur dans The Rythm of Being, op. cit., p. 58-107. 4 « The still-prevalent modern cosmology is that of a mechanical universe in which life is an epiphenomenon and

Man a marginal exception » ; cf. R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 38. 5 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 178. 6 R. Panikkar, « Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures. Paris : Cerf, 2013, p. 216.

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248

cette idée peut être contestée, car une bonne partie de nos contemporains mettent encore leur

espoir dans un futur meilleur, ce qui importe ici c’est le fait de dire que la société de

consommation, dans laquelle nous sommes, propose une vie qui ne respecte pas les rythmes

naturels et, à cause de cela, une partie de l’humanité meurt tous les jours. La terre elle-même

est en train de mourir. Encore une fois, la civilisation technologique moderne a une conception

du temps qui est différente de celle de beaucoup de cultures, produisant une dislocation « des

fibres les plus profondes ».1

Il est, sans aucun doute, du ressort du théologien de poser la question de la libération

dans le temps, car : « Le tiers, ou peut-être, la moitié de l’humanité n’expérimente pas le temps

comme un temps linéaire ; elle n’est sensible ni au futur ni à l’histoire ; si elle a quelque désir

de libération, ce n’est pas de se voir ‘libre’ pour travailler et se consacrer aux tâches du monde,

mais bien pour se libérer du poids de l’existence temporelle et du sceau que le temps imprime

sur l’homme ».2 Or, la simple imposition de mesures exogènes n’est pas une solution. Le

problème exige plus qu’une meilleure répartition des biens, puisqu’il s’agit du salut et de la

paix de contemporains, qui ne peuvent espérer ni des temps meilleurs, ni des solutions purement

temporelles, simplement parce que ces temps n’arriveront jamais pour eux et que les solutions

proposées ne les atteindront pas non plus. Une réponse possible à ce problème, affirme

Panikkar, se trouve dans la manière d’approcher et de décrire le caractère irrépétible du temps

qu’il appelle l’ « irréductibilité du présent »3, car le passé n’est plus, sinon dans le présent, et le

futur n’est pas encore, non plus. C’est la question du présent tempiternel, dans lequel sont

réalisées des actions véritables, voire authentiques et uniques. En effet, le réel est irrépétible,

d’où sa valeur. Ce sont des actions sacramentelles4, intemporelles, car leur présent vaut plus

que le passé vécu et que le futur encore à vivre. C’est un présent très dense, il n’est pas, certes,

meilleur qu’un autre temps, il est simplement tempiternel, un présent dans lequel on vit la

dimension intemporelle de l’existence, « c’est un présent qui a transcendé le temps »5, dit

Panikkar. Il est question, nous le voyons, de la qualité du temps, de sa densité. Faisant une

lecture toute particulière du message des béatitudes, notre auteur dit : « s’il n’y a pas d’éternité

1 Ibid., p. 241. 2 Ibid., p. 240. 3 R. Panikkar, « Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures, op. cit., p. 252. 4 Notre auteur aborde la relation étroite entre temps et sacrifice dans un article très intéressant que le lecteur peut

consulter dans R. Panikkar, « Temps et sacrifice. Le sacrifice du temps et le rituel de la modernité », S. Latouche

(ed.), Pluriversum. Pour une démocratie des cultures, op. cit., p. 315-362. 5 R. Panikkar, « Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures, op. cit., p. 257-258.

Page 248: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

249

‘postérieure au temps’, si le ciel ne vient ‘après’, quand vont-ils être rassasiés, quand vont-ils

rire, ceux qui à présent souffrent la faim et la soif de pain et de justice ? Et c’est ici que notre

devise s’applique. C’est à présent, dans le même nunc, vūv, qu’elle a sa valeur. Et la Bonne

Nouvelle consiste à découvrir que ceux qui souffrent maintenant peuvent maintenant, dans ce

présent même, qui est le maintenant du salut, de la réalisation, de la foi, être heureux, avoir la

paix, obtenir la liberté ».1 Cela veut dire, pour Panikkar, que le Royaume de Dieu n’est pas une

chose du passé, ni un rêve utopique du futur, il est une ouverture du présent. Il n’est pas

localisable, ni dans l’espace, ni dans le temps. Ce Royaume est dans la relation constitutive

entre tous les hommes, dans la solidarité interne de toute la création. C’est pour cela qu’il est

question de qualité de vie, et non pas de quantité, bien que l’auteur soit conscient qu’il faut un

minimum quantitatif indispensable pour qu’il y ait une certaine qualité de vie. Insister sur un

présent définitif n’implique pas une fuga mundi, il n’est pas question de nier le monde. Bien

au contraire, l’intuition de Panikkar met en relation l’homme avec toute la réalité, matérielle et

divine. Il s’agit d’une dimension qui vient imprégner la vie entière de l’homme sur terre, lui

donnant un sens temporel et éternel. En relation avec notre sujet, la crise écologique, disions-

nous, renvoie donc à un style de vie qui met tout l’espoir dans un futur meilleur. C’est un futur

quantitativement meilleur qui ne se soucie pas du présent. « La qualité de la vie humaine

requiert une intégration harmonieuse entre les valeurs temporelles et leur fondement

transtemporel »2, ce qui serait une autre manière de définir la tempiternité. L’éternité n’est pas

en dehors du temps, ni en lui, mais le temps n’existe pas non plus en dehors de l’éternité, ni en

elle. C’est un « moment » de densité qui ne peut être mesuré en termes temporels classiques.

La tempiternité est le symbole de toute la réalité, tout comme l’être est le symbole même d’une

réalité qui ne se manifeste que dans l’être. Contrairement à ce qui dit Gadamer3, pour Panikkar

il n’y a pas de temps vide, car le temps est l’écoulement des êtres, il n’est pas un chemin vide

dans lequel ils circuleraient. Dans ce sens, le temps est une abstraction qui n’existe pas.

De la sorte, Panikkar propose de chercher la plénitude de l’homme et de tout le cosmos,

non pas dans un futur extratemporel, en attendant un monde meilleur, ni dans un futur temporel,

nous fascinant pour un autre monde, distinct de celui-ci. La vie humaine doit « se concentrer

dans la pleine existence vécue du présent tempiternel, c’est-à-dire de ce présent qui contient en

son sein, non seulement les fruits du passé et les semences du futur, mais aussi un nœud

1 Ibid., p. 262. 2 Ibid., p. 264-265. 3 Cf. Supra p. 247.

Page 249: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

250

tempiternel qui embrasse tout l’intervalle temporel de notre existence ».1 Tout cela peut

paraître quelque peu flou, abstrait et utopique, mais la proposition de Panikkar ne s’arrête par

là. Le caractère irrépétible et la densité du présent exigent un comportement spécifique et bien

concret, voire une prise de position politique.

Nous avons parlé plus haut de la conscience transhistorique ; c’est en elle, en effet, que

s’opère l’intégration du passé et du futur dans le présent. Les hommes de ce nouvel âge

(écosophique !), également appelée « nouvelle innocence »2, ne situent pas les évènements dans

le cours d’un temps linéaire, leur vision incluant les trois temps : passé, présent et futur.

« L’éternel processus intra-trinitaire et l’acte temporel extra-trinitaire s’unissent, en définitive,

dans sa source »3, affirme Panikkar. C’est dans la vie que toutes les forces de l’univers s’allient.

L’homme transhistorique vit exclusivement dans le présent (sæculum). « Le sæculum, c’est-à-

dire le monde temporel, est l’univers réel »4, la temporalité est le caractère ultime de la réalité.

La nouvelle conscience, dont parle notre auteur, est une conscience du sens de la vie, même

lorsque toutes les idoles ont failli. Que le lecteur soit indulgent et nous permette de citer ici in

extenso une histoire citée par l’auteur qui nous semble bien illustrer son propos :

Je commencerai par vous raconter une histoire que j’ai moi-même vécue. Il y a de cela

une trentaine d’années, au bord du Gange, à Varanasi, une femme – elle pouvait avoir aussi bien

trente ans que cinquante ans, tant la tuberculose l’avait affectée – se tenait avec un petit enfant

dans les bras et une gamine d’à peine deux ans à ses côtés. Il n’y avait plus aucun espoir pour

elle. Elle avait été victime d’un mari alcoolique qui l’avait abandonnée. Une vie à tout point

de vue ratée, frustrée, souffrante. Selon toute probabilité, l’enfant qu’elle portait dans ses bras

allait mourir, elle-même savait qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Nous avons parlé. Avec

tous mes préjugés chrétiens, ou plus simplement encore humains, je cherchais à la réconforter

dans le sens que vous venez d’évoquer. ‘Comment pouvez-vous supporter cette vie ?’ Elle

n’était pas chrétienne. Or, cette femme, dont le souvenir m’émeut encore, m’exprima alors la

joie qu’elle avait d’avoir été invitée au banquet de la vie, d’avoir eu le bonheur d’une vie

conjugale, si courte qu’elle ait été – car elle avait très vite connu l’horreur – le bonheur d’avoir

été mère deux fois, et de savoir maintenant que cette invitation touchait à sa fin. Elle se tenait

là, si pleine de gratitude et de joie d’avoir été invitée, à partir de rien, à jouir d’un moment de

plénitude. Qu’aurait-elle attendu de plus ? De l’avenir, alors qu’il n’existait pas, ou pas encore ?

Du passé, alors qu’il n’existait plus ? Elle avait vécu, et cette lumière d’un instant lui suffisait

pleinement. Aurions-nous par hasard une montre pour vivre le temps ? La vie est-elle affaire

de calcul ? J’étais là pour la consoler, et je sentais que les mots de la théologie et de la

philosophie étaient impropres ; tout ça, c’était de la blague, de la fausse religiosité, ça n’était

rien ! Je n’ai pas cédé à la facilité de la rassurer en lui disant que sa petite fille irait bien. Elle

savait que ce n’était pas vrai – un abus de paroles. Elle avait vécu assez longtemps pour avoir

vu des centaines de victimes de maladies de toutes sortes. ‘Ne sois pas si superficiel pour me

consoler avec ces sortes de caramel !’ Elle savait ce qu’était le mystère de la vie. La

1 R. Panikkar, « Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures, op. cit., p. 270-271. 2 Cf. R. Panikkar, La nueva inocencia. Estella (Navarra) : Verbo Divino, 1999. 3 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 152. 4 Ibid., p. 168.

Page 250: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

251

résurrection ? Elle était ressuscitée. Elle ne demandait pas une autre vie. Elle ne demandait

pas d’être réconfortée par de fausses assurances. Elle n’avait pas besoin d’entendre que sa petite

fille vivrait peut-être trente ou quarante ans, et mieux qu’elle-même n’avait vécu. Après tout,

n’était-il pas préférable que l’enfant meure avant que de faire, comme elle, l’expérience d’une

vie ratée ? 1

Ce texte montre clairement ce qu’est le temps pour Panikkar, il ne s’agit pas d’une

temporalité linéaire. Peu importerait d’avoir tous les moyens économiques ou la meilleure

santé, si l’on n’arrive pas à vivre pleinement le moment présent, car à chaque moment de la vie,

les problèmes pourraient prendre le dessus. Cela n’est certes pas chez Panikkar une invitation

à la passivité ou à se résigner du présent. Il est question, nous l’avons dit, de la densité du

présent qui n’empêche pas de travailler pour changer les structures odieuses du présent. Nous

aborderons cette dernière idée, un peu plus loin, pour la compléter.

Lorsque l’on parle de Dieu, il est facile de glisser dans l’idole : « pour soustraire ‘Dieu’

à l’idole, ne faut-il pas entreprendre de le penser – doit-on dire encore penser ? – à partir d’une

autre instance que celle qui le réduit au silence, ou le recouvre d’un bavardage idolâtre ? Cette

instance nous l’identifions comme la volonté de puissance, donc la métaphysique en son

achèvement, donc enfin comme l’Etre lui-même envisagé comme Etre de l’étant. […]. Pour

libérer ‘Dieu’ de ses guillemets, il ne faudrait rien moins que le libérer de la métaphysique,

donc de l’Etre de l’étant »2. J.-L. Marion ouvre ainsi notre prochain débat sur les différentes

conceptions de Dieu et le besoin ressenti par Panikkar d’une désontologisation de la divinité.

3.2.1.2 Débat sur les conceptions de Dieu et la désontologisation panikkarienne

L’homme a rencontré la divinité dès son arrivée dans la vie. Lorsqu’il a vu la lumière,

dans les premières lueurs du temps, les dieux étaient déjà là. Et, pourtant, il n’y a pas de mot

plus ambigu que « Dieu », que l’on a l’habitude d’écrire avec une majuscule. Il est l’Etre

transcendant, le Créateur de l’univers, il est l’Unique, l’Omnipotent, le Un, le Suprêmement

Bon, le Tout-puissant. Les Grecs en avaient des dizaines, ainsi que les Romains, et

probablement les contemporains en font autant. Le Dieu des chrétiens « sait », « voit »,

« souffre », « pardonne », « donne », et « peut faire » encore une longue variété d’activités,

1 Cf. R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 98-99. 2 J.-L. Marion, Dieu sans l’être. Paris : Puf, 2010, p. 95.

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252

toutes activités rationnelles ou intellectuelles, voire physiques, humaines. Il semble qu’à

l’origine, le nom de dieu était un nom commun qui devient très vite le nom propre du Dieu

unique des théistes.1 Ainsi, les différentes religions l’appellent Allāh, Nnui, YHWH ou Siva.

Dieu a plusieurs visages, cela paraît une évidence, mais il ne s’épuise en aucun d’eux,

parce que Dieu, dit Isaïe, est un Dieu « caché », faisant, sans aucun doute, écho aux sagesses

millénaires disant que le divin aime l’obscurité. Le « visage de Dieu » brille dans tous les

visages des hommes, en d’autres termes, « les visages de l’homme sont les visages de Dieu »2,

et chaque face de Dieu est une théophanie. Tout comme la personne, Dieu a plusieurs masques.

Cependant, ces masques ou visages qui peuvent, certes, être le reflet de Dieu, peuvent aussi

devenir un discours plein de contradictions qui éloignerait l’homme du « vrai visage de Dieu ».

L’homme a tellement voulu rapprocher la divinité de son existence qu’elle est devenue, dans

l’actualité, problématique. Dieu a été identifié à l’Etre, il est l’Etre absolu, et cela pose

problème. De la réponse donnée dépend l’avenir de nombreuses religions, en particulier du

christianisme, lié fortement à l’équation « Dieu = Etre » et dont il semble être le responsable.

C’est pour cela que Panikkar affirme, à la suite d’un certain nombre d’auteurs, qu’il est urgent

de « désontologiser » Dieu ou de « dédiviniser » l’Etre.3 Pour Panikkar, la question de Dieu

doit être posée ainsi : « La question sur Dieu n’est pas d’abord la question sur un Etre, mais la

question sur la réalité. Si la ‘question sur Dieu’ cesse d’être la question centrale de l’existence,

elle n’est plus alors la question sur Dieu, et celle-ci se déplace vers la problématique qui a pris

sa place. Nous ne discutons pas du fait de savoir s’il existe un Quelqu’un ou un Quelque chose

avec tels ou tels attributs. Nous posons la question du sens de la vie, du destin de la terre, de la

nécessité ou non d’un fondement ».4 Voilà le pont que nous voulons dévoiler entre ce sujet

(Dieu) et la problématique qui nous occupe (la crise écologique). Si le discours sur Dieu n’a

rien à voir avec la réalité de tous les hommes, il est inutile.

Ainsi, la convergence entre Dieu et l’Etre, ou la divinisation de l’Etre, a une histoire que

Panikkar décrit en trois actes ou étapes qui se succèdent : d’abord l’anthropomorphisme, ensuite

l’ontomorphisme, et finalement le personnalisme.

1 Sur le mythe théiste voir R. Panikkar, The Rythm of Being, op. cit., p. 115-121. 2 R. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos. Paris : Cerf, 2013, p. 60. 3 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux. Arles : Actes Sud, 2006, p. 206. 4 R. Panikkar, L’expérience de Dieu. Paris : Albin Michel, 2002, p. 14.

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253

A. Convergence entre Dieu et l’Etre

Première étape : l’anthropomorphisme

Un des traits fondamentaux du Dieu des religions est le fait d’être présenté avec les traits

d’un être (vivant). Dieu est quelqu’un que l’on peut aimer et craindre et dont on reçoit

récompenses et châtiments. « Un Dieu qu’on ne peut pas prier, un Dieu à qui, directement ou

indirectement, on ne peut pas parler, un Dieu qui ne connaît pas, un Dieu qui n’intervient pas

d’une manière ou d’une autre dans les affaires humaines n’est pas Dieu, à savoir le Dieu de la

religion, est toujours Dieu des hommes et pour les hommes »1, affirme Panikkar. L’être

humain, au départ, semble avoir besoin d’un Dieu fait à la taille de son cerveau, un Dieu

compréhensible, mais, surtout, un Dieu capable de répondre à ses besoins et à ses inquiétudes.

L’anthropomorphisme est donc une nécessité de l’expérience humaine, lorsqu’il s’agit

d’approcher la divinité. Si l’homme perd ce repère, Dieu peut aussi s’évaporer. L’Ancien

Testament, ainsi que la littérature du Proche Orient Ancien2, en sont un bon exemple. Dieu y

est toujours présenté avec des traits humains, tout en étant transcendant. Quoi qu’il en soit, il

s’agit d’assigner à Dieu des caractéristiques humaines.

Celle-ci est donc une première étape dans la rencontre de la divinité, mais elle ne doit

pas être définitive. Il y aurait un deuxième effort humain pour purifier le concept de Dieu,

l’ontomorphisme.

Deuxième étape : l’ontomorphisme

Dans cet effort de compréhension du concept de Dieu, il semblerait que cette notion ait

acquis, peu à peu, une certaine consistance métaphysique, si bien qu’elle se transforme

progressivement en l’Etre. C’est une mentalité anti-anthropomorphique qui affirme que pour

que Dieu puisse être véritablement Dieu, il doit nécessairement cesser d’être autre, il doit être

intériorisé. C’est un processus « vers l’immanence »3 dit Panikkar, qui nous fait déjà toucher

du doigt la question de l’ontothéologie que nous allons aborder un peu plus loin.

1 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 207. 2 L’anthropopathisme aussi. Cf. E. J. Hamori, When Gods Were Men. The embodied God in Biblical and Near

Eastern Literature. Berlin : Walter de Gruyter, 2008. 3 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 211.

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254

Dieu devient1, ainsi, celui qui soutient tous les êtres et leur donne une force intérieure.

C’est le Dieu de l’intellect qui devient source, origine, créateur, socle et fondement de tous les

êtres. Les choses sont dans la mesure où elles participent de l’Etre par excellence, dans la

mesure où elles participent de lui. Dieu est ici l’Un, de qui et en qui toutes choses sont. De la

sorte, le Dieu de la raison devient le Dieu de la religion, le Dieu de l’esprit pensant ne peut être

autre que l’Etre. C’est le commencement de la « rationalisation de la théologie »2 où le Premier

Moteur d’Aristote se transforme en Dieu des chrétiens. Pour Panikkar, le dogme de la création

ne veut rien exprimer d’autre que la totale dépendance de tous les êtres vis-à-vis de l’Etre. C’est

le Dieu en tant qu’Etre absolu qui devient le Dieu du paradis, où il n’y aurait pas de place pour

le non-être.

L’ontomorphisme pose une série de problèmes.3 En premier lieu, le caractère personnel

de la divinité va se trouver masqué par son poids ontologique. Du coup, entrer en relation avec

l’Etre Absolu n’est pas facile à concevoir. Une autre difficulté se rend évidente, cette fois-ci

dans la sphère morale. Disons-le avec les mots de notre auteur : « Dieu doit alors accepter,

pour ainsi dire, un ensemble d’exigences qui paraissent nécessaires à l’Etre et présentent

certains inconvénients pour la divinité. Avec l’Etre, Dieu se voit automatiquement pourvu des

attributs de Pouvoir, de Perfection, de Bonté, de Beauté, d’Omniscience, etc., lesquels, bien

qu’ils satisfassent pour une part l’exigence intellectuelle de perfection, sont par ailleurs

difficiles à harmoniser ».4 C’est, en effet, la question de la théodicée qui pose problème.

Comment un Dieu avec ces caractéristiques peut-il permettre le mal dans le monde ? Enfin, un

dernier problème est celui de la limitation de la liberté divine. Un Dieu parfait, dit Panikkar,

doit être bon, impartial et juste. Il ne peut pas se permettre de favoritismes ou d’actes de colère.

Un tel Dieu, pour notre auteur, « à strictement parler, ne peut répondre à la prière de ses fidèles,

qui souvent lui demandent faveurs personnelles et protection. Donc, le Dieu de l’Etre ne peut

aimer ».5 Un Dieu, Etre absolu, ne peut pas céder sa place à d’autres êtres, car l’Etre ne peut

être pluriel.

1 Panikkar affirme que le passage de la notion de « Dieu comme Etre suprême » au « Dieu comme Etre » (du ens

realissimum à l’ipsum esse) a fait que le monothéisme se transforme ; cf. R. Panikkar, The Rythm of Being, op.

cit., p. 149. 2 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 214. 3 Il y aurait trois difficultés, l’une serait religieuse, l’autre morale et une autre philosophique ; cf. R. Panikkar, The

Rythm of Being, op. cit., p. 151-156. Nous reviendrons sur ce point plus loin, c’est le débat de l’ontothéologie. 4 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 216. 5 Ibid., p. 218.

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255

La raison demande que Dieu soit Etre, mais le cœur veut que Dieu soit amour, c’est-à-

dire Personne. D’où le concept d’être personnel et l’effort pour caractériser l’Etre, non pas par

son poids ontologique, mais par son contenu personnaliste. C’est la troisième étape dans ce

parcours vers la convergence entre Dieu et l’Etre.

Troisième étape : le Personnalisme

L’Etre divin est alors Personne, un Etre personnel, c’est-à-dire une intelligence et une

volonté, une connaissance et un amour. L’Etre absolu devient donc la Personne absolue, ce qui

pose, encore une fois, quelques difficultés.

L’embarras apparaît lorsque l’on reconnaît, comme on vient de le voir, que l’Etre ne

peut être pluriel, car il est unique, alors que la personne ne peut être seule, car elle est

essentiellement relation. Dans ce cas, il faudrait admettre que l’Etre est simplement relation,

sans aucun sujet qui la fonde. Ce serait un dualisme relationnel qui ne permettrait pas

d’expliquer sa connexion avec les êtres non personnels. « Un Dieu purement Personne ne

pourra maintenir longtemps la transcendance nécessaire à l’égard des personnes humaines avec

lesquelles il entre en relation personnelle »1, avance Panikkar.

La convergence entre Dieu et l’Etre est donc problématique. Des efforts ont été faits2,

afin de désontologiser la divinité. J. Greisch affirme : « Il y a aujourd’hui bien des philosophes

qui n’ont plus que faire du concept de l’Absolu. Peut-être même sont-ils devenus légion ».3

D’après notre théologien espagnol, on peut trouver, au long de l’histoire, deux formulations ou

essais, l’un positif, l’autre négatif. La formulation négative se demande s’il est possible de

distinguer entre Dieu et l’Etre, de sorte qu’il y ait une place pour Dieu en dehors de l’Etre de

l’ontologie. Le problème n’est pas tant celui de l’Etre que celui de Dieu qui devrait se libérer

de la tutelle de la métaphysique. La formulation positive de ce problème prêtera plutôt attention

à la relation que Dieu entretient avec l’Etre, « étant donné que le subordinationnisme pourra

difficilement se contenter de demander quel genre d’être est Dieu, ou quelle place particulière

revient à Dieu sur l’échelle de l’Etre ».4 La question que se pose notre auteur est donc celle du

1 Ibid., p. 221. 2 « Il existe aujourd’hui une infinité de systèmes de pensée qui ne font plus de la substance un concept

indispensable à leurs spéculations, ni pour la défendre ni pour la réfuter » ; cf. Ibid., p. 224. 3 J. Greisch, Du ‘non-autre’au ‘tout-autre’. Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité.

Paris : Puf, 2012, p. 42. Dans cet ouvrage, l’auteur fait un parcours de six siècles posant la question de la relation

Dieu-Absolu. Le lecteur intéressé y trouvera davantage d’informations. 4 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 225.

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256

chemin à suivre vers Dieu sans passer par l’Etre. En d’autres termes, quel est le statut

ontologique de Dieu ? Peut-on rencontrer Dieu sans entrer en compétition avec l’Etre ? Ou

bien, peut-il y avoir un Dieu qui se manifeste à nous en dehors de notre faculté de penser ?

Panikkar croit que la réponse à toutes ces questions n’est pas encore définitive, elle « appartient

au kairos du monde actuel »1, elle se fraie un chemin dans la société contemporaine ; la

proposition écosophique tente d’être une réponse pertinente.

Encore une fois, ce désir de dédiviniser l’Etre ou de désontologiser Dieu est présenté,

par Panikkar, comme un drame en trois actes dont le premier est la négation de l’Etre

(athéisme), le second la négation du non-être (apophatisme) et le troisième la relativité radicale.

B. Désontologisation de Dieu ou dédivinisation de l’Etre

Premier acte : la négation de l’Etre ou athéisme

Ce premier pas n’admet pas de compromis. Il y a désontologisation de Dieu simplement

parce que Dieu n’est ni l’Etre, ni l’Etant suprême. Dieu n’est pas. Selon notre auteur, tout

paraît avoir commencé avec la philosophie des valeurs : « Selon cette axiologie métaphysique,

Dieu n’aurait alors pas l’être mais la valeur ; il ne serait pas mais il vaudrait ».2 Peu importe si

Dieu existe ou pas, ce qui intéresse c’est sa valeur. Ladite sociologie de la connaissance répond

à l’athéisme ambiant en mettant l’accent sur une certaine éthique laïque. Le problème a bien

été perçu par Habermas3 car, en fait, les valeurs ont été séparées de la sphère de l’Etre. La

question semble avoir été purement terminologique, Dieu devait se conformer à la valeur qu’on

lui assignait, il se réduirait à un simple modèle axiologique qui confère de la valeur aux choses,

mais sans en être le fondement.

Avec le rejet de la métaphysique, Dieu est aussi rayé de la réalité mondaine. Il n’y a

pas de Dieu parce qu’il n’y a rien au-delà de ce que les sens montrent (matérialisme) et il n’y a

pas de transcendance parce qu’il n’y a rien à transcender (nihilisme). Il n’y a ni être ni rien.

1 Ibid., p. 226. 2 Ibid., p. 227. 3 « Séparer les valeurs des faits signifie opposer un Devoir Etre abstrait à un pur Etre. Les valeurs sont le produit

nominaliste d’une critique de plusieurs siècles de cet emphatique concept d’Etre, vers lequel la théorie était

exclusivement orientée » ; cf. J. Habermas, Technik und Wissenschaft als Ideologie. Francfort : Suhrkamp, 1968,

p. 303-304 ; cité par R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 367,

note 84.

Page 256: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

257

L’athéisme est donc, pour Panikkar, un des moments dans cette tentative d’élucider le problème

ultime de l’être humain. Dieu serait ainsi pour l’athée une chimère de l’esprit et une

extrapolation indue du désir humain. Panikkar le dit ainsi : « L’athée nie tant la transcendance

que l’immanence d’un ‘quelque chose’ dont il pense que l’existence supplanterait celle de

l’homme concret et immédiat ».1

Un courant de pensée, en lien avec le mysticisme, a défendu l’idée que la meilleure

connaissance de Dieu est celle de savoir que l’on ne peut pas le connaître de façon adéquate.

C’est notre prochaine étape.

Deuxième acte : la négation du non-être ou apophatisme

L’apophatisme affirme que Dieu n’est pas seulement Etre, il est aussi Non-être, sa

principale caractéristique est, en fait, le Non-être, car il se trouve au-delà de l’Etre et du Non-

être. C’est pour cela que le silence est posé comme le seul moyen d’approximation de la

divinité. La réalité ultime est transcendante, elle transcende l’être, elle n’est même pas.

Il existe un argument apophatique qui affirme que Dieu est « ce » qui par nature ne peut

se connaître, ce dont l’existence ne peut être pensée, qui transcende toutes nos pensées et

surpasse toutes nos façons de penser l’être et même d’être. Cela veut dire tout simplement que

l’on ne peut pas parler de l’absolu, tout ce que l’on dira de lui sera une trahison de cette réalité

qui transcende l’être. On ne peut rien affirmer de Dieu : on nie aussi bien que Dieu est et que

Dieu n’est pas. On ne peut pas penser le divin, il faut donc s’abstenir de toute conclusion.

Le débat sur la désontologisation renvoie à un autre aussi important, à savoir, celui de

l’ontothéologie que l’on connaît, tant en philosophie qu’en théologie, par le nom de « querelle

de l’ontothéologie ». Que le lecteur nous permette de faire cette digression, dans le but de

mieux saisir les enjeux de la problématique étudiée. Essayons, d’abord, de dégager le contexte,

pour connaître, ensuite, la position de notre auteur.

1 Ibid., p. 238.

Page 257: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

258

La querelle de l’ontothéologie

Il ne semble pas difficile de repérer l’apparition de ce vocable dans l’histoire de la

philosophie, même si la problématisation est postérieure. Pour J.-F. Courtine il aurait vu le

jour, soit en 1613 dans le Lexicon philosophicon, publié par Rodolph Goclenius à Francfort,

soit dans un cours du semestre d’hiver 1930-1931 où Heidegger met en lumière la constitution

ontothéologique de la métaphysique.1 Pour F. Nef, en revanche, le terme proviendrait, plutôt,

de Kant, pour qui l’ontothéologie est la théologie transcendantale a priori.2

Quand on parle d’ontothéologie, on évoque, en effet, une pensée qui a fait de Dieu l’Etre

Absolu. Ou, selon J. Greisch : « Une philosophie qui se comprend comme ‘science de

l’Absolu’ est nécessairement aussi une ‘science du divin’, autrement dit constituée comme

onto-théologie ».3 La tradition chrétienne paraît ne pas connaître d’autre voie conduisant à Dieu

que celle de l’être, ainsi, on passe des créatures au Créateur, affirme D. Bourg.4 L’Ancien

Testament et toutes les religions du Moyen Orient Ancien ont toujours assigné à Dieu des

caractéristiques humaines et ont, parfois, utilisé la catégorie d’Etre pour le désigner (« Je suis

qui je suis », ou autres traductions possibles du texte de l’Ex. 3, 14), tout en le concevant comme

un être transcendant et inapprochable. Il semble que c’est avec E. Kant5 que l’embarras a

commencé lorsqu’il affirme que Dieu est important pour nous en tant qu’êtres moraux, sans

préjudice de sa nature propre ; Dieu ne peut se dire que comme essence morale.6 Ainsi, Dieu

est pour Kant une catégorie morale. Il avait également insinué, dans sa Critique de la raison

pure, l’existence d’une théologie transcendantale qui conçoit son objet par la raison pure, au

moyen de concepts purement transcendantaux. Cette théologie transcendantale peut faire

dériver l’existence de l’être originaire d’une expérience en général ; dans ce cas elle s’appelle

cosmothéologie. Ou bien, elle peut connaître son existence sans l’aide de la moindre

expérience ; dans ce cas elle se nomme ontothéologie.7

C’est, néanmoins, avec M. Heidegger que l’affaire prend son envol, bien qu’il ne faille

pas oublier l’idéalisme allemand, considéré par J. Greisch comme l’âge d’or des philosophies

1 J.-F. Courtine, Inventio analogiae. Métaphysique et ontothéologie. Paris : Vrin, 2005, p. 49. 2 F. Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ? Paris : Gallimard, 2004, p. 194. 3 J. Greisch, Du ‘non-autre’au ‘tout-autre’. Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité,

op. cit., p. 269. 4 D. Bourg, « Présentation », D. Bourg (dir.), L’Etre et Dieu. Paris : Cerf, 1986, p. 17. 5 J. Greisch nous aide à mieux comprendre la figure de Kant dans son ouvrage : Du ‘non-autre’au ‘tout-autre’.

Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité, op. cit., p. 191-246. 6 Voir, par exemple, E. Kant, Critique de la raison pure. Paris : Puf, 2012, p. 543-551. 7 Cf. J.-F. Courtine, Inventio analogiae. Métaphysique et ontothéologie, op. cit., p. 45.

Page 258: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

259

de l’Absolu1 et dont Fichte, Hegel et Schelling (sans oublier Hölderling) seraient les principaux

représentants. En effet, Heidegger, dans son ouvrage Qu’est-ce que la métaphysique ?2,

désigne, explicitement, la métaphysique comme « onto-théo-logie » et la définit, suivant

Aristote, comme ce qu’est l’être en tant qu’être, c’est-à-dire l’être non en tant que nombreux ou

en tant qu’étendu. Aristote avait déjà indiqué, lui-même, dans sa Métaphysique3, la possibilité

d’une double interprétation de la métaphysique, soit celle des êtres qui n’existent que dans la

nature, soit celle d’un quelconque être immobile qui aurait la priorité et serait l’objet de la

philosophie première. Il cherchait par là à définir la science première par la priorité de son

objet, c’est-à-dire Dieu comme l’être par excellence. Finalement, à toutes les questions qu’il

se pose, il répond en disant que c’est la théologie la science première de l’être premier, car elle

est la science de l’être en tant qu’être. Heidegger rejette l’interprétation traditionnelle en disant

que l’essence de la métaphysique n’est pas seulement théo-logique mais aussi onto-logique. La

métaphysique est théo-logique parce qu’elle est onto-logique. Ainsi, Heidegger considère que

si Dieu est l’être éminent qui fonde tout, il dépend aussi, comme être, de ce qu’est l’être en

général. Il y aurait alors une circularité qui ferait que Dieu ne peut être évoqué comme cause

de soi. Il est clair qu’il rejette la métaphysique comme onto-théo-logie, dès lors que celle-ci

implique la théologie chrétienne. Pour Heidegger, il serait incorrect d’affirmer que la

métaphysique grecque aurait été reprise et transformée par la théologie ecclésiale du

christianisme. C’est plutôt l’essence onto-théo-logique de la métaphysique qui « a rendu

possible la mainmise de la théologie chrétienne sur la philosophie grecque ».4 Heidegger

interpelle, de la sorte, les théologiens en citant un texte de Paul (I Cor 1, 20) : « Dieu a tourné

en folie la sagesse du monde », leur disant que c’était justement ce que les Grecs recherchaient.

Il identifiait ainsi la recherche philosophique des Grecs avec la sagesse du monde dont parlait

Paul et apostrophait les théologiens : « Et si la théologie chrétienne se décidait, une bonne fois

1 Voir, J. Greisch, Du ‘non-autre’au ‘tout-autre’. Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la

modernité, op. cit., p. 251. 2 M. Heidegger, « Einleitung », Was ist Metaphysik ? Frankfurt : Klostermann, 1949, p. 17 ; cité par M. Gourinat,

« La querelle de l’ontothéologie. L’interprétation de la théologie médiévale par Heidegger », Cahiers de

recherches médiévales, 1992, n° 2, p. 85, disponible aussi sur http://crm.revues.org/2486 ; DOI :

10.4000/crm.2486, consulté le 14/05/2014. Voir la version française : M. Heidegger, Qu’est-ce que la

métaphysique ? Paris : Editions Natan, 1998. 3 Ce n’est que dans l’édition d’Aristote par Andronicos, au premier siècle avant J.-C. que la « science de l’être en

tant qu’être » sera intitulée métaphysique, désignation depuis lors traditionnelle. Cf. M. Gourinat, « La querelle de

l’ontothéologie », art. cit., p. 85. 4 M. Heidegger, « Einleitung », Was ist Metaphysik ? Frankfurt : Klostermann, 1949, p. 18 ; cité par Cf. M.

Gourinat, « La querelle de l’ontothéologie », art. cit., p. 87.

Page 259: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

260

pour toutes, en conformité avec le mot de l’Apôtre, à prendre au sérieux la désignation de la

philosophie comme d’une folie ? ».1

L’injonction d’Heidegger a été prise très au sérieux par les théologiens. C’est bien ce

que dit Cl. Geffré, lors du colloque organisé par les dominicains du Saulchoir : « Comme

théologien, je dis simplement que je ne peux pas ignorer la mise en question d’Heidegger ».2 Il

en va de même pour D. Bourg, dans la présentation d’un autre colloque, organisé cette fois-ci

à l’Université des sciences humaines de Strasbourg, sous l’égide du C.E.R.I.T.(Centre d’Etudes

et de Recherches Interdisciplinaires en Théologie), en mai 1985, dans lequel il invitait à prendre

la mesure des liens tissés par la scolastique entre l’ontologie grecque et la théologie

spéculative : « La tradition chrétienne ne connaissait d’autre voie conduisant à Dieu que celle

de l’être […]. Partageons-nous encore une telle vision ? Il semble bien que non ».3 La même

critique a été faite par A. de Libera concernant la position d’Heidegger : « Pour un médiéviste,

cette caractérisation de l’essence de la métaphysique ‘aristotélicienne’ vaut en fait

principalement pour l’une des interprétations latines d’Avicenne qui s’est imposée dans l’Ecole

et qui, par le biais de la néoscolastique du XIXe siècle, a décisivement imprégné la vision

heideggérienne de la métaphysique : le scotisme ».4

Les nombreuses études sur le sujet montrent qu’Heidegger aurait pu généraliser, de

manière illégitime, à la métaphysique dans son ensemble et à la pensée médiévale en particulier,

la pensée des écoles des XVIIe et XVIIIe siècles. J.-L. Marion indique, par exemple, qu’il serait

inexact d’attribuer à Thomas d’Aquin5 la compréhension de Dieu comme cause de lui-même.

La théologie médiévale suppose que la cause générale est distincte de son effet et que la cause

efficiente est chronologiquement antérieure à son effet. Tout ceci semble plutôt venir de

l’Antiquité : Thomas d’Aquin va utiliser ces arguments pour démontrer l’existence de Dieu.

Pour admettre que Dieu est cause de soi, Descartes dira : « Il n’y a aucune chose existante de

laquelle on ne puisse demander quelle est la cause du pourquoi elle existe. Et cela peut être

demandé de Dieu même »6, comme si Dieu était une chose comme les autres, subordonnant la

1 Ibid., p. 22. 2 Cl. Geffré, « Procès de l’objectivation de Dieu », Actes du colloque. Paris : Cerf, 1969, p. 248 ; cité par M.

Gourinat, « La querelle de l’ontothéologie. L’interprétation de la théologie médiévale par Heidegger », art, cit. 3 D. Bourg, « Présentation », L’Etre et Dieu, op. cit., p. 17-18. 4 A. de Libera, La philosophie médiévale. Paris : Puf, 1989, p. 72-73 ; cité par cité par Cf. M. Gourinat, « La

querelle de l’ontothéologie », art. cit, p. 91. 5 Sur ce point, le lecteur peut consulter l’article fort érudit, de Cl. Geffré, « Thomas d’Aquin ou la christianisation

de l’hellénisme », D. Bourg (dir.), L’Etre et Dieu, op. cit., p. 23-42, ainsi que ceux du colloque tenu à Toulouse.

« Saint Thomas et l’onto-théologie », Revue Thomiste, janvier-mars 1995. 6 R. Descartes, Secondes réponses, « Raisons qui prouvent l’existence de Dieu […] », axiome I ; cité par J.-L.

Marion, « Saint Thomas d’Aquin et l’ontothéologie », art. cit., p. 54.

Page 260: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

261

métaphysique de Dieu ou théologie, à une science préalable de l’être en tant qu’être ou

ontologie.

A. de Libera essaie, lui aussi, d’expliciter le sens donné par Heidegger au terme d’onto-

théologie. Pour ce faire, il cite un texte des Chemins qui ne mènent nulle part, publié par

Heidegger en 1950, où il affirme que la métaphysique est une science qui a pour objet commun

l’étant et pour objet éminent Dieu, autrement dit, la métaphysique est la science de l’être en

général, y compris la science de Dieu comme l’Etre suprême. A cette définition vont se rallier

les participants au colloque de 1994, permettant, d’ailleurs, d’ôter tout soupçon contre Thomas

d’Aquin.1

Cela étant dit, ne devons-nous pas emprunter de nouvelles façons d’appréhender Dieu ?

Devons-nous continuer dans le chemin désigné par l’ontologie traditionnelle ? Tout semble

indiquer que non. C’est l’avis d’un certain nombre de philosophes et de théologiens

contemporains. R. Panikkar en fait partie, bien entendu.

J.-L. Marion fait un apport intéressant au débat sur la désontologisation, dans son livre

Dieu sans l’être2, déjà mentionné. Il aborde cette question en termes de l’idole et de l’icône,

thème déjà fréquenté dans un article3 publié en 1986, comme fruit des travaux du C.E.R.I.T.

En effet, pour lui, l’une et l’autre ne font pas plus qu’indiquer « une manière d’être des étants ».4

D’abord, l’idole. Une idole, par définition, se voit ; elle fascine le regard, elle doit être

regardable. C’est bien ce que fait l’idole, elle est comme un miroir qui renvoie au divin, une

fois que le regard de l’homme « se fige et, ainsi, ouvre le lieu d’un temple ».5 L’idole est un

reflet matériel du divin, mais il est à la mesure de l’homme. L’icône, elle, essaie de rendre

visible l’invisible, elle invite le regard à aller plus loin, à ne jamais se figer sur le visible. Toutes

deux masquent, dans tous les cas, l’invisible et n’atteignent jamais le divin. L’idole se lit

toujours à partir de celui qui fait l’expérience du divin. Au bout de ses réflexions, cet auteur

affirme qu’une certaine pensée sans-dieu, qui oublie le Dieu des philosophes, est peut-être plus

proche du Dieu divin, car « la vérité sur Dieu ne pourra jamais venir que de ce d’où provient la

vérité elle-même, à savoir de l’Etre, de sa constellation et de son ouverture […]. Au

commencement et dans le principe n’advient ni Dieu, ni un dieu, ni le logos, mais l’advenue

1 Cf. « Saint Thomas et l’onto-théologie. Actes du colloque tenu à l’Institut catholique de Toulouse les 3 et 4 juin

1994 », Revue Thomiste, janvier-mars 1995. 2 J.-L. Marion, Dieu sans l’être. Paris : Puf, 2010. 3 J.-L. Marion, « De la ‘mort de Dieu’ aux noms divins : l’itinéraire théologique de la métaphysique », D. Bourg

(dir.), L’Etre et Dieu, op. cit., p. 103-130. 4 J.-L. Marion, Dieu sans l’être, op. cit., p. 15. 5 Ibid., p. 23.

Page 261: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

262

elle-même – l’Etre, d’une antériorité d’autant moins partagée qu’elle départage tout le reste,

puisque selon et à partir d’elle ne restent littéralement que des étants, et rien d’autre que des

étants et le rien ».1 Dieu ne peut être pensé, car tout ce qui est pensable relève de la pensée elle-

même. Ainsi, nous sommes convoqués au silence, puisque de Dieu nous ne pouvons pas parler,

mais à un silence qui équivaudrait, bien entendu, à ériger des propositions bien construites.

Comme il a été dit, J.-L. Marion invite à libérer Dieu de la métaphysique, c’est-à-dire à le

séparer de l’Etre et de l’étant. « Nous sommes conviés à nous décider en termes de charité,

d’amour, donc de volonté »2 affirme-t-il. Il s’agit, pour lui, d’assurer un savoir sans se fixer sur

une idole, donc de savoir sans se faire aucune représentation. Il est question d’aimer en

permettant qu’un regard nous envisage tout en renonçant à voir et à se voir, car l’amour

outrepasse l’idole. On doit donc parler de Dieu comme étant amour, charité, car il se dit comme

il se donne. L’amour, en effet, n’a pas d’être, il lui suffit de se donner.

Pour Panikkar, le problème surgit, en Occident, avec la philosophie grecque au VIe

siècle avant J.-C., et présente l’alternative suivante : d’une part, diviniser l’Etre, d’autre part,

désontologiser la Divinité. Dieu et l’Etre ne peuvent pas être suprêmes en même temps. Ainsi,

soit ils s’identifient par la divinisation de l’Etre et l’ontologisation de Dieu ; soit l’un tue

l’autre : l’Etre seul sans Dieu ou Dieu sans l’Etre. Dans son livre The Rhythm of Being,

Panikkar reconnaît les efforts faits par M. Heidegger de « dénouer l’Etre de Dieu, sans pour

autant nier le dernier »3, se démarquant ainsi de l’héritage post-hégélien du marxisme, du néo-

marxisme et de tous les autres mouvements post-modernes qui supprimaient Dieu comme un

passé non éclairé. Dans ce même texte, Panikkar évoque une conversation avec Heidegger dans

laquelle celui-ci défendait sa position (Dieu ne peut pas être l’Etre) et Panikkar la sienne, à

savoir, « le Dieu des chrétiens ne peut pas être l’Etre ».4 Il reconnaît qu’au terme de leur

échange tous deux disaient à peu près la même chose, c’est-à-dire qu’une certaine conception

monothéiste de Dieu n’était plus tenable, même si lui parlait de Dieu-Trinité et Heidegger

insistait pour dire que son discours était sur l’Etre et non pas sur Dieu. De cette inusuelle

rencontre, on peut relever quelques idées.

1 Ibid., p. 65. 2 J.-L. Marion, « De la ‘mort de Dieu’ aux noms divins : l’itinéraire théologique de la métaphysique », D. Bourg

(dir.), L’Etre et Dieu, op. cit., p. 119. 3 « Martin Heidegger has reopened old wounds by his colossal effort to disentangle Being from God without

necessarily denying the latter altogether » ; cf. R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 152. 4 « The christian God cannot but be Being » ; Idem.

Page 262: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

263

D’un côté, Heidegger insiste sur l’oubli de l’Etre et renvoie à saint Thomas.1 Au

commencement était l’Etre, dit-il, au commencement était Dieu et l’Etre est dans les êtres, Dieu

est dans les êtres. Parmi les êtres, il n’y en a qu’un qui est le « shepherd of Being » (le berger

de l’Etre), c’est l’Homme. Le pont entre l’Homme et l’Etre est l’intellect. On peut accéder à

la plénitude grâce à l’intellect humain, car il est le reflet du logos divin. Par la pensée, l’Homme

découvre que l’Etre laisse les êtres être ce qu’ils sont, c’est-à-dire existence et essence. Cette

division, assure Heidegger, est le commencement de la métaphysique, accusant saint Thomas

d’être l’un des premiers à avoir identifié l’Etre et Dieu. L’histoire de l’Etre est l’Etre et

l’histoire de l’oubli de l’Etre est la métaphysique. D’un autre côté, Panikkar va poser la

question différemment. Pour lui, le problème de la divinité n’est pas celui du théisme, mais

celui de la réalité comprise comme un tout. Le théocentrisme est aussi inadéquat que

l’anthropocentrisme ou le cosmocentrisme. La question de Dieu concerne la véritable nature

de la réalité. Résumons ces arguments.

Panikkar affirme que si l’on est à la recherche du monothéisme, du Dieu vivant, de la

Personne Suprême, du Créateur, de l’Origine, de la Source ou du Père, on ne va pas trouver

l’Etre, car ce que l’on cherche est Quelqu’un, une Existence, une Source de vie. On ne serait

pas dans une aventure intellectuelle. Dans une telle quête, la réponse ne peut venir que du côté

de l’Existence, dit-il ; la véritable recherche doit se faire sur une autre rive, ce que l’on cherche

est la Cause Première, c’est-à-dire Dieu. Si l’intérêt porte sur l’Etre, c’est par la pensée qu’il

faut aborder le sujet. En effet, la pensée peut être aussi conditionnée par l’Invisible, par le

Silence ou l’Insaisissable et même par le Présent (l’Etre). En tout cas, nous ne serions plus à la

recherche de Quelqu’un, il serait plutôt question d’une quête d’intelligibilité ou de vérité. C’est

la recherche de la totalité. Nous cherchons le Tout, l’Etre, dit-il.

Comme on peut le voir, Panikkar associe l’Etre à la réalité comme un Tout et non pas à

Dieu. Il s’agit d’une exploration qui se fait à tâtons, car on ne sait pas ce que l’on cherche,

même si c’est ressenti comme une urgence. Il ne s’agit pas d’une Entité, même si c’est peut-

être la « Source » de toutes les entités, non pas « Quelque chose » ou « Quelqu’un ». Dans ce

cheminement, il y aurait deux étapes, l’une vers l’intérieur, l’autre vers l’extérieur. Il faut, dit

Panikkar, les faire coïncider. La difficulté survient lorsque l’on reste d’un seul côté : « C’est

1 Rappelons la pertinente remarque de J.-L. Marion à propos de saint Thomas ; s’il pense Dieu selon l’être, dit-il,

il s’agit de l’esse, et non pas de l’ens. L’esse ne doit se penser qu’analogiquement, il va au-delà de l’étant. Saint

Thomas n’inclut pas non plus Dieu dans l’objet de la métaphysique, il le reconnaît seulement comme principium

subjecti. Dieu cause le sujet de la métaphysique, mais ne s’y trouve pas compris. Cf. J.-L. Marion, « De la ‘mort

de Dieu’ aux noms divins : l’itinéraire théologique de la métaphysique », D. Bourg (dir.), L’Etre et Dieu, op. cit.,

p. 128.

Page 263: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

264

lorsque la réflexion intervient qu’apparaît la difficulté d’accepter Dieu comme une Entité et

l’Etre dépourvu de divinité ».1 La Suprême Entité comprise comme Suprême Entité doit avoir

une essence distincte de celle des autres entités. Une entité est telle grâce à son essence. La

Suprême Entité est telle grâce à son essence et il ne peut y avoir rien de supérieur. Son essence

serait aussi son existence. En fait, rien ne peut être dit d’elle, si ce n’est qu’elle existe d’une

manière toute différente de celle des autres existants ou entités. L’Etre Suprême n’a pas

d’essence, il est pur Etre. Dans ce cas, affirme Panikkar, on n’est plus dans le monothéisme.

Faisant référence à Söderblom, notre auteur assure que ni le « mono… », ni le « …isme » du

vocable « monothéisme », ne le sont, à proprement parler, le premier faisant allusion à ce qui

est unique, inséparable, indistinct, fermé alors que le second pourrait être utilisé pour former

un nom correspondant à une doctrine, un dogme, une idéologie, une théorie, voire une qualité

ou un état et Dieu n’est de toute évidence rien de cela. Le monothéisme2 est un système parfait,

autosuffisant, fermé ; un Dieu Omniscient, Tout-puissant et Eternel y est introduit, empêchant

qu’il y ait quoi que ce soit en-dehors de lui. L’Etre Suprême aurait, ainsi, absolue et immédiate

juridiction sur toute autre notion, pensée ou être. Panikkar fait, comme nous pouvons

l’apercevoir, une critique farouche et radicale du monothéisme, importante aussi pour notre

propos. Nous y reviendrons.

Concluons ce débat sur Dieu et la désontologisation en disant que, si la proposition de

Panikkar n’est pas tout à fait originale, en ce sens qu’elle reprend une vieille nomenclature

philosophique et théologique, elle l’est dans le sens d’avoir trouvé un fil rouge qui les unit et

les met en rapport [la philosophie et la théologie], les unes avec les autres. Cette proposition a

également le mérite de réunir, dans un seul lieu, différents éléments, systèmes ou réflexions qui

se trouvent éparpillés dans l’histoire de la pensée occidentale. Si ces systèmes n’ont pas été

tous un effort explicite ou volontaire de désontologisation ou de dédivinisation de l’Etre, ce qui

est sûr c’est que Panikkar en fait une lecture toute particulière qu’il clôt avec ce qui sera, encore

une fois, la base de son intuition et que nous voulons rendre évident dans cette recherche, à

savoir, la relativité radicale, socle aussi de l’écosophie.

Quoi qu’il en soit, « ces deux solutions proposent, dit-il, que Dieu et l’Etre sont les

colonnes de la réalité. […]. C’est maintenant notre tâche d’étudier s’il est possible de

1 R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 155. 2 Nous ne pouvons pas nous arrêter davantage sur ce point. Le lecteur intéressé peut lire R. Panikkar, The Rhythm

of Being, op. cit., p. 121-149.

Page 264: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

265

‘dédiviniser’ l’Etre et de désontologiser Dieu, sans qu’il arrive quoi que ce soit à l’un et à

l’autre, pour ainsi dire ».1 La solution à cette disjonction se trouve, d’après notre auteur, dans

ce que nous avons appelé le troisième acte, que l’on va aborder à présent et qui prend appui sur

le caractère relationnel de toute la réalité : c’est la relativité radicale.

Troisième acte : la relativité radicale

Ce troisième moment souligne le caractère de relation constitutive de tout avec tout. La

divinité est relativité, tant ad intra qu’ad extra. Dieu est ici considéré « non comme l’Etre, la

Substance, l’Absolu plus ou moins transcendant, mais comme une relation ‘génitivale’ ».2 Dieu

devient ainsi géniteur, origine, la réalité de la réalité et la vérité de la vérité. Dieu ne peut être

pensé comme existant en dehors, ou indépendamment des choses, il en est la partie la plus

intime, sans, pour autant, être identifié à aucune.

Cette idée se trouve à la base de l’intuition cosmothéandrique, « Dieu n’est pas être,

parce qu’il n’est pas une chose, il n’est ni n’a une substance »3, dit Panikkar, il est pure relation

et, pour cela, il ne peut pas se gouverner par lui-même. En effet, c’est à partir de la Trinité

chrétienne que l’auteur peut affirmer que Dieu n’a pas de soi-même, étant donné qu’il est un je,

un tu et un il, qui « s’inter-changent dans la périchorèse trinitaire ».4 Dieu n’est pas l’autre, il

ne peut pas être non plus l’objet de la pensée. La difficulté advient lorsque l’on essaie de saisir

avec la raison, car elle a tendance à penser avec des substantifs, c’est-à-dire que l’on pense à

des choses qui ont des relations entre elles, alors que l’attention doit porter sur la relation elle-

même, et non sur le caractère substantiel des choses qui entrent en relation. Il faudrait, plutôt,

essayer de comprendre que les choses mêmes – comme Dieu lui-même – ne sont rien de plus

que ce qu’elles sont en vertu de leurs relations. Panikkar définit la relativité radicale comme

suit : « La relativité radicale nous dit que les choses ne peuvent être constitutivement relations

mutuelles que s’il existe une relation toujours plus profonde permettant de transcender la

dualité. La relativité est radicale et aucune relation biunivoque ne suffit à l’épuiser, c’est-à-dire

à expliquer aucun être. Un simple regard sur le monde nous fait découvrir que la relation entre

les êtres est non seulement polyédrique mais radicale, de telle sorte qu’aucun ‘être’ n’est

totalement expliqué par un nombre limité de relations. Il reste toujours un ‘espace ouvert’ au-

1 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 204-206. 2 Ibid., p. 252. 3 Idem. 4 Idem.

Page 265: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

266

dessus de toute dualité. La relativité radicale est l’ouverture constitutive de tout l’univers dans

toutes ses relations ».1 Ce qui est dit ici de tout ce qui existe est, bien entendu, dit aussi de Dieu.

On pourrait rapprocher cette idée de celle de « respectivité » de X. Zubiri2, appliquée par lui

exclusivement au monde. Cet auteur dit que la respectivité détermine la constitution même de

l’espace : « L’espace, c’est la respectivité que certains corps ont avec d’autres »3, mettant en

relief leur connexion mutuelle. La respectivité dans l’ordre de la réalité est le monde lui-même.

Dieu est, pour Panikkar, l’ultime « chose », immanente et transcendante à la fois, qui

n’est pas distincte de moi, puisqu’elle est mon moi le plus profond, sans pour autant dire qu’elle

soit l’ego dont je me sens propriétaire et responsable. Cette « chose » n’existe pas séparément

de moi, elle n’est pas non plus un genre de dénominateur commun auquel participeraient tous

les êtres. Elle est plutôt « le noyau » le plus propre à tout être : « plus ‘je suis’, plus je suis

proche de cette racine divine »4, affirme notre auteur. Il faut par conséquent que je devienne

moi-même. La divinité est donc cette radicalité, « insérée » dans tous les êtres, qui permettrait

à chacun d’être ce qu’il est, à savoir, cette unique relation avec le reste des êtres. Les êtres sont

ce qu’ils sont parce qu’ils sont en relation intime et constitutive avec les autres étants.

Les débats que l’on vient d’esquisser et cette première approximation ou définition de

Dieu, nous portent vers le développement suivant. Il convient, effectivement, maintenant,

d’approfondir davantage l’idée de Dieu du théologien espagnol comme étant relations

intrinsèques et constitutives.

3.2.2 La Trinité Divine : Dieu comme relations

Le XXe siècle a été une période fondamentale du ressourcement trinitaire, « sur fond

d’un renouveau plus large, le renouveau théologique comme tel »5, affirme P. Coda. Pour

arriver à ce renouveau, dit-il, il a fallu traverser deux étapes bien claires. La première,

considérée comme la plus importante, renvoie à la reprise décisive de la christologie en tant que

principe fondamental de la révélation. Autrement dit, Dieu se comprend à la lumière de la

1 Ibid., p. 256. 2 X. Zubiri, « Le dynamisme de la variation », Structure dynamique de la réalité. Paris : Harmattan, 2008, p. 87-

103. 3 Ibid., p. 96. 4 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 261. 5 P. Coda, « Le renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle : le fait et les enjeux », E. Durand et V. Holzer

(dirs.), Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle. Paris : Cerf, 2008, p.19.

Page 266: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

267

révélation faite par Jésus-Christ. Cette première étape fait place à deux grands chantiers : le

premier invite à reprendre le Deus Trinitas à partir de la dynamique d’une communion

périchorétique, alors que le second consiste, plutôt, à dépasser l’opposition posée par la question

ontothéologique dont on vient de parler. La deuxième étape du renouveau trinitaire concerne

« l’être-Dieu de Dieu et l’être-créé de l’homme, à la lumière de l’évènement Jésus »1, c’est-à-

dire repenser l’identité de l’homme et de son histoire faisant appel à l’identité divine. Des

chantiers ou tâches importants s’ouvrent là aussi. D’abord, il est urgent de repenser les relations

interreligieuses et, ensuite, revaloriser la confrontation avec la critique du monothéisme,

caractérisée par une revitalisation du divin. P. Coda, dans l’article cité, lance une invitation

tout à fait singulière : il faut « découvrir le Dieu Trinité en dia-loguant »2, autrement dit, en

s’ouvrant à l’intelligence du Mystère sans mettre d’obstacles, car ses profondeurs ne sont plus

effacées dans une inaccessible distance. Il faudrait donc déchirer le nuage d’inconnaissance et

s’aventurer dans les profondeurs. Cela se fait, dit l’auteur, en contemplant la forme de Dieu

autorisée par le Logos crucifié, cela se fait « au milieu de nous, dans nos rapports

interpersonnels, en nous accueillant mutuellement, en dia-loguant »3, attitude qui comprend,

bien entendu, le risque de s’ouvrir à l’autre. Il y a, comme toile de fond, l’idée d’une nécessité,

d’un besoin de se mettre en relation. La parole de chacun est un écho de l’Unique Parole. Il

faut contempler Dieu, en Jésus, dans la chair de tous les hommes.

Nous découvrons chez P. Coda, deux idées intéressantes. D’une part, le chantier qui

s’ouvre, qu’il a voulu nommer « connaître Dieu à partir de la communion périchorétique » et,

d’autre part, l’invitation au dialogue. Ceci est particulièrement important, car nous allons

retrouver ces deux aspects dans l’intuition de Panikkar. D’une part, Dieu ne peut se comprendre

que comme étant communion, relations originaires, et d’autre part, le dialogue comme seule

véritable sortie de la crise.

A la base de ce renouveau se trouve, sans doute, un certain nombre de théologiens, que

l’on peut localiser dans des contextes bien concrets. Ils ont osé reprendre ces questions à

nouveaux frais. K. Rahner4 marque, incontestablement, le passage d’une époque où l’on ne

faisait que répéter les manuels5 de théologie, vers une autre où l’on propose de nouvelles idées

1 Ibid., p. 23. 2 Ibid., p. 28. 3 Ibid., p. 29. 4 Lui-même prenant appui sur La Dogmatique ecclésiale de K. Barth publié en 1932. Cf. K. Barth, Dogmatique,

I/1 et 2 : La Doctrine de la Parole de Dieu. Genève : Labor et Fides, 1953 et 1954. 5 « Le genre ‘manuel’, fait partie du dispositif doctrinal de l’Eglise catholique : contrôlé par la hiérarchie, il est au

service de la transmission de la doctrine de la foi aux futurs clercs et suppose, à ce titre, une articulation de ce qui

Page 267: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

268

pour construire un nouvel édifice. Pour Ch. Théobald, les facteurs décisifs de cette mutation

qu’il qualifie de « gigantesque »1 auraient été au nombre de quatre. Le premier facteur est

l’importance que Rahner attache à la théologie positive et à l’histoire du dogme. Il est question

de distinguer, à la suite des travaux de Th. de Régnon2, entre le modèle latin et le modèle grec,

anté- et post- nicéen. Le deuxième facteur tient à l’attention prêtée par Rahner à la spiritualité

et à la piété chrétiennes. En effet, il va toujours référer la théologie à la prédication et à

l’expérience du récepteur. Ainsi, il se plaint du monothéisme des chrétiens, au détriment de la

doctrine trinitaire. C’est donc un argument pratique. En troisième lieu vient la place donnée à

l’Ecriture des deux Testaments, essentiels pour comprendre le Mystère Trinitaire et, finalement,

comme quatrième lieu et dernier facteur de mutation, la connaissance expérimentale du mystère

trinitaire, c’est-à-dire l’expérience de l’homme moderne. A partir de ces quatre facteurs,

Rahner arrivera à la formule bien connue et tant contestée3 : « La Trinité de l’économie du salut

est la Trinité immanente et inversement »4, mais qui permet, selon son auteur, à l’homme

moderne, de faire l’expérience de Dieu. Cette proposition, dit Ch. Théobald, aidera à sortir du

schéma des manuels pour parler du mystère de Dieu – ad intra et ad extra – comme d’un seul

et même mouvement.

K. Barth a sans doute exercé une influence considérable sur K. Rahner. Barth résume

la doctrine de la Trinité dans l’affirmation biblique « Dieu se révèle comme Seigneur »5, tandis

que Rahner la concentre dans l’expérience de la grâce comme autocommunication de Dieu. En

outre, tous deux résistent à utiliser le concept de personne pour parler de ce qui est différent en

Dieu, même si, d’après W. Kasper6, il ne s’agit que d’une apparence, car ce qu’ils rejetaient

c’était plutôt l’idée d’un Dieu substance absolue et non pas d’un sujet absolu.

est ‘de foi’ (le dogme) et de ce qui relève de la théologie et des opinions des docteurs catholiques (qualifié

rigoureusement selon différentes degrés de certitude) » ; cf. Ch. Théobald, « Le passage de la théologie des

manuels à de nouvelles formes de pensée », E. Durand et V. Holzer (dirs.), Les sources du renouveau de la

théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 34. 1 Ibid., p. 39. 2 Th. de Régnon, Etudes de théologie positive sur la Sainte Trinité, 4 vol. Paris : Victor Retaux, 1892-1898. Cité

par Ch. Théobald, « Le passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée », E. Durand et V.

Holzer (dirs.), Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 40. 3 Cf. Ch. Théobald, « Le passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée », E. Durand et V.

Holzer (dirs.), Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 46-48. 4 Cf. K. Rahner, Ecrits théologiques I. Paris : DDB, 1959, p. 108. 5 K. Barth, Dogmatique, I/1 et 2 : La Doctrine de la Parole de Dieu, p. 10-38. Cité par Ch. Théobald, « Le passage

de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée », E. Durand et V. Holzer (dirs.), Les sources du

renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 45. 6 W. Kasper, Le Dieu des chrétiens. Paris : Cerf, 1984, p. 416. Cité par Ch. Théobald, « Le passage de la théologie

des manuels à de nouvelles formes de pensée », E. Durand et V. Holzer (dirs.), Les sources du renouveau de la

théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 46.

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269

Dans son article, Ch. Théobald expose trois lignes de pensée qui commencent à se

dessiner dans les années 1980. Pour notre propos, cela vaut la peine de les évoquer. Il y aurait,

d’abord, des théologiens comme Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar qui se sont

maintenus à l’écart de la discussion sur la trinité immanente et la trinité transcendante, donnant

plus de place à l’histoire de la théologie à partir d’Origène. Une autre ligne de pensée aborde

le concept de personne, inspiré par la conception de Richard de Saint-Victor, pour défendre un

concept plus communicationnel de la personne. Il y est question de l’application de cette notion

aux trois personnes de la Trinité. On trouve, dans ce groupe, les propositions de B. Jochen et

L. Bof, entre autres. Finalement, une troisième ligne de pensée essaie de surmonter la difficulté

d’une nouvelle ontologie trinitaire. On reprend ici un certain nombre de questions telles que la

temporalité, la simplicité, les relations constitutives, l’amour trinitaire comme donation de soi,

entre autres. Ici nous rencontrons K. Hemmerle et, osons-nous dire, aussi notre auteur R.

Panikkar.

Il paraît évident que la théologie trinitaire n’a plus un langage univoque, elle a

commencé à changer, « [dès qu’] elle s’est très largement délestée de son lien au genre littéraire

du manuel, pour s’épanouir dans des œuvres qui portent la marque de leur auteur et des combats

intellectuels qu’ils ont menés »1, affirme V. Holzer. Que ce soit K. Rahner qui a ouvert la porte

pour passer d’une théologie dictée et immobile, vers de nouvelles formes de pensée, ou

quelqu’un d’autre, c’est dans ces efforts de compréhension, croyons-nous, que l’on doit inscrire

les propositions de K. Rahner, d’Y. Congar, de J. Moltmann et celles de R. Panikkar. Cet élan

est une réponse aux invitations de P. Coda et Ch. Théobald, mais aussi à ce que E. Durant et V.

Holzer ont appelé « Les réalisations du renouveau trinitaire au XXe siècle »2 et qui ont, bien

entendu, des sources – patristiques, médiévales et modernes – bien précises. Une vision

dynamique semble s’imposer. H. Skolimowski, à propos de l’obligation d’avancer dans la

réflexion, parle d’une « évolution théologique » pour dire que les visions de Dieu et de la

théologie doivent progresser, notamment quant à l’image d’un « Dieu figé et immobile »3, car

1 V. Holzer, « Conclusion. ‘Formes’ et ‘figures’ de la théologie trinitaire au XXe siècle. Eclatement ou

convergences possibles des points de vue ? » ; E. Durand et V. Holzer (dirs.), Les réalisations du renouveau de la

théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 333. 2 Cf. l’ouvrage E. Durand et V. Holzer (dirs.), Les réalisations du renouveau de la théologie trinitaire au XXe

siècle, op. cit., 2010. 3 H. Skolimowski, Eco-philosophie et Eco-théologie. Pour une philosophie et une théologie de l’ère écologique,

op. cit., p. 132.

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270

« nos conjectures ténues et timides ne durent qu’un certain temps, et sont ensuite remplacées

par d’autres ».1

Que la théologie doive faire des progrès et repenser un certain nombre de ses notions,

c’est aussi l’avis de Panikkar. Il développe ce point avec la notion de « croissance ». En effet,

la religion, tout comme la philosophie et la théologie, ne sont pas simplement des objets

d’intérêt archéologique ; ces disciplines sont principalement tournées vers le futur, c’est-à-dire

tournées vers l’espoir. Comme dans la vie d’une personne, l’absence de croissance dans la vie

d’une religion, d’une spiritualité ou de la théologie signifie le déclin, la stagnation et la mort.

Le dogme doit se déployer aussi bien que la conscience religieuse. La réalité dans son ensemble

doit grandir : l’Homme, le Cosmos et Dieu. Tout sur cette terre est inachevé, les religions

n’atteignent jamais leur maturité, elles doivent toujours grandir. La croissance implique, en

outre, continuité et nouveauté, l’homme se découvre co-créateur, artisan et constructeur de sa

propre vie et du cosmos tout entier. Pour expliquer son propos, Panikkar se sert de la biologie.

En effet, la loi de croissance d’une plante est bien connue, mais il est impossible de connaître

les voies qui permettent à la croissance d’aller plus loin, c’est dire que dans la croissance il y a

un certain côté mystérieux, car ce qui arrivera n’est pas simplement une répétition de ce qui est

déjà arrivé. D’une graine surgit une plante qui va grandir, se développer et suivre un certain

chemin, en fonction de sa nature et de son espèce. Cependant, la forme que cette plante aura

ne peut pas être connue d’avance. Combien de feuilles ? Plus grandes ou plus petites que celles

déjà connues de la même espèce ? Trois ou quatre branches ? Cinq ou sept fruits ? Il en va de

même avec la religion et la théologie. Dans ce processus de croissance, la rupture et la

révolution interne ne sont pas exclues. C’est, somme toute, la mort et la résurrection : pour que

les religions tiennent, elles doivent mourir et ressusciter. « L’homme authentiquement

religieux ne peut se replier sur lui-même, fermer les yeux, se boucher les oreilles et se contenter

de contempler le ciel ou de méditer sur le passé […], il doit se jeter à l’eau et commencer à

marcher même si ses jambes chancellent et que son cœur vacille. Qui sommes-nous pour

étouffer la semence qui commence à croître ? ».2 Les religions doivent donc se transformer, les

hommes ne doivent pas empêcher leur processus de croissance, il en va de même de la

théologie.

Dans ce processus de croissance ou de maturité, il semble que la notion de périchorèse

ait pris également une place privilégiée dans la doctrine trinitaire actuelle. C’est, dit V. Holzer,

1 Ibid., p. 131. 2 R. Panikkar, Le dialogue intra-religieux. Paris : Aubier, 1985, p. 136.

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271

« dans ce domaine que le renouveau trinitaire révèle l’une de ses composantes les plus

inattendues, le domaine de la théologie politique et sa querelle instauratrice, le débat sur le

théologico-politique dans les années 1920-1930, opposant Erich Peterson à Carl Schmitt ».1

Cela, nous allons le confirmer avec les travaux de Panikkar. Il importe donc à présent que nous

abordions la conception du Dieu Trine de notre auteur, encore une fois, base de son intuition

cosmothéandrique et de son écosophie.

3.2.2.1 Pensée substantielle et pensée fonctionnelle

L’être n’est pas seulement substance, il est aussi relations. En effet, lorsque l’on parle

de l’amour, de la volonté ou de la liberté, on quitte le domaine de la substance pour passer à

celui des relations. L’amour en tant que tel n’a pas de substance, il est vécu comme une

expérience, une sensation, une attraction, c’est une force qui entraîne deux êtres, l’un vers

l’autre. Même les scientifiques semblent d’accord pour dire que les réalités physico-

mathématiques ne sont pas de l’ordre de la substance.2 Malheureusement, le progrès

technologique a scindé, non seulement les particules, mais aussi les énergies, les processus, les

actions, les affections, qui n’ont rien à voir avec la consistance substantielle, mais qui possèdent

une réalité sui generis.

Panikkar aime distinguer entre « pensée substantielle » ou « prédicative » et « pensée

fonctionnelle ». La première renvoie aux catégories de substance et d’accidents, alors que la

seconde pénètre dans le flux temporel ou spatial de la chose. Tandis que les accidents des

substances psychosomatiques sont des qualités qui ont leurs racines dans la propre substance

humaine, la modifiant intrinsèquement, il y a d’autres accidents qui sont plutôt des fonctions

avec une ontonomie3 propre. Cela veut dire que sa connexion avec la substance matérielle n’est

pas celle des accidents humains, car sa relation, son esse in et son esse ad,4 est différente. Il

s’agit d’une inter-in-dépendance, c’est-à-dire interdépendance et indépendance en même temps.

La fonction révèle donc aussi le comment de l’être, elle ne révèle, certes, ni sa substance, ni son

être ou son essence, mais en dit quelque chose.

1 V. Holzer, « Conclusion. ‘Formes’ et ‘figures’ de la théologie trinitaire au XXe siècle. Eclatement ou

convergences possibles des points de vue ? » ; E. Durand et V. Holzer (dirs.), Les réalisations du renouveau de la

théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 337. 2 R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento. Sentidos, razón y fe, op. cit., p. 140. 3 Cf. Supra p. 236, note 3. 4 Cf. la thèse doctorale de S. Breton, « L’ ‘esse in’ et l’ ‘esse ad’ dans la métaphysique de la relation », Revue

philosophique de Louvain, 1952, vol. 50, n°28, p. 649-650.

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272

Cette distinction va préparer le chemin pour la réflexion sur Dieu. En effet, dans la

Trinité, dit Panikkar « celles que l’on appelle les personnes divines ne sont que des relations

subsistantes et non pas substantielles. Il y a une totale relativité de l’une par rapport aux autres,

de telle manière qu’elles s’impliquent et s’excluent mutuellement, sans qu’aucune ne soit

l’autre ».1

La tradition théologique occidentale a basé sa réflexion sur la pensée substantielle ou

substantialiste. Suivant toujours saint Thomas d’Aquin, lui-même s’inspirant d’Aristote et de

saint Augustin, Dieu est présenté comme étant une substance pure sans accidents ou des

personnes consubstantielles dont l’essence est indivise. En effet, les processions, les relations

et les personnes divines se constituent toujours comme le point de départ de cette discussion.

Pour comprendre tant les processions que les relations et les personnes divines, Thomas affirme

qu’il faut partir de ce qui nous est le mieux connu, c’est-à-dire qu’il faut avoir comme point de

repère notre réalité mondaine, élevée au plus haut degré d’abstraction. C’est ce que la tradition

philosophique et théologique a appelé l’analogie2 de l’être ou analogia entis.3 Notons,

cependant, que Thomas lui-même disait que l’analogie n’est qu’un moyen imparfait pour parler

de Dieu, car Dieu n’est pas une mesure proportionnée aux choses qui se mesurent4 ; cela, bien

entendu, ne l’empêchera pas pour autant de l’utiliser. Ainsi, d’après lui, les processions doivent

être comprises comme une émanation intellectuelle, tout comme le verbe intelligible émane de

celui qui parle et demeure en lui. Et, bien entendu, « dans le processus intellectuel, plus la

procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe ».5 Quant aux relations, saint

Thomas va suivre la tradition aristotélicienne qui considère la relation comme l’une des

catégories de l’être. En effet, parmi ces catégories, il y a d’abord la substance qui est ce qui

est par soi, c’est-à-dire ce qui exerce l’acte d’exister, et ensuite, les neuf6 autres catégories qui

sont des accidents, c’est-à-dire des qualifications de la substance qui n’ont pas d’existence par

elles-mêmes. La relation est désignée comme un accident qui consiste dans le rapport à une

1 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 263. 2 Nous n’avons pas le temps de nous arrêter davantage sur cette question. Pour plus d’informations, on peut se

référer à l’ouvrage de L. Ladaria, Mystère de Dieu et mystère de l’homme. Théologie trinitaire. Paris : Parole et

Silence, 2011, p. 530-553. 3 D’après L. Ladaria, « cette terminologie commence à être utilisée par Cajetan et plus tard par Suárez. Saint

Thomas ne l’emploie pas directement » ; cf. L. Ladaria, Mystère de Dieu et mystère de l’homme. Théologie

trinitaire, op. cit., p. 530, note 39. 4 « Deux non est mensura proportionata mensuratis. Unde non portet quod Deus et creatura sub uno genere

contineantur » ; cf. Thomas d’Aquin, Sth I, 13, 5, ad 3. 5 Cf. André-Marie Ponnou-Delaffon, Dieu trinité dans la tradition ancienne. Langres : Editions Parole et Silence,

2008, p. 89-90. 6 La quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l'action, la passion ; cf. Aristote,

Catégories. Paris : Seuil, 2002, présentation et traduction de Frédérique Ildefonse et Jean Lallot.

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273

autre chose. Elle n’appartient donc pas à l’essence de la chose, étant extérieure à elle et

n’existant qu’en rapport à elle. Cette vision de la réalité fait du monde un ensemble de

« choses » isolées qui peuvent ou non être en relation entre elles. La relation est facultative et

accidentelle. En Dieu, en revanche, la relation ne fait qu’un avec son essence divine et ne peut

pas être en relation constitutive avec les choses. Les choses entrent en relation avec Dieu

seulement en tant que créatures. Celles-ci ne l’affectent aucunement, comme nous allons le

voir à présent.

En effet, ce que l’on vient d’exprimer renvoie à la difficile question de l’immutabilité et

de l’impassibilité divines. Il s’agit, en réalité, d’exclure en Dieu toute limite, ce qui conduit à

penser qu’il a une existence incompatible avec tout changement et toute souffrance. Comment

faut-il comprendre cela ? Dieu est-il insensible aux destinées du monde ? A-t-il créé et s’est-

il, ensuite, retiré dans ses lieux saints et inaccessibles ? La réponse est déjà fort connue en

théologie. C’est par son Fils, qui s’est incarné et a souffert que Dieu entre en contact avec le

monde. C’est le mystère de l’incarnation. L. Ladaria, citant Bernard de Clairvaux, affirme, sur

ce point, de manière radicale : « On doit mettre en relief avant tout que ‘la vie divine est

inépuisable et sans limites de telle sorte que Dieu n’a en aucune façon besoin des créatures.

Aucun évènement de la création ne pourrait lui apporter quoi que ce soit de nouveau ou actuer

[sic] en lui une potentialité quelconque. Dieu ne saurait donc subir aucun changement par

diminution ou progrès’ »1 et, cependant, ce Dieu n’est pas étranger à la destinée de l’homme ni

à son histoire. Le point est clair : Dieu est le totalement autre, indépendant à l’égard de toute

autre réalité, rien ne l’affecte, rien ne peut le changer. Il n’a besoin de rien, ni de personne pour

exister. Ce langage anthropomorphique laisse, bien entendu, un goût amer dans la bouche.

Doit-on toujours faire référence à la réalité humaine pour parler de Dieu ? Y a-t-il un rapport

réel entre Dieu, l’homme et le monde autre que celui du Fils incarné ? Le questionnement de

J. Moltmann, dans son texte Trinité et royaume de Dieu2, résonne fortement dans nos esprits,

comme une réponse possible :

Si l’on s’interroge à la manière de la philosophie grecque sur ce qui est ‘conforme à

Dieu’, on doit exclure de l’essence divine la différence, la multiplicité, le mouvement et la

passivité. La substance divine est impassible, sinon elle ne serait pas divine. […]. Si par contre

on interroge la prédication théologique de la tradition chrétienne, on rencontre en son centre

l’histoire de la passion du Christ. Ce sont la souffrance et la mort du Christ qui sont racontées

dans l’Evangile. […]. Jusqu’à l’époque présente, l’axiome de l’apathie a davantage marqué les

concepts fondamentaux de la doctrine de Dieu que l’histoire de la passion du Christ.

L’impassibilité passait manifestement pour un attribut, dont la perfection et le bonheur divins

1 L. Ladaria, Mystère de Dieu et mystère de l’homme. Théologie trinitaire, op. cit., p. 510. 2 J. Moltmann, Trinité et royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu. Paris : Cerf, 1984, p. 35-85.

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274

ne pouvaient se passer. Mais est-ce que cela ne signifie pas que la théologie chrétienne n’a pas

jusqu’à présent développé un concept de Dieu véritablement chrétien, mais, pour des raisons

qu’il nous reste à examiner, s’est appuyée plutôt sur la tradition métaphysique de la philosophie

grecque, qu’elle comprenait comme ‘théologie naturelle’ et qu’elle considérait comme son

fondement ? […]. Si Dieu est impassible, il est clair qu’on ne peut considérer la passion du

Christ que comme une simple tragédie humaine. Mais à celui qui dans la passion du Christ ne

peut reconnaître que la souffrance de l’homme bon de Nazareth, Dieu doit nécessairement

apparaître comme une puissance céleste froide, silencieuse et cruelle.1

En d’autres termes, assumer l’impassibilité divine implique de prêcher un Dieu isolé,

bien installé quelque part en dehors de ce monde et déconnecté de toute la réalité. C’est le Dieu

qui a fait fonctionner la machine et s’est ensuite retiré. L’impassibilité de Dieu empêcherait

également de dire qu’il aime. A sa place, Moltmann propose d’assumer entièrement

l’affirmation de 1 Jean 4, 16 : « Dieu est amour », comme l’auto-communication de l’essence

de Dieu. L’essence de Dieu est l’amour et la création marque le commencement de

« l’abaissement de soi de Dieu, la limitation de soi de l’omniprésent et la souffrance de l’amour

éternel ».2 Dieu devient, ainsi, non seulement sensible aux réalités créées, mais aussi se

transforme avec les transformations de l’univers. L. Boff le croit aussi : « Nous entrevoyons

avec une clarté croissante que Dieu et le monde ne sont pas des réalités qui s’opposent

simplement comme immanence et transcendance, temps et éternité, créateur et créature. Une

vision statique de l’être favorisait ce type de métaphysique de la représentation »3, soulignant

ainsi l’importance de penser la Trinité à partir de ses manifestations dans l’histoire.

Revenons à notre auteur. En premier lieu, Panikkar évite d’utiliser l’analogie pour

parler de Dieu en tant que tel. Son point de départ est, nous le savons déjà, l’expérience4,

l’intuition, la foi, qui va, postérieurement, se concrétiser dans une formulation théorique.

L’analogie n’est pas appropriée, dit-il, lorsque l’on veut dire quoi que ce soit sur Dieu. Le

concept de « personne », par exemple, ne convient pas à la divinité, même pas analogiquement

parlant. Si Dieu était une personne, il ne s’ajusterait pas à l’idéal humain de la personne. En

effet, Dieu se cache de façon si parfaite que l’on peut très bien nier son existence ou agir comme

s’il n’existait pas, sans qu’il en résulte la moindre conséquence. Pour Panikkar, c’est le Fils qui

agit, qui crée, qui est. C’est par lui que tout fut fait. En lui tout existe. Ainsi, à proprement

1 Ibid., p. 35-37. 2 Ibid., p. 83. 3 L. Boff, Trinité et société. Paris : Cerf, 1990, p. 132. 4 « Le point de départ pour notre propos est évidemment l’expérience personnelle, qui se cristallise plus tard dans

une certaine formulation » ; cf. R. Panikkar, La Trinité. Une expérience humaine primordiale. Paris : Cerf, 2003,

p. 11.

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275

parler, la Personne Divine, le Seigneur, c’est le Fils. Panikkar affirme qu’il y a une théologie

qu’il appelle « la plus traditionnelle », pour laquelle le terme de Personne ne peut être utilisé

dans la Trinité comme une réelle analogie. Il cite saint Thomas et Duns Scot. « Pluraliter

praedicatur de tribus »1, dit S. Thomas en se référant aux personnes divines. L’analogie existe,

en réalité, entre le Créateur et ses créatures2, mais pas dans la Trinité en soi, la Personne n’est

pas une notion universelle ou universalisable. « Ad personalitatem requiritur ultima solitudo »3,

affirme D. Scot. C’est la solitude radicale qui fait de l’homme une personne. Bref, une analogie

présuppose toujours un fondement (secundum quid unum), une entité ou une idée comme

premier point de référence. Au sens strict, il est incorrect de dire que Dieu est trois personnes,

car le terme « personne » est équivoque, il a une signification différente selon les cas. Pour

notre auteur, Dieu n’est pas une personne, sauf en Christ.4 Ne tranchons pas si rapidement sur

ce sujet, il semblerait que la question est beaucoup plus délicate et complexe que ce que l’on

vient d’exprimer. Il ne nous appartient pas de décider ici sur ce point.

Il y a une autre différence, encore plus importante, à l’égard de la pensée dite

substantielle. Aristote – et à sa suite, toute une tradition philosophique et théologique – parle

des relations comme étant l’une des catégories de l’être ; les relations sont donc accidents, nous

l’avons vu. Pour Panikkar, les relations ne sont pas considérées comme des accidents qui

dépendent de la substance. Les relations forment et conforment les êtres. La substance, pour

être, a besoin des relations. Ainsi, les relations conforment la substance. La réalité tout entière

est faite de relations. La réalité est pure relation, les choses n’existent pas isolées, elles

interagissent toujours avec leur entourage. L’altération ou la disparition d’une chose ou

personne, l’action ou l’inaction, l’organisation ou le chaos, peuvent transformer la réalité. Ceci

est vrai aussi de Dieu lui-même, il est vrai des hommes et du monde, mais également de la

relation entre Dieu, l’homme et le monde. Panikkar croit que la substance est elle-même

impensable sans relations. En effet, lorsque l’on postule que la substance est ce qui est sous-

jacent aux attributs d’une chose, on affirme, en même temps, que la substance ne peut être ou

exister qu’en relation avec ce qu’elle sous-tient ou avec ce qu’elle a dessous. La substance,

dans le schéma aristotélicien, est présentée comme une chose indépendante. A strictement

parler, il ne faudrait même pas dire que les relations sont le fondement des choses, « parce que

ce serait rester encore dans le schème substantialiste, étant donné que, de ce point de vue, il n’y

1 « Pluriel en référence aux trois » ; Thomas d’Aquin, Sth. I q 39, a 3 ad 4. 2 Thomas d’Aquin, Sth. I q 13, a 5, q 29, a 4 ad 4. 3 « L'isolement final de la personnalité est requis » ; D. Scot, Ordinatio III, d 1, q 1, n 17. 4 R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 84-91.

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276

a pas de ‘choses’ qui ‘s’appuient’ sur la relation pour subsister ; cela voudrait dire transformer

la relation en substance, ce qui équivaudrait à un simple changement de termes. Les choses ne

sont que des relations, avons-nous dit ».1 La relativité radicale affirme que les choses sont

constitutivement relations mutuelles, parce qu’il existe une relation toujours plus profonde

permettant de transcender la dualité. Panikkar fait des relations, en Dieu et en toute la réalité,

un élément constitutif et fondamental du tout. Sans relations les choses cessent d’exister.2

La plupart des textes classiques sur la doctrine trinitaire adoptent le schéma

substantialiste et, bien entendu, les propositions qui osent le quitter courent le risque d’être

vues, notamment par les Eglises, comme un danger pour la foi des croyants. C’est le risque

auquel s’expose Panikkar et tous les auteurs qui essayent de penser, non seulement Dieu, mais

la réalité tout entière, en utilisant d’autres figures et en suivant d’autres chemins. Nous n’allons

plus revenir à le débat de l’onto-théologie, mais il faut tout de même noter qu’il est très difficile

pour les discours classiques sur Dieu de sortir du schéma anthropomorphique dont nous avons

déjà parlé.

Critique donc de la méthode analogique, critique aussi de la pensée substantialiste.

Panikkar s’attaque aussi au monothéisme, auquel sont bien attachés les chrétiens et la théologie

elle-même.

3.2.2.2 La critique du monothéisme

La foi trinitaire trouve de véritables difficultés du fait de la prédominance de la foi dans

un Dieu unique et Seigneur. Cela a déjà été vu par maints auteurs (K. Rahner, J. Moltmann, L.

Boff, R. Panikkar, entre autres). F. Rognon l’a aussi souligné.3 Qu’est-ce au fait que le

monothéisme ? Il propose de « clarifier la nature du monothéisme en identifiant les points de

convergence et les points de rupture avec ses corrélats que sont l’ ‘hénothéisme’ et la

1 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 255. 2 Il existe en physique ce que l’on appelle la « théorie du chaos » qui affirme, en termes scientifiques, à peu près

la même chose. Cf. James Gleick, La Théorie du chaos. Paris : Albin Michel, 1989 ; Pierre Bergé, Yves Pomeau

et Christian Vidal, L'ordre dans le chaos - Vers une approche déterministe de la turbulence. Paris : Hermann,

1988 ; Christophe Letellier, Le Chaos dans la nature. Paris : Vuibert, 2006 ; Amy Dahan, « Le difficile héritage

de Henri Poincaré en systèmes dynamiques », J. Greffe, G. Heinzmann et K. Lorenz, Henri Poincaré, science et

philosophie. Berlin : Akademie Verlag et Paris : Blanchard, 1997, p. 13-33. 3 Cf. F. Rognon, « Monothéisme et violence : quelles dialectiques ? », Actes du XVII Congrès de l’AIEMPR,

Strasbourg, 10-14 juillet 2006 ; disponible sur : http://www.aiempr.org/articles/pdf/aiempr21.pdf ; consulté le

28/05/2014.

Page 276: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

277

‘monolâtrie’ ».1 L’hénothéisme doit être compris comme une religion ou expression religieuse

qui privilégie une divinité, supérieure à toutes les autres mais parmi tant d’autres, qui n’exclurait

pas la vénération des autres dieux ; tandis que la monolâtrie reconnaît l’existence d’autres

divinités, mais n’admet qu’un seul culte. Il semblerait que dans les trois cas de figure une seule

entité divine est privilégiée, mais seul le monothéisme n’admet aucune autre figure divine

comme étant légitime. Ainsi l’hénothéisme et la monolâtrie ne sont-ils pas des cas particuliers

du monothéisme, mais « des configurations religieuses à la fois proches et nettement différentes

de celui-ci ».2 Il n’est pas facile de définir la notion de monothéisme. Il pourrait être défini,

selon l’auteur, d’au moins trois manières, à savoir, Dieu en tant qu’unifié, Dieu en tant que seul

et unique et Dieu en tant que le même pour tous les hommes. Le monothéisme chrétien est à la

fois complexe et novateur. Nous n’allons pas nous attarder sur ses origines, nous renvoyons le

lecteur intéressé à l’article de F. Rognon déjà cité.3 Ce qui est certain c’est que le poids du

monothéisme est très grand, il a trouvé, au long de l’histoire, différents motifs qui l’alimentent.

Il est important, affirme L. Boff, tout en citant Panikkar, que l’on comprenne cette question,

dans le but d’enlever les obstacles qui empêchent « la libération à partir de la foi ».4

La critique du monothéisme chez notre auteur a, comme point de départ, la critique d’un

Dieu Etre Absolu ou Substance Absolue. C’est la question de l’ontothéologie que nous avons

déjà abordée. Par ailleurs, le monothéisme, affirme Panikkar, est un système parfait, il est

autosuffisant et fermé, bien que son « enceinte » soit infinie. Une fois qu’un Dieu omniscient,

tout-puissant et éternel aurait été introduit dans ce système, non seulement il n’y aurait

absolument rien en dehors de la portée de son savoir et de son pouvoir, mais il aurait, aussi, la

clé de tous nos propres problèmes et interprétations. L’Etre Suprême a absolue et immédiate

juridiction sur toute notion, pensée, sentiment ou être. Pour critiquer le monothéisme, dit notre

auteur, il est impossible de le faire « de l’extérieur »5, car le Dieu du monothéisme est

absolument immun. Il faut donc pénétrer à l’intérieur même et avoir recours aux « outils que

le monothéisme lui-même a fournis ».6

1 F. Rognon, « Penser le Dieu un. Remarques sur le débat autour du monothéisme », E. Bons et Th. Legrand (dirs.),

Le monothéisme biblique. Evolution, contextes et perspectives. Paris : Cerf, 2011, p. 27. 2 Idem. 3 Notamment les pages 31-38. 4 Cf. L. Boff, Trinité et société, op. cit., p. 25. 5 « We cannot do it from the outside », cf. R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme

religieux, op. cit., p. 130. 6 « The very tools that the monotheism has furnished », cf. Idem.

Page 277: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

278

Les millénaires de pensée théologique ont tenté de résoudre les difficultés internes, en

affinant, à chaque fois, la notion de Dieu. Prenons simplement deux exemples pour illustrer

ces difficultés. La première concerne la compréhension de la foi comme intellectus fidei. Avoir

la foi signifie s’ouvrir au Mystère divin ; cependant, en tant que pèlerin sur cette terre, l’être

humain ne peut pas voir Dieu comme un objet de la connaissance. On ne peut pas croire en

Dieu comme étant un objet. La foi n’est pas, dit Panikkar, la « vision béatifique », elle porte,

certes, vers Dieu, mais non pas vers Dieu comme un objet auquel on peut avoir accès.

L’expression fides quaerens intellectum doit être comprise comme un dynamisme limité, la foi

doit toujours s’arrêter quelque part, ce qui signifie que la compréhension se fera toujours dans

le mythos auquel appartient la personne qui cherche. D’après la foi monothéiste, il n’y a donc

pas de conclusion doctrinale possible. On ne peut rien, ou très peu, affirmer du monothéisme,

à partir de la foi monothéiste. Cela conduit vers le deuxième exemple, lequel porte sur Dieu

lui-même. En effet, d’après la foi monothéiste, Dieu ne peut être connu que de manière

négative. On peut dire ce que Dieu n’est pas, mais non pas ce qu’il est. C’est ce que l’on

appelle la théologie négative. Le monothéisme essaye d’adoucir cette critique en dissolvant les

assertions affirmatives – théologie cataphatique – dans le silence total et en découvrant le

véritable vide de l’Absolu. Paradoxalement, les affirmations monothéistes sont ainsi

relativisées comme manières humaines de parler et de représenter la réalité. L’Absolue

transcendance doit alors perdre son absolue transcendance lorsqu’elle entre en relation avec les

humains. Le problème est encore là : comment articuler un monothéisme apophatique avec un

autre cataphatique ? Les penseurs dits cataphatiques se contredisent les uns par rapport aux

autres et leurs affirmations deviennent obsolètes après un certain temps. Finalement, le silence

règne, à l’égard surtout d’autres possibles formulations.

Pour Panikkar, le monothéisme n’est qu’une possibilité, une approximation du mystère

de Dieu, légitime, certes, mais non pas unique, géniale mais non pas sans failles. En outre, dans

le monothéisme, Dieu a été considéré comme le seul archétype ou la seule dimension de la

réalité. La position de notre auteur est claire, il ne s’agit pas de réaliser une simple réforme du

monothéisme, il faut aller plus loin. Il accepte la validité de l’idée d’une croyance en Dieu,

mais en même temps il reconnaît que Dieu n’est pas le seul symbole de cette troisième

dimension que l’on appelle Divine. Il essaye d’approfondir l’expérience humaine de la divinité

en la reformulant d’une manière plus convaincante pour notre temps.

Panikkar critique également les attributs traditionnels du Dieu monothéiste, à savoir, la

substantialité ou ontologisation, la toute-puissance et l’omniscience. De la substantialité nous

Page 278: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

279

avons déjà parlé. Ajoutons seulement que Panikkar considère que c’est Plotin1 qui a introduit

la vision monothéiste, qui servira ensuite comme base du monothéisme occidental. Le

monothéisme occidental est un mélange du monothéisme biblique et de la pensée hellénistique

qui prône un Etre Suprême et individuel, car il ne peut pas y avoir deux Etres Suprêmes.

Panikkar affirme, de plus, que ce Dieu Suprême individuel se trouve également à l’origine de

l’individualisme occidental2, mais ce rapprochement est un autre problème. Le monothéisme

est obligé de parler d’une seule substance, de la Substance divine. C’est bien ce qui est transmis

par le récit de la création.

En ce qui concerne la toute-puissance, le théologien espagnol pense que cette notion a

besoin d’être réinterprétée, car elle a été associée au pouvoir civil3, concrètement à la

monarchie : Dieu règne comme un souverain.4 C’est aussi l’avis de J. Moltmann : « ce

monarchisme monothéiste a été et est encore une idéologie politique particulièrement

insidieuse. C’est le principe de la religion universelle de l’unité : un Dieu – un logos – une

humanité, qui dans l’empire romain devait apparaître comme la solution aux multiples

problèmes d’une société multinationale et multireligieuse ».5 Le theos des trois monothéismes

abrahamiques n’est pas l’Etre de la dernière scolastique et la plénitude de pouvoir de Dieu n’a

rien à voir avec la toute-puissance métaphysique. Quelqu’un peut rétorquer qu’il suffit de

regarder la nature pour se rendre compte de la toute-puissance de Dieu. Panikkar affirme qu’il

y a, certainement, un pouvoir divin inhérent dans la nature des choses, différent, tout de même,

de la prétendue toute-puissance du Dieu du monothéisme. Le pouvoir divin est immanent aux

choses elles-mêmes, c’est l’idée du cosmothéandrisme. La Divine toute-puissance n’est pas

déconnectée de la puissance inhérente à la nature des choses. Ce n’est pas la toute-puissance

d’un Dieu séparé et dirigeant de l’extérieur. Cela étant dit, Panikkar se pose la question :

« Comment peut-on parler d’un Etre Suprême juste, Dieu, et d’un Etre Tout-puissant, si nous

nous trouvons encore languissants dans un misérable état de non-bénédiction et de non-justice ?

Comment peut-on dire que Dieu nous aime et qu’il nous a créés ? Ce Dieu Tout-puissant,

n’aurait-il pas pu faire un peu mieux ? ».6 C’est, encore une fois, la question du mal qui revient.

1 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 135. 2 Nous ne pouvons pas nous attarder sur ce point, ce n’est pas le but de notre recherche, nous renvoyons au texte

de R. Panikkar ; cf. ibid., p. 136-138. 3 Ce sont les risques politiques dont parle L. Boff (Trinité et royaume de Dieu, op. cit., p. 28) qui avaient déjà été

repérés par Y. Congar et bien d’autres (cf. Y. Congar, « Le monothéisme politique de l’Antiquité et le Dieu

Trinité », Concilium, 1981, n° 163, p. 51-58). 4 Moltmann nous rappelle que la connexion entre le Dieu souverain et l’essence de Dieu et aussi avec celui de

divinité de Dieu avait été faite par K. Barth ; cf. Trinité et royaume de Dieu, op. cit., p. 181. 5 Cf. Ibid., p. 166. 6 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 144.

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280

La théologie chrétienne a répondu à ces questionnements à travers l’idée de la liberté de la

créature. Cela n’empêche pas, pour autant, de se poser la question.

Venons-en au troisième attribut, l’omniscience. L’hypothèse c’est que Dieu est infini,

ce qui signifie aussi infinie connaissance. Tout est transparent pour la Suprême Intelligence.

Un intellect parfait doit connaître tout parfaitement et absolument. La tradition dit que Dieu est

partout parce qu’il connaît tout et la connaissance implique présence. Cependant, dit Panikkar,

inférer que Dieu connaît tout et tous les êtres implique que tout est connaissable. C’est de

nouveau la question de l’existence et la pensée de Parménide. Les choses, existent-elles parce

qu’elles sont pensées ou pensables ? Peut-être que la pensée n’épuise pas l’Etre ? Peut-être

que l’Etre a une dimension opaque pour l’intellect ? Il se peut que l’être ne soit pas réductible

à la conscience. Bref, à moins que l’on souscrive à la thèse de Parménide, on ne peut pas

affirmer que la divine omniscience atteigne toute la réalité.

En résumé, Panikkar rejette, d’abord l’existence d’un Etre Absolu et, pour cela, le

monothéisme qui « implique la reconnaissance d’une transcendance exclusive, posée sur le

principe de l’unicité ».1 L’hypothèse sous-jacente au monothéisme dit qu’il existe une

« Intelligence Suprême »2 pour laquelle toutes les choses sont intelligibles, si bien que pour elle

toute la réalité est intelligible. Il rejette, ensuite, le fait qu’un tel Dieu-Etre-Absolu puisse être

tout-puissant et omniscient car, en fait, cet Etre absolu, de par ses propres caractéristiques, ne

peut pas entrer en contact avec le monde matériel. Le Dieu Substance Absolue doit rester

renfermé dans son univers pour conserver ses traits divins, et cela au détriment du Christ qui

devrait, d’après Moltmann, « se retirer, au profit du Dieu un […], ou bien il doit se résorber

dans le Dieu un comme une de ses apparitions ».3

Le Dieu Trinité, par ailleurs, n’est pas compréhensible sans le Christ et le Christ, non

plus, n’est pas compréhensible sans la Trinité. La Trinité ne peut pas être réduite au

monothéisme, elle doit être comprise, encore une fois, à partir du Christ. Le Dieu des chrétiens

n’est donc pas « mono… », il est Père, Fils et Esprit Saint, comme nous l’a appris la tradition ;

mais qu’est-ce que cela veut dire, au juste, pour le théologien espagnol ?

1 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 115. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 151. 3 J. Moltmann, Trinité et royaume de Dieu, op. cit., p. 168.

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281

Dieu est Père, Fils et Esprit-Saint

Il s’agit, ici, de décrire, en quelques paragraphes, la pensée de notre auteur concernant

chacune des trois « Personnes » de la Trinité. Dans le souci d’intégration, Panikkar fait appel

à son expérience personnelle1, car, dit-il, la Trinité n’est pas une doctrine révélée et, en outre,

aussi importantes que puissent paraître les formules conciliaires et dogmatiques, elles sont

insuffisantes pour embrasser la totalité de la réalité divine qui les déborde. Suivant la pensée

de K. Rahner, pour qui le souci pastoral était expressément une priorité, Panikkar considère que

la Trinité est avant tout la base existentielle pratique et concrète de la vie chrétienne, et non pas

seulement le ciment théorique du christianisme. Faut-il rappeler que l’intention du théologien

espagnol est d’élargir et d’approfondir le mystère de la Trinité, de façon à ce que l’on puisse

« comprendre les formes qu’il revêt dans d’autres traditions religieuses »2 ?, car il est convaincu

que la Trinité est un point d’intersection ou se rencontrent les véritables dimensions spirituelles

de toutes les religions. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce point. Qui est donc le Père, le

Fils et le Saint-Esprit ?

Dieu, le Père

Bien que conscient des inconvénients, notamment du risque de tomber de nouveau dans

le monothéisme qui prône un Etre Absolu, Panikkar utilise le mot « Absolu » pour parler de

Dieu. Chez lui, le mot « Absolu » ne fait pas référence à cet Etre Absolu, omniscient et tout-

puissant. Résumons en cinq thèses, les caractéristiques de cet Absolu, selon notre auteur :

1) L’Absolu est un. Cela veut dire qu’il n’y a qu’un seul Dieu, une divinité unique.

L’Absolu est l’Un, il n’y a ni différence ni séparation, mais l’un en relation, ou « la

relation comme Un »3, car le fondement de tout est la relation elle-même. Ceci renvoie,

sans doute, aux débats4 qui parlent de l’existence d’un Etre Absolu ou d’une dimension

divine de laquelle seraient sorties, ensuite, les trois Personnes divines. Panikkar rejette

ces propositions et affirme avec force que le divin et Dieu sont les mêmes.

1 Nous n’ignorons pas les débats autour de la question de l’accès à Dieu soit par l’expérience, soit par la praxis.

Moltmann en parle dès le début même de son livre ; cf. Trinité et royaume de Dieu, op. cit., p. 14-15. 2 R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 74. 3 R. Panikkar, Entre Dieu et le Cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 139. 4 Panikkar en parle dans The Rhythm of Being, op. cit., p. 319-368.

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282

2) L’Absolu n’a pas de nom. Dans toutes les traditions religieuses, cet Absolu est présenté

comme étant au-delà de tout nom. Il est même « in-nommable », « anonyme ». La

transcendance est l’une des caractéristiques de son être.

3) L’Absolu est « le Père de notre Seigneur Jésus-Christ » dans la tradition chrétienne.

C’est Jésus qui nous a appris à l’appeler ainsi. Il est, pour nous, notre Père et notre

Dieu, mais, penser Dieu indépendamment de nous, c’est-à-dire « Dieu en soi »,

implique que nous réfléchissions sur le présupposé, Dieu est ineffable.

4) Le Père est l’ « Absolu », l’unique Dieu, o theos. La Trinité n’est pas un trithéisme.

Dans l’Absolu, il n’y a rien de pluriel ni de multiple, rien qui ferait trois, après une

addition ou une multiplication. On ne peut pas non plus, parler d’égalité ou d’inégalité.

Ni le Fils est égal au Père, ni le Père au Fils. Tout critère de mesure vient de l’extérieur.

Pour Panikkar ce n’est qu’avec Augustin que la Divinité est tenue pour commune aux

personnes. On pourrait accepter, dit le théologien espagnol, que l’on dise que les trois

personnes sont égales, parce qu’elles sont toutes les trois Dieu, à condition que l’on

comprenne que ce Dieu n’existe pas en marge ou séparé des personnes divines.

Panikkar dit suivre la tradition patristique grecque et la scholastique latine, notamment

Bonaventure, ainsi que les intuitions de l’hindouisme et du bouddhisme, lorsqu’il parle du Dieu

trine. Il ne s’éloigne pas de la tradition chrétienne la plus classique lorsqu’il affirme que tout

ce que le Père est, il le transmet au Fils et tout ce que le Fils reçoit, il le donne au Père. Ce

mouvement de l’un vers l’autre est l’Esprit. Si le Père engendre le Fils, ce qu’est le Père, le

Fils l’est aussi. Ainsi, comme disent les évangiles, connaître le Fils implique de connaître le

Père. Et, puisque le Père est en tant qu’il se donne, on pourrait aussi affirmer que le Père n’est

pas, qu’il n’a pas d’ « ex-sistence »1, dit Panikkar, car il aurait tout donné dans la génération du

Fils. Panikkar appelle cela « la croix dans la Trinité »2, dans le sens de l’immolation du Père,

dont la croix du Christ serait l’icône et la révélation. Et, puisqu’il se donne entièrement, on ne

peut rien dire de lui ; dans ce sens, il n’a même pas de « soi-même », sinon il ne serait pas Père.

En engendrant le Fils, le Père donne tout. Panikkar fait allusion ici à l’expérience bouddhiste

du nirvâna et du sunyatâ (vacuité), pour dire le « vide » du Père. Le Père a immolé le « soi-

même » dans la génération du Fils. Il y aurait là quelque similitude avec le concept d’ « auto-

limitation » de Dieu dont parle Moltmann, bien que notre auteur souligne plutôt les relations

1 « Etre-là » heideggerien ; R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 79. 2 Idem.

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étroites de Dieu avec le monde, alors que Moltmann souhaite, à la lumière d’une tradition juive,

mettre l’accent sur le fait que Dieu a dû faire un espace « en dehors »1 de lui pour créer le

monde. Panikkar nous met en garde en disant qu’il ne faut pas considérer le Fils comme un

objet de connaissance. Le Père ne connaît pas le Fils comme l’on peut connaître un objet

quelconque. En fait, il faudrait plutôt dire que « le Fils est la connaissance du Père, puisqu’il

est l’Etre du Père ».2 C’est pour cela que :

5) On n’arrive au Père que par le Fils. Cette thèse permet à Panikkar d’affirmer qu’on ne

peut même pas aller au Père, car il n’est pas. On ne peut pas parler du Père, car on ne

peut se référer au Père que grâce à son Verbe. Pour utiliser l’image qu’utilisent la

plupart des traditions religieuses, Dieu, le Père, est Silence absolu, le silence de l’Etre,

parce qu’il n’a pas d’être, c’est le Fils qui est l’être du Père. Le Père est la source de

l’être, mais lui-même n’est pas. Panikkar cite Irénée, pour confirmer sa thèse : « Le Fils

est la visibilité de l’invisible »3, mais aussi l’évangile : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn

14, 9), ce qui veut dire que c’est le Fils qui rend visible le Père. On ne peut voir du Père

que les résultats de sa paternité.

Dieu, le Fils

Le Fils est Dieu, parce qu’il a été engendré par Dieu, le Père. Pour notre auteur, c’est

le Fils qui agit, qui crée et qui est. C’est, en fait, par lui que tout a été fait et c’est par lui, aussi,

que tout existe. « Le Fils est l’unique lien entre le créé et l’incréé, entre le relatif et l’absolu,

entre le temporel et l’éternel, entre la terre et le ciel »4, assure Panikkar, car le Christ – compris

comme le Fils de Dieu – est l’unique médiateur. C’est pourquoi, l’homme ne peut avoir une

relation personnelle qu’avec le Fils de Dieu. Il ne peut parler qu’avec lui, il ne peut dialoguer

et entrer en communication qu’avec le Fils, car il est la seule personne divine avec qui l’homme

puisse entrer en contact. Jusqu’ici on est bien dans la doctrine théologique classique5, rien ne

1 J. Moltmann, Trinité et royaume de Dieu, op. cit., p. 141. 2 R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 80. 3 Ibid., p. 82. 4 Ibid., p. 86. 5 Panikkar ne rejette, explicitement et ouvertement, aucun article de la foi christologique traditionnelle, même s’il

dit qu’elle doit faire son « aggiornamento » ; il accepterait volontiers tout ce qui contient, par exemple, le Credo

des Apôtres qui dit : ‘Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre. Et en Jésus Christ, son

Fils unique, notre Seigneur ; qui a été conçu du Saint Esprit, est né de la Vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate,

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284

permet de soupçonner un écart par rapport à l’orthodoxie. Mais, souvenons-nous, le désir de

Panikkar est de faire un pas de plus, il souhaite aller plus loin.

On va trouver ce pas de plus dans son célèbre texte Le Christ et l’hindouisme. Une

présence cachée1, qui était sa thèse doctorale en théologie, saluée avec honneur. En effet, ce

Fils de Dieu n’est pas un synonyme du Christ, même si l’on peut affirmer que ce dernier est

aussi le Fils. Le Fils est le mystère caché depuis le commencement du monde et il s’est

manifesté en Christ, selon les chrétiens. Mais, ce Christ ne peut être monopolisé par eux, car il

y en aurait d’autres. Nous voici dans la section la plus embarrassante de la proposition de

Panikkar, vis-à-vis de la doctrine théologique normative. Le Fils est le Christ et Jésus de

Nazareth n’en est qu’une manifestation. Le Christ que Panikkar dit adorer ne s’arrête pas dans

ce Jésus, car il est plus que celui-ci. Pour le théologien espagnol, il est évident que le Fils de

Dieu aurait pu se manifester bien d’autres fois en d’autres « Christs », comme, par exemple, le

médiateur Ishvara ou le Tathâgata.2 Cela a été bien vu par J. Komulainen, pour qui le concept

hindou « ishvara » réfère, sans doute, au Christ.3 Ce que la foi chrétienne affirme, c’est que

Jésus de Nazareth est le Christ. Ce Christ est la Sagesse décrite par l’Ancien Testament, il est

aussi le même qui s’est présenté à Paul sur le chemin de Damas alors que Jésus de Nazareth

était déjà parti, et le Logos de Jean.

Pour notre propos, il est intéressant de souligner le lien établi entre le divin, l’homme et

le cosmos, par le Christ. Il est, en effet, le médiateur entre l’éternel et le temporel. Dieu

retrouve, ainsi, sa place dans le cosmos, par le Fils. Ajoutons que ce caractère de médiateur du

Fils fait que les êtres sont dans la mesure où ils participent du Fils, « il sont de lui, avec lui et

par lui ».4 En conséquence, tout être est une christophanie, une manifestation du Christ. Nous

disons bien « tout être » et non pas seulement les êtres humains. Nous allons compléter et

mieux comprendre, un peu plus loin, la radicalité de ces affirmations. Ce qui est certain, c’est

a été crucifié, est mort et a été enseveli, est descendu aux enfers ; le troisième jour est ressuscité des morts, est

monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, d'où il viendra juger les vivants et les morts.

Je crois en l'Esprit Saint, à la sainte Église catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la

résurrection de la chair, à la vie éternelle’. La doctrine trinitaire de ce symbole ne lui poserait aucun problème,

même pas celle de la vierge Marie. Il reçoit sans problème que Jésus soit le Fils unique de Dieu et tout ce qu’il a

fait en tant qu’être humain. Il en va de même pour ce qui lui est advenu après la résurrection. Cela peut être

vérifié notamment dans les deux premiers soutras de la christophanie ; cf. R. Panikkar, La Plenitud del hombre,

op. cit., pp. 178-179 et 183-184. 1 R. Panikkar, Le Christ et l’Hindouisme. Une présence cachée. Paris : Le Centurion, 1972. 2 Ishvara (ou isvara) est « le Seigneur Suprême » de l’hindouisme et le Tathâgata est une épithète désignant le

Bouddha Gautama. Voir R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 87. 3 Cf. J. Komulainen, « Raimon Panikkar’s Cosmotheandrism – Theologizing at the Meeting Point of Hinduism

and Christianity », Exchange, 2006, 35, 3, p. 281. 4 R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 88.

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285

que, pour Panikkar, les temps présents sont manifestement témoins d’une recherche qui va au-

delà du christianisme et de l’Eglise institutionnelle officielle. C’est comme si, petit à petit,

l’être humain avait une conscience plus claire de la récapitulation de tout en Christ –

l’apokatastasis dont parlaient les Pères – qui ne lui permettrait de se confiner derrière aucune

barrière, aucune vision de société ou de vie institutionnelle. Il est évident, pour lui, qu’il s’agit

du souffle de l’Esprit qui pousse l’être humain à s’engager de plus en plus dans les tâches

humaines.1 Dans la foi chrétienne, dit Panikkar, il y a place pour les voies les plus diverses, ce

qui est important et nécessaire, c’est de faire disparaître le faux « acosmisme » qui consisterait

à s’enfermer dans une structure mentale ou institutionnelle, rejetant toute autre proposition et

restant dans le particularisme, voire le sectarisme et l’exclusivisme de l’expérience individuelle.

L’expérience de Christ fait partie, affirme l’auteur, de la koinonia humaine et cosmique. Cette

expérience de Christ doit grandir jusqu’à atteindre les véritables profondeurs trinitaires. Il ne

faut pas rester « exclusivement attachés au ‘Sauveur’, à son humanité et à son historicité »2, car

on risque de « bloquer » la venue de l’Esprit.

Dieu, l’Esprit

Qui dit révélation, dit aussi Fils de Dieu ; le concept de révélation ne peut être appliqué

qu’au Fils de Dieu, au Logos de Dieu, car la transcendance comme telle ne peut pas se révéler,

tout comme elle ne pourrait pas non plus s’incarner. La révélation parle de l’icône de Dieu.

Lorsque Dieu se révèle, lorsque la transcendance a voulu déchirer le voile pour se montrer, pour

se faire connaître, elle cesse d’être transcendante.

La révélation de l’Esprit, par ailleurs, est la manifestation de l’immanence de Dieu.

Panikkar affirme, nous semble-t-il avec toute la tradition théologique occidentale, que « Dieu

est immanent à lui-même »3, c’est-à-dire qu’il y a en lui quelque chose de mystérieux que l’on

ne peut pas exprimer avec des mots humains. Cette profondeur divine est l’Esprit, il est le

« secret ultime de Dieu »4. Ainsi, pour le Père, l’Esprit serait le retour à soi-même en tant que

source, ce qui lui permettrait de continuer à engendrer le Fils, parce qu’il a reçu en retour la

1 Pour Panikkar, il est évident que ces signes des temps sont présents non seulement dans le christianisme, mais

aussi, partout dans le monde. C’est la sécularisation des religions qui aspirent, maintenant, à embrasser le sacré et

le profane, en même temps. Panikkar est l’un des premiers à regarder de manière positive la sécularisation. 2 R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 91. 3 Ibid., p. 93. 4 Idem.

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286

divinité qu’il lui avait remise. C’est la périchorèse dont nous allons parler un peu plus loin.

Mais, cette immanence du Père qu’est l’Esprit est aussi l’immanence du Fils. En effet, Panikkar

affirme, encore une fois, avec la tradition théologique la plus classique ou orthodoxe, que

l’Esprit est la communion entre le Père et le Fils. Comme le dit aussi Thomas d’Aquin, l’Esprit

est aussi bien immanent au Père qu’au Fils. C’est comme si l’Esprit passait du Père au Fils et

vice versa. Tout ce que le Père donne au Fils, celui-ci le rend de nouveau au Père. Il n’y a rien

qu’il ne rende au Père. Le Fils n’a pas de Soi-même, car il est le « tu » du Père, tandis que le

Soi-même du Père est le Fils et son En-soi est l’Esprit, comme nous l’avons déjà dit. Il en va

de même de l’Esprit : il n’a pas d’en Soi-même, car il est l’Esprit du Père et du Fils. Panikkar

le dit ainsi : « Il [l’Esprit] n’est ni un Je qui parle à un autre, ni un Tu auquel un autre s’adresse,

mais bien plutôt le nous entre le Père et le Fils, ce nous qui embrasse aussi la totalité de l’univers

d’une façon particulière ».1 Le Père n’est donc pas un Je comme s’il était un « sujet absolu » ;

le Fils est le Tu du Père. Le Fils, lui, est le Verbe, celui qui parle. Le Je divin, affirme Panikkar,

ne peut se montrer que dans le Tu du Logos et cela à travers le nous de l’Esprit.

Tout comme il y a une spiritualité du Père et du Fils, il y a aussi une spiritualité de

l’Esprit. L’Esprit ne peut être « atteint » ni par la parole ni par l’action. Il s’agit d’une

conscience, la conscience d’être inclus dans une relation, la conscience d’être « connu et aimé

par Lui »2 ou « enveloppé, comme plongé dans la connaissance et l’amour ».3 Panikkar appelle

cela la « passivité parfaite »4 pour nous apprendre qu’il y a un Je divin qui nous appelle. Cette

spiritualité découvre le mystère divin, le Père à travers le Fils. La foi en l’Esprit ne peut

s’exprimer que par le silence. Cette spiritualité doit être complémentée par celle de

l’incarnation, pour éviter le risque de désincarnation. C’est dans l’Esprit que l’on trouve la

véritable perspective communautaire, c’est la sagesse de Dieu, folie pour le monde. C’est

l’Esprit qui fait comprendre à l’homme qu’il n’est pas un je (ego) mais un tu (te).

En guise de synthèse. Le Père est la Source, le Je ; le Fils est l’Etre, le Tu de ce Je et

l’Esprit est le retour à l’Etre, le nous. Il n’y a pas de Père sans le Fils et l’Esprit, tout comme il

n’y aurait pas non plus de Fils sans le Père et l’Esprit. Il en va de même pour l’Esprit qui ne

serait pas sans l’un et l’autre. Panikkar cite le beau texte de l’épitre aux Ephésiens (« un seul

Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous » ; Eph. 4, 6), comme

clé de compréhension. D’abord, « Epi panton », au-dessus de tous, la Source de l’Etre ; ensuite,

1 Ibid., p. 94. 2 Ibid., p. 98. 3 Idem. 4 Idem.

Page 286: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

287

« Dia panton » qui agit en tous, le Fils, l’Etre, le Christ, par qui tout a été fait et par qui tous les

êtres participent de l’Etre ; et enfin, « En pâsin », en tous, l’Esprit, l’immanence divine, la fin

ou retour de l’Etre. Pour cela, dit le théologien espagnol, « l’Etre et les êtres, existent seulement

dans la mesure où ils proviennent de la Source et continuent à être portés par le courant de

l’Esprit : le nous, en tant qu’il nous réunit tous dans la communion intégrée de cette réalité

parfaite ».1

Mais, la Trinité n’est pas le monopole des chrétiens. Elle se manifeste pleinement dans

la réalité tout entière. C’est l’intuition cosmothéandrique que nous allons aborder à présent.

1 Ibid., p. 102.

Page 287: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

288

Chapitre 4. L’intuition cosmothéandrique

Passons donc, maintenant, au noyau de notre recherche, même si ce que l’on vient de

dire constituait déjà l’antichambre du sujet. La relativité radicale de la réalité tout entière est

un reflet de la relativité radicale trinitaire, où les relations ad intra se reflètent, comme dans un

miroir, dans la même relativité ad extra. Cela veut dire que, pour Panikkar, l’univers tout entier

est une image ou vestige de la Trinité : « Pour le dire avec une expression appartenant à la plus

pure tradition chrétienne : à la circumincession intratrinitaire correspond une périchorèse

extratrinitaire ».1 Le monde relationnel trinitaire trouve un écho dans la réalité elle-même.

C’est l’idée que nous avons trouvée plus haut aussi bien chez Moltmann que chez Boff. Nous

allons voir que le théologien espagnol fait un pas de plus en disant que, tout comme la Trinité

Divine, la réalité a, elle-aussi, une constitution trinitaire. C’est, sans doute, un tournant décisif

qui va lui permettre de trouver une relation avec les préoccupations de notre société actuelle,

en l’occurrence, les soucis écologiques. Pour Panikkar, il s’agit d’un processus qu’il appelle

aussi « épectasique »2, qui dit la tension, la transcendance, le dépassement et le progrès dans le

sens non pas d’un changement rectiligne, ni d’un processus circulaire, mais d’un processus en

spirale vers Dieu, c’est un renouvellement constant, tout comme l’univers qui est lui-même

toujours en expansion. Ce n’est cependant pas l’évolution telle qu’elle est décrite par T. de

Chardin ni celle de H. Skolimowski, mais plutôt celle de pères orthodoxes.

Le Dieu décrit par Panikkar, nous le savons déjà, n’est pas substance, il n’habite pas

l’Ouranos, il est relation subsistante, il est immanence mutuelle, réciprocité et communion. Il

est découvert dans la réciprocité des personnes divines. C’est la périchorèse trinitaire dont nous

allons parler à présent.

1 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 264. 2 Le terme ἐπέκτασις / epéktasis signifie en grec classique « extension, allongement », en particulier en philologie :

il désigne alors l’allongement d’une voyelle brève. Son utilisation par les auteurs chrétiens vient d’un passage de

l’épître aux Philippiens (3, 13–15) de Paul de Tarse : « Oubliant les choses qui sont derrière et tendant avec effort

(ἐπεκτεινόμενος / epekteinómenos) vers celles qui sont devant, je cours droit au but pour le prix de l'appel céleste

de Dieu dans le Christ Jésus. » Le mot est repris par Grégoire de Nysse, principalement dans sa Contemplation

sur la vie de Moïse et dans ses Homélies sur le Cantique des cantiques chez qui le terme désigne le progrès de

l’homme vers Dieu : « L’homme qui désire voir Dieu voit celui qu’il recherche dans le fait même de toujours le

suivre ; la contemplation de sa face, c’est la marche sans répit vers Lui, qui est réussie si on marche à la suite du

Verbe. » Jean Climaque (VIIe siècle) représente cet effort par la métaphore de l’échelle. Chez d'autres Pères grecs,

le mot caractérise la béatitude des élus au Paradis, s’accroissant sans cesse et n’atteignant jamais la satiété. Dans

ces sens, le mot reste employé de manière courante par les orthodoxes ; cf. M. A. Bailly, Dictionnaire grec-

français, à l'article ἐπέκτασις. Paris : Hachette, 1963, p. 731 ; A. Lévy, « Aux confins du créé et de l'incréé : les

dimensions de l'épectase chez Grégoire de Nysse », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2000, vol.

84, no 2, p. 247-274.

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289

4.1 La périchorèse trinitaire

Lorsque Panikkar parle de la périchorèse, il renvoie toujours à une vieille et authentique

tradition des Pères de l’Eglise. Il importe donc de se renseigner sur cette tradition, pour mieux

saisir ce qu’il veut dire. Pour ce faire, nous allons suivre de près la recherche menée par E.

Durant.1

Selon Durant, c’est à Jean Damascène qu’il faut assigner la paternité de l’usage trinitaire

de pericwre,w et pericw,rhsij, tout en sachant qu’il existait déjà un usage christologique

antérieur, relatif à la « communication d’idiomes », qui utilisait aussi le vocable pericw,rhsij.

Il en va de même pour la théologie anténicéenne qui employait les verbes cwre,w et perie,cw

pour affirmer que Dieu contient tout le créé sans être lui-même contenu par lui. C’est le cas de

Théophile d’Antioche : « C’est le propre du Dieu Très-Haut et Tout-puissant, et vraiment Dieu,

d’être partout – bien plus, de tout surveiller et de tout entendre ; – et non pas d’être contenu

dans un lieu (evn to,tw| cwrei/sqai) ».2 D’autres Pères de l’Eglise en viendront à affirmer que le

Père est d’une certaine manière contenu dans le Fils. Irénée, faisant un pas de plus par rapport

à Théophile, affirme : « Il s’est exprimé avec bonheur, celui qui a dit que le Père lui-même, tout

incommensurable qu’il soit, est mesuré dans le Fils : le Fils est en effet la mesure du Père,

puisqu’il le comprend ».3 Il en sera de même pour Athanase en Orient et Hilaire en Occident,

ainsi que le Pseudo-Grégoire et Grégoire de Nysse lui-même. Quant au verbe pericwre,w, il

pourrait donc être traduit par « échanger », « interpénétrer », « alterner » ou « tourner ». Tout

compte fait, il semble que le sens le plus approprié du verbe est celui de se compénétrer ou se

pénétrer l’un l’autre.

Revenons à l’usage qu’en font les Pères de l’Eglise. Chez Grégoire de Nazianze, le

terme est employé pour désigner la communication des idiomes. C’est donc un usage plutôt

christologique. Grégoire de Nysse emploie ce vocable à plusieurs reprises dans le sens de

tourner, mais sans une signification théologique évidente. Maxime le Confesseur lui donne un

sens christologique, voulant dire compénétrer, pénétrer au travers ou compénétration mutuelle,

pour le substantif. Enfin, chez Jean Damascène, les emplois christologique et trinitaire sont

nombreux, établissant un parallèle entre la périchorèse des hypostases trinitaires et celle des

1 Nous suivons ici l’ouvrage d’E. Durand, La périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité

et communion. Paris : Cerf, 2005. 2 Théophile d’Antioche, Ad Autol. II, 3, PG 6, 1049C, SC 20, 1948, p. 78 ; cité par d’E. Durand, La périchorèse

des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion, op. cit., p. 20. 3 Irénée de Lyon, Adv. Haer. IV, 4, 2, SC 100/2, 1965, p. 421 ; cité par d’E. Durand, La périchorèse des personnes

divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion, op. cit., p. 21.

Page 289: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

290

deux natures du Christ. Un changement important s’opère entre les usages christologiques de

Maxime et les usages trinitaires de Jean Damascène, accentuant la notion d’immanence

mutuelle, affirme E. Durand.1 La périchorèse trinitaire, chez le dernier, « recouvre le fait que

les hypostases divines sont les unes dans les autres ; cette immanence mutuelle des trois

hypostases est fondamentalement comprise comme une attestation de leur consubstantialité ».2

Chez les Pères latins, le terme sera traduit, notamment, par circumincessio,3 pour dire aussi bien

l’inséparabilité de Trois et l’immanence mutuelle du Père et du Fils.

La périchorèse occupe, également, une place fondamentale dans la pensée d’un bon

nombre de théologiens contemporains. Prenons quelques exemples pour illustrer cet intérêt,

sachant qu’il n’entre pas dans notre propos de nous arrêter longuement sur ce point.

Commençons avec K. Barth qui explique, dans sa Dogmatique4, la triplicité trinitaire à l’aide

de la notion de relation. L’unité trinitaire est posée en termes de non-séparation et de

communion. Il explique la « co-présence » des « trois manières d’être » à l’aide d’un certain

nombre de passages johanniques, pour faire recours, ensuite, à la tradition patristique. Pour

Barth, la périchorèse trinitaire lui fournit « un cadre traditionnel pour penser sans séparation la

distinction des manières d’être. […] De la sorte, chez Barth, la périchorèse joue non seulement

un rôle évident de synthèse, comme récapitulation de l’unité et de la distinction, mais aussi, de

façon plus discrète, un rôle de pondération par rapport au concept un peu problématique de

‘manière d’être’ ».5 J. Moltmann recourt, également, à cette notion dans son livre Trinité et

Royaume de Dieu, dans le chapitre V, § III, où il parle de la Trinité immanente. Suivant lui-

aussi Jean Damascène, il affirme que cette notion permet « d’appréhender la circulation de la

vie divine éternelle »6, ce qui nous fait plutôt penser, d’après les observations de Durant, à la

circuminsessio (avec un « s ») et non pas à la circumincessio (avec un « c »). En tout cas, pour

Moltmann, dans la Trinité « se déroule un processus éternel de vie, grâce à l’échange

d’énergies. Le Père existe dans le Fils et le Fils dans le Père et les deux dans l’Esprit, comme

l’Esprit existe dans les deux. Ils vivent ainsi les uns dans les autres et par l’amour éternel

1 E. Durand, La périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion, op. cit., p.

26. 2 Ibid., p. 35. 3 Un autre vocable similaire est apparu plus tard (circumensessio) désignant un sens statique ou spatial et un sens

dynamique ou circulaire. Cette variante apparaît à la fin du XIIIe siècle et est diffusée par Th. de Régnon à la fin

du XIXe siècle. Cette interprétation est, d’après Durand, inacceptable dans le dossier patristique. Cf. E. Durand,

La périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion, op. cit., p. 37. 4 Cf. K. Barth, Dogmatique, tome 1/** (§ 8-12). Genève : Labor et Fides, 1953, § 9, p. 70. 5 E. Durand, La périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion, op. cit., p.

47. 6 J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu, op. cit., p. 220.

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291

habitent l’un dans l’autre, de sorte qu’ils sont un ».1 C’est la circulation de la vie divine qui les

distingue et les unit. On dépasse, ainsi, une théologie qui mettrait trop l’accent sur la monarchie

du Père. Pour Moltmann, la périchorèse aide, de surcroît, à éviter le subordinatianisme. Notons

que sa proposition s’inscrit dans le cadre d’un projet personnel de compréhension sociale de la

Trinité, comme lui-même l’a expliqué dans une conférence2 donnée à l’Institut Catholique de

Paris en juin 1999, et, finalement, clé épistémologique proposée aussi par K. Rahner, assure E.

Durant.

Prenons encore deux exemples, l’un chez W. Pannenberg et l’autre chez L. Boff.

Pannenberg accorde une grande importance à la réciprocité trinitaire et pour s’expliquer

emploie, lui aussi, la notion de périchorèse. Le nom du Père est relatif à celui du Fils et il peut

être même considéré comme étant dépendant du Fils, car c’est dans la croix du Christ que l’on

trouve l’expression de la réciprocité du Père et du Fils. C’est, en fait, une dépendance

réciproque. Compte tenu de l’action salutaire du Fils, pour Pannenberg, « c’est dans

l’eschatologie que réside la clé de la question de l’Unité dans la Trinité. En conséquence, un

concept comme celui de périchorèse n’est pas en lui-même une solution miracle »3, dit Durant.

Dans cette formulation, il faut souligner l’absence de l’Esprit ou, en tout cas, le peu de place

que l’auteur lui accorde. Terminons ce paragraphe, en citant cette fois-ci, un auteur latino-

américain, L. Boff, pour qui la périchorèse trinitaire serait une instance de libération. Un peu

dans la mouvance de Moltmann, Boff souhaite, en effet, établir une connexion explicite entre

la doctrine trinitaire et la société elle-même. C’est le titre de son ouvrage Trinité et société.

L’auteur aborde la question de la périchorèse dans une section qui traite la communion trinitaire

comme base pour la libération sociale et intégrale. Après avoir expliqué l’origine du mot, sa

relation avec la christologie et la trinité, Boff parvient à la question de la présence

périchorétique de la trinité en toutes choses. C’est parce que Jésus a prié, « Que tous soient un,

comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi » (Jn 17, 21), que toute la création est aussi destinée

à la glorification et à la libération totale. L’intégration trinitaire doit se manifester dans

l’histoire, dépassant toute rupture communautaire. Le modèle trinitaire doit donc corriger et

servir d’inspiration pour les sociétés contemporaines. Elle invalide également les modèles

1 Idem. 2 J. Moltmann, « Périchorèse : un mot magique de l’Antiquité pour une nouvelle théologie trinitaire »,

Transversalités – RICP 2000, 76, p. 145-161. 3 E. Durand, La périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion, op. cit., p.

84.

Page 291: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

292

capitalistes et individualistes qui exaltent l’individu et la domination. « La communion

trinitaire est source d’inspiration pour des pratiques sociales »1, affirme-t-il.

La réflexion de Panikkar n’est, à vrai dire, pas trop loin de celle des auteurs cités. La

Trinité Divine n’est pas un Etre Absolu, nous l’avons déjà vu, elle est relations constitutives.

Le tournant arrive lorsqu’il affirme que Dieu ne doit pas être pensé comme existant en dehors

de l’homme et du monde, car il en est la partie la plus intime, sans, pour autant, être identifié à

aucune. La périchorèse, chez Panikkar, est en relation avec le rythme de la réalité, c’est-à-dire

avec la totalité. Le rythme, pour qu’il soit tel, doit être un, s’il est brisé ou interrompu, il ne

l’est plus. Panikkar affirme : « Tout est imprégné par tout, comme une sorte de périchorèse

totale, comme les pères de l'Église envisageaient la divinité, et comme la plupart des cultures

traditionnelles ont compris l'univers tout entier ».2 Les « choses » sont les unes à côté des

autres, ou mieux encore, les unes dans les autres, comme dans la trinité divine, elles ne sont pas

des monades isolées. E. Durant3, suivant L. Thunberg4, conteste l’emploi que fait Panikkar de

ce vocable car, dit-il, il lui donne le sens d’une circularité ; il utiliserait donc le terme

circuminsessio (avec un « s ») et non pas circumincessio (avec un « c »). E. Durant se trompe

cependant, lorsqu’il affirme que, chez notre auteur, il est question de circuminsessio ; bien au

contraire, Panikkar affirme explicitement qu’il n’est question ni d’un processus « dynamique »,

ni « circulaire », car « la nature ultime de la réalité n’est ni extatique, ni dynamique, mais

épectasique »5, renvoyant à la voie moyenne de Grégoire et désignant avec ce vocable

(epextasis) le progrès toujours nouveau et inédit, constamment renouvelé. Chez Panikkar, il est

question d’être dans et non pas de circularité. Cela dit, la pensée de Panikkar est très complexe,

et l’on peut facilement en tirer certaines conclusions, alors que ce qu’il affirme peut avoir un

autre sens. Il est vrai que dans le livre La Trinité. Une expérience humaine primordiale,6 il

parle de la circumincessio comme étant une circularité mais, croyons-nous, c’est toujours dans

le sens d’une présence immédiate de l’un par rapport à l’autre. Ce qui est vrai, en revanche,

c’est que Panikkar ne veut pas non plus rester dans le sens donné par tel ou tel auteur, même

s’il s’agit d’un Père de l’Eglise. Il prend comme point de départ les termes employés par la

tradition, pour proposer ensuite une nouvelle voie, à la lumière, avant tout, de la situation de

1 L. Boff, Trinité et société, op. cit., p. 176. 2 R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 174. 3 Ibid., p. 38, note 1. 4 L. Thunberg, « ‘Circumincession’ once more : Trinitarian and Christological Implications in an Age of Religious

Pluralism », StPatr, 1997, XXIX, p. 364-372. 5 R. Panikkar, Le silence du Bouddha. Une introduction à l’athéisme religieux, op. cit., p. 264. 6 R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 93-94.

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293

notre société actuelle, et non pas exclusivement à partir d’une élucubration mentale et

spéculative. Jean Damascène établissait, nous l’avons vu, un parallèle entre la périchorèse

trinitaire et la périchorèse christologique. A son tour, Panikkar établit un parallélisme entre la

périchorèse trinitaire et celle qu’il appelle la Trinité Radicale. La critique de Durant pourrait,

éventuellement, être valable si nous restions dans le contexte de la tradition patristique ; ce

serait tout de même injuste et inapproprié de juger l’intuition de Panikkar à la lumière d’une

seule tradition, car il est évident que son objectif n’est pas d’en rester là, mais d’élargir l’horizon

de compréhension. On jugerait une pensée avec une grille épistémologique complètement

différente et étrangère à l’œuvre de notre auteur. Dans ce sens, Panikkar fait siens les mots de

Moltmann, tout en allant plus loin : « On ne peut plus se limiter au seul dialogue avec sa propre

tradition, sans apparaître précisément comme ‘limité’. On doit, autant qu’il est humainement

possible, prendre connaissance des autres traditions chrétiennes, et intégrer sa propre tradition

comme contribution à une communauté œcuménique plus large ».1 En effet, le théologien

espagnol ne souhaite pas rester dans la tradition chrétienne ; il veut, comme nous l’avons déjà

dit, faire une lecture globale qui intègre toutes les cultures et religions, il souhaite porter le

dialogue à son point le plus radical.2 Panikkar est, croyons-nous, le principal représentant du

théologien qui cherche la métanoïa, le changement, la mutation3 tant annoncée et prêchée par

ailleurs.

Il est, maintenant, évident que notre auteur veut introduire une nouvelle interprétation

de la notion de périchorèse. En effet, ce qui est dit de la Trinité Divine, dans un contexte

exclusivement chrétien, est dit maintenant de la réalité tout entière. La nouveauté se trouve

donc dans le fait d’avoir tissé un lien entre la Trinité Divine et la réalité elle-même. Les

relations dans la trinité immanente forment une partie intégrante et inséparable de toute la

réalité, laquelle est, elle-aussi, composée de relations. C’est, encore une fois, ce que le

théologien espagnol nomme la « Trinité Radicale », manifestée comme un invariant

théanthropocosmique. Essayons de comprendre ce dernier point.

1 J. Moltmann, Trinité et royaume de Dieu, op. cit., p. 10. 2 Sur ce point, voir R. Panikkar, Le dialogue intrareligieux. Paris : Aubier, 1985 ; Sobre el diálogo intercultural.

Salamanque : Ed. San Esteban, 1990 ; « A self-Critical Dialogue », The Intercultural Challenge of Raimon

Panikkar, édité par Joseph Prabhu, Maryknoll. N.Y. : Orbis, 1996, p. 227-291 ; « Religión. Diálogo

interreligioso », J.J. Tamayo, C. Floristán (dirs.), Conceptos fundamentales de cristianismo. Madrid : Trotta, 1993,

p. 1144-1155. 3 E. H. Cousins dit que Panikkar est un « mutational man », car la mutation qu’il annonce a déjà eu lieu en lui. Il

affirme, en outre, que la théologie systématique, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, n’a pas d’avenir ; cf. E. H.

Cousins, « Raimundo Panikkar and The Christian Systematic Theology of The Future », Cross Currents, 1979,

vol. 29, n° 2, p. 143-155.

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294

4.2 L’invariant théanthropocosmique ou cosmothéandrique

Panikkar affirme que la Trinité est une intuition universelle, elle est présente dans

pratiquement toutes les cultures, bien que de manière « homéomorphique », c’est-à-dire sous

une forme similaire. J. Marchal semble être d’accord avec lui.1 En effet, tant les Rig Veda, les

trois joyaux du bouddhisme et du jaïnisme, le taoïsme, les Upanishad, que la culture égyptienne,

voire la grecque, affirment que la triade est la forme parfaite de toute chose. Le chiffre « trois »

semble être un invariant, une constante dans toutes les cultures et dans toutes les religions. Il

en va de même de l’idée du relativisme. Panikkar appelle ceci l’invariant théanthropocosmique

ou cosmothéandrique.2

Il n’est pas difficile de confirmer cet invariant dans la théologie chrétienne. Il suffit de

revisiter la doctrine des vestiges d’Augustin, ou la théologie de la création des Pères grecs, voire

la doctrine de l’appropriation des Pères latins et des scolastiques. Cependant, retrouve-t-on ce

même schéma ailleurs, si bien que l’on puisse affirmer, comme le fait Panikkar, qu’il s’agit

d’un invariant humain et/ou culturel ? Panikkar découvre une similitude dans la conception

hindoue de la divinité appelée sat-chit-ananda, comme nous le rappelle W. Cenkner3 et aussi

J. Marchal.4 En effet, sat est la vérité du Père, chit est la conscience, la connaissance ou la

sagesse du Fils et ananda la joie créatrice ou la béatitude de l’Esprit. Sat, Chit et Ananda ne

font qu’un en Dieu. En outre, aussi bien R. Panikkar que E. Cousins5 parlent du bouddhisme

comme étant la religion du Père (la dimension profonde de la Trinité), de l’hindouisme comme

religion de l’Esprit (la dimension unificatrice de la Trinité) et de l’islam, du judaïsme et du

christianisme comme religions du Monde (la dimension relationnelle de la Trinité). Il faudrait

aller à l’intérieur même de ces religions pour confirmer la proposition. C’est bien ce qui a été

fait par Panikkar avec l’hindouisme et le bouddhisme. Ainsi, Nirguna Brahman reflète la

source divine ; Saguna Brahman l’aspect relationnel du sacré manifesté en Krishna, ou Shiva,

ou Vishnu, toutes images du Fils et l’atman, représentant la divine Immanence et l’aspect créatif

1 « La plupart des traditions religieuses ont reconnu le nombre trois comme la marque archétypique du divin qui

se manifeste » ; cf. Jamais deux sans trois. Le Grand Troisième dans les relations humaines. Paris : A.L.T.E.S.S.,

1996, p. 16. Un exposé clair sur cette question se trouve dans S. Rinpoché, Le Livre tibétain de la vie et de la

mort. Paris : Editions de la Table ronde, 1993. 2 R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 268. 3 Voir W. Cenkner, « Interreligious Exploration of Triadic Reality : The Panikkar Project », Dialogue & Alliance,

Fall 1990, vol. 4, N° 3, p. 72. 4 J. Marchal, Jamais deux sans trois. Le Grand Troisième dans les relations humaines, op. cit., p. 18. 5 R. Panikkar, The Trinity and the Religious Experience of Man : Icon, Person, Mystery. New York & Londres :

Orbis Book & Darton, Longman & Todd, 1973, p. 11 ; cité par W. Cenkner, art. cit., p. 73.

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295

et unificateur de la divinité, à savoir, l’Esprit. Il en va de même de l’accès à la Trinité. On fait

expérience du Père comme source et silence à travers la sagesse (jnanamarga), du Fils comme

amour (bhaktimarga) et de l’Esprit comme action ou altruisme social (karmamarga). Ceci est

confirmé par le mystique hindou Sri Aurobindo Ghose1, ainsi que par Nalili Devdas.2 Ce

dernier met en parallèle la proposition de Panikkar avec celle du mystique Aurobindo et celle

de Radhakrishnan. L’intuition de Panikkar sur l’invariant théanthropocosmique est donc

confirmée par ces deux auteurs, connaisseurs tous deux du monde hindou et bouddhiste. Peut-

on en dire encore plus ?

Il y a encore, sans doute, beaucoup à dire. Nous ne pouvons cependant pas trop nous

attarder sur ce point ; ajoutons que J. Marchal, suivant une tradition connue, à savoir, celle de

G. Dürckheim, affirme que le « Grand Troisième »3 fait partie des éléments agissant partout

dans le monde et faisant de lui un tissu de relations. Il s’agit d’un élément de la triade qui unifie

tout ce qui est dispersé, différent ou changeant. C’est le principe unificateur et de Vie de

l’univers – rôle que joue l’Esprit Saint dans la pensée de Panikkar – qui relie, en outre, tous les

êtres. « Il n’y a d’harmonie, de beauté et de vérité dans le monde qu’en Lui et par Lui : dans la

nature, comme dans la culture, dans la science comme dans l’art, dans la pensée comme dans

les sentiments, dans l’incommensurablement petit (monde infra-particulaire) comme dans

l’immensément grand (nébuleuses et galaxies). Dans ces domaines, c’est l’Esprit, le Grand

Troisième, qui fonde et anime la réalité des relations »4, dit J. Marchal, suivant une autre

tradition mystique, à savoir, celle de Lanza del Vasto.

Il paraît évident qu’il existe une vieille tradition, à coloration mystique, concernant la

triade ou le chiffre trois dans les religions et les cultures les plus diverses du monde, notamment

dans la tradition orientale hindoue et bouddhiste. Les quelques références que nous avons

livrées ne sont certainement pas suffisantes pour affirmer ou infirmer l’information fournie par

Panikkar, mais, si Moltmann se permet de faire appel aux traditions les plus diverses,

notamment la tradition juive, pour défendre sa position, pourquoi Panikkar ne pourrait-il pas

s’inspirer d’une autre tradition ? Ses affirmations concernant la tradition asiatique sont sans

doute correctes, il faudrait vérifier dans d’autres traditions – africaine, indo-américaine, par

exemple – si cela est aussi vrai. Dans tous les cas, même si cela n’en était pas ainsi, on peut

1 Arabind Basu, « Sri Aurobindo on Christ and Christianity », Neo-Hindu Views of Christianity. Leiden : E. J.

Brill, 1988, p. 185-198 ; cité par W. Cenkner, art. cit., p. 84, note 12. 2 Voir l’intéressant article de N. Devdas, « The Theandrism of Raimundo Panikkar and Trinitarian Parallels in

Modern Hindu Thought », Journal of Ecumenical Studies Philadelphia, 1981, vol. 17, n° 4, p. 606-620. 3 J. Marchal, Jamais deux sans trois. Le Grand Troisième dans les relations humaines, op. cit., p. 21. 4 Ibid., p. 22. Voir aussi Lanza del Vasto, Eclats de vie et pointes de vérité. Paris : Denoël, 1973.

Page 295: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

296

prendre comme point de départ la révélation et la praxis des premières communautés

chrétiennes. La religion chrétienne doit être définie comme une religion trinitaire. Le Dieu des

chrétiens n’est pas Un mais Trois ; non pas qu’il y ait trois dieux, mais ce Dieu unique se

manifeste comme étant des relations constitutives et inséparables entre ces trois principes ou

personnes. C’est, sans doute, une révélation majeure de la religion chrétienne.

Venons-en au terme « cosmothéandrique », employé, très certainement, par estime et

respect de la tradition chrétienne orthodoxe qui parle de « théandrisme », notamment lorsqu’elle

souligne la divinisation de l’homme, connue comme theopoïèsis ou theôsis. Le théandrisme

représente, sans aucun doute, un pas important vers l’unité et vers la compréhension de

l’homme comme ayant une capacité infinie, en lien avec Dieu. Dieu est, pour le théandrisme,

la fin de l’homme. Néanmoins, à ces deux réalités (Dieu et homme), Panikkar a voulu en

rajouter une autre qui a été longtemps méprisée et oubliée par ceux1 qui considéraient la matière

comme un symbole du mal ou du provisoire, à savoir, celle du cosmos. Le théologien espagnol

dit vouloir « racheter » la matière, car elle est l’une des dimensions de la réalité, au même titre

que la divine et l’humaine. D’où le troisième élément : le « cosmos ».

Il faudrait alors dire un mot sur le néologisme : « cosmothéandrique ». Ce vocable

renvoie au « cosmos », à « theos » et à l’« aner (andros) ». Les deux premiers ne font pas

problème, chacun d’eux a un cadre bien précis. Il s’agit, en effet, du monde, d’une part, et de

Dieu ou de la divinité, d’autre part, bien que cette dernière mériterait une précision. Le

troisième, en revanche, peut susciter, pour le moins, un certain étonnement. En effet, il est

couramment accepté que le vocable grec « anthropos » signifie « homme » dans le sens d’ « être

humain », tandis que « aner (andros) » s’emploie plutôt pour désigner l’homme, par opposition

à la femme. Panikkar choisit ce dernier, dit-il, car le premier, au moment d’être mis ensemble

avec les autres, a le désavantage d’être un peu cacophonique. Ce n’est pas, cependant, la seule

raison ; il ajoute que ce mot – aner – peut être utilisé aussi dans le premier sens, c’est-à-dire

pour désigner l’ensemble « homme et femme », comme cela se faisait avant Homère et se fait

encore dans un bon nombre de mots composés, comme l’attestent P. Chantraine et M. A.

Bailly.2 Pour Panikkar, le sens originel du mot est donc général, « aner » désignerait tant

l’homme que la femme. C’est donc dans ce sens qu’il faudrait le comprendre.

1 Y compris un certain nombre de chrétiens qui méprisaient (méprisent encore ?) le corps et la matière, à l’origine,

comme il a été dit dans la première partie de cette recherche, de l’actuelle crise écologique. 2 Ceci est attesté par P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Paris :

Klincksieck, 2009, p. 84-85. Il en va de même pour M. A. Bailly, pour qui le mot peut signifier : 1) Homme, par

opposition à femme, 2) Epoux, 3) Homme, par opposition aux dieux, 4) Homme fait, par opposition aux jeunes,

Page 296: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

297

Cela dit, Dieu, Homme et Matière conformeraient les trois aspects du réel, intimement

connexes, à tenir toujours ensemble. Dans ce contexte, Dieu ne doit être pensé ni comme étant

purement transcendant, ni exclusivement immanent. Il est transcendant et immanent à la fois.

Ceci nous permet de faire un pas de plus pour rentrer dans la compréhension de cette intuition.

Voici ce que notre auteur appelle « les piliers » de cet invariant humain, culturel et religieux.

Panikkar assure, premièrement, que tous les êtres possèdent une dimension abyssale, à

la fois immanente et transcendante. Ils n’ont pas de limites, sont inépuisables, « infiniment

immanents ».1 Il y a, dans tous les êtres, une dimension de mystère qui renvoie à l’infinitude.

C’est ce que Panikkar appelle la dimension divine, constitutive de toutes choses.

Deuxièmement, tous les êtres réels sont pensables. On ne peut ni parler ni affirmer quoi que ce

soit qui ne soit pas en relation avec notre conscience. Notre auteur cite l’exemple d’un

hypothétique corps astronomique dont la constitution chimique ne serait pas connue et qui

tournerait autour d’un soleil inconnu. Ceci n’a de sens, dit-il, que dans mesure où celui qui

parle le fait selon un certain nombre de paramètres connus que l’on projette sur une hypothèse.

L’intuition cosmothéandrique déclare que les trois dimensions de la réalité ne peuvent pas être

réduites à leur individualité. Le monde matériel et l’aspect divin sont pénétrés par la conscience

et sont coextensifs à elle. Tout ce qui existe est donc pensable et cognoscible. C’est la

dimension humaine de la réalité. Troisièmement, Panikkar affirme que tout être est dans le

monde et partage sa sécularité. Il n’y a rien dans la conscience humaine qui ne soit pas dans le

monde. C’est la dimension matérielle de la réalité. Pour le théologien espagnol, une « vérité

métaphysique – quelle qu’elle soit – n’est vraie que si elle est kataphysique ».2 Il prétend ainsi

rehausser le caractère séculier de la réalité. La réalité n’est pas que temps, elle est aussi espace.

Tout se trouve donc dans ces paramètres : l’espace et le temps, il n’y a rien en dehors de ces

principes. La question du temps a déjà été abordée, il vaut la peine de s’arrêter brièvement sur

celle de l’espace.

5) Homme, en tant qu’individu, comme dans certains textes de Platon ; cf. Dictionnaire Grec-Français, op. cit.,

p. 159-160. 1 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 82. 2 Ibid., p. 85.

Page 297: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

298

La sécularité sacrée

Comme Moltmann1, Panikkar considère qu’aussi bien la question trinitaire que

l’écologique doivent prendre en compte les dimensions temporelle et spatiale. Sécularité est le

mot que le théologien espagnol utilise pour désigner tout ce qui existe, qui inclut « les êtres et

la possible source de l’Etre »2, sans que l’on puisse le réduire au seul monde matériel, car il

s’agit du monde vivant, de la force vitale de l’univers.

Sécularité n’est pas sécularisation, même si l’on peut dire que notre auteur est l’un des

premiers à voir positivement cette dernière. La sécularisation, nous le savons, est le processus

historique par lequel les institutions religieuses ont été dépouillées de leurs richesses, de leur

pouvoir et des droits qu’elles avaient auparavant. Il faut également distinguer la sécularité du

sécularisme qui prétend que le monde empirique est tout ce qui existe et que, par conséquent,

la transcendance est une illusion.

La sécularité dont parle Panikkar renvoie à « la structure temporelle indestructible du

monde ».3 Si le temps n’existe pas sans les choses temporelles, de même la sécularité ne peut

pas être dite sans les choses matérielles. La sécularité est le seul scénario possible où va se

jouer le destin de tout ce qui existe. Ce n’est pas une chose « périphérique », elle est au centre

même de tout. Dans ce sens, il ne faut pas attendre un monde meilleur dans un endroit idyllique.

Panikkar refuse de parler d’une eschatologie qui prône un ciel où tous les maux vont disparaître.

C’est ici et maintenant que tout se joue. Cette vision des choses met en question ou oblige à

repenser, bien entendu, un certain nombre d’acquis de la tradition théologique, notamment la

notion d’eschatologie.4 Tout semblerait indiquer que notre auteur veut supprimer ce « ciel

nouveau » annoncé par les Ecritures et tant prêché par les Eglises chrétiennes. Or, il n’en est

pas ainsi. Nous croyons que le souhait du théologien espagnol n’est autre que de redonner de

la valeur à la matérialité, au cosmos, au moment présent, en faisant d’elle une partie essentielle

et inséparable d’une même et unique réalité. Nous reviendrons plus loin sur la question de

l’eschatologie.

1 Voir les deux ouvrages cités dans cette recherche, à savoir, J. Moltmann, Trinité et royaume de Dieu.

Contributions au traité de Dieu, op. cit., et J. Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création,

op. cit. 2 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 26. 3 Ibid., p. 32. 4 Sur ce point, voir, entre autres, la remarque faite par Kim Kyong Jae : « At this point, we can realize that, in

Panikkar’s cosmotheandrism, the eschatological fulfilment of orthodox faith has diminished » ; cf. K. K. Jae, « The

Cosmotheandric Vision in the Third Millennium », Exchange, 1999, 28, 4, p. 356.

Page 298: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

299

Reprenons l’idée de sécularité. Elle est même dite sacrée, car elle a besoin d’un

fondement solide. La sécularité défend le caractère ultime de la temporalité. Dans la

perspective de Panikkar, la sécularité sacrée ressemble à la tragédie grecque qui faisait

intervenir les dieux dans les affaires humaines. La sécularité sacrée ne nie pas l’existence des

« dieux », mais elle ne les situe pas non plus dans l’Olympe intouchable et inaccessible du

panthéon grec. La sécularité sacrée propose de les « voir » comme faisant partie d’une même

et unique aventure. C’est pour cela qu’il parle d’une transcendance immanente, c’est-à-dire

que le locus de la divinité n’est pas l’Ouranos, mais le cœur même des choses. Tout ce qui

existe a une dimension transcendante, comme il a déjà été dit. La société actuelle est centrée

sur l’homme lui-même, elle est dans l’anonymat et la dépersonnalisation, si bien qu’elle a

construit une organisation artificielle et non pas un organisme vif qui se régénère par ses propres

forces. Le système technologique est mécanique et non pas animiste, il ne donne aucune place

à la conscience, les rythmes naturels ont été abandonnés. Panikkar est convaincu que la religion

doit faire un effort important de lecture et de participation dans le monde, elle ne doit pas se

résigner aux seules solutions techniques. Pour lui, l’objet de la religion1 ne doit pas être Dieu,

mais l’homme en tant qu’individu, certes, mais aussi en tant que société, en tant que

microcosme et élément constitutif de la réalité. Comme nous le verrons plus loin, le théologien

espagnol prône un certain retour à l’animisme. Nous y reviendrons.

Qu’est-ce que tout cela veut dire, au juste ? Panikkar affirme, radicalement, qu’un Dieu

sans le monde n’est pas un Dieu réel, il n’existe même pas. Il souligne que la dimension

cosmique n’est pas un simple et superflu appendice des autres dimensions de la réalité, mais

une partie également importante du tout. Notre auteur veut dire ainsi qu’un être purement

immatériel n’est qu’une abstraction, autant qu’un être uniquement matériel. Il n’existe pas

d’âme sans corps ni de dieux désincarnés. Il n’y aurait pas non plus de matière, d’énergie ni de

monde spatio-temporel sans les dimensions consciente et divine.

Voilà donc les piliers de cet invariant humain, principes de base du cosmothéandrisme.

Cela étant dit, quel rapport existe-t-il entre la Trinité Divine et la Trinité Radicale ? Comment

Panikkar pense-t-il ces « deux Trinités » ? Doivent-elles être comprises comme étant

indépendantes ou, plutôt dépendantes l’une de l’autre ?

1 Voici une phrase révélatrice de la pensée de notre théologien : « La vie sur la terre peut ne pas être le destin final

de l’homme d’après certaines religions, mais même les doctrines de ‘vie éternelle’ et de transcendance du ‘karma’

dépendent du fait de l’existence réelle de cette vie terraine. Si la planète est menacée ou est annihilée, celle-ci peut

ne pas être une tragédie finale, mais elle sera, sans doute, une préoccupation religieuse universelle » ; cf. R.

Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 71.

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300

Lorsque la tradition théologique a réfléchi sur la Trinité, trois approches semblent avoir

été faites. D’abord, on a pensé la Trinité ad intra, c’est-à-dire dans sa vie propre. C’est ce que

l’on appelle la Trinité immanente. Le Père a été reconnu comme étant le créateur, le Fils comme

celui qui rachète et l’Esprit comme celui qui ramène l’humanité à Dieu. Panikkar n’adhère pas

à cette vision. Ensuite, la Trinité a été aussi abordée en tant que révélation ou manifestation ad

extra. C’est ce que l’on nomme la Trinité économique ou transcendante. Selon cette

perspective, nous serions des vestiges, des traces, ou encore mieux, des images de la Trinité.

C’est bien connu que K. Rahner1 a été le premier à assurer que la Trinité immanente est aussi

la Trinité transcendante. Le théologien espagnol se permet de proposer une troisième voie ou

manière de concevoir ce mystère. C’est ce qu’il appelle la « Trinité Radicale » que nous avons

déjà mentionnée maintes fois, sans avoir encore explicité le sens. Cette Trinité, affirme l’auteur,

« abolit l’abîme, le hiatus, la coupure que les deux autres théories maintiennent entre création

et créateur – sans pour autant les confondre ».2

La Trinité Radicale inclut le devenir matériel, le cosmos et l’homme, par le Christ. Le

monde n’est pas issu d’un besoin quelconque que Dieu aurait éprouvé d’être loué et adoré. Le

mystère divin est trinitaire depuis le commencement et, dans ce mystère, est inscrite de tout

temps la réalité matérielle et humaine. La réalité est, en termes chrétiens, Père, Christ et Saint-

Esprit. C’est dans ce « Christ » qu’est compris ce que nous appelons la création, sachant que

Panikkar refuse de parler de création3, car pour lui elle fait allusion à une dégradation

ontologique. Ce Christ croît jusqu’à devenir le plérôme, la plénitude dont parlent quelques

textes du Nouveau Testament (1 Co 1, 19, Ep 1, 23). Il y a, ici, une question délicate que nous

n’allons pas aborder directement dans ce travail et que nous avons déjà mentionnée

brièvement.4 Il s’agit, en effet, de l’affirmation de Panikkar qui dit que le Christ est Jésus, mais

celui-ci n’épuise pas le Christ. Ce qui nous intéresse, en ce moment, pour notre propos, c’est

1 Cf. Supra p. 272. 2 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 117. 3 Il utilise quand même le terme ; concernant l’origine du cosmos, il explique qu’il n’est pas question d’un Dieu

créateur sur lequel nous jetons toutes les énigmes de l’homme. Le commencement est un problème mal posé, car

même les termes « commencement » et « début » renvoient à la temporalité. Pour Panikkar le récit de la Genèse

n’est pas un récit de création, ce sont là des interprétations littérales et rationnelles. Le commencement du cosmos

n’a rien à voir avec un « temps zéro ». Ce commencement ne fait que pointer du doigt le fondement, la base, la

matière ultime. La création n’est pas quelque chose du passé mais du présent. Le « fiat » de Dieu n’est pas une

action temporelle, c’est l’action tempiternelle de Dieu. « Dieu n’est pas seulement au début et à la fin du monde ;

il crée toujours et tous les jours dans la mesure où l’univers est, subsiste et se développe ». Pour plus

d’informations sur cette question, cf. R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 117 et suivantes. 4 Ce thème a été abordée dans notre mémoire de Master, dans le cadre du dialogue interreligieux, nous y

renvoyons le lecteur intéressé ; cf. J.C. Valverde, La christophanie chez Panikkar. Mémoire de Master.

Strasbourg : 2013.

Page 300: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

301

la relation tissée entre la Trinité Divine et la Trinité Radicale. Christ est le pont entre l’une et

l’autre. Il est la révélation de ce qu’est l’homme, mais aussi de ce qu’est Dieu. Pour notre

théologien espagnol, le Christ, le Logos, est incarné depuis le commencement, bien que dans

l’histoire il n’apparaisse qu’à la plénitude des temps, il n’est donc pas d’abord un être

historique ; il transcende sa matérialité. C’est pour cela que l’on pourrait affirmer que l’homme

et le cosmos existent, depuis toujours, dans le Christ. Cela pourrait être illustré

schématiquement comme ceci :

Voilà la relation étroite entre ce qui pourrait paraître « deux Trinités » mais qui ne sont,

en fait, qu’une seule et même réalité. Ayant tout cela à l’esprit, nous pouvons, à présent, faire

le dernier et plus important pas de notre travail, à savoir, expliciter l’intuition

cosmothéandrique, base, avons-nous dit, de toute la pensée de notre auteur.

4.3 Intuition cosmothéandrique ou Trinité Radicale

Trois dimensions donc d’une unique réalité ou « triple inter-in-dépendance »1 ; voilà le

cœur de la pensée de notre auteur.2 Sans nier les différences, le principe cosmothéandrique

veut souligner la relation intrinsèque qui existe entre ces trois dimensions. Si elles sont

déconnectées, on court le risque de tomber dans des extrémismes. En effet, pour notre auteur,

un theos isolé conduit au nihilisme absolu, un anthropos autosuffisant et absolu porte vers

l’humanisme anthropocentrique et un kosmos, seule réalité également absolue, devient

1 Expression celle-ci inspirée, selon l’auteur, par la périchorèse trinitaire chrétienne, la pratītyasamutpāda

bouddhiste et le karma cosmique hindou ; cf. R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 276. Cette notion

renvoie également au principe de non-contradiction et l’ontonomie. 2 C’est bien ce que pensent la plupart des auteurs ; voir, entre autres, F. X. D’Sa, « The Significance of Panikkar’s

Cosmotheandric Vision », Cirpit Review, mars 2011, n° 2, p. 27.

Père Esprit-Saint

Christ

Homme Monde

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302

matérialisme angélique.1 Le souhait de notre auteur est de mettre fin à l’abîme insurmontable

qu’il y avait (qu’il y a ?) entre le monde divin et le monde tout court (dont feraient partie l’être

humain et le cosmos). Enfin, il veut montrer une réalité harmonieuse et en relations constantes

et constitutives, sans centres ni têtes de l’ensemble. Cette proposition justifierait la participation

de la théologie dans le domaine de l’écologie. En effet, la théologie peut se permettre de prendre

la parole parce que les dimensions divine, humaine et matérielle ne font qu’une seule « entité »,

même si elles peuvent être pensées et décrites séparément. Il faut également dire que, pour

notre théologien, l’intuition cosmothéandrique doit être avant tout vécue comme une

expérience2, avant d’être une formulation théorique. En ceci R. Panikkar rejoint, comme nous

l’avons déjà dit, la pensée de A. Næss sur l’écophilosophie et l’écosophie, et celle de H.

Skolimowski, dans son Eco-philosophie et Eco-théologie. L’écosophie se veut, avant tout, une

praxis. Il en va de même de l’intuition de Panikkar.

La première intuition de Panikkar, même si elle restait encore un peu vague, était celle

de l’Etre. Nous ne reviendrons plus sur ce point. La deuxième et plus importante est celle de

la conscience. L’être humain est le seul à être conscient de tout ce qui l’entoure, des choses

extérieures à lui. Il est le seul à savoir qu’il sait. En bref, la structure cosmothéandrique de la

réalité n’est pas une constitution monarchique prévue par un theos suprême, ou un désordre

anarchique. Ces trois dimensions sont reliées par une connexion ontonomique qui n’est ni

causale ni logique mais constitutive du véritable ordre de la réalité. C’est ce que notre auteur

appelle « le Rythme de l’Etre ». Les choses, l’Homme et Dieu sont interdépendants et

connectés, mais leur lien n’est déterminé par aucun des trois éléments de manière indépendante.

Essayons maintenant de décrire chacune de ces dimensions. Notons qu’il n’y a apparemment

pas un ordre spécifique à suivre ; on pourrait commencer aussi bien par Dieu que par le Monde

ou par l’Homme. Nous suivons donc ici l’ordre imposé par l’auteur dans son texte La intuición

cosmoteándrica. Il ne faut pas oublier, non plus, que nous sommes dans le symbolique ; Dieu,

Homme et Monde représentent les principes de son intuition. Dans la réalité cosmothéandrique,

chaque élément doit être compris d’une manière particulière.

1 Nous ne nous arrêtons pas davantage sur ce point, le lecteur intéressé peut lire R. Panikkar, Vision trinitaire et

cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos. Paris : Cerf, 2013, p. 167-172. 2 Ibid., p. 161.

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303

4.3.1 Le Monde ou la dimension matérielle

Il y a, d’abord, le Monde ou dimension matérielle. Cette dimension permet un premier

accès, basique, à la réalité. Il ne désigne pas simplement l’habitat ou un quelconque endroit

extérieur à l’homme lui-même. « Tout ce qui existe a une relation constitutive avec la

matière/énergie et l’espace/temps »1, affirme notre auteur. Panikkar conçoit en effet le Monde

comme le « corps majeur »2 que l’on ne peut apercevoir que d’une manière imparfaite. Ce

concept renvoie, sans doute, à la vieille idée du monde comme macrocosme, présente aussi bien

en Orient (principe d’équilibre taoïste ou l’image de Ganesh dans l’hindouisme) qu’en

Occident, et dont Panikkar aurait pu s’inspirer. Ainsi, elle serait présente dans le Timée de

Platon et chez Pythagore. Ce dernier établit, par exemple, une analogie entre les saisons et les

quatre âges de la vie humaine. Paracelse3, lui aussi, en 1571, parle du macrocosme comme

n’étant que la partie visible du tout. Il en va de même au niveau scientifique où l’on développe

de plus en plus la notion d’infini. L’Homme et le Monde entretiennent donc des relations

constitutives, ils ne sont pas deux réalités séparées ; ils partagent la vie, l’existence, l’être,

l’histoire et un même destin. L’Homme est un « speculo », un miroir, une image de ce « corps

majeur ». Cela fait qu’il n’y a pas de Monde sans Homme, ni d’Homme sans Monde.

La dimension matérielle de la réalité n’est pas isolée, elle est en relation constitutive

avec les autres deux dimensions : Dieu et Homme. Pour Panikkar, il est urgent que l’homme

récupère les liens qu’il avait avec le Monde. Le Monde n’est pas seulement matière ou énergie

qui se convertit, il est vivant4, il est en constant mouvement et, comme l’homme lui-même, il

possède un « plus », un « quelque chose » qui va au-delà de la matérialité. Il n’est donc pas un

simple morceau isolé de matière et d’énergie, il est une dimension de l’unique réalité. Les

crises écologiques que nous connaissons trouveraient leur origine dans une relation utilitariste

au monde. Celui-ci a été réduit aux chiffres.

Comment le Monde est-il en relation avec les autres dimensions de la réalité ? Essayons

de comprendre cela avec un exemple. Pourrait-on dire qu’une pierre est vivante ? Si oui, dans

quel sens ? Pourrait-on dire, de surcroît, que cette pierre est divine ou qu’elle est consciente ?

Panikkar distingue deux niveaux différents. D’abord, le niveau de la pierre dans sa singularité.

1 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 85. 2 Ibid., p. 95. 3 Paracelse, La grande astronomie ou la philosophie des vrais sages, Philosophia Sagax, (1571). Paris : Dervy,

2000, p. 102, 105 et 114. 4 Panikkar reprend, sans doute, une partie de l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock qu’il mentionne, par ailleurs, dans

son texte La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 166.

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304

Dans ce sens, la pierre est vivante avec sa propre vie, ce qui ne permet pas de dire que cette vie

singulière est celle d’un animal. La vie semble être comprise ici comme ce qui est commun à

tous les êtres, non pas comme quelque chose de donné seulement à ceux que l’on appelle êtres

vivants. On retrouve une idée similaire chez T. de Chardin lorsqu’il parle du « Dedans des

choses »1 et de la « Montée de Conscience »2. Toutes les choses portent en elles-mêmes une

énergie qui les fait avancer, évoluer vers des instances supérieures. La pierre montre ainsi, pour

Panikkar, une sorte de conscience – non pas d’auto-conscience – comprise comme la réaction

ou l’attraction des autres êtres vis-à-vis d’elle-même. Bien entendu, cette conscience n’est pas

celle de l’être humain. Notre pierre montre aussi la dimension divine dans la mesure où elle

cache « quelque chose de plus » que l’homme ne peut pas saisir. La pierre ne peut pas être

réduite à sa pure matérialité. Le deuxième niveau est celui de la réelle individualité de la pierre

en question. Une pierre isolée n’existe pas, elle est en contact avec tout ce qui l’entoure. On

revient ainsi à la proposition de Panikkar : il n’y a rien qui échappe à la relationalité. Une pierre

n’existe pas « réellement » sans Dieu et sans l’Homme. Pour que l’on puisse arriver à ce point,

dit notre auteur, il faut la connaissance symbolique (l’intuition, la foi, la sagesse), additionnée

à l’épistémologie conceptuelle. Panikkar plaide pour la récupération d’une expérience non

dualiste, manifestée dans l’approche symbolique que nous venons de décrire. Cette approche

ou connaissance symbolique voit le monde comme le « Corps de Dieu », découvre dans

l’univers « l’image du Divin ».

Bref, qu’est-ce qu’une pierre ? C’est, d’abord, l’objet sensible que l’on tient dans ses

mains et que l’on peut voir avec les yeux. Elle est, ensuite, aussi tout ce qui fait que la pierre

soit pierre. Panikkar reprend ici, nous semble-t-il, l’idée aristotélicienne de l’essence de la

pierre, de tout ce qui est sous-jacent à la pierre et qui fait qu’elle est cet objet et non pas un

autre.

Le Monde est, disions-nous, aussi en lien avec Dieu. Un Monde sans l’élan divin, sans

la force intérieure qui le pousse à aller chaque fois plus loin, n’est pas le monde que l’homme

habite. Dieu « touche » aussi la matérialité du Monde, il en fait partie. Pour reprendre

l’exemple de la pierre, on peut dire que cette pierre a des aspects qui nous échappent, elle n’est

pas totalement transparente, elle fait résistance. Cette résistance, cet aspect flou ou non

1 P. Teilhard de Chardin, Le phénomène humain. Paris : Seuil, 2007, p. 41-42. 2 Ibid., p. 143.

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transparent, ces égards mystérieux, tout cela est compris par Panikkar comme la dimension

divine de cette pierre, en particulier, ou du monde en général.

4.3.2 Le Theos ou la dimension divine

La dimension divine représente, dans la réalité cosmothéandrique, l’ « impénétrable

liberté », l’ « indétermination absolue ». Ce serait, dans les termes, une nouvelle fois, de T. de

Chardin, l’incessante tendance de la réalité d’aller toujours vers des formes plus complexes et

développées.1 C’est la dimension la plus profonde de la réalité, affirme F. X. D’Sa.2 La divinité

symbolise ce qu’il y a d’inépuisable dans tous les êtres. La recherche de paix, de joie, de

bonheur, de beauté, de justice, etc., n’a pas de limites. C’est pour cela que cette dimension

renvoie à l’espérance. Par ailleurs, le theos, nous l’avons vu, ne doit pas être compris ici comme

l’Autre Absolu, non plus comme l’égal à nous. Pour le théologien espagnol, ce theos est « le

Je unique et ultime ». L’homme fait l’expérience de la profondeur de son propre être, des

inépuisables possibilités de relation, de son caractère non fini, car il n’est pas un être fermé.

L’homme sait qu’il y a une dimension en lui qu’il ne peut pas manipuler, c’est, encore une fois,

un « plus » qui n’est pas visible. Ce « plus », cette dimension inépuisable de toutes choses,

c’est la dimension divine. Il y a « quelque chose de plus » aussi bien chez l’Homme que dans

le Monde. C’est le caractère de liberté ou d’infinitude de tout ce qui existe.3

Dieu, dans l’intuition cosmothéandrique, n’est pas que le Dieu de l’Homme, il est aussi

le Dieu du Monde, ce qui veut dire qu’il a des fonctions cosmologiques. Il est ce plus et meilleur

du Monde et de l’Homme. Ils sont tous deux inachevés, ils doivent encore grandir. Ils évoluent

tous deux vers quelque chose de meilleur. La science, nous le savons, a proposé depuis Darwin,

la théorie de l’évolution. Panikkar élargit le champ de compréhension, si bien que pour lui,

maintenant Dieu doit être pris en compte dans cette évolution. Non pas que Dieu doive évoluer,

mais que la compréhension que l’Homme a de Dieu doive s’adapter aux nouvelles conditions.

Panikkar rejoint, semble-t-il, H. Skolimowski, lorsqu’il affirme que la notion de Dieu doit

également évoluer. Une meilleure compréhension de l’Homme et du Monde doivent, sans

doute, faire évoluer la compréhension de la divinité. Dans tous les cas, Panikkar ne parle pas

1 « Historiquement, l’étoffe de l’Univers va se concentrant en formes toujours plus organisées de Matière », P.

Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, op. cit., p. 37. 2 Voir F. X. D’Sa, « The Significance of Panikkar’s Cosmotheandric Vision », art. cit., p. 31. 3 « Dimension dernière » ou « dimension de mystère » de G. Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la

civilisation moderne – l’université et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p. 24 et 36.

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ici d’un Dieu Etre absolu et immobile, mais d’un aspect de la réalité qui pousse toujours vers

quelque chose de plus, compte tenu de son caractère inachevé.

Le Dieu dépeint par Panikkar peut paraître, sans doute, un peu flou ; il est difficile de se

faire « une image » de ce Dieu qui se trouve aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de tout.

Panikkar accepte de courir le risque de dissoudre le divin – et donc de le faire disparaître – dans

la temporalité, dans la matérialité. Notons, au passage, que notre auteur invite aussi à

développer une nouvelle « discipline » qu’il appelle la théo-physique. En effet, jusqu’ici la

théo-logie et la méta-physique ont été les seules disciplines à assumer le défi d’expliquer

l’univers tout entier. Maintenant, assure-t-il, il faut faire une place à la théo-physique.1

4.3.3 L’Anthropos ou la dimension consciente

L’Homme est compris non pas comme individu, mais comme personne dans le sens

d’un ensemble de relations. L’individu seul n’est pas compréhensible, il n’existe pas en tant

que tel. Individualiser l’être humain signifie, pour notre auteur, lui « couper le cordon ombilical

qui lui donne la vie »2, l’isoler signifie aussi le priver des autres dimensions de la réalité : de

Dieu et du Monde ; ce serait comme l’étrangler, dit-il, car il n’y a pas d’Homme sans Dieu et

sans le Monde. Ils sont tous interconnectés.

Qu’est-ce donc que l’homme ? Pour notre auteur, l’homme est un être « conscient »

d’être une part du Tout, une parcelle de la réalité. Tout être réel, en outre, entre dans le champ

de la conscience et pour cela est pensable. Panikkar souligne que l’on ne peut parler, penser ou

affirmer rien qui ne soit pas en rapport avec notre conscience. Car la conscience imprègne tous

les actes humains. Cependant, elle n’est pas isolée, elle n’est pas « ma conscience », car elle

embrasse aussi la totalité. Je ne suis pas le maître de la conscience, elle ne m’appartient pas, je

ne peux même pas la commander, dit Panikkar, car la conscience est une lumière cosmique que

tous les êtres humains partagent. Cette conscience comprend les expériences culturelles, mais

1 La théophysique dont parle Panikkar prétend voir le Dieu des choses ou le Dieu dans les choses et, en même

temps, toutes choses en Dieu. Cela se comprend dans le rejet de l’auteur du Dieu transcendant ou Etre absolu. De

la sorte, la théophysique « veut souligner que la science de la réalité matérielle (physique) appartient

ontonomiquement à la théologie, parce que le logos sur le theos veut aussi embrasser toute la réalité […] ». L’idée

de l’auteur est de présenter une vision du monde matériel authentiquement théologique, c’est-à-dire comme vision

du Dieu qui se révèle immanent dans l’univers, dans le concret et le mystérieux que la science découvre et que la

théophysique réélabore et approfondit. La théophysique veut, en outre, réconcilier la théologie avec le monde

scientifique duquel elle s’était séparée et revaloriser le monde matériel. Pour cela elle essaye de réfléchir sur le

monde à la lumière du mystère divin ; voir R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 95 et

suivantes. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 97.

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aussi les expériences psychologiques et sociologiques. Panikkar relance une discussion

scolastique qui se demandait si la connaissance venait exclusivement des sens ou du « Père de

la lumière ».1 Il est certain que tout homme peut percevoir les choses selon ses propres yeux,

mais il est clair aussi qu’il faut qu’il y ait une certaine homogénéité naturelle. Panikkar semble

vouloir dire qu’aussi bien les sens qu’une source cosmique2 donnent accès à la connaissance.

Dès que l’on isole n’importe quelle dimension de la réalité, il est très difficile

d’expliquer, par exemple, les élans extra- ou surhumains de l’homme, il serait également

difficile de comprendre la créativité du cosmos. Il faut donc les maintenir toutes les trois unies.

L’homme ne devient pas moins homme lorsqu’il découvre sa vocation divine ; le monde ne

perd pas non plus sa matérialité en étant rempli de vie et de conscience. Les dieux ne cessent

pas de l’être lorsque l’on dit qu’ils sont humanisés.

Pour expliquer davantage sa vision des choses, Panikkar utilise le mandala ou image du

cercle.3 En effet, un cercle sans centre ni circonférence est inconcevable. Bien que les trois

(cercle, centre et circonférence) ne soient pas égaux, ils sont inséparables. Il est clair que la

circonférence n’est pas le centre ni le cercle à elle seule, mais sans elle, il n’y aurait pas non

plus de cercle. Le cercle, lui-même invisible, n’est pas la circonférence ni le centre, mais il est

circonscrit par eux. Il en va de même pour le centre. Ainsi, le cercle, seul visible, représente,

pour le théologien, la matière, l’énergie, le monde. La circonférence, elle, représente l’homme,

la conscience, ce qui enveloppe le cercle. Tous deux existent grâce à la dimension divine, le

centre. Comment doit-on définir le mandala ? A partir du cercle lui-même ? Ou du centre ?

Ils sont inséparables. La circonférence, après tout, n’est que le centre augmenté, et le cercle la

circonférence « pleine ». Le centre, lui, serait comme la « graine » des autres, ajoute Panikkar.

Pour lui, il y a une périchorèse des trois dimensions, un aller-retour permanent.

Notons que, dans ce que l’auteur a appelé le moment œcuménique4, le cosmos a été

placé comme le centre, alors que dans le moment économique c’est l’homme qui le devient. La

vision cosmothéandrique défendue par Panikkar ne conçoit pas de centre, rien ne tourne autour

d’un point principal : ni Dieu, ni l’Homme, ni le Monde. Tous trois coexistent, sont en relation

constante et ne peuvent pas être isolés. L’homme moderne a classé et casé chacun de termes

1 R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 302. 2 Il y a ici une ressemblance avec, ou référence à, l’inconscient collectif de C. Jung. 3 Que le lecteur veuille nous excuser la redondance ; en effet, le mot « mandala » signifie « cercle ». Il serait donc

itératif de dire le « mandala du cercle ». 4 Voir le paragraphe 2.2 de cette deuxième partie.

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de cette triade. Dieu n’est plus nécessaire, l’homme est devenu un rapace et la terre un endroit

froid et vide de sens, comme une cave à laquelle nous descendons lorsqu’il faut se ravitailler.

Le mot clé dans cette dimension, nous l’avons compris, est « conscience ». La réalité

peut être connue grâce à la conscience humaine. Cette dimension nous renvoie donc à la

dimension humaine de la réalité dans laquelle se manifeste la conscience. Même si l’être

humain est le facteur de la conscience et de la volonté de la réalité, cette dimension pénètre les

deux autres, ce qui équivaut à dire que Dieu et le Monde possèdent aussi une certaine

conscience, car tout être est en relation avec la conscience humaine. Cela ne veut pas dire pour

autant que tout être soit conscient.

Signalons, pour terminer que, tout comme le Christ est le médiateur entre la Trinité

Divine et la Trinité Radicale, l’Homme serait aussi le médiateur entre le ciel et la terre. Celle-

ci est une vieille tradition patristique et de l’Eglise bien connue et rejoint ce que nous affirmions

dans la première partie de notre travail. S’il faut éviter l’anthropocentrisme, un discours

quelque peu « anthropocentré » est inévitable. A la lumière, maintenant, de l’intuition

cosmothéandrique, il faudrait affirmer que l’homme étant la conscience de l’univers, un certain

langage anthropocentré peut être toléré, voire accepté comme nécessaire, car même si l’homme

n’est pas le centre de la réalité, il est le lieu où se rencontrent toutes les autres dimensions, grâce

à la conscience.1 Sans revenir à l’idée de la primauté de l’homme, Panikkar admet, finalement,

qu’une certaine prééminence lui revient, quand bien même il ne s’agirait pas, comme lui-même

le dit, de faire un « égalitarisme amorphe ».2 S’il ne l’avait pas fait, il aurait été très difficile

d’expliquer son rôle dans le monde. Il n’aurait été qu’un être, voire une chose, parmi les autres.

Sachant, maintenant, que l’intuition cosmothéandrique affirme que Dieu, l’Homme et

le Monde sont « en collaboration intime et constitutive pour construire la réalité, pour faire

avancer l’histoire, pour continuer la création. […]. Dieu, homme et monde sont engagés dans

une seule et même aventure, et c’est cet engagement qui constitue la vraie réalité »3, il paraît

plus facile de faire un dernier pas pour mettre en évidence le lien avec l’écosophie et donc avec

la crise écologique, objet de notre recherche.

1 « We are a meeting point of those three dimensions, which we discover above, within, and bellow us : the

spiritual, the intellectual, and the material – as we shall still see » ; cf. R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit.,

p. 304. 2 R. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos, op. cit., p. 166. 3 Ibid., p. 165.

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4.4 Intuition cosmothéandrique et écosophie. Pour une spiritualité et une politique

cosmothéandriques

L’intuition de notre auteur veut que l’on tienne ensemble la praxis et la théorie, la

matière et l’esprit, la sophia et le logos, la spiritualité et la théologie, car elles sont toutes

importantes et inséparables et donnent forme à la réalité tout entière. L’une ne peut pas exister

sans l’autre. En outre, il ne s’agit pas, non plus, d’une relation causale où la théorie serait la

cause de la praxis, ou la praxis la cause de la théorie. C’est plutôt un mouvement circulaire où

l’une influence l’autre, sans qu’aucune ne l’emporte sur l’autre.

Il est, néanmoins, question d’une spiritualité, ce qui fait penser au primat de l’esprit, non

pas comme opposition à la matière, mais comme une partie importante et, quelque peu négligée,

encore une fois, d’une seule réalité. L’esprit est compris ici comme le symbole de la partie « la

plus noble de la réalité »1, dit Panikkar en suivant Laozi et Eckhart. La spiritualité est donc,

pour lui, la manière toute particulière de l’homme de faire face à sa fin dernière, la manière

donc de se confronter à la condition humaine. Spiritualité et religion ne sont pas des

synonymes, car la spiritualité se tient en marge de rites, de structures et de dogmes des

institutions dites religieuses. La spiritualité est « une attitude mentale que l’on peut trouver

dans des religions différentes ».2 Ajoutons ce que nous disions plus haut sur le sens du mot

écosophie. Il désigne une sagesse, donc une pratique, voire une spiritualité, dans la gestion de

l’habitat humain. C’est la sagesse de la terre. Il est donc question d’une action plutôt que d’une

réflexion, c’est une sophia et non pas un logos, bien que l’un ne puisse pas se faire sans l’autre,

comme nous l’avons dit. « Ce n’est pas un cercle vicieux, mais un cercle vital. Toute théorie

surgit d’une praxis et toute praxis dérive de la théorie »3, dit Panikkar.

Cette spiritualité qui tient « Dieu-Homme-Monde » comme un ensemble inséparable,

n’est qu’une forme parmi tant d’autres proposées dans notre société contemporaine, c’est la

spiritualité que le théologien espagnol propose pour dépasser la crise écologique et entrer dans

le nouveau paradigme ou nouvelle conscience. C’est la spiritualité que nous proposons aussi

dans cette recherche comme étant d’une grande nouveauté ; elle se veut comme une réponse

efficace à l’individualisme de notre société contemporaine, source, sans doute, de la crise

environnementale. Pour mieux comprendre ses caractéristiques particulières, l’auteur dresse

1 Ibid., p. 349. 2 R. Panikkar, La Trinité, op. cit., p. 37. 3 « No es un círculo vicioso, sino un círculo vital. Toda teoría surge de una praxis y toda praxis deriva de la

teoría. » ; cf. R. Panikkar, El Espíritu de la política, op. cit., p. 157. Voir aussi, R. Panikkar, The Rythm of Being,

op. cit., p. 31, où l’auteur développe, en outre, la relation entre le Tout et le Particulier « The Whole and the

Concrete ».

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310

un bilan des différentes spiritualités que l’on peut trouver dans notre société actuelle qu’il

résume en trois formes : l’action, l’amour et la connaissance, centrées respectivement sur

l’iconolâtrie, le personnalisme et le mysticisme.

4.4.1 Formes de spiritualité

Avec cette classification Panikkar prétend regrouper les différentes expressions

religieuses du monde, dans un schéma simple, mais non simpliste. Il est conscient qu’il serait

possible de proposer une longue liste, ou une typologie, beaucoup plus complexe. Sa

proposition a le mérite de mieux s’adapter à l’ensemble des traditions religieuses et à la structure

même de l’homme. Elle ne procède pas, de surcroît, d’une construction théorique, mais d’une

évaluation empirique, sans doute d’une longue expérience personnelle.1 La première forme

cherche à développer et à perfectionner la condition humaine en adoptant une image, une idole

ou une icône. La seconde établit une relation avec l’infini, avec le mystère caché dans l’âme

humaine et rendu « visible » par l’amour personnel. La troisième refuse de construire un Dieu

à la mesure humaine et essaye de pénétrer dans l’analyse ultime de l’être, donnant à l’homme

la possibilité de vivre dans la pleine acceptation de son humanité.

4.4.1.1 L’iconolâtrie

Avec ce mot, Panikkar veut désigner l’attitude « primaire et primordiale de l’homme

face à la divinité et au Mystère ».2 Il veut ici non seulement racheter l’icône d’un mauvais

usage, mais aussi défendre la réputation des prétendus idolâtres, victimes, dit-il, de la caricature.

Dieu a-t-il fait l’homme à son image ? C’est bien ce que les textes de l’Ancien

Testament affirment. C’est, cependant, une question qui reste ouverte, notamment vis-à-vis des

théories de l’évolution. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’à ce stade, l’homme se fait l’idée

de la divinité comme d’un être à son image et à sa ressemblance, lui permettant d’entrer en

contact avec lui par la parole et par la pensée. L’exemple le plus classique est celui du peuple

d’Israël, toujours tenté par l’idolâtrie. Pour Panikkar, ce peuple est iconolâtrique par l’idée

1 Panikkar a été critiqué car, pour certains, il parle toujours de l’importance de l’expérience mais il ne décrit jamais

la sienne ; voir J. Komulainen, « Raimon Panikkar’s Cosmotheandrism – Theologizing at the Meeting Point of

Hinduism and Christianity », art. cit., p. 287. 2 R. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Monde, op. cit., p. 103.

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311

même qu’il se fait de Dieu. En effet, l’idole d’Israël n’était pas un objet fait à la main ou créé

par la pensée, son idole était YHWH, le vrai Dieu, le Dieu vivant. Les autres dieux étaient faux.

L’iconolâtrie serait donc une dimension normale de la vie religieuse, elle serait une étape

– la première – dans la recherche de Dieu, voire une manière pour Dieu de se montrer. Les

Pères de l’Eglise l’ont ainsi compris lorsqu’ils affirmaient que Dieu s’adapte toujours aux

possibilités et aux capacités des hommes. Panikkar va plus loin encore en disant que la religion

ne pourrait pas exister sans certaines formes d’iconolâtrie. Les religions pures, dit-il, n’existent

pas. Le christianisme, héritier sans doute du prophétisme juif, a toujours répudié l’idolâtrie

comme une forme religieuse dégradée ou dégénérée. C’est pour cela que Panikkar différencie

entre l’idolâtrie et l’iconolâtrie, la première étant l’adoration d’un objet, alors que la seconde

serait le début d’une adoration qui se dirige ensuite vers Dieu.

L’iconolâtrie est fondée sur une conception toute particulière de Dieu. Ce Dieu, en effet,

parle, punit, pardonne, se montre jaloux, promulgue des lois, se sent offensé, ordonne, promet

et fait alliance avec les hommes. Pour résumer, l’iconolâtrie est « la projection de Dieu dans

une forme quelconque, dans son objectivation, dans sa personnification dans un objet, qui peut

être mentale ou matérielle, visible ou invisible, mais toujours réductible à notre représentation

humaine […]. L’iconolâtrie est en effet un cosmoanthropomorphisme religieux »1, ce qui veut

dire que l’on attribue à Dieu les formes des créatures. Le Dieu pur Transcendant ne peut pas

intéresser parce qu’il est très loin de ce monde, il est loin de la condition humaine.

L’iconolâtrie est associée par l’auteur à la karma-mārga ou voie de l’action sacrée de

l’hindouisme, c’est-à-dire l’action rituelle qui conduit au salut, à l’accomplissement du devoir,

à l’observance des commandements ; elle est la première dimension spirituelle, une forme

concrète et spécifique de la conscience religieuse de l’homme. L’attitude fondamentale d’une

spiritualité iconolâtrique est le culte d’une image de Dieu, avec la conviction qu’elle représente

le vrai Dieu.

4.4.1.2 Le personnalisme

Si l’étape précédente personnifiait Dieu, la suivante tend à un Dieu personnel. Le

christianisme serait le principal représentant de cette deuxième étape. Dans le Nouveau

Testament, Jésus semble avoir été condamné, non pas parce qu’il s’est nommé Fils de Dieu,

1 Ibid., p. 107.

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312

mais parce qu’il s’est fait l’égal de Dieu, l’icône divine. Il aurait ainsi voulu supplanter YHWH,

l’unique icône d’Israël.

Le caractère trinitaire du christianisme s’est vite estompé, car, dit Panikkar, « la Trinité

ne convient pas à l’Empire chrétien »1. En outre, le progrès spéculatif dans l’approche de ce

mystère n’a pas été accompagné d’une véritable pratique qui ait une influence sur la vie et la

prière des chrétiens. Cette affirmation de notre auteur rejoint, sans doute, les soucis pastoraux

de K. Rahner. Ce processus a conduit au personnalisme, à savoir une vie religieuse fondée sur

la notion de personne, soulignant de cette manière les relations personnelles avec Dieu. Il n’est

plus question d’obéir, comme dans l’iconolâtrie, mais d’aimer. Dieu étant maintenant compris

comme personne, l’amour apparaît comme réciproque. Le Dieu du personnalisme aime, tout

comme celui de l’iconolâtrie faisait tant d’actions humaines. Dieu est celui qui aime et qui fait

tout ce que font les personnes, une fois que l’on a supprimé toutes les imperfections des êtres

créés. C’est la question de l’ontologisation qui revient de nouveau.

Cette étape est aussi appelée bhakti-mārga, toujours dans la mouvance de l’hindouisme,

et elle indique l’amour de Dieu qui ne peut être, bien entendu, inférieur à celui des hommes.

Dans la première étape, l’incarnation était la principale caractéristique de la spiritualité et sa

principale tentation la fausse idolâtrie. Dans cette seconde étape, l’immanence est l’inspiration

et sa plus grande tentation l’anthropomorphisme. Il y aurait une troisième étape dans ce

cheminement vers Dieu, celle de la connaissance ou sagesse Advaita.

4.4.1.3 L’Advaita

Il est question, dans cette troisième forme de spiritualité, d’une rencontre avec Dieu qui

ne se réduit pas au dialogue interpersonnel. L’Advaita, rappelons-nous, indique un

comportement religieux qui ne se fonde pas sur la foi en un Dieu-tu, ni sur un Dieu-

souveraineté, mais sur l’expérience « supra-rationnelle d’une réalité qui nous aspire, en quelque

sorte, à l’intérieur d’elle-même ».2 Il s’agit d’un Dieu qui ne parle pas, mais qui inspire, qui est

Esprit.

1 Ibid., p. 112. Pour plus de détails voir E. Peterson, El monoteísmo como problema político. Madrid : Trotta,

1999. Ce texte est paru pour la première fois en 1935 sous le titre Monotheismus als politisches Problem. Leipzig :

Jakob Hegner, 1935. Il existe une traduction française chez Bayard Le monothéisme : un problème politique et

autres traités. Paris : Bayard, 2007. Le sujet a été abordé également par J. B. Metz, J. Moltmann, L. Boff, entre

autres. 2 R. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Monde, op. cit., p. 120.

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313

La catégorie fondamentale ici est la connaissance, comprise comme sagesse1, car

l’Absolu – non pas l’Etre absolu – est découvert en en faisant l’expérience. Il n’y a plus de

dialogue ni de rencontre, mais union. La transcendance et l’immanence de Dieu se retrouvent

en un même point : le Soi. Dieu devient ainsi intimior intimo meo (plus intérieur que mon être

intime), comme disait Augustin, se confondant avec le « je ». Pour notre auteur, la seule

attitude qui n’engendre pas de dualismes et qui ne se replie jamais sur elle-même, est

l’ekstatique, c’est-à-dire celle qui entre en communion avec le fondement ultime de toutes

choses. L’advaita affirme que ce n’est que par l’expérience, l’intuition, la grâce, la foi, le don,

que l’on peut saisir en même temps la transcendance et l’immanence divines, que l’on peut

« constater » que Dieu est en tout et que tout est en Dieu. On serait tenté de dire qu’il s’agit

d’une sorte de panthéisme, étant donné que Dieu est partout ou que tout est Dieu. Néanmoins,

même si Panikkar ne mentionne pas le mot explicitement, sa réflexion semble aller plutôt dans

la direction d’un panenthéisme, dans le sens où Dieu est en tout, mais il ne se réduit pas aux

choses qui le « contiennent ». Il est plus que ce tout. C’est, en bref, une expérience mystique

qui invite au silence, à l’abandon, à la contemplation, dans tous les cas au refus de tout

anthropomorphisme.

Il est difficile, par ailleurs, de ne pas concevoir ces étapes comme un chemin d’ascension

vers la perfection, le premier pas étant donc le stade le plus simple ou basique, voire primitif.

1 Il faut sans doute lire la proposition de Panikkar dans le cadre de la spiritualité orientale. Dans ce contexte, la

sagesse ou Prajñā doit être comprise parmi les autres vertus. D’après G. Bugault (La notion de “Prajña” ou de

sapience selon les perspectives du “ Mahâyâna”. Paris : Editions E. de Boccard, 1968, p. 19.), on compte, le plus

souvent, six vertus essentielles considérées comme les ressorts de l’avancement dans le chemin des boddhisattva.

En effet, elles s’ordonnent par paires et chaque membre fait l’équilibre à l’autre. Les paires de vertus sont les

suivantes :

Don et générosité Moralité et discipline

Patience et souplesse Energie et héroïsme

Recueillement (Dyāna) Sapience (Prajñā)

Parmi ces vertus, les deux dernières sont en fait les premières. Asanga affirme que les quatre premières vertus

préparent la cinquième et celle-ci, la sixième. Il y a donc une hiérarchie. « Tout ce passe comme si ayant progressé

dans le don, la moralité, la patience et l’énergie, l’ascète reprenait un nouvel élan, en intégrant sur un autre plan,

plus contemplatif, le bénéfice de ses pratiques sur un plan qui appartient davantage au monde et à l’action. (1968,

20-21) ». Tout cela est indispensable pour arriver au recueillement et à la vision. Ainsi, la Prajñā (sapience,

sagesse) apparaît clairement comme le but, le point le plus haut, que les boddhisattvas veulent atteindre. Enfin, il

est important de rapprocher la notion « Prajñā o paññā » de celles « d’avidyâ » et de son contraire « vidyâ ». Le

vocable « avidyâ » peut être traduit par ignorance et celui de « vidyâ » par connaissance (sagesse ?), par

conscience. L'état de conscience signifie être éveillé. Il faut avoir une conscience pure et claire de la réalité. Cette

conscience de la réalité est une connaissance directe et immédiate des choses. C'est une vision spirituelle, libre

d'illusions et d'erreurs. Tout ceci expliquerait pourquoi Panikkar met, au-dessus de tout, la sagesse, comme

synonyme de l’amour.

Page 313: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

314

Qui peut et comment avoir accès au dernier stade si, finalement, il est un don ? On pourrait

même penser aux phases de l’évolution de l’humanité dont parle Freud1, à la suite de Brentano

et Comte. Ainsi, les spiritualités seraient une sorte de progrès ou maturité vers la spiritualité

advaita. Pour Panikkar, il n’en est pas ainsi ; il est question non pas d’un chemin ascendant,

mais d’un développement harmonieux de ces trois formes de spiritualité, sans assigner à aucune

d’entre elles la priorité ou la supériorité.

Tenir ces trois spiritualités ensemble, en faire l’expérience dans une même et seule

réalité, est la base de ce que notre auteur appelle la spiritualité cosmothéandrique ou écosophie.

Il importe, à présent, de signaler quelles sont ses principales caractéristiques.

4.4.2 La spiritualité cosmothéandrique ou écosophique

La spiritualité cosmothéandrique apparaît comme une réponse à la situation actuelle de

la planète provoquée par le système économique et productif qui prédomine et qui a, dans son

sein, une logique de destruction de la nature. Il faut, disions-nous plus haut, un changement

radical, il faut changer la vision du monde qui nous a été transmise par la cosmologie

scientifique. Il nous faut une nouvelle conscience.

L’écosophie est le mot que notre auteur choisit pour désigner un niveau plus haut de

conscience écologique. Il est question, pour lui, de faire revenir l’ancienne sagesse qui nous

rappelle que l’homme n’habite pas seulement sur la terre, mais qu’il est aussi terre. Autrement

dit, « l’homme n’habite pas seulement dans la ville, mais il est aussi polis ».2 L’écosophie

révèle ou rappelle que nous sommes tous en relation les uns avec les autres, c’est l’intuition

cosmothéandrique dont nous avons déjà longuement parlé. L’écosophie révèle que les

frontières sont artificielles, elles ne sont pas naturelles, tout comme la contamination qui ne

respecte pas les bornes artificielles. Panikkar résume en une frappante phrase ce que nous

venons de dire :

L’écosophie nous révèle que les frontières des états sont artificielles et non pas naturelles ;

que la contamination ne reconnaît pas de passeport, que l’ozone de l’atmosphère ne se soumet

pas à la souveraineté d’un seul état ; que les nuages sont messagers d’amour – comme le savent

les poètes depuis Kalidasa – mais aussi de pluie acide. En un mot, elle nous révèle que la soi-

disant souveraineté, même la souveraineté territoriale, est une fiction. Elle nous manifeste

l’interdépendance du monde. L’état souverain s’effondre. Les restrictions douanières

deviennent inutiles. Il faut concevoir un nouveau modèle. L’écosophie nous découvre encore

1 Voir S. Freud, Totem et tabou (1913). Paris : Gallimard, 1993, p. 191. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 107.

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315

une chose ; elle nous révèle que la région, la cw,ra, l’espace, la bio-région comme on dit

aujourd’hui, et que le sol où habitent les hommes forment un tout cosmothéandrique. […].

L’écosophie signifie que […] la terre elle-même est sage, elle a une sagesse que l’homme lui-

même porte en soi.1

La spiritualité cosmothéandrique invite donc à un engagement actif. Ce n’est pas un

souvenir nostalgique qu’il faut revivre. Il faut, certes, récupérer une connaissance qui a été

oubliée ou laissée de côté, tout en proposant d’aller plus loin. Voilà la feuille de route à laquelle

invite l’écosophie de Panikkar. Essayons, maintenant, de donner une description plus détaillée.

4.4.2.1 Anima Mundi

L’idée principale – qui suit ou s’inspire sans doute de la thèse Gaïa et des idées de

l’écologie profonde – est que la terre est vivante, elle est Mère de tout ce qui vit. L’homme n’a

pas le monopole de la Vie, il participe de la Vie de l’univers. Il n’est qu’un microcosme.

Panikkar se sert, encore une fois, de la tradition hindoue, pour exprimer sa pensée. En

effet, cette tradition utilise deux mots pour parler de la terre. D’un côté, la terre est bhūmi,

c’est-à-dire ce qui existe avant nous, ce qui donne vie à la nature, et d’un autre côté, la terre est

aussi prtvī ou ce qui est devant nous et toujours en expansion. La terre est le sol, elle est solide,

elle est ce qui est fixe, mais qui peut se déplier. La terre est l’utérus de tous les êtres, elle est

fertile, c’est pourquoi elle reçoit la semence divine et la transforme en vie foisonnante.

Panikkar affirme, suivant le mythe de l’anima mundi, que la terre « a » une âme, ce qui

revient à dire que le terre n’est pas inerte, qu’elle est vivante. Elle ne suit pas une mécanique

fixe, elle est spontanée, elle peut même improviser, elle est libre. Tout cela parce que la terre

est animata.

L’écosophie souhaite alors récupérer un certain animisme2, compris par l’auteur comme

expérience de vie en continuité avec la nature. Ce n’est pas un retour en arrière, mais la

récupération d’un aspect important de la sagesse populaire. A la suite des courants écologiques

que nous avons décrits dans la première partie de notre recherche, Panikkar affirme qu’aussi

1 Ibid., p. 108. 2 Sur ce sujet, il y a beaucoup à dire, voir Ph. Descola, Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard, 2005,

notamment le chapitre VI ; J., Moreau, L’âme du monde de Platon aux Stoïciens. Paris : Les Belles Lettres, 1939 ;

Cl. Janin (dir.), L’animisme parmi nous. Paris : Puf, 2009 ; D. Fideler, Restoring the Soul of the World. Our Living

Bond with Nature’s Intelligence. Rochester/Toronto : Inner Traditions, 2014.

Page 315: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

316

bien les montagnes que les rochers, les plantes et les animaux sont vivants. L’animisme prôné

par notre auteur s’inscrit dans la ligne d’une critique du mécanicisme et du rationalisme. Dans

toutes choses il y a une étincelle de liberté et de vie. L’animisme invite, en même temps, à voir

la réalité comme un réseau de relations.1

Il faudrait penser, sans aucun doute, cet animisme comme une invitation à récupérer la

dimension divine de la réalité. Dans toutes choses existantes, il y a une dimension de liberté et

d’infinitude. Ceci renvoie, en même temps, à l’autre face de la monnaie : la question du mal

dans le monde. Le désordre, la souffrance, la haine font partie de la réalité, tout comme le bien,

le beau, l’amour. Le mal fait toucher la précarité humaine, sa fragilité, mais surtout empêche

l’autosuffisance et donne l’élan pour lutter pour une vie bonne.

« La vie, dit Panikkar, est la durée de l’être »2, car tout ce qui est dans le temps est

vivant, par le seul fait d’être temporel. Ceci nous permet d’enchaîner avec une deuxième

caractéristique de l’écosophie.

4.4.2.2 La vie comme temps de l’être

Cette caractéristique renvoie à ce que l’on a déjà étudié plus haut sur le temps. La

sécularité de l’intuition cosmothéandrique donne une très grande importance au temps. Le

sæculum, c’est-à-dire le monde temporel, est l’univers réel. Il n’y en a pas d’autre. C’est

pourquoi il faut en prendre soin. Le monde réel est temporel, la temporalité est sa

caractéristique ultime. La sécularité met en relation le temps avec la vie. Panikkar reprend

l’expression d’Hésychius d’Alexandrie chronos tou einai (« Le temps de l’être ») pour

s’exprimer : la temporalité de l’univers montre qu’il est vivant. L’univers a une jeunesse, une

maturité et une ancienneté, il peut tomber malade et même mourir.

Le temps n’est donc pas un accident de l’être, il n’est pas extérieur aux êtres, car l’être

est temporel. La temporalité appartient donc à l’essence des êtres. Lorsqu’un être s’éteint, le

temps s’arrête aussi pour lui. Il faut donc dépasser l’idée quantitative du temps, comme s’il

1 G. Hess croit que « L’essor de l’écologie modifie considérablement la vision mécaniste de l’espace composé

d’entités séparées les unes des autres, reliées entre elles de l’extérieur par des relations causales. Un regard

écologique conçoit la nature comme un ensemble d’élements interdépendants ; il s’agit d’une vision organiciste

où une communauté d’entités naturelles constitue une sorte d’organisme, c’est-à-dire une réalité émergente qui est

toujours plus que la somme des êtres qui la composent » ; cf. G. Hess, « La conscience cosmique. Esquisse pour

une conception non réductrice de la relation de l’homme à la nature », G. Hess, D. Bourg (dirs.), Science,

conscience et environnement. Penser le monde complexe. Paris : Puf, 2016, p. 135. 2 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 149.

Page 316: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

317

était extérieur, comme s’il était une entité distincte des êtres. Les choses sont dans la mesure

où elles sont dans le temps. Une fois qu’elles ont quitté la temporalité, le temps n’est plus pour

elles. Le temps est intrinsèque aux choses.

Cette compréhension du temps, caractéristique de l’écosophie de Panikkar, devient une

invitation à s’engager activement dans et pour la vie, à cultiver l’amour envers tout ce qui nous

entoure. Il n’y a de vie que celle qui se déploie dans le temps, sur cette terre et il faut l’entretenir.

4.4.2.3 Une nouvelle cosmologie

Cette nouvelle cosmologie, que Panikkar préfère écrire avec un « k »1 pour la distinguer

de la cosmologie scientifique qui prime de nos jours, ou mythe émergeant, voit la planète Terre

comme un tout. Panikkar parle de la « kosmologie » comme étant une science dans le sens

originel du terme, c’est-à-dire un logos sur le cosmos, ou bien une lecture sur le cosmos, ou

encore mieux une parole prononcée par le cosmos que l’homme essaie d’entendre et de

comprendre en se mettant sur sa même fréquence. Le cosmos « parle » de différentes manières

à chaque culture. Il s’agit donc d’entendre et de comprendre la « voix » du cosmos dans chaque

lieu où elle est prononcée. De même qu’une personne qui ne connaît qu’une seule religion

court le risque du fanatisme, de même une personne qui ne connaît qu’une seule cosmologie

court le risque de l’absolutiser. La cosmologie qui domine notre société actuelle se veut

universelle, elle a dévitalisé la terre : la Terre est morte, elle n’a peut-être jamais été vivante.

Elle n’est que matière et énergie, il n’y a plus d’esprits vivants. Toute manifestation animiste

est vue comme une forme primitive d’existence. L’humanisme radical des contemporains, dit

notre auteur, a fait de l’homme d’aujourd’hui un être isolé et solitaire, il n’a pas de compagnons

de voyage, ni inférieurs ni supérieurs. Il est seul dans l’univers.

Cette solitude existentielle se trouve à la base du changement ; l’homme contemporain

veut un autre monde, une autre vision du monde qui mette en relation les dieux, les hommes et

les choses, afin qu’ensemble ils aient une dimension divine, humaine et matérielle, car la réalité

est comme un nœud de relations. La « kosmologie » de l’écosophie pense le monde comme

étant relations trinitaires. Nous l’avons déjà dit en décrivant la Trinité Radicale. Ceci fait

1 Il s’agit, pour Panikkar, de souligner en même temps la continuité et la nouveauté. L’auteur n’ignore ni ne méprise

les importantes conquêtes de la science, mais il veut dire que, malgré cela, la science a réduit le cosmos aux calculs

mathématiques, elle ne fournit pas une vision complète de la réalité ; cf. R. Panikkar, The Rhythm of Being, op.

cit., p.369.

Page 317: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

318

penser aux nouvelles idées écologiques qui surgissent un peu partout et qui veulent penser le

monde comme étant une grande famille.

La société contemporaine est témoin d’un conflit complexe de cosmologies. La victoire

d’une seule ne conduit pas à la paix. Pour Panikkar, il s’agit de faire la paix avec la terre. Il

faut considérer la Terre comme notre corps et notre corps comme notre soi. La tâche la plus

urgente à présent consiste à réaliser un nouveau pacte, une nouvelle alliance avec la terre, c’est-

à-dire une nouvelle alliance avec notre propre corps, un « pacte de fidélité avec nous-mêmes »

dit notre auteur. Faire la paix avec la terre implique collaboration, synergie, non pas

exploitation et soumission. Faire la paix avec la terre signifie exclure la victoire sur la terre.

Le théologien espagnol ne développe pas davantage cette idée, peut-être doit-on penser à une

« Nouvelle Alliance » ou à un « Contrat Naturel » tant prôné par M. Serres ? Nous reviendrons

sur ce point dans la troisième grande partie de notre étude.

4.4.2.4 Une spiritualité cosmothéandrique

La spiritualité cosmothéandrique ou écosophie, ou encore, nouvelle conscience, peut

être condensée en sept points. En guise de conclusion et de synthèse, nous les reprenons tels

que l’auteur les développe dans son ouvrage.

1. L’intuition cosmothéandrique doit surgir spontanément, il ne s’agit pas d’une

application pratique qui suivrait une construction théorique. Il n’y a pas non plus de

lois spécifiques, car l’imposition légale est insuffisante. La spiritualité ne peut pas être

légiférée, elle doit « germer librement des profondeurs de l’être ».1 Pour que cela arrive,

il faut que le mythe change.

2. Cette spiritualité doit se tenir à l’écart des hypothèses scientifiques et philosophiques.

Les mythes, nous l’avons vu, vont plus loin. Ils se rapportent à la spontanéité de la vie.

3. La Terre n’est ni inférieure ni supérieure à l’homme. L’homme n’est pas le maître du

monde. Cependant, ils ne sont pas égaux non plus. Ils sont tous deux des réalités

suprêmes, irréductibles l’une à l’autre. Ils sont distincts mais inséparables.

4. Notre relation avec le monde est constitutive. Etre signifie être avec et dans le monde.

Ce qui est bon pour l’un est aussi bon pour l’autre. Il faut penser la chose comme une

symbiose vivante. La vie est un phénomène syntropique, c’est-à-dire vital. De ce fait,

1 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 179.

Page 318: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

319

le salut n’est pas une affaire personnelle, il n’y a pas de salut personnel sans que la terre

ne soit elle aussi sauvée.

5. Il faut dépasser l’idéologie pan-monétaire. L’homme ne vit ni ne travaille dans le but

de gagner plus d’argent ou de consommer plus. L’accumulation et l’argent signifient

pouvoir dans les sociétés consuméristes, notamment pouvoir sur le futur. La spiritualité

cosmothéandrique ne voit pas la réalisation dans le futur, mais surtout dans le présent.

Cette réalisation passe aussi par un style de vie simple et sobre.

6. Cette spiritualité veut dépasser la dichotomie entre le mysticisme naturel et le

mysticisme théiste, le premier a été considéré comme étant inférieur au deuxième.

Panikkar considère que la nature n’est rien si elle n’est pas engendrée. Cela est aussi

valide pour Dieu. Il serait une abstraction sans être l’engendreur. Ces affirmations

renvoient aux discours qui font de Dieu un Etre absolu qui disparaît ou se retire une fois

la création conclue. De même, l’incarnation de Dieu ne signifie pas l’hominisation en

un seul individu.

7. La spiritualité cosmothéandrique veut aussi combler l’abîme qui existe entre les réalités

matérielles et spirituelles, entre le séculier et le sacré, entre l’intérieur et l’extérieur,

entre le temporel et l’éternel. Panikkar ne veut pas faire disparaître les différences, mais

surtout souligner les interrelations, les interdépendances et les corrélations. Aimer Dieu

implique aimer l’homme et la terre. Servir la terre est aussi un service divin.

Tout cela étant dit, quelle pourrait être la portée de telles affirmations ? Quelles seraient

les implications concrètes ? C’est bien ce que nous voulons développer dans le paragraphe qui

suit.

4.4.3 Portée de l’écosophie : le métapolitique

Panikkar fait référence explicite au domaine politique comme étant un domaine dont il

faut tenir compte lorsque l’on aborde la question écosophique. Et nous savons bien aujoud’hui

qu’il ne peut pas y avoir une écologie qui ne soit pas politique.1 Parler de politique peut paraître

pour le moins hors contexte dans une recherche théologique, mais il n’en est pas ainsi. Ce qui

est vrai c’est que la tâche s’avère compliquée, compte tenu de la complexité du sujet. Le

1 Voir l’ouvrage de C. Larrère, L. Schmid et O. Fressard, L’écologie est politique. Paris : Les Petis Matins, 2013.

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320

théologien doit bien évidemment se sentir concerné par le sujet, il ne devrait pas se

désintéresser, il a un apport important à faire. Il est vrai que Panikkar ne développe pas

amplement ce point, il mentionne un certain nombre d’éléments qui font partie de la nouvelle

kosmologie qu’il défend. Nous serons amenés à le développer par la suite.

Avant tout, notre auteur établit une différence entre le politique et la politique.1 Cette

dernière désigne « l’ensemble de principes, de symboles, de moyens et d’actes moyennant quoi

l’homme aspire au bien commun de la polis »2, alors que la première réfère à « la dimension

humaine qui permet que l’activité politique de l’homme soit un acte pleinement humain, une

activité humaine ».3 Ainsi, la politique serait une praxis qui renvoie à une théorie. S’inspirant

de la philosophie grecque, Panikkar souhaite libérer la politique, à son avis trop technique. La

politique doit aller au-delà de la seule fonction pragmatique et chercher la convivialité, la vie

heureuse et la plénitude de l’être humain.4 Où cela se fait-il ? Dans la polis, lieu de rencontre

des hommes qui cherchent le bien commun. Ce bien commun est défini comme la « vie bonne »

ou la « vie belle et heureuse » qui seul peut être atteint dans la polis, espace par excellence de

l’être humain. Il n’y a pas d’homme sans cet espace, car l’homme est polis. Comme dans la

Grèce antique, pour Panikkar les liens envers la polis sont aussi importants que les liens

consanguins. Il y a là un élément essentiel pour nos recherches concernant l’écologie. En effet,

si l’esprit de la politique prévalait sur les intérêts particuliers, c’est-à-dire si la vie était la valeur

principale et plus importante, la situation actuelle serait autre. Il faut donc un changement

radical dans la politique : toutes les personnes doivent se sentir concernées.

Pour notre auteur, il s’agit de trouver une alternative au mythe qui prédomine dans la

société actuelle, mais, en même temps, cette alternative doit surgir de manière spontanée, rien

ne doit être forcé. On pourrait dire qu’elle doit arriver toute seule. Voilà l’aspect quelque peu

paradoxal de cette proposition. Il faut se battre pour changer le système, mais en même temps

il faut qu’il naisse de manière spontanée. Panikkar se rend compte d’un côté que la solution ne

se trouve pas à l’intérieur du système, car « ce système ne fonctionne plus ».5 Nous dirions

plutôt qu’il fonctionne très bien, mais pour une petite partie de l’humanité, la plus puissante qui

contrôle tout le reste, en particulier, du secteur économique. Le système actuel ne peut pas

apporter une réponse satisfaisante, assure notre auteur, car il a éliminé la transcendance. La

1 C’est sans doute sa perspective des choses ; J. Ellul parle autrement de ces deux termes. Cf. J. Ellul, L’illusion

politique. Paris : La Table Ronde, 2004, p. 30, note en bas de page marquée avec un *. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 63. 3 Idem. 4 Ibid., p. 133. 5 Les références sont nombreuses, voir par exemple R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 122.

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321

Vie n’est pas le but principal du modèle socio-économique dans lequel nous sommes. Il n’a

pas besoin du sacré, il peut, voire il doit, faire abstraction de lui. Le divin est une hypothèse

superflue dans ce système basé sur la science et la technocratie. Même s’il ne nie pas l’existence

du « surnaturel », il n’en a pas besoin. D’un autre côté, il semblerait qu’il n’y a pas non plus

d’alternative en dehors dudit système qui a envahi le monde entier, et domine la scène politique

et culturelle mondiale. Panikkar affirme, radicalement, que « Les empires historiques ont

succédé les uns aux autres »1, si bien que le système technocratique moderne n’a pas de

concurrence. Le pire est à venir : l’homme moderne sait qu’une catastrophe nucléaire est

envisageable, que ce soit due au résultat des guerres ou bien aux erreurs des machines. Les

solutions apportées par la science et la technologie ne font que prolonger l’agonie. Les solutions

ne se trouvent donc pas dans le système actuel, mais doivent passer par un changement de

pensée : le problème n’est pas seulement technologique, mais surtout anthropologique, on l’a

déjà dit. C’est la barrière la plus difficile à franchir. Les efforts rationnels ne suffisent pas, il

faut plus que cela, il faut un changement radical de cap qui prenne en compte, par exemple, la

contribution des artistes2 et des différentes cultures.

Néanmoins, c’est le système qu’on a, il faut vivre avec lui, sans oublier que nous

sommes le système, qu’il n’est pas une entité vivante, mais une construction sociale. Cela

permet de penser à d’autres solutions possibles qui doivent prendre en compte la diversité,

même si elles ressemblent à des utopies. Comme il a été dit dans la première partie de notre

travail « tout projet construit sur la base de la solidarité mérite d’être rêvé ».3

Pour notre auteur, l’alternative ne peut donc se trouver que dans l’inter-fécondation des

cultures. Il est question, avant tout, de reconnaître que l’autre a le même droit d’exister que

moi. Malheureusement, dans le système actuel, celui ou celle qui ne consomme pas n’existe

pas non plus. Le système économique et social qui domine notre société est exclusif. Nous

avons besoin les uns des autres. Panikkar le dit ainsi : « nous avons besoin de l’inter-

fécondation des cultures. […] nous devons apprendre à écouter ce que les autres cultures, celles

qui ne dominent pas, ont à nous dire lorsqu’elles sont confrontées aux problèmes politiques

[…]. Nous devons connaître leurs propositions et les étudier. Il ne s’agit pas de proposer des

réformes mineures, mais d’envisager d’autres solutions radicalement différentes ».4 Le premier

1 Ibid., p. 127. 2 Ceci a rapport à la notion d’art compris comme technè, nécessitant l’inspiration pour se réaliser. 3 Cf. Supra p. 177. 4 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 133.

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322

pas consiste donc à reconnaître l’existence des autres, reconnaître d’autres mondes possibles1,

et à leur donner la parole. Il n’est pas question de regarder les cultures avec nostalgie en

cherchant les défauts et les vertus. Il s’agit de dialoguer, de parler et de laisser parler. Et, pour

que cela arrive, il faut se connaître, il faut s’aimer, le but étant toujours la vie en plénitude (de

l’être humain et de tous les vivants). Sans ces dimensions, la crise écologique ne sera jamais

surmontée, assure notre auteur.

Cette inter-fécondation des cultures se fait par l’engagement politique. Il faut dépasser

l’inertie culturelle et reconnaître que les problèmes ne pourront pas être résolus en faisant appel

à une seule religion, culture, idéologie ou tradition. Le dialogue, la collaboration et la confiance

sont impératifs dans la société contemporaine. Culture et politique doivent aller main dans la

main. Il y a, d’une part, le système politique actuel, qui prétend être universel et tolérant des

cultures, à condition néanmoins qu’elles s’adaptent à sa manière de faire les choses. Il a sa

propre culture. D’autre part, la culture moderne a, sans aucun doute, sa propre politique : elle

est individualiste et démocratique, elle croit aveuglement, affirme radicalement Panikkar, au

marché mondial, au développement, aux Nations Unies2 et aux technosciences.

Il est clair que la politique actuelle et sa culture ont adopté une manière de vivre qui ne

convient et ne bénéficie qu’à quelques-uns. En la faisant devenir universelle, elle oublie que la

politique appartient aux cultures, et qu’elles sont toutes les deux indissociables. Toute politique

présuppose une culture, elle est son expression la plus concrète. La culture façonne la politique.

Cela n’est plus le cas, affirme Panikkar, le monopole et l’universalisation sont de plus en plus

évidents et causent les dégâts que l’on connaît déjà.

Redisons-le, il ne s’agit pas simplement, pour notre auteur, de changer de gardien du

système, de changer le blanc pour le noir, le riche pour le pauvre, les uns pour les autres. Cela

revient au même : la domination des uns sur les autres. L’anti-capitalisme et l’anti-technologie

pourraient être aussi contre-productifs que leurs prédécesseurs. Il faut absolument changer le

système. La solution proposée fait partie de ce que Panikkar appelle le « métapolitique ».3

1 J. L. Meza l’a très bien vu : « He aquí la novedad y el desafío que nos propone la metapolítica. Nos hace alcanzar

las profundidades del ser humano sin por ello alienarnos de la realidad. La metapolítica nos permite pensar que

otro mundo es posible si y sólo si se da la integración armónica de la realidad. Dios, hombres y naturaleza

embarcados en la misma aventura cosmosteándrica, como le gusta decir a nuestro autor » ; cf. J. L. Meza, « La

dimensión política del ser humano. Una lectura teológica desde el pensamiento de Raimon Panikkar », Cerpit

Review, marzo 2010, n° 1, p. 77. 2 Voir la forte critique de l’auteur aux Nations Unies ; cf. R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 166-

168. 3 Voir l’intéressant article de J. L. Meza, « La dimensión política del ser humano. Una lectura teológica desde el

pensamiento de Raimon Panikkar », Cerpit Review, marzo 2010, n° 1, p. 60-77.

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323

Celui-ci cherche le fondement anthropologique du politique, la relation transcendantale entre

la politique et ce qui la soutient et lui donne son ciment, à savoir, le sens de la vie. Le

métapolitique veut donc rétablir le lien entre l’activité politique et l’être humain. La prise en

compte de l’élément métapolitique permettrait d’éviter les fuites vers un autre monde ou le

refuge dans une intériorité malsaine, voire dans l’acosmisme. Elle aiderait aussi à empêcher la

dispersion dans l’action individuelle ou dans une activité exclusivement politique oubliant l’être

humain lui-même. Comment cela se fait-il ?

Il ne s’agit pas d’une nouvelle stratégie politique, mais de découvrir dans l’être humain

un noyau qui le lie au politique, à la polis, aspect que la technique politique ne peut pas épuiser.

Le métapolitique prête attention à la dimension de transcendance de la politique. Cette

transcendance pourrait faire penser à la réintroduction de l’élément religieux dans la politique.

Il n’en est pas question. La transcendance en question est celle de la relation du politique à la

politique et aux politiques. Le politique dépasse la politique et les politiques. Le métapolitique

transcende le système politique tout comme l’homme ne s’épuise pas dans son corps, même s’il

n’y a pas d’homme sans corps. Panikkar souhaite, nous semble-t-il, trouver l’âme de la

politique, ce qui constitue son ciment et sa raison d’être. Et l’âme de la politique est la vie elle-

même.

Pour mieux en saisir les enjeux, Panikkar donne quelques principes ou idées

fondamentales.

4.4.3.1 Priorité de la Nation sur l’Etat

Panikkar prône la séparation de la Nation de l’Etat. La politique a été complétement

absorbée par les Etats, alors que tout homme devrait se sentir concerné. C’est ce que J. Ellul

appelle la « la politisation de l’homme moderne ».1 La Nation, dit-il, est plus importante que

l’Etat. Ce dernier est devenu un serviteur qui ne peut faire autre chose que se plier devant les

indications de son maître, en l’occurrence, les plus puissants, économiquement parlant. Toutes

les nations-état ont surgi, en outre, à l’intérieur des empires, peu importe le nom qu’ils aient eu,

1 J. Ellul serait d’accord avec Panikkar. Dans son texte L’illusion politique, il affirme : « Tout penser en termes

de politique, tout recouvrir par ce mot (en s’inspirant de Platon et de quelques autres, pour les intellectuels), tout

remettre entre les mains de l’Etat, faire appel à lui en toute circonstance, déférer les problèmes de l’individu à la

collectivité, croire que la politique est au niveau de chacun, que chacun y est apte : voilà la politisation de l’homme

moderne. […]. Nous ne pouvons concevoir la société que dirigée par un Etat central, omniprésent et omnicapable.

[…]. L’Etat incarne le bien commun » ; op. cit., p. 40-41.

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324

tels le Commonwealth, l’ONU ou la chrétienté elle-même. Ces empires ont une puissance

suprême, ils sont souverains. L’uniformisation est la principale caractéristique des Etats : une

technocratie unique, une seule administration. L’Etat ne peut pas être pluriculturel, car il doit

s’appuyer sur une structure uniforme. Il a été bâti à une très grande échelle, tandis que la Nation

fonctionne à l’échelle de la polis où, redisons-le, les relations sont fondamentales. En effet, la

Nation est essentiellement relation, elle est au service de la Vie ; les Nations ne sont pas des

universalisations, mais des concrétions particulières d’un idéal, certes, universel. Les Nations

peuvent garder leurs langues et leurs visions du monde. Elles sont des microcosmes en relation

avec d’autres microcosmes. Pour Panikkar, l’Etat correspond à l’individu isolé, tandis que la

Nation le fait penser à la notion de personne. Les Nations impliquent des relations

interdépendantes.

Le théologien espagnol souhaite mettre en valeur l’importance du particulier par rapport

à l’universel, de l’humanum par rapport à l’institution froide et mécanisée, et ainsi revendiquer

le droit des cultures et des peuples à exister autrement. C’est aussi une revendication des

identités particulières et des visions du monde. Ceci nous renvoie à la première partie de cette

recherche dans laquelle nous avons présenté le « Buen vivir ». Il s’agit, comme disait J. Ellul,

de « défendre, d’une part, la nature et l’environnement, d’autre part, les populations locales

contre les projets destructeurs et faussement déclarés d’intérêt général ».1 Il faut donc repenser

la composition des états multinationaux et dépasser le concept de « nations-états » comme base

de la politique et privilégier les « nations-peuples ».2 Panikkar affirme qu’entre l’idéologie

moniste de l’empire et l’atomisme des états, il existe la réalité des nations, des tribus, des

peuples, des ethnies. Leurs relations internes ressemblent davantage à celle d’un organisme

que celles des individus d’une organisation. L’auteur actualise ainsi son intuition appliquée au

domaine bien précis de la politique. La position de Panikkar est d’une très grande actualité. La

crise écologique ne trouvera de solution que dans la solidarité des « nations-peuples » et non

pas dans la machinerie des « nations-états ». Les membres d’une « nation-peuple » sont

toujours en relation.

Pour Panikkar, en outre, la théologie ne peut pas se désintéresser de la politique. Il

rejoint de toute évidence la pensée des théologiens tels que J. Moltmann, E. Peterson et J.-B.

Metz, tout en donnant à sa perspective une coloration particulière marquée par les relations

1 J. Ellul, Penser globalement. Agir localement. Chroniques journalistiques. Cressé : Editions des Régionalismes,

2009, p. 17. 2 C’est la traduction que nous faisons de l’expression espagnole « naciones-pueblos », employée par l’auteur ; cf.

R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 105.

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325

inter-in-dépendantes et l’interculturalité. Il parle, suivant son intuition, tout comme ces grands

théologiens, de l’importance de la théologie politique.1 Son approche est interculturelle, bien

qu’il prenne comme point de départ la théologie chrétienne. Nous reviendrons plus amplement

sur cette question, avec des illustrations bien plus précises, dans la quatrième partie de cette

recherche.

4.4.3.2 Confédération des peuples

Panikkar prend appui sur l’idée grecque du sunpoli,teuma, qu’il traduit par « civilisation

humaine » ou, simplement, par « humanité ». Il ne s’agit pas d’être citoyen du monde, car cela

est abstrait. On est citoyen d’une ville, même si cette ville fait partie du monde. La

sunpoli,teuma grecque était une confédération de nations, une sorte d’union fédérale dans

laquelle tous ses habitants avaient les mêmes droits. Le Nouveau Testament (Phil 3, 20)

emploie le terme poli,teuma pour parler de la vraie patrie des chrétiens. Le sens est le même, il

s’agit de jouir des mêmes droits dans la ville.

Panikkar suggère que l’on reprenne la sagesse antique et que l’on imagine une nouvelle

forme de convivialité humaine. La sunpoli,teuma ne serait pas une simple union d’états, mais

une confédération de nations dans laquelle l’identité nationale de chacune des nations ne devrait

pas se conformer à un modèle unique, mais pourrait se développer selon son propre génie. Cette

confédération se ferait sur la base d’un pacte qui reposerait, lui, sur la confiance mutuelle. C’est

une alliance, dit notre auteur, qui renvoie au métapolitique, ce n’est pas un simple pacte

d’intérêts unilatéraux. Encore une fois, la proposition du théologien invite à penser au « Buen

vivir » qui se décrit comme un processus qui naît dans les peuples eux-mêmes, en harmonie

avec la nature. Tout comme eux, Panikkar souhaite aller au-delà du concept de développement

et de ses multiples synonymes et applications. Nous reprendrons ceci plus amplement dans la

quatrième partie.

1 Ibid., p. 149-172.

Page 325: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

326

4.4.3.3 Intégration de la personne

Nous n’allons pas nous arrêter longuement sur ce point, car il a été objet d’étude tout au

long de notre recherche. C’est la préoccupation principale de Panikkar : le sujet ultime de la

politique doit être la personne humaine, comprise comme un nœud de relations.

Ajoutons, à ce que l’on a déjà dit, un élément important. Panikkar insiste souvent sur le

fait que l’homme se découvre, grâce à sa conscience, comme étant un parmi tant d’autres. Cet

autre n’est ni un aliud, ni un alius, mais un alter. L’aliud renvoie à l’autre, à une chose, tandis

que l’alius fait penser à cet autre qui serait étranger à moi, différent à moi et qui ne m’intéresse

pas. Pour Panikkar la personne, l’autre, ne peut être qu’un alter, c’est-à-dire une partie de moi-

même. La Bible nous le rappelle lorsque l’on lit des épisodes comme celui d’Adam et Eve ou

celui de Caïn et Abel. L’autre y est présenté comme étant altera pars mei, mais qu’on peut

aussi faire devenir un aliud. Dans la société actuelle, l’homme a peur de se trouver seul, comme

a eu peur Adam dans la Genèse. Pour le sortir de sa peur, Dieu lui propose la femme. Si l’autre

(homme et nature) devient un alius ou un aliud pour l’homme, la solitude et donc la peur ne

feront que s’incrémenter. Et, à la peur, l’homme répond par la violence. En revanche, si l’autre

est mon alter, cet autre devient mon prochain, mon partenaire, mon complément. L’autre

devient un sujet capable d’amour, d’aimer et d’être aimé.

Le métapolitique cherche alors le sens de la vie humaine, sachant que la politique n’est

qu’un aspect de l’être humain. L’homme contemporain regarde la politique d’un mauvais œil,

car elle ne répond plus à ses intérêts. L’injustice et les abus des politiciens l’ont fait tomber

dans l’indifférence. L’objectif du métapolitique est d’ouvrir l’horizon vers la dimension la plus

humaine. Le projet politique acquiert son véritable sens dans l’humain. Avec une belle phrase

qui nous rappelle l’évangile de Jean, Panikkar exprime sa pensée : « C’est en protestant, en se

révélant, en transformant, en échouant, voire en mourant pour améliorer notre situation et celle

des opprimés de la terre, que nous atteindrons la plénitude ».1 Le ciment du métapolitique est

donc la personne. C’est pour elle qu’il faut se battre.

4.4.3.4 Décapitalisation de la culture

L’argent est devenu l’élément totalisateur, il a pénétré toutes les strates de la société :

l’alimentation, la santé, l’éducation, le bien-être, le mariage, enfin, tout. La monétarisation a

1 Ibid., p. 170-171.

Page 326: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

327

rendu notre culture malade. L’appel de Panikkar est simple : le monde réel n’est pas fait de

produits monétaires. Cela concerne non seulement les valeurs spirituelles mais aussi les réalités

matérielles. Tout doit être payé, l’eau, l’alimentation, le divertissement, et bientôt

probablement aussi l’air. Il faut redonner la place qui leur revient à la gratuité, à la solidarité,

à l’amitié, aux valeurs traditionnelles dont le respect de la terre et des ressources naturelles.

4.4.3.5 Reconduction de la science moderne à ses propres limites

La science moderne a des limites, elle les connaît. Il faut redécouvrir l’ordre

ontonomique de la réalité. La science est diffuse, reconnaître sa place et ses limites fait partie

des moyens pour sortir du système bloqué dans lequel nous nous trouvons.1 La science ne

donne pas accès à toute la réalité, car tout n’est pas objet d’étude de la science.

4.4.3.6 Substitution de la technocratie par l’art

Panikkar reprend le sens originel du mot technê, c’est-à-dire art, technique. L’artisan a

besoin d’inspiration, d’une certaine sagesse. Or, la technologie a substitué le pneuma par le

logos, si bien que le scientifique n’a besoin que d’information pour créer. La technique est

devenue technocratie. Les capitaux des puissants, l’accélération, l’efficience, entre autres, ont

tué l’inspiration. Les mégamachines dominent et détruisent maintenant le monde.

Le mot « art » doit être compris ici comme ce qui articule la vie par la création artistique

de la personne. Le sens de la vie consiste, dit Panikkar, à faire de chacun de nous une œuvre

d’art et pour cela il faut la collaboration de tout l’univers.

Il semble évident que la question politique développée par notre auteur renvoie à la

question de l’eschatologie. Il ne s’agit ni de nier « le ciel », ni de valider uniquement l’action

présente. L’eschatologie doit être productive et critique, elle doit se transformer en une

espérance capable d’apporter un changement. Tout comme J.-B. Metz, Panikkar croit que les

promesses eschatologiques doivent porter vers une prise de distance et, en même temps, vers

un engagement vis-à-vis du monde. C’est aussi la position de W. Kasper qui considère

l’homme comme l’être de l’espérance. L’homme chemine, attend, souffre, travaille, rêve et

1 G. Siegwalt se joint à ceux qui pensent qu’il nous faut « un nouveau concept de science, ouvert à la dimension

de transcendance du réel » ; cf. G. Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne –

l’université et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p. 75.

Page 327: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

328

pense, pour une réalité meilleure et plus juste. L’homme est le seul être insatisfait qui cherche

toujours quelque chose de plus. Ainsi, pour tous ces auteurs, y compris, bien entendu, Panikkar,

la politique fait partie du salut.

Nous arrivons ainsi au terme de cette partie. Il convient maintenant de faire une synthèse

qui permette au lecteur de retrouver les principales clés d’interprétation de l’intuition de

Raimon Panikkar. Cela nous permettra, en même temps, de laisser le champ ouvert pour notre

prochaine étape.

4.5 Synthèse et ouverture

Le parcours réalisé a permis de se rendre compte que, bien que l’intuition de Panikkar

concernant l’écosophie soit tout à fait originale, elle aurait pu avoir comme point de départ la

proposition d’A. Næss. Inspiration et dépassement pourraient être les termes appropriés.

Panikkar sait prendre distance et générer une pensée originale basée sur son intuition

cosmothéandrique.

La crise environnementale et l’insuffisance des réponses se trouvent à la base de la

pensée de ces deux auteurs. Panikkar souligne la relevance de la conscience qui est constituée

de la foi et du mythe. La foi renvoie à cette recherche toujours inachevée de liberté et de

transcendance, tandis que le mythe évoque plutôt l’immanence, ce qu’il y a de culturel dans la

conscience humaine.

Notre auteur se propose de réaliser une lecture de l’histoire qui prenne en compte une

large période de six mille ans, approximativement. Dans ce laps de temps, il discerne trois

époques ou moments qu’il aime bien nommer, non pas chronologiques, mais kairologiques. Il

s’agit des moments œcuménique, économique et catholique, avec un intervalle écologique entre

les deux derniers. La crise environnementale se trouve dans cet intervalle et marque le début

d’une nouvelle époque, d’une nouvelle conscience. La crise signifie aussi changement, c’est le

mouvement d’un monde vers un autre, dans lequel le sens communautaire fait son apparition.

Car, la crise écologique est avant tout une crise de fragmentation, de séparation, de divorce

entre trois dimensions d’une même réalité, à savoir, la dimension divine, la dimension humaine

et la dimension cosmologique, considérées par notre auteur comme étant un invariant culturel

et religieux.

Page 328: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

329

L’intuition cosmothéandrique plonge ses racines dans au moins, deux débats

philosophico-théologiques très importants. Il en va de la conception même de Dieu, mais aussi

de l’homme et de sa place dans le cosmos. Le premier débat concerne la conception du temps

et le deuxième la notion de Dieu, notamment la question de la désontologisation de Dieu ou la

dédivinisation de l’Etre. C’est la fameuse discussion ou querelle de l’ontothéologie. Panikkar,

à la suite d’un bon nombre d’auteurs, prône une désontologisation de Dieu. Dieu n’est pas un

Etre absolu, il est constitué de relations. La réalité elle-même est aussi faite de relations, rien

n’est isolé, tout est en relation. Cet invariant théanthropocosmique se retrouverait dans toutes

les cultures et religions ; elle fait du chiffre trois le symbole par excellence. La réalité est ainsi

constituée de trois éléments : Dieu-Homme-Monde. C’est l’intuition de Panikkar qui lie la

Trinité Divine avec ce qu’il nomme la Trinité Radicale. Le pont entre ces deux aspects – Trinité

Divine et Trinité Radicale – de la seule et unique réalité est le Christ, manifesté en Jésus, mais

qui peut avoir été révélé et peut se révéler aussi et encore ailleurs.

L’intuition de Panikkar implique une spiritualité avec une portée bien précise qui invite

à l’engagement politique de l’homme. On pourrait résumer en six mots clés, l’intuition

cosmothéandrique : relations, inter-in-dépendance, sécularité, tempiternité, écosophie et

métapolitique. Cela présuppose une prise de distance de certaines formulations théologiques,

notamment celle de Dieu comme étant un Etre absolu qui a donné lieu à une anthropologie et

une eschatologie désengagées vis-à-vis du cosmos.

L’apport de Panikkar est énorme. Comment fait-il avancer la question éco-théologique

et dans quelles directions ? Le théologien espagnol nous a indiqué un domaine : la politique.

Nous identifions un autre chantier qui devrait être abordé comme étant une suite tout à fait

cohérente de la pensée de notre auteur. Il s’agit de l’éthique. Ce sont deux domaines distincts,

certes, mais dans une relation étroite. Il nous faut une éthique écologique, claire et précise, une

nouvelle alliance, un nouveau pacte qui prenne en compte le Corps entier, c’est un pacte de

fidélité avec nous-mêmes. Cette éthique aurait comme ciment l’amour, c’est-à-dire les relations

entre toutes les dimensions de la réalité et l’inter-fécondation des cultures. Ceci inviterait à

relancer non seulement la question de la théologie politique, mais aussi à revisiter l’eschatologie

et l’ecclésiologie. Une critique des institutions démocratiques semble aussi nécessaire.

Dans les deux dernières parties que nous allons entreprendre tout de suite, une même

grille de travail va être proposée, composée de trois sous-parties ou chapitres. Un premier

Page 329: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

330

chapitre se posera la question concernant l’existence de la discipline concernée (éthique et

politique théologiques) et si elle répond aux besoins d’une nouvelle ère écologique. Le

deuxième chapitre établira clairement et explicitement les présupposés de la discipline et, dans

un troisième chapitre, nous aborderons la proposition elle-même. Comme nous le disions dans

l’introduction, ces deux chapitres avancent par tâtonnements, c’est-à-dire qu’il est question de

discerner dans l’histoire et la vie contemporaines des possibles prolongements de la pensée de

Panikkar. C’est toujours l’intuition cosmothéandrique la source de notre inspiration.

La fin de la deuxième partie que nous venons de conclure portant sur le métapolitique,

la logique inviterait à commencer notre analyse avec l’apport de notre auteur et ses

prolongements dans ce domaine. Nous allons cependant ouvrir une parenthèse pour développer

tout d’abord l’éthique, car nous croyons que celle-ci prépare le chemin de manière naturelle au

domaine politique.

Voilà la feuille de route que nous avons et que nous nous proposons de suivre dans les

deux dernières parties de notre travail.

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TROISIEME PARTIE

L’apport éthique de R. Panikkar et ses prolongements

« Pour une éthique éco-théo-sophique »

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333

Debout sur le sol nu, la tête baignée par l’air joyeux et soulevée dans

l’espace infini, tous nos petits égoïsmes s’évanouissent. Je deviens une pupille

transparente ; je ne suis rien, je vois tout ; les courants de l’Etre universel

circulent à travers moi ; je suis une partie ou une parcelle de Dieu. Le nom de

l’ami le plus cher sonne alors comme étranger et fortuit : être frère ou ami,

maître ou serviteur apparaît comme un embarras et un détail sans valeur. Je suis

l’amant de la beauté immortelle et sans entraves. Dans la nature sauvage, je

trouve quelque chose de plus cher et de plus primordial que dans les rues et les

villages. A travers la tranquillité du paysage, et spécialement sur la ligne

lointaine de l’horizon, l’homme contemple quelque chose d’aussi magnifique

que sa propre nature.1

Une question se pose d’emblée au début de cette nouvelle partie et après le long parcours

que nous avons déjà fait. Peut-on redevenir un membre de la nature et non pas un observateur

lointain et indifférent ? Est-ce possible ? La société consumériste dans laquelle nous sommes

nous a arraché le plus important : notre être, pour nous porter vers l’avoir. Il est quand même

intéressant de noter l’attente impatiente des contemporains des jours de vacances pour partir se

ressourcer « dans la nature ». Parce qu’on n’y est plus. Parce que la nature donne quelque

chose que la ville n’a pas. Et pourtant, il ne peut pas s’agir d’aller tous vivre maintenant dans

les « montagnes sauvages ». Il n’est plus question de s’installer dans un endroit quelconque où

la nature serait encore « sauvage ». D’ailleurs, y a-t-il encore un coin quelque part qui soit resté

vierge, non colonisé par l’être humain ? La ville nous a domestiqués, nous ne pouvons plus la

quitter, comme un chien ne peut plus quitter son maître courant le risque de mourir … « dans

la nature ».2

Le changement climatique a instauré, par ailleurs, un état de violence qui a tendance à

se généraliser partout dans le monde. Il suffit de voir de près ce que H. Welzer appelle « les

guerres de l’eau » qui ont éclaté dans les années 1990 et les quantités de réfugiés sur les côtes

de Ténériffe, de Gibraltar, de l’Andalousie, de la Sicile et actuellement en Hongrie et en Turquie

montrant les conséquences sociales et politiques dudit changement. Les causes structurelles de

conflits se voient sans doute maintenant renforcées par des problèmes écologiques et par la

perte de ressources comme le sol et l’eau. Il est tout de même étonnant qu’on en parle très peu

1 R. W. Emerson, La Nature, (1836). Paris : Allia, 2009, p. 14. 2 Nous n’abordons pas ici l’importante réflexion sur le dualisme entre homme et nature instauré par les défenseurs

de la wilderness. Intéressante est aussi la remarque faite par C. Pelluchon sur la domestication des animaux : « La

prise en compte de la vulnérabilité du vivant, loin d’effacer toute différence entre l’homme et les animaux, souligne

notre responsabilité à l’égard d’êtres qui peuvent être les victimes des mauvais traitements que nous leur infligeons

et qui, en raison de notre mode de développement, dépendent de plus en plus de nous pour leur survie et leur

habitat » ; C. Pelluchon, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature. Paris :

Cerf, 2011, p. 151.

Page 333: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

334

et que « les gens assistent au déclin de la biodiversité sans s’émouvoir outre mesure ».1 Dans

la première partie de notre recherche, nous avons dépeint un panorama un peu sombre du futur.

Pourra-t-on s’en sortir ? On aurait raison d’hésiter, tellement la situation est critique.

L’être humain a un corps, certes, mais aussi une âme et un esprit. Or, la société

consumériste nous a démembrés, nous a ôté, parce que cela la gêne, l’esprit, le noûs. Dieu n’est

pas non plus une théorie nécessaire et l’homme qui pense est aussi un obstacle. Nous sommes

devenus des machines, un corps sans esprit et sans âme. Ce qui importe c’est de bien alimenter

le corps (et encore !). La société contemporaine ne pense qu’au corps.

R. Panikkar nous a invités, dans les chapitres précédents, à recouvrer la structure

trinitaire de l’être humain et de toute la réalité et nous propose, en outre, comme possible

solution à la crise écologique, de faire un pas de plus vers l’écosophie, c’est-à-dire, à prêter

attention à la sagesse de la terre. Pour ce faire, nous croyons ne pas nous tromper en faisant

l’interprétation de sa pensée dans le sens de travailler deux domaines de la réalité : l’éthique et

la politique. Guattari avait également déjà dit qu’ « Il n’y aura de réponse véritable à la crise

écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution

politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et

immatériels »2 nous renvoyant aux registres biologiques, sociaux et subjectifs pour que ce

véritable changement s’opère. Il faut donc un changement au niveau personnel et social.

Le point de départ doit donc être le renouveau, le changement radical. La théologie doit

aussi s’interpeller : faut-il qu’elle change radicalement ? Panikkar et de nombreux autres

auteurs le croient ainsi. Il faudrait donc remettre la théologie en chantier, il faudrait qu’elle

évolue pour pouvoir répondre aux questions de la société contemporaine. L’urgence de la crise

écologique doit remettre en cause les arguments de la théologie. Ne faut-il pas revenir en arrière

et reprendre la simplicité évangélique pour ensuite pouvoir retourner dans le présent qui est le

nôtre ? Peut-être bien !

Les 500 ans de colonisation/évangélisation du continent latino-américain ont fait surgir

un certain nombre de notions qui nous interpellent. Nous aimerions bien reprendre ici celle de

territoire. En effet, nos territoires ont été colonisés, sur eux une semence étrangère a été plantée.

Nos cerveaux ont été également conquis, une pensée étrangère y a été greffée, un style de vie

accéléré et vide de sens nous a été donné. Nos ancêtres étaient considérés comme des

1 H. Welzer, Les guerres du climat. Paris : Gallimard, 2009, p. 275. 2 F. Guattari, Les trois écologies, op. cit., p. 14.

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335

paresseux, simplement parce qu’ils ne regardaient pas la vie avec les mêmes yeux. Mais, ce

nouveau style de vie nous l’avons fait nôtre sans plus ; parfois, seulement parfois, au prix du

sang. Il faut « reterritorialiser » notre continent, nos cerveaux, nos vies. Il faudrait peut-être

aussi reterritorialiser notre manière de faire de la théologie. Il faut, avant tout, faire une alliance

de solidarité avec ceux qui espèrent. Ne faudrait-il pas faire de même avec la théologie dans

son ensemble ? Elle est devenue une affaire de quelques-uns. Le pouvoir se répartit aussi chez

les théologiens. Une certaine théologie s’est imposée : « La théologie dominante, dit G.

Casalis, quelle qu’en soit la couleur, s’est ainsi imposée, parce qu’elle est, en fait, la théologie

de la domination […]. Avec toutes ses prétentions à l’universalité et à la pérennité, elle est

aussi enracinée dans des structures et pratiques sociales et historiques précises ».1 Il faut sans

doute aussi libérer la théologie des chaînes qui l’oppressent, et sans doute « décoloniser

l’imaginaire théologique ». Il ne faut pas, en tout cas, perdre l’espérance que nous donne la foi,

tout en travaillant pour atteindre le changement souhaité. C’est dans ce sens qu’il faut lire la

proposition de notre auteur que nous nous permettons maintenant de reprendre, interpréter et

compléter.

Première tâche basique et urgente : réaliser un nouveau pacte, une nouvelle alliance avec

notre corps (notre Corps !), un pacte de fidélité avec nous-mêmes. A. Leopold proposait une

« éthique de la terre » et M. Serres un « contrat naturel », R. Panikkar propose, quant-à lui, une

« nouvelle conscience ». Le premier affirmait avec raison qu’il n’existe pas « d’éthique chargée

de définir la relation de l’homme à la terre, ni aux animaux et aux plantes ».2 En effet, les

éthiques abordent et trouvent des solutions pour les problèmes qui surgissent lorsque des

individus humains entrent en relation dans la société. Plus récemment, un droit a également été

donné aux femmes et aux enfants vis-à-vis de leurs agresseurs. Or, la nature n’a pas un tel

droit3, même si l’on voit surgir aujourd’hui bon nombre d’associations ou simplement des

personnes qui réclament ce droit. Des petits pas ont été faits. Il faudrait peut-être réfléchir et

élargir les frontières de la communauté de façon à ce qu’on tienne aussi compte de la terre (le

sol, les plantes et les animaux). Car tous ont le droit d’exister, indépendamment du bénéfice de

l’être humain. Les choses n’ont pas seulement une valeur en soi, comme affirment certains

philosophes, une valeur intrinsèque, mais aussi une valeur relative sans aucun « centre ». Sans

l’autre rien n’existerait. Une telle vision relationnelle ferait passer l’homo sapiens de

1 G. Casalis, Les idées justes ne tombent pas du ciel. Paris : Cerf, 1977, p. 26 et 39. 2 A. Leopold, Almanach d’un conté des sables, op. cit., p. 257. 3 H. Welzer plaide pour la création d’une organisation internationale de l’environnement et d’un tribunal

international de l’environnement. Cf. Les guerres du climat, op. cit., p. 148.

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336

conquérant à membre et citoyen de la seule communauté qui existe. La terre (les montagnes,

les rochers, les plantes et les animaux) ne serait plus un adversaire, mais un compagnon de

voyage. L’humanisme tant prôné et chéri par les contemporains atteindrait d’autres sommets.

Homme et nature ne font qu’un seul et même Corps.

L’éthique théologique ou la théologie morale a essayé, entre autres, de répondre aux

questions suivantes : Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on ne peut pas faire ? Qu’est-

ce qui est permis ? Qu’est-ce qui est défendu ? La plupart du temps, suivant Kant, on essaie de

trouver l’impératif moral. Avec S. Pinckaers1, nous croyons que l’éthique chrétienne a été

réduite pratiquement à la question de l’obligation.2 Or, il faudrait la compléter avec la question

du bonheur, plus importante à notre avis, car elle renvoie au sens de la vie. Un travail pionnier

doit donc être mené dans ce domaine. Il faudrait que nous nous demandions, dans les pages

qui suivent, toujours à la lumière de la proposition de Panikkar, si l’éthique théologique qu’on

possède est suffisante pour apporter une réponse satisfaisante aux problèmes posés par la crise

écologique ou bien s’il nous en faut une autre. La théologie trouve-t-elle dans sa riche tradition

éthique une réponse appropriée ou bien doit-elle sortir de ses vieux schémas ? Nous nous

aiderons de la réflexion philosophique de R. Sylvain Routley, K. E. Goodpaster, J. Baird

Callicott, H. S. Afeissa et de bien d’autres pour essayer de répondre à ces questions. Tenter de

trouver une éthique écosophique sera le but de cette troisième partie.

L’éthique et la politique ne peuvent pas aller toutes seules, il est nécessaire qu’elles

soient toujours ensemble et doivent en outre se faire accompagner de la spiritualité. Ethique,

politique et spiritualité doivent être considérées conjointement, elles forment un cercle qui

revient constamment sur chacun de ses éléments : de l’éthique à la politique et de celle-ci à la

spiritualité. Mais la spiritualité doit aussi alimenter l’éthique et la politique. Elles sont

inséparables, elles s’interpénètrent périchorétiquement, mutuellement. C’est la leçon que nous

croyons tirer de la proposition de notre auteur. La spiritualité dont parle Panikkar a des traits

très particuliers, nous en avons avancé quelques-uns à la fin de la deuxième partie de notre

travail. C’est avant tout une spiritualité de la terre, c’est une spiritualité qui écoute la sagesse

de la terre manifestée dans la vie des peuples et des cultures. Les quelques pistes données par

notre auteur doivent bien entendu être complétées et actualisées à la lumière d’une société bien

1 Cf. S. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire. Paris : Cerf, 1990. 2 A. Thomasset pense que le passage d’une morale du bonheur et des vertus à une morale de l’obligation a été

opéré par le courant nominaliste. Ainsi, par exemple, pour Ockham, « seul importe le rapport des deux libertés

humaine et divine, et ce rapport est pensé en termes d’obligation. La volonté divine s’exprime par une loi que

l’homme doit connaître et appliquer ». Cf. A. Thomasset, Interpréter et agir. Jalons pour une éthique chrétienne.

Paris : Cerf, 2011, p. 157.

Page 336: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

337

plus complexe et d’une crise écologique qui a atteint des degrés inouïs. C’est le travail que

nous nous proposons de réaliser pour le troisième chapitre de cette dernière partie. Voilà, une

fois de plus, notre feuille de route. Nous sommes dans un terrain nouveau et inconnu, nous

avançons, nous-aussi, par tâtonnements.

Page 337: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

338

Chapitre 1. Une nouvelle éthique en théologie ?

Les XXe et XXIe siècles sont venus chargés de nouveautés dans tous les domaines, il

n’est pas nécessaire de les rappeler. Elles ont amélioré la vie de l’être humain (de quelques-

uns !) sur terre. Elles ont aussi remis en question les valeurs traditionnelles. Il est clair aussi

qu’un bon nombre de ces découvertes nous ont portés vers l’actuelle crise écologique, laquelle

a obligé à repenser toutes les données acquises et reçues par tous ou presque. La théologie n’en

est pas moins concernée. Un domaine qui s’est vu directement touché est celui de l’éthique.

La réflexion philosophique dans ce domaine s’est imposée sur le devant de la scène, notamment

aux Etats-Unis. Il faut dire que les Etats-uniens ont toujours été particulièrement sensibles à la

question écologique, bien qu’ils soient aussi les plus grands pollueurs de la planète, devancés

seulement par les Chinois. La théologie reste toujours à l’arrière. Très peu ou presque rien n’a

été fait dans ce domaine. Les théologiens discutent encore sur des questions éthico-médicales

(ce qui est très bien !) et ne semblent pas montrer un intérêt particulier pour l’aspect éthique de

la crise écologique.

Il paraît non seulement évident mais aussi nécessaire qu’une réflexion doive être menée

dans ce domaine en théologie. Il faudrait essayer de répondre aux questions : l’éthique

théologique dont nous avons hérité apporte-t-elle des réponses satisfaisantes dans le contexte

de la crise écologique ou bien nous en faut-il une autre ? S’il nous en faut une autre, quels

seraient ses présupposés ? Comment pourrait-on la définir et quelles seraient ses

caractéristiques ? C’est bien à ces questions que les sections suivantes vont essayer de

répondre.

1.1 Mise en contexte

Avant d’entrer dans la discussion, il paraît opportun de s’arrêter au préalable, ne serait-

ce que brièvement, sur un certain nombre de notions pour mieux pouvoir affiner notre propos.

Il conviendrait, avant tout, d’établir une distinction entre « éthique » et « morale », dans le but

de savoir par lequel des deux nous sommes concernés. Il faudrait donc les définir et présenter

les classifications existantes dans le domaine de l’éthique de la nature. Il nous semble

également nécessaire de se demander s’il existe une éthique/morale chrétienne et quelles

seraient ses caractéristiques. Toutes ces données vont nous permettre d’aborder la question

Page 338: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

339

d’une possible nouvelle éthique/morale en théologie qui pourrait être provisoirement qualifiée

d’ « éthique/morale éco-théologique ».

1.1.1 Définitions et classifications

L’étymologie du mot ne nous aide pas beaucoup à distinguer ces deux vocables. En

fait, « morale » et « éthique » viennent de deux mots (ethos en grec, mos/mores en latin) qui

signifient à peu près la même chose, à savoir, les mœurs, la façon de vivre et d’agir. Les anciens,

nous rappelle Comte-Sponville1, ne faisaient pas de distinction. En effet, chez les Grecs,

l’éthique faisait partie de la philosophie à côté de la physique et de la logique. Elle concernait

la conduite de la vie humaine dans la recherche du bien. Socrate, par exemple, concevait

l’éthique, nous rappelle L. Gerbier, comme une « sagesse pratique qui vise le savoir de ce qui

est bon »2 ou, simplement, « le bon dans la recherche de ce qui doit être », alors que pour

Aristote l’éthique était « le traité des plaisirs et des peines » et « la science de la formation du

caractère ».3

Si l’on veut établir une distinction entre ces deux concepts, il faut se référer à son usage

plus récent. Ainsi, on pourrait dire toujours avec Comte-Sponville que Kant est le philosophe

de la morale et Spinoza celui de l’éthique ; ce qui signifierait opposer l’absolu et le relatif,

l’universel et le particulier, l’inconditionnel et le conditionné. En d’autres termes, « la morale

commande et l’éthique recommande ».4 Prenons la définition que donne Comte-Sponville de

chaque mot. Il définit la morale comme un : « discours normatif et impératif qui résulte de

l’opposition du Bien et du Mal, considérés comme valeurs absolues ou transcendantes. Elle est

faite de commandements et d’interdits : c’est l’ensemble de nos devoirs. La morale répond à

la question : ‘Que dois-je faire ?’. Elle se veut une et universelle. Elle tend vers la vertu et

culmine dans la sainteté (au sens assigné par Kant selon qui une volonté sainte est une volonté

conforme en tout à la loi morale) » ; alors que l’éthique serait « un discours normatif mais non

impératif […] qui résulte de l’opposition du bon et du mauvais, considérés comme valeurs

simplement relatives. Elle est faite de connaissances et de choix : c’est l’ensemble réfléchi et

hiérarchisé de nos désirs. Une éthique répond à la question : ‘Comment vivre ?’. Elle est

1 A. Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique. Paris : Puf, 2001, p. 218. 2 L. Gerbier, « Ethique », M. Blay (dir.), Grand Dictionnaire de la Philosophie. Paris : Larousse/CNRS éditions,

2012, p. 387. 3 N. Baraquin et al., Dictionnaire de philosophie. Paris : Armand Colin, 2005, p. 131. 4 A. Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 218.

Page 339: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

340

toujours particulière à un individu ou à un groupe. C’est un art de vivre : elle tend le plus

souvent vers le bonheur et culmine dans la sagesse ».1 Pour cet auteur, l’éthique contient la

morale, elle est plus vaste et fondamentale.

G. Hess propose une autre distinction. L’éthique est définie comme une activité d’ordre

philosophique qui consiste « à élaborer des règles de comportement, des obligations, des

interdictions, des injonctions en vigueur au sein d’une collectivité humaine et destinées à

permettre le bien vivre ».2 La morale, quant-à elle, serait l’ « ensemble des règles et des valeurs

en vigueur au sein d’une société, déterminantes pour juger le comportement des individus sur

le plan moral ».3 Outre le fait que G. Hess semble donner une définition opposée à ces termes,

par rapport à celle de Comte-sponville, remarquons aussi que l’accent est toujours mis sur le

« devoir faire », c’est-à-dire sur les règles, les obligations et les interdictions qui permettraient

ou faciliteraient la vie en société. Il en va de même du théologien catholique X. Thévenot pour

qui la morale est « un ensemble organisé d’interdits, de règles, de normes, de valeurs, de

modèles […] que telle société donnée croit devoir mettre en œuvre pour devenir plus

humaine »4, alors que l’éthique serait « une réflexion philosophique sur les conditions de

possibilité d’une morale ».5 Remarquons qu’ici le but est de devenir plus humain et non pas

simplement de bien vivre en société et, pour y arriver, il suffit aussi d’avoir clairement à l’esprit

quelles sont les règles, les normes, les valeurs et les modèles de la société à laquelle tel ou tel

individu appartiendrait.

De ces définitions on pourrait conclure que, pour bien vivre en société, il suffit d’avoir

les règles positives et les interdictions opportunes. Ainsi, aussi bien l’éthique que la morale ne

seraient concernées que par ce qui peut et doit être fait, bien que la première soit présentée

comme une réflexion théorique et la seconde comme son application concrète.

Notons que tous ces auteurs restent sur le champ de l’impératif, de l’obligation. On peut

dire qu’il s’agit-là des éthiques de l’obligation ou du devoir. Or, un certain nombre de

philosophes environnementalistes ont adopté une autre perspective qu’il convient maintenant

de mentionner, à savoir, l’éthique dite des vertus ou du bonheur. Pour ceux-ci, d’après G. Hess

« le bien ultime de l’éthique des vertus réside dans le bonheur au sens de l’épanouissement

1 Ibid., p. 218-219. 2 G. Hess, Ethiques de la nature. Paris : Puf, 2013, p. 87. 3 Idem. 4 X. Thévenot, Morale fondamentale : notes des cours. Paris : Éditions Don Bosco/Desclée de Brouwer, 2007, p.

16. 5 Idem.

Page 340: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

341

humain ou encore de la vie bonne, d’une vie de qualité ».1 Cette éthique serait moins centrée

sur l’action à accomplir ou sur le devoir faire que sur l’agent qu’on souhaite devenir. Il est

question de rendre l’agent vertueux dans l’ordre de l’excellence dans le but de s’engager dans

un monde réel et concret et non seulement pour devenir meilleur pour soi-même ; la virtuosité

se lit en fonction d’un monde qui requiert des actions adaptées à des situations singulières.

Dans cette conception vertueuse de l’éthique, le bonheur est lié aux vertus morales : le courage,

la pudeur, la tempérance. L’homme heureux serait l’homme vertueux.

Quelqu’un pourrait affirmer que, pour l’éthique du devoir, le bonheur s’atteindrait

lorsque l’homme arrive à accomplir toutes les règles édictées. Nous ne le croyons pas, car cette

éthique est plus centrée sur l’action accomplie que sur la personne elle-même. On pourrait

évidemment argumenter que l’action est réalisée parce qu’il y a derrière elle un esprit, une

option personnelle. Soit ! Cependant, rien ne garantit que l’accomplissement des lois soit

précédé d’une option personnelle, d’une conviction. La réalité montre que les lois

s’accomplissent souvent parce qu’elles ont été formulées de manière négative, c’est-à-dire

qu’elles disent ce qu’il ne faut pas faire. Il est donc fort possible qu’il s’agisse plutôt d’une

imposition, d’un pur « conséquentialisme ». Pour l’éthique de la vertu, ce qui importe c’est la

personne elle-même. Etant vertueuse, elle accomplira avec plus de conviction les normes et les

lois auxquelles elle se voit soumise. L’éthique ne peut pas faire abstraction du sujet humain,

de la personne qui engendre l’action. Il ne faudrait pas non plus séparer l’idée du bien par

rapport aux notions de perfection et de bonheur. L’être humain doit être compris davantage

comme un être qui agit en vue du bien et non pas seulement comme un être qui accomplit des

règles extérieures à lui-même. Ce bien doit également être en connexion avec son être, il réside

dans la perfection qui convient à sa nature.

Nous allons adopter dans cette recherche la définition de l’éthique proposée par Comte-

Sponville, plus en accord avec notre propos. Il affirme en outre – ce qui nous semble tout à fait

correct – qu’il est impossible de choisir entre morale et éthique, elles doivent aller ensemble

car nul ne peut se passer d’éthique ni de morale. Nous le croyons aussi. Il faut cependant dire

que la société contemporaine a mis davantage l’accent sur les normes à accomplir, c’est-à-dire

qu’elle a plus insisté sur la déontologie que sur les finalités. Il en va de même de la théologie.

Il faut donc récupérer la téléologie et arriver à atteindre un équilibre si l’on veut apporter une

1 G. Hess, Ethiques de la nature, op. cit., p. 95.

Page 341: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

342

réflexion significative dans le contexte de la crise écologique. Cela fait que, du coup, nous

options davantage pour la téléologie comme moyen plus opportun et convenable.

Outre les définitions que nous venons d’exposer, il existe un certain nombre de postures

en éthique environnementaliste en ce qui concerne la communauté morale de la nature.

1.1.2 Postures en éthique environnementaliste. L’écocentrisme holiste de J. B.

Callicott

En effet, ces postures vont du théocentrisme – qui octroie un statut privilégié aux

humains car ils ont été créés à l’image de Dieu – jusqu’à l’écocentrisme qui affirme l’existence

d’une sorte de finalité de la matière, en passant par l’anthropocentrisme moral1, le

pathocentrisme2 et le biocentrisme.3 Il existe aussi ce qu’on appelle des éthiques extensives et

inclusives en fonction de l’intérêt qu’elles portent ou pas à d’autres êtres de la nature que les

seuls humains. Philippe Descola préfère les appeler éthiques extensionnelles et éthiques

holistes, ces dernières s’efforçant d’échapper à une vision dualiste du monde qui séparerait

l’homme de l’environnement.4 J. Baird Callicott opte plutôt pour la notion d’éthiques

extensionnistes ou écocentrismes holistes incluant tous ceux qui attribuent un statut moral à

d’autres êtres vivants que les hommes. Le but de Callicott est celui de dépasser la vision

dualiste du monde en s’inspirant de l’éthique de la terre d’A. Leopold.

Notre recherche se situe dans la ligne de l’écocentrisme holiste bien que nous pensions

qu’il est inévitable de tenir un certain discours anthropocentré. Cela ne veut pas dire pour autant

que nous ne donnions pas de la valeur aux choses et aux animaux. Il faut renoncer à

l’anthropocentrisme, notamment dans sa version forte ou radicale, aux pathocentrismes, voire

aussi aux biocentrismes, car ils ne tiennent pas compte de toutes les entités naturelles. Parmi

les propositions écocentristes holistes, il convient de mentionner celle de Klaus Michael Meyer-

Abich et celle de J. Baird Callicott. Meyer-Abich affirme que l’environnement est multiple et

relatif. Il ne veut plus appeler le « monde naturel » comme le « monde alentour », mais comme

le « monde avec lequel nous vivons », c’est-à-dire comme une Mitwelt ce qui serait une manière

1 Ses partisans affirment que les hommes sont les seuls à faire partie de la communauté morale ; cf. G. Hess,

Ethiques de la nature, op. cit., p. 113. 2 Ils font dépendre la considération morale d’un être naturel d’une forme de sensibilité manifestée par la souffrance

ou la non-souffrance ; cf. Idem. 3 C’est une posture non-anthropocentrée. Pour être considéré moralement, un être naturel ne doit pas forcément

être doué de sensibilité, il suffit qu’il soit vivant ; cf. idem. 4 Cf. G. Hess, Ethiques de la nature, op. cit., p. 157.

Page 342: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

343

de se décentrer et de dire que les autres entités vivantes ne sont pas là pour les êtres humains.

Pour cet auteur, « il ne faut pas confondre le Tout de la nature avec la Mitwelt. Les animaux,

les plantes, les mers, les montagnes et les rivières, font partie de la nature, parce que c’est par

la force d’une seule nature qu’ils sont ce qu’ils sont ; mais ils ne sont pas eux-mêmes la

nature ».1 Une éthique holiste comme celle de Meyer-Abich doit valoir non seulement pour

tous les agents moraux, mais elle doit aussi concerner le Tout de la nature. J. B. Callicott, à la

suite d’A. Leopold, défend une éthique de la terre où il y aurait, à côté du soi des êtres vivants

individuels, un soi des totalités dont la fonction biologique est de se maintenir en vie. Callicott

comprend l’être humain comme inséré dès le départ au sein d’une communauté. Ainsi, « une

chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté

biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le cas ».2 Arrêtons-nous davantage sur l’écocentrisme

holiste de Callicott.

Callicott prend donc comme point de départ l’éthique de la terre d’A. Leopold pour qui

l’extension de l’éthique est un processus d’évolution écologique. Ceci doit être lu et compris

dans le contexte de la théorie de l’évolution de Darwin. En effet, d’après cet auteur, l’éthique

a pris naissance d’une manière bien spécifique et elle va se développer et se complexifier peu à

peu. La philosophie occidentale considère que c’est la raison qui se trouve à l’origine de

l’éthique et non pas les dictées d’une divinité quelconque. Callicott soutient que la raison est

une faculté fragile qui est récemment apparue. Par conséquent, il ne serait pas logique de

supposer qu’elle ait évoluée en l’absence de capacités linguistiques complexes, dont l’évolution

à son tour est liée à des sociétés hautement développées. Les êtres humains n’auraient pas pu

devenir des êtres sociaux sans limiter leur liberté d’agir dans leur lutte pour l’existence. Cela

veut dire qu’il a dû être éthique avant d’être rationnel. Suivant Leopold, Callicott pense que

l’éthique commence avec l’affection filiale et parentale commune à tous les mammifères.

Ainsi, l’éthique aurait son origine « dans la tendance des individus interdépendants ou des

groupes à développer des modes de coopération […], toute éthique, aussi développée qu’elle

soit, se résume en un seul présupposé : que l’individu soit membre d’une communauté de parties

interdépendantes ».3

La communauté morale va s’étendre petit à petit jusqu’à devenir coextensive aux

frontières des sociétés. La plupart des auteurs acceptent qu’on assiste aujourd’hui à la naissance

1 Cité par G. Hess, Ethiques de la nature, op. cit., p. 319. 2 J. Baird Callicott, Ethique de la terre. Marseille : Éditions Wildproject, 2010, p. 62. 3 Ibid., p. 56.

Page 343: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

344

« douloureuse » d’une communauté humaine aux dimensions planétaires. Le village planétaire

entre peu à peu en conflit avec l’Etat-nation. L’idéal moral contemporain est une réponse à une

perception plus ample de l’humanité répandue de par le monde et unie en une seule et même

communauté. A. Léopold croyait que l’étape suivante était celle d’une éthique de la terre qui

viendra à peu près de manière spontanée, comme une évolution naturelle de notre société. La

clé de l’émergence de cette éthique de la terre sera une alphabétisation universelle de l’écologie.

L’éthique de la terre défendue par Callicott repose sur trois fondements, à savoir :

1) Une biologie de l’évolution qui fournit le lien conceptuel entre l’éthique,

l’organisation sociale et le développement ;

2) Une théorie écologique qui fournirait, avec le concept de communauté, un lien

synchronique, un certain sens de l’intégration sociale de la nature humaine et non humaine ;

3) Une biologie sur fond d’astronomie copernicienne qui perçoit la Terre comme une

petite planète dans un univers immense et hostile.

La logique de l’éthique de la terre dit que « la sélection naturelle a doté les êtres humains

d’une capacité de réaction morale affective aux liens perçus de la parenté, de l’appartenance à

une communauté et de l’identité ».1 Cette éthique de la terre est souhaitable « car les êtres

humains ont le pouvoir de détruire l’intégrité, la diversité et la stabilité de ce qui entoure et

supporte l’économie de la nature ».2 Pour y arriver, il faudrait aller au-delà d’un courant égoïste

et individualiste de la philosophie morale qui a tendance à dominer. En effet, dans l’éthique de

la terre, il est une tension évidente entre le bien de la communauté et les droits des individus

considérés séparément. Callicott affirme, suivant la théorie de Darwin, que la composante

holistique est plus importante dans les éthiques tribales que dans les formes de vie sociale les

plus récentes. Ainsi, par exemple, « la démocratie, par son insistance sur les libertés et les

droits individuels, favorise l’injonction individualiste de la Règle d’or »3, laquelle ne fait jamais

mention de la société.

L’écocentrisme holistique de Callicott donne une place très importante aux relations,

tout comme notre théologien espagnol, R. Panikkar. En effet, pour le philosophe, « concevoir

une chose implique nécessairement d’en concevoir d’autres et ainsi de suite jusqu’à ce que soit

1 Ibid., p. 61. 2 Idem. 3 Ibid., p. 66.

Page 344: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

345

pris en compte, dans son principe, le système tout entier ».1 Les choses n’existent pas de façons

isolées, leur essence est déterminée par leurs relations, si bien qu’un spécimen serait la somme

des relations adaptatives à travers l’histoire que son espèce a eues avec le monde. Callicott

croit que les relations sont antérieures aux choses. Les organismes sont donc moins des objets

isolés que les modalités d’un tout continu mais différencié. Ainsi, la distinction entre le soi et

l’autre serait floue. Cette vision relationnelle transforme l’égoïsme en écologisme.

Prenons un dernier aspect de l’éthique de la terre de Callicott, à savoir, que l’éthique a

toujours une dimension pratique et le fait que l’obéissance à la loi doit être complétée par une

sensibilité et une conscience morale. D’une part, l’éthique environnementale cherche à définir

la manière dont les gens devraient agir entre eux et dans leur environnement naturel. D’autre

part, une nouvelle représentation plus organique de la nature humaine doit voir le jour. Dans

cette nouvelle représentation, les hommes sont essentiellement liés à leur environnement, ils

sont irrémédiablement dépendants les uns des autres. Callicott développe ce qu’il appelle une

« éthique environnementale interculturelle » qui impliquerait « un renouveau d’une multiplicité

d’éthiques environnementales traditionnelles qui font écho à l’éthique environnementale

internationale fondée sur la science ».2 Pour l’auteur, il faudrait accorder les éthiques

environnementales les unes aux autres et suivre une même partition de manière à « orchestrer

efficacement toutes les voix qui chantent l’harmonie de l’homme et de la nature à travers le

monde ».3 Il faut donc trouver une éthique qui arrive à canaliser le réseau multiculturel

d’éthiques environnementales. Cela signifie :

1) « Unifier et enrichir les éthiques environnementales indigènes et traditionnelles,

2) Etre conscients des différences humaines,

3) Défendre la diversité culturelle et biologique,

4) Etre conscients des liens unissant les différentes cultures du monde ».4

Il faudrait tout de même prêter une attention particulière au fait que la science est ici

présentée comme le paradigme à suivre, et éviter les affirmations arrogantes de type impérialiste

qui entraîneraient une nouvelle hégémonie intellectuelle. La nature devrait être décrite non pas

comme un mécanisme (paradigme scientifique), mais comme un vaste organisme dans lequel

1 Ibid., p. 98. 2 J. B. Callicott, Pensées de la terre. Marseille : Éditions Wildproject, 2011, p. 40-41. 3 Ibid., p. 298. 4 Ibid., p. 299-300.

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346

tous ses membres sont en relation étroite. A la suite de Panikkar, comme nous allons pouvoir

l’expliciter un peu plus loin, nous prônons davantage la « valeur relationnelle » de tout ce qui

existe et non pas sa valeur intrinsèque isolée, bien que « valeur en soi » et « valeur

relationnelle » ne soient pas exclusives l’une de l’autre.

Essayons de synthétiser ce premier élément de notre réflexion. Dans le domaine de

l’éthique de la nature, il existe, au moins, deux tendances qu’on retrouve un peu partout. Il

s’agit, d’une part, des morales de l’obligation (déontologies) mettant l’accent sur le devoir

moyennant l’accomplissement des normes dans le but de bien vivre en société et, d’autre part,

des éthiques de la vertu (téléologies) lesquelles mettraient plutôt l’accent sur les fins ou les

finalités. Comme nous le rappelle G. Hess, les éthiques de la vertu cherchent davantage

« l’épanouissement humain » (grec : eudaimonia) en élaborant soit une théorie de la vie bonne

ou du bonheur, soit en insistant sur les vertus elles-mêmes, en particulier sur la sagesse pratique

(grec : phronésis).1 Ce qui est vrai c’est que les éthiques de la vertu sont davantage centrées

sur l’agent que sur l’action à accomplir.

Dans ce travail, bien que nous insistions davantage sur les vertus et la recherche du

bonheur (éthique du bonheur), il faut rappeler que notre auteur (R. Panikkar) recommande avant

tout la connexion et non pas la séparation, la dépendance (« inter-in-dépendance ») et non pas

l’indépendance tout court. Dans ce sens, nous nous inspirons davantage de Thomas d’Aquin –

pour qui la loi (l’éthique ?) est de nature plus sapientielle que volontariste – que de Kant dont

la morale est, nous le savons, plus attachée à l’accomplissement de la « loi suprême »2

(impératif catégorique), loin des tendances naturelles. Il faudrait tout de même essayer de

trouver un équilibre entre ces deux orientations, pour que l’éthique du bonheur parvienne à être

considérée par les contemporains comme quelque chose d’important et de fondamental. Il en

va du sens et du but de la vie, colonne vertébrale du bonheur. L’éthique devrait donc non

seulement aider les hommes à bien agir en société, à la lumière des normes et des règles bien

définies, mais elle devrait aussi leur enseigner le sens de la vie. Peut-on (doit-on) traiter d’un

point de vue purement juridique ou réglementaire la question de la souffrance ? Peut-on (doit-

on) faire une jurisprudence de l’amour ? De quelle manière devrait-on parler de la vérité, de la

justice et/ou du péché en éthique ? Avec Pinckaers, nous croyons que le domaine de l’éthique

a été « limité et appauvri par sa concentration sur les obligations légales ».3 Une éthique éco-

1 G. Hess, Ethiques de la nature, op. cit., p. 95. 2 Cf. introduction de Lachelier aux Fondements de la métaphysique des mœurs (Ed. 1904) d’E. Kant. Paris :

Hachette, 1904. 3 S. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, op. cit., p. 59.

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347

théologique devrait donc redonner plus de valeur à la quête du bonheur – évitant bien entendu

toute théologie intimiste –, au sens de la vie en communauté, hic et nunc, et non pas renvoyer

le bonheur dans l’eschatologie.

Nous avons donc opté pour l’éthique dans la ligne de la définition proposée par Comte-

Sponville voulant répondre à la question du « comment vivre ? » ; cette éthique est conçue

comme un art de vivre qui tend vers le bonheur et culmine dans la sagesse. Nous avons

également opté pour un écocentrisme holiste qui reconnaît néanmoins un certain discours

anthropocentré (comme l’ « anthropocentrisme faible »1 de B. G. Norton, bien que nous ne

recevions pas tous ses arguments). Il faudrait dès lors faire un pas de plus pour nous rapprocher

du discours théologique. Demandons-nous s’il existe ou non une éthique chrétienne ?

1.2 Y a-t-il une éthique chrétienne ?

Il n’est pas question de présenter ici un parcours historique de cette problématique. Cela

échappe aussi bien à nos compétences qu’au but de notre travail. Notre objectif est beaucoup

plus humble. En effet, il s’agit de savoir s’il existe ou non une éthique chrétienne et quelles

seraient alors ses caractéristiques. S’il en existe une, peut-elle changer avec les temps et les

nouveaux problèmes qui surgissent dans la société contemporaine ? Ou bien, ses principes lui

permettent-ils de répondre aux questionnements de toutes les époques ?

L’existence d’une éthique ou d’une morale chrétienne était naguère, semble-t-il, une

évidence au sein de l’Eglise. Selon Pinckaers, elle était « plus ferme et précise que les morales

philosophiques et laïques, plus élevée que les autres morales d’origine religieuse »2 ; même aux

yeux des incroyants, elle formait la partie la plus valable du catholicisme. Pour les chrétiens,

la morale chrétienne était sans doute une partie essentielle de la religion. Elle était invariable,

elle ne changeait pas avec les temps, les endroits ou les écoles de pensée. Comment donc la

question de l’existence d’une éthique chrétienne s’est-elle posée ?

C’est dans les années 1970, peu après le concile Vatican II, qu’un sérieux débat entre

une morale autonome et une morale de la foi a vu le jour et a posé la question de la relation

entre raison et révélation au sujet de la morale. C’est de cette manière que surgit l’interrogation

1 Voir B. G. Norton, « L’éthique environnementale et l’anthropocentrisme faible », H.-S. Afeissa (dir.), Ethique

de l’environnement. Nature, valeur, respect. Paris : Vrin, 2007. 2 S. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, op. cit., p. 109-110.

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348

sur la spécificité d’une éthique chrétienne.1 Dans ces débats s’affrontent ceux qui insistent sur

la condition raisonnable et libre de l’homme et ceux qui prônent le caractère spécifique de la

morale chrétienne et son enracinement dans la Révélation et l’expérience du Christ. Ces deux

positions semblent représenter deux interprétations différentes du Concile Vatican II. Pour

mieux saisir les enjeux, nous allons suivre l’exposé d’A. Thomasset, notamment les parties

concernant les débats entre Alphons Auer et Bernard Stöckle, puis entre Joseph Fuchs et

Philippe Delhaye.2

1.2.1 Débat entre A. Auer et B. Stöckle

A. Auer (1912-2005) fut professeur de théologie morale en Allemagne, son principal

souci était de respecter la dignité et la valeur de la raison et de la liberté humaines. Pour lui, il

s’agissait de partir non pas de règles extérieures qui viendraient s’imposer « d’en haut », mais

de la nature humaine et de sa capacité rationnelle.

La thèse d’Auer peut être résumée en cinq points3 :

1) La réalité est le fondement de l’éthique ;

2) La morale est le « oui » autonome de l’homme ;

3) Ce « oui » est autonome car il relève de la raison de l’homme qui pense son existence

et son agir dans le monde et non pas d’une connaissance explicite de Dieu ;

4) Ce « oui » de l’homme ne se produit pas, pour le chrétien, sans l’aide de Dieu ; c’est

l’ « horizon de sens » du chrétien ;

5) Cet « horizon de sens » propre au chrétien aurait un impact au niveau de la recherche

autonome des normes morales ; il n’influence cependant pas le contenu de l’agir moral,

lequel ne dépend que de l’homme et de sa raison.

La raison reste donc d’une certaine manière autonome vis-à-vis d’une possible

intervention divine, bien que le chrétien dispose d’une lumière toute particulière. La morale

serait ainsi davantage le fruit d’une réflexion humaine et non celui d’une inspiration quelconque

de la divinité.

1 Il faut avouer que dans ces débats la différence entre éthique et morale n’est ni évidente ni suffisamment claire. 2 Voir A. Thomasset, Interpréter et agir. Jalons pour une éthique chrétienne, op. cit., p. 201-212. 3 Ibid., p. 202.

Page 348: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

349

D’un autre côté, le théologien allemand, B. Stöckle, professeur à Fribourg-en-Brisgau,

cherche plutôt à fonder la morale sur la révélation de la foi en Jésus-Christ. Voici ses

propositions1 :

1) Le point de départ du discours moral réside dans les expériences de vie moralement

significatives vécues par un groupe ou une communauté ;

2) La connaissance humaine est la manière de découvrir et de transmettre les normes

morales dans ces expériences ;

3) Le fait que la raison soit soumise à l’histoire et qu’elle soit fondée dans le mystère fait

qu’elle est incapable d’établir de façon claire et certaine le dernier fondement et le

contenu des normes morales ;

4) Seule la foi donne à l’éthique son vrai visage ;

5) La foi (théonomie) n’entre pas en conflit avec le caractère humain de la morale ;

6) La foi-théonomie donne à l’homme et à son agir de nouvelles données qu’elle ne tire

que d’elle-même.

Cet auteur insiste davantage sur la fragilité de la raison humaine et la force que donne

l’intervention divine. La raison n’est donc pas capable de parvenir par elle-même à des normes

morales sûres. La foi et la raison ne sont pas en conflit, bien que la foi soit l’aspect le plus

efficient au moment d’agir.

Auer prend comme point de départ la réalité qu’il dit être le fondement de l’éthique,

tandis que Stöckle préfère renvoyer aux expériences (spirituelles ? humaines ?) significatives à

travers lesquelles se transmettent les normes morales. Ni l’un ni l’autre ne spécifie ce qu’ils

comprennent par « réalité » et par « expériences significatives ». D’une part, Auer semble

vouloir dire qu’il y a une réalité extérieure à la profession de foi et que c’est cette réalité qui

fonde l’éthique. Cependant, peut-on (doit-on) distinguer entre histoire séculière et histoire

chrétienne ? Ne doit-on pas plutôt intégrer l’une dans l’autre ? D’autre part, Stöckle renvoie

aux expériences de vie comme fondement de l’agir moral, tout en affirmant qu’elles sont

insuffisantes pour donner un vrai visage à l’éthique. Les deux auteurs semblent chacun vouloir

disqualifier un aspect : Auer renonce à mettre la foi au-dessus de la raison, alors que Stöckle

considère que la foi est plus importante. Il est évident que ces deux conceptions cherchent à

justifier une morale vécue par les chrétiens et qu’elles restent accrochées aux devoirs et aux

normes sans donner une place ni au bonheur ni aux vertus. Elles ne contemplent que ce qui est

1 Ibid., p. 202-203.

Page 349: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

350

permis et défendu. Ces auteurs ne devraient-ils pas essayer d’articuler foi et raison au lieu de

disqualifier l’une ou l’autre ? Certainement !

Pour le rédemptoriste, Réal Tremblay, professeur à l’académie Alphonsianum de Rome,

ces auteurs prennent, en outre, comme point de départ la réalité humaine et ce n’est qu’après

qu’ils considèrent la dimension chrétienne. R. Tremblay leur reproche alors de partir de

l’anthropologie et ensuite de la christologiser. Il faudrait, d’après lui, plutôt prendre comme

point de départ une anthropologie chrétienne. Pour lui, en effet, Jésus doit être le fondement

de l’agir moral de l’homme. Car le rapport entre le Christ et l’homme est d’ordre intrinsèque.

L’éthique chrétienne est une réponse d’amour divin, une ouverture filiale à Dieu en Christ.

Ainsi, « l’homme pris dans une histoire d’amour avec Dieu est plus qu’une raison »1, dit

Thomasset paraphrasant Tremblay. Celui-ci croit que l’homme est incapable de se donner

l’absolu dont il porte les traces, et donc de pratiquer une morale autonome qui exclurait toute

théonomie. La foi est nécessaire non pas pour combler un vide de l’homme, mais pour lui

donner un surplus d’être dont il ressent en lui la présence. Tremblay essaie de faire une

synthèse : ni Auer ni Stöckle, mais les deux, car il juge que le théologien ne peut pas penser

rationnellement l’homme et son agir en dehors de l’horizon christologique.

1.2.2 Débat entre J. Fuchs et Ph. Delhaye

Un autre débat a eu pour protagonistes J. Fuchs et Ph. Delhaye. Tous les deux ont

participé à la commission du Concile Vatican II sur la morale. Fuchs faisait partie d’une

majorité qui voulait une révision des positions classiques. Il était partisan d’une morale

autonome théonome. Delhaye, lui, s’opposait aux moralistes casuistiques de la curie romaine,

et était un défenseur de la spécificité de la morale chrétienne et d’une éthique de la foi.

Fuchs propose deux zones ou aspects de la morale : d’une part l’aspect transcendantal

à travers lequel l’homme se donne à Dieu et, d’autre part, l’aspect catégorial qui décrit les

réalités concrètes dans lesquelles l’homme vit et agit. Pour lui, ce qui est propre au chrétien

doit être cherché non pas dans les normes catégoriales, mais dans la décision prise d’accepter

et de répondre à l’amour de Dieu en Christ. Les normes, les comportements, les valeurs

appartiennent au domaine catégorial et ne doivent pas être contemplés comme quelque chose

de distinctif du chrétien. La moralité chrétienne est donc une morale humaine authentique. Le

1 Ibid., p. 205.

Page 350: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

351

Christ n’aurait donc rien rajouté de nouveau aux codes déjà exprimés dans l’Ancienne Alliance

et le Décalogue, identifiable à la loi naturelle. Delhaye se montre réticent face à un possible

droit naturel qui risquerait d’apparaître trop abstrait. Il insiste sur la recherche d’une spécificité

de la morale chrétienne qu’il va trouver dans la Bible et dans la considération de la personne

humaine en relation avec Dieu. Pour lui, la morale est inséparable de la Révélation. Il s’agit

de revenir à l’Ecriture et au respect de la dignité humaine selon la révélation divine. Delhaye

met l’emphase sur la divinisation de l’homme sous l’action de la grâce et de la révélation, alors

que Fuchs insiste davantage sur l’humanisation à la base d’une vie humaine digne et juste. Les

points de départ sont donc complètement différents : la raison pour l’un, la révélation pour

l’autre.

Fuchs croit que la nouveauté du christianisme n’est pas de rajouter une norme ou des

règles spécifiquement chrétiennes, mais un homme nouveau animé par l’amour qui s’offre à

tous. Le Sermon sur la montagne ne serait donc pas une nouvelle liste de lois à respecter si l’on

veut être compté parmi les chrétiens, mais une invitation à vivre autrement que l’homme égoïste

et pécheur. Pour Fuchs, l’ouverture à Dieu fait partie de la structure de tout homme. La

révélation n’apporterait qu’une aide pour une meilleure compréhension de l’homme. Pour

Delhaye, la révélation apporte un plus : la morale chrétienne est désormais centrée sur la charité.

Pour lui, l’Ecriture préfère les critères relationnels et place la charité au centre. La nature

humaine doit donc être étudiée à la lumière de la foi, c’est-à-dire fondant la dignité humaine

sur l’action créatrice de Dieu.

Pour Fuchs, la morale chrétienne est donc avant tout une morale rationnelle humaine,

tandis que pour Delhaye le chrétien doit se référer à la Bible, parce qu’il y trouve les normes

catégoriales et matérielles qui doivent informer l’agir humain.

Après cette présentation, on peut se poser la question suivante : ces débats nous ont-ils

permis de tirer une conclusion précise sur le point de la spécificité d’une éthique chrétienne ?

La question de la relation entre nature et grâce, entre foi et raison est de retour et ne semble pas

nous donner une piste particulière. Il convient d’articuler les deux sans privilégier l’une ou

l’autre. Les débats se sont centrés sur les normes, sur le devoir faire, donc sur les actions à

accomplir. Qu’en est-il de la transformation du sujet ? Aucun auteur ne dit clairement ce que

peut changer, du point de vue du sujet, le fait d’être ou non chrétien. Y a-t-il, oui ou non, une

éthique chrétienne ? Suivant Thomas d’Aquin, K. Rahner répond de manière négative, ainsi

Page 351: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

352

que X. Thévenot et H. Bouillard. Pour Rahner, ce que les chrétiens vivent de manière explicite

grâce à la révélation apportée par Jésus-Christ, tous les hommes le vivent aussi grâce à la

présence implicite de Dieu dans leur cœur. La présence mystérieuse de Dieu à tout homme

pourrait faire penser à une morale commune. A. Thomasset affirme, quant-à lui, de manière

radicale, que la plupart des moralistes acceptent le fait qu’il n’y a pas en droit de spécificité de

la morale chrétienne. Il cite X. Thévenot : « tout ce qui se commande au nom de Dieu doit

pouvoir se justifier du point de vue de la vérité de l’homme, et tout ce qui est prescrit par la

raison droite doit pouvoir montrer sa cohérence avec la vérité de la foi chrétienne ».1 Les faits

semblent aussi le confirmer, les non-croyants pourraient accepter les exigences éthiques du

christianisme. Les normes chrétiennes ne semblent ni léser ni s’éloigner des exigences de la

conscience universelle. Encore une fois, foi et raison ne s’opposent pas, elles doivent aller de

pair. H. Bouillard le dit clairement en affirmant que l’éthique chrétienne a une double source :

« son inspiration vient de la foi ; et sa détermination de la conscience morale. […] on ne doit

rien prescrire au nom de Dieu qui ne puisse se justifier du point de vue de l’homme ».2

La théonomie chrétienne ne paraît donc pas annuler l’autonomie de l’éthique humaine.

Cela étant dit, nous croyons qu’il y a une spécificité de l’apport du christianisme à la vie morale.

En quoi consiste-t-elle ? Avec A. Thomasset, nous affirmons qu’il ne faut pas réduire l’éthique

chrétienne à un ensemble de normes. Eric Weil dit que « la morale n’est rien d’autre que ce à

quoi le sujet s’oblige quand, regardant bien en face le mal et se refusant au suicide et au

nihilisme, il cherche avec autrui et en agissant par (et sur) les institutions d’une société donnée,

à trouver et à créer partiellement le sens de la vie ».3 L’éthique doit aussi faire référence au

sens de la vie, cela se vit dans l’intériorité de l’être humain et s’exprime ensuite dans la vie de

la communauté humaine. Il ne serait pas inutile de s’arrêter ici brièvement – quitte à y revenir

plus tard – sur la notion de « loi évangélique » chez Thomas d’Aquin qui montre l’importance

ou la primauté que le saint donne aux actes intérieurs.

C’est dans les questions 106-108 de la Ia-IIae de la Somme concernant les principes

extrinsèques de la loi que Thomas va développer son Traité de la loi évangélique. L’Aquinate

distingue cinq espèces de lois : la loi éternelle, la loi naturelle, la loi humaine (loi civile), la loi

ancienne (Décalogue) et la loi évangélique (Nouveau Testament). Cette dernière sera sans

doute la plus importante, clef de voûte de toute sa théologie. Toutes les lois s’ordonnent à la

1 Ibid., p. 215. 2 H. Bouillard, Karl Barth, t. III. Paris : Aubier, 1957, p. 241 ; cité dans X. Thévenot, Compter sur Dieu. Etudes

de théologie morale. Paris : Cerf, 1992, p. 53. 3 A. Thomasset, Interpréter et agir. Jalons pour une éthique chrétienne, op. cit., p. 219.

Page 352: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

353

loi évangélique comme à leur perfection. Elle est une loi nouvelle qui consiste dans la grâce

du Saint-Esprit donnée aux fidèles du Christ. La loi nouvelle est donc « principalement une loi

intérieure et secondairement une loi écrite »1, affirme S. Pinckaers. Saint Paul avait lui aussi

défini l’agir chrétien comme une vie selon l’Esprit, plaçant la foi au Christ au départ de la vie

morale, face à la justice juive et à la sagesse grecque. Ainsi, la loi évangélique c’est d’abord le

souffle de l’Esprit qui anime le corps et non pas l’évangile comme texte ou comme parole

extérieure. Ce même Esprit donnera ses dons pour perfectionner les vertus morales et cela

apparaîtra dans l’extériorité, c’est-à-dire dans les actions extérieures de l’homme, reflet de la

vie intérieure. Pour Thomas d’Aquin, le Sermon sur la montagne est un résumé de

l’enseignement du Christ sur les attitudes chrétiennes. En outre, la doctrine du Sermon sur la

montagne se concentre sur la régulation des actes intérieurs, c’est-à-dire le vouloir, l’intention,

l’amour, le désir, etc. Ainsi, la morale de saint Thomas se place-t-elle au niveau de l’intérieur.

Les vertus règlent l’agir moral à partir des actes intérieurs tandis que les préceptes soutiennent

directement les actes extérieurs.

La loi évangélique est une loi de liberté. Agit librement celui qui se laisse mouvoir par

l’action de l’Esprit qui agit en lui, c’est l’instinct de la grâce et de la charité infusée par l’Esprit

Saint. Tel est l’agir chrétien. L’éthique chrétienne devrait alors avoir une spécificité : « elle

est spirituelle ou elle ne l’est pas »2, dit Pinckaers. Il ne s’agit pas d’accomplir extérieurement

des lois, mais de vivre les conseils évangéliques dans le plus profond du cœur. Le chrétien ne

peut pas être un légaliste s’il prétend suivre son maître. Il suit volontiers les préceptes qui se

présentent comme des pistes inestimables pour l’aider à progresser vers l’excellence. Le

chrétien agit dans la liberté et la conviction intérieures. Cela dit, cette vie intérieure ne semble

pas être un attribut exclusif des chrétiens, les non-croyants pourraient aussi accepter et vivre les

préceptes de la loi d’une manière profonde et intérieure.

Si, au niveau du droit, on n’aperçoit aucune différence, on peut tout de même signaler

quelques apports de la révélation chrétienne à la vie éthique. Tout d’abord, le chrétien est

toujours placé devant l’altérité. Il y a en effet l’altérité du temps, c’est-à-dire que le chrétien lit

son histoire dans un ensemble plus vaste qui est une histoire sensée. Altérité aussi des cultures.

Le canon biblique montre déjà une grande variété de situations sociales et culturelles. Le

chrétien accepte la pluralité comme faisant partie de son univers de sens. Altérité également de

1 S. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, op. cit., p. 188. 2 Ibid., p. 197.

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354

Dieu lui-même qui ne se laisse ni prendre ni comprendre. Croire en lui implique de croire à ses

témoins.

La Révélation chrétienne fait un apport encore plus significatif du point de vue de son

contenu. L’éthique chrétienne s’enracine dans la foi en Dieu, source de vie, et en son fils, Jésus-

Christ. Dire « je crois en Dieu » donne sens à la vie des chrétiens. Leur agir est donc une

réponse au don de la vie qui vient de Dieu. Mais, avant tout, le chrétien croit en Dieu Père, Fils

et Esprit-Saint et cela change tout. Croire au Dieu Trine signifie croire à l’amour relationnel

qui est source aussi de vie. Etre chrétien veut dire croire que tout est lié en Dieu par son Fils et

dans l’Esprit. Rien n’est isolé, tout est en relation. Voici la contribution la plus importante de

la foi chrétienne à l’éthique. Le chrétien ne croit pas en un Dieu éloigné et insouciant. Le Dieu

des chrétiens vit aussi dans leur histoire et « évolue » avec les hommes et le monde. L’éthique

chrétienne a donc une compréhension communautaire de l’être humain, communauté qui

comprend les autres hommes, mais aussi Dieu lui-même et tout ce qui l’entoure (les vivants et

les « non vivants »). De même que Dieu n’existe pas seul, de même l’être humain n’existe pas

sans relations, sans les autres, sans l’autre ; quand cela arrive, c’est la mort anticipée de celui

qui était destiné à être une personne et non pas un individu. Tout cela a des conséquences

éthiques évidentes et nous met sur la piste des racines de la crise écologique. L’accès à

l’humanité, but de l’éthique d’après X. Thévenot, passe par l’acceptation de l’altérité (alter et

non pas alius ou aliud). Cela signifie aussi qu’on a des responsabilités vis-à-vis d’autrui

(« Dieu, l’Homme et le Monde », dirait Panikkar). Les chrétiens sont donc trinitaires, ils croient

par conséquent à la vie en communauté, à l’acceptation de la pluralité et au respect des autres

car ils font aussi partie de son être.

L’éthique chrétienne doit alors avoir une très claire spécificité. Croire en Dieu Trine

signifie croire que tout est en relation. La théologie a toujours dit cela mais en se centrant

uniquement sur l’homme lui-même et sur Dieu. Peu de fois le théologien admet dans cette

communauté d’amour les autres créatures (animaux, plantes et autres choses). L’homme

disparaîtrait s’il oubliait de quoi il est fait. Il est divin tout comme il est aussi chair et esprit.

L’éthique chrétienne a oublié d’inclure dans sa réflexion ce dernier aspect. Elle est restée,

comme toute la théologie dans son ensemble, très anthropocentrée. Tout tourne autour de

l’homme et de son alliance avec Dieu. L’éthique chrétienne a exclu de sa réflexion le Monde,

les choses, les animaux, les plantes, créatures elles aussi de Dieu, comme si elles n’étaient pas

aussi des sujets de droit, mais surtout des patients moraux.

Page 354: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

355

A la lumière de la crise écologique, l’éthique chrétienne doit donc être repensée et cela

parce que la théologie doit aussi être remise en chantier, notamment l’anthropologie

théologique, c’est-à-dire la notion qu’elle a de l’homme. La crise écologique est une crise

anthropologique et, conséquemment, culturelle.

1.3 Remettre la théologie en chantier

La profondeur de la crise écologique dans laquelle nous sommes, nous l’avons déjà

exprimé, a mis en question tous les schémas, tant scientifiques que sociologiques,

philosophiques et autres. La théologie doit aussi se sentir concernée. On a le droit de se

demander si les contenus de la théologie dont nous disposons sont suffisants pour répondre à

cette crise ou bien s’il nous en faut d’autres. Trouve-t-on dans la tradition théologique une

réponse adéquate ou doit-elle évoluer ? Faut-il tout reprendre dès le début ? Nous sommes-

nous trompés de chemin ? Dans toutes ces questions il y a sans doute une réponse positive et

négative à la fois. Il est fort probable qu’on a pris une fausse route, mais il est aussi sûr que,

dans la riche tradition théologique chrétienne, on puisse trouver des éléments de réponse précis

et convenables ; il suffirait, peut-être, d’adapter le discours à notre réalité contemporaine et de

reprendre un certain nombre d’éléments qui sont restés dans les oubliettes, peut-être aussi

méprisés volontairement.

La théologie se trouve depuis quelques décennies en chantier, ce n’est certes pas la crise

écologique qui va la faire changer, mais elle peut quand même accélérer le processus. G.

Siegwalt croit que la théologie est en crise et que la crise écologique doit l’inviter à s’interroger.

Nous citons in extenso un texte très clair sur ce sujet :

Mais voilà que celle-ci [la stérilité de la théologie] et la conscience de la théologie de

mordre de moins en moins sur le réel, d’être incurvée sur son ‘objet’ propre (essentiellement la

rédemption) comme s’il lui appartenait en propre et comme s’il ne concernait que l’être humain,

voilà que l’insignifiance croissante de la théologie depuis qu’elle a abandonné la nature à la

science et également une partie de l’être humain selon sa spécificité à la philosophie pour se

limiter à son ‘domaine’ de plus en plus étroit, isolé de tout le reste, conduit la théologie à

s’interroger, sur elle-même et sa raison d’être mais aussi, la distance prise vis-à-vis d’elle-même

dans sa conception étroite lui permettant également de regarder par delà ses frontières historique,

sur la philosophie et sur la science (les sciences exactes et les sciences de la vie) pour y déceler

des signes de crise, là aussi, et pour comprendre que tout est lié, qu’il y a les mêmes causes ici

et là et qu’il n’y a d’autre issue que de prendre à bras-le-corps le problèeme anthropologique et

le problème écologique, dans leur corrélation, comme aussi de dépasser le cloisonnement de

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356

l’Univesité en facultés séparées et indifférentes les unes aux autres […]. La crise de la théologie

révèle la crise de toute l’Université, tout comme celle-ci se prolonge dans celle-là.1

L’argument de G. Casalis concernant les centres de pouvoir est également valable. Il a

fallu qu’une soi-disant théologie contextualisée apparaisse pour qu’on questionne la richesse et

le pouvoir des hiérarchies, mais aussi le manque de solidarité et d’engagement du peuple

chrétien. Dans les veines des théologiens européens circule encore le sang des privilégiés qui

ont des prétentions et à l’universalité et à la pérennité. On pourrait méditer la description de la

théologie que fait Casalis pour qui elle sera : « fragmentaire, occasionnelle, provisoire et

strictement ‘locale’. Toutes prétentions de pérennité et d’universalité en seront absentes ».2

Indépendamment de la militance et/ou de l’idéologie de l’auteur, il faut saluer la critique du

prétendu caractère de pérennité et d’universalité de la théologie européenne. Nous recevons

aussi la belle définition qu’il fait de la communauté chrétienne :

La communauté chrétienne, au lieu d’être l’assemblage hétéroclite d’atomes familiaux

juxtaposés, est ce corps infiniment divers […], cet organisme vivant sans cesse créé et renouvelé

par l’Esprit, pour participer solidairement à cet enfantement douloureux et superbe, en

manifestant à tous sans distinction que le dernier mot de l’histoire universelle, comme aussi de

l’aventure de Jésus de Nazareth, est la victoire de la Vie.3

Extraordinaire précision qui rappelle que la communauté chrétienne est comme une

famille, qu’elle est diverse et qu’elle est un organisme vivant renouvelé par l’action de l’Esprit

en vue de la Vie. Nous croyons avec Casalis que le sensus fidei fidelium (« le sens de la foi des

fidèles ») qu’il nomme « praxis »4 fait avancer la réflexion théologique, mais nous croyons

aussi que les cupules des hiérarchies religieuses et/ou académiques peuvent aussi faire taire la

voix des fidèles et/ou des sages. La théologie doit donc prêter davantage d’attention à la voix

des peuples et tirer toutes les richesses qu’ils portent dans leur sein. Il faudrait faire une place

plus importante à l’interculturalité qu’à l’inculturation de la foi.

J. Ellul considère, quant-à lui, que le théologien doit toujours refaire la théologie ; en

effet, à partir des données de la révélation divine, il doit élaborer une théologie dans la situation

du temps présent et en fonction de notre aptitude à vivre l’exigence évangélique. Que ce soit à

1 G. Siegwalt, Le défi scientifique, op. cit., p. 22. 2 G. Casalis, Les idées justes ne tombent pas du ciel, op. cit., p. 69-70. 3 Ibid., p. 162. 4 J. Ellul fait une critique farouche de la position de Casalis car pour lui c’est la foi qui est originaire et non pas la

praxis. Ellul considère, à propos de la question foi/raison, qu’il faut toujours partir de la Révélation ; cf. J. Ellul,

L’idéologie marxiste chrétienne. Que fait-on de l’évangile ?, op. cit., p. 163 et suivantes.

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357

partir de la praxis, de la pure raison ou des données préalables de la révélation, ce qui est certain

c’est que la théologie doit s’adapter aux situations nouvelles du temps présent.

La théologie doit en outre croître et évoluer. Il est intéressant de reprendre ici ce que

nous avons déjà dit aussi bien de notre auteur Panikkar que de la théorie de Darwin et la

proposition de H. Skolimowski. Ce dernier disait, à propos de l’obligation d’avancer dans la

réflexion, qu’il faut qu’il y ait une « évolution théologique », dans le sens où les visions de Dieu

et de la théologie doivent progresser, notamment l’image d’un « Dieu figé et immobile »1, car

« nos conjectures ténues et timides ne durent qu’un certain temps, et sont ensuite remplacées

par d’autres ».2 Darwin affirmait que l’évolution sociale va de pair avec l’évolution biologique

des espèces. L’éthique est apparue comme le résultat évident de l’adaptation de l’espèce

humaine à la vie en société dans le but de défendre les proches. Pourrait-on affirmer que la

théologie doive aussi évoluer en fonction de l’apparition de nouvelles situations, et surtout

d’une image de l’homme plus solidaire au niveau non plus de sa famille consanguine mais au

niveau planétaire ? Sans aucun doute ! Mettre toute la création (les hommes mais aussi les

animaux et les choses) sur un même pied d’égalité doit assurément changer la pensée

théologique. Panikkar le croyait ainsi. Les religions doivent croître si elles ne veulent pas

disparaître. Les religions, tout comme la théologie, n’est pas un objet d’intérêt archéologique.

Comme dans la vie d’une personne, l’absence de croissance dans la vie d’une religion, d’une

spiritualité ou de la théologie peut signifier le déclin, la stagnation et la mort. Pour Panikkar,

la compréhension de la réalité dans son ensemble doit grandir : l’Homme, le Cosmos et Dieu

font partie de la seule et unique réalité. Ils sont tous dans la même aventure. La théologie doit

donc mourir pour qu’elle puisse ressusciter.

La théologie ne s’est pas encore (ou pas encore tout à fait !) rendue compte de l’urgence

de la crise écologique. Les théologiens sont encore imbus des mêmes discours, tantôt abstraits,

tantôt trop traditionnels. L’éventuelle disparition de l’être humain, tout au moins d’une partie

(qui est déjà en cours !), devrait être l’objet d’une plus sincère préoccupation. Pourquoi les

guerres, les dévastations, les politiques abusives des Etats soi-disant démocratiques, ne sont-

elles pas l’objet d’une sérieuse réflexion de la part de la théologie ? On dirait qu’actuellement

la seule chose qui intéresse est l’apport de la théologie à l’éthique médicale et aux nouvelles

technologies. On voit en revanche un mouvement de plus en plus important dans les religions

1 H. Skolimowski, Eco-philosophie et Eco-théologie. Pour une philosophie et une théologie de l’ère écologique,

op. cit., p. 132. 2 Ibid., p. 131.

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358

(au niveau de la vie pastorale) et les spiritualités vis-à-vis de la question écologique. Les

théologiens restent figés sur la théologie de la création surgie au courant des années 1980-1990,

comme réponse aux reproches adressés au judéo-christianisme. Ne doit-on pas encore aller

plus loin ? Nous le croyons. Notre thèse affirme que la théologie de la création doit se faire

guider d’une nouvelle théologie trinitaire. L’éthique chrétienne est bien entendu aussi

concernée.

X. Thévenot, moraliste catholique et académicien de l’Institut Catholique de Paris dans

les années 1990, en pleine crise écologique déjà à l’époque, ne fait qu’une mention légère et en

passant1 de cette question dans ces travaux. Son discours reste très anthropocentré et très

kantien. La morale est, pour lui, « ce que l’homme doit faire en fonction de ce qu’il est, ici et

maintenant, dans le devenir de la dialectique de l’autre et du même, pour accéder, en société, à

la réalisation de lui-même comme être raisonnable et connaître ainsi des périodes de paix et de

joie ».2 A aucun moment, dans cette définition, le cosmos ou la réalité matérielle n’est pris en

compte. C’est l’aventure de l’être humain, lui tout seul avec les autres humains. L’éthique

protestante a favorisé, comme le croit E. Fuchs, « l’émergence d’une nouvelle conscience

morale, étroitement associée à l’apparition et au développement de ce qu’on appelle la

modernité ».3 M. Luther a questionné tout le système catholique d’interprétation de la réalité.

Il a d’abord proposé la Sola Scriptura comme point de repère et non pas le magistère. Il a

ensuite affirmé le besoin de la Sola Gratia pour atteindre le salut et non pas les mérites humains.

Et, enfin, la foi devient un préalable indispensable au lieu de la raison. Ces points ont des

conséquences importantes pour l’éthique. Elle est d’abord disqualifiée comme chemin de salut.

Elle est ensuite soupçonnée de nourrir les prétentions idolâtres de l’homme et privée,

finalement, de toute systématisation rationnelle. Luther souhaitait libérer avant tout le croyant

du légalisme et de l’éthique du cléricalisme. Pour lui, l’être humain doit témoigner, par sa

parole et sa vie, de la liberté qui procure la foi et répondre à sa vocation de service. Calvin

semble avoir une conception de la loi plus positive que Luther. Le salut est certes une grâce et

il justifie celui qui fait confiance à la Parole. Il est de surcroît un appel à une nouvelle

responsabilité. Pour Calvin, la question morale est au cœur de la question de l’homme : ni la

raison ni la volonté humaines ne sont capables de guider avec sûreté. C’est ainsi que la loi

1 Voir, entre autres, son texte Morale Fondamentale, op. cit., p. 24-32. Dans un petit paragraphe la question de

l’environnement est mentionnée juste pour dire que les nouvelles réalités de notre société doivent être prises en

compte au moment de définir le champ d’action de la morale chrétienne. Il n’en tient finalement pas compte dans

son texte. 2 X. Thévenot, Morale Fondamentale, op. cit., p. 87. 3 E. Fuchs, L’éthique protestante. Histoire et enjeux. Genève : Labor et Fides, 1990, p. 11.

Page 358: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

359

devient une promesse et une aide. Pour lui, l’éthique a une fonction démonstrative de l’éthique,

c’est-à-dire que les œuvres bonnes du croyant lui confirment que Dieu agit en lui et pour lui et

l’assurent que sa foi n’est pas illusoire. L’éthique doit avoir un enracinement biblique car elle

y trouve son inspiration. L’éthique est en plus liée à la construction de la personne.

Le discours éthique du protestantisme dans ses débuts semble être très anthropocentré.

Réfléchissant sur la situation actuelle de l’éthique protestante, E. Fuchs se demande s’il peut y

avoir dans la société contemporaine une place pour une morale fondée sur des convictions

religieuses. Il invite à redécouvrir la solidarité et affirme que l’éthique protestante a une

vocation spécifique et quelques engagements prioritaires. D’une part, cette éthique doit

confirmer son engagement vis-à-vis de la politique et de l’économie et, d’autre part, mettre en

évidence « la force structurante du couple homme-femme pour toute la vie personnelle et

sociale ».1 Intéressante est aussi sa remarque sur l’usage du monde. Il prône, dès les années

1990, un ascétisme modéré, seul chemin raisonnable pour sortir de la crise où « notre frénésie

occidentale de consommation et de développement technique a entraîné notre société ».2 Il

s’agit, pour cet auteur, de rester vigilant pour ne pas se laisser dominer par le souci égoïste de

soi. Il est question de faire plus de place à autrui. C’est un appel à la responsabilité pour

sauvegarder la création. S’il n’y a pas de justice à l’égard de la nature, il n’y en a pas non plus

à l’égard des hommes. La convoitise doit être remplacée par l’accueil, la violence par la

reconnaissance et l’objectivation par le respect.

Toujours dans le cadre d’une réflexion sur la remise en chantier de la théologie, il ne

faut pas oublier une autre circonstance : la dégradation a suscité un autre scénario, celui-ci

politico-économico-social, qui vient s’ajouter à celui que l’on connaît déjà. Il est question

maintenant de se préparer pour les guerres du climat qui, à vrai dire, ont déjà commencé. Des

guerres, en effet, nous en avons vu ! L’holocauste a été l’effet odieux et honteux d’une terrible

guerre. Ne devrait-il pas nous faire penser que de telles choses vont ou pourraient se produire

à nouveau ? Le changement climatique a éveillé un déplacement des populations qui peut

devenir en très peu de temps une cause de nouvelles violences. H. Welzer l’exprime on ne peut

plus clairement : « de plus en plus de sociétés sont déstabilisées par des changements

écologiques, par le passage d’un système à un autre ou par des besoins de ressources d’autres

Etats, on voit inévitablement s’accroître la probabilité que les problèmes soient résolus par la

1 Ibid., p. 101. 2 Ibid., p. 113.

Page 359: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

360

violence ».1 Les pays riches vont être soumis (ils le sont déjà !) dans peu de temps à de

nouvelles attaques. Les pauvres qui n’ont plus de ressources vont se déplacer de chez eux à la

recherche d’eau et de nourriture. Les frontières vont devenir les lieux de combats meurtriers.

Il suffit de se rappeler les cas de l’île de Pâques et celui des Mayas.2 Dans les deux cas, le

déclin semblerait être survenu, entre autres, à cause de la concurrence autour des ressources,

occasionnée par la déforestation qui a fini par tourner à la déprédation sauvage « que les

habitants restants exercèrent contre eux-mêmes, […]. Le désastre écologique n’entraîna pas

seulement l’érosion du sol, mais celle de la culture ».3 Cet aspect n’a pas été suffisamment pris

en compte dans les études. Il ne faut pas le négliger, car dans beaucoup de cas ce furent les

complications climatiques qui déclenchèrent ces conflits. Rajoutons aux évidents problèmes

écologiques ceux dus aux causes structurelles telles que la désétatisation, l’émergence des

marchés de la violence, l’exclusion ou l’extermination des groupes de population. Tout ceci

doit aussi inviter le théologien à penser à un changement urgent.

L’éthique théologique doit donc avancer. Elle doit se développer, comme le dit

Callicott, « pour assurer la cohésion et la stabilité sociale »4 ; il est nécessaire que les préceptes

de l’éthique reflètent l’organisation des sociétés dont ils sont contemporains. Il faut qu’elle

retrouve son esprit initial tout en s’adaptant aux nouvelles circonstances. Suivant X. Thévenot,

il faut affirmer que « tout champ normatif clos est suspect, il doit évoluer »5, même si pour

l’auteur de cette recherche le plus important n’est pas la norme, mais l’esprit de la norme. Ce

qui est vraiment essentiel est de garder l’esprit ouvert. A la lumière de la pensée de R. Panikkar,

trois aspects doivent être mis en exergue, à propos de l’évolution de la théologie : la relation

universel-particulier-singulier ; la notion de territoire et l’hypothèse de l’inter-fécondation des

cultures.

1 H. Welzer, Les guerres du climat, op. cit., p. 97. 2 Voir l’intéressant texte de J. Diamond où l’auteur explique que, dans l’effondrement de nombreuses civilisations,

la question écologique a joué un rôle important, même si ce n’est pas le seul facteur ; Cf. J. Diamond,

Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Paris : Gallimard, 2006,

notamment les pages 111-185 et 247-278. 3 H. Welzer, Les guerres du climat, op. cit., p. 107. Nous n’affirmons d’aucune façon que tous les peuples,

notamment les plus développés, sont condamnés au déclin à cause des changements climatiques. 4 Cet auteur le dit pour l’éthique dans son ensemble, nous prenons sa pensée pour le dire aussi de la théologie ; J.

B. Callicott, Pensées de la terre, op. cit., p. 325. 5 X. Thévenot, Morale Fondamentale, op. cit., p. 36.

Page 360: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

361

1.3.1 Relation universel-particulier-singulier dans la société contemporaine

Dans la société contemporaine (doit-on plutôt dire « les sociétés contemporaines » ?)

l’universel, le particulier et le singulier se débattent constamment. C’est la question du tout et

des parties qui se trouve en toile de fond. Qu’est-ce qui est plus important : le Tout ou les

parties ? Ce n’est pas une question simple car elle touche au problème de la valeur intrinsèque

de l’autre, voire de sa dignité.

Dans le texte déjà cité, X. Thévenot établit une triple relation entre l’universel, le

particulier et le singulier avec l’humain, la personne et le culturel.1 L’auteur reste encore dans

un discours trop anthropocentriste. Dans une approche disons pour l’instant plus « éco-

théologique », un premier changement s’impose. L’universel ferait plutôt référence à la totalité

(l’ensemble des êtres humains, des animaux, des plantes et des choses dites « inertes »), et le

singulier renvoierait de préférence aux individus (un être humain, un animal, une plante ou une

pierre), tandis que le particulier ferait référence au milieu auquel ils appartiennent (social,

culturel et historique, mais aussi géo-biologique). Une éthique éco-théologique doit tenir

compte de l’ensemble, mais aussi des caractéristiques des individus et de leurs milieux de vie

(Sitz im leben, pour reprendre une expression chère à l’exégèse). Ce n’est plus seulement la

personne humaine qui commande la réflexion. « Aucune tentative de restauration écologique

du monde ne triomphera tant que nous n’arriverons pas à considérer la Terre comme notre corps

et le corps comme notre soi-même »2, affirme radicalement Panikkar. Dans cette

impressionnante phrase, l’auteur laisse clairement apparaître que la Terre et le corps humain

forment maintenant un seul et même soi-même. Les barrières qui séparaient, qui distinguaient

l’un de l’autre se brisent pour redevenir une unité inséparable. Panikkar va encore plus loin,

comme nous l’avons déjà vu. La dignité humaine est aussi étroitement liée à la dignité divine,

car le théologien espagnol est convaincu que « le destin de la terre dépend de celui de l’homme,

et le destin de l’homme de celui de Dieu ; c’est-à-dire que tous les trois sont impliqués dans une

même aventure qu’est l’aventure de l’existence, l’aventure de la vie ».3 Il est évident que la

difficulté surgit lorsque l’être humain se voit comme un individu et non pas comme une

personne. Comme individu, il reste isolé, il n’a besoin ni des autres individus, ni du monde, ni

de Dieu. Tout est dans ce cas-là déconnecté. Or, la réalité est harmonie, elle est une relation

constitutive, car tout est en relation : les uns avec les autres, avec le monde et avec Dieu. C’est

1 X. Thévenot, Morale Fondamentale, op. cit., p. 24. 2 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 151. 3 Ibid., p. 45.

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362

bien cela qui motive notre auteur à proposer de changer de cap ; en fait, il est persuadé que la

transfiguration a déjà commencé à avoir lieu vers un horizon ouvert, vers une vision unifiée de

la réalité, même si cet « oikos se trouve encore dominé par le logos humain ».1 Universel,

particulier et singulier ne font qu’un seul et même corps.

Une nouvelle éthique « éco-théologique » doit donc tenir compte de cela. Elle doit

repenser le sens de la proximité. Proche et lointain sont maintenant des termes relatifs. Le

lointain faisant référence à l’espace n’existe plus dans une vision de communauté. Nous

sommes tous proches les uns des autres – pensons par exemple à la théorie du papillon. Il n’y

a pas non plus de lointain dans le temps. Ce qui est fait maintenant a des répercutions dans le

maintenant de nos enfants ou petits-enfants. La nouveauté de cette éthique se trouve aussi dans

la préoccupation pour l’autre qui est « loin » dans le temps, comme l’avait déjà remarqué H.

Jonas. La responsabilité ne s’exerce plus seulement avec ceux et celles qui sont ici, à mes côtés,

mais aussi avec ceux et celles qui sont loin de moi, dans l’espace et dans le temps.

1.3.2 Reterritorialisation : décoloniser l’imaginaire théologique ?

En relation rigoureuse avec ce qui précède, un autre changement est exigé :

reterritorialiser notre monde, physique et imaginaire. P. Shepard affirmait : « La pensée

écologique implique une vision qui ne s’arrête pas aux frontières »2, car la pollution n’a plus de

bornes. La nouvelle éthique théologique devrait donc rayer les frontières physiques et

intellectuelles qui la limitent tout en respectant les différences culturelles. L’éthique

théologique traditionnelle témoigne d’une société qui n’existe plus, de structures géographiques

et mentales qui ont changé. Casalis le dit fort bien : « propre de la réalité familiale telle que la

produit la société occidentale et telle que la reflète la morale prétendument chrétienne : un

micro-organisme aussi clos qu’uniformisé, avec d’incroyables prétentions à l’universalité ».3

Reprenons ici les principes du « Buen vivir » que nous avions développé dans la

première partie de notre recherche, dans le contexte cette fois-ci de notre recherche éthique. La

première chose à faire, et la plus importante, est de repenser l’éthique en fonction du pluralisme

et de l’interculturalité. Il n’est pas question d’incorporer un discours folklorique bienveillant

vis-à-vis de l’altérité et de la différence dans une éthique chrétienne et occidentale, close et

1 Idem. 2 Cité par J. B. Callicott, Ethique de la terre, op. cit., p. 101. 3 G. Casalis, Les idées justes ne tombent pas du ciel, op. cit., p. 141.

Page 362: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

363

élaborée, universelle et pérenne. Cette démarche impliquerait plutôt un processus global qui

engage toute la théologie dans la défense de la vie contre une réflexion exclusivement

anthropocentrique à l’origine de la destruction de la planète. Il est question de construire un

monde où les relations fassent naître la suffisance et la qualité de vie, en ayant comme base la

solidarité. C’est un projet libérateur et tolérant, sans préjugés ni dogmes, basé sur « quatre

principes fondamentaux [à savoir] la relationalité, la correspondance, la complémentarité et la

réciprocité »1, comme le propose dans l’ensemble le « Buen vivir ».2

Il s’agit également d’un processus de décolonisation. La colonisation du continent

latino-américain a accéléré un processus : l’avoir devient plus important que l’être. Le « vivre

mieux » est devenu plus important que le « Buen vivir », si bien qu’il faut être meilleur et vivre

mieux que les autres, donc nécessairement avoir plus que les autres. Comme nous l’avons déjà

exprimé précédemment, la « chasse » incessante des choses a fait perdre l’harmonie ; l’esprit

d’aide, la gratuité, le sens de la vie en communauté, ont aussi été changés par la recherche

individuelle du bien-être (matériel, surtout !). L’échange gratuit, le troc, a été substitué par la

vente. L’achat et la vente sont devenus la mesure. La gratuité a été oubliée.

Il est impératif qu’un processus de reterritorialisation3 voit le jour ; il serait un

réapprentissage, une récupération des attitudes positives envers la vie. Il faut donc, pour

reprendre une notion connue dans le contexte francophone, « décoloniser l’imaginaire »4, ce

qui veut dire croire à la possibilité de construire un monde alternatif à celui du consumérisme

et du capitalisme, à partir d’autres valeurs. C’est donc une éthique éco-théologique qui prône

davantage la récupération des valeurs sans négliger l’accomplissement de normes. Re-

territorialiser signifie récupérer ce qui a été volé, notamment la terre et l’esprit qui

l’accompagnait. Comme disait A. Costa, il est question d’une « éthique de la suffisance pour

tous et non pas seulement pour quelques-uns ».5

Nous l’avons vu, Panikkar proposait la Vie comme valeur suprême, « même si toutes

les idoles faillent ».6 Cette Vie dépend de la qualité, mais exige aussi un minimum quantitatif

1 C. Walsh, « Interculturalidad, plurinacionalidad y razón decolonial. Refundares político-epistémicos en

marcha », R. Grosfoquel y R. Almanza Hernández (eds.), Lugares descoloniales. Espacions de intervención en las

Américas. Bogotá : editorial Pontificia Universidad Javeriana, 2012, p. 111. 2 Cf. Supra première partie, § 3.2. 3 Ce processus de reterritorialisation implique de nouvelles relations sociales, la reconnaissance de l’autre et de la

diversité, et signifie retourner ce qui appartenait originellement à d’autres, tant leurs territoires physiques que leurs

identités ; cf. G. De Marzo, Buen vivir. Per una nuova democrazia della terra, op. cit., p. 101. 4 S. Latouche, Décoloniser l’imaginaire, op. cit., notamment son introduction. 5 A. Costa, El Buen Vivir. Sumak Kawsay, una oportunidad para imaginar otros mundos, op. cit., p. 66. 6 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 158.

Page 363: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

364

pour vivre. Nous avions dit que cela renvoyait à la justice et au refus d’un certain discours1 qui

retarde le salut à un futur incertain. Reprenons dans un autre contexte un passage important de

Panikkar :

La qualité de la vie dépend aussi de la qualité de la mort. Apprendre à bien vivre est

inséparable d’apprendre à bien mourir2. La mort ne signifie pas toujours repos dans le Royaume,

nous le disions, car elle a pu advenir comme le fruit de l’injustice. Et ce Royaume, insiste

toujours Panikkar, citant les évangiles, est parmi vous. […]. Le Royaume de Dieu est dans la

relation constitutive entre les hommes ; il est parmi les hommes ; au sein d’eux-mêmes et dans

leurs relations ; dans la solidarité interne de toute la création.3

Vie digne et mort digne sont alors inséparables. La Vie a donc une relation avec la

totalité, elle traverse toute vie, elle a désormais une dimension cosmique ; mais elle est, aussi

et avant tout, un présent obstiné et radical. C’est ici et maintenant que tout se joue et non pas

dans un avenir inconnu. Pour Panikkar, « la sécularité représente un novum relativo dans la vie

de l’homme sur terre »4, sécularité et non pas sécularisation ni sécularisme, c’est-à-dire le

sæculum, le présent, le maintenant, comme dernière sphère de la réalité. L’éthique éco-

théologique doit donc avoir comme principe de « vivre le présent », car il est le scénario où se

joue le destin de tout ce qui existe.

Décoloniser l’imaginaire en éthique théologique signifie ne plus vivre de l’espérance

d’atteindre le ciel dans un « temps » inconnu et, entretemps, vivre de manière humiliante et

inhumaine. La lutte pour la justice fait partie des valeurs de la nouvelle éthique, mais avant

tout la re-signification du sens donné au temps. La nouvelle éthique renvoie à une vie divine,

certes, mais une vie où : « Les choses humaines sont divines, le ciel est sur la terre, la

compassion et l’amour sont les vertus suprêmes, la quotidienneté est la perfection et le séculier

est sacré ».5 Décoloniser l’imaginaire en théologie ou re-territorialiser l’éthique implique

reconnaître qu’une seule culture (occidentale, européenne, technologique ou technocratique) ne

peut pas offrir la réponse aux complexités de la crise actuelle. Il faut reconnaître le monde

d’autrui comme légitime. Il faut impérativement une ouverture interculturelle. Re-

territorialiser l’éthique veut également dire accepter que la réalité soit faite de relations. « La

1 « Le véritable salut auquel l’homme aspire n’est pas celui d’un paradis perdu et retrouvable ». Cf. R. Panikkar,

« Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une démocratie des

cultures, op. cit., p. 267. Cet article fut publié pour la première fois dans E. Castelli (ed.), Temporalité et Aliénation.

Paris : Aubier, 1975, p. 207-246. 2 Ibid., p. 264. 3 Ibid., p. 266. 4 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 22. 5 Ibid., p. 56.

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365

réalité est constituée de trois dimensions, liées les unes aux autres, comme une périchorèse

trinitaire, de manière que, non seulement l’une n’existe pas sans l’autre, mais, en outre, elles

sont imbriquées inter-in-dépendamment »1, nous rappelle Panikkar. Tout est donc lié, il est

donc inacceptable que l’éthique se désintéresse de la réalité matérielle.

Cette nouvelle éthique devrait s’ouvrir aux valeurs des autres cultures et non pas

imposer ce qui est considéré comme universel et permanent. C’est pour cela qu’elle doit se

laisser féconder par les cultures.

1.3.3 Pour une inter-fécondation des cultures

Le mot « fécondation » est très important. Il n’y a pas de vie sans fécondation tout

comme il n’y a pas de fécondation sans intervention d’au moins deux êtres. Pour survivre,

l’être humain, le cosmos et le divin ont besoin d’une fécondation mutuelle. Ce qui veut dire

qu’il n’y a pas d’horizon possible sans relations constitutives. L’homme avec la divinité et le

cosmos, mais aussi les hommes entre eux. Il est question de reconnaître le pluralisme, la

diversité, comme essentiel pour la vie. La nouvelle éthique « éco-théologique » est donc

plurielle. Il faut accepter que les différentes cultures puissent et doivent exister. Il s’agit, avant

tout, de reconnaître que l’autre a le même droit d’exister que moi-même.

Malheureusement, dans le système actuel, la consommation s’est imposée et

universalisée, si bien que celui ou celle qui ne consomme pas, n’existe pas non plus. Le système

économique et social qui domine notre société est exclusif, il n’accepte pas l’existence d’autres

systèmes ou possibilités à ses côtés. Or, nous avons besoin les uns des autres. Panikkar le dit

ainsi : « nous avons besoin de l’inter-fécondation des cultures. […] nous devons apprendre à

écouter ce que les autres cultures, celles qui ne dominent pas, ont à nous dire lorsqu’elles sont

confrontées aux problèmes politiques […]. Nous devons connaître leurs propositions et les

étudier. Il ne s’agit pas de proposer des réformes mineures, mais d’envisager d’autres solutions

radicalement différentes ».2 Le premier pas consiste donc à reconnaître l’existence des autres,

reconnaître d’autres mondes possibles3, et de leur donner la parole. Il n’est pas question de

1 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 16. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 133. 3 J. L. Meza l’a très bien vu : « He aquí la novedad y el desafío que nos propone la metapolítica. Nos hace alcanzar

las profundidades del ser humano sin por ello alienarnos de la realidad. La metapolítica nos permite pensar que

otro mundo es posible si y sólo si se da la integración armónica de la realidad. Dios, hombres y naturaleza

embarcados en la misma aventura comosteándrica, como le gusta decir a nuestro autor » ; cf. J. L. Meza, « La

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366

regarder les cultures avec nostalgie en recherchant leurs défauts et leurs vertus. Il s’agit de

dialoguer, de parler et de laisser parler. Et, pour que cela arrive, il faut se connaître, il faut,

surtout, s’aimer, le but étant toujours la vie en plénitude de tous les êtres dans leur foyer, le

cosmos. Sans ceci, la crise écologique ne sera jamais surmontée.

Comme nous le disions plus haut, cette inter-fécondation des cultures doit se réaliser par

l’engagement politique. Encore une fois, les problèmes ne pourront pas être résolus en faisant

appel à une seule religion, culture, idéologie ou tradition. Il faudrait récupérer le dialogue, la

collaboration et la confiance comme valeurs impératives dans la société contemporaine.

Culture et politique doivent s’enrichir mutuellement. Il y a, d’une part, le système politique

actuel, qui prétend être universel et tolérant vis-à-vis des cultures, à condition cependant

qu’elles s’adaptent à sa manière de voir les choses. Il a sa propre culture. Mais il y a aussi, par

ailleurs, la culture moderne qui a aussi sa propre politique : elle est individualiste et

démocratique, elle croit aveuglement, affirme radicalement Panikkar, au marché mondial, au

développement, aux Nations Unies1 et aux technosciences.

La nouvelle éthique « éco-théologique » doit donc évoluer. Il faut une (r)évolution

culturelle. Les générations d’aujourd’hui devraient pouvoir transmettre un message aux

générations suivantes par le geste, par l’exemple et par le discours.2 Il nous faut une éthique

éco-théologique interculturelle.

Tous ces points ayant été formulés, il faudrait qu’on essaye de répondre à la question

que nous avions posée initialement : l’éthique théologique dont nous relevons est-elle

suffisante pour répondre à la profonde et sérieuse crise écologique dans laquelle nous nous

trouvons ou en avons-nous besoin d’une autre ?

1.4 Conclusion : faut-il une nouvelle éthique ou des éthiques en théologie ?

L’éthique théologique a été bâtie sur l’accomplissement des normes, et le respect de la

loi. Avec A. Thomasset nous croyons aussi que la « loi et toutes les règles du fonctionnement

dimensión política del ser humano. Una lectura teológica desde el pensamiento de Raimon Panikkar », Cerpit

Review, marzo 2010, n° 1, p. 77. 1 Voir la forte critique de l’auteur aux Nations Unies ; cf. R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 166-

168. 2 J. B. Callicott, Ethique de la terre, op. cit., p. 62.

Page 366: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

367

social ne suffisent pas pour susciter la solidarité nécessaire à la santé morale et politique des

sociétés ».1 Il faut quelque chose de plus que le « devoir faire ». Il est impératif qu’on récupère

l’éthique du bonheur, qu’on s’intéresse à cette dimension essentielle de la vie quelque peu

oubliée. La société ne peut fonctionner que si l’on retrouve le goût de vivre ensemble et le désir

de viser le bien commun. Or, la vertu est étroitement liée aux notions de bonheur, de fin ultime,

d’exercice et d’apprentissage.

Retrouver l’éthique des vertus semble donc inévitable. Cependant, cette éthique ne se

conjuguera pas au singulier, ce sera une éthique éco-théologique conjuguée au pluriel, qui

s’intéressera à l’éducation personnelle dans le but de surmonter l’individualisme narcissique de

l’individu contemporain. Comme nous le rappelle encore une fois A. Thomasset, « Face à une

éthique qui, dans le christianisme, s’intéressait surtout à l’évitement du mal et au péché, s’ouvre

à nouveau le souci de redécouvrir la visée positive du bien à faire, du bonheur à rechercher, du

progrès possible ».2 Ce souci est une nécessité urgente dans notre situation actuelle. Nous

devons privilégier dans la situation qui est la nôtre une éthique des vertus, sans pour autant, il

faut insister, négliger ou abandonner la loi.

En effet, il faut admettre que l’éthique des vertus ne doit pas être séparée d’une éthique

des devoirs et des règles à visée universelle.3 On ne peut pas faire fi de la critique de la raison

et de la recherche de normes communes qui sont devenues des impératifs dans la société

contemporaine. Chercher un minimum sur lequel les Etats puissent s’accorder est absolument

indispensable.4 Les lois doivent être adaptées aux nouvelles circonstances. La pollution ne

respecte pas les frontières, nous l’avons dit. Les dégâts ne respecteront pas non plus les limites

que les hommes s’imposent. Il faudrait donc arriver à trouver une jurisprudence internationale

qui soit respectée par tous. Cet objectif implique la création d’un organisme éthico-politique

faisant autorité et adapté aux conjonctures actuelles. Mais, est-il possible d’arriver à trouver

une telle éthique universelle alors que les Etats ne cherchent que leur propre bénéfice et ne font

que défendre leurs intérêts particuliers ? Cela semble bien difficile, voire utopique. Mais,

n’avons-nous pas un devoir d’utopie ?

1 A. Thomasset, Les vertus sociales. Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance. Paris : Editions

Jésuites, 2015, p. 8. 2 Ibid., p. 21. 3 Ibid., p. 20. 4 H. Welzer en est convaincu tout en croyant qu’il est quand même un peu tard : « Il est absolument nécessaire,

même si ce n’est pas pour demain, d’instaurer une organisation internationale de l’environnement et de créer

surtout un tribunal international de l’environnement ; mais avant que cela prenne forme, les températures auront

probablement augmenté de quelques degrés de plus » ; cf. H. Welzer, Les guerres du climat, op. cit., p. 147.

Page 367: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

368

L’Eglise catholique romaine a toujours proposé, suivant Thomas d’Aquin, une certaine

« loi naturelle », universalisable et généralisable. De quoi s’agit-il ? Doit-on récupérer cette

ancienne proposition ?

La loi naturelle

La « loi naturelle » est comprise comme une norme éthique fondamentale qui se trouve

à la base de la collaboration entre tous les hommes de bonne volonté, quelles que soient leurs

convictions religieuses. En effet, ceux qui défendent la loi naturelle affirment qu’il est possible

de trouver, « à la lumière de la raison, les orientations fondamentales d’un agir moral conforme

à la nature même du sujet humain et de les exprimer de façon normative sous forme de préceptes

ou commandements ».1

Platon et Aristote étaient tous les deux convaincus que les lois de la cité constituaient la

mise en œuvre d’un « droit naturel » conforme à la nature des choses. Pour Platon, ce droit

naturel était le droit idéal, la règle qui permet d’évaluer les lois positives, tandis que pour

Aristote était moral ce qui est naturel. Le droit moral est invariable alors que le droit positif

change selon les peuples et les époques. D’après Aristote, le droit naturel va s’incarner dans le

droit positif qui constitue l’application de l’idée générale de la justice à la vie sociale. Les

stoïciens, eux, croyaient que les nations devaient s’intégrer au Tout de l’univers.

Thomas d’Aquin a amplement traité cette question lorsqu’il parle des inclinations

naturelles à l’origine de la liberté et de la morale. Aujourd’hui, il est difficile de parler des

inclinations naturelles à cause des changements de signification des concepts. La nature

représente ce qui est déterminé, alors que la liberté est ce qui dépend uniquement d’une décision

volontaire. Nature et liberté sont donc opposées. Pour l’Aquinate,2 les êtres spirituels ont des

inclinations naturelles biologiques et spirituelles. Les inclinations biologiques sont déterminées

et contraignantes, tandis que les inclinations spirituelles provoquent et développent la liberté.

Elles sont à la base de la spontanéité spirituelle de l’homme et à l’origine de l’agir volontaire et

libre de la morale. La loi naturelle serait donc l’expression, sous forme de préceptes, des

inclinations naturelles. Elle est en outre inscrite dans le cœur des hommes et se trouve à la

racine de l’agir libre. Les inclinations naturelles sont au nombre de cinq :

1 Commission Théologique Internationale, A la recherche d’une éthique universelle. Paris : Cerf, 2009, p. 22-23,

n° 9. 2 Cf. S. Th. Ia, IIae, a. 2, q. 94.

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369

1. Inclination au bien ;

2. Inclination à la conservation de l’existence ;

3. Inclination à l’union sexuelle et à l’éducation des enfants ;

4. Inclination à la connaissance de la vérité et,

5. Inclination à la vie en société.

Pour Thomas d’Aquin, ce sont des principes inscrits dans le cœur de tous les hommes,

ils sont antérieurs à toute recherche et formulation rationnelle. Aujourd’hui, l’Eglise catholique

romaine définit la loi naturelle comme un certain nombre de préceptes très généraux partagés

par tous les êtres humains. Il est question maintenant de trois inclinations naturelles et non plus

de cinq. D’abord, l’inclination à conserver et développer l’existence ; ensuite, l’inclination à

se reproduire pour perpétuer l’espèce et, finalement, l’inclination à connaître la vérité sur Dieu

et à vivre en société.

La première inclination comprend tout ce qui a rapport à l’intégrité du corps, l’usage

des biens extérieurs qui garantissent la subsistance et l’intégrité de la vie, la qualité de

l’environnement. A partir de là on pourrait réclamer, entre autres, tout ce qui est nécessaire à

la conservation de l’environnement. Pour l’Eglise catholique, la deuxième inclination renvoie

à la survie de l’espèce, c’est-à-dire à la procréation impliquant l’union homme-femme et la prise

des soins et l’éducation des enfants. Elle exige la permanence et la fidélité du couple. La

troisième et dernière inclination est le lien avec l’être spirituel doté de raison, capable de

connaître la vérité et d’entrer en dialogue avec les autres. L’homme aurait donc une inclination

naturelle à vivre en société, qui ne relèverait pas d’une simple convention, et une tendance

naturelle à chercher l’Absolu. Le sentiment religieux et le désir de connaître Dieu font donc

partie d’une inclination naturelle de l’être humain.

Ces inclinations, affirment les partisans de la loi naturelle, peuvent se traduire en

préceptes et valeurs considérés universels, applicables à toute l’humanité. Et pourtant, l’être

humain de la société contemporaine semble vouloir nier de toutes ses forces ces principes.

L’intégrité du corps est de moins en moins respectée, ainsi que tout ce qui garantit la subsistance

et l’intégrité de la vie et la qualité de l’environnement. La reproduction n’est plus aujourd’hui

contemplée comme un devoir en fonction de la perpétuation de l’espèce, mais comme un droit.

La recherche de la vérité reste valable sauf, qu’aujourd’hui, cette quête ne se fait pas dans le

dialogue mais dans la violence et l’imposition. Le dialogue devient de plus en plus difficile. Il

Page 369: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

370

est davantage question de convaincre l’autre, de gagner, que de vivre en harmonie dans la

différence et l’acceptation de l’autre.

Soyons tout de même prudent. Les exceptions ou violations de la norme ont toujours

existé. Ce n’est pas parce que les contemporains ou les anciens ne respectent ou ne respectaient

pas les règles qu’elles ne sont plus valables. Ce n’est pas la praxis qui doit confirmer ou

infirmer la norme. La question qui doit être posée est plutôt en relation à l’éventuelle

universalité de ces inclinations. De surcroît, il ne faut pas non plus que ce soit une imposition

venant d’une institution, religieuse ou autre. La question est délicate et mériterait une

discussion plus approfondie.

Concernant la question écologique, la première inclination naturelle semble tout à fait

valable. Conserver et développer l’existence, non pas seulement humaine mais de tout ce qui

existe, est vital et pourrait être reçu comme une règle universelle. Personne n’a le droit de faire

quoi que ce soit qui mette en péril la conservation de la vie sur Terre. Il faut tenir compte pour

cela de la relativité de tout ce qui existe. La disparition d’une plante, d’un animal ou d’une

chose peut toucher, de loin ou de près, l’existence des autres entités. La seconde inclination

concernant la reproduction pour perpétuer l’espèce n’est pas facile à traiter et peut être comprise

et interprétée de multiples manières. En outre, la croissance exponentielle de la population a

aussi été signalée comme un problème significatif dans le cadre de la crise écologique. Faut-il

désormais contrôler les naissances (humaines et autres) ou la « nature » le fera-t-elle par elle-

même ? La planète cherchera-t-elle par elle-même l’équilibre souhaité ? Avons-nous la

capacité de nourrir tous les êtres vivants sur terre ? Que pourrait bien signifier aujourd’hui se

reproduire pour perpétuer l’espèce ? L’espèce humaine seulement ? Et les autres espèces ?

Cette inclination semble rester dans un schème trop anthropocentrique pour être reçu dans le

cadre d’une réflexion plus holiste. Il faudrait plutôt parler de perpétuer non pas l’espèce

humaine, mais de perpétuer la vie dans son ensemble sur la planète. Encore une fois, la

disparition d’un seul être vivant peut aussi impliquer la disparition des autres. Finalement, le

troisième précepte renvoie à la recherche de la vérité et de la vie en société. Ceci est vrai de

toute évidence, quoiqu’il faille redresser la route que nous avons empruntée. Il faut justement

retrouver le chemin du dialogue comme seule solution aux problèmes qui surgissent dans la vie

en société, tout en sachant au préalable qu’il ne s’agit pas de trouver la vérité car elle n’existe

pas, mais que le processus de recherche est en lui-même le seul vrai et la seule vérité possible.

Il faudrait donc réapprendre à vivre en société, mais surtout se battre pour une autre société.

Nous y reviendrons.

Page 370: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

371

Les trois intuitions ou inclinations naturelles proposées pourraient être reçues dans le

cadre de la recherche d’une éthique universelle, substituant ou éliminant tout « chauvinisme

humain ».1 Dans ce sens, la réponse à la question posée serait positive moyennant quelques

adaptations. Il faut surtout faire des efforts pour dépasser la réflexion exclusivement

anthropocentriste. L’homme ne survivra pas lui tout seul sur la planète. Il aura besoin des

autres entités, tout comme elles aussi auront besoin de lui.

Au terme de cette analyse, il faudrait nuancer la question que nous nous sommes posée.

L’éthique théologique doit, d’une part, prêter attention à la recherche du bonheur, ce qui veut

dire récupérer l’éthique des vertus. Par ailleurs, l’éthique des devoirs ne doit pas être négligée.

Il serait même question de trouver un certain consensus en ce qui concerne une éthique

universelle. L’éthique théologique que nous a transmis la tradition porte en elle-même les bases

pour continuer une réflexion profonde et significative. Les théologiens doivent tout de même

faire un effort d’adaptation aux nouvelles circonstances, à la lumière notamment de la crise

écologique.2 Continuité donc mais pas rupture.

A-t-on besoin, oui ou non, d’une nouvelle éthique théologique ? Il faut récupérer ce qui

est utile de la théologie qui nous a été transmise, mais il faut surtout se rendre compte qu’une

éthique théologique environnementale contraint : « à un réexamen et à des analyses renouvelées

des caractéristiques constitutives des actions morales, en posant la question de savoir ce qu’est

le droit naturel, ou quel est le fondement du droit, ou encore quelles sont les relations entre

l’obligation, la détermination de ce qui est permis et la reconnaissance des droits », affirme

Routley.3 Dans l’éthique théologique contemporaine prévaut la domination de l’homme, libre

de faire et d’agir à sa guise. Il nous faut donc une nouvelle éthique théologique qui prête non

seulement attention à toutes les entités du globe, mais qui fasse aussi prévaloir l’intérêt de vastes

ensembles sur le bien individuel ou particulier.

1 Cf. R. S. Routley, « A-t-on besoin d’une nouvelle éthique, d’une éthique environnementale ? », H.-S. Afeissa

(dir.), Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect. Paris : Vrin, 2007, p. 46-47. 2 G. Seigwalt est encore plus radicale. Il affirme que : « S’il y a une éthique théologique, elle n’implique pas une

éthique de la nature et de la culture, c’est-à-dire une éthique des relations de l’être humain avec la nature, mais

uniquement une éthique de l’être humain en tant qu’être personnel et social, donc une éthique personnelle et

sociale » ; cf. G. Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne – l’université et la

théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p. 17. 3 R. S. Routley, « A-t-on besoin d’une nouvelle éthique, d’une éthique environnementale ? », H.-S. Afeissa (dir.),

op. cit., p. 45.

Page 371: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

372

Et puisqu’il s’agit de promouvoir une certaine nouveauté, nous tenons à faire un premier

changement pour marquer autant la rupture que la continuité, la mort et la résurrection dont

parle Panikkar. L’éthique dont il sera question dorénavant sera appelée « éco-théo-sophique »

ou simplement « éco-sophique » car elle implique le monde (éco…), le divin (théos…) et prête

une attention particulière à la sagesse (sophie) transmise par la tradition et présente dans l’oikos

que nous habitons tous.

Sachant la nécessité d’un changement radical, il nous faut maintenant poser les

fondements de cette nouvelle approche.

Page 372: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

373

Chapitre 2. Présupposés de l’éthique « éco-théo-sophique »

Les piliers de cette proposition pourraient être au nombre de trois. Premièrement, la

valeur relationnelle de tout ce qui existe ; deuxièmement, une nouvelle conception de l’être

humain et troisièmement, une nouvelle approche épistémologique. En d’autres termes, il

convient avant tout de réviser la validité de ce que les philosophes ont l’habitude d’appeler la

valeur « intrinsèque » ou « en soi » des entités. Les pragmatiques vont affirmer, par exemple,

qu’une espèce n’a le droit d’exister qu’à la condition que ses membres aient une certaine utilité,

c’est-à-dire une valeur instrumentale. Pour l’être humain, la question ne se pose même pas.

Nous allons élargir le raisonnement et nous poser d’autres questions. Qu’en est-il pour les

animaux, les plantes et les choses dites « inertes » ? Ont-elles une valeur intrinsèque ou leur

existence doit-elle toujours être mesurée en fonction de leur utilité ? Qu’en dit la théologie ?

Ce questionnement posé, il faut repenser la place de l’être humain dans l’ensemble relationnel,

dans la nouvelle communauté planétaire.

2.1 Valeur en soi ou valeur relationnelle ?

L’être humain a été longtemps considéré comme étant supérieur et extérieur à la nature

et celle-ci a été réduite au statut d’objet faisant face à un sujet. Il nous faudrait donc déconstruire

cette détermination métaphysique, pour élaborer, non pas une « théorie objective de la valeur

intrinsèque des entités du monde naturel » (J. B. Callicott), mais une nouvelle proposition qui

pense la réalité comme un ensemble de relations constitutives, autrement dit, formuler une

hypothèse qui propose la « valeur relationnelle » de tout ce qui existe.

D’après un certain nombre d’auteurs, il suffit de prendre en considération les intérêts

des générations futures à jouir des services écologiques et des ressources spirituelles que leur

offre la nature pour justifier sa protection. Pour ces auteurs, le respect qu’on doit aux êtres

humains est suffisant pour prendre soin de la nature. C’est ce qu’on appelle l’ « hypothèse de

convergence », promue, entre autres, par le pragmatiste B. G. Norton.1 Bien évidemment, les

représentants de ce courant refusent de donner une valeur intrinsèque aux choses, au même titre

que la valeur de l’être humain. Les entités naturelles non humaines ne possèdent donc pas de

1 Voir B. G. Norton, « L’éthique environnementale et l’anthropocentrisme faible », H.-S. Afeissa (dir.), Ethique

de l’environnement. Nature, valeur, respect, op. cit., p. 249-283.

Page 373: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

374

valeur en soi si ce n’est en fonction de l’utilité qu’elles peuvent apporter à l’homme. Norton,

pour réduire un peu la tension, établira une distinction entre un anthropocentrisme faible et un

anthropocentrisme fort. Ce dernier rapporte toutes les valeurs à la satisfaction de préférences

ressenties des individus humains, tandis que l’anthropocentrisme faible rapporte toutes les

valeurs à la satisfaction de l’une quelconque des préférences ressenties d’un individu humain.

Ceci veut dire que les préférences ressenties peuvent être rationnelles ou ne pas l’être. Pour

Norton, l’anthropocentrisme faible fournit le cadre nécessaire pour critiquer tous les systèmes

qui prescrivent l’exploitation de la nature, car il délimite le contexte théorique qui justifie sa

protection, dans un idéal d’harmonie. On peut ainsi protéger la nature sans avoir recours à

l’idée d’une valeur intrinsèque des objets naturels non humains.

Le biocentriste P. W. Taylor pense que les êtres sauvages doivent faire l’objet de la

préoccupation et de la considération de tous les agents moraux en vertu du fait qu’ils sont

membres de la communauté de vie présente sur Terre. Il suffirait donc, selon lui, d’être membre

de cette communauté de vie pour que toutes les entités aient une valeur intrinsèque. Taylor

écrit : « Son bien vaut ‘prima facie’ d’être préservé ou promu comme une fin en soi et pour le

compte de l’entité qui est considérée ».1 De son côté, J. B. Callicott confirme la valeur

intrinsèque des entités non humaines. La valeur intrinsèque est pour lui ce qui appartient à la

nature essentielle ou à la constitution d’une chose. Callicott prétend rompre avec la distinction

cartésienne qui fait la différence entre sujets et objets. La valeur, selon le système cartésien,

est déterminée par l’acte d’un sujet qui se rapporte à un objet. Cela équivaut à dire que s’il n’y

a pas de sujets désirants, il n’y a pas non plus d’objets désirés. Or, les choses doivent être

valorisées pour elles-mêmes, en tant que fin en soi, dit Callicott. Kant a introduit l’idée qui

suppose que seuls les êtres raisonnables sont capables de se valoriser eux-mêmes, autrement

dit, seuls les agents moraux peuvent aussi être des patients moraux. Les défenseurs de la valeur

intrinsèque de toutes les entités non humaines affirment que, pour s’adapter, survivre ou se

reproduire, les plantes et autres organismes dépourvus de toute conscience déploient eux aussi

des stratégies qui ont de la valeur pour eux-mêmes. Ainsi, pour H. Rolston III, une plante qui

s’efforce d’exister et fait tout ce qu’elle peut pour subsister montre clairement qu’elle est une

fin en soi, même si elle n’en est pas consciente. La valeur semble donc ne pas être

nécessairement subjective. Le problème chez Rolston c’est qu’il reste encore ancré sur des

organismes individuels. Pour Callicott, il faut montrer une valeur intrinsèque des entités non

1 P. W. Taylor, « L’éthique du respect de la nature », H.-S. Afeissa (dir.), Ethique de l’environnement. Nature,

valeur, respect, op. cit., p. 118.

Page 374: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

375

pas seulement dans les individus mais dans de vastes ensembles. Il propose de « valoriser des

espèces, des écosystèmes, des océans, l’atmosphère, la biosphère – tous et chacun pour ce qu’ils

sont en eux-mêmes ainsi que pour leur utilité ».1 Il fournit, sur la base de la physique quantique

(qui subvertit le clivage cartésien entre les sujets et les objets), « une théorie de la valeur

intrinsèque dans la nature qui confère à la valeur le statut d’une propriété potentielle susceptible

d’être actualisée par un sujet qui observe / un sujet qui valorise entrant en rapport avec elle ».2

Notons que chez tous ces auteurs, défenseurs et opposés à ladite valeur intrinsèque des

entités non humaines, l’être humain et les êtres qui l’entourent sont tous considérés d’une

manière isolée. Callicott semble être le seul à parler d’une communauté de vie. Pour la plupart,

il faut respecter une plante parce qu’elle a de la valeur en elle-même, tout comme il faudrait

accepter qu’un cheval doit être avant tout regardé en lui-même et non pas en fonction de son

utilité pour l’homme. La valeur intrinsèque ferait donc partie de l’essence ou des attributs de

tous les êtres, de tous les individus considérés isolément.

D’après l’intuition de Panikkar, il faudrait plutôt faire l’énoncé éthique suivant : les êtres

vivants (animaux, plantes et autres), tout comme les êtres dits inertes et les humains, ont de la

valeur parce qu’ils font partie d’un tout inséparable. On ne respecte pas un arbre par ce qu’il

vaut en lui-même ou parce qu’il est utile pour l’homme, mais parce qu’il fait partie d’une réalité,

d’une communauté, d’un réseau de relations constitutives dans lequel son existence est

essentielle. Sans lui, les autres êtres ne peuvent pas être ou ne seraient pas les mêmes. Un arbre

a de la valeur parce qu’en lui est présent le matériel, l’humain et le divin. Il est une parfaite

icône du Monde, de l’Homme et de Dieu. Que pourrait-il bien se passer si l’on décidait de

supprimer un arbre, et puis un autre et un autre, et ainsi de suite, parce qu’ils gênent ou ne sont

simplement pas du tout utiles ou en accord avec l’entourage ? En premier lieu, le monde ne

serait plus le même car l’arbre fournit une beauté qui est irremplaçable. Il a donc une fonction

esthétique évidente. L’arbre apporte de surcroît une sensation de bien-être vital. Il est aussi

l’abri de milliers d’autres créatures qui se retrouveraient subitement sans toit. En deuxième

lieu, la fonction qu’il accomplit sur la planète ne sera pas réalisée par un autre. Les arbres,

comme tous les végétaux, produisent de l’oxygène grâce au phénomène de la photosynthèse.

Ils utilisent l'énergie lumineuse pour convertir l'eau et le gaz carbonique en nourriture de base

pour lui-même (sucres) produisant l’oxygène qui purifie l'air. L’arbre aide également à lutter

1 J. B. Callicott, « La valeur intrinsèque dans la nature : une analyse métaéthique », H.-S. Afeissa (dir.), Ethique

de l’environnement. Nature, valeur, respect, op. cit., p. 219. 2 Ibid., p. 221.

Page 375: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

376

contre l’érosion des sols et ses racines permettent de filtrer l'eau et ainsi d’obtenir une meilleure

qualité de l'eau. Pour ne citer que quelques bénéfices, les arbres aident aussi à réguler les

températures, protègent contre la chaleur et la pluie. Les glissements de terrain et les

inondations ont lieu en partie à cause de l’élimination des arbres et de l’augmentation du béton

et du bitume. En troisième lieu, même si la relation avec le milieu est déjà évidente, il faudrait

rajouter que l’arbre éveille en l’être humain une conscience particulière. Il rappelle les rythmes

naturels auxquels toute la nature est soumise, y compris l’être humain. Sa taille et sa beauté

renvoient également à « quelque chose » de plus grand, quelque chose d’infini, d’inachevé qui

nous renvoie à sa dimension divine. Les arbres ont une valeur relationnelle évidente, il faut

respecter leur existence parce que leur absence signifierait la rupture d’une chaîne de relations

essentielles et la possible disparition d’autres espèces.

Quelqu’un pourrait dire que la proposition de notre auteur est semblable à celle qui

assigne une valeur instrumentale aux choses. Ce n’est pas du tout la même chose, par exemple,

d’affirmer qu’un arbre a de la valeur parce qu’il est utile pour les hommes et qu’en fonction de

son utilité il peut être maintenu ou supprimé, que de dire qu’il a de la valeur parce qu’il

appartient à un réseau de relations qui font de lui un élément irremplaçable. Sa disparition

briserait la chaîne de la Vie. Il est fondamental en lui-même, certes, mais davantage en fonction

d’un tout qui cesserait d’exister ou souffrirait d’une importante altération par son absence. Ce

n’est pas là lui assigner une valeur instrumentale, car il ne s’agit pas d’un être particulier qui

tire profit de lui, mais de l’ensemble du système qui en a besoin pour bien fonctionner, voire

pour exister.

Panikkar reconnaît la valeur des choses non pas tant en elles-mêmes, mais davantage en

tant que membres d’un ensemble indivisible. Il est clair que reconnaître l’importance d’une

chose en fonction de l’existence des autres implique aussi de reconnaître la valeur en soi. Il est

néanmoins absolument nécessaire d’expliciter cette relativité. La relativité dont parle Panikkar

a bien évidemment son fondement dans l’intuition cosmothéandrique dont nous avons déjà

parlé.

La Bible, texte de référence des chrétiens, confirme cette relativité. Elle est

effectivement un témoin précieux d’une relation d’amour entre Dieu et toute la création. La

Bible tout entière reste sans aucun doute le témoin privilégié d’une relation constitutive entre

Dieu et les hommes et avec la nature, entre les hommes eux-mêmes, et entre ceux-ci et la

création, si bien que tout est définitivement lié. Aucune chose ou personne ne peut être

comprise de manière isolée. S’il est vrai que la plupart des textes, tant vétérotestamentaires que

Page 376: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

377

néotestamentaires, renvoient principalement à une alliance conclue entre Dieu et des hommes

ou entre les hommes eux-mêmes, il est vrai aussi que quelques textes rapportent aussi une

alliance avec toute la création. Lisons quelques exemples.

Dans l’Ancient Testament, le livre de la Genèse est particulièrement éclairant. Tout

d’abord, les récits de création (Gn. 1, 1 – 2, 4a et 2, 4b-25). Du premier récit, notons

l’expression « Dieu vit que cela était bon » utilisée systématiquement par l’auteur du texte sacré

après une action de création, pour dire que tout ce que Dieu a fait est bon. Le deuxième récit

est différent. Construit dans un autre contexte il montre l’homme dans un lieu où existe une

harmonie parfaite et où l’homme est en paix et en relation sereine avec tout ce qui l’entoure.

Ces récits présentent un monde en relation, toutes les choses étant importantes et bonnes parce

qu’elles ont été faites par Dieu. Il y a un autre texte fondamental, à savoir Gn. 9, 8-17, où Dieu

rétablit l’alliance après le Déluge. Nous le citons in extenso :

Dieu dit à Noé accompagné de ses fils : ‘Je vais établir mon alliance avec vous, avec

votre descendance après vous et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous : oiseaux,

bestiaux, toutes les bêtes sauvages qui sont avec vous, bref tout ce qui est sorti de l'arche avec

vous, même les bêtes sauvages. J'établirai mon alliance avec vous : aucune chair ne sera plus

exterminée par les eaux du Déluge, il n'y aura plus de Déluge pour ravager la terre’. Dieu dit :

‘Voici le signe de l'alliance que je mets entre moi, vous et tout être vivant avec vous, pour toutes

les générations futures. J'ai mis mon arc dans la nuée pour qu'il devienne un signe d'alliance

entre moi et la terre. Quand je ferai apparaître des nuages sur la terre et qu'on verra l'arc dans la

nuée, je me souviendrai de mon alliance entre moi, vous et tout être vivant quel qu'il soit ; les

eaux ne deviendront plus jamais un Déluge qui détruirait toute chair. L'arc sera dans la nuée et

je le regarderai pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute

chair qui est sur la terre’. Dieu dit à Noé : ‘C'est le signe de l'alliance que j'ai établie entre moi

et toute chair qui est sur la terre’.1

Il est évident que Dieu s’engage ici avec tous, hommes et animaux ; l’hagiographe a

compris qu’il s’agit d’une alliance entre Dieu et la terre tout entière qu’il ne détruira plus jamais.

L’arc en ciel devient le signe de l’alliance entre Dieu « et toute chair ».

Citons un dernier texte de l’Ancien Testaments qui montre, une fois encore, un monde

en paix et en harmonie. Après les multiples négations et ruptures de l’alliance, lorsque le

Messie sera arrivé, Isaïe décrit l’harmonie dans laquelle vivront les hommes et la nature. Dieu

renouvellera toutes choses lorsqu’un rejeton sortira de la souche de Jessé (Is. 11, 1-9). La

description paradisiaque est comme une nouvelle alliance entre Dieu et toute la nature : « Le

loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et

1 L’italique est nôtre.

Page 377: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

378

la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon. La vache et l’ours paîtront, ensemble

se coucheront leurs petits. Le lion comme le bœuf mangera de la paille. Le nourrisson jouera

sur le repaire de l’aspic, sur le trou de la vipère le jeune enfant mettra la main. On ne fera plus

de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance

de Yahvé, comme les eaux couvrent le fond de la mer » (Is. 11, 6-9). L’ordre paradisiaque

initial s’installe de nouveau dans la création. Toutes les choses sont en paix. Rien n’est

superflu, tout est important et en parfaite relation avec les autres.

Quelques passages du Nouveau Testament montrent aussi l’universalité de l’alliance de

Dieu avec toute la création. Saint Paul, dans l’épître aux Ephésiens (1, 3-14), parle du salut

apporté par Dieu qui va réunir toutes choses, lorsque les temps seront accomplis, sous un seul

Chef, le Christ, « les êtres célestes comme les terrestres » (1, 10). Ce ne serait pas forcer

l’interprétation si l’on regarde ici l’accomplissement de la rédemption de tout l’univers. Celui

qui a créé l’univers tout entier veut qu’il soit aussi entièrement sauvé. Le Christ lui-même va

réconcilier « tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix

par le sang de sa croix » (Col. 1, 20). Par son sacrifice, le Christ a instauré l’ordre, la paix, au

sein de la création. Mais, restons prudents, l’Ecriture ne doit pas être utilisée pour justifier nos

propositions et nos positions. Une position contraire à celle-ci pourrait être aussi démontrée à

partir des textes bibliques.

Panikkar aime utiliser, lui aussi, autant les Ecritures que les Pères de l’Eglise et les

philosophes pour renforcer ses arguments. Citons quelques exemples. Pour dire que tout est

en relation il emploie la corrélation « microcosme » et « macranthropos », ce qui veut dire qu’à

chaque partie du corps humain correspond une partie de l’univers matériel. Citant H. de Lubac,

le théologien espagnol affirme que « Si l’homme est un microcosme, le Monde est un

macranthropos »1, c’est pour cela que les interprètes de la Bible observent, qu’après la création,

Dieu ne dit pas que l’homme est bon, comme dans les jours précédents (Gn. 1, 26-27), parce

qu’en fait l’homme partage le même sort que l’univers tout entier, assure Panikkar. Si l’être

humain n’est ni le Monde, ni Dieu, Panikkar croit que l’homme est image et reflet de toute la

réalité, et c’est cela que d’être « image et ressemblance du Créateur » (Gn. 1, 26-27), tout

comme disait Aristote : « Toutes les choses ont par nature quelque chose de divin »2, ou Alanus

1 H. de Lubac, Pic de la Mirandole. Paris : Aubier, 1974 ; cité par R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op.

cit., p. 86, note 27. 2 « pa,nta ga.r fu,sei e;cei ti qei/on » ; cf. Et. Nic., 1153 b 32 ; cité par R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op.

cit., p. 87, note 31.

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379

ab Insulis : « chaque créature du monde est pour nous un livre, une peinture et un miroir »1,

voulant dire par là que tout est en tout. Augustin a eu, lui aussi, cette même intuition lorsqu’il

affirme que Dieu est plus intime à moi que la partie la plus intime de moi.2 C’est aussi pour

cela que « tout parle de lui », parce que lui-même parle de tout, comme l’exprimait Thomas

d’Aquin : « Parce que Dieu, se connaissant lui-même, connaît toutes les créatures […]. Mais

puisque Dieu d’un seul acte se comprend lui-même et toutes les choses, son unique Verbe

exprime non seulement le Père, mais aussi toutes les créatures ».3 Panikkar affirme également

qu’il faut récupérer les liens avec le Monde et cela pourra le faire non pas le puissant mais

l’humble, l’homme d’esprit doux, comme dans Mt. 5, 4 (Heureux les doux : ils auront la terre

en partage).

Tout est donc en relation : de même que les trois personnes de la Trinité Divine sont les

unes dans les autres, de même l’Homme, le Monde et Dieu sont aussi les uns dans les autres

(Jn. 10, 30, 38 ; 14, 9ss, 17, 21). L’Esprit de Dieu, Dieu lui-même, remplit toute la terre (Sg.

1, 7 : Oui, l'Esprit du Seigneur remplit la terre et comme il contient l'univers, il a connaissance

de chaque son).

En résumé. Le premier présupposé de cette nouvelle éthique exprime la nécessaire

valeur relationnelle de tout ce qui existe. Quand bien même les choses auraient une valeur en

soi, d’après la proposition de notre auteur, les choses ont avant et par-dessus tout de la valeur

parce qu’elles sont importantes pour que la réalité tout entière tienne d’une manière cohérente

et ordonnée. Briser la relativité constitutive de l’ensemble de la réalité signifie mettre fin à

l’unité de tout ce qui existe. La nouvelle éthique valorise les hommes, les plantes, les animaux

et les choses en tant que membres d’une famille, d’une communauté inséparable dans laquelle

tous ont besoin de tous pour exister. Les choses n’ont pas seulement une valeur en soi, comme

l’affirmaient un certain nombre de philosophes, elles ont surtout une valeur relationnelle

essentielle.

1 Alain de Lille connu aussi comme Alain de L'Isle ou Alanus ab Insulis est un théologien et un poète français.

Alanus de Insulis (PL 210, 599a) ; cité par R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 96, note 56. 2 « Interior intimo meo et superior summo meo » ; Augustin, Conf. III, 6, 11 ; cité par R. Panikkar, La intuición

cosmoteándrica, op. cit., p. 90, note 39. 3 S. Th. I, q. 34, a. 3, c ; voir aussi le Ps 39, 3 ss ; cité par R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 94,

note 51.

Page 379: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

380

2.2 Une anthropologie cosmothéandrique

Nombreux sont les auteurs qui croient que la crise écologique a révélé une profonde

crise anthropologique1, nous l’avons déjà dit. D’après eux, il faut repenser le concept de sujet,

il faudrait « un changement dans la manière dont l’homme se pense et pense son être à la

nature »2, affirme C. Pelluchon. Le temps est venu d’un changement, « Notre temps est mûr

pour cette mutation anthropologique »3, dit Panikkar. L’homme est remis en question par le

monde lui-même, par une nouvelle relation avec les animaux, les plantes et les choses dites

« inertes ». Nous croyons donc à l’urgence de mener une réflexion sérieuse sur l’anthropologie

théologique chrétienne telle qu’elle est conçue dans l’actualité. A la lumière de l’intuition de

Panikkar et en nous aidant de la thèse de José Luis Meza Rueda4, nous nous permettons de

proposer le principe suivant comme base de cette nouvelle anthropologie, toujours à la lumière

de l’intuition de R. Panikkar : « L’homme est une réalité cosmothéandrique ».5 Cela veut dire

que l’être humain est en relation d’inter-in-dépendance vis-à-vis de Dieu et du Monde. Le

principe cosmothéandrique fait reconnaître le divin, l’humain et le cosmique comme les trois

dimensions de la réalité. Autrement dit, le divin, l’humain et le cosmique sont les trois

dimensions de toute la réalité dont Dieu, Homme et Monde conforment leurs parties

constitutives. Le Theos est donc la dimension divine de la réalité, c’est l’ « impénétrable

liberté »6, l’ « indétermination absolue », « l’ineffable ». Cette dimension divine manifeste le

caractère inépuisable de tous les êtres, de leur ouverture et de leur incomplétude. L’Anthropos

est la dimension humaine de la réalité, c’est la conscience présente. Avec les mots de Panikkar :

« les eaux de la conscience humaine baignent toutes les berges du réel – même si l’homme ne

1 « La perte de la nature par la théologie (et déjà par la philosophie), la perte de la dimension philosophique et

théologique par la science (les sciences de la nature) et donc la division entre la nature et l’être humain d’une part,

entre la nature et Dieu d’autre part, le rapport de l’être humain à Dieu restant posé ou non selon qu’on affirme un

humanisme religieux, chrétien, ou au contraire un humanisme non-religieux, athée, ceci conditionne (et sans doute

est déjà conditionné par) un division de l’être humain lui-même entre ce qui est considéré appartenir à la nature et

ce qui est plus spécifiquement esprit : l’unidimensionnalisme de la science appelle l’unidimensionnalisme de

l’anthropologie et vice-versa ; et, comme l’être humain participe de fait de la nature et de l’esprit, est l’un et l’autre,

l’un dans l’autre, le double unidimensionnalisme ‘cartésien’ conduit à un être humain potentiellement sinon

réellement schizophrène (dans le sens de la division entre corps et âme ou nature et esprit). La crise de l’être

humain de l’époque moderne, sa crise d’identité est ainsi le signe actuel de la faille qui traverse toute l’humanité » ;

cf. G. Siegwalt, Le défi scientifique, op. cit., p. 18. 2 C. Pelluchon, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, op. cit., p. 143. 3 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel. Arles : Actes Sud, 2008, p. 49. 4 J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana, op.

cit. 5 Ibid., p. 106. 6 R. Hauser dit, suivant Luther, que « le Dieu occulte et mystérieux est entièrement impénétrable dans ses

desseins » ; cf. R. Hauser, « Poder », Conceptos fundamentales de teología II. Madrid : Cristiandad, 1979, p. 482-

500 ; cité par J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su contribución a la antropología teológica

cristiana, op. cit., p. 107, note 8.

Page 380: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

381

peut pas pénétrer le cælum incognitum de l’intérieur – et pour cela même l’être de l’homme

entre en relation avec la réalité tout entière ».1 Tout ce qui existe est compris par la conscience

humaine, même si tout ne peut pas être réduit à la conscience. Finalement, le Kosmos désigne

la dimension matérielle de la réalité. Tout être se trouve dans le monde et participe de sa

singularité. Panikkar le dit ainsi : « Il n’y a rien qui, en entrant dans la conscience humaine,

n’entre pas en même temps en relation avec le Monde. […] toutes les choses qui existent ont

une relation constitutive avec le Monde de la matière/énergie et de l’espace/temps ».2

Le monde en tant que matérialité est présent dans la chair de l’homme, Dieu l’est aussi

dans ce qu’il y a d’inachevé et d’inépuisable en lui. Rappelons que l’intuition

cosmothéandrique ne se contente pas de trouver la trace trinitaire dans la création et son image

dans l’homme, mais elle considère la réalité tout entière comme étant elle-même la Trinité

complète (Trinité Radicale) qui a une dimension divine, une dimension matérielle et une

dimension consciente. Si tout est en tout, dans la nature il y a une présence divine, tout comme

aussi dans l’homme. Et l’on pourrait dire que l’homme est un « dieu en puissance », pour

utiliser des termes aristotéliciens. Ces trois dimensions qu’on trouve dans l’homme ad-intra

sont le reflet de la périchorèse qui existe entre Dieu-Homme-Monde, car ces trois dimensions

sont inséparables, elles ne peuvent pas exister d’une manière isolée. Panikkar aimait bien

dire qu’un monde sans hommes n’a pas de sens, un Dieu sans créatures cesserait d’être Dieu,

un homme sans Monde ne pourrait pas subsister, et sans Dieu, ne serait véritablement pas un

Homme.

En bref, lorsque nous disons que « L’homme est une réalité cosmothéandrique », nous

voulons dire qu’il est un être en relation avec Dieu, le monde et les autres hommes. Il a une

dimension abyssale, il est libre, ouvert et inépuisable. Il est imprégné par la divinité. Mais il a

aussi une dimension consciente, proprement humaine. C’est cette dimension qui lui permet de

connaître. Finalement, il a une dimension matérielle, cosmique, qui lui permet d’être dans le

monde, partager sa sécularité et se mouvoir dans les limites de l’espace et du temps, non pas

d’une manière accidentelle mais constitutive. Cela signifie que la réalité tout entière est faite

de relations constitutives.

1 R. Panikkar, La nueva inocencia. Estella (Navarra) : Verbo Divino, 1999, p. 58. 2 Ibid., p. 59.

Page 381: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

382

Voilà le point de départ de notre anthropologie cosmothéandrique, ciment de notre

éthique « éco-théo-sophique ». De ce principe général se dégagent une série d’affirmations qui

sont, à vrai dire, des conséquences du principe général. Les voici :

- L’homme est un : corps, âme et esprit.

- L’homme est infini : transcendant et immanent.

- L’homme est une personne, il est donc relation.

- L’homme est un mystique.

Nous allons les décrire et les analyser à la lumière de notre souci de proposer une éthique

éco-théo-sophique en conformité avec la pensée de notre auteur.

2.2.1 L’homme est un : corps, âme et esprit

Une certaine anthropologie chrétienne a mis l’accent sur un certain dualisme qu’il

faudrait maintenant essayer de dépasser. Panikkar, nous le savons, résiste à la fragmentation

de la réalité, à la fragmentation de l’homme lui-même.

L’homme en tant que réalité cosmothéandrique est corps, est âme et est esprit ; c’est une

unité irréductible, indifférenciée et inséparable. Il n’a pas un corps, une âme et un esprit comme

s’il s’agissait de trois parties juxtaposées. Il faut absolument récupérer la conscience de cette

unité. L’homme contemporain l’a perdue, car la société consumériste ne veut ni d’âme ni

d’esprit. Une machine qui marche et qui consomme suffit. Ces trois « éléments » ne sont donc

pas trois parties, mais trois « dimensions constitutives de la nature humaine ».1 Il faut que

l’homme contemporain se redécouvre comme étant corps, âme et esprit, comme étant une unité

inséparable.

Panikkar n’en reste pas là, il recourt à la tradition orientale pour souligner davantage cet

aspect. Il affirme que l’homme est ādhyātmico, ce qui veut dire un être intégral fait de trois

dimensions.2 L’homme est une image de la réalité, mais la réalité est elle aussi une image de

l’homme. Suivant la tradition grecque, le théologien espagnol dit également que ces trois

1 La triade corps-âme-esprit est la plus citée par Panikkar. Il faut dire qu’il renvoie parfois aussi à certaines

traditions grecques qui font de l’homme une unité qui articule sôma, psychè, polis et aion, c’est-à-dire corps, âme,

communauté et monde des alentours. De l’anthropologie indienne, Panikkar récupère également jīva, aham, ātman

et braham. Jīva désigne le principe vital de l’homme ; aham la conscience, le soi ; ātman le principe divin qui

habite l’homme et braham le fondement de tout ce qui existe. Cité par J. L. Meza, La antropología de Raimond

Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana, op. cit., p. 115, note 46. 2 Cf. R. Panikkar, La plenitud del hombre, op. cit., p. 48.

Page 382: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

383

dimensions peuvent aussi être appelées ta aisthêta, ta noêta et ta mystika (le sensible, le mental

et le mystique), ou bien, suivant la tradition vedanta : ādhybautica, ādhyātmica et ādhydaivica,

c’est-à-dire ce qui concerne les choses, ce qui concerne l’ātman (l’âme) et ce qui concerne le

divin. Tout cela parle, finalement, des trois sens : le corporel (matériel), le mental (intellectuel)

et le spirituel (divin). C’est notamment cette troisième voie ou dimension qui a été négligée

par les contemporains ; la raison, elle, a été érigée en reine, nous le savons déjà.

Il est important que les contemporains récupèrent cette triple dimension pour qu’ils

atteignent l’harmonie, avec eux-mêmes, avec les autres et avec le monde. La paix s’atteint

lorsque la réalité tout entière suit un même rythme. L’homme a une responsabilité particulière

due au fait d’être la conscience de l’univers. En coopérant avec l’univers, nous le transformons,

affirme Panikkar. Il faut se sentir membre d’une même aventure, « l’aventure de l’Etre ».1 Une

éthique éco-théo-sophique doit tenir compte de toutes les dimensions de l’être humain, aucune

ne peut être négligée. Une certaine pratique pastorale ou spirituelle tend encore à mépriser le

corps, tout comme certains ont tendance à oublier l’importance de l’esprit. L’être humain a

aussi besoin de spiritualité. Cette intégralité est reliée à l’intégralité de la réalité. Il y a trois

dimensions constitutives dans l’homme (corps, âme et esprit), tout comme la Trinité Divine est

aussi faite de trois personnes divines (Père, Fils et Esprit Saint) et la Réalité Radicale de trois

dimensions (Dieu, Homme et Monde). Le sens de la vie ne se trouve pas à son terme, tout

comme la justification des actes n’est pas dans le succès final. « Le but du chemin est le

cheminement »2, dit Panikkar.

2.2.2 L’homme est infini : transcendant et immanent

Panikkar souhaite récupérer l’idée qui dit que l’homme est un prêtre cosmique :

« L’homme est un prêtre de l’univers, un médiateur entre le ciel et la terre ».3 Il est plus qu’une

simple créature, il se trouve entre le ciel et la terre, entre l’infini et le fini, entre Dieu et le

monde. Comme disait A. Rossi : « l’homme est en même temps le Mystère et l’accès au

Mystère, mais ce mystère est trinitaire, car il n’est pas seulement humain, mais aussi divin et

cosmique. L’être humain est l’une des dimensions trinitaires du Mystère ».4 L’homme se

1 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 43. 2 Idem. 3 R. Panikkar, « Man : The Medieval Being », Actes del simposi internacional de filosofía de l’edat mitjana (11-

16 de abril de 1993), 51-52. Vic : Patronat d’Estudis Osonencs, 1996. 4 A. Rossi, Pluralismo e armonía. Introduzione al pensiero di Raimon Panikkar. Rome : L’altrapagina, 1990, p.

51.

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384

trouve donc au milieu, il a tout de même une place privilégiée. Notons que, bon gré mal gré,

Panikkar doit reconnaître que l’homme a une place, sinon privilégiée, tout au moins très

importante dans la réalité. Il est le pontife de la réalité, c’est bien lui qui « monte et descend »

dans le sens où il fait le lien entre le « haut » et le « bas ».

L’homme transcende la réalité, car il n’est pas fait pour rester dans ce monde, il doit être

capable d’aller au-delà. Mais, en même temps, il appartient entièrement au monde, car tout se

joue hic et nunc. Cette constitution particulière de l’homme génère une tension en ce qui

concerne le temps, l’espace et l’intentionnalité. Premièrement, l’homme se sent distendu dans

le temps, car sa conscience est temporelle. Mais, en même temps, il se rend compte qu’il y a

quelque chose en lui qui n’est pas distendu, qui n’a pas de temps ou qui n’est pas plein de temps.

Deuxièmement, il sait que tout ce qui existe se trouve étendu dans l’espace et cet espace est

matériel. Cependant, il sait qu’il y a plus que la matière. Il y a aussi l’esprit. Troisièmement,

l’homme se dirige vers quelque chose, il chemine vers, il a une intention. L’homme sait qu’il

y a une Transcendance : « Tout en nous tend vers quelque chose de plus ou vers une autre chose

[…]. Il existe une Transcendance même si nous ne savons pas où. L’être humain a besoin de

transcender, d’aller vers, c’est une tension vers le tout qui nous fait intentionnellement un

microcosme et en dernière instance un microtheos ».1 L’homme est ainsi tiraillé, d’un côté, par

l’immanence et, de l’autre, par la transcendance. C’est dans l’humanum, dit Panikkar, qu’une

telle tension doit être résolue. L’homme est spirituel et matériel en même temps. L’humanum

révèle l’immanence et la transcendance de l’homme.

L’homme ne peut pas vivre éloigné du monde et de Dieu, comme le promeut un certain

dualisme qui propose soit Dieu et l’Homme soit l’Homme et le Monde, prolongation sans doute

du dualisme corps-âme. Il n’y a plus une « cité de Dieu » dans le ciel et une « cité des hommes »

ici-bas. Pour Panikkar, la construction de la « cité de Dieu » coïncide avec la construction de

la « cité des hommes ». Il est question d’une véritable consecratio mundi : « Une des activités

la plus importante de l’homme consiste à une consécration totale et personnelle en faveur des

gens, des peuples, des groupes ou des ethnies qui ont besoin d’un coup de main dans le but de

construire une vie plus juste ».2 C’est justement cela la construction de la cité de Dieu et des

hommes.

1 R. Panikkar, « Jesús en el diálogo interreligioso », J. J. Tamayo (comp.), Diez palabras clave sobre Jesús de

Nazareth. Estella (Navarra) : Verbo Divino, 1999, p. 453-488. 2 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., 1999, p. 55.

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385

L’intuition cosmothéandrique est en même temps traditionnelle et contemporaine, elle

ne reste pas ancrée dans l’homme, elle cherche les racines les plus profondes de l’homme.

Panikkar utilise le « mandala du cercle »1, que nous avons déjà mentionné, pour montrer quelle

est la place de l’homme dans la réalité et comment tous les éléments de cette réalité entrent en

relation les uns avec les autres. Pour Panikkar, nous le savons déjà, la réalité est composée de

trois éléments : Dieu, Homme et Monde. Reprenons brièvement ce mandala, dans lequel,

souvenons-nous, chacun des éléments représente un élément de la réalité. En effet, il n’y a pas

de cercle sans circonférence ni centre. Cercle, centre et circonférence constituent un tout

inséparable. Le cercle en soi-même est invisible, il n’est ni la circonférence ni le centre, il est

tout de même circonscrit par la première et s’inscrit autour du second. Le centre ne dépend pas

des autres, car il n’a pas de dimensions, mais il ne serait pas le centre sans les autres. De même,

le cercle ne pourrait pas exister sans la circonférence. Panikkar compare un à un les trois

éléments : le cercle est le monde, la circonférence est l’homme et le centre est Dieu. Le cercle

n’est visible (compréhensible) que grâce à la circonférence qui l’enveloppe et tous deux font

un cercle parce qu’il y a un centre qui est partout. Faut-il, se demande l’auteur, distinguer le

divin, l’humain et le cosmique ? A vrai dire, le centre se confond avec la circonférence et celle-

ci est fusionnée avec le cercle. Il n’y a pas de séparation. Après tout, c’est comme si la

circonférence était le centre développé, le cercle la circonférence pleine et le centre la semence

des deux.

Nous voyons bien l’importance de cette double dimension pour la conception d’une

éthique éco-théo-sophique. Quand bien même le « port d’arrivée » de l’homme ne se trouverait

pas dans ce monde, c’est dans ce monde qu’il doit trouver son bonheur, sa réalisation. Le

monde n’est pas qu’une « vallée de larmes », il est notre maison, notre point de départ vers

quelque chose de plus. La nouvelle éthique doit donc trouver un appui ferme sur une

anthropologie qui fait de l’homme un être engagé dans sa réalité et qui respecte sa maison, son

monde. Une éthique qui méprise le monde, qui prêche l’abandon et le rejet du monde n’est plus

acceptable. Il en va de même pour le corps. La sagesse dont on parle repose sur une conception

toute particulière de l’être humain qui se sait d’ici et de l’au-delà. C’est un homme qui cherche

le bonheur ici, il ne le reporte pas pour après, il est en relation avec tout et avec tous. Respecter

1 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 98. Les anciens utilisaient eux aussi cette image. Le

pseudo-hermétique du XIIe siècle disait : « Deus est sphaera infinita, cuius centrum est ubique, circumferentia

nusquam », Liber XXIV Philosophorum (prop. 2) ; cité par R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p.

98, note 60. Alain de Lille offre une variante intéressante : « Deus est sphaera intelligibilis, cuius centrum ubique,

circumferentia nusquam » Regulae theologicae ; cité par R. Panikkar, idem.

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386

son corps veut dire respecter aussi son Corps, respecter la nature. Mépriser l’un implique

forcément mépriser l’autre. Il faudrait aussi penser à récupérer la spiritualité, une spiritualité

éco-sophique qui n’implique pas forcément l’adhésion à une religion. « S’il n’y a pas de paix

intérieure, il ne saurait y avoir de paix extérieure »1, assure le théologien espagnol. Cela veut

dire qu’il n’y aura pas de paix avec et dans le monde, tant qu’il n’y aura pas de paix dans le

cœur des hommes. La paix avec la nature passe par la paix dans les cœurs.

2.2.3 L’homme est une personne, il est donc relation

Nous revenons ici sur l’un des aspects le plus important de l’intuition

cosmothéandrique : tout est en relation.

Il paraît évident que cette vision de l’homme marque une rupture avec les anthropologies

qui le précèdent. D’un homme centre de toute la réalité, on passe à une réalité sans centre où

tous les éléments sont indispensables. Dieu, il est vrai, est un élément prépondérant, mais il se

construit aussi dans la relation. Il n’est pas isolé dans un panthéon céleste, loin de la réalité

humaine, loin du monde. Il n’est pas insensible, impassible, pourrait dire J. Moltmann. On

assiste au passage d’une conception de l’être humain comme étant individu vers celle de l’être

humain comme étant personne, c’est-à-dire que l’homme seul, isolé, indépendant, n’existe pas,

il est un nœud de relations constitutives. La nouvelle éthique que nous proposons pose ses

fondations sur une anthropologie relationnelle. Les autres (Dieu, Homme et Monde) ne sont

plus l’alter ego, mais l’altera pars mei. Ils ne se trouvent plus devant moi, ils ne sont plus

« autre chose » que moi, mais une partie de moi-même. Il n’y a pas de réalisation du moi sans

la réalisation du Moi, comme disait A. Næss. Il est question d’une seule aventure, celle de toute

la réalité et non pas des aventures solitaires qui se retrouveraient par ci, par-là, grâce ou à cause

du hasard.

Rappelons que Panikkar croit que l’homme « est une personne, un nœud dans un réseau

de relations et non pas un individu autonome. L’homme est un être ontonome (relationnel) ».2

L’homme est donc personne, il est un réseau de relations et il est ontonome. Reprenons

brièvement ces termes.

1 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 44. 2 R. Panikkar, Ecosofía. Para una espiritualidad de la tierra, op. cit., p. 148.

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387

Qui dit personne dit relations et non pas individu. L’homme est en relation avec les

autres, certes, mais aussi avec le monde et avec Dieu. Panikkar l’exprime ainsi :

L’homme n’est pas seulement individu : il est personne, c’est-à-dire, un nœud de

relations qui s’étend jusqu’aux limites atteignables par son âme. Pour la tradition indienne, un

saint est un mahātma, une grande âme ; pour les traditions abrahamiques le saint est celui qui a

grandi, c’est-à-dire dilaté qui a son âme jusqu’à être capable d’aimer le prochain comme soi-

même (non pas comme un autre) ; la sagesse chinoise enseigne qu’est sage celui dont le cœur

est tout le peuple ; la philosophie hermétique soutient que l’homme est un mikrotheos ; tout est

en relation avec tout, proclament aussi bien le bouddhisme (pratītyasamultpāda) que

l’hindouisme (karma), le christianisme (corps mystique) et bien d’autres traditions, y compris

la grecque. L’âme est, d’une certaine façon, toutes les choses, a dit Aristote. La paix est

cette interrelation harmonieuse dans laquelle l’âme de l’homme joue un rôle capital.1

L’homme est donc personne et la personne implique relations. Panikkar va très loin en

disant que l’homme n’est une personne que lorsqu’il « a le ciel sur lui, la Terre en dessous et

ses pairs autour de lui ».2 Il n’y a pas d’homme isolé, seul ; cela fait de lui une entité complexe

faite de relations. Et pourtant, pour notre auteur, cette relationalité est plutôt signe de simplicité,

comme nous l’expliciterons un peu plus loin. L’individu représente pour lui un système clos,

aux limites bien définies, alors que la personne est un système ouvert, il n’a rien pour soi-même.

Un individu est quelque chose d’abstrait, c’est une entité manipulable, « il est une pièce

identifiable, isolée ».3 Il a un numéro d’identité, il porte un numéro de Sécurité Sociale,

« l’individu est l’atome humain »4, mais les hommes ne sont pas des atomes. La personne est

ainsi un tissu de relations constitutives. La société contemporaine devient de plus en plus

« individualiste » dans le sens où les relations sont coupées, elles ne sont plus nécessaires. La

société consumériste n’a pas besoin de personnes mais d’individus isolés qui peuvent être

manipulés. Panikkar ne nie pas que l’homme ait une individualité, mais il est plus que cela.

D’une manière prophétique, il croit que la « culture actuelle dominante, d’origine occidentale,

semble avoir épuisé les avantages de l’individualisme, et certains, qui font partie de cette

culture, commencent à découvrir qu’une telle position conduit au solipsisme philosophique, à

l’atomisme sociologique, à la quantification politique de l’être humain, et donc à l’isolement, à

la consommation, à la guerre non déclarée de tous contre tous. Homo homini competitor :

l’homme est le rival de l’homme ».5 Mais cet homme contemporain commence à se rendre

compte qu’il a besoin des autres pour exister ou simplement pour être. L’homme est donc une

1 R. Panikkar, Paz e interculturalidad. Una reflexión filosófica. Barcelone : Herder, 2006, p. 15-16. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 97. 3 R. Panikkar, Eloge du simple. Paris : Albin Michel, 1995, p. 111. 4 Idem. 5 R. Panikkar, La plénitude de l’homme. Une christophanie. Arles : Actes Sud, 2007, p. 94.

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388

personne, un nœud ou réseau de relations et non pas seulement un nœud solitaire fait de fils et

de rien de plus. Il est en relation avec les autres hommes, avec le monde et avec Dieu.

Finalement, l’ontonomie, comme nous l’avons déjà dit, fait référence à la réalité comme

un tout inséparable, c’est-à-dire que l’être est relation, et que rien n’existe de manière isolée.

Nous ne pouvons pas nous attarder davantage sur cette question. On pourrait en effet se

demander, par exemple, s’agissant de relations constitutives, jusqu’où peut participer le « je »

de l’auto-conscience de l’autre ? Ou bien, de quelle manière le « je » fait l’autre différent ?1

Panikkar ne fait qu’évoquer avec insistance et fermeté une vielle tradition théologique que

maints théologiens ont su aussi rappeler.

Cette nouvelle vision de l’être humain met fin à la domination de l’homme dans le

monde. Domination de l’homme vers l’homme et de l’homme vers la nature. L’éthique éco-

théo-sophique se construit sur une anthropologie relationnelle dans laquelle toutes les entités

sont en relation essentielle et constitutive. C’est une relation écosophique. La relativité radicale

de l’intuition cosmothéandrique ne coïncide pas avec certaines théologies qui marquent

tellement la différence entre Dieu, l’homme et le monde et qui en font davantage une séparation

radicale. G. Müller2 dans le contexte d’une théologie classique et extrêmement orthodoxe

affirme que Dieu est, en raison de son être et de son essence, infiniment distinct du monde. Ni

Dieu, ni l’homme ni le monde ne peuvent être conçus de manière isolée, ce serait une pure

abstraction. Lorsqu’on conçoit l’homme comme individu, en dehors d’une relation

constitutive, lorsque l’homme « rompt sa relation avec la terre en voulant se suffire à lui-même,

il se transforme en un monstre ; en voulant la dominer, il se détruit lui-même. La conscience

écologique contemporaine nous dit quelque chose sur ce sujet. Quand l’homme rompt sa

relation avec les cieux et prend son indépendance, il se transforme en automate qui détruit les

autres : la situation historique nous le montre aujourd’hui de façon concrète ».3

Il importe de s’arrêter, ne serait-ce que brièvement, sur la relation de l’homme au

monde. C’est en effet la problématique écologique qui a fait que la théologie se sente

concernée, elle aussi, par la relation de l’homme au monde. C’est comme si, peu à peu, la

théologie redécouvre l’importance du monde. Une philosophie qui présente l’homme comme

un être-dans-le-monde a sans doute aidé à mûrir cette réflexion, ainsi que le développement de

1 Le lecteur intéressé par ce sujet peut consulter avec profit l’ouvrage de R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica.

Barcelone : Herder, 2007 ; ou sa version anglaise Myth, Faith and Hermeneutics. New York : Paulist, 1979 ;

reprint Bangalore : ATC, 1983. Il n’a malheureusement pas encore été traduit en français. 2 Voir, par exemple, sa Dogmática. Teoría y práctica de la teología. Barcelone : Herder, 1998, p. 158. 3 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 63.

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389

la science. Une théologie qui veut mettre en relation tous les êtres semble bien être en train de

naître, en conflit avec une théologie toujours présente qui souligne la supériorité de l’homme,

comme le montre bien ce passage de la constitution pastorale Gaudium et spes du concile

Vatican II (n°14) :

En vérité, l’homme ne se trompe pas lorsqu’il se reconnaît supérieur aux éléments

matériels et qu’il se considère comme irréductible, soit à une simple parcelle de la nature, soit à

un élément anonyme de la cité humaine. Par son intériorité, il dépasse en effet l’univers des

choses : c’est à ces profondeurs qu’il revient lorsqu’il fait retour en lui-même où l’attend ce

Dieu qui scrute les cœurs et où il décide personnellement de son propre sort sous le regard de

Dieu. Ainsi, lorsqu’il reconnaît en lui une âme spirituelle et immortelle, il n’est pas le jouet

d’une création imaginaire qui s’expliquerait seulement par les conditions physiques et

sociales ; bien au contraire, il atteint le tréfonds même de la réalité. (GS 14)

Une telle supériorité génère une relation asymétrique et accentue le dualisme dont nous

avons déjà parlé. L’homme ne doit donc se préoccuper et s’occuper que de son salut, de sa

relation avec Dieu en vue de la vie éternelle. Panikkar se bat contre une telle conception, la

technologie, assure-t-il, n’a fait que renforcer ce sentiment de supériorité.1 La théologie doit

dire non pas que l’homme a un corps, mais qu’il est un corps, que « l’homme est terre et non

seulement qu’il habite la terre ».2 Il faut donc un modèle théologique qui considère la terre

comme l’oikos de l’homme, son foyer, et non seulement un lieu de passage qui va disparaître,

mais qui la considère aussi comme étant une partie de son être. Ce doit être une théologie de

la terre dont nous parlerons un peu plus loin. Avec les mots de notre auteur :

Je crois que le but de l’homme n’est pas de dominer la nature, mais de la cultiver : se

cultiver soi-même et la nature, car justement elles ne peuvent pas être séparées. Encore plus :

se cultiver soi-même sans cultiver la nature (agriculture ?) n’est pas une culture de l’homme.

[…]. L’homme doit cultiver la nature tout comme il doit se cultiver soi-même. Je n’établis pas

de séparation entre culture du corps, culture de l’âme et culture de la nature.3

Panikkar croit qu’une nouvelle conscience écologique est en train de naître, une

conscience qui implique une relation de respect et de réciprocité. Celui ou celle qui ne respecte

pas son corps ne peut pas non plus respecter la nature et vice versa. La « nouvelle innocence »

dont parle Panikkar est capable de « découvrir la vie de la terre pour entrer en relation

1 Cf. R. Panikkar, La nueva inocencia, op. cit., p. 121. 2 R. Panikkar, L’esprit de la politique, op. cit., p. 107. 3 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 119.

Page 389: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

390

personnelle avec elle »1 et générer une autre culture qu’il aime bien nommer « technoculture ».2

Tout cela veut dire que la relation de l’homme au monde n’est pas distincte de la relation de

l’homme avec soi-même.

Tout ce qui précède invite notre auteur à faire un pas de plus. Il faut en effet passer de

l’hétéronomie et de l’autonomie à l’ontonomie. En effet, Panikkar pense que l’hétéronomie

renvoie à une vision du monde monarchique dans laquelle les lois qui régulent l’existence

procèdent d’une instance extérieure supérieure, tandis que l’autonomie est une

autodétermination, c’est-à-dire que l’individu fait ou choisit ses lois. L’ontonomie est un degré

de conscience qui a dépassé aussi bien une vision monolithique de la réalité (monisme) qu’une

vision individualiste (dualisme). L’univers est inter-in-dépendant. Ontonomie veut dire la

réalisation à un niveau plus profond du nomos, de la loi de l’ « on », autrement dit de l’être,

dans lequel l’unité n’affecte pas la diversité et celle-ci est la manifestation de l’unité. Le

principe de l’ontonomie cosmothéandrique3 est la relation constitutive entre Dieu-Homme-

Monde. C’est pour cela que ses valeurs ont un penchant pour un non-dualisme : l’amour, la

tempiternité et la mystique. Panikkar s’inspire de l’hindouisme et du bouddhisme pour

construire cette notion. Smet le dit ainsi : « L’ontonomie repose sur le fait que l’univers est un

tout, qu’il existe une relation interne et constitutive entre toutes les parties du tout, et que rien

ne devrait être détaché de l’ensemble. Nous retrouvons l’influence védāntine de l’advaita, de

la polarité non dualiste, du souci hindou de l’intégration dans le tout »4. Panikkar de rajouter :

La réaction humaniste contre une certaine hétéronomie divine, qui l’opprimait avec une

fausse crainte de Dieu, a tant de fois fait tomber l’homme – dans sa tentative de libération – dans

l’extrême opposé d’une prétendue autonomie de l’être humain, qui le transforme en esclave de

lui-même et en victime de la haute opinion qu’il s’est formé de lui-même. Le Bouddha propose

la voie moyenne, que nous appellerions ontonomique, pour libérer l’homme tant de l’apothéose

d’un Dieu extérieur que de l’absolutisation de l’humain. La voie moyenne n’admet ni la

relativisation de l’absolu ni l’absolutisation du relatif ; d’où le sentiment de liberté de son

message.5

1 R. Panikkar, Anima mundi-vita hominis-spiritus Dei. Alcuni aspetti di una spiritualità. Città di Castello :

L’Altrapagina, 1990, p. 4. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 66. 3 Cf. R. Panikkar, Culto y secularización. Madrid : Marova, 1979, p. 93-100 ; cité par J. L. Meza, La antropología

de Raimond Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana, op. cit., p. 156, note 110. 4 R. Smet, Le problème d’une théologie hindou-chrétienne selon R. Panikkar. Louvain-la-Neuve : Centre

d’Histoire des Religions, 1983, p. 18. 5 R. Panikkar, Le silence du Bouddha, op. cit., p. 318.

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391

Ainsi, l’ontonomie que propose Panikkar apparaît comme le juste milieu1 entre

l’hétéronomie et l’autonomie. L’ontonomie montre la relation constitutive qui unit les

différents pôles d’une même réalité. Il existe un ordre que Panikkar appelle ontonomique qu’il

faut découvrir, car c’est lui seul qui peut révéler une véritable structure de la réalité, structure

qui ne nie pas les dimensions divine, humaine et cosmique. J. L. Meza nous rappelle avec

raison, à propos de l’ « attitude ontonomique », que pour l’homme sécularisé il n’y a rien de

plus sacré que la réalité séculière, car la sacralité n’est pas une valeur en soi, mais une des

dimensions de la réalité cosmothéandrique.2 Pour Panikkar, il ne faudrait plus faire de

distinction entre le sacré et le profane, le temps et l’éternité, la justice et la justification,

l’humain et le divin, le naturel et le surnaturel. A propos de cette « attitude ontonomique » qui

est en effet une nouvelle manière d’être dans le monde et qui va au-delà de l’hétéronomie et de

l’autonomie, Panikkar écrit :

Le grand défi pour la culture qui est en ce moment en train de gagner la partie est celui

d’arriver à s’adapter à l’ontonomie du réel. L’Occident a toujours oscillé entre l’hétéronomie

du césaropapisme de la monarchie absolue, de la puissance du plus fort ou de la majorité et

l’autonomie de l’individu qui aimerait faire ce qu’il veut. Cette dernière attitude représente la

chute dans l’individualisme le plus féroce qui s’exprime dans la dictature du numéro

(d’individus). Le terme qui exprime la connexion entre les différentes dimensions de la réalité

serait l’ontonomie, c’est-à-dire le nomos, la régularité, la tendance, le nisus de l’on, des choses

sur lesquelles ne s’exerce pas de violence.3

La liberté est ce qui se trouve entre l’hétéronomie et l’autonomie. Etre personne veut

dire être libre. L’apport de Panikkar dans le contexte de notre recherche est important.

L’homme doit toujours se poser la question de la liberté. Suis-je libre ? Oui, non, pourquoi ?

La crise écologique a révélé une profonde crise anthropologique, nous dirions une crise de la

liberté humaine. L’individualisme contemporain pourrait ne pas être une manifestation de

liberté mais d’esclavage. L’homme contemporain est devenu esclave de soi-même et des

autres, qui lui imposent ce qu’il faut faire et comment il faut vivre. L’invitation de Panikkar

consiste à récupérer la liberté, la conscience. Il considère qu’une condition sine qua non pour

la libération de l’homme est l’éveil. Il faut se réveiller de ce long sommeil dans lequel l’homme

1 La tradition d’un « juste milieu » ou « équilibre » n’est pas exclusive du bouddhisme, on la retrouve aussi chez

Aristote, Pascal (l’entre deux) et bien d’autres auteurs contemporains comme P. Ricœur. Nous allons voir plus

loin que dans des circonstances extrêmes – comme par exemple celle de la crise écologique – il est nécessaire de

briser ce juste milieu (A. Dumas) et d’opter pour une « extrémité » car le milieu pourrait justement ne pas être très

« juste ». 2 J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana, op.

cit., p. 157. 3 R. Panikkar, « Emanciparse de la ciencia », Gianni Vattimo et al., La interpretación del mundo. Cuestiones para

el tercer milenio. Barcelone : Anthropos, 2006, p. 55-56.

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392

d’aujourd’hui a été induit. Une éthique éco-théo-sophique implique alors la récupération de la

liberté de l’homme, elle demande un être humain conscient de ses actes. Cela se répercutera

dans une attitude de responsabilité non seulement vis-à-vis de ses contemporains, mais aussi

vis-à-vis des « lointains » (dans l’espace et dans le temps) et du cosmos lui-même.

Jusqu’ici nous avons parlé de la relation entre l’homme et ses similaires et l’homme et

le cosmos, en faisant une rapide mention de la relation homme-Dieu. Il faudrait maintenant

préciser de quelle manière être personne veut aussi dire être en relation avec Dieu et comment

cela doit être compris. L’homme est un être qui tend vers Dieu.

2.2.4 L’homme est un mystique

Nous avons parlé longuement de la mystique dans la deuxième partie de ce travail.

Arrêtons-nous maintenant sur un certain nombre d’aspects qui touchent plus précisément

l’anthropologie et, du coup, l’éthique que nous voulons proposer.

La mystique pourrait être l’un des éléments le plus important de l’anthropologie de

Panikkar, comme nous le rappelle J. L. Meza.1 Trois éléments semblent être particulièrement

primordiaux pour notre propos : la question de la foi, celle de la sécularité sacrée et enfin, celle

de la sagesse.

2.2.4.1 La foi

La foi est immédiatement associée par nos contemporains aux religions. Ce sont les

personnes qui pratiquent une religion ou bien celles qui ont une croyance particulière qui ont la

foi. Panikkar n’hésite pas à briser cette relation en affirmant que la foi est la dimension la plus

profonde de l’être humain qui le relie (religare) aux autres dimensions de la réalité. Ainsi, la

foi ne doit pas être liée d’emblée à l’appartenance à tel ou tel groupe humain ou religieux.

Panikkar comprend la religiosité comme « l’appartenance consciente à la réalité »2 et la religion

comme un pont entre l’Homme et la réalité cosmothéandrique. Il affirme que la religion est un

« mouvement qui pénètre la totalité de l’être en reliant son existence de la manière la plus

1 Cf. J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana,

op. cit., p. 240. 2 R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 224.

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393

profonde avec sa source ».1 Le contenu des religions peut ne pas être le même d’une religion à

l’autre, car elles sont toutes des chemins différents ou des manières différentes de répondre aux

recherches de l’homme dans l’espace et dans le temps. Les religions sont ainsi comprises par

Panikkar comme des chemins pour atteindre la plénitude humaine dans un moment déterminé

de l’histoire.2 La religion, soit-dit en passant, joue encore un rôle très important dans la vie

d’un grand nombre de personnes, notamment sur le continent latino-américain. Il ne serait pas

inopportun de passer par les religions pour éveiller l’esprit écologique des gens. Nous aurons

l’occasion d’y revenir.

La foi est, quant-à elle, une expérience, un don, et c’est pour cela qu’elle ne se trouve

pas dans les propositions intellectuelles ou rationnelles, comme le dit Thomas d’Aquin : « Fides

non est de enuntiabilibus ».3 Il faut une distinction entre l’acte de foi ou croyance et la foi elle-

même, bien qu’elles soient toutes deux dans une relation dynamique. Pour le théologien

espagnol, la foi est une dimension de l’être humain, de tout être humain sans exclusion. Il n’y

a pas un seul homme sur Terre qui n’ait pas la foi, il suffit d’être homme pour l’avoir, tout

comme il a la raison et les sens. Qu’est-ce donc que la foi ? Panikkar lui-même la définit

comme une aperture à quelque chose de plus, une aperture à la transcendance. C’est grâce à la

foi que l’homme est capable d’aller au-delà de soi-même, de transcender sa propre réalité

rationnelle. Elle est si importante qu’ « un homme sans foi collapserait »4, assure notre auteur.

Il y a là, nous le voyons, une mise en question de la foi comprise comme un don particulier reçu

par quelques-uns d’une manière exclusive. J. L. Meza5 signale qu’il s’agit d’une vision

interactive de la foi en contraste avec une vision passive. Celle-ci est basée, soit sur une relation

de dépendance (hétéronomie), soit sur une relation d’indépendance (autonomie) entre l’homme

et Dieu. Une vision interactive comme celle de Panikkar, explique Meza, considère que la

relation entre Dieu et l’homme est marquée par l’interdépendance (ontonomie). L’être humain

ne peut pas cesser de croire, cela fait partie de son être.

Cette conception de la foi pourrait être intéressante pour les contemporains qui ont de

plus en plus tendance à s’éloigner des religions institutionnalisées. Malgré leur réticence, il

faudrait tout de même accepter que la vie a un sens, et que tout ce qui existe a aussi un sens.

1 R. Panikkar, L’homme qui devient Dieu, op. cit., p. 31. 2 Cf. R. Panikkar, « Possiedono le ‘religioni’ il monopolio della religione », Religioni & Scuola, 1989, XVIII, 2,

p. 7. 3 Cité par Panikkar dans De la mística. Expériencia plena de vida. Barcelone : Herder, 2005, p. 86. 4 R. Panikkar, « Faith, a Constitutive Dimension of Man », Journal of Ecumenical Studies, 1971, VIII, 2, p. 224. 5 J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su contribución a la antropología teológica cristiana, op.

cit., p. 244.

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394

C’est la question que se posaient les philosophes : pourquoi y a-t-il l’être et non pas le non être ?

La réalisation du soi se trouve en outre dans la réalisation de l’ensemble. Avoir la foi signifie

se savoir membre d’une communauté plus ample. Je ne suis pas né pour rester isolé et

accomplir mes rêves indépendamment des autres.

Par ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, Panikkar propose trois formes

d’identification de la foi : l’orthodoxie, l’orthopoiesis et l’orthopraxis. Nous ne reviendrons

pas sur leurs définitions.1 L’orthopraxis est le mot qu’utilise notre auteur pour définir l’homme

qui possède, certes, la volonté et l’intelligence, mais pas uniquement. L’homme se lance vers

l’avant attiré par la vérité et le bien ; avec la foi l’homme arrive à se réaliser, atteint sa plénitude

d’être humain. C’est grâce à la foi qu’il est « sauvé, qu’il devient complet, atteint la plénitude

et obtient la libération, son but final ».2 La foi est ainsi ce qui permet à l’homme d’aspirer à

quelque chose, c’est ce qui donne sens à sa vie. La foi est, chez l’homme, comme un vide qu’il

faut remplir. La foi est étroitement liée à l’espérance et à l’amour. En effet, si la foi est le vide

dans l’homme, l’espérance est l’élan vers ce quelque chose et l’amour la réalisation, ce qui

remplit le vide. « Tandis que la foi est pure stasis, et l’espérance epektasis, l’amour est

l’extasis »3, dit Panikkar. Alors que la stasis, comprise comme crise ou conflit, mobilise,

l’epektasis renvoie vers Dieu et l’extasis est la réalisation, la plénitude. Il s’agit donc d’un

chemin qui débute avec l’aperture que donne la foi et se termine avec la réalisation de l’amour.

La foi est donc considérée par Panikkar comme un élément essentiel de l’homme, elle

est une dimension de son être de manière que personne ne peut affirmer ne pas avoir la foi.

L’homme est ainsi un être essentiellement religieux dans le sens premier du mot, c’est-à-dire

relié à la transcendance. La foi est le patrimoine de tous les hommes, non pas seulement des

hommes dits croyants. Dans l’anthropologie écosophique que nous proposons, la foi est le

trésor de tous les hommes. Elle représente donc le vide, l’aperture à la transcendance, alors que

l’espérance serait l’élan. Et cet élan ne peut se vivre que dans le présent. Voyons comment.

2.2.4.2 La sécularité sacrée

Prenons d’emblée la définition que donne l’auteur de l’expression « sécularité sacrée » :

La sécularité sacrée défendra tant le caractère ultime de la temporalité que la nature

inséparable des deux règnes [celui de Dieu et celui des hommes] ; elle sentira aussi le besoin de

1 Cf. Supra p. 242. 2 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 424-426. 3 Ibid., p. 222.

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395

les distinguer. La relation n’est ici ni moniste ni dualiste, mais advaita, de non-dualité. Lorsque

la sécularité est vue comme sacrée, l’autonomie se rompt. Il n’y a plus deux règnes

indépendants. Le temporal est aussi religieux et le sacré est aussi séculier. […]. Lorsque la

sécularité est vue comme sacré, l’hétéronomie est aussi rompue. Ledit règne religieux ne peut

plus imposer de politique au règne profane.1

La sécularité sacrée est en relation étroite avec la temporalité, car, pour notre auteur,

l’Etre est temporel, tout en ayant « quelque chose » de plus. Il a été dit maintes fois que la

société actuelle a opté pour l’accélération. Ce rythme effréné ne respecte pas le rythme de la

vie. Or, comme nous l’avons déjà dit, la vie est le temps de l’être et elle a ses propres rythmes,

si bien que, pour Panikkar, le temps est rythmique et le rythme est toujours changeant. C’est

cela le rythme de l’être. C’est la dynamique de la vie. La réalité entière est rythmique, elle a

ses propres moments d’intensité et de repos. Il s’agit donc d’être en syntonie avec les rythmes

du cosmos. C’est cela la sagesse de la terre. Nous avons aussi dit que Panikkar s’inquiète pour

le présent d’une grande partie de l’humanité. Des gens qui ne croient plus à un meilleur futur

et, pourtant, luttent pour subsister. « C’est un péché de lèse-humanité – auquel l’individu

personnel de notre époque accède presque originairement – de laisser périr presque les deux

tiers de l’humanité à cause de l’organisation spéciale de l’autre tiers »2, dit, sévèrement

Panikkar. La société de consommation, dans laquelle nous sommes, propose une vie qui ne

respecte pas les rythmes naturels et, pour cette raison, une partie de l’humanité meurt tous les

jours. La terre elle-même est en train de mourir. Encore une fois, la civilisation technologique

moderne a une conception du temps qui est différente de celle de beaucoup de cultures,

produisant un disloquement « des fibres les plus profondes ».3 Il faut le répéter : il est du ressort

du théologien de poser la question de la libération dans le temps. Il est clair que la simple

imposition de mesures exogènes n’est pas une solution. Le problème exige une autre réponse

car les temps meilleurs promis n’arriveront jamais. Rappelons que, pour notre auteur, une

ébauche de réponse se trouve dans la manière d’approcher et de décrire l’irrépétibilité du temps,

qu’il appelle l’ « irréductibilité du présent », car le passé n’est plus, sinon dans le présent, et

que le futur n’est pas encore. C’est la question du présent tempiternel, dans lequel sont réalisées

des actions véritables, voire authentiques et uniques. C’est cela la sécularité sacrée. Le réel est

précieux, car il est irrépétible. Il est question d’un présent très dense qui n’est certes pas

meilleur qu’un autre temps, mais simplement tempiternel. C’est un présent dans lequel on vit

1 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 47-48. 2 R. Panikkar, « Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures, op. cit., p. 216. 3 Ibid., p. 241.

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396

la dimension intemporelle de l’existence, « un présent qui a transcendé le temps »1, dit Panikkar.

Il est question, nous le voyons, de la qualité du temps, de sa densité. Rappelons ici la lecture

que fait Panikkar du message des béatitudes :

S’il n’y a pas d’éternité ‘postérieure au temps’, si le ciel ne vient ‘après’, quand vont-

ils être rassasiés, quand vont-ils rire, ceux qui à présent souffrent la faim et la soif de pain et de

justice ? Et c’est ici que notre devise s’applique. C’est à présent, dans le même nunc, vūv,

qu’elle a sa valeur. Et la Bonne Nouvelle consiste à découvrir que ceux qui souffrent maintenant

peuvent maintenant, dans ce présent même, qui est le maintenant du salut, de la réalisation, de

la foi, être heureux, avoir la paix, obtenir la liberté.2

Cela veut dire que le Royaume de Dieu n’appartient ni au passé, ni au futur, il est une

ouverture au présent. Il n’est localisable, ni dans l’espace, ni dans le temps. Ce Royaume est

dans la relation constitutive entre tous les hommes, dans la solidarité interne de toute la création,

avons-nous dit. C’est pour cela qu’il est question de qualité de vie, et non pas de quantité.

L’intuition de Panikkar met en relation l’homme avec toute la réalité, matérielle et divine. Il

s’agit d’une dimension qui vient imprégner la vie entière de l’homme sur terre, lui donnant un

sens temporel et éternel. D’aucuns, dans le contexte de la crise écologique mettent tout leur

espoir dans un futur meilleur. Malheureusement, il s’agit d’un futur quantitativement meilleur

qui ne se soucie pas du présent. La tempiternité dont parle Panikkar met en relation l’éternité

et le présent. L’éternité n’est pas en dehors du temps, ni en lui, mais le temps n’existe pas non

plus en dehors de l’éternité, ni en elle. C’est un « moment » de densité qui ne peut être mesuré

en termes temporels classiques. C’est le « maintenant » dont parlent maints philosophes et

théologiens. La tempiternité est le symbole de toute la réalité, tout comme l’être est le symbole

même d’une réalité qui ne se manifeste que dans l’être.

L’anthropologie qui nous est proposée est donc bien évidente. C’est un homme qui vit

l’expérience du présent en toute profondeur. Il s’agit de se libérer de l’angoisse du temps, d’un

temps qui nous poursuit et nous « étrangle », pour mieux vivre le présent. L’anthropologie

proposée est une invitation à construire la cité terrestre, car il n’y en a pas d’autre, tout en

sachant que la plénitude ne se trouve pas dans le fait de bâtir une cité, mais dans la joie de le

faire. L’homme atteint ainsi une conscience transhistorique qui ne reconnaît pas de règne

d’ « en haut » ou de l’ « au-delà » de ce monde-ci. L’homme dont on parle découvre une

1 R. Panikkar, « Le temps circulaire : temporisation et temporalité », S. Latouche (ed.), Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures, op. cit., p. 257-258. 2 Ibid., p. 262.

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397

dimension cachée dans la réalité, transcendant ainsi l’histoire tout en restant immanent à elle.

Rappelons ce magnifique passage d’un ouvrage peu connu de notre auteur L’éloge du simple :

Le salut, moksa, nirvana, ainsi que d’autres expressions du sens profond de la vie

humaine ne se projettent pas dans un futur qui a été d’une certaine façon purifié ou perfectionné,

mais ils sont découverts dans une plénitude que nous sommes capables d’expérimenter ‘dans’

le temps, et ‘plus tard’. Cette conscience découvre, dans et à travers ce qui est temporel, le

noyau tempiternel de la plénitude de notre être, elle y découvre l’essence de la réalité, quelle

que soit la façon dont nous voulons la désigner.1

Les conséquences pour l’anthropologie sont considérables. Il s’agit d’un homme qui

fait expérience de cette autre dimension de la réalité au cœur même de la réalité quotidienne.

Le salut n’est plus renvoyé à un futur « incertain », il sera la réalisation de la plus grande

plénitude et du plus grand bonheur dont nous soyons capables alors que nous sommes encore

en vie. Panikkar appelle cela « l’expérience de la Vie dans la vie ».2 La nouvelle anthropologie

demande de s’ouvrir à la révélation selon laquelle la réalité est non duelle, trinitaire et simple,

« d’une simplicité qui est en même temps porteuse de multiples facettes et dont l’interprétation

– périchorèse – ne nous est pas toujours accessible par l’expérience »3, dit Panikkar. Comme

la tempiternité est étroitement liée à l’espérance, l’homme de cette nouvelle ère est un homme

d’espérance. Lorsqu’une personne vit un moment difficile, elle espère qu’il y aura un futur

meilleur que ce soit dans cette vie-ci ou, dans l’autre, au ciel. Or, Panikkar affirme que l’attente

d’une vie meilleure ou d’une « eschatologie pour après » ne va pas sauver le sujet qui vit son

unicité comme un échec, car celle-ci est la seule dignité qu’il a. Il faut traverser la superficie

de l’histoire et du temporel, car l’homme n’est pas seulement histoire, ni non plus seulement

temps. Une clef pour comprendre l’espérance n’est pas dans la diachronie présent-futur, mais

dans la synchronie entre le visible et l’invisible. L’espérance révèle la dimension invisible de

la réalité. Cette dimension n’est pas occulte dans un « après » ou dans un « au-delà », elle est

transcendentalement immanente, même si elle est incommensurable par rapport au temps et à

l’espace. L’espérance est donc une réponse dans le présent, une lutte pour une vie bonne, ici et

maintenant, et non pas l’attente passive d’une vie meilleure dans le futur ou dans l’au-delà. Le

théologien espagnol J.J. Tamayo le dit ainsi : « l’espérance n’est pas une vertu aux yeux fermés,

1 R. Panikkar, Eloge du simple, op. cit., p. 106. 2 Idem. 3 Ibid., p. 108.

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398

aux pieds immobiles et aux mains ligotées, elle a les yeux grands ouverts pour analyser la réalité

avec un sens critique, elle a le regard dans le futur et les pieds en mouvement ».1

2.2.4.3 La sagesse

L’auteur de cette recherche considère qu’il faut respecter l’ordre proposé, à savoir, foi,

espérance et amour, non seulement parce que l’évangile lui-même suit cet ordre, mais parce

que le théologien espagnol qui nous inspire croit aussi au fait que la sagesse (l’amour) est le

dernier élément d’une hiérarchie bien concrète. Que le lecteur veuille bien excuser le fait que

nous reprenions brièvement ici, pour mémoire et pour mieux en saisir les enjeux, ce que nous

avions déjà développé dans une note en bas de page de la deuxième partie de notre travail.

Lorsqu’on parle de la sagesse, il faut sans aucun doute lire la proposition de Panikkar

dans le cadre de la spiritualité orientale. Dans ce contexte, la sagesse ou Prajñā doit être

comprise comme une vertu parmi les autres. D’après G. Bugault2, on compte, le plus souvent,

six vertus primordiales lesquelles montreraient le degré d’avancement dans le chemin des

boddhisattva (l’illuminé)3. Elles s’ordonnent, en effet, par paires et chaque membre fait

l’équilibre à l’autre. Les paires de vertus sont les suivantes :

Don et générosité Moralité et discipline

Patience et souplesse Energie et héroïsme

Recueillement (Dyāna) Sapience (Prajñā)

Comme nous pouvons le constater, parmi ces vertus, les deux dernières sont en fait les

premières. Asanga4 affirme que les quatre premières vertus préparent la cinquième et celle-ci,

la sixième. Il y aurait donc une hiérarchie. « Tout se passe comme si, ayant progressé dans le

don, la moralité, la patience et l’énergie, l’ascète reprenait un nouvel élan, en intégrant sur un

1 J. J. Tamayo, « Esperanza », J. J. Tamayo (dir.), Nuevo diccionario de teología. Madrid : Trotta, 2005, p. 296. 2 G. Bugault, La notion de “Prajña” ou de sapience selon les perspectives du “Mahâyâna”, op. cit., p. 19. 3 Dans le bouddhisme mahāyāna, le bodhisattva est celui qui, une fois atteinte la libération sur la terre, fait le vœu

d’aider tous les êtres à rejoindre à leur tour la libération avant de rentrer lui-même dans le nirvāna ; cf. R. Panikkar,

Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 460. 4 Moine bouddhiste du IVe siècle fondateur de l’école Cittamātra et assimilé par la tradition bouddhique au

bodhisattva Maitreya.

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399

autre plan, plus contemplatif, le bénéfice de ses pratiques sur celui qui appartient davantage au

monde et à l’action ».1 De cette manière, la Prajñā (sapience, sagesse) serait le but que les

boddhisattvas veulent atteindre. Enfin, il est important de rapprocher la notion de « Prajñā »

ou « paññā » de celles d’ « avidyâ » et de son contraire « vidyâ ». Le vocable « avidyâ » peut

être traduit par ignorance et celui de « vidyâ » par connaissance (sagesse ?) et conscience. L'état

de conscience signifie être éveillé. Il faut avoir une conscience pure et claire de la réalité. Cette

conscience de la réalité est une connaissance directe et immédiate des choses. C'est une vision

spirituelle, libre d'illusions et d'erreurs. Tout ceci expliquerait pourquoi Panikkar met, au-

dessus de tout, la sagesse, comme le synonyme de l’amour.

Il est donc question de la relation connaissance-amour. Nous n’allons pas nous attarder

trop longuement sur ce point car nous allons y revenir dans le prochain paragraphe. Avançons

tout de même par quelques mots.

Panikkar comprend la sagesse comme connaissance qui aime et amour qui connaît. Il

affirme que la modernité a fait croire qu’on peut connaître sans aimer et aimer sans connaître.

A cela il répond : « La connaissance sans amour est pur calcul et l’amour sans connaissance est

pur sentimentalisme. La sagesse consiste à réconcilier de nouveau l’amour et la

connaissance ».2 Nous sommes renvoyés de nouveau à l’intuition cosmothéandrique :

connaissance et amour de Dieu, de l’Homme et du Monde. Par rapport à Dieu, il ne faut pas

oublier la relation étroite entre l’amor Dei et la cognitio Dei. Il n’est plus seulement question

d’un amour rationnel de l’Etre Suprême, ni non plus d’un amour mystique qui fait l’expérience

de l’immensité de Dieu. Par rapport à l’Homme, la connaissance sans amour, dit notre

théologien, fait de l’autre un aliud/alius et non pas un alter. Lorsque autrui est considéré

comme un aliud/alius, ce qui va primer c’est la méfiance et le pouvoir. Et, finalement, en ce

qui concerne le Monde, si la connaissance ne se fait pas accompagner par l’amour,

l’exploitation (ne serait-ce que rationnelle) du cosmos sera toujours la réaction normale.

L’homme est donc appelé à chercher la sagesse, à joindre l’amour à la raison. Pour résumer,

Panikkar invite à prendre en compte l’amour. L’amour qui connaît est divin et cosmique, c’est

« l’amour le plus profond et le plus fort, mais aussi le plus humain car il atteint le cœur même

de l’homme, sa personnalité, sa relation ontique avec Dieu et avec un autre qui lui ressemble ».3

1 G. Bugault, La notion de “Prajña” ou de sapience selon les perspectives du “ Mahâyâna”, op. cit., p. 20-21. 2 M. Abumalham, « Conversación con Raimon Panikkar », Ilu. Revista de Ciencias de las Religiones.

Samadhanam, 2001, AnejoVI, p. 10 ; cité par J. L. Meza, La antropología de Raimond Panikkar y su contribución

a la antropología teológica cristiana, op. cit., p. 262, note 115. 3 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 307.

Page 399: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

400

L’amour est essentiellement relationnel, il renvoie toujours à un « tu » qui m’aide à me

dévoiler : « Je ne suis pas capable, moi tout seul, d’enlever le voile de mon ignorance : il est

nécessaire que quelqu’un se dévoile lui-même devant moi, se montrant comme un tu ».1

L’amour est aussi dialogal, il s’expose et pour cela il est aussi vulnérable. L’amour est donc la

seule réponse, le seul chemin pour retrouver la justice et la paix.

Cela étant dit, il ne faut pas oublier la connaissance. Connaissance et amour doivent

aller de pair. Nous reviendrons un peu plus loin sur cette réflexion.

Quelles conséquences tout cela peut-il avoir pour notre sujet ? L’anthropologie

proposée considère donc l’homme comme étant un mystique. Cela veut dire qu’il a la foi,

qu’elle fait partie de son être même car il est toujours projeté vers la transcendance, vers quelque

chose de plus. La foi est le patrimoine de tous les hommes, pas uniquement de ceux ou celles

qui se disent religieux. La foi et les croyances vont ensemble, bien qu’elles soient différentes.

L’homme dont parle Panikkar est en outre un homme engagé avec son histoire, avec l’histoire

dans son ensemble, car la Vie est l’aventure de tous : des hommes, mais aussi du cosmos et de

Dieu. Il est donc question d’une anthropologie qui met l’accent sur le présent. Le salut ne se

trouve plus dans un « endroit » lointain et en dehors du temps. Le Royaume de Dieu, la cité de

Dieu, se trouve ici, se construit dès maintenant et elle comprend aussi le cosmos. Dieu y est

présent, il évolue avec l’ensemble de la réalité. Cette anthropologie a un lien très puissant avec

le sæculum, elles sont toutes les deux inséparables. En lien avec cela se trouve la relation

amour/connaissance. L’amour a toujours été considéré comme un sentiment dont il faut se

méfier ; il n’a presque plus de place dans la réflexion académique. La morale de Kant, par

exemple, est fondée sur un impératif catégorique, c’est-à-dire sur une loi universelle qui puisse

servir de principe à la volonté. Un acte charitable, dit-il, « si conforme au devoir, si aimable

qu’il puisse être, n’a pourtant aucune valeur morale véritable […] car il manque à la maxime

de l’action le caractère moral qu’elle ne peut revêtir que si l’on agit non par inclination, mais

par devoir ».2 Du coup, il faut sortir de la nature où règne le principe de l’amour de soi. Il est

question d’accomplir une action par respect de la loi. Panikkar propose de revenir à une autre

conception de l’éthique basée sur une anthropologie qui ne dissocie pas connaissance et amour.

La sagesse est justement connaître dans l’amour et aimer dans la connaissance. Les problèmes

1 Ibid., p. 223. 2 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (Ed. 1904), op. cit., p. 18-19.

Page 400: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

401

de tout genre, y compris l’écologie, ne trouveront jamais une réponse adéquate tant que la raison

sera loin de l’amour. La tête et le cœur doivent cheminer ensemble. Nous y reviendrons.

Valeur relationnelle et nouvelle anthropologie sont donc des présupposés fondamentaux

de l’éthique que nous nous permettons de proposer, elles doivent néanmoins être accompagnées

d’une nouvelle manière de connaître. Nous l’avons déjà insinué dans les alinéas précédents.

2.3 Une épistémologie perspectiviste

Panikkar rejette l'idée que l'homme puisse avoir accès à une réalité objective, sans tenir

compte, par exemple, des différents contextes culturels. Car pour lui, il n'y a pas de faits

objectifs ou en soi, tout comme il n'y a pas de connaissance d'une chose sans la perspective de

celui qui connaît. Cela veut dire qu’il n'existe pas d'absolu métaphysique, épistémologique ou

moral. Même la science qui a été mise au sommet le plus élevé de l’échelle de la connaissance

n’est pas exempte du subjectivisme. Science et connaissance ne sont pas des synonymes. Une

fois de plus, notre auteur tient à replacer l’amour dans ce contexte : « Il n’y a pas de science

authentique sans connaissance. En outre, il n’y a pas de connaissance digne de ce nom qui

n’intègre pas, d’une certaine manière, le sujet qui connaît. Une connaissance (gnôsis) sans

amour ‘gonfle’, fait des individus arrogants, affirme l’Ecriture ».1

L’objectivité ou connaissance objective est telle dans la mesure où il existe un sujet qui

définit et qui donne les critères d’une telle connaissance. Pour atteindre la connaissance pleine,

il faudrait plus que la méthode scientifique. La science moderne, basée sur l’analyse et les

mesures, ne peut pas « sauver » l’homme. La connaissance, oui ! affirme Panikkar. La totalité

de la réalité, l’harmonie de cette réalité, ne peut pas être perçue par la raison dialectique. Pour

atteindre cette harmonie il faut une troisième dimension que notre auteur appelle « intuition »,

« troisième œil », ou simplement « amour ». Il nous faut maintenant essayer de trouver une

définition de l’amour à la lumière de la pensée de notre auteur.

Cette notion a de nouveau une connotation relative (dans le sens de relation) et s’inspire

de la philosophie orientale. Pour que le « je » puisse exister il faut un « tu ». Le « tu » dévoile

le « je ». Ce « tu », affirme notre auteur, est la conscience du « je ». Grâce au « tu » le « je »

arrive à se connaître, même si cette connaissance n’est autre chose que celui-là même qui

connaît. La connaissance se produit grâce au fait que celui qui connaît sort de soi-même, en

1 R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 12.

Page 401: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

402

d’autres termes, il aime cela même qu’il reconnaît à travers l’amour comme étant sa propre

connaissance. Cette sortie de soi-même est l’amour. Aimer veut dire se donner soi-même.1 Il

y a là, nous le voyons, un parallélisme avec la Trinité Divine. L’amour du Père et du Fils

produit l’Esprit Saint. C’est la donation totale du Père au Fils et du Fils au Père qui produit

l’amour. L’amour, en fait, ne peut pas être défini si ce n’est que par ses « fruits », il est un

« saut centrifuge, hors de notre centre ».2

Cela dit, si la connaissance et l’amour sont deux notions distinctes, elles ne peuvent (ne

doivent !) pas être séparées. La science est opus rationis, elle est, certes, « un monument génial

de la raison humaine »3, basée sur la quantification de la réalité ; cependant, elle est une réalité

qui ne peut pas être mesurable, car la sagesse de Dieu est infinie. Mais, la science de l’infini

n’est pas connaissance de l’infini. L’objet connu, en tant que connu, ne dépasse pas les limites

de la connaissance. L’infini ne peut pas être pensé. C’est cela la sagesse qui ne peut pas être

mesurable.

Il est donc question ici de penser une éthique écosophique qui soit capable d’aller au-

delà du postulat de Parménide qui affirme que la pensée (noein) révèle l’être (einai), c’est-à-

dire qu’ils sont équivalents. Une approche interculturelle montrerait la fausseté de cette

affirmation. Nous y reviendrons. Encore une fois, la connaissance doit se faire accompagner

de l’amour. C’est par la foi qu’on aurait accès à la totalité (non pas à l’objectivité). Dans

l’actualité, la science ne peut pas prendre en compte la théologie, car la foi n’a aucune

importance pour la science. Elle est de l’ordre du personnel, elle reste un domaine privé,

individuel, doxa, opinion personnelle, elle n’est pas mesurable. La nouvelle éthique devrait

donc mettre en rapport, rapprocher ces deux formes de connaissance qui ne sont pas exclusives.

Ceci renvoie sans aucun doute au dualisme connu de longue date entre théorie et praxis, vie

intellectuelle et vie spirituelle, science et connaissance. Panikkar invite à retrouver la

connexion. La science n’offre qu’une vision partielle de la réalité. Le logos de la science doit

cheminer à côté du pneuma. Pour l’éthique que nous proposons, les sens sont donc très

importants. Il s’agit de la sensibilité comprise comme sentiment.

1 Cf. R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 304. 2 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 378. 3 R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 13.

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403

Le sujet est très ample, il est impossible d’entrer dans les débats1, mais essentiel de

développer au moins deux thèmes dans ce paragraphe. D’abord, la science comme

connaissance et ses limites ; ensuite, la connaissance chrétienne et ses limites.

2.3.1 La connaissance scientifique

Il ne s’agit pas de rejeter ici en bloc la science ou la méthode scientifique. Il est plutôt

question de reconnaître ses capacités mais aussi ses limites et, surtout, d’admettre qu’il faut

faire un pas de plus. Bien que la science ait été aujourd’hui brandie comme la reine de toute

connaissance, elle a ses propres limites.

Limites de la connaissance scientifique

La science moderne n’a que quelques siècles d’existence2, bien que ses racines plongent

dans la nuit des temps. Panikkar établit une différence entre « science traditionnelle » et

« science moderne ». La première est comprise par l’auteur comme scientia, gnôsis, jñāna,

c’est-à-dire que la science traditionnelle est sagesse qui mène vers la plénitude, la joie, le salut.

C’est une connaissance profonde de la réalité. La science moderne est fondamentalement

calcul, elle ne prétend pas comprendre toute la réalité ni offrir le salut, même si, de nos jours,

la technologie scientifique devient peu à peu la source de salut ou la réponse à tous les

problèmes, y compris bien entendu les problèmes environnementaux. La science moderne

prend comme point de départ la rationalité de l’homme et reste dans les limites de cette

rationalité.

Quelques caractéristiques de la science moderne aideront à mieux saisir ses limites :

a) La science moderne est une construction intellectuelle, ce qui veut dire qu’elle est basée

sur une forme d’observation particulière : la quantité.

b) Elle trouve sa justification dans l’expérimentation, autrement dit dans les données

observables permettant de projeter dans le temps et dans l’espace.

1 Nous reviendrons sur la question de l’épistémologie dans la quatrième partie de notre recherche. 2 500 ans, considère notre auteur. Galilée étant un des premiers « scientifiques » ; cf. R. Panikkar, La puerta

estrecha del conocimiento, op. cit., p. 25.

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404

c) La science moderne fait entièrement confiance à la rationalité mathématique, elle est,

dit Panikkar, « sa Bible, à partir de laquelle elle fait son ‘exégèse’ ».1

d) La science moderne est devenue un « édifice social », le plus important du monde

moderne. Tout ce qu’elle dit est considéré comme parole sacrée. La science moderne

fonctionne comme une Eglise dans laquelle on peut trouver un « magistère » (dicté par

les scientifiques), des « prêtres » (les technologues) et une « organisation »

(l’économie). Cette science est respectée par tous, les Etats, les universités, les

multinationales, enfin, tous. Et tous veulent que leur manière de travailler soit

considérée comme scientifique. La théologie elle-même veut que sa méthode soit

« scientifique » pour qu’elle soit acceptable et recevable.

e) La science moderne est devenue un monde cultural qui domine partout. La science

moderne est une institution politico-sociale, une forma mentis, une manière de voir la

réalité et d’interpréter les faits qui se présentent à la conscience humaine.

Ces quelques caractéristiques exposent aussi les faiblesses. La science moderne est

limitée par la rationalité mathématique, ce qui n’est pas mesurable ou abordable en termes

quantifiables échappe à la scientificité. Elle impose implicitement une manière de penser et de

lire la réalité. Ce qui est encore plus intéressant, c’est qu’elle est devenue une nouvelle religion

avec son corps doctrinal, ses ministres et ses fidèles. Et pourtant, la science n’est qu’une forme

particulière et restreinte de pensée, elle n’est pas représentative de la globalité. La science

moderne est une forme de pensée qui permet d’accéder par l’intelligibilité à une partie de la

réalité. La méthode scientifique fait abstraction d’une partie du réel, elle ne peut prendre en

compte que ce qui est mesurable. Tout ce qui est bon, mauvais, menaçant ou agréable, beau ou

laid, les choses qui sont invisibles aux sens ou qui portent un message non rationnel, ne font

pas partie de la pensée scientifique. En d’autres termes, la science exclut tout ce qui n’est pas

« objectivable » et, de la sorte, elle ne se prononce pas sur tous ces aspects qui ne peuvent pas

devenir une loi scientifique.

Pour le théologien espagnol, la science moderne est en définitive mono-culturelle,

mono-rationnelle et pragmatiquement autosuffisante. Mono-culturelle car elle représente une

vision du monde propre à une portion du réel. La science moderne est née en Europe et s’est

étendue ensuite partout dans le monde occultant, voire méprisant, d’autres manières de voir la

1 Ibid., p. 26.

Page 404: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

405

réalité. Une éthique écosophique ne fait pas simplement la critique de cette monoculturalité

mais veut inviter à en prendre conscience. Il faudrait reconnaître en plus qu’il existe d’autres

visions du monde qui sont aussi valides, quoique relatives, tout comme la vision scientifique

du monde. Mono-rationnelle, dit-on, car elle ne prend en compte que ce qui est mesurable, que

ce qui a une valeur numérique. Ce qui n’est pas « raisonnable » ne va pas être pris en compte.

Elle est finalement autosuffisante car elle se suffit à elle-même, elle n’a pas besoin d’autres

sagesses ou connaissances. Elle peut faire semblant de dialoguer, mais sa méthode est stricte

et bien rigoureuse. Elle n’a pas besoin, avons-nous dit, de Dieu ni non plus d’aucune hypothèse

spirituelle. L’éthique qu’on propose en tiendra également compte.

2.3.2 La connaissance chrétienne

Le christianisme est lui aussi un phénomène nouveau, même si les racines de la foi

chrétienne lui sont antérieures. Le christianisme est né à une époque bien précise, facilement

identifiable. Panikkar donne trois caractéristiques du christianisme qui nous aideront à

identifier les faiblesses du type de connaissance chrétienne.

a) Le christianisme traditionnel est une construction intellectuelle basée sur l’expérience

spirituelle provoquée par Jésus de Nazareth et continuée par le Christ. Cette

construction est une interprétation et des faits historiques et des expériences

individuelles et communautaires. En outre, cette construction a été bâtie à l’intérieur de

la matrice culturelle sémitico-hellénistique. Le christianisme est une construction

intellectuelle et spirituelle profondément méditerranéenne.

b) Le christianisme est aussi un édifice social qui a été durant très longtemps le plus

important du monde européen et de ses colonies, confondu avec les pouvoirs politiques

et économiques.

c) Il est aussi un monde culturel. Quand bien même le christianisme aurait perdu le

pouvoir qu’il avait dans le passé, la manière de penser des sociétés modernes,

chrétiennes ou pas, a été modelée par la culture chrétienne. La forma mentis du monde

contemporain plonge ses racines dans le christianisme.

Page 405: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

406

Limites de la connaissance chrétienne

Tout cela révèle à l’évidence les limites de la connaissance chrétienne. Panikkar aime

bien souligner que « la pensée chrétienne est une forme particulière et restreinte de pensée ».1

Il s’agit, effectivement, d’une pensée exégétique basée sur l’interprétation d’une Ecriture

considérée comme Sainte. C’est aussi une pensée exclusive vue comme étant universelle. Le

salut proposé est pour tous et tous doivent y adhérer. Il est question en outre d’une pensée

existentielle dont le salut est la pièce maîtresse. Enfin, la vision chrétienne du monde est, dit

Panikkar, « (mono)théiste, anthropocentrique et acritique ».2 De la critique du monothéisme

nous en avons déjà parlé. La tradition chrétienne n’a pas dépassé le schéma monothéiste. C’est

une vision du monde qui défend l’existence d’un Dieu créateur du ciel et de la terre. En outre,

la pensée chrétienne est farouchement anthropocentrique : l’homme est le centre de l’univers.

On parle du salut de l’homme. Le christianisme contemporain ne s’intéresse pas du « comment

va le ciel, mais comment aller au ciel ».3 Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse avoir

accès à Dieu, le cosmos est une réalité secondaire et relative. Finalement, la vision chrétienne

du monde est acritique dans le sens où il s’agit d’une pensée qui n’a fait que déclarer non

chrétiennes les visions du monde incompatibles avec la sienne. La cosmologie chrétienne s’est

adaptée petit à petit notamment à la cosmologie scientifique. « Presque toutes lesdites

‘théologies’ chrétiennes sont tombées dans le dualisme dominant et ont débouché dans des

visions du monde (et de l’homme) compatibles avec ce qu’on disait qu’était Dieu »4, affirme

Panikkar sans ambages.

Pourquoi avons-nous voulu mettre en exergue ces deux types de connaissance en

particulier ? Nous affirmons que la nouvelle éthique écosophique est inévitablement

« perspectiviste » à la suite de la pensée de notre auteur. Toute pensée n’est qu’une perspective

des choses. Pour reprendre une image utilisée par Panikkar, le mythe est comme si l’on

regardait la réalité à travers le cadre d'une fenêtre. Cela donne du paysage un point de vue

particulier. Cependant, comme on ne regarde pas la fenêtre, on croit voir la totalité du paysage.

A vrai dire, on n’a de la réalité qu'une perspective particulière qu’on prend pour la totalité du

réel ; c'est ce que Panikkar appelle l'effet pars pro toto. Il prend cependant bien soin de préciser

1 R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 37. 2 Ibid., p. 40-42. 3 Idem. 4 Ibid., p. 42

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407

que ce n'est pas une partie de la réalité que nous voyons à travers la fenêtre du mythe, mais la

réalité en entier d'un point de vue particulier. Comme l’a très bien vu D. Rondeau :

Les modèles subjectiviste et objectiviste s'effondrent tous deux ici, parce qu'il n'y a pas

d'universalité, ni subjective, ni objective. Nous voyons tout ce que nous pouvons voir, mais

seulement tout ce que nous pouvons voir, notre totum. Le tout n'est que ce qui est total pour

nous. Par conséquent, l'effet pars pro toto invalide toute prétention à une perspective globale.

Ainsi, les deux postulats sur lesquels repose le pluralisme de Panikkar, l'irréductibilité du réel

au logos et le perspectivisme permettent à notre auteur d'affirmer l'illégitimité morale et

l'invalidité théorique de tout système qui se prétendrait universel. Il en va de même pour la

prétendue objectivité de la science. Selon Panikkar, l'objectivité est un leurre puisque toute

affirmation sur le réel, même un jugement de fait, constitue une interprétation.1

Les connaissances scientifique et chrétienne ont longtemps été élevées au rang le plus

élevé, par-dessus toute autre connaissance au mépris bien entendu d’autres approches, dites

parfois (encore aujourd’hui) « primitives ». La science et le christianisme ne sont pas porteuses

d’universalité, elles sont toutes les deux culturellement identifiables, bien que leur message

puisse être, d’une manière ou d’une autre, porté en « dehors de leurs frontières ».

L’éthique écosophique doit reposer sur cette certitude et doit surtout repenser la question

de la relation entre la connaissance et l’amour. La sagesse est relation et doit mener vers le

bonheur, c’est-à-dire vers « la plénitude de la personne, au-delà de l’individu ».2 Il va peut-être

falloir conjuguer une éthique « universelle » comprise comme nomos et des éthiques

particulières qui renverraient plutôt au bonheur. Nous y reviendrons.

2.4 Conclusion : connexion et non pas séparation

Valeur relationnelle de tout ce qui existe et non pas seulement une valeur en soi ; une

anthropologie centrée non pas dans la primauté, voire l’exclusivité de l’être humain, mais sur

les relations constitutives entre l’homme et tout ce qui l’entoure, y compris Dieu, et une

épistémologie qui met en perspective les connaissances sans octroyer de priorité et qui sait

écouter d’autres voix. Tout ce qui vient d’être rappelé va dans le sens d’une « connexion » dans

la distinction ; inter-in-dépendance, aime dire Panikkar. Les choses dépendent les unes des

autres, tout en gardant leur propre individualité. Et pourtant, l’individu n’est qu’une

1 D. Rondeau, Prolégomènes à une éthique globale interculturelle. Thèse doctorale. Québec : Université Laval,

2001, p. 101. 2 R. Panikkar, Eloge du simple, op. cit., p. 111.

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408

abstraction, car l’être humain est fait de relations. Ainsi, il est avant tout une personne et non

pas un individu.

Sachant maintenant que nous avons besoin en théologie d’une nouvelle éthique qui

permette d’embrasser non seulement l’homme et Dieu mais aussi le cosmos, et connaissant les

présupposés d’une telle discipline, nous pouvons faire un pas de plus dans la description de

l’éthique éco-théo-sophique. A la lumière de l’œuvre de notre auteur, nous croyons ne pas nous

tromper en disant que la nouvelle éthique devra privilégier la recherche du bonheur par-dessus

l’accomplissement des lois, sans que cela signifie bien entendu le rejet des ces dernières.

Page 408: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

409

Chapitre 3. Proposition d’éthique éco-théo-sophique

Reprenons ici une expression chère à Panikkar, à savoir, « Colligite fragmenta »1 tirée

de l’évangile de Jean (Quand ils furent repus, il dit à ses disciples : « Rassemblez les morceaux

en surplus, afin que rien ne soit perdu » ; ut autem impleti sunt dixit discipulis suis colligite

quae superaverunt fragmenta ne pereant ; Jn 6, 12). Il faut ramasser les fragments pour que

rien ne se perde. La sagesse consiste à (re)trouver l’harmonie perdue, car « la réalité est

harmonie ».2 Il s’agit donc de réunir les parties dispersées, certaines même méprisées, voire

négligées.

Il semble bien qu’il s’agisse d’une réalité brisée, fractionnée, divisée. Que le lecteur

nous permette ici une citation in extenso d’un texte programmatique qui peut nous aider à

compléter et à appuyer cette idée. Cette fois-ci, c’est A. MacIntyre qui fait une proposition tout

à fait dérangeante :

Imaginons que la science ait à subir les effets d’une catastrophe. L’opinion publique

tient les savants pour responsables de toute une série de désastres écologiques. Des insurrections

éclatent et se répandent, des laboratoires sont incendiés, des physiciens lynchés. Livres et

instruments sont détruits. Un mouvement politique ignorantiste finit par prendre le pouvoir et

parvient à abolir l’enseignement scientifique à l’école et à l’université ; les derniers savants sont

emprisonnés ou exécutés. Plus tard apparaît une réaction contre ce mouvement destructeur et

des esprits éclairés cherchent à ressusciter les sciences, pourtant largement oubliées. Ils ne

disposent plus que de fragments : expériences détachées de tout contexte théorique qui leur

donne sens, fragments de théories sans rapport entre eux ou avec l’expérience, instruments dont

on a oublié l’usage, demi-chapitres de livres, pages isolées d’articles, parfois difficiles à lire car

déchirées ou brûlées. Tous ces fragments reprennent néanmoins vie à travers un ensemble de

pratiques désignées sous les anciennes appellations de physique, chimie et biologie […]. Les

enfants apprennent par cœur les fragments subsistants […]. Personne ou presque ne sait qu’il ne

s’agit pas à proprement parler de science. Tout ce qui est dit et fait obéit à certains canons de

cohérence mais le contexte indispensable est perdu, peut-être à jamais. […]. Des théories

subjectivistes de la science verraient le jour, que critiqueraient ceux pour qui la vérité, incarnée

dans ce qu’ils croient être la science, est incompatible avec le subjectivisme.3

Cette parabole sert à MacIntyre pour illustrer ce qu’il considère être la réalité de la

morale dans nos jours. « Dans notre monde réel, le langage de la morale est dans le même état

de confusion que le langage des sciences dans cet univers de fiction. […] nous ne possédons

plus que des fragments d’un modèle conceptuel, fragments auxquels manque le contexte qui

1 R. Panikkar, La puerta estrecha del conocimiento, op. cit., p. 13 ; La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 16-

20. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 13. 3 A. MacIntyre, Après la vertu. Etude de théorie morale. Paris : Puf, 1997, p. 3-4.

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410

leur donne sens. […] nous disposons d’un simulacre de morale »1 affirme avec dureté le

philosophe écossais. Pour lui, les philosophies d’aujourd’hui sont incapables de penser ce

qu’elles étaient dans le passé et, le pire, c’est qu’il ne semble pas exister un accord moral

possible dans le présent. Il est convaincu que « L’émotivisme a pris corps dans notre culture ».2

Peut-on en dire autant pour la théologie ? Dans ce contexte, il faudrait peut-être nuancer les

affirmations sévères de MacIntyre, même si nous considérons qu’elles ne sont pas très éloignées

de la réalité. Avant la théologie morale qui met l’accent sur la loi et qui domine notre monde

actuel, il y avait une pratique qui s’inclinait plus vers la pratique des vertus et allait plus dans

le sens de la recherche du bonheur. Elle prêtait davantage attention à la personne et non pas à

l’individu. La société contemporaine insiste davantage sur l’individu et ses droits. Il faudrait,

suivant aussi bien MacIntyre que Panikkar et sûrement bien d’autres auteurs, ramasser les débris

et essayer de construire une théorie qui aille dans le sens contraire de l’individualisme.

MacIntyre affirmait que la philosophie a joué un rôle bien différent dans le passé. En effet, elle

faisait partie des activités sociales d’autrefois. Panikkar affirme à peu près la même chose de

la théologie laquelle jouait un rôle fondamental dans les sociétés d’antan, rôle qu’elle ne joue

plus dans notre société. La principale différence se trouve dans le rôle assigné par l’une et

l’autre à la raison. Pour MacIntyre il est essentiel alors que Panikkar prétend retrouver la

relation perdue entre le logos et la sagesse. Même si le théologien espagnol n’a pas construit

une éthique écosophique comme telle, c’est donc à partir des éléments qu’il nous livrés que

nous osons maintenant ébaucher une telle éthique.

3.1 Introduction : moralité et mythe

Avant d’entrer dans la proposition elle-même, il faudrait dire deux mots sur la relation

étroite qui existe entre la morale/l’éthique et le mythe, chez notre auteur.

Du mythe et de son importance dans la pensée de Panikkar nous en avons déjà parlé.

Rappelons simplement qu’il décrit le mythe comme étant un « état de conscience »3 et non pas

comme un objet. Le mythe est donc plutôt une attitude humaine qui « vit » à côté du logos. Le

mythe ne peut pas devenir l’objet du logos sans cesser d’être un mythe. Or, lorsque le mythe

devient un objet de la connaissance, lorsqu’il se convertit en matière d’analyse, il meurt. On

1 Ibid., p. 4. 2 Ibid., p. 24. 3 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 64.

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411

peut, dit Panikkar, « ramasser les fragments »1, mais le mythe lui-même est déjà mort, car « il

ne résiste pas à la lumière objectivante de la raison, il exige l’innocence de l’ignorance ».2

L’homme moderne a voulu démythifier le mythe. En effet, la mythologie est la science

de la démythification des mythos, ce qui veut dire de s’approcher des mythes avec le logos. La

mythologie est la responsable de la mort du mythe, même si par la suite le mythe peut encore

être raconté. Vu à la lumière du logos, affirme Panikkar, le mythe n’est pas seulement faux, il

peut être aussi immoral (« ne pas tuer » ou « ne pas mentir » - mais quand ? jamais ?). La

mythologie moralise le mythe en le démythifiant, ce qui signifie lui enleve son visage dans le

but d’atteindre la vérité. La vérité est comprise ici comme étant un concept. Or, la relation

entre ce concept et la pratique a été supprimée. La démythification est donc le procédé qui

extrait le concept du mythe. Il n’y a plus de mystère, tout est expliqué et accessible à la raison.

Après avoir démythifié le mythe, il ne reste peut-être plus qu’une leçon morale, mais le mythe

lui-même a disparu. Malgré cela, l’homme ne peut pas vivre sans mythes. Lorsque les mythes

primordiaux disparaissent, d’autres viendront les remplacer.

Panikkar affirme qu’une fois qu’il a « tué » le mythe, l’homme rationnel peut aussi

vouloir démythifier la morale. Les gens dits civilisés vivent selon leurs normes sans jamais se

poser de question. Mais lorsqu’ils le font, la morale entre en crise. Le jour où l’on trouve les

causes d’une telle morale, elle cesse d’être morale. Elle devient une logique ou une science.

Cette morale devient un logos et cesse d’être un ethos. Ainsi, on peut accepter les règles du jeu

de la vie car elles ont été examinées et qu’on trouve qu’elles sont logiques. Le bien devient une

connaissance et le mal une erreur : « La morale cesse d’être morale, elle devient une

réglementation pragmatique de la coexistence ».3 Pour notre auteur, la raison ne peut dire que

ce qui devrait se faire à la lumière d’un certain nombre de présupposés, mais elle ne peut pas

imposer ou exiger ce qui doit être fait. La raison ne peut donner ni les explications ni les motifs

de ce qui sert d’appui à la morale, ce qui veut dire qu’on doit faire ce qui devrait se faire. En

d’autres termes, on tuerait la conscience humaine si on la réduisait à une pure intellection

rationnelle. Dans ce cas-là, la morale ne serait que le résultat de la rationalisation, posée après

sous la forme de préceptes. Panikkar illustre ce point avec la question de l’obéissance.

Pourquoi Adam doit-il obéir à Dieu au lieu de suivre Eve ou le serpent ? Une fois conscient de

sa liberté, Adam est obligé de se demander : pourquoi obéir ? Cela étant fait, la possibilité de

1 Ibid., p. 65. 2 Idem. 3 Ibid., p. 75.

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412

la désobéissance est évidente. Lorsqu’il commence à démythifier, il perd l’innocence et cesse

de suivre le commandement en tant que tel. L’obéissance n’est plus immédiate, il doit faire

appel maintenant à une troisième instance : les raisons qui se trouvent à la base de son

questionnement. Il ne fait plus confiance à Dieu mais à lui-même, il découvre le fondement

logique de son obéissance.

Pendant longtemps, les chrétiens n’ont fait qu’obéir à ce que l’Eglise ou les autorités

religieuses disaient. Dieu était le fondement de l’obéissance. Ce n’est plus le cas dans la société

contemporaine. Si on n’arrive pas à démythifier, l’obéissance devient aveugle et le

comportement humain peut être considéré comme fanatique, voire insoutenable. Qui peut dire

avec certitude qu’il s’agit de Dieu qui donne ces ordres ? Le « moi » devient l’instance

d’appellation. Il faut accepter que l’homme soit un être qui questionne. Mais, il pourrait arriver,

affirme le théologien espagnol, qu’on ne parvienne pas à trouver le pourquoi et qu’on décide

de continuer à croire « mythiquement »1 qu’il existe un principe caché qui ne peut pas être

dévoilé. Nous sommes là devant un dilemme. D’une part, si l’on ne démythifie pas la morale,

elle devient « cancéreuse, elle envahit tout, paralysant tout avec ses règles, ses tabous et ses

irrationalités ».2 D’autre part, si on démythifie la morale, elle disparaît comme telle laissant sa

place à la pure rationalité privée de toute autorité. Dans notre société, il est devenu essentiel de

trouver une explication aux normes établies ou pour établir. Panikkar croit qu’il faut plutôt

« remythifier » la morale.

La morale est comme un iceberg, elle est cachée dans une très grande partie ; elle bouge

d’une certaine manière « dans des mers qui ne sont pas encore touchées par la réflexion ».3

Panikkar est convaincu qu’il y a une relation inversement proportionnelle entre la morale et la

raison. Ainsi, lorsque la connaissance augmente, la morale diminue et vice-versa, même si les

deux sont interconnectées, si bien qu’il n’existe pas de morale sans connaissance (ce serait du

fanatisme et de l’esclavage) et il n’y a pas de connaissance pure. On ne discute pas sur les

valeurs morales qu’on accepte. On les accepte car on les considère comme étant définitives.

Dans notre société, par exemple, il y a des valeurs qui n’acceptent pas de discussion : la justice,

la démocratie, le bien commun, la loyauté envers son propre pays, entre autres. Ce sont des

valeurs enracinées dans la « conscience collective » de l’humanité, pour utiliser un terme

proposé par Jung. Il y a un ordre qu’il faut respecter, qu’il soit justifié par la divinité ou par la

1 Ibid., p. 79. 2 Idem. 3 Ibid., p. 80.

Page 412: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

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raison. Mais il est significatif que l’avènement de la raison a changé la donne. Prenons un

exemple. Lorsque les gens vivent la morale sans la questionner, c’est-à-dire comme un mythe,

la gravité du péché dépend de la volonté et des motivations qui ont conduit le pécheur à réaliser

un tel acte. Lorsque la raison intervient, une personne peut expliquer ses propres actions et peut

aussi les justifier rationnellement. Le mal disparaît. L’explication rationnelle équivaut à la

justification morale. Panikkar cite un texte non canonique de l’Ecriture chrétienne pour illustrer

ce cas particulier. Il s’agit de Lc 6, 4 selon le codex D (Cambridge) concernant le sabbat. Cette

glose dit : « Le même jour, en regardant Jésus quelqu’un qui travaillait le sabbat lui dit :

‘homme, bienheureux sois-tu si tu sais ce que tu fais : mais si tu ne le sais pas sois maudit et

transgresseur de la loi’ ». Autrement dit, bienheureux l’homme qui agit directement et non pas

d’une manière réflexive. Jésus cite ensuite l’exemple de David qui a mangé les pains que seuls

les prêtres pouvaient manger. Doit-on alors conclure que, si on sait ce qu’on fait, on est libre

pour faire quoi que ce soit ? Ce n’est pas sûr ! Il semblerait que si on sait, on est conditionné

par le fait même de savoir. « La véritable connaissance est libératrice »1, affirme Panikkar. En

revanche, il y a péché si on sait et qu’on n’agit pas. L’évangile de Jean dit que si on ne connaît

ni le Père ni le Christ, il est possible qu’on ne connaisse pas une erreur, même s’il s’avère

possible qu’on ignore une vérité ou qu’on considère comme étant bonne une action alors qu’elle

ne l’est pas. Cette connaissance, assure Panikkar, vient de la foi et non pas de la raison. En

paraphrasant le premier verset du Sermon sur la montagne de Matthieu (5, 3), à savoir,

« Bienheureux les pauvres d’esprit » ou « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre », notre

auteur s’explique : « Bienheureux ceux qui ne sont pas conscients d’eux-mêmes, ceux qui nés

à la Vie ne savent lui faire face qu’en la vivant. Bienheureux ceux qui ont atteint la docta

ignorantia, ceux qui prient sans le savoir, ceux qui ont fait le bien et le jour du jugement

demanderont quand ils l’ont fait, car leur main droite ne savait pas ce que la main gauche faisait.

Bienheureux ceux dont la foi déplace les montagnes […]. Bienheureux ceux qui chantent au

Seigneur un cantique si nouveau qu’il exclut toute réflexion ».2

On commence à comprendre la position de notre auteur. Si l’obéissance est pure

rationalité, elle n’est plus obéissance. Si elle est pure irrationalité, elle n’est pas non plus

obéissance. J’obéis non pas parce que je vois le fondement logique des commandements, ni

non plus parce que je ne vois pas ce fondement logique. Je le fais parce que je vois ce qu’il faut

faire. C’est la foi qui donne cette capacité, cette vision particulière de la réalité. Ce n’est pas

1 Ibid., p. 83. 2 Ibid., p. 84.

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un pur fidéisme, ni non plus un pur naturalisme. C’est cela « remythifier » la morale. On

comprend maintenant que pour notre auteur la morale ou l’éthique ne peut pas être réduite au

simple accomplissement des lois, elle est plus que cela, elle inclut aussi la réception ou

l’acceptation du mystère, c’est la liberté – dont nous allons parler un peu plus loin – qui

implique un certain retour vers soi-même, un recueillement intérieur, le silence, en d’autres

termes, se cultiver soi-même. Nous y reviendrons.

3.2 Point de départ : la communauté comme corps total

Le point de départ de l’éthique, implicite dans la pensée de Panikkar, est sans aucun

doute la notion de communauté, comprise comme corps total et cimentée sur les relations

trinitaires. L’être humain et le cosmos sont insérés dans la vie trinitaire dans une relation

constitutive.

La vie n’est plus conçue comme un espace limité à l’individualité, elle a maintenant des

dimensions cosmiques ; notre corps individuel n’est plus isolé, ce n’est plus une chose solitaire

qui se retrouve avec d’autres choses grâce au hasard ; il n’y a pas de hasard, car ce corps fait

partie d’un Corps plus grand qui le comprend et le complète. Ceci est une intuition qui a

tendance à se répandre parmi les écologistes, mais aussi chez les scientifiques et bien d’autres

auteurs de multiples disciplines. Panikkar affirme qu’on vit « dans un cosmos, c’est-à-dire dans

un ordre bien établi »1 voulant dire qu’il s’agit d’un grand organisme qui fonctionne ensemble,

même si chaque membre a aussi un fonctionnement particulier. La vie, en outre, n’est pas le

privilège de l’homme, celui-ci participe de la vie de l’univers. Le Ciel, la Terre et l’Homme

participent tous d’une même aventure. Panikkar croit profondément que la terre a une âme,

c’est-à-dire qu’elle est un organisme vivant qui agit non pas d’une manière purement mécanique

mais de façon spontanée, dynamique. C’est ce qu’il appelle le mythe de l’anima mundi. La

terre est donc animée.

Reprenons ici une idée fondamentale de la proposition panikkarienne : la société

contemporaine se trouve à cheval entre deux paradigmes, à savoir, celui de l’intervalle

écologique et le moment catholique. Nous en avons déjà parlé dans la deuxième partie de ce

travail. L’intervalle écologique correspond à une conscience toute particulière de la grave

situation de la planète. L’homme prend peu à peu conscience des limites des ressources

1 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 37.

Page 414: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

415

naturelles, il se rend compte que « l’être de la terre est fini ».1 Même si l’oikos est encore

dominé par le logos, un changement voit peu à peu le jour. L’être humain commence à se voir

comme l’ami de la terre, comme le collègue du voyage, il n’est plus ni le chef ni le roi. C’est

une vision différente, celle du moment dit « catholique »2, où l’homme et le cosmos partagent

un même destin. Il est question de retrouver ce que le théologien espagnol appelle l’ordre

ontonomique qui prête attention tant à la globalité qu’aux exigences régionales. En clair, c’est

la vision cosmothéandrique ou troisième moment kairologique de la conscience.

Il est question d’un nouveau mythe qu’on ne peut pas encore décrire, car si on le fait, il

disparaît. Ce nouveau mythe récupère le sens de l’unité. Notre corps individuel appartient au

Corps global, au Corps total. L’image de l’épître aux Corinthiens (1 Co 12, 12-27) est ici très

appropriée. Un seul corps et de multiples membres, tous importants pour le bon fonctionnement

de l’ensemble. Encore faut-il que les membres de ce corps soient en contact permanent.

L’éthique écosophique est une invitation au dialogue, son point de départ est la relation

constante et primordiale entre tous les membres du Corps. Sans dialogue, il n’y a pas de

relations. Panikkar le dit, à propos de la théologie, mais cette affirmation est aussi valable dans

n’importe quel domaine, notamment celui de l’écologie, œuvre commune qui exige foi,

espérance et amour. « Il faut se jeter dans les bras les uns des autres »3, pour qu’on puisse

commencer à marcher. Et, pour que cela puisse se faire, il faut un esprit de confiance et de

solidarité. Tout ce qui m’entoure influe non seulement sur moi, mais fait aussi partie de moi-

même.

Comprendre la communauté comme un « Corps total » signifie que la relation avec la

terre est sui generis, qu’elle est différente de la relation qu’on a avec les êtres humains ou avec

les animaux. Panikkar croit à l’existence de relations évidentes avec des êtres qu’il appelle

« infra-végétaux »4 comme les pierres, les montagnes, les cristaux et les pierres précieuses. Il

existe une relation d’amour entre les hommes et les choses qui ne peut pas être réduite à la

simple utilité ou à l’esthétique. C’est une relation profonde qui ne peut pas être saisie par la

raison, car « les choses ont un visage pour nous, elles ont un langage spécial propre, elles nous

font nous sentir bien à l’aise ».5

1 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 63. 2 Au sens étymologique (καθολικός, katholikós), c’est-à-dire « général, universel ». 3 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 347. 4 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 171. 5 Ibid., p. 172.

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416

Le point de départ de notre éthique éco-sophique implique une nouvelle cosmologie qui

considère la Terre comme un tout. L’homme d’aujourd’hui a dévitalisé la terre, avons-nous

dit, elle est morte, elle n’est plus que matière et énergie. Du coup, l’homme est devenu un être

isolé, sans compagnons de voyage. « Le Ciel s’est transformé en un projet humain, un idéal

plus ou moins heuristique ; et le cosmos n’est pas plus qu’une condition nécessaire pour

l’existence humaine. Cependant, ni le Ciel ni le cosmos n’ont une réalité propre. C’est cela

l’humanisme radical de notre temps. Il a converti l’homme en un Dasein isolé ».1 Il était (il

est !) sans doute salutaire que l’homme fasse cette expérience de solitude pour qu’il puisse

redécouvrir, avec un degré plus important de conscience, que la réalité est faite de relations,

que les dimensions divine, cosmique et humaine font partie du réel et qu’elles s’interpénètrent

de manière que tout est à la fois divin, humain et matériel. C’est cela la nouvelle cosmologie

que, souvenons-nous, Panikkar préfère écrire avec un « k »2 pour souligner aussi bien la

continuité que la nouveauté. La « kosmologie » de l’éthique écosophique décrit la réalité

comme étant une réalité relationnelle à l’image de la Trinité Divine. En outre, le cosmos

« parle », de manière qu’il s’agit d’entendre et de comprendre sa « voix » dans chaque lieu où

elle est prononcée. La cosmologie qui domine notre société actuelle se veut universelle et,

comme on vient de le dire, elle a dévitalisé la terre. L’éthique éco-sophique propose donc

comme point de départ une réalité qui se bâtit avec les relations, la notion de communauté doit

être comprise de cette manière. Les relations définissent les contours des êtres et de la réalité

elle-même.

Les bases de notre éthique ayant été posées, il faut maintenant que nous en fassions une

description plus concrète. L’éthique implicite dans l’œuvre de Panikkar semble aller dans le

sens d’une éthique du bonheur et des vertus. Non pas que l’éthique déontologique ne soit pas

importante, mais, dans la conjoncture actuelle et selon notre auteur, retrouver l’intériorité et

recouvrer la pratique des vertus semble être indispensable, surtout que l’accomplissement de

normes a déjà fait ses preuves et ne paraît pas mener vers une amélioration de la situation.

L’éthique éco-théo-sophique que nous proposons est :

a) Une éthique du sens de l’existence,

b) Une éthique séculière de la vulnérabilité et du « care » et

1 Ibid., p. 178. 2 R. Panikkar, The Rhythm of Being, op. cit., p. 369.

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417

c) Une éthique des vertus.

Essayons maintenant de décrire cette éthique.

3.3 Une éthique éco-théo-sophique du sens de l’existence

« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » C’est la question qui se posait

Leibniz1 et qui pourrait guider cette première approche. C’est non seulement l’énigme de l’être

mais aussi du sens de l’être. Quelques-uns pourraient dire que la question ne mérite pas qu’on

lui prête tellement d’attention. Car tout est simplement là devant nous. Ils affirment que la

question du ne pas être n'est pas une vraie question, que c'est une chimère littéraire. Mais enfin,

pourquoi y a-t-il autant d’êtres dans ce monde ? A quoi servent-ils ? Quelle est leur fonction

dans l’univers ? On entend souvent dire que tout est là parce que le hasard a fait que les choses

soient là, un point, c’est tout. Ou bien : « Ma vie est à elle-même sa propre fin ».2 C’est donc

le hasard qui commande et qui a fait que je suis ici, au même titre qu’un caillou ou une tomate.

Il ne faut pas chercher le sens de l’existence, car il n’y en a pas. Certes, personne ne peut être

obligé de trouver ou de chercher le sens de sa vie, mais, lorsque le désespoir, la désolation et le

chagrin adviennent, c’est la première question qui vient à l’esprit : Quel est le sens de ma vie ?

Pourquoi vivre dans ces conditions ?

La question posée par Leibniz, mais surtout la réponse qu’on lui donne, se trouve sans

aucun doute à la base de la compréhension du monde. De la réponse donnée découlent autant

la manière de se comprendre soi-même que celle d’être au monde. Aristote pensait à un premier

moteur que Leibniz nommait Dieu, tout comme Descartes. Calvin ouvre son catéchisme de

Genève de 1542 avec la même question : « Quelle est la principale fin de la vie humaine ? ».3

Dans la société et la situation qui sont les nôtres, que peut-on ou doit-on en dire aujourd’hui ?

Quel est le sens de l’existence ? Est-il important qu’on se pose cette question ? La réponse

n’est pas univoque, il y a sûrement autant d’interprétations que de personnes dans le monde.

Les crises mènent toujours vers une prise de décision qui n’est pas sans risque. Se poser la

question du sens de la vie comporte aussi des risques. On pourrait également se demander

pourquoi il y a autant de violence dans le monde ? Pourquoi les guerres existent-elles ?

Pourquoi des personnes meurent autant de faim dans le monde alors que dans les pays dits

1 G. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison. Paris : Puf, 1954, p. 45. 2 H. Küng, Faire confiance à la vie. Paris : Editions du Seuil, 2010, p. 115. 3 Ibid., p. 108.

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418

développés la nourriture est « préférablement » jetée ? Pourquoi ne comprend-on pas qu’on a

dépassé les limites et que les ressources de la planète s’épuisent ? Pourquoi, enfin, ne change-

t-on pas de chemin ? Il ne serait pas trop difficile d’ébaucher une image de l’être humain en

fonction de la réponse donnée à toutes ces questions. Quelle image l’homme a-t-il de lui-

même ?

Parler du bonheur semble être la réponse donnée par Panikkar. Tout ce qui existe a un

sens, une fin et doit donc l’atteindre, sans que cela soit un déterminisme scolastique ou un

fatalisme, comme nous le verrons. Il nous faut retrouver l’éthique du bonheur abandonnée,

voire méprisée depuis un certain temps. Sens de l’existence et bonheur sont liés. Mais, le sens

de l’existence d’une entité est lié au sens de l’existence des autres. Car tout est lié.

Il importe ici de comprendre deux notions qui aideront à mieux saisir la problématique

de notre auteur. Il s’agit du « désir » et de l’ « aspiration ». D’une part, le désir est défini

comme étant la soif qu’a l’homme de posséder quelque chose, un objet, qui est justement l’objet

du désir. Cet objet met l’appétit en mouvement dans le but de l’obtenir. Le désir est donc

propulsé par un telos de la volonté, c’est une projection vers le futur de ce qu’on veut dans le

présent. La définition du désir de notre auteur est sans doute proche de celle de Platon. On ne

désire que ce qu’on n’a pas. Il y a, d’autre part, l’aspiration qui serait plutôt un dynamisme

intérieur, une force qui vient vers l’être qui ne recherche aucun objet spécifique. Pour l’auteur,

il est clair que l’existence est imprégnée d’une soif qui reste tout de même insatisfaite. C’est la

cause, dit-il, « du dégoût et de la frustration que notre époque ressent si souvent ».1 C’est

l’aspiration – qui reste aussi insatisfaite – qui nous fait rester vivants. L’aspiration est

« condition première pour le déploiement de l’espérance ».2 C’est l’aspiration à l’infini, la trace

de la divinité en nous. L’aspiration suscite donc la foi. Le bonheur doit être compris chez notre

auteur espagnol comme la réalisation pleine de l’être humain qui est atteinte lorsque l’homme

trouve un équilibre entre ses trois dimensions (matérielle, spirituelle et divine). L’éthique du

bonheur est donc liée à l’intuition cosmothéandrique. Il n’est pas question de mon bonheur, de

ma réalisation ; il s’agit du bonheur de la réalité tout entière. Mon bonheur se trouve au

croisement du bonheur des autres. C’est vaincre la fragmentation de la réalité.

Il paraît que la question du bonheur était autrefois première en morale. Thomas d’Aquin

lui donne la première place dans son traité sur la béatitude. On pourrait même affirmer que

1 R. Panikkar, Le silence du Bouddha, op. cit., p. 295. 2 Idem.

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419

cette question est la clé de voûte de toute son œuvre. Mais cette question a été reléguée, mise

à l’écart. Aujourd’hui, tout se passe comme si l’homme avait horreur du vide et utilisait, pour

remplir sa vie et son temps, les moyens les plus variés : la recherche des richesses, le travail, le

plaisir, la science, la politique, l’amour, enfin… Or, la question du sens de la vie est « la colonne

vertébrale de celle du bonheur »1, affirme Pinckaers. Tout comme cet auteur, Panikkar

accepterait de définir la morale comme la « science qui enseigne à l’homme le sens de la vie »2,

à condition de mettre l’accent sur la dernière partie de la proposition, car l’éthique ne peut pas

être une science dans le sens où elle ne peut pas faire des actions humaines une loi. A.

MacIntyre développe très pertinemment ce point lorsqu’il aborde la question de

l’imprévisibilité.3 Le sens qu’on donne à sa vie dépendra de tout ce qui a été reçu pendant les

premières années de la vie. L’éthique devrait donc s’occuper de l’ensemble des actes humains

et non pas seulement des obligations morales. S’agissant des actions humaines, l’éthique ne

peut pas ne pas être subjective. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’éthique universelle, même s’il

n’y a qu’une réalité et qu’elle est reliée. Panikkar souhaite récupérer l’esprit, il veut aller au-

delà de la physique, c’est pour cela qu’il dit que « nous nous trouvons dans une civilisation qui

comporte de telles formes et qui est orientée de telle façon que tout, y compris la philosophie

[…], nie toute métaphysique ».4 Par conséquent, il faut plus qu’un changement matériel, il faut

« une ‘conversion’ qui engage le tout de l’être »5 ce qui veut dire croire à la puissance de

l’esprit. L’éthique du bonheur est aussi une éthique de la sagesse en tant que savoir vivre ou

expérience de plénitude.

Puisqu’on parle du bonheur et du sens de l’existence, il faut aussi dire un mot à propos

de la liberté. Si on affirme en effet que tout est en relation et que mon bonheur est lié

définitivement au bonheur des autres (y compris bien entendu celui des animaux, des plantes et

de toutes choses), comment parler de la liberté dans ce contexte ? Qu’est-ce que la liberté ?

Cela veut-il dire que chacun peut faire ce qui lui plaît ?

Panikkar a plusieurs sources d’inspiration, l’Aquinate en est une, ainsi que la

philosophie ou religion orientale. Il en va de même de la tradition ancienne qu’il appelle

authentique. Sur la liberté, Thomas d’Aquin est aussi très précis. Pour lui, la liberté plonge ses

racines dans les inclinations spontanées de l’esprit vers la vérité et vers le bien. On avait déjà

1 S. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, op. cit., p. 34. 2 Ibid., p. 35. 3 A. MacIntyre, Après la vertu, op. cit., p. 87-105. 4 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 264. 5 Ibid., p. 266.

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420

dit que pour le docteur angélique la recherche de la vérité et du bien est une action naturelle de

l’être humain. La quête du bonheur est étroitement liée à la liberté. L’homme est naturellement

incliné vers la poursuite de la béatitude, vers la perfection du bien comme à sa fin ultime. Cela

ne peut se faire que s’il est libre. La liberté ne consiste pas simplement dans le choix entre les

contraires (le oui ou le non, le bon ou le mauvais) car s’il en était ainsi, les actes se fixeraient

sur l’instant du choix et se sépareraient des actes eux-mêmes. Les actes seraient donc isolés.

Or, l’éthique du bonheur s’intéresse principalement au sujet et non pas aux actes. Thomas

d’Aquin appelle cette disposition d’esprit la « liberté d’indifférence ».1 Mais il est aussi une

« liberté de qualité » qui présuppose des dispositions naturelles, un genre de sens moral primitif

que tous les hommes possèdent par nature. C’est ce que Thomas d’Aquin appelle les semina

virtatum. Peu importe ici si l’on adhère ou pas à la théorie thomasienne de la loi naturelle ; en

revanche, ce qu’il faut comprendre c’est que pour cet auteur, de cette forme de liberté procédera

une morale de l’attrait et non pas d’obligation. La liberté doit en outre s’acquérir par le moyen

de la formation, de l’éducation. L’Aquinate suit ici Aristote : pour que l’homme atteigne sa

réalisation, il faut qu’il soit formé ; une éducation à la liberté est nécessaire en imposant une

certaine discipline qui implique la relation du disciple au maître qui lui inculque les principes

et les règles de cet art qu’est la vie. C’est pour cela que cette éthique est avant tout une sophia.

Il est évident que tout cela nécessite une communication et une formation de l’intelligence

autant que de la volonté. Le disciple doit, de surcroît, accepter de se « plier » aux critères de

son maître. L’art de l’éducation ne consiste pas à brimer la liberté mais à l’aider à grandir.

Dans cette formation, la loi joue un rôle très important car elle est l’expression d’une volonté

extérieure à la personne.

Une deuxième étape viendrait ensuite. Elle consiste en la prise en main de la vie morale

par le développement des vertus. Il s’agit de faire grandir dans la personne une capacité

personnelle d’action. Pour cela, il faut du temps : « La liberté de qualité a besoin de la durée

pour croître, pour s’épanouir ».2 Or, avoir le temps dans notre société est devenu une chose

difficile, voire rare. Qui ne s’est jamais plaint de ne pas avoir suffisamment de temps ? Se

former aux vertus est donc très difficile, voire impossible, sans qu’un changement radical voit

le jour, autant et surtout au niveau des maîtres (enseignants) que des élèves et des structures

formelles.

1 Cf. S. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, op. cit., p. 339. 2 Ibid., p. 371.

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La troisième étape, chez Thomas d’Aquin, représente la maîtrise dans l’action.

L’homme devient capable de prendre sa vie dans ses propres mains grâce au développement de

l’intériorité. Ce dernier concept nous permet de faire le lien avec le théologien espagnol. Pour

Panikkar, l’éthique renvoie d’abord et avant tout à une croissance intérieure.

Panikkar aborde lui aussi la question de la liberté. Il rappelle ce qu’est la liberté pour

les contemporains : « La liberté est devenue un synonyme de contingence, de limites et

d’imperfections humaines. L’homme est libre parce qu’il peut dire non à Dieu. Devant un

choix, l’homme doit choisir le bien, c’est-à-dire la vérité ».1 La liberté implique un choix sub

specie boni, ce qui veut dire choisir le bien, mais la rupture apparaît lorsque le bien subjectif

n’est pas une vérité objective, car celle-ci est obscurcie par les passions et par l’égoïsme. Pour

Panikkar, cette vision de l’homme « condamné à être libre »2 est un concept occidental. En

effet, dans le passé et dans l’histoire de l’Eglise, l’hérétique était celui qui avait choisi librement

l’erreur. Il n’avait pas voulu accepter la vérité dont l’Eglise était la dépositaire. En réalité,

affirme notre auteur, cet homme n’est pas libre d’accepter la vérité, mais d’adhérer à une vérité

prédéterminée. La seule manière d’être libre c’est d’adhérer à la vérité proclamée par l’Eglise.

Au niveau socio-politique la situation est similaire. La réalisation personnelle doit toujours se

faire dans le groupe auquel on appartient (maison, corporation, classe, nation). Le bien commun

passe toujours en premier, mais c’est le statu quo de la hiérarchie qui établit quel est ce bien

commun. La religion a aussi mis l’accent sur le devoir et l’obéissance, contraires à toute notion

basée sur l’autonomie et la liberté : « La spiritualité chrétienne dans le passé a toujours souligné

les aspects négatifs dans le but de promouvoir l’obéissance et l’humilité et pour maintenir la

recherche de la perfection. La liberté était considérée comme la forteresse de la volonté auto

affirmative de l’homme contre les droits de Dieu ou contre les droits objectifs de la vérité »,

affirme notre auteur.3 La liberté a toujours été associée, dans un sens péjoratif, à l’autocratie,

l’indépendance, l’affirmation de soi-même, voire aussi à l’autosuffisance. La conscience

individuelle est devenue l’arbitre final. Mais, Panikkar se montre positif. Il croit, d’abord,

qu’un changement commence à se profiler. Il affirme voir un déplacement progressif de la

négation de l’objectivité vers l’affirmation positive de la subjectivité. C’est la naissance d’une

nouvelle conscience humaine universelle, une conscience qui est plus relationnelle. Le

théologien espagnol croit aussi qu’une nouvelle primatie de la dignité de la personne est en train

de se frayer un chemin. La dignité de la personne n’est pas en dehors de l’individu, ainsi la

1 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 432. 2 Ibid., p. 433. 3 Ibid., p. 434.

Page 421: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

422

liberté de la personne est-elle ontologique et non pas objective. Cela équivaut, pour notre

auteur, à dire que l’existence précède l’essence et les idées. L’expérience du pluralisme incite

également à « relativiser » les croyances et à faire confiance à l’autre.

L’homme est essentiellement un homo religiosus, affirme notre auteur, et la religion ne

s’oppose pas à la liberté, contrairement à ce qu’on a toujours dit ou cru. En effet, « sanctifier »

la liberté a signifié lui mettre un frein, empêcher l’homme de cheminer vers son but. C’est pour

cette raison qu’on on met généralement des limites à la liberté personnelle extérieure par respect

pour la liberté des autres. Institutionnaliser la liberté pourrait être considéré comme un acte de

soumission. Panikkar ne voit pas ainsi la chose. Il n’est pas question, dit-il, « de transformer

la liberté en une nouvelle forme de religion, avec ses lois, ses devoirs, ses rites, etc., mais de

reconnaître que ce qui était représenté avant par la Loi, le Tout, le Devoir, etc., et qui a été

appelé religion, a comme centre ou comme âme la liberté ».1 Encore une fois, le théologien ne

peut pas concevoir la religion séparée de la liberté. Quelle définition donne-t-il de la religion ?

La religion est pour lui une « voie de salut »2 ou de libération ; le terme « voie » est utilisé pour

désigner un moyen quelconque (action, amour, volonté, etc.) employé par l’homme pour

atteindre le salut, le destin, la finalité ou l’objectif de sa vie. La religion n’est donc pas le but

lui-même mais l’outil ou le chemin emprunté pour y arriver. La religion a été identifiée aux

institutions religieuses les plus connues. Panikkar croit pouvoir identifier le caractère religieux

du communisme, de l’humanisme, voire aussi du sécularisme. Car la religion est tout ce qui

permet d’atteindre le but de l’existence, elle est une dimension humaine indéniable, tout comme

la foi, bien que notre auteur soit conscient que « la religion est une arme à double tranchant ».3

Dans ce sens, liberté et religion vont de pair, elles sont inséparables dans le sens où toutes deux

veulent la réalisation pleine de l’être humain. Réalisation que Panikkar considère ontonomique,

c’est-à-dire en relation constitutive avec les autres.

L’éthique du bonheur est ainsi étroitement liée à la religion et inséparable de la

recherche du sens de l’existence et de la liberté. La société contemporaine a besoin de

libération. Panikkar affirme de manière un tant soit peu radicale que la fin de l’homme est la

libération, libération de toute contrainte, de toute limite. Ainsi, « si la religion prétend sauver

l’homme, elle ne peut le faire qu’en lui montrant le chemin vers la plénitude de son être ».4

Mais, il y a plus : la religion est elle-même conçue comme un acte de libération. Ce qui veut

1 Ibid., p. 443. 2 Idem. 3 Ibid., p. 445. 4 Ibid., p. 446.

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423

dire, avec les mots du théologien espagnol : « [qu’] est libre celui qui fait ce qu’il veut, mais

aussi celui qui veut ce qu’il fait ».1 Panikkar ajoute : « Seulement un être libre peut être vrai,

car seulement ainsi il pourra exprimer ce qu’il est ».2 Il n’est pas difficile maintenant de voir

le lien que l’auteur fait entre religion, liberté et vérité. Dans toute recherche de liberté, il y a un

désir de vérité. En résumé, l’essence de l’acte religieux consiste dans la pleine réalisation de la

liberté. Soit il est libre, soit il n’est pas véritablement religieux. La liberté est essentielle pour

que l’acte religieux puisse s’accomplir véritablement.3 S’il n’en est pas ainsi, ce qui se fait est

de la magie. Encore une fois, l’éthique du bonheur proposée à la lumière de la pensée de

Panikkar lie ensemble religion, liberté et vérité dans le cadre des relations constitutives entre

tout ce qui existe. Il faut également le répéter : il n’est pas question ici de rejeter la loi ou

l’éthique déontologique. Avec Panikkar, mais aussi bien d’autres auteurs (notamment Thomas

d’Aquin), nous soutenons qu’à toute éthique adéquate du bonheur ou des vertus doit

nécessairement correspondre une éthique des devoirs. MacIntyre le dit ainsi : « le fait de savoir

appliquer la loi n’est possible que pour quelqu’un qui possède la vertu de la justice ».4

Le théologien espagnol parle en outre d’une religiosité séculière vécue aujourd’hui

comme une authentique expérience d’immanence divine. Ainsi, on compte de plus en plus de

gens qui se consacrent au service de la terre, de l’humanité, de la culture, de la société, de la

science et de la technologie tout, comme avant, des hommes et des femmes se consacraient au

service de Dieu. Le séculier devient peu ou prou sacré. L’homme projette dans le « mondain »

les valeurs religieuses réservées auparavant au sacré. Ce qui est plus intéressant, c’est que le

salut des hommes devient aussi le salut du cosmos. Il est aussi question de la libération du

cosmos. Peu à peu le cosmos cesse d’être un ennemi qu’il faut vaincre et exploiter. Il n’est

plus « un autre » qu’il faut aimer, car il fait partie de moi-même. Cela relève aussi de cette

histoire de liberté.

Il faut donc atteindre sa plénitude, se réaliser mais en relation avec la réalité tout entière.

Comme disait A. Næss, la réalisation du soi ne peut pas s’atteindre sans la réalisation du Soi.

La recherche du bonheur n’est donc pas une quête de satisfaction et de bien-être individuel où

1 Il y a ici un jeu de mots en espagnol avec le verbe « querer » qui pourrait être traduit soit par « vouloir », soit par

« aimer ». Dans ce sens, l’expression pourrait être traduite ainsi : « Est libre celui qui fait ce qu’il aime, mais aussi

celui qui aime ce qu’il fait ». Cette dernière traduction irait dans le sens de l’expression d’Augustin : « Aime et

fais ce que tu veux ». 2 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 447. 3 Commentant les textes vétérotestamentaires qui parlent de l’exode, les exégètes font une réflexion extrêmement

intéressante. Le peuple d’Istarël ne peut pas rendre un culte à Dieu dans l’esclavage (Egypte), il faut qu’ils soient

libres pour qu’ils puissent servir Dieu, mais aussi pour qu’ils puissent aussi recevoir la loi (décalogue) de Dieu. 4 A. MacIntyre, Quelle justice ? Quelle rationalité ? Paris : Puf/Léviatan, 1993, p. vi.

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424

chacun construirait son bonheur. L’éthique écosophique ne peut pas accepter ces affirmations.

Il ne s’agit pas d’une expression de ma volonté, pas plus d’un acte de puissance absolue réalisé

par un surhomme. C’est une seule et unique aventure de toute la réalité.

Mais, la réalité est complexe, la quête de sens et de bonheur est toujours accompagnée

de la vulnérabilité. La réalité tout entière est vulnérable. L’homme en tant que conscience et

pontife doit assumer son rôle. Il doit se cultiver pour pouvoir cultiver le monde qui l’entoure.

C’est un autre aspect de l’éthique que nous voulons maintenant découvrir.

3.4 Une éthique éco-théo-sophique de la vulnérabilité et du « care »

Ne pas prêter seulement attention au sujet rationnel, nous semble être un élément

constitutif d’une grande importance pour notre éthique. L’éthique écosophique dont nous

parlons, basée sur les relations intrinsèques entre toutes les entités, doit pouvoir être pensée de

deux points de vue, à savoir, la vulnérabilité et le « care ». Tous les êtres vivants partagent une

certaine vulnérabilité et ont donc besoin du « care ».

Lorsqu’on parle du « care », on fait habituellement référence à la figure féminine. Le

« care » dans la société occidentale a été assumé par les femmes. Les propos masculinisants

doivent être abandonnés parce qu’ils se trouvent à la base de la conquête de la nature. Il faut

adopter « un discours plus féminin d’amour et d’affection ». Ceci correspond très bien au

souhait de Panikkar :

Nous avons besoin d’une attitude ‘féminine’ pour la recevoir [la paix]. Notre civilisation

dominante a relégué le féminin à une position d’infériorité. Et, en disant ‘féminin’, je ne me

réfère pas seulement aux femmes dans nos sociétés mais à l’attitude féminine sur laquelle,

évidemment, les femmes en savent beaucoup plus que les hommes. […]. Je me réfère à l’attitude

réceptive face à la vie, les choses, la réalité ; à l’attitude qui, en recevant et embrassant,

transforme.1

C’est une attitude plus contemplative ou réceptive et moins rationnelle ou « agressive »2

de la vie. Le terme qui résume bien cette idée est celui de sagesse. Pour trouver une solution

adéquate aux problèmes écologiques, affirme C. Larrère, il faudrait changer de métaphore,

c’est-à-dire renoncer à la « wilderness » masculine pour faire place au « jardin » comme

1 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 31-32. 2 R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 31.

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425

métaphore du féminin « qui n’implique pas de rapport immédiat à la domination ».1 Comme le

précise C. Pelluchon, il est question d’une éthique « antispéciste »2, quoique Panikkar n’en

resterait pas là, il irait plus loin : tout ce qui existe est sujet de la vulnérabilité car il s’agit d’êtres

inachevés. Cette affirmation renvoie, une fois de plus, à l’interrelation qui existe entre tous les

êtres : rien ne subsiste isolé. Vulnérabilité et interdépendance s’opposent à l’abstraction d’êtres

isolés et indépendants. Dans ce but, S. Laugier invite à déplacer « le questionnement de la

valeur de l’objet aux relations que nous entretenons avec lui »3, afin de fournir de nouveaux

arguments. C’est ce que propose d’ailleurs Panikkar, en rajoutant néanmoins qu’il faudrait

préciser en quoi consistent ces relations. Les théories de la vulnérabilité et du « care » nous en

donnent le cadre.

Nous le savons déjà : l’écosophie de Panikkar est une invitation à s’engager activement

dans et pour la vie ; il est question de « cultiver » l’amour envers tout ce qui nous entoure. Le

mot « cultiver »4, très cher à Panikkar, nous permet d’établir un lien entre l’intuition

cosmothéandrique et l’éthique du « care ».5 « Cultiver » et « prendre soin »6 semblent aller à

peu près dans la même direction. Il suffit de lire cette proposition dans le contexte théologique

pour trouver les idées communes.

J. Tronto donne une définition intéressante du « care », qu’il vaut la peine de reprendre

ici :

[Le care est] une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour

maintenir, perpétuer et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que

possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments

que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.7

Il est fort connu que le « care » a été réduit à certaines activités réalisées par, voire

réservées pour, certaines femmes d’une catégorie subalterne. Le « care » est donc maintenant

1 C. Larrère, « Care et environnement : la montagne ou le jardin ? », S. Laugier, Tous vulnérables ? Le care, les

animaux et l’environnement. Paris : Payot, 2012, p. 250. Dans l’ouvrage Penser et agir avec la nature. Une

enquête philosophique, C. et R. Larrère insistent sur le caractère viril de certaines activités promues par les amants

de la wilderness : « Chasse au gros gibier, longues marches, descentes dangereuses de rivières » ; cf. op. cit., p.

32-33. 2 Cf. C. Pelluchon, L’autonomie brisée, bioéthique et philosophie. Paris : Puf/Léviatan, 2009. 3 S. Laugier, Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, op. cit., p. 175. 4 Voir, par exemple, R. Panikkar, Eloge du simple, op. cit., p. 87-90 5 Développée aux Etats-Unis par Carol Gilligan dans les années 1980 dans le cadre d’une psychologie du

développement moral. 6 Joan Tronto propose de traduire le mot « care » à la fois par sollicitude et soin ; cf. J. Tronto, Un monde

vulnérable. Pour une politique du care. Paris : La Découverte, 2009, p. 142. 7 Ibid., p. 143.

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426

compris comme étant une activité dont nous avons tous besoin et qui doit être exercée par tous.

Il est question ici d’une activité et non pas d’une réflexion ou d’une activité intellectuelle : « ce

n’est pas seulement affaire de connaissance ou d’affection, elle est affaire d’apprentissage de

l’expression adéquate et d’éducation de la sensibilité ».1 Panikkar aurait sans doute préféré le

mot « expérience ». Le « care » serait dans ce cas pour notre auteur, non seulement une activité

qui se fait et qui passe, mais une expérience qui jaillit du plus profond de l’être. Prendre soin

de tous les êtres vulnérables fait partie de notre essence, mieux encore, de l’essence même de

tous les êtres, même si « on ne naît ‘caring’, on le devient […] par le travail ».2 Le « care »

s’apprend, il peut devenir une vertu. Dans un système où tout est en interdépendance, chaque

membre du système doit soigner les autres de manière directe ou indirecte. Directe, c’est-à-

dire en les protégeant ou en leur prêtant une assistance immédiate ; indirecte, c’est-à-dire en

respectant le rôle de chacun dans la chaîne de la vie. « Maintenir », « perpétuer » et « réparer »

sont les mots employés par Tronto. Panikkar y adhérerait, nous semble-t-il, sans problème.

Tout ce que nous faisons (praxis) doit être fait dans le seul but de maintenir et perpétuer

l’aventure de la vie. Dans le cadre actuel de la crise, il faudrait chercher les moyens nécessaires

pour réparer le monde abîmé par l’action même de l’homme. Nous savons déjà dans quel sens

va la proposition du théologien espagnol. Le « care » ne se limiterait donc pas aux relations

entre personnes humaines, il comprendrait aussi les objets et l’environnement en général. Dans

le réseau dont parle Tronto, il faut sans doute rajouter le divin, élément indispensable de la

pensée de Panikkar. Il faudrait tout de même faire attention car Dieu est un terme

« homéomorphique »3, c’est-à-dire unique en sa graphie mais qui peut prendre une pluralité de

sens. Il faudrait ici le comprendre non pas comme la divinité, mais comme ce qu’il y a

d’inachevé dans tous les êtres.

Nous avons insinué dans la première partie de cette recherche que la crise écologique

touchait de manière particulière le pauvre. Comprenons maintenant la pauvreté non

exclusivement en relation à l’être humain mais, par extension, à celui qui a moins de pouvoir

1 P. Molinier, S. Laugier et P. Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité.

Paris : Payot, 2009, p. 24. 2 Ibid., p. 12. 3 Panikkar parle d’équivalents homéomorphiques. « Les équivalents homéomorphiques sont ‘équivalents

fonctionnels’ ou correspondances profondes qu’on peut établir entre paroles et concepts qui appartiennent à des

religions ou à des cultures différentes, en allant au-delà de la simple analogie. C’est ce que Panikkar définit par

«analogie fonctionnelle de troisième degré» dans lequel ni le signifiant et ni la fonction, même si similaires, ne

sont les mêmes. Par exemple : Dieu et Brahman, ou le Christ des Chrétiens et l’Ishvara de l’Hindouisme. ‘Par

homéomorphisme, nous entendons la fonction ‘topologique’ ou analogie correspondante (un équivalent

fonctionnel) à l’intérieur d’un autre système’ » (Il Cristo Sconosciuto dell’Induismo, Milano : Jaca Books, 2008).

Voir le site http://www.raimon-panikkar.org/francese/gloss-equivalents.html, consulté le 28/09/15.

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427

ou d’importance dans la société. Tronto parle du « care » comme étant le « pouvoir des

faibles »1 pour dire que ceux qui prennent soin des autres procurent une assistance essentielle à

la vie. Dans la chaîne de relations que la réalité conforme, tous les éléments doivent se soucier

des autres, pourrait dire Panikkar. C’est le sens des expressions « se cultiver » et « cultiver »

que notre auteur aime tout particulièrement utiliser. Il affirme : « Le sens de la vie consiste à

faire de chacun de nous une œuvre d’art. Pour réaliser cette création artistique nous avons

besoin de la collaboration de tout l’univers, depuis le divin jusqu’à la matière ou jusqu’à nos

prochains ».2 Panikkar montre aussi une sincère préoccupation pour les pauvres :

La situation historique du monde actuel est simplement désespérée. Il n’y a pas de

véritable issue de ‘développement’ pour les masses faméliques qui constituent plus de la moitié

de la population mondiale. Il n’y a plus de consolation pour les millions de personnes qui ont

été lésées mentalement et physiquement à cause d’une mauvaise nutrition. […]. Les biens

doivent être répartis maintenant, et non pas lorsque Dieu et le (c’est-à-dire, mon) parti auraient

gagné.3

Apporter un soin au plus faible devient ainsi une action naturelle. Dans la chaîne de la

vie, soigner le faible est indispensable. Nous le voyons déjà chez les animaux qui prodiguent

des soins particuliers envers les blessés ou les faibles. L’éthique éco-théo-sophique invite d’une

manière toute naturelle à la sollicitude envers les plus faibles. Panikkar rejoint ici les

propositions de L. Boff dont nous déjà avons parlé antérieurement. Etre moralement bon

signifie donc que chacun s’efforce de répondre aux demandes de soin. C’est ce qui doit être

fait pour qu’une société soit considérée digne d’admiration, elle doit « apporter une sollicitude

adéquate à ses membres et à son territoire »4, dit Tronto. On pourrait encore une fois se poser

la question : quelle image doit-on se faire de l’homme violent et égoïste de notre société

industrialisée et développée ? Comment l’homme se perçoit-il lui-même ? M. Gaille parle du

« miroir moral » et se pose une autre question : « qui voulons-nous reconnaître dans ce miroir ?

Il s’agit de définir la personnalité morale que nous souhaitons incarner dans cette relation ».5

Une éthique éco-théo-sophique est telle parce que tous les membres de la communauté de vie

se soucient les uns des autres, non pas parce que Dieu ainsi nous le recommande ou parce que

tous sont des créatures de Dieu, mais parce que l’amour qui jaillit à l’intérieur de la Trinité se

1 J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, op. cit., p. 168. 2 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 147. 3 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 138-139. 4 J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, op. cit., p. 172. 5 M. Gaille, « De la crise écologique au stade du miroir moral », S. Laugier, Tous vulnérables ? Le care, les

animaux et l’environnement, op. cit., p. 227.

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répand dans toute la création, de Dieu vers tous les êtres et entre les êtres eux-mêmes. Ce n’est

donc pas parce qu’il est un commandement qui exige la justice et le respect d’autrui qu’il faut

agir, mais parce que cela surgit de l’intérieur comme un besoin, une exigence. C’est un état

d’esprit qui doit s’acquérir, tout en étant en même temps un don, une grâce. On pourrait faire

référence ici à maints textes de l’Ecriture, notamment celui de Jérémie, chapitre 20 :

8Car toutes les fois que je parle, il faut que je crie, que je crie à la violence et à

l'oppression ! Et la parole de l'Eternel est pour moi un sujet d'opprobre et de risée chaque jour. 9Si je dis : Je ne ferai plus mention de lui, Je ne parlerai plus en son nom, il y a dans mon cœur

comme un feu dévorant qui est renfermé dans mes os. Je m'efforce de le contenir, et je ne le

puis. 10Car j'apprends les mauvais propos de plusieurs, l'épouvante qui règne à l'entour :

Accusez-le, et nous l'accuserons ! Tous ceux qui étaient en paix avec moi observent si je

chancelle : Peut-être se laissera-t-il surprendre, et nous serons maîtres de lui, nous tirerons

vengeance de lui !

Mais aussi Job 32, 18 : « Car je suis plein de paroles, l'esprit me presse au dedans de

moi » et le Psaume 39, 3 : « Mon cœur brûlait au dedans de moi, un feu intérieur me consumait,

et la parole est venue sur ma langue ». Avec Panikkar, on peut affirmer qu’il s’agit de l’action,

de l’élan, de l’énergie de l’Esprit qui se manifeste en nous. Il est question d’apprendre à laisser

agir cette force intérieure.

Dans ce sens, un réflexe doit se cultiver : penser nos objectifs individuels, nos ambitions,

nos projets en fonction du tout ; il faut apprendre à rester attentifs aux autres. L’égoïsme dans

lequel nous nous complaisons dans cette société de consommation fait qu’il est si facile

d’ignorer et d’écarter les autres et de nous préoccuper exclusivement de nous-mêmes ou, tout

au plus, de nos proches (et encore !). Tronto l’exprime clairement : « L’aspect le plus

préoccupant de l’inattention est la réticence que nous avons à orienter notre attention vers les

autres ».1 Car le moi a aussi besoin de « care », autrement dit de l’amour inconditionnel de

l’autre. L’espérance ne peut pas nous faire tomber dans la résignation. Notre théologien invite

à la « lutte ». L’éthique du « care » et celle que nous proposons ici demandent de descendre de

son ego érigé en piédestal. Il ne s’agit pas de renoncer à son projet individuel, mais d’apprendre

à le construire en tenant compte de tout ce qui m’entoure (les choses et les êtres vivants).

L’interdépendance est sans doute difficile à accepter. Mais c’est la vie trinitaire elle-même qui

nous le demande. Construire dans l’amour trinitaire implique de tenir compte d’autrui dans

1 J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, op. cit., p. 176.

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tout ce qu’on fait ou entreprend. Mais implique aussi de vouloir bâtir ensemble et non d’exclure

l’autre parce qu’il représente un obstacle pour atteindre mes objectifs.

Il est sans doute aussi question de responsabilité. Celle-ci ne peut pas être limitée à un

ensemble de règles à respecter ou à accomplir. Ce n’est pas seulement ce qu’on a ou n’a pas

fait. J’agis parce que l’autre qui est dans le besoin fait partie de moi-même, parce qu’en lui

tendant une main, j’œuvre pour le bien et l’intérêt commun. Je le fais parce que je sais que j’ai

moi-aussi besoin du « care ». « Care » et amour deviennent des synonymes. C’est seulement

de cette manière que chacun arrive à atteindre sa plénitude. La vie n’est plus une aventure

solitaire. Le bonheur que nous évoquions devient ainsi une tâche pour aujourd’hui. C’est le

sens qu’il faudrait donner à la tempiternité panikkarienne. Disons-le avec les mots d’A. Comte-

Sponville : « Il s’agit d’habiter cet univers qui est le nôtre, ou plutôt qui nous contient, où rien

n’est à croire, puisque tout est à connaître, où rien n’est à espérer, puisque tout est à faire ou à

aimer ».1 Lui-même cite une phrase émouvante qui va tout à fait dans le sens de notre auteur

espagnol : « Je ne désire rien du passé. Je ne compte plus sur l’avenir. Le présent me suffit. Je

suis un homme heureux, car j’ai renoncé au bonheur »2, ou bien, comme disait M. Eliade citant

le Sâmkhya-Sûtra : « Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir ; car l’espoir est la plus

grande torture qui soit, et le désespoir le plus grand bonheur ».3 Le sage n’espère rien, dit la

tradition orientale, car il ne désire plus que le réel.

Il est clair que dans cette perspective, l’universalisme n’est plus possible ou, du moins,

n’est plus le plus important. Il ne s’agit plus de trouver une norme universelle qui permette

d’agir dans le bien de tous ou du plus grand nombre.4 Les réponses seront ainsi toujours

données dans un contexte et une histoire bien précis. A. MacIntyre le dit ainsi : « D’abord,

toute morale est toujours, à un certain degré, socialement liée au particulier et au local, et

l’aspiration de la morale moderne à l’universalité sans particularité n’est qu’une illusion.

Ensuite, nous ne pouvons posséder les vertus qu’en tant qu’éléments d’une tradition, au sein de

laquelle ces vertus et la compréhension que nous en avons sont héritées d’une série de

prédécesseurs dont les sociétés héroïques sont la première étape ».5 Le « care » doit toujours

1 A. Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément. Paris : Editions Pleins Feux, 2010, p. 47. 2 J. Renard, Journal, 9 avril 1895 (Edition 10-18, 1984, tome I, p. 265) ; cité par A. Comte-Sponville, Le bonheur,

désespérément, op. cit., p. 49. 3 Sâmkhya-Sûtra, IV, II ; cité par M. Eliade, Le Yoga. Paris : Payot, 1972, chap. I, rééd. 1983, p. 40 ; cité par A.

Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, op. cit., p. 48. 4 L. Raïd affirme que l’éthique du « care » va « contre les éthiques dominantes universalistes concevant la moralité

comme application de principes impartiaux » ; cf. L. Raïd, « De la ‘Land ethic’ aux éthiques du care », S. Laugier,

Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, op. cit., p. 174. 5 A. MacIntyre, Après la vertu, op. cit., p. 124.

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être placé dans un lieu culturel et politique concret. « Si nous nous contentons d’énoncer des

principes universels sur la nécessité du care, nous serons alors dans l’incapacité de déterminer

dans quelle mesure il est bien accompli au cours de son processus. […] La solution à nos

problèmes actuels consiste à changer nos conceptions des intérêts, des besoins, des frontières

morales, de sorte qu’il semblera plus coûteux d’ignorer les préceptes de la morale […] il nous

faut un nouveau type de théorie politique et sociale »1, dit Tronto, avec qui Panikkar serait tout

à fait en accordance. L’éthique doit donc toujours être contextualisée, on ne peut plus continuer

à chercher une éthique qui réponde à toutes les situations. L’éthique éco-théo-sophique ne croit

pas qu’on pourra résoudre les problèmes par l’invocation de principes abstraits. Penser

l’éthique sous la catégorie de la relation plutôt que de l’objet a sans doute un sens politique.

Pour cela, l’éthique et la politique sont inséparables. Nous y reviendrons.

En résumé : l’éthique du « care » et l’éthique éco-théo-sophique que nous proposons

déplacent le questionnement de la valeur de l’objet aux relations existantes et constitutives de

la réalité tout entière. Il s’agit de mettre en place une éthique relationnelle et contextuelle, non

pas contextualisée. Il devient impératif de passer d’une théologie de la domination, où la nature

est un objet entre les mains de l’être humain, à une théologie de l’amour où il n’y a pas d’objets

mais des relations essentielles et constitutives. La Trinité Divine en est le symbole et la source.

Le « care » initialement pensé entre les humains doit être élargi au cosmos en général et doit

aussi inclure l’aspect divin. Nous devons « soigner » nos relations avec les autres, avec le

cosmos et avec Dieu.

Pour que nous puissions avoir une propension vers le « care », il faut aussi une

disposition intérieure qui porte la personne vers ceux qui ont besoin d’aide, y compris nous-

mêmes. Il faut nous reconnaître comme étant vulnérables et donc nécessiteux d’aide. Cette

disposition ne pourra venir que d’une acquisition de vertus particulières. C’est le sens que nous

croiyons pouvoir dégager de l’expression panikkarienne « se cultiver ». Il faut d’abord « se

cultiver » soi-même pour pouvoir ensuite cultiver d’autres champs.

1 A. Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, op. cit., p. 203.

Page 430: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

431

3.5 Une éthique éco-théo-sophique séculière des vertus

L’homme d’aujourd’hui a peur du silence, a peur de se retrouver seul avec lui-même.

C’est pour cela qu’il s’entoure de choses matérielles qui lui « parlent ». De la proposition de

notre auteur, nous pouvons inférer un intérêt tout particulier pour un retour vers le soi-même.

L’éthique séculière des vertus que nous nous aventurons à présenter insiste sur deux aspects.

D’une part, l’importance de la sécularité et, d’autre part, l’intériorisation comme condition

essentielle pour l’acquisition des vertus.

De la sécularité, nous avons déjà longuement parlé. Rappelons tout de même quelques

éléments importants pour le développement qui suit, toujours dans le cadre de l’écosophie.

Panikkar met l’accent sur le présent, si bien que c’est ici et maintenant que tout se joue et non

pas dans un hypothétique avenir. Sans rejeter explicitement l’eschatologie chrétienne

traditionnelle, notre auteur souhaite dévoiler une spiritualité fataliste qui fait que le pauvre et

ceux qui souffrent se résignent à leur condition en pensant au « futur » heureux dans le ciel. Le

Royaume des cieux est ici. La vie heureuse ne doit pas être reportée ou renvoyée à plus tard,

elle est possible même au milieu des souffrances, ici et maintenant. La sécularité, le sæculum,

est ainsi le lieu où se joue le destin de tout ce qui existe, non seulement de l’homme mais de

tout : « Les choses humaines sont divines, le ciel est sur la terre, la compassion et l’amour sont

les vertus suprêmes, la quotidienneté est la perfection et le séculier est sacré ».1 Panikkar parle

d’une « sécularité sacrée » en rapport étroit avec la temporalité qui est à l’intérieur d’une réalité

qui ne s’épuise pas dans sa temporalité. L’être est temporel, certes, mais il a aussi quelque

chose de plus, avons-nous dit plus haut. La sécularité renvoie donc à la question du temps et

de l’espace, c’est-à-dire à la dimension matérielle de la réalité. Rien dans la conscience

humaine n’échappe à la matérialité. Avec radicalité, notre auteur affirme qu’il ne faut pas

attendre un monde meilleur dans un endroit paradisiaque où il n’y aurait plus de douleur ou de

souffrance. Dire que ce monde est un lieu de souffrance et de douleur et qu’il y en aura un autre

où tout cela sera dépassé invite au rejet du monde présent. Au milieu des maux de ce monde il

faut construire sa béatitude. La temporalité a donc un caractère ultime. L’éthique éco-théo-

sophique insiste ainsi sur l’importance du présent. Elle ne le méprise, ni ne le présente comme

un pas préalable ou inférieur à la vie bonne définitive. Il n’y a plus deux cités, les dieux sont

engagés ici dans la seule aventure de la réalité. Ils ne nous attendent pas dans l’Ouranos pour

y vivre dans la plénitude et le bonheur. Panikkar croit profondément qu’un Dieu sans le monde

1 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 56.

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432

n’est pas un Dieu réel. Pour lui, la dimension cosmique n’est pas un simple et superflu

appendice des autres dimensions de la réalité, mais une partie également importante du tout.

En outre, nous l’avons vu, un être purement immatériel n’est qu’une abstraction, autant qu’un

être uniquement matériel. Il n’existe pas d’âme sans corps ni de dieux désincarnés. Il n’y aurait

pas non plus de matière, d’énergie ni de monde spatio-temporel sans les dimensions consciente

et divine.

Les conséquences de tout cela pour l’éthique sont lourdes. Elle invite avant et surtout à

l’engagement personnel, ici et maintenant. « Se cultiver » est la condition sine qua non pour

atteindre la plénitude ou la réalisation personnelle, mais aussi pour vivre en harmonie avec toute

la réalité. « Se cultiver » veut dire, dans la pensée de Panikkar, rentrer en soi-même et comme

premier pas vers l’acquisition des vertus. Arrêtons-nous un peu sur ce dernier point.

3.5.1 L’intériorisation : chercher le silence

La poursuite du plaisir et de l’avoir a fait qu’un bon nombre de contemporains se soient

égarés en chemin. Ils cherchent à remplir le vide en satisfaisant leurs désirs, mais sentent le

besoin urgent de retrouver l’unité perdue. L’homme est de nos jours, un être fragmenté, scindé,

divisé ; dans sa recherche de sens, il a cru pouvoir remplir le vide en se tournant vers l’extérieur.

Or, ce n’est pas en dehors de lui-même qu’il va retrouver la route. Panikkar croit qu’il faut

plutôt se tourner vers l’intérieur. Parler d’intériorisation implique, pour Panikkar, de parler de

mystique et suppose inévitablement de parler du silence.

Souvenons-nous que, pour notre auteur, tout homme est un mystique. Mais comprenons

bien ce mot qui porte une lourde charge sémantique. Le réel ne peut pas être perçu uniquement

par le logos ; il y a aussi l’indescriptible, le spirituel, le mystique, qui n’est perçu que par un œil

spirituel, c’est-à-dire par la foi. Il faut donc que le logos et la sophia s’embrassent : la raison

ne doit pas être le seul chemin d’accès au réel. Le mot mystique renvoie à une expérience qui

se fait à l’intérieur de la personne. C’est une véritable expérience et pas seulement une « doxa ».

Celui qui fait cette expérience sait qu’elle est vraie. La mystique, avons-nous dit, évoque

l’intuition cosmothéandrique dans laquelle tout est connecté (le cosmos, la divinité et l’homme),

dans un système de relations trinitaires. Il s’agit sans doute d’un tournant décisif. La mystique

est pour Panikkar une « expérience intégrale de la Vie ».1 C’est l’expérience elle-même et non

1 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 17.

Page 432: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

433

pas une interprétation de l’expérience. La société d’aujourd’hui, affirme le théologien

espagnol, n’invite pas à réaliser des expériences complètes, les gens vivent distraits, à un niveau

superficiel. Dans ce sens, la mystique est une conscience profonde d’être vivant. Dans le

contexte qui nous occupe, l’éthique éco-théo-sophique demande de réaliser une introspection

personnelle profonde dans le but de recouvrer la conscience d’être vivant. « Le chemin est

l’introspection, le voyage intérieur »1, assure Panikkar. Cela peut paraître banal et aussi

quelque peu obvie. Qui n’est pas conscient d’être vivant ? Nous croyons que,

malheureusement, une grande partie de la société se trouve aujourd’hui « endormie », plongée

dans un « sommeil » profond qui fait qu’elle n’est plus consciente de la réalité qui l’entoure ;

les contemporains ont été « anesthésiés » par le consumérisme et par l’abattage médiatique et

publicitaire qui lui donne du prêt-à-penser. Et lorsque le vide intérieur réapparaît, consommer

est la solution palliative. La mystique est inséparable du sæculum, autrement dit, de la vie de

tous les jours. Il n’est pas ici question d’expériences spirituelles bizarres, mais de vivre et de

faire une expérience2 totale du temps présent. L’homme est un mystique, car il « …est plus un

esprit incarné, un animal spirituel, qu’un vivant rationnel ».3 La mystique a rapport à la vie,

elle n’est pas étrangère à l’homme. Le lieu de la mystique est alors la vie, l’ordinaire de tous

les jours. Rappelons la belle phrase de Panikkar : « Le siège de la mystique n’est pas dans la

stratosphère, mais sur cette ‘terre des hommes’, même si le mystique a l’audace d’en escalader

les plus hauts sommets. Il ne rêve pas d’aller sur la lune, où il n’y a pas d’atmosphère, mais il

tente de monter sur le Tabor, sur le Sinaï, sur le Méru, sur le Kailasa, […] : c’est-à-dire ces

lieux terrestres où le ciel et la terre se rencontrent ».4 L’homme mystique est un homme qui vit

en plénitude sa vie et non celle des autres ou celle que d’autres lui proposent de vivre.

L’invitation à rentrer dans soi-même n’a pour but que de recouvrer cette conscience. C’est le

point de départ pour toute autre action.

Il en résulte la très intéressante relation étroite que tisse notre auteur entre mystique et

vie monastique. « Tout le monde, dit-il, porte en soi une dimension monastique qui devrait être

1 R. Panikkar, Eloge du simple, op. cit., p. 34. 2 Souvenons-nous de ce que Panikkar entend par expérience : « la conscience d’un contact immédiat avec le réel.

L’expérience sensible, par exemple, concerne ce toucher immédiat, moyennant les sens. Mais l’expérience sensible

n’est pas la seule possible ; on parlera aussi d’expérience rationnelle, ou encore, à un autre niveau, d’expérience

intellectuelle – l’expérience du troisième œil – pour recourir au langage de la scolastique qui distingue raison et

intellect. Mais ce langage est fluctuant. A ce troisième niveau, plutôt que d’expérience intellectuelle, je préférerais

parler d’expérience mystique ; cela, en suivant Platon, qui distingue ainsi ces trois niveaux : ta aisthêta, ta noêta,

ta mystika » ; cf. R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 229. 3 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 14. 4 Ibid., p. 209.

Page 433: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

434

cultivée »1, affirme avec certitude notre théologien. Nous retrouvons là le mot « cultiver » que

nous connaissons déjà, à côté d’une dimension que nous n’avions pas encore rencontrée, mais

qui renvoie finalement à une autre dimension déjà connue, à savoir, la foi. Pour Panikkar, l’état

monacal est un constituant, une partie, une dimension de l’être humain, un archétype. Panikkar

l’exprime ainsi : « l’état monacal, c’est-à-dire l’archétype dont le moine est l’expression,

correspond à une dimension, cet humanum, de sorte que tout être humain a potentiellement la

possibilité de réaliser cette dimension, qui doit être intégrée aux autres dimensions de la vie

humaine pour que l’humanum puisse être atteint ».2 On pourrait paraphraser Panikkar : tout

homme est un moine dans le sens où tous cherchent la réalisation de l’être humain qui est en

lui, la perfection, une vie pleine de sens et de bonheur. On ne devient pas moine pour faire

quelque chose mais pour être. Il est donc question d’être plus humain et dans ce but il faut se

demander quel est le sens de la vie, sachant qu’il ne s’agit plus d’une vie isolée, mais en relation

constitutive avec tout ce qui existe. Retrouver la dimension monastique de l’homme signifie

retrouver la « dimension constitutive de l’être humain »3, c’est pour cette raison que Panikkar

considère que l’état monacal n’est pas le monopole de quelques-uns. Chacun doit trouver le

chemin pour réaliser cette dimension, à sa manière et selon son histoire et ses possibilités. Il

n’est pas question de s’enfermer dans une enceinte physique, il est question de vivre « comme

un moine » dans la vie de tous les jours.

L’intériorisation dont parle Panikkar comme représentant une urgence renvoie

également à ce qu’il appelle la « quête du centre ». Ne pourrait-on pas rapprocher cette idée de

celle d’Augustin lorsqu’il dit de Dieu qu’il est intimior intimo meo ? Non pas que Dieu se

substitue à mon moi individuel, mais dans le sens où Dieu, la transcendance, l’Absolu,

l’Inachevé, etc., se trouve aussi au plus profond de l’être humain, à l’intérieur et non pas en

dehors de lui-même. Le centre dont parle Panikkar est une image pour indiquer l’ « endroit »

le plus profond ou significatif de l’être humain où se trouvent les stimulations, les motivations,

les intuitions, enfin le lieu où tous les mouvements trouvent leur origine. Avec des mots

toujours surprenants, le théologien écrit : « Le centre, d’autre part, n’a pas de dimension. Et

finalement, il n’existe pas ; il est vide, et c’est dans la mesure où il le sera qu’il restera immobile

pendant que la surface est agitée. Une autre façon de le décrire serait de dire qu’il est absolu,

c’est-à-dire illimité, sans liens, libre et pour cela compatible avec tout dans la mesure où il reste

1 R. Panikkar, Eloge du simple, op. cit., p. 29. 2 Idem. 3 Ibid., p. 31.

Page 434: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

435

détaché ».1 Si ce centre est vide c’est parce que l’homme a plutôt opté pour l’extérieur et que

la vie n’aura alors pas de sens. Le centre doit rester vide pour que les conflits de l’extérieur ne

lui fassent perdre le sens. C’est seulement de la sorte qu’il deviendra l’élan pour la mobilisation

extérieure.

Thomas d’Aquin a souvent été, nous le savons, une source d’inspiration pour notre

auteur. On pourrait voir ici, reformulée, la théorie thomasienne des actes intérieurs et extérieurs

laquelle renvoie en même temps à Aristote. Comme on le sait, pour l’Aquinate, la moralité se

place, d’abord et surtout, au niveau de l’acte intérieur et ensuite à son niveau extérieur. C’est

pour cette raison qu’il faut privilégier l’acquisition des convictions profondes bien ancrées dans

le cœur (comme étant le lieu des émotions) et pas simplement dans la tête (comprise comme le

lieu de la raison). Pour lui, la loi évangélique est avant et surtout une loi de liberté. Seul celui

ou celle qui agit par lui-même selon un « instinct » naturel perfectionné par la vertu peut agir

en pleine liberté. Cet « instinct » naturel renvoie à la loi naturelle dont nous avons déjà parlé

et qui pourrait poser un problème grave. En effet, comme l’a très bien vu MacIntyre, la théorie

morale de Thomas d’Aquin court le risque de rester un tant soit peu figée. Elle ne semblerait

pas avoir une connexion réelle avec la réalité physique, culturelle et historique mais davantage

avec une loi inscrite pour toujours dans le cœur des hommes. Le théologien espagnol ne serait

sans doute pas d’accord avec cette interprétation. Pour Panikkar, si nous l’avons bien compris,

l’éthique est étroitement liée au contexte culturel et historique. Nous aurons l’occasion d’y

revenir.

Avant de passer au point central de cette partie, il convient de dire quelques mots sur le

silence, notion très chère à notre auteur.

Intérioriser pourrait être un synonyme de « faire silence », se taire pour pouvoir écouter

la voix intérieure. Le silence passe avant la parole, dit Panikkar, il n’y a qu’un silence, alors

que les paroles sont multiples.

Il s’agit, dit-il, de la priorité du mythos sur le logos. […] il s’agit de l’innocence nouvelle

qui peut seulement dire pourquoi elle sent que tout est déjà dit et que le parler n’est qu’un

masque posé sur la réalité, qui la noie, quand elle ne constitue pas sa tombe. Ceux qui écoutent

le silence d’où émerge la parole n’ont souvent pas besoin des mots ; par contre, le silence est

noyé dans les paroles de ceux qui ne l’ont pas encore découvert.2

1 Ibid., p. 33. 2 Ibid., p. 80.

Page 435: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

436

Non pas que les mots ne soient pas importants, mais ils sont simplement secondaires ;

pour qu’ils soient remplis de sens, il faudrait qu’ils soient non pas précédés, car le silence n’est

rien, mais accompagnés par le silence. Cette position peut paraître un peu itérative, ou

ressembler à des discours déjà connus, prononcés et démodés. Et pourtant, nécessaire dans une

société où le bruit prend le dessus, masque l’être, mais révèle aussi une manière d’être. Le bruit

excessif n’est qu’une manifestation de plus du vide intérieur. Pour notre auteur, les paroles

doivent être prononcées lorsque la conscience a été éveillée, ce qui permet « de voir que la

parole est parole précisément parce qu’elle-même est incarnée par l’œuvre et la grâce de

l’esprit ».1

Pour Panikkar « le silence fleurit dans la prière »2, une prière qui ne prononce pas de

paroles. Il y a donc un lien étroit entre silence et prière. Il n’est pas question d’ouvrir en ce

moment une discussion sur ce sujet. Pour notre propos, il est important de souligner le besoin

et l’urgence pour l’homme contemporain de retrouver le silence et le calme, il est essentiel pour

lui de réapprendre à « perdre le temps » dans la méditation, dans la prière ou dans n’importe

quelle activité qui suscite le recueillement, qui coupe et donne en même temps un air nouveau ;

il s’agit donc d’arrêter le temps linéaire et accéléré qui détruit tout sur son passage. Dans la

société moderne, où la communication (enfin, l’information !) semble être le plus important,

arrêter le temps et les mots est indispensable. Il est question de récupérer le sens du sabbat.

Nous reviendrons sur ces points un peu plus loin.

Un pas important a été franchi vers le cœur de notre proposition. L’intuition

cosmothéandrique de Panikkar semble nous porter vers la récupération d’une éthique des vertus

qui ne soit pas détachée de leur contexte, culturel et historique. Lorsqu’on parle de vertus, il

faut toujours penser au contexte. Il reste tout de même une question : Comment faut-il parler

des vertus aujourd’hui dans le contexte d’une profonde crise écologique ?

3.5.2 Les vertus dans le contexte de la crise écologique

Il ne faut pas perdre de vue le contexte dans lequel cette réflexion se tient : la crise

écologique et la possibilité qu’elle implique d’une destruction totale de la vie sur terre, voilà

1 Ibid., p. 81. 2 Ibid., p. 82.

Page 436: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

437

l’horizon qui nous motive. Dans ce sens, il n’est pas pour nous question de relancer la

discussion générale sur les vertus, ni de proposer une liste renouvelée de vertus. Comme

MacIntyre l’a bien démontré dans son ouvrage Après la vertu, celles-ci apparaissent et

disparaissent en fonction de plusieurs facteurs, notamment du contexte historique et culturel.

Ainsi, par exemple, pour Homère, un homme est vertueux s’il réalise véritablement son rôle

social. Aristote, quant-à lui, prête une attention toute particulière à l’accomplissement du telos

de l’homme en tant qu’espèce, et pour les utilitaristes les vertus seront un moyen en vue d’une

fin. On pourrait continuer cette liste de manière presque indéfinie. Le thème de la vertu ou des

vertus sera toujours l’objet de farouches discussions. Une harmonie est peu probable. Cela dit,

il faudrait trouver, dans le contexte qui est le nôtre, un accord minimal. Un premier écueil, en

effet, semble déjà avoir été franchi : ce n’est pas seulement moyennant les normes ou

l’accomplissement des normes qu’on arrivera à discerner une solution à la crise. A la suite de

Thomas d’Aquin et de notre théologien, nous réaffirmons le besoin, voire l’urgence, de faire

accompagner les normes de leur esprit. Il faut donc recouvrer la sagesse dans laquelle les

normes plongent leurs racines.

Il faut aussi dire que le concept de vertu est pour nous secondaire, car il est en relation

étroite et dépendante avec la théorie ou simplement avec la vie qui la précède. C’est pour cela

que nous donnerons ici beaucoup d’importance aux récits, à la vie comme étant une unité de

sens et non pas de fragments isolés. MacIntyre affirme avec raison que : « L’unité d’une vertu

dans une vie n’est intelligible que comme la caractéristique d’une vie unitaire, d’une vie qui

peut être conçue et évaluée comme un tout ».1 Ce qui correspond très bien à la visée de notre

théologien, R. Panikkar. La vie est un tout inséparable, elle n’est pas faite de moments décousus

et sans liens les uns par rapport aux autres. Il en va de même des vertus. Elles ne sont pas

déconnectées les unes des autres, tout comme elles ne peuvent pas être présentes certaines fois

dans un contexte et absentes dans un autre. Ce fait invite par conséquent à donner une place

privilégiée au récit. La vie est un récit enchâssé dans une multitude de récits. Mais tous ces

récits sont interconnectés (ou « inter-in-dépendants, aimerait dire Panikkar). Je suis le

personnage principal de mon récit, mais le personnage secondaire de nombreux autres. Ainsi,

les « morceaux » d’histoire se retrouvent dans une seule et même histoire ou, comme aime dire

notre théologien espagnol, « dans une seule et même aventure ».2

1 A. MacIntyre, Après la vertu, op. cit., p. 200. 2 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 45.

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438

Dans cette unique aventure de toute la réalité, l’homme doit remplir un rôle particulier.

Il est le pont entre le ciel et la terre, affirme Panikkar. Mais, l’homme n’est pas une machine

programmée pour fonctionner toujours de la même manière. Les actions humaines sont

plurielles, car elles appartiennent à plusieurs récits. De même qu’une parole doit être située

dans son contexte, de même les actions de l’homme doivent être reliées au récit auquel elles

appartiennent. Dans ce sens, il convient aussi de bien définir en quoi consiste la quête du

bonheur. « L’unité d’une vie humaine est l’unité d’une quête narrative »1 dit MacIntyre, ce qui

veut dire que, même s’il n’y a qu’une seule aventure, des aventures ou des quêtes seront toujours

présentes et devront être prises en compte. Les quêtes singulières du sens – ou du bonheur –

sont la manière toute particulière de réaliser l’humanum présent en tout un chacun. La

recherche du bonheur personnel ne peut plus être séparée du cadre dans lequel nous vivons. Le

bonheur personnel est intimement lié à la possibilité de rester en vie de tous les êtres. Si parler

des vertus va de pair avec la recherche du bonheur, il faut également être conscient que cette

quête peut dévier. Les vertus peuvent aussi être la source du mal lorsque le désir d’exceller et

de vaincre peut corrompre une personne. La vertu ainsi comprise sera n’importe quoi d’autre

sauf une vertu. Dans le contexte théologique, il ne faut pas oublier la question du mal et du

péché présents dans la nature humaine.

Cette recherche personnelle du bonheur se fera donc toujours dans une communauté

particulière laquelle favorise ou peut favoriser un certain nombre de formes institutionnelles

qui aideront ou non à apprendre l’exercice des vertus. Il importe ici de souligner le fait que les

vertus ne peuvent être détachées ni de leur contexte historique ni des autres personnes. Ce qui

veut dire qu’une éthique éco-théo-sophique accorde beaucoup d’importance à la tradition. La

société individualiste contemporaine a voulu rayer toute relation et toute tradition pour instaurer

un nouveau style de vie dans lequel la seule chose qui compte est l’individu solitaire. Or,

l’histoire de ma vie s’insère dans l’histoire d’une famille, d’une communauté, d’une tribu, d’un

pays et, bien entendu, de la communauté planétaire qui se glisse aussi dans une histoire plus

vaste mais inconnue ou méconnue : la vie du cosmos. Vouloir supprimer les origines signifie

donc couper les racines et déformer les relations. Il s’avère donc fondamental de reconquérir

la conscience. C’est, croyons-nous avec notre auteur, le premier pas et le plus important à faire.

Toutes les actions menées ensuite en découleront.

1 A. MacIntyre, Après la vertu, op. cit., p. 212.

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439

Ajoutons que le contexte pluriel dans lequel on se trouve, oblige à suivre une ligne de

conduite plutôt qu’une autre. S’il est vrai que nous allons privilégier une certaine lecture

chrétienne des vertus, il est non moins vrai qu’une nouvelle lecture s’impose à la lumière du

contexte et de la situation présentes. En effet, la gravité de la situation exige une réponse

radicale. Il ne sera pas toujours possible de rester dans le juste milieu aristotélicien. La justice

demande, par exemple, qu’on s’incline davantage en faveur de ceux qui portent le poids imposé

par les favorisés. Dans ce sens, l’appel d’André Dumas1 à l’indignation est tout à fait pertinent.

Dans son ouvrage Les vertus…encore, Dumas prend quelques « risques » pour parler des vertus,

alors que la tradition opte pour la prudence. Prenons trois exemples pour illustrer le pouvoir de

la réflexion dans ce texte. Il s’agit, d’abord, de « La vertu, jamais »2, des vertus de

« L’indignation »3 et de « La violence ».4 Même s’il est difficile d’y déceler une structure, il y

a, dans ces chapitres, une manière particulière de procéder : une question ou des questions qui

sillonnent la rédaction, le renvoi constant à l’Ecriture Sainte, la préoccupation toujours présente

pour la société d’aujourd’hui et la référence à la tradition philosophique et théologique. Pour

essayer de mieux saisir l’intention de l’auteur, il est opportun de reprendre ses mots : « La vertu

n’a plus à se hausser comme un idéal. Elle se cueille comme un fruit inconscient de sa valeur »5.

André Dumas semble ne plus vouloir parler de la vertu comme d’un sommet. En tant que

chrétien, il préfère parler des fruits ; il distingue, en effet, ce qui vient de l’activité de la volonté

et ce qui est un don, et affirme que la grâce de Dieu ne dispense pas l’homme du travail car

« Dieu donne, fonde et plante mais c’est à l’homme de bâtir, de labourer, de prendre soin et de

travailler »6. D’une certaine manière Dumas rejoint, semble-t-il, Aristote et, à sa suite, Thomas

d’Aquin, lorsqu’il indique qu’il faut tout de même un certain effort, tout en s’en éloignant car,

pour lui, il ne s’agit pas seulement d’une conquête personnelle.

L’auteur part d’une constatation : là où fleurit la vertu, peut aussi surgir le vice. On

vient de le signaler. La vertu revient à chaque fois qu’il y a décadence. Surgit donc la question :

Qu’est-ce que la vertu qui attire tellement de regards ? N’est-ce pas le pire des vices ? Il faut

constater que notre époque – ou celle de Dumas – paraît ne plus vouloir en parler. La vertu

n’est plus ce qu’elle était, il se peut qu’elle ne soit plus à la mode, en tout cas le mot vertu ne

l’est plus. De cette constatation se dégagent deux définitions pour la vertu ; il est d’abord dit

1 Voir A. Dumas, Les vertus… encore. Paris : Desclée, 1989. 2 Ibid., p. 9-16. 3 Ibid., p. 57-77. 4 Ibid., p. 103-123. 5 Ibid., p. 16. 6 Ibid., p. 15.

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440

que « La vertu c’est un sursaut des dégoûtés de la vie et de la société. La vertu est le rêve

d’avenir qui permet de ne pas désespérer du présent, même si ce rêve vertueux peut engendrer

des monstres, quand le réel refuse de se conformer au souhaitable »1 ; ensuite, « la vertu est une

déesse, trop abstraite et trop solitaire, pour ne pas risquer de se muer en idole inexorable, puis

en ogresse aveugle »2. Remarquons que ces deux définitions partagent un double aspect ;

d’abord, l’aspect individuel de la vertu (un rêve d’avenir, une déesse solitaire), et ensuite, la

possibilité de déviation (devenir un monstre, une idole inexorable ou une ogresse aveugle).

C’est pour cela que la vertu ne doit jamais s’énoncer au singulier. Entre ces deux définitions,

notre auteur parle des révolutions de Montesquieu, Rousseau, Robespierre. Les révolutions,

dit-il, se font toujours au nom de la vertu et elles tirent de celle-ci leur « élan et [leur] énergie ».

Que doit faire le chrétien ? Que dit la Bible sur les vertus ? Le mot arétè (virtus) est presque

absent du Nouveau Testament ; en effet, il n’apparaît qu’à trois reprises, une fois dans l’épître

aux Philippiens (4, 8) et deux autres fois dans les lettres de Pierre (1 Pi 2, 9 ; 2 Pi 1, 3). Pourquoi

ce manque ? L’auteur pense que le mot est trop fort pour évoquer ce que l’homme fait et trop

faible pour désigner les actions de Dieu. Ainsi a-t-il été substitué par les termes grâce et foi.

Par ailleurs, la Bible adopte plutôt un vocabulaire symbolique. Effectivement, les vertus sont

des fruits, des talents, des dons, des semences, ou enfin, comme le dit Dumas, des « grâces non

méritées »3. Les fruits de l’Esprit sont aussi les vertus humaines : amour, foi, espérance, paix,

joie, entre autres. Il est donc question, chez Dumas, sur l’un des plans, d’un don reçu

inconsciemment et gratuitement et sur l’autre, de savoir le garder.

Le deuxième exemple est tiré de L’indignation, présentée comme une vertu. L’auteur

se sert d’un texte de Durkheim pour avancer sa thèse : l’homme actuel vit dans l’inquiétude, les

contestations et les insatisfactions. Dès le début de son texte, Dumas fait alors une invitation

qui traversera tout son écrit : il faut aimer l’indigné dans sa révolte sans vouloir le tempérer.

Effectivement, s’indigner veut dire « aller trop loin », ne pas rester dans le calme du milieu,

mais dans la bourrasque des extrémités. Ces démesures, malheureusement, n’ont pas été bien

reçues, ni dans la tradition chrétienne ni dans la sagesse grecque. Les extrémistes appartiennent

aux ténèbres.

Constatons qu’aucune liste des vertus ne mentionne l’indignation. Il en va de même

avec les philosophes et les théologiens qui, eux, se tournent plutôt du côté du juste milieu

1 Ibid., p. 10. 2 Idem. 3 Ibid., p. 15.

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441

aristotélicien. En effet, Aristote, et avec lui toute la morale chrétienne classique, dit que « la

disposition permanente de choisir en se tenant dans le milieu déterminé par la raison »1 est

juste ; il y a sans doute en arrière pensée l’idée d’ordre et d’équilibre. Il en va de même pour

saint Thomas qui affirme que « dans sa substance, la vertu est toujours un milieu ».2 A la

lumière de ces assertions, la foi sera aussi définie comme un milieu, et ne sera jamais placée

dans les extrémités. Elle se trouvera entre l’audace et la timidité, tout comme la tempérance se

situera entre la gourmandise et l’insensibilité, et l’espérance entre la présomption et le

désespoir. Les vertus représentent donc plutôt un milieu. Pour les traditions philosophique et

théologique, étant un excès, l’indignation n’aurait pas pu être comptée comme une vertu. Qu’en

est-il des Réformés ? On aurait pu penser, avance notre auteur, que Luther, « l’homme du trop-

plein de colère et de vie »3, mais aussi le luthéranisme et le calvinisme, allaient plutôt pencher

du côté de l’indignation. Il n’en a pas été ainsi. Le protestantisme, assure Dumas, « sera lui

aussi le prédicateur de la retenue… ».4 Pour les Réformateurs, l’indignation pèche contre la

patience, la modestie évangélique et l’attente des rétributions du seul Seigneur. Nous assistons

donc à un retour à la soumission du christianisme primitif et à une évolution de toute la piété

chrétienne vers l’intimisme. Anabaptistes et millénaristes sont comptés parmi les agitateurs, ils

pourraient donc être classés parmi les indignés.

L’indignation est violence ; elle est une arme dangereuse et à double tranchant qui peut

blesser aussi bien celui ou celle qui la subit que celui ou celle qui la manie. L’indignation porte

aussi vers le futur. Dans ce sens, elle est aussi un risque, c’est-à-dire une hâte de ce qui est

urgent. L’indignation frappe, d’abord, celui qui en est mû. Comme on vient de le dire, l’indigné

est quelqu’un qui aime courir des risques : le risque de rester seul mais aussi le risque de

s’exposer aux autres. Mais, ce qui pourrait être une vertu peut vite devenir un vice. Le monde

peut changer les bonnes intentions des indignés ; celui qui était sensible et ouvert peut muter en

insensible et fermé. Le monde peut faire de l’indigné ce qu’il n’était pas au départ. La vertu

peut devenir un vice. Cette thèse de l’auteur fait penser à Rousseau pour qui l’homme est

naturellement bon mais, lorsqu’il vit en société, il est susceptible d’être corrompu. C’est, d’une

certaine manière, l’endurcissement dont parle Dumas.

Ceux qui reçoivent la colère des indignés se trouvent tout de suite sur la défensive. Ils

font un pas en arrière pour laisser seuls ceux qui crient, par exemple, contre les injustices. Le

1 Ibid., p. 60. 2 Idem. 3 Ibid., p. 61. 4 Idem.

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monde est ainsi scindé en deux. D’une part les indignés qui agressent et, d’autre part, ceux qui

reçoivent cette agression. Et la voie vers des indignations réciproques est ouverte. Un face à

face devient un dos à dos, dit l’auteur. Le fruit de l’indignation initiale d’un seul peut produire

des réactions en chaîne. Mais l’indignation peut avoir un autre visage auquel, affirme Dumas,

nous n’avons pas été sensibilisés. L’indignation peut être une vertu. Voyons dans quel sens.

Encore une fois, de prime abord notre auteur nous fait revenir au présent : la sensibilité

des indignés concorde bien avec celle de notre temps. Nos contemporains ont appris des

révolutionnaires que la société peut être changée, qu’elle n’est pas immuable. La foi en a aussi

bénéficié. Dumas assure que les théologiens de la rupture sont beaucoup plus proches de nous

que les dogmatiques de la récapitulation, c’est-à-dire que ceux qui posent des questions et non

de ceux qui y répondent.

En fait, pour l’auteur, il peut y avoir deux types d’indignation, une vraie et une fausse.

La vraie indignation sait espérer, elle a dans son sein l’amour comme fruit. Elle se fait toujours

accompagner d’humilité, « l’indigné doit vivre sa colère en humilité »1, dit notre auteur. La

fausse indignation, en revanche, est synonyme de blessure, de division, d’humiliation.

L’indignation peut être une vertu à condition qu’elle porte vers la fraternité humaine, à

condition qu’elle rende les êtres humains capables d’entendre la voix de leurs contemporains

étouffés et qu’elle rende les hommes sensibles aux problèmes de ceux qui sont « du mauvais

côté de l’existence ». L’indignation peut se constituer comme la seule arme pour s’affranchir

de la peur et briser l’indifférence, grâce à l’élan et à la force qu’elle donne ; c’est la seule façon

de quitter le juste milieu pour prêter attention aux besoins de ceux qui ne peuvent plus attendre :

« sans l’indignation, le demain serait encore hier »2, dit l’auteur. Sans elle, il serait impossible

de rejoindre les préférés de l’Evangile. Dans ce sens, l’indignation est une vertu, mais toujours

une vertu « humble » et « avant-dernière » car, pour être vraie, elle doit toujours laisser sa place

à l’espérance. Par conséquent, le Royaume a un lieu et un temps bien précis : ici et maintenant.

Prenons enfin un troisième exemple qui défend l’idée de la violence comme vertu. Si

le début de l’article de Dumas oppose l’amour et la violence, la conclusion nous porte vers

l’harmonisation des deux concepts sans en faire pour autant des synonymes : l’ « humanité doit

transiter par la violence pour arriver à l’amour »3, dit l’auteur. Même si une réciprocité s’établit,

1 Ibid., p. 74. 2 Ibid., p. 72. 3 Ibid., p. 123.

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443

celui ou celle qui aime ne pense qu’à se donner ; la violence, elle, veut tout pour soi, elle

s’empare et domine. Cette apparente contraposition initiale conduit, comme d’habitude,

l’auteur, à se poser la question : peut-il y avoir une relation de proximité entre ces deux actes

(aimer et violenter) plutôt qu’une radicale opposition et, dans l’affirmative, dans quels cas ? La

réponse à la première question est positive : « Il nous faut refuser ici tout apartheid entre ceux

qui croient à l’amour, et ceux qui font face à la violence (…). Amour et violence peuvent se

conjoindre sans se trahir ».1

Répondre avec amour à la violence est, pour Nietzsche, une réaction de faibles, une

morale d’esclaves. L’amour ne serait que manque de noblesse et le sacrifice absence de

courage. Or, dit Dumas, le « véritable amour devrait être la faiblesse impétueuse du cœur dans

un corps, et non pas la faiblesse résignée d’une âme hors du corps »2. Marx affirme, quant-à

lui, le contraire de Nietzsche : le christianisme primitif est lié aux classes laborieuses mais il

s’est détourné en renvoyant « l’espoir et la révolte vers la résignation dans l’ici-bas et la

compensation dans l’au-delà »3. Pour Freud, la pratique chrétienne est absurde, elle ne

s’accorde ni à l’expérience ni à la raison. Notre époque paraît être plus volontiers du côté de la

violence que de l’amour, car se présente aussi bien comme la seule façon de construire le moi

que de faire connaître les opprimés. Affirmation de soi et libération sociale. Nos

contemporains continuent de soupçonner l’amour comme une attitude de faibles, comme une

fuite. Or, la thèse de Dumas dit que l’amour est un idéal terminal.

La deuxième grande partie de cet article veut montrer la relation étroite entre l’amour et

la violence tout en respectant certaines conditions. En effet, l’auteur va choisir un certain

nombre de vocables pour parler de cette relation (aimantation, élection, alliance, patience…) et

en les employant il va donner plusieurs définitions de l’amour. Aimer c’est d’abord être

aimanté, c’est-à-dire être attiré par quelqu’un ou par quelque chose. Il y a là l’idée de

rapprochement. C’est un élan qui surgit au plus profond du cœur ; même s’il n’a rien à voir

avec la raison ou la connaissance, cœur, corps et esprit sont concernés. Il est question

pareillement d’élection car aimer c’est choisir parmi la multiplicité des possibles, c’est aller

vers le goût et la tendresse. L’amour ne peut pas avoir une seule direction, il faut qu’il y ait un

échange. C’est ainsi que l’auteur passe de l’élection à l’alliance. Aimer, c’est donner et

recevoir et ceci est une condition sine qua non. Dumas choisit le mot « commerce » pour

1 Ibid., p. 110. 2 Ibid., p. 105. 3 Ibid., p. 106.

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444

décrire la situation. Il doit donc y avoir réciprocité : « contribuer et jouir » dit l’auteur. Si cela

ne se fait pas, la vertu peut devenir un vice et lorsque c’est le cas, l’amour devient un fardeau.

Dans la routine de tous les jours, il est fort possible que « l’aimantation tourne à la répulsion et

le commerce au silence ».1 Cela ne veut pas dire que tout est perdu car l’amour a la capacité

de la patience qui est la disposition à soutenir. Il est intéressant de constater que pour cet auteur,

la patience constitue les égards négatifs de l’amour, tout comme l’alliance et le commerce en

constituent les égards positifs. Dans la Bible, la passion se transforme en résurrection, la

patience en espérance, la distance en retrouvailles. Cela veut dire, semble-t-il, que dans

l’obscurité et le froid, lorsque l’amour n’est plus passion, le recommencement est toujours

possible. Savoir qu’il est possible de recommencer est important. C’est dans ce contexte que

nous lisons la belle phrase de l’auteur : « Sans la patience, l’élection ne serait qu’une émotion

initiale, et le commerce de l’alliance qu’un souvenir perturbé. Mais sans le recommencement,

la patience ne serait que le cri d’un long courage ».2

Quel rapport y a-t-il entre amour et violence ? Comment surgit la violence ? Il y a

violence lorsqu’il y a méfiance et/ou arrogance. La méfiance ne peut plus se confier, elle

devient soupçon et le soupçon éloigne. Il se transforme en solitude. La solitude est, elle, la

conseillère de la violence. Dans la Bible, lorsque l’homme ne peut ni se défendre ni fuir, il tue.

La violence contient la peur et la peur engendre le meurtre. Ce qui est contradictoire, c’est que

la violence n’a lieu qu’entre ceux qui sont appelés à aimer. L’arrogance est, elle, le besoin de

tout prendre pour soi, la nécessité de grimper les sommets pour regarder vers le bas.

Tout semble indiquer qu’entre violence et amour, il n’existe aucune relation possible.

Dumas emploie un autre mot-clé pour la compréhension de son propos : la gestion. Il est

question de gérer la violence. Notons que, pour l’auteur, la violence se trouve à l’intérieur de

nous tandis que l’amour est extérieur. En effet, l’amour appelle et la violence habite. Comment

cela se peut-il ? La Bible donne une nouvelle fois la réponse. Elle propose deux chemins :

d’une part, il faut désarmer le méfiant et rendre confiance au violent et, d’autre part, bloquer

l’arrogant. Dans le premier cas, il s’agit d’accueil, de recréation de l’estime perdue. Le plus

important est de dissoudre la peur. Mais, il existe des personnes, c’est le deuxième cas, que

« rien n’arrête ». Il faut donc être forts et remettre chacun à sa juste place.

1 Ibid., p. 115. 2 Ibid., p. 117.

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445

André Dumas finit son article avec une phrase étonnante qui fait référence une fois

encore à l’intériorité et à l’extériorité : « Si la violence est le lieu de l’humanité, l’amour en est

la destination ».1

Que le lecteur veuille bien nous excuser. Nous avons voulu faire un détour et prendre

le temps de lire Dumas, car il écrit ce que nous voulons aussi proposer ici : le juste milieu ne

suffit plus, la radicalité d’une révolte est nécessaire pour qu’on puisse sortir de l’impasse.

Panikkar fait de même. Tout en suivant la tradition, il arrive à s’en détacher et à proposer

d’autres chemins à suivre. Redisons-le : les vertus que nous proposons dans les paragraphes

qui suivent ne sont pas du tout exhaustives. Il n’est question ici ni de faire un traité sur les

vertus, ni d’exposer une nouvelle table actualisée et revue de vertus en fonction du contexte

actuel. Il est vrai cependant qu’un travail devrait être fait sur ce point, car, la responsabilité,

l’amitié, la générosité, l’humilité, la loyauté, la patience, la prudence, le respect, et tant d’autres

vertus, sont toujours d’une incontestable actualité. La crise écologique appelle à revoir toutes

nos catégories et nos manières d’être dans le monde. Les vertus ne sont pas des qualités

humaines figées pour toujours et elles ne doivent pas non plus être considérées comme ayant

un caractère universel. Il faudrait plutôt essayer de bâtir des formes locales de communauté

dans lesquelles la pratique des vertus puisse être recouvrée et renouvelée. Il ne faudrait tomber

ni dans le pessimisme ni dans le défaitisme. L’espérance n’est pas perdue.2 Dans le contexte

d’une « révolution » écologique, et à la lumière de la pensée de notre théologien espagnol, nous

croyons ne pas nous tromper en privilégiant la justice, la confiance, le dialogue, la collaboration

et la charité, comme étant les vertus du nouvel âge écosophique.

3.5.2.1 La justice

Cette vertu est le fruit d’une longue réflexion. Les auteurs, de l’Antiquité à nos jours,

ont mis l’accent sur un certain nombre de points. Homère, par exemple, désigne la justice

comme un ordre éternel à respecter dans le monde naturel et social, alors que pour Platon la

justice est une vertu qui assure l’ordre dans la cité et qui permet de soumettre les passions à la

raison. Pour Aristote, la justice est la première des toutes les vertus car elle conditionne toutes

1 Ibid., p. 123. 2 Avec une forte phrase A. MacIntyre clôt son ouvrage Après la vertu : « Si la tradition des vertus a pu survivre

aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent

pas aux frontières ; ils nous gouvernent déjà depuis quelque temps. C’est notre inconscience de ce fait qui explique

en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint

Benoît » ; cf. op. cit., p. 255.

Page 445: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

446

les autres. Elle consiste à rendre à chacun son dû selon l’égalité. Les stoïciens, eux, reprennent

la notion d’ordre dans la nature que la raison peut discerner. Enfin, dans la philosophie

contemporaine, J. Rawls est celui qui reste la référence lorsqu’il s’agit d’étudier la vertu de la

justice. Il affirme, nous le rappelle A. Thomasset, qu’ « à l’origine d’une société politique on

peut imaginer un accord fictif entre ses membres ».1 A partir de là Rawls parvient à établir ce

qu’il nomme les principes de base qui devraient être acceptés par les législateurs rationnels

ignorant quels seraient leurs intérêts et leur place dans la société (voile d’ignorance). Pour lui,

ces personnes seraient capables de se mettre d’accord sur un ordre social où chacun aurait un

droit égal à la liberté la plus ample possible compatible avec la même liberté pour tous. Nous

n’allons pas entrer ici dans le détail de sa proposition mais ce qui est vrai en revanche c’est que

le degré d’abstraction de sa proposition ne nous permet pas aujourd’hui de faire des telles

affirmations. La crise écologique donne sans doute un nouveau contexte aux débats, car la

justice ne peut plus seulement se rapporter aux hommes mais aussi à la nature et à toutes les

choses existantes.2 Enfin, la justice fait partie des quatre vertus cardinales (prudence,

tempérance, courage et justice), « la seule, dit Comte-Sponville, sans doute qui soit bonne

absolument ».3 Réfléchir sur la justice peut être facile, le plus difficile est cependant de

l’accomplir : « La justice sera si on la fait. Voilà le problème humain »4, a dit Alain.

Toujours préoccupé par le fait que la société actuelle a fragmenté la réalité, Panikkar

traduit le mot grec dikaïosynè aussi bien par « justice » que par « justification ». La justice est

donc pour lui « la reconnaissance du véritable ordre des choses et l’engagement d’une praxis

qui soit en harmonie avec cet ordre ».5 Tout comme les anciens, Panikkar parle d’ordre, en

opposition au désordre, à la disharmonie. Justice, ordre et harmonie deviennent dans la pensée

de Panikkar presque des synonymes. Harmonie veut dire « un espace dans lequel il y a place

pour tous, sans réductionnismes unitaires »6, ce qui veut dire aussi que rien ne doit être superflu.

Cet ordre suppose la reconnaissance de ce qui est juste et une praxis en accord avec cette

conviction. On retrouve ici les inséparables théorie et praxis. Une théorie convenable et une

praxis qui lui correspond. Panikkar croit à un véritable ordre cosmique ou à ce qu’il appelle

« la plénitude de la réalité ». La justice inclut le concept oriental de dharma, c’est-à-dire ce qui

1 A. Thomasset, Les vertus sociales, op. cit., p. 37. 2 P. Taylor parle de justice restitutive comme étant un devoir de réparation des dommages provoqués par l’homme ;

voir P. Taylor, Respect for Nature. A Theory of Environnmental Ethics. Princeton : Princeton University Press,

1986 ; cité par C. et R. Larrère, Penser et agir avec la nature, op. cit., p. 214. 3 A. Comte-Sponvile, Petit traité des grandes vertus. Paris : Puf, 1995, p. 80. 4 Propos du 2 décembre 1912 (Pléiade, Propos II, p. 280). 5 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 198. 6 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 127.

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maintient la cohésion de l’univers. Le dharma est l’ordre adéquat et le lieu naturel des choses.

Si quelqu’un exploite un autre, cela rompt l’ordre des choses, tout comme si quelqu’un

collabore à un système qui a pour fin l’enrichissement des uns au détriment des autres.

L’injustice serait donc pour notre auteur le « péché foncier »1 car il va à l’encontre de la réalité.

Injustice et violence (non pas dans le sens qui lui donne Dumas) vont ensemble. Le premier

pas et le plus important est de récupérer la conscience de l’ordre pour pouvoir reconnaître le

désordre causé et pour retrouver la paix. « L’œuvre de la justice est la paix »2 dit notre auteur,

faisant référence aux Ecritures (Is. 32, 17).

L’injustice peut être multiple : individuelle, personnelle, intérieure, mais aussi

institutionnalisée. Pour le théologien, un signe du changement qui se fraie un chemin

aujourd’hui est la conscience de plus en plus aiguë de l’injustice institutionnalisée. La justice

doit être replacée dans le contexte de l’intuition cosmothéandrique, c’est-à-dire que l’injustice

est une « violation de la divinité de tout être »3, un péché contre l’ordre. L’ordre, pour être un

peu plus clair, renvoie aux relations entre tout ce qui existe. Il n’est pas question d’un certain

figisme, monisme ou uniformité. Le désordre s’impose lorsque les choses sont vues comme

étant isolées et indépendantes, sans relations et sans dépendance. L’individualisme

contemporain n’est qu’une recherche désordonnée du bonheur pour soi. Les autres n’ont

aucune importance.

La justice est donc la vertu de l’ordre, du respect et de la reconnaissance de la place de

chacun dans la chaîne de la Vie. Vouloir se détacher de ou nier importance à quelqu’un est un

synonyme d’injustice, de désordre et/ou de disharmonie. Lorsque l’homme se place comme

centre du réel et oublie que le cosmos et Dieu font aussi partie de la réalité, l’injustice

commence par se frayer un chemin. L’ordre est perdu. Récupérer la justice veut dire récupérer

une vision du monde qui prenne en compte aussi bien l’homme que le cosmos et le divin. Dieu,

Homme et Cosmos forment un tout indissociable.

Les conséquences pour notre thématique de recherche sont évidentes. Couper l’homme

de sa dimension divine veut donc dire instaurer un régime d’injustice. Oublier que le cosmos

fait partie de l’homme est aussi injuste. Il ne s’agit pas maintenant de parler d’injustice de

l’homme qu’envers ses semblables, mais de tenir aussi compte des autres dimensions de la

réalité. Supprimer la dimension divine impliquerait également de réduire les choses à leur

1 Ibid., p. 199. 2 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 134. 3 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 199.

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dimension matérielle. Cela ne serait ni vrai ni juste. La justice est fondamentalement relation,

elle se réfère à nos relations avec les autres. En outre, il ne faudrait pas confondre la justice

avec la légalité, car tout ce qui est légal n’est pas forcément juste.

La justice est alors inséparable du dialogue et celui-ci implique l’hospitalité. Voyons

ce que cela peut bien signifier.

3.5.2.2 Le dialogue

Dialogue et hospitalité vont ensemble dans la pensée de Panikkar. On pourrait les

prendre pour synonymes. L’hospitalité est une notion d’une très grande actualité. Elle consiste

simplement à accueillir chez soi des visiteurs ou des étrangers avec générosité. Ce « recevoir

chez soi » implique également de passer du temps avec le nouvel arrivé pour permettre un

approfondissement de notre relation. On quitte donc la superficie pour aller en profondeur.

Tout altruisme intéressé est d’emblée exclu de l’hospitalité.

Dans l’Antiquité, l’hospitalité était une vertu très importante et représentait une espèce

de convention sociale, affirme A. Arterbury.1 Il en allait de même pour la tradition biblique.

De nombreux textes, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament en portent témoignage, le

principe étant toujours le même : « Tu aimeras l’étranger comme toi-même, car vous avez été

étrangers au pays d’Egypte » (Lv 19, 34). Dans la philosophie contemporaine, deux auteurs

peuvent être cités. E. Levinas est sans doute celui qui a le mieux parlé sur la question de l’autre.

Il accuse la tradition occidentale d’avoir accordé plus de place à l’ontologie qu’à l’éthique,

tombant ainsi vers une « égologie ».2 Pour Levinas, l’altérité ne peut pas être réduite à la

mêmeté. L’éthique commence lorsqu’on renonce à être le centre d’attention pour prendre

l’autre en considération. P. Ricœur a lui aussi réfléchi sur la notion d’altérité. Pour lui, l’altérité

fait partie du soi, c’est ainsi que nous devons considérer « soi-même comme un autre ».

La Trinité Divine ainsi que la Trinité Radicale sont telles car il existe en elles un

dialogue intrinsèque permanent, autrement dit des relations constitutives. Les différentes

dimensions qui les constituent font que les unes « dialoguent » avec les autres. Même si

Panikkar ne dit pas explicitement que le dialogue est une vertu, nous croyons ne pas nous

1 A. E. Arterbury, Entertaining Angels. Early Christian Hospitality in its Mediterranean Setting. Sheffield :

Sheffield Phoenix Press, 2005 ; cite par A. Thomasset, Les vertus sociales, op. cit., p. 224. 2 Cité par A. Thomasset, Les vertus sociales, op. cit., p. 221.

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tromper en le proposant comme tel. Il est si important dans sa pensée que lui-même l’appelle

l’ « inévitable dialogue »1, indispensable notamment dans notre contexte actuel.

En effet, la société contemporaine individualiste a du mal à reconnaître l’autre comme

un partenaire, comme un compagnon de voyage. L’homme contemporain a du mal à accueillir,

il a du mal à recevoir dans l’hospitalité parce qu’il a peur. C’est inévitable, il faut dialoguer car

l’autre fait partie de moi, de nous ; ne pas le faire signifie se couper de nous-mêmes. Rappelons-

nous, l’autre est altera pars mei, il est « cette dimension cachée et inconnue qui fait partie de

moi ».2 Or, autrui est devenu un obstacle, il est un « étranger ». L’autre, de surcroît, brise

l’individualité. La meilleure manière et la plus rapide de vaincre l’autre semble être de le

supprimer, de le faire disparaître. Lorqu’un arbre fait obstacle : on le coupe ; lorsqu’un collègue

du travail fait obstacle : on fait tout pour l’éliminer ; lorsqu’un pays devient un obstacle pour

atteindre nos objectifs : on mobilise la machine économique pour le faire sortir du chemin. Le

dialogue est devenu une denrée rare, tout comme l’hospitalité. La violence et le rejet d’autrui3

ont tendance à s’imposer dans tous les domaines. Panikkar parle du dialogue comme d’une

vertu, il faut le cultiver, mais ce n’est pas n’importe quel dialogue ; ce qu’il faut cultiver c’est

le « dialogue dialogal ou dialogique »4, en d’autres termes, l’aperture mutuelle et sincère à

l’autre. Le dialogue dont parle le théologien espagnol n’est pas dialectique, c’est-à-dire un

dialogue qui pose une thèse face à une antithèse pour avoir comme but la synthèse. Ce dialogue

reste dualiste. Le dialogue proposé ici est dialogique car il implique un processus sans fin et

qu’il appartient à la Vie. Ce dialogue est une relation entre deux logoi qui sont attirés l’un vers

l’autre grâce au pneuma. Le dialogue est toujours trinitaire car ceux qui dialoguent sont

toujours dépassés ou transcendés par un tiers, qui peut être :

Tout à fait inaccessible à notre pensée, dans la mesure où nos pensées ne nous

permettent pas de transgresser les lois de la pensée. Le troisième élément n’est pas lié à nos

façons de penser. […] C’est une structure trinitaire qui garantit l’ouverture et l’évolution

continuelle du dialogue. Le troisième participant, invisible, n’est pas nécessairement une

Essence existant en soi et immuable, ou un Dieu omniscient. Les participants ne devraient pas

1 C’est le titre d’un petit mais très « grand » livre où l’auteur prône l’urgence du dialogue entre les religions : « Nos

problèmes actuels de justice, d’écologie et de paix exigent des peuples du monde entier une compréhension

mutuelle qui est impossible sans dialogue » ; R. Panikkar, L’inévitable dialogue. Dieu, Allah, Bouddha…Saint-

Amand-Montrond : Edition du Relié, 2008, p. 10-11. 2 R. Panikkar, Pluralisme et interculturalité. Paris : Cerf, 2012, p. 310. 3 R. Panikkar et G. Siegwalt partagent cette idée ; ce dernier affirme que « Le refus du dialogue critique revient à

un assassinat de l’autre, à son refoulement, à son ignorance » ; cf. G. Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement

de la civilisation moderne – l’université et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p. 38. 4 Panikkar utilise l’expression espagnole « diálogo dialógico » que nous traduisons par « dialogue dialogal ou

dialogique » ; cf. R. Panikkar, Sobre el diálogo intercultural. Salamanque : Ed. San Esteban, 1990, p. 51; R.

Panikkar, Paz e interculturalidad. Una reflexión filosófica. Barcelone : Herder, 2006, p. 49-57.

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être tenus par des fondements platoniciens ou théistes. Mais ce troisième élément du dialogue

est quand même là : un Esprit qui souffle où, quand et comme il veut.1

Ce dialogue est un art, il « suppose technê et praxis, gnose et théorie ».2 Il implique

aussi d’aller au-delà de nos paramètres pour nous submerger dans un processus participatif.

Dans ce processus une « herméneutique diatopique »3 s’impose, à savoir entrer dans l’univers

de l’autre pour essayer de le comprendre. Le dialogue implique d’abord de se connaître soi-

même autant que l’autre. Il suppose aussi de faire des efforts pour parler, pour comprendre et

donner à comprendre. Il nous faut « une transformation héroïque »4, assure Panikkar, un

changement radical, dans le but de s’ouvrir à une existence dialogale.

Le dialogue est une vertu car il doit être appris et entretenu. Le dialogue implique

hospitalité et elle doit s’apprendre. Pour être une personne qui dialogue, il faut s’entraîner, il

faut simplement dialoguer. Cela veut dire apprendre à penser, à parler et à discuter. La société

développée contemporaine souffre, dit Panikkar, d’un terrible sous-développement. Le

dialogue ne semble plus être important, du fait d’une tendance maladive à l’universalisation.

Si quelque chose n’est pas universel, elle suscite la méfiance. Ainsi, parle-t-on du

gouvernement mondial, de l’universalisation du modèle de ville, de la perspective globale,

d’une culture planétaire, du réseau informatif transnational, du marché mondial, de la valeur

universelle de la technologie, de la démocratie, des droits humains, des Etats-nations, etc.

L’universel est devenu synonyme de véritable, si bien que ce qui est véritable et bon (pour

quelques-uns !) l’est aussi pour tous. Le théologien espagnol fait sans doute référence ici au

dialogue entre les cultures. Panikkar affirme : « J’ai la suspicion que la recherche d’une ‘théorie

universelle’, que ce soit en physique, en religion ou en politique, est une tendance qui appartient

à l’Occident ».5 Sans trop de contraintes, il ajoute :

On a présupposé trop vite que les ‘autres’ cultures devaient s’approcher de notre table

où l’on mange avec le couteau des dollars et la fourchette anglaise, sur la nappe de la démocratie

(comprise à notre manière), dans des plats servis par l’Etat, en buvant le vin du progrès et en

utilisant les cuillers du développement technologique, assis sur la chaise de l’histoire. […]

j’affirme en revanche que l’une des erreurs fondamentales est de prétendre faire asseoir tout le

monde à une seule table où l’on parle par commodité la langue anglo-saxonne. Nous avons

1 R. Panikkar, L’inévitable dialogue. Dieu, Allah, Bouddha…, op. cit., p. 92-94. 2 R. Panikkar, Sobre el diálogo intercultural, op. cit., p. 51. 3 Ibid., p. 91. 4 R. Panikkar, Pluralisme et interculturalité, op. cit., p. 317. 5 R. Panikkar, Sobre el diálogo intercultural, op. cit., p. 102.

Page 450: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

451

besoin de ‘duologues’ qui se transforment ensuite en ‘multilogues’ entre les différents peuples

de la Terre.1

En clair, il ne peut pas y avoir de dialogue en condition de déséquilibre. Il faut donc

d’abord respecter l’ordre, chercher la justice, pour qu’il y ait un dialogue ouvert et sincère. Il

n’est pas difficile de se parler entre semblables, la difficulté commence lorsqu’il faut

s’entretenir avec ceux qui ne sont pas similaires, parce que la dissimilitude dérange. Ce point

est d’autant plus évident dans le contexte qui nous concerne. Les puissants se réunissent

(‘accueillent’ dans leur foyer) avec leurs semblables pour discuter et décider du sort de la

planète. Il faut absolument réduire les émissions de gaz à effet de serre pour que la température

atmosphérique n’augmente pas de plus de deux degrés. Qui, cette augmentation de deux degrés,

va-t-elle toucher le plus ? Ne s’agit-il pas des plus pauvres ? Où est la justice ? Ne faudrait-il

pas respecter d’abord l’ordre, c’est-à-dire les relations essentielles entre tous les membres de la

famille humaine ? Les riches et les puissants prennent des décisions en fonction de leur bien-

être. Les pays dits sous-développés subissent depuis longtemps les charges imposées par les

riches. Ils sont même endettés vis-à-vis des puissants, alors que leur pauvreté plonge ses racines

dans le fait qu’ils ont été pillés pendant des siècles. Dans ces conditions le dialogue,

l’hospitalité, ne sont pas possibles. Panikkar préfère instaurer des petits groupes de dialogue

qui pourront ensuite faire entendre leur voix dans des contextes plus larges. Il faut donc

privilégier le dialogue entre cultures locales pour pouvoir passer ensuite à un autre niveau.

Le dialogue ne se met pas seulement en place pour trouver une solution quelconque aux

problèmes qui se posent. L’objectif le plus important du dialogue est d’être. Le dialogue mène

vers la paix, car « Le désir de paix équivaut à un désir de dialogue, et le désir de dialogue surgit

quand nous pensons pouvoir apprendre de l’autre en même temps et l’amener à notre propre

point de vue, si possible. Les fanatismes et les absolutismes empêchent de cheminer ensemble

parce qu’ils nous font croire que nous sommes autosuffisants ou en possession plénière de la

Vérité ».2 La véritable justification du dialogue se trouve aussi dans les relations constitutives

entre toutes les entités existantes. Un non au dialogue signifie la division, voire aussi la mort

dans l’isolement. Rien ne peut subsister seul dans l’univers.

Pour notre auteur « toute théorie universelle […] nie le pluralisme. Toute prétendue

théorie universelle est une théorie particulière qui prétend être universelle, outrepassant les

1 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 180-181. 2 Ibid., p. 182.

Page 451: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

452

limites de sa propre légitimité. Encore plus, aucune théorie ne peut être absolument universelle,

car par le fait même d’être une théorie, la contemplation de la vérité n’est pas une contemplation

universelle, tout comme n’est pas non plus une ‘vérité’ (théorique) tout ce qu’il y a dans la

réalité ».1 Une théorie universelle prétend être un langage universel, un langage dans lequel

tous les langages sont reproduits. Or, un tel langage n’existe pas encore, et si tel devait être le

cas, ce serait un appauvrissement de la richesse qui implique la diversité de langages. Pour

qu’un dialogue puisse s’instaurer, il faut faire confiance à l’autre, il faut se dénuder, se libérer

des préjugés et s’ouvrir dans la sincérité et la confiance. Sans sincérité et sans confiance, il n’y

aura que recherche du profit. Dans la conjoncture qui est la nôtre, dominée par le bénéfice et

les intérêts des Etats-nations, il est difficile de croire qu’un véritable dialogue pourrait

s’instaurer.

Que doit-on alors faire si l’on rejette toute théorie universelle ? Il faut un déplacement

vers la confiance en l’autre. Il faut réapprendre à accueillir l’autre dans la sérénité. Le dialogue

ne peut pas être multitudinaire, il doit se réaliser entre quelques-uns. En tout cas, on ne peut

pas dialoguer si l’on ne fait pas confiance à l’autre. La confiance est donc elle aussi une vertu

essentielle.

3.5.2.3 La confiance

Le thème de l’espérance est très présent dans les écrits pauliniens et dans les évangiles.

Elle apparaît aujourd’hui comme une question cruciale, non seulement pour les croyants mais

aussi pour les non-croyants qui espèrent en un meilleur futur. Le théologien méthodiste

américain, Stanley Hauerwas, a largement souligné l’importance de cette vertu.

La confiance chez Panikkar renvoie à l’espérance. Confier veut dire, dans ce contexte,

espérer et ce mot renvoie en même temps à la foi. Avoir confiance peut aussi être traduit comme

avoir foi en quelqu’un. L’auteur lui-même définit le mot : « Par espérance, j’entends cette

attitude qui, espérant contre tout espoir, est capable de franchir les obstacles humains initiaux,

notre faiblesse et nos adhésions inconscientes, mais qui est aussi capable d’aller au-delà de

toutes les formes de visions profanes, au cœur même du dialogue, comme un appel supérieur

vers l’accomplissement d’un devoir sacré ».2 L’espérance comme la confiance est donc une

attitude humaine qui va au-delà de tout, qui est capable de franchir tous les écueils, pour arriver

1 R. Panikkar, Sobre el diálogo intercultural, op. cit., p. 120. 2 R. Panikkar, Le dialogue intrareligieux. Paris : Aubier, 1985, p. 90.

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453

au but comme s’il s’agissait d’un devoir sacré. L’espérance est un élan particulier, une force

qui mobilise.

Dans la société contemporaine évolue une progressive et contagieuse méfiance,

implicite dans toutes les relations. Méfiance de tout et de tous. Panikkar est convaincu que

cette attitude est due à l’isolement dans lequel se trouve l’homme d’aujourd’hui. En supprimant

les relations ou en les basant sur la méfiance, l’homme est incapable de vivre dans l’harmonie

et la sérénité. La méfiance porte vers l’animosité et la guerre. On se méfie de tout, de l’autre,

de la nature, des proches et des lointains. Tous me souhaitent le mal. C’est une véritable

paranoïa. L’homme est devenu un prédateur, homo homini lupus, disaient les anciens, un loup

non seulement pour ses semblables mais aussi vis-à-vis du cosmos. La confiance, en revanche,

porte vers la paix et l’amour. Il faut commencer à croire au projet humain, à la collaboration

entre tous les humains dans la seule et même aventure de l’être, dit Panikkar.

La confiance doit aussi s’apprendre et implique rompre avec le cycle de la violence que

la société consumériste impose. Autrui n’est pas mon ennemi mais mon partenaire. Dans le

contexte actuel, la confiance est aussi une vertu. Il faut croire en Dieu et en l’homme mais aussi

au cosmos. Panikkar parle de faire confiance au « principe cosmologique »1 qui a rapport à la

question que nous avions posée au début de notre travail : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt

que rien ? Cela veut dire croire qu’il y a quelque part un fondement, un dernier fondement de

tout. « L’ultime fondement pour cette confiance cosmique repose sur la conviction, quasi

universelle, qui croit que la réalité est ordonnée, en d’autres mots, elle est bonne, belle et

vraie ».2 Nous retrouvons ici l’idée de l’ordre dont nous avons déjà parlé.

Lorsque Panikkar parle de la confiance, il a sûrement dans l’esprit l’idée d’une confiance

cosmique qui fait référence à un ordre bien établi. Notre théologien dit que dans le passé l’idée

que l’ « univers est gouverné par rta3, par Dieu, par pratityasamutpada4 » était reçue sans

difficulté. Ainsi, « les enfants pouvaient faire confiance à leurs parents, les gouvernés à leurs

gouvernants, les agriculteurs à la terre, le citoyen aux lois ».5 Même si aujourd’hui la réalité

est autre, une idée demeure pour notre auteur : « la discipline et la hiérarchie sont nécessaires,

1 R. Panikkar, Sobre el diálogo intercultural, op. cit., p. 142. 2 Idem. 3 « Ordre cosmique et sacré, sacrifice comme loi universelle ; également, vérité ; l’ultime structure dynamique et

harmonique de la réalité » ; cf. R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 282. 4 « Doctrine bouddhiste du surgissement conditionné ou dépendant qui affirme que rien n’existe en soi et par soi,

rien ne porte en soi les conditions de son existence, tout est en relation et conditionné avec tout, dans le cycle de

l’existence » ; cf. R. Panikkar, Invitación a la sabiduría, op. cit., p. 245. 5 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 37.

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454

parce qu’elles correspondent à la nature même de la réalité ».1 Ce qui montre d’une manière

évidente la place préférentielle qu’a la vertu dans la pensée de Panikkar. Celui qui obéit ne se

trompe pas, dit également une certaine tradition. Cependant, la sécularité moderne a

malheureusement sapé cette confiance, si bien qu’il serait naïf de simplement laisser faire.

L’opinion qui prévaut aujourd’hui est qu’il faut prendre en main son propre destin. La vie a

maintenant des proportions cosmiques, le futur ne dépend pas que de nous. L’ordre cosmique

prêché auparavant n’est plus une sécurité. Il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui que

l’individu peut échouer, tout comme peut disparaître l’univers. Dans ce contexte, il faudrait

tout de même croire qu’il y a un ordre à respecter dans l’univers, tout en prenant dans ses

propres mains le cours de l’histoire. Il n’est pas question d’un ordre établi par une divinité ou

souveraineté quelconque, comme celle qui a mis en route l’horloge de Descartes. Il s’agit d’une

autre forme d’ordre. Dès leur apparition dans le monde, les choses « savent » quelle est la tâche

qu’elles doivent réaliser. Un pommier ne donne pas de poires et d’un chien ne naissent pas des

chevaux.

Le problème est apparu d’une manière encore plus évidente lorsque l’homme a altéré,

consciemment ou pas, l’ordre naturel. Les rythmes dont nous avons parlé plus haut ont été

brisés, certains animaux ne se trouvent plus dans leur habitat approprié car ils ont été mis

intentionnellement dans d’autres lieux. Il en va de même des plantes et d’autres organismes.

L’ordre de l’univers n’a pas été et n’est plus respecté. Il est difficile dans ces conditions de

faire confiance à l’homme, mais il faut pourtant croire qu’on pourra retrouver la route de retour

vers un certain ordre qui finira par s’imposer. Les défenseurs de l’hypothèse Gaïa croient, eux

aussi, que comme organisme, la planète trouvera d’une manière ou d’une autre l’équilibre

requis pour continuer à tourner, au préjudice notamment de la vie humaine. Panikkar ne

l’exprime pas ainsi, il croit, certes, qu’un effondrement est envisageable, mais encore plus à la

possibilité (elle est déjà là !) d’un changement. Sa vision est entièrement positive contre toute

manifestation ou preuve évidente d’égarement.

Mais l’espérance ne demeure pas jusqu’à la fin. Elle est la valeur basique de l’homme

historique, comme nous l’avons déjà dit. L’homme préhistorique selon Panikkar, rappelons-

nous, est fasciné par le passé. Dans l’ordre établi, certains jouaient le rôle de mémoire, de

transmetteurs de la tradition. C’est ce que notre auteur a voulu nommer la « conscience non-

historique ». De nos jours prévaut le mythe de l’histoire où se trouve l’homme historique,

1 Idem.

Page 454: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

455

l’homme civilisé dont la caractéristique principale est la transcendance. L’espérance dans ce

contexte se voit renforcée. L’homme historique a mis toute sa confiance non pas en un ordre

déjà existant ou préétabli, mais dans celui qu’il a lui-même suscité. L’ordre technologique est

venu remplacer un ordre qui préexistait. Dans ce contexte, l’homme vit en fonction du futur.

Il attend des jours meilleurs liés aux promesses technologiques. L’homme historique a surtout

confiance en lui-même, il se fait confiance à lui-même. Il a du mal à faire confiance aux autres,

il a du mal à travailler en équipe, pour le bien d’une communauté plus large que sa famille,

voire que lui-même. Il ne défend plus que ses intérêts. Et pourtant, une lueur d’espoir est là,

la crise de l’histoire est évidente pour Panikkar. L’homme contemporain commence à

comprendre et à réagir autrement. Il se rend peu à peu compte que la technologie promise ne

fait pas surgir une meilleure société. Les pauvres deviennent de plus en plus pauvres. La

nouvelle conscience, elle, sait espérer autrement. Elle croit profondément en l’homme qui fait

partie d’une famille plus grande, un homme qui a besoin de tous, des autres hommes, du cosmos

et aussi de Dieu. L’homme de cette conscience transhistorique croit en la collaboration, car il

croit que tout est lié. Celle-ci devient une vertu dans ce nouvel âge.

3.5.2.4 La collaboration

Dans l’actualité1, la solidarité est comprise en relation aux pauvres, aux exclus, aux

victimes. Au XIXe siècle, Léon Bourgeois parlait déjà de la solidarité entre les hommes et entre

les générations car pour lui « l’individu isolé n’existe pas ».2 Les hommes sont tous

interdépendants. A. Comte-Sponville lie la solidarité à une sorte de socialisation de l’égoïsme :

« Etre généreux, c’est se libérer, au moins partiellement, de l’égoïsme. Etre solidaires, c’est

être égoïstes ensemble et intelligemment. […] La solidarité est le contraire de l’égoïsme. La

solidarité serait plutôt sa socialisation efficace ».3 Si tout est lié dans la réalité, on ne peut pas

ne pas collaborer les uns avec les autres. Chez Panikkar la collaboration est rattachée à la

solidarité. Etre solidaire signifie se sentir membre d’un ensemble plus ample. La solidarité

s’exerce envers tous ceux qui ont besoin de moi et pour qui ma présence est définitivement

nécessaire.

1 Intéressante est la notion de « solidarité écologique » qui revient dans le contexte de la crise écologique et que

l’on pourrait rapprocher de la pensée de notre auteur. C. et R. Larrère la définissent comme « un devoir résultant

de la prise de conscience de l’interdépendance de tous les êtres vivants (humains compris) au sein d’une

communauté multispécifique » ; voir Penser et agir avec la nature, op. cit., p. 125. 2 Cité par A. Thomasset, Les vertus sociales, op. cit., p. 93. 3 A. Comte-Sponville, « Solidarité », Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 544-547.

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456

Dans son ouvrage Paix et désarmement culturel, notre auteur exprime l’une de ses plus

profondes convictions : « Aucune culture, religion ou tradition ne peut résoudre isolément les

problèmes du monde ».1 Comme toile de fond de la collaboration et de la solidarité se trouve

le pluralisme. Panikkar dit encore : « Si tout se répercute en tout et si néanmoins les hommes

et les cultures sont divers, la caractéristique essentielle que doivent cultiver les cultures, les

religions et les traditions est le pluralisme, comme fondement de l’interculturalité ».2 Une autre

manière d’exprimer cette idée, positive cette fois-ci, serait de dire que toute culture, religion et

tradition offre une voie de salut à qui découvre en soi le noyau ineffable de l’homme.

L’acceptation du pluralisme est donc essentielle. Il ne pourra pas y avoir de collaboration sans

avoir accepté auparavant l’existence précieuse d’autrui. Cette idée est d’une très grande

importance.

En effet, l’uniformité et l’unicité n’ont pas besoin de la solidarité. Un esprit unique n’a

pas besoin des autres, « L’autre en tant qu’autre n’existe pas ».3 C’est dans le pluralisme que

la collaboration et la solidarité peuvent voir le jour. C’est dans l’acceptation de la diversité en

tant que richesse que l’esprit d’entraide naîtra. Sans s’opposer directement et ouvertement à la

globalisation, Panikkar rejette une tendance contemporaine évidente qui veut faire disparaître

les différences, notamment culturelles en imposant une culture universelle. C’est pour cela que

l’interculturalité est une urgence. Comprises comme vertus, la collaboration et la solidarité ont

besoin de développer un esprit interculturel.

Il faut cependant penser à bien définir les mots. Pluralisme ne veut pas dire pluralité, il

faut davantage qu’une multiplicité de « choses » pour qu’il puisse y avoir pluralisme. Il existe

beaucoup de familles, de tribus, d’églises, de religions, mais cette pluralité d’expressions ne fait

pas le pluralisme. Le pluralisme renvoie, selon notre auteur, à une harmonie inaccessible : la

diversité est une nécessité. Le problème du pluralisme (parce qu’il s’agit vraiment d’un

problème !) surgit lorsqu’on ne peut pas exclure l’autre qui est différent de la réalité qui est la

mienne. « Le problème du pluralisme, dit Panikkar, surgit lorsque nous sommes confrontés à

un conflit insoluble de valeurs essentielles : d’une part, nous ne pouvons renoncer aux

exigences de notre conscience personnelle ; de l’autre, nous ne pouvons renoncer à ce qu’exige

notre compréhension de la situation. […] Le problème du pluralisme est le problème du cas

limite, de l’instance suprême […]. Le pluralisme naît dans le domaine de ce qui, pour nous,

1 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 50. 2 Ibid., p. 51. 3 R. Panikkar, Pluralisme et interculturalité, op. cit., p. 40.

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457

n’est pas négociable ».1 Il est question pour notre auteur de transformer la « tension

dialectique » en « tension dialogique ». Il s’agit donc d’accepter qu’il y a quelque chose qui

nous dépasse, de non compréhensible. Nous sommes ici de nouveau rapportés à la vertu du

dialogue et à la confiance, montrant ainsi l’interconnexion qui existe entre toutes les vertus.

Notre auteur l’exprime ainsi : « La manière de traiter un conflit pluraliste n’est ni l’effort de

chaque partie de convaincre l’autre, ni le recours à la seule dialectique, mais un dialogue

dialogal, lequel conduira à une ouverture réciproque aux intérêts de l’autre, à la recherche d’une

participation à quelque chose de commun ».2 Panikkar cite et interprète l’évangile, surtout le

kérygme de Jésus dans le sermon sur la montagne : « Je vous dis de ne pas tenir tête au

méchant » (Mt 5, 39), d’autres versions traduiront : « Ne te dresse pas contre l’homme qui te

fait du mal ». Pour notre auteur, ce texte est un exemple de ce qu’il faut faire :

Nous pouvons nous opposer au mal, nous devons résister au démon, comme le dit

Jacques, mais nous ne devrions pas opposer de résistance à l’homme qui fait du mal ; nous

devrions même lui tendre la joue gauche et, lui offrant notre manteau, l’accompagner un mille

de plus. Pourquoi ? Parce que, si vous agissez autrement, vous serez entraîné dans le jeu

dialectique ; vous devrez construire un autre pouvoir pour l’opposer au premier. C’est ainsi, de

réaction en contre-réaction, d’élan en contre-élan, que se produit ce mouvement de balancier du

monde qu’on ne connaît que trop. […] ‘Ne pas tenir tête au méchant’. Quand vous déclarez la

guerre au mal, vous vous retrouvez non seulement immergés en lui, mais aussi dépendants de

lui. Vous n’êtes plus libres de vivre selon vos objectifs. Vous êtes pris dans le filet du mal et

peu importe que vous vainquiez ou soyez défait : le poison est déjà en vous.3

La manière de lutter contre ce que chacun considère être les forces du mal ou

simplement à l’opposé de nos opinions ou convictions ne consiste pas, pour notre théologien, à

s’opposer dialectiquement avec ce que nous croyons être le « non-mal », mais à « transformer,

convertir, convaincre, évoluer, répondre, et tout cela surtout de l’intérieur, comme levain,

comme témoin, comme martyr ».4 Le pluralisme ne consiste pas en une simple reconnaissance

des voies multiples (pluralité), il demande que nous découvrions qu’il peut exister des voies

multiples qui conduisent au but. Ce n’est pas le fait mais l’esprit du fait. Nous retrouvons pour

cela à nouveau le thème de la mystique, et nous pensons qu’il est urgent que le contemporain

développe une nouvelle imagination et qu’il fasse une nouvelle expérience mystique. Le

pluralisme implique la reconnaissance d’un plus ; c’est plus qu’admettre des perspectives

différentes sur une question, c’est la perception que le réel est plus que la somme de toutes les

1 Ibid., p. 47-48. 2 Ibid., p. 63-64. 3 Ibid., p. 66-67. 4 Ibid., p. 68.

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458

opinions possibles. Ce qu’exprime bien Panikkar : « aucun groupe, aucune vérité, aucune

société, idéologie ou religion ne peut formuler une revendication totale sur l’Homme, car

l’Homme est toujours insaisissable, inaccompli, non fini, infini – encore en voie de formation,

en route, itinérant – de même que la réalité entière, dont l’Homme est un participatif actif. C’est

cette participation libre et active, et pourtant seulement participation, qui fait que nos vies sont

réellement dignes d’être vécues ».1

Pour que la vertu de la collaboration ou solidarité puisse naître, il faut accepter au plus

profond de soi-même que la réalité est plurielle, qu’il y a quelque chose qui nous dépasse et

qu’on ne pourra peut-être jamais saisir. Ce qui veut dire tout simplement accepter l’autre dans

sa différence radicale par rapport à une vision (la mienne !) de voir et d’agir dans le monde.

C’est une attitude humaine fondamentale qui ne réduit pas le réel à une vérité unique. Le

pluralisme devient ainsi un véritable défi, dès lors qu’il s’avère nécessaire de dépasser toute

absolutisation. Il nous faut aller au-delà du logos.

L’Académie a forgé une très grande variété de mots concernant la culture : a-culturation,

in-culturation, trans-culturation, multi-culturation. Panikkar est l’un des pionniers et principal

représentant de ce qu’on appelle aujourd’hui l’interculturalité. L’inculturation ne suffit plus, il

faut l’interculturalité. Autrement dit, un esprit ouvert qui permet l’osmose, l’enrichissement

mutuel. Et pour cela il faut être convaincu que la réalité est constituée par des relations et que

tout dépend de tout pour exister et subsister. La reconnaissance du pluralisme est le ciment de

l’interculturalité. Celle-ci fait partie des préalables ou conditions sine qua non de la solidarité,

laquelle renvoie inévitablement à l’interdépendance des choses. L’homme avec ses pairs, mais

aussi avec les animaux, les plantes, les montagnes, enfin, avec la réalité tout entière.

L’interculturalité prend comme point de départ la conviction que chaque culture singulière est

un monde et non pas une simple vision particulière du monde. C’est un monde où l’on vit

réellement. Si la solidarité est une vertu, il s’avère urgent d’être formé à l’interculturalité, ce

qui veut dire s’ouvrir à l’inter-relationalité, forger dans les esprits cette attitude humaine qui

ouvre au dialogue dialogal dans lequel nous nous éduquons réciproquement. Pour Panikkar, il

existe des « invariants humains » et non pas des universels culturels. Tous ont besoin de

manger, de travailler, de se reposer, mais la signification que chacun donne à ces actions dépend

de facteurs culturels qui nous échappent. Mais, assure notre auteur : « Je peux l’aimer et, en

l’aimant, commencer à le connaître, en élargissant mon champ de conscience. Je ne peux pas

1 Ibid., p. 74.

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459

affirmer : ‘Je comprends ne pas te comprendre’, mais je peux dire : ‘Je suis conscient de ne pas

te comprendre’, et cette conscience est emplie de sympathie et d’amour ».1

Nous arrivons ainsi à notre dernière vertu et à la cime de la proposition de Panikkar :

l’amour. Voyons comment notre auteur la comprend.

3.5.2.5 L’amour

Cette vertu, si l’on peut encore l’appeler ainsi, est celle sur laquelle la tradition – autant

philosophique que théologique – s’est le plus longuement exprimée.

Chez Panikkar, tout ce qui a été dit précédemment sur les vertus n’est pas possible sans

amour. Comme le dit Comte-Sponville : « Sans l’amour, que resterait-il de nos vertus ? ».2 Pas

de justice ou d’ordre possible sans amour ; pas non plus de dialogue sans écoute de l’autre,

écoute qui n’est pas possible sans amour ; pas de confiance ou d’espérance sans croire que

l’autre mérite que j’espère en lui ; la foi et l’espérance aboutissent toujours sur l’amour, mais

sans celui-ci les autres ne sont pas possibles non plus ; enfin, comment espère-t-on être solidaire

sans considérer l’autre comme une partie de moi-même ? Sans amour rien n’est possible, mais

tout jaillit en même temps de l’amour. Panikkar le dit ainsi : « Il n’y a pas de rapport humain

sans amour, sans quelque passion, jusque, possiblement, la haine ».3 L’amour est donc premier,

il est le commencement et la fin de toute vertu.

L’amour peut être défini comme eros, mais aussi comme philia et agapè. Entrer dans

le détail nous éloignerait de notre propos. De plus, de l’amour comme étant la vertu suprême

nous avons déjà parlé amplement tout au long de ce travail : « Les choses humaines sont divines,

le ciel est sur la terre, la compassion et l’amour sont les vertus suprêmes, la quotidienneté est la

perfection et le séculier est sacré ».4 Il est très difficile de trouver une définition appropriée de

l’amour. On le comprend mieux lorsqu’on parle de ses fruits. Il n’est pas vain de citer dans ce

contexte le passage de l’épître de saint Paul aux Corinthiens (13, 1-13) :

1 Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges, s'il me manque l'amour, je

suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante. 2 Quand j'aurais le don de prophétie, la

science de tous les mystères et de toute la connaissance, quand j'aurais la foi la plus totale, celle

qui transporte les montagnes, s'il me manque l'amour, je ne suis rien. 3 Quand je distribuerais

tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon corps aux flammes, s'il me manque l'amour,

1 Ibid., p. 267. 2 A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, op. cit., p. 296. 3 R. Panikkar, Pluralisme et interculturalité, op. cit., p. 407. 4 R. Panikkar, El mundanal silencio, op. cit., p. 56.

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460

je n'y gagne rien. 4 L'amour prend patience, l'amour rend service, il ne jalouse pas, il ne

plastronne pas, il ne s'enfle pas d'orgueil ; 5 il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il

ne s'irrite pas, il n'entretient pas de rancune ; 6 il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il trouve sa

joie dans la vérité ; 7 Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. 8 L'amour ne

disparaît jamais. Les prophéties ? Elles seront abolies. Les langues ? Elles prendront fin. La

connaissance ? Elle sera abolie. 9 Car notre connaissance est limitée, et limitée notre prophétie. 10 Mais quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli. 11 Lorsque j'étais enfant, je

parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu

homme, j'ai mis fin à ce qui était propre à l'enfant. 12 À présent, nous voyons dans un miroir et

de façon confuse, mais alors, ce sera face à face. À présent, ma connaissance est limitée, alors,

je connaîtrai comme je suis connu. 13 Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l'espérance

et l'amour, mais l'amour est le plus grand.

Il n’y a rien de plus grand que l’amour. C’est le sommet de la sagesse, c’est la sagesse

elle-même. Tout se termine, sauf l’amour qui dure jusqu’à la fin.

On le sait désormais, Dieu, l’Homme et le Monde forment une communauté d’amour,

en d’autres termes, une communauté de relations constitutives. L’amour est plus que le pont

qui met en relation les uns avec les autres, il est ce qui leur donne existence. Tout est fait de

relations, rien ne peut exister et subsister de manière isolée. Ce qui veut dire que sans amour il

n’y a plus que l’absence d’être, la mort, la disparition, le néant. Renoncer aux relations avec

notre entourage, c’est aussi renoncer à l’amour et cela représente la mort. Cela pourrait

expliquer le dégoût de la vie, l’absence de sens, d’un bon nombre de nos contemporains, les

crises existentielles de plus en plus généralisées dans notre société, touchant particulièrement

des enfants et des adolescents, mais aussi chez des personnes âgées. Lorsqu’une vie est privée

d’amour, elle n’a plus de sens. L’homme, ainsi que le monde meurent sans amour.

Chez notre auteur, l’amour pourrait se traduire de bien d’autres manières. Nous en

retenons deux : l’amour est en effet synonyme de simplicité, mais aussi de renoncement. On

pourrait dire, dans le contexte qui nous occupe, que l’amour n’implique pas une donation, mais

plutôt un renoncement, c’est-à-dire une vie simple.

A. L’amour compris comme renoncement

Lorsqu’on parle de l’amour ou de la charité dans le contexte de la justice sociale, on fait

toujours référence à la redistribution des biens, voire à une redistribution du surplus. C’est sans

doute une conception étroite de la charité. On pourrait aussi essayer une définition plus élargie :

« ce que nous possédons dans les pays occidentaux a été pris, pour partie, sur le nécessaire des

Page 460: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

461

autres, et ce que nous utilisons est prélevé, pour partie, sur le nécessaire de nos descendants »1,

affirme le groupe de réflexion du Diocèse de Nantes. Il est question d’aimer le prochain et le

lointain, aussi bien dans l’espace que dans le temps et de rendre ce qui a été pris.

Panikkar reformule cette idée de la manière suivante : « Aimer son prochain comme soi-

même ne signifie pas lui vouloir du bien comme à un être séparé, mais veut dire élargir mon

cœur (amour) de telle sorte que l’autre devienne une partie de moi-même ».2 Il n’est pas

simplement question de donner quelque chose à autrui. L’amour est plutôt compris ici comme

un saut hors de notre centre, autrement dit, comme un renoncement à soi-même pour regagner

notre véritable identité : l’autre fait aussi partie de mon moi. Mais, pour que l’on puisse arriver

à sortir (transcender) de nous-mêmes, il faudrait d’abord connaître « le noyau infini qui habite

dans notre immanence ».3 Immanence et transcendance sont donc liées. Ainsi, de même que

la foi est l’ouverture vers l’ineffable, de même l’amour est l’ouverture vers l’autre et la

connaissance l’ouverture vers soi-même. Nous l’avions déjà dit : l’amour est la racine de la

compréhension. Il faudrait donc comprendre l’amour non pas comme une donation des choses

extérieures mais comme un renoncement. En d’autres termes, il faut passer du « donner » au

« ne pas prendre ». Vouloir donner du surplus peut signifier prendre de ce qu’on a pour soulager

les besoins d’autrui. Si cela peut bien être un acte d’amour, il le sera davantage si l’autre est

considéré comme une partie de moi-même. Aimer est être catapulté vers l’aimé pour

reconnaître ensuite qu’il n’est pas loin de moi, mais qu’il fait partie de moi. Car « connaître

vraiment, c’est devenir la chose connue sans cesser d’être ce que l’on est »4, assure notre auteur.

Cette façon de devenir ou de passer à l’existence n’est pas vraiment un changement, ni un

mouvement qui, partant de ce que nous étions, se dirige vers ce que nous serons. Ce passage à

l’existence est la croissance authentique de l’Etre qui « est Etre ». C’est le rythme de la réalité

que prône le théologien espagnol.

Cette idée d’une charité comprise comme renoncement est intéressante dans le contexte

de la crise écologique. On pourrait faire appel ici à la notion de don de J.-D. Causse. La pensée

du don « est une pensée de la récréation de l’existence, plus que de la création »5, dit-il. Le don

doit être invisible ce qui fait penser à une démaîtrise du don, car seul le non-savoir a le pouvoir

de soustraire l’éthique à la logique comptable. « Je sais ce qui t’est nécessaire à la lumière de

1 Service de formation du Diocèse de Nantes, Simplicité et Justice. Paroles de chrétiens sur l’Ecologie, op. cit., p.

202. 2 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 101-102. 3 Ibid., p. 378. 4 Ibid., p. 101. 5 J.-D. Causse, L’instant d’un geste. Le sujet, l’éthique et de don. Genève : Labor et Fides, 2004, p. 49.

Page 461: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

462

ce qui l’est pour moi »1 affirme l’auteur, mettant en relation le « tu » et le « je ». L’idée du don

qui fait naître l’autre peut aussi être accompagnée du « ne pas prendre » comme une invitation

à réfléchir sur nos véritables besoins. Avons-nous besoin de tout ce qu’on a et de tout ce qu’on

acquiert tous les jours ? Cela peut être aussi une critique profonde de l’exploitation dudit tiers-

monde par les pays riches. Que mange-t-on ? D’où vient tout cela ? Dans quelles conditions

cela a-t-il été produit ? Amour et justice sont inséparables. Aimer autrui ne doit pas simplement

signifier lui donner un peu de ce que l’on a, mais tout lui donner parce qu’il est une partie de

moi-même. L’amour est le principe suprême qui réunit tout, c’est la « force qui lie tout »2 et

qui donne l’existence.

Cette idée du renoncement peut aussi être rapprochée de l’idée de non-puissance

défendue par J. Ellul, comprise comme récusation du pouvoir. Dans son ouvrage Anarchie et

christianisme, il assure que la pensée chrétienne et la pensée anarchiste sont liées, notamment

en ce qui concerne la liberté et le rejet de l'État en tant qu'autorité. Panikkar et Ellul sont très

proches l’un de l’autre sur ce dernier point, comme nous le verrons par la suite. En outre, Ellul

est convaincu que les chrétiens se sont éloignés de l'Évangile, principalement au IVe siècle,

lorsqu’avec Constantin, le christianisme a été érigé en religion d'Etat puis, lorsqu’avec la

Renaissance, il s'est mis au service des riches, particulièrement de la bourgeoisie. Dans un autre

texte où J. Ellul critique le marxisme et prône l’anarchisme, il écrit : « les chrétiens ne peuvent

être aux côtés que des seuls anarchistes et jamais des marxistes pour qui l’Etat n’est inacceptable

que dans la mesure où il est bourgeois »3 car, « Il n’y a de liberté que dans la conquête de la

liberté. Aucun pouvoir ne peut donner de la liberté aux hommes. La récusation du pouvoir est

la seule voie de l’actualisation d’une liberté ».4 Dans ce sens, l’amour exige forcément de

renoncer au pouvoir. Ellul ajoute : « C’est en combattant contre le pouvoir que se forgent les

qualités humaines, la vertu, le courage, la solidarité, la loyauté…Encore faut-il que ce combat

soit mené avec les armes de la vérité, de la justice, de l’authenticité (et j’ajouterais volontiers,

de la non-violence) ».5

1 Ibid., p. 97. 2 R. Panikkar, La intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 158. 3 J. Ellul, L’idéologie marxiste chrétienne. Que fait-on de l’évangile ?, op. cit., p. 220-221. 4 Ibid., p. 223. 5 Ibid., p. 225.

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463

Amour et renoncement vont donc ensemble. Mais, si l’amour est compris comme

renoncement, il peut aussi être compris comme « absence d’excès »1 ou comme simplicité, car

l’amour est aussi harmonie.

B. L’amour compris comme simplicité

Le principe fondamental de la vie monastique est la simplicité et, puisque nous avons

tous la capacité d’être des moines, la simplicité peut ainsi devenir un principe de vie. Le mode

de vie des contemporains est devenu très compliqué. L’homme est préoccupé et angoissé parce

que la vie accélérée, hyperactive et remplie de choses le domine et le déconcerte. La vie

monacale dans le monde prêché par Panikkar implique une réaction radicale contre cet état de

fait. « Le moine est un anticonformiste »2, dit Panikkar, il est celui qui va à contre-courant. Le

moine est donc celui qui est arrivé à se libérer de ses fausses envies. Il sait donc mener une vie

simple, simplicité qui est dans son cœur et qui se reflète dans son corps. Le moine habite la

simplicité parce qu’il a été capable de reconnaître le véritable rythme de la vie. La vie monacale

dans le monde est en elle-même une critique du temps accéléré. Panikkar comprend cette vie

monastique ou monacale comme la recherche de l’absolu, comme la quête de l’ab-solu, c’est-

à-dire de la libération de la multiplicité.

L’amour compris comme simplicité doit s’apprendre et se mettre en pratique. Il doit

être conquis. Cela se fait en se rendant compte de la multiplicité dans laquelle on a été entraîné.

Il faut donc retrouver l’essentiel des choses et de nous-mêmes. Mais il ne faut pas comprendre

cette quête de la simplicité comme un abandon de tout. Rappelons-nous la figure du moine.

Pour être moine, il faut une initiation et une nouvelle naissance. C’est la metanoïa que nous

avons déjà évoquée dans ce mémoire et dont beaucoup d’auteurs se référent aujourd’hui. Ce

doit être un désir ardent. Le point de départ se trouve alors dans le cœur : « ce cœur doit être

mis en pièces, ou, plutôt, une fois que le cœur est en morceaux, on peut le recomposer d’une

manière plus ample et plus profonde qu’antérieurement ».3 Il implique le désir profond de

retrouver ce qu’on est appelé à être.

Pour devenir moine il faut donc une initiation, il faut « tomber aux pieds du gourou,

laisser sa propre maison et/ou sa propre famille, se rendre dans la montagne, renoncer au

1 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 126. 2 R. Panikkar, Eloge du simple, op. cit., p. 53. 3 Ibid., p. 68.

Page 463: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

464

monde ».1 Il n’est pas suffisant de vouloir, il faut se faire accompagner, trouver un guide. Les

conditions sine qua non d’une vie monacale sont donc au nombre de deux : la conversion du

cœur et l’accompagnement. Le « moine moderne » doit rompre avec une vie multiple et

remplie de choses superflues. Il ne s'agit pas de se retirer ou de renoncer au monde, bien au

contraire, être moine veut dire être entièrement dans le monde, car le monde dans la pensée de

notre auteur est une partie constitutive de la réalité, si bien qu’on ne peut pas ne pas être dans

le monde. Le moine moderne doit en revanche fuir la futilité, la banalité, l’égoïsme,

l’individualisme et l’injustice. Il doit privilégier l’être sur l’avoir et le faire. Il est évident que

Panikkar accorde une grande importance aux vertus. L’amour compris comme simplicité est

une vertu qu’il faut acquérir et entretenir, elle ne vient pas « d’en haut ».

L’éthique dont nous parlons, à la lumière de la pensée de notre auteur, est donc plus

qu’un ensemble de normes à respecter, elle est une sagesse qui naît lorsque « l’amour de la

connaissance et la connaissance de l’amour s’unissent ».2 Aujourd’hui, dans le monde

académique s’apprennent beaucoup de choses, on privilégie le logos par rapport à la sagesse.

Ne serions-nous pas en train d’oublier quelque chose ?

L’amour est le sommet de toutes les vertus, il implique une pleine reconnaissance

d’autrui comme étant une partie de moi-même. Aimer l’autre veut dire aimer « l’étincelle qu’il

y a en lui de l’Absolu qu’il est »3, mais cette étincelle est aussi en moi, car l’amour est un

courant qui circule en tous et qu’il faut reconnaître et maîtriser. L’amour peut être finalement

compris comme la célébration de l’énergie qui est dans tous les êtres, c’est l’énergie de l’Absolu

qui fait de tous une seule et même famille. Et si l’amour est une célébration, il existe

subséquemment une relation étroite entre éthique et liturgie.

3.6 Ethique et liturgie

L’éthique éco-théo-sophique que nous proposons implique la reconnaissance de l’autre

comme faisant partie d’un ensemble plus ample que moi-même et duquel le moi est dépendant

pour pouvoir être. Elle implique donc un dialogue, une relation qu’on pourrait dire de nature

« liturgique ».

1 Ibid., p. 69. 2 R. Panikkar, Invitación a la sabiduría, op. cit., p. 143. 3 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 305.

Page 464: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

465

L’importance de la liturgie dans le cadre de la crise écologique a été surtout mise en

exergue par les Eglises orthodoxes, comme nous l’avons vu dans la première partie de cette

recherche. Rappelons quelques notions.

Pour les Eglises orthodoxes, le salut se joue dans le monde et l’histoire du salut devient

une liturgie, car elles considèrent que la célébration liturgique de l’Eglise a une portée

cosmique. Dans cette célébration liturgique, l’homme représente le prêtre de la création.

Souvenons-nous des mots de Celia Deane-Drummond pour qui le rôle de l’humanité est de

permettre la transformation du cosmos : « Le rôle sacerdotal pourrait signaler la possibilité de

la transfiguration du cosmos, mais il est celui qui est marqué par la création non humaine

‘concélébrant dans l'offre de la gloire de Dieu’ »1. M. Maxime Egger, théologien orthodoxe,

affirme que le liturge n’est pas simplement un gérant de la nature, mais celui qui l’embrasse et

la célèbre. Il fait plus que la respecter, il l’aime comme lui-même. « C’est en devenant les

liturges de la création que nous serons de bons rois, des intendants fidèles et des hôtes

respectueux, capables de répondre en profondeur à la crise écologique »2, dit-il. Ce n’est pas

l’eucharistie en tant que sacrement institutionnel qui est visée mais « le geste et la dynamique

– personnelle, communautaire et cosmique – dont elle témoigne et qui ont une signification

symbolique et spirituelle universelle : l’avènement de l’homo eucharisticus comme antidote à

l’homo œconomicus, la genèse de l’homo adorans comme complément à l’homo sapiens et

faber ».3 Comme nous l’avons déjà vu, dans la perspective d’une écospiritualité, M. M. Egger

propose six gestes ou actions essentielles pour grandir en humanité : remercier (la création est

un don de Dieu), louer, donner du sens, transformer créativement, offrir et partager, gestes qui

tous font référence à une action liturgique.

La relation entre éthique et liturgie est plutôt récente. La théologie protestante

anglophone, et notamment le mouvement communautarien, en avait déjà manifesté un intérêt

tout particulier dans les années 1970. Elle avait ensuite été soulignée par les participants du

colloque « Liturgie, éthique et peuple de Dieu » qui avait eu lieu à Paris en 1990 dans le cadre

de la XXXVIIe semaine d’études liturgiques. C. Andronikof résume en un paragraphe cette

relation :

La sainteté, ou la perfection, nous est donc enjointe comme la norme de notre éthique.

Pris de vertige devant l’immensité d’une telle tâche, nous ne saurions que crier avec angoisse,

1 « The priestly role could be said to point to the possibility of transfiguration of the cosmos, but it is one that is

marked by non-human creation as ‘concelebrants in the offering of glory to God’ » ; cf. C. Deane-Drummond,

Eco-Theology. Londres : The Cromwell Press, 2008, p. 61. 2 M. Maxime Egger, La Terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité, op. cit., p. 214. 3 Ibid., p. 215.

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466

comme le firent les apôtres eux-mêmes : ‘Mais alors, qui peut être sauvé ?’. Jésus ne le cache

pas : ‘Aux hommes, c’est impossible’. Seulement, il ajoute : ‘Mas pas à Dieu’ (Mc 14, 26-27 et

par.). Le salut, but de l’éthique, n’est donc pas l’affaire de l’homme seul par son comportement,

quand même celui-ci serait moralement irréprochable : il dépend d’un don de Dieu, d’une grâce

accordée à la personne. Quitte pour celui-ci de la rendre agissante en lui-même, essentiellement

par la prière et par les sacrements. Il est donc clair que tant par son principe que par sa réalisation,

l’éthique chrétienne, lex existendi et operandi, s’exerce en fonction d’une lex credendi qui est

elle-même régie par la lex orandi ; elle est donc de nature liturgique.1

C’est donc parce que l’homme a compris que son salut ne dépend pas de lui seul qu’il

s’adresse à Dieu pour lui demander son secours. Les efforts de l’homme doivent être

accompagnés de l’amour de Dieu qui sauve. A vrai dire, l’éthique de sainteté et la pureté dans

la torah étaient des sujets abordés par le Premier Testament. Ce sont les prophètes qui en

tisseront le lien, pour que la législation définitive de la Torah consigne finalement le

témoignage. H. Cazelles nous le rappelle :

La législation définitive de la Torah va enregistrer cette liaison entre l’éthique et le culte.

La loi dite de sainteté connaît une nouvelle édition avec un nouveau calendrier liturgique (Lé

23) et avec des précisions sur les exigences auxquelles sont soumis prêtres et grands prêtres.

Elle garde de la première édition ses préceptes éthiques, développant même ceux qui concernent

la famille (ch. 18 et 20). De plus, ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ (ch. 19).2

Cependant, la relation étroite entre ces deux disciplines ne semble pas avoir été prise en

compte par les théologiens. C’est bien ce qu’affirme Ph. Bordeyne dans son article « La liturgie

comme ressource pour la formation éthique des sujets »3 auquel nous renvoyons pour une étude

historique plus détaillée de cette question. Il s’avère que l’intérêt grandissant pour une éthique

des vertus se trouve à la base de cette relation. Dans le contexte protestant, deux figures sont à

mentionner, à savoir, A. MacIntyre et S. Hauerwas. Ce dernier affirme que l’insertion de la foi

dans la longue histoire d’un peuple est décisive pour l’éthique chrétienne. Du côté catholique,

le moraliste français Xavier Thévenot a aussi fait valoir l’importance de la liturgie pour la

formation des sujets éthiques. Il trouve dans l’eucharistie une image de l’agir éthique qui invite

les sujets à se convertir et attribue le potentiel éthique de la liturgie eucharistique à son

« homologie de structure » avec l’existence morale. Ph. Bordeyne est convaincu que : « La

1 C. Andronikof, « Ethique et liturgie », Conférences Saint-Serge XXXVIIe Semaine d’etudes liturgiques,

Liturgie, éthique et peuple de Dieu. Rome : Ed. Liturgiche, 1991, p. 22-23. 2 H. Cazelles, « Ethique de sainteté et de pureté dans la Torah », Conférences Saint-Serge XXXVIIe Semaine

d’études liturgiques, Liturgie, éthique et peuple de Dieu, op. cit., p. 79-80. 3 Cf. Ph. Bordeyne, « La liturgie comme ressource pour la formation éthique des sujets. », Recherches de Science

Religieuse, 2007, 1, tome 95, p. 95-121 ; disponible sur www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-

2007-1-page-95.htm.

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467

pastorale contribue à l’intelligence de ce qui se joue dans la liturgie pour la formation éthique

des sujets. Elle permet de scruter les rapports entre la foi et la culture, mais aussi d’accéder aux

actes de responsabilité posés par des sujets. Des catéchumènes entendent l’appel éthique

contenu dans l’évangile et apprennent à marcher à la suite du Christ. Des équipes pastorales

composées de prêtres, de diacres et de laïcs s’efforcent d’ajuster la liturgie aux besoins

contemporains, notamment pour le ressourcement de la vie morale dans le récit pascal de la vie,

de la mort et de la résurrection du Christ »1 et nous croyons aussi que la relevance de la vie

communautaire incite encore plus cette relation. Finalement, le groupe de réflexion du diocèse

de Nantes invitait, d’une part, à reprendre « le rôle spécifiquement liturgique [de l’homme] au

sein de la création »2, car il est le prêtre de la création et, d’autre part, à « réinventer une façon

de célébrer aujourd’hui les beautés de la création, en nous inspirant par exemple des pratiques

liturgiques des ‘jeunes Eglises’ ».3

A la lumière de ce que nous venons de développer et dans le contexte de l’intuition

cosmothéandrique de Panikkar, la relation entre éthique et liturgie paraît évidente. Le dialogue

est défini par le théologien espagnol comme étant « un rite ou […] un acte cultuel ou un acte

liturgique ».4 Ainsi, en tant qu’acte liturgique, Panikkar affirme que le dialogue « manifeste la

non-dualité de la théorie et de la pratique, de l’individu et de la communauté, du politique et de

la religion, du divin et de l’humain. Le dialogue n’est pas une nouvelle religion à laquelle tous,

hommes et choses, sont conviés, et qui a pour but de transformer toutes choses en préservant

l’identité de toutes les parties et de tous les participants. Chaque liturgie est un processus de

transformation, une transfiguration ».5 Si le dialogue est une vertu, il doit alors y avoir une

relation étroite entre lui et l’éthique. Le dialogue entre les hommes et entre ceux-ci et toutes

les autres entités existantes devient aussi une action éthique, d’autant plus que tous se trouvent

dans la même aventure de la vie de recherche du bonheur et de pleine réalisation.

Ajoutons que, si les vertus sont toutes étroitement et inséparablement liées, la liturgie

doit être aussi le lieu de « la mémoire des souffrances du passé qui permet une compréhension

de la pratique humaine et une autocompréhension de l’homme à partir de son histoire ».6 Dans

1 Cf. Ph. Bordeyne, « La liturgie comme ressource pour la formation éthique des sujets. », op. cit., p. 19

(numérotation de la version digitale). 2 Service de formation du Diocèse de Nantes, Simplicité et Justice. Paroles de chrétiens sur l’Ecologie, op. cit., p.

223. 3 Ibid., p. 226. 4 R. Panikkar, L’inévitable dialogue, op. cit., p. 82. 5 Ibid., p. 82-83. 6 W. Kroh, « Fondements et perspectives d’une éthique écologique. Le problème de la responsabilité de l’avenir,

un défi à la théologie », Concilium, 1991, 236, p. 113.

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468

cet article, l’auteur définit le christianisme non pas comme une communauté d’argumentation

mais comme une communauté du souvenir, un lieu concret du souvenir des souffrances,

autrement dit, la liturgie doit devenir une raison anamnétique en vue de la liberté. C’est de cette

source que la communauté boit pour mettre en œuvre la responsabilité collective. Panikkar

l’exprime ainsi : « Quand nous vivons une expérience, c’est le fait qu’elle perdure dans notre

mémoire qui nous permet d’en parler […]. Nous préférons parler de ‘mémoire’ dans son sens

le plus général, qui embrasse tant le souvenir (anamnēsis) que la faculté (mnēnē) ».1 Faire

anamnèse veut dire revivre d’une certaine manière l’expérience. Or, la liturgie comme

anamnèse est le lieu privilégié du souvenir, donc de l’élan nécessaire pour l’instauration de la

justice, du dialogue, de la confiance, de la collaboration et surtout de l’amour. Dans la liturgie,

la lecture des récits bibliques peut fonctionner comme l’inspiration de la motivation et de la

pratique chrétiennes, en d’autres termes, comme le lieu privilégié de l’éthique chrétienne.

Terminons ce paragraphe en reprenant les mots de notre auteur concernant la liturgie :

La liturgie ne se célèbre ni par casualité ni à titre individuel, mais au nom de l’humanité

et de toute la création, encore plus, au nom de Dieu. […] Pour cela cette liturgie, comme toutes

les liturgies du monde, de toutes les religions, embrassera les choses, les éléments, l’action,

l’homme, la Parole et Celui qui donne sens à la Parole. […] Nous voulons récupérer le sens du

symbolique, la vie et la réalité des choses, de tous les éléments. Commençons par le plus

humble : l’humus, la terre, la plus piétinée littéralement mais aussi la plus profondément fragile.

Reconnaissons que nous sommes aussi cette pierre, cette terre.2

3.7 En guise de conclusion : éthique et šabbat3

Il nous faut maintenant mettre un terme à ce chapitre. L’invitation de Panikkar est à

présent plus claire. Il est nécessaire que l’homme contemporain revienne sur lui-même, il doit

retrouver et cultiver son monde intérieur pour pouvoir aller vers les autres. C’est la condition

même du vrai dialogue. Sans connaissance de soi, il n’y a pas non plus de connaissance de

l’autre et sans cette connaissance, il n’y a pas d’amour possible. L’intériorisation implique faire

silence, faire taire tous les bruits extérieurs pour écouter la voix du cœur. Ce silence intérieur

est également la condition nécessaire pour l’acquisition de toutes les vertus : justice, dialogue,

confiance, collaboration et amour.

1 R. Panikkar, Mystique, plénitude de vie, op. cit., p. 314. 2 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 157-158. 3 Nous translittérons le v (šin) hébreu par un « š », ainsi le vocable tBv se transcrit « šabbat » ; nous respectons

la manière de translittérer des auteurs cités.

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469

Même si Panikkar ne mentionne nulle part dans ses travaux le šabbat1, il nous semble

approprié et pertinent de tisser un pont entre deux notions qui sont étroitement liées et

inséparables, à savoir, le silence et le šabbat. Dans le texte biblique, création et šabbat vont

ensemble, même si une certaine tradition exégétique chrétienne a souvent mis fin au récit de la

création au sixième jour. Or, « Le sabbat ouvre à la création son avenir véritable, le jour du

sabbat la rédemption du monde se célèbre par avance, et le sabbat est lui-même la présence de

l’éternité dans le temps et un avant-goût du monde futur »2, affirme J. Moltmann. La phrase :

« présence de l’éternité dans le temps » pourrait être une autre manière de dire la tempiternité

panikkarienne. Avec le šabbat, un silence s’instaure, il n’y a plus de mots, plus d’actions non

plus. C’est le repos, le jour de l’esprit.

Moltmann, s’inspirant de Fr. Rosenzweig3, propose le šabbat comme le jour de la

rédemption. Si le šabbat est l’union du présent et de l’éternité4, cela veut dire aussi que la

rédemption a lieu dès ici, elle n’est plus reportée à un futur incertain et inconnu. Elle commence

hic et nunc, tout en étant déjà et pas encore. Cette idée rejoint également la pensée de Panikkar.

Le salut se joue ici et maintenant.

Le silence de Dieu le jour du šabbat signifie l’existence de la création en tant que telle.

Moltmann écrit : « La création est l’œuvre de Dieu, mais le sabbat est l’existence présente de

Dieu. Dans ses œuvres s’exprime la volonté de Dieu, mais dans le sabbat se manifeste l’essence

divine ».5 Si l’homme est aussi appelé à faire silence, c’est pour que la dimension divine

1 A. Heschel en donne une belle définition. Pour lui le šabbat est : « Un rappel de la royauté de chaque homme ;

une abolition de la distance entre maître et esclave, riche et pauvre, succès et échec. Célébrer le shabbat, c’est

faire l’expérience d’une totale indépendance envers la civilisation, la société, l’efficacité et l’angoisse. Le shabbat

est la personnification de la foi en l’égalité des hommes, laquelle signifie leur noblesse. Le shabbat est une

assurance de la supériorité de l’esprit sur l’univers et de celle du sacré sur le bien. En effet, l’univers a été créé en

six jours, mais le sommet de la création fut le septième jour, de telle sorte que si les choses créées en six jours sont

bonnes, le septième jour, lui, est saint ; le shabbat, c’est le sacré dans le temps. Le shabbat, c’est la présence de

l’éternité, c’est un moment de majesté, une radiation de joie. L’âme y est rehaussée, le temps y est délice, et

l’intériorité est la récompense suprême. La colère en est une profanation, et la querelle est le suicide de ‘cette âme

de surcroît’ donnée au fidèle en ce jour. L’homme n’y est point seul, il vit en présence du Jour sacré » ; cf. A.

Heschel, Dieu en quête de l’homme, philosophie du judaïsme. Paris : Seuil, 1955, p. 439. Voir aussi Les bâtisseurs

du temps. Lonrai : Editions de Minuit, 1957, p. 169 et suivantes. 2 J. Moltmann, Dieu dans la création, op. cit., p. 351. 3 « Le sabbat est la fête de la création, mais d’une création qui a eu lieu en vue de la rédemption ; il est

manifestement à la fin de la création et comme le sens et le but de la création » ; Fr. Rosenzweig, L’étoile de la

rédemption. Paris : Seuil, 1982, p. 368. 4 G. Siegwalt dit que le sabbat est « dans le temps, hors du temps, un temps d’éternité » ; cf. Le défi scientifique.

L’ébranlement de la civilisation moderne – l’université et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p.

66. 5 J. Moltmann, Dieu dans la création, op. cit., p. 356-357.

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470

présente en lui prenne la place qui lui revient. Dieu « se retire »1, crée un espace, pour que tout

puisse exister. Panikkar n’aime pas trop parler d’un retrait de Dieu, car il est transcendant et

immanent à la fois. Il n’est pas l’Etre absolu qui donne ensuite l’être aux créatures. Comme

nous l’avons vu, Dieu n’existe pas sans l’Homme et sans le Monde, car il est relation ad-intra

et ad-extra. Cependant, dire que Dieu fait silence peut aussi vouloir dire que, dans un profond

respect, il laisse exister l’autre. De cela nous pouvons en déduire que le silence, que l’homme

doit lui aussi faire, a un sens spécifique : laisser exister dans le respect tout ce qui l’entoure.

Le šabbat célèbre le « don » de Dieu. Insister sur l’importance du sabbat implique

d’insister sur l’importance du silence. Sans cet espace de silence, rien ne peut exister. Avec S.

Lacout nous aimerions terminer ce chapitre en disant que le šabbat, donc le silence, devrait être

« un art de vivre »2, autrement dit, la définition même de la sagesse qui implique d’abord,

respect de tous et de tout, ensuite, responsabilité de l’homme envers tout ce qui existe, mais

aussi, finalement, service (« care ») d’autrui.

1 C’est la théorie du Tsimtsum issue de la Kabbale juive : « Dieu se contracte, s’auto-limite pour laisser la place à

la création » explique S. Lacout dans Le shabbat biblique. Temps pour Dieu. Repos de l’homme. Respect de la

Création. Paris : Ed. des Béatitudes, 2009, p. 160. 2 S. Lacout, Le shabbat biblique. Temps pour Dieu. Repos de l’homme. Respect de la Création, op. cit., p. 169.

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QUATRIEME PARTIE

L’apport politique de R. Panikkar et ses prolongements

« Pour une politique éco-théo-sophique »

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Page 472: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

473

Ni la fuite du monde ni l’activisme mondain ne sauveront l’homme ou le monde. C’est

par l’activité métapolitique que l’homme arrive à sa plénitude (il est sauvé), en participant de

manière unique dans la construction du Corps cosmothéandrique de la réalité.1

La politique ne peut être ni le seul ni le suprême instrument de paix. Chaque politique

se circonscrit à une ambiance particulière et n’a pas de critères universels. […] L’alternative

que j’essaie d’offrir est la biorégion, c’est-à-dire les régions naturelles dans lesquelles les

moutons, les plantes, les animaux, les eaux et les hommes forment un ensemble harmonique.

Qui parle aujourd’hui contre la disparition de plus de cent langues humaines par an ? Elles

disparaissent ; et pourtant, chaque langue est un mode de voir le monde, une richesse de toute

l’humanité, un univers qui disparaît. Nous devons chercher ensemble une voie moyenne entre

le solipsisme qui signifie clôture, d’un côté, et le gouvernement mondial qui équivaut à tout

mettre dans le même panier, d’un autre côté. […] Cela pourrait se faire dans la mesure où nous

regarderions tous les problèmes non seulement du point de vue du logos, mais aussi du mythos,

dont l’acceptation nous libère des lois et d’un gouvernement mondial. […] L’homme cherche

son salut, l’être humain se réalise non pas en se désintéressant de son corps ni de la polis, en les

abandonnant ou même en les méprisant, mais en intégrant tous les fragments de son être et,

d’une manière microcosmique, en contribuant à la réintégration macrocosmique de la réalité.2

Nous avons fait le choix, dans les pages qui précèdent, d’une éthique des vertus, comme

étant un premier pas nécessaire et fondamental pour trouver une solution aux problèmes

environnementaux. Non pas que l’éthique déontologique ne soit plus valable, mais qu’il est

impératif que l’être humain recherche une intériorité perdue. La quête du bonheur devient alors

un élément fondamental dans cette nouvelle ère planétaire. Non pas que cette poursuite de sens

ait été absente, mais qu’elle a été reléguée, voire oubliée, donnant en conséquence plus

d’importance à l’accomplissement des normes. Celles-ci sont importantes, certes, mais elles

ne seront jamais l’horizon dernier des hommes.

Vertus et politique ne peuvent pas être séparées, car les vertus ne sont pas des éléments

isolés de la vie d’une personne. Les vertus se réalisent dans une société puisque, nous l’avons

vu, la personne est intrinsèquement un ensemble complexe de relations. Elle se fait et se réalise

dans les relations avec tout ce qui l’entoure. La vertu de la justice (de l’ordre cosmique, chez

Panikkar) ne pourra jamais être considérée de manière isolée, tout comme le dialogue, la

collaboration, l’espérance et l’amour. Or, le Sitz im Leben des vertus est la société dans laquelle

la personne vit et agit. Et l’action des personnes est elle-même une action politique.

Les penseurs du XVIIIe siècle ont cru fermement que la raison humaine était la même

partout. A cette période, les mutations les plus importantes se situeront dans le domaine

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 7. 2 Ibid., p. 30-31 et 177-178.

Page 473: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

474

économique, transformant en même temps les modes de vie existants. La vie sociale et la vie

des familles en seront affectées de manière particulière, notamment en ce qui concerne la qualité

des relations interpersonnelles. J. Tronto affirme que c’est le « développement de l’Etat [qui]

a fait que le républicanisme civique disparaisse »1, autrement dit, la République constituée de

citoyens vertueux cède sa place à l’Etat. Les citoyens vertueux semblent avoir joué un rôle très

important dans la marche et la défense du bien commun, mais lorsque la vie économique prend

le dessus et s’écarte de la vie familiale, les sphères domestique et productive se séparent

progressivement. La famille devient finalement un domaine privé. « Au lieu du citoyen actif

est apparue une version d’homo œconomicus, ce personnage calculateur et mesuré »2, dit

Tronto. C’est à ce moment-là que l’enfermement de la femme dans le lieu clos de la maison

devient plus évident. Elles deviennent « des remparts contre la corruption du marché et la vanité

de la sphère politique ».3 C’est aussi le moment où les sentiments et les émotions sont chassés

du public et confinés dans le privé de la famille. Peu à peu la politique va elle aussi devenir

l’affaire de quelques-uns, nettement distinguée des soucis des familles.

Le « care » dont nous avons parlé dans la section précédente (le « cultiver » chez

Panikkar) ne pourra être envisagé que dans le contexte d’institutions libérées de

l’individualisme dominant et avec des institutions vraiment démocratiques. Si nous défendons

le « care » comme idéal éthique en tant qu’il redonne du sens aux relations entre tous les êtres,

nous devons donc aussi le proposer comme un idéal politique. Il faut mettre fin à la conception

d’un homme rationnel et autonome, car rien dans la réalité n’est pleinement autonome. C’est

l’inter-in-dépendance dont parle notre auteur et que nous connaissons déjà. Il faudrait que les

personnes s’engagent davantage et se sentent concernées par les valeurs démocratiques d’une

société pluraliste. Il faudrait, d’une manière ou d’une autre, briser la barrière qui sépare le privé

du public. Le travail ne doit plus être considéré comme une action privée associée au mérite

personnel. « L’exercice du care peut informer les pratiques de la citoyenneté démocratique.

Si, en accordant et en recevant le care, nous devions acquérir une compétence au soin, nous

devrions être non seulement plus soucieux des autres et plus moraux, mais également de

meilleurs citoyens dans le cadre d’une démocratie »4, écrit Tronto avec conviction, idée à

laquelle nous adhérons. Le fait de se sentir coresponsable de la vie de tous et de tout fera

également renaître le sentiment d’appartenance à une famille, et fera également resurgir le désir

1 J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, op. cit., p. 64. 2 Ibid., p. 66. 3 Ibid., p. 91. 4 Ibid., p. 218.

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475

de lutter pour une vie meilleure pour tous. Les vertus deviennent ainsi un outil en vue de la

pleine réalisation de tous et de tout. Tronto propose une politique qui implique de considérer

la situation de tous les humains, ce qui suppose un engagement renouvelé dans les processus

démocratiques et qui implique aussi d’examiner de près les questions de justice et de repenser

les questions de l’autonomie et de l’altérité. Panikkar recevrait ces idées tout en élargissant

leur champ d’action. Les humains ne seraient pas les seuls concernés, mais la réalité tout

entière. Il faudrait donc réviser les relations dans leur ensemble, notamment celles de l’être

humain avec tout ce qui l’entoure, mais pas exclusivement. La politique devrait aussi prêter

une attention toute particulière aux relations entre toutes les instances du réel.

Le système politico-économique actuel a fait ses preuves. Il n’a pas été capable d’être

porteur de vie, bien au contraire, il semble nous conduire vers la mort. Les pages qui précèdent

nous l’ont montré. Tout porte donc à croire qu’il faut changer de direction. « L’alternative doit

être, pour l’instant, littéralement une utopie : elle n’a pas de topos, ‘lieu’, puisque ce lieu ne se

trouve ni en dehors du système ni à l’intérieur de lui-même »1, affirme Panikkar. La politique

actuelle est devenue, par ailleurs, une affaire de quelques-uns : les spécialistes, les connaisseurs,

les habitués du langage et des techniques bien précises de ce sous-monde. L’homme ou la

femme politique a fait des études très pointues qui lui donnent la clé d’accès à cet univers. Ils

connaissent les mots et les choses, ce qu’il faut faire et dire et comment se déplacer dans ces

couloirs complexes et sombres. Ils ont toujours une réponse aux difficultés. Eux seuls savent

quoi faire. La démocratie est en outre le lieu où ils exercent leur savoir-faire. Or, la démocratie

d’aujourd’hui est devenue un lieu où s’exerce le pouvoir et la domination, elle n’est plus ce

qu’elle devrait être, c’est-à-dire le lieu où l’homme agit dans le but d’atteindre le bien commun

de la polis. Il nous faut, encore une fois, un changement radical dans la manière dont nous

concevons la politique.

Ce changement passe sans aucun doute par l’engagement de tous : tout homme doit se

sentir concerné par la politique ; il n’y a pas d’autre chemin, la plénitude de l’homme, sa

réalisation, le bonheur que nous avons déjà évoqué, et la réalisation de l’ordre cosmique se

construisent ici-bas. Dans le domaine théologique, il va falloir interroger tout particulièrement

tant l’ecclésiologie traditionnelle que l’eschatologie dans le but de savoir si elles apportent une

réponse satisfaisante aux dilemmes de notre temps. Trouve-t-on dans leurs contenus un mot qui

s’accorde à la réalité dans laquelle nous sommes ?

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 125.

Page 475: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

476

L’éthique dont nous avons parlé ne doit pas être séparée de la politique, les deux doivent

cheminer ensemble. Malheureusement, tout semble indiquer que la politique a été exempte de

morale et qu’elle est l’affaire exclusive de quelques-uns. C’est pour cela que Panikkar croit

profondément qu’un changement doit aussi se faire à ce niveau. Cependant, pour que cela

puisse se faire, la politique doit récupérer son sens originel, elle doit passer de l’univers global

actuel à un univers local plus respectueux de la singularité, de la vie de tous et de chacun. Il

faut donc passer de l’ « univers » au « plurivers ». Panikkar proposait, nous l’avons vu à la fin

de la deuxième partie de cette recherche, une métapolitique qui prétendait récupérer le sens

ultime de la politique. Nous reprenons dans cette partie la réflexion sur la politique que nous

avions ouvert à la fin de la deuxième partie, après une parenthèse nécessaire et importante.

Récupérer le sens de la politique implique de s’interroger sur le sens de la démocratie et

du respect des cultures. Car la démocratie ne se vit aujourd’hui que lorsqu’on doit élire nos

représentants qui ne le sont plus tellement, compte tenu de l’importance du camp

abstentionniste. Il nous faut une politique davantage centrée sur l’amour et la charité que sur

l’économie et l’échange commercial, car ces derniers, nous le savons, sont basés sur le gain et

le développement sans limites. Panikkar considère donc important et primordial d’aborder la

question politique. Comment comprendre aujourd’hui la proposition de notre auteur ? Nous

permet-elle de trouver une réponse satisfaisante en lien avec la question écologique ? C’est ce

que nous allons voir dans les prochains chapitres. Comme prévu, nous suivrons une grille

d’analyse qui comprendra, d’abord un questionnement, puis les présupposés de notre

proposition, et enfin, l’explicitation de notre proposition de théologie-politique éco-théo-

sophique à la lumière de la pensée de notre auteur.

Page 476: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

477

Chapitre 1. Une nouvelle théologie politique ?

Des nombreuses études semblent confirmer ce que disent les sondages : « Les Français

ont le sentiment que la corruption est partout. Un tiers des Français estime […] que la

corruption est très fréquente chez les parlementaires, très fréquente chez les élus locaux et très

fréquente chez les fonctionnaires. […] Ce discrédit semble être avant tout d’ordre éthique.

L’effondrement de la confiance s’apparente à un véritable krach moral qui ébranlerait la société

politique »1, dit l’avocat F. Thiriez. Ce sentiment de discrédit n’est probablement pas

exclusivement français, on le retrouve sur l’ensemble du globe : les politiques ne font pas ce

qu’ils devraient faire ; en conséquence, la politique elle-même a perdu de son importance. La

Commission Sociale de l’Episcopat français le corrobore : « Le sens du politique tend à

s’émousser et à se dégrader […]. L’opinion publique a le sentiment que les gouvernants

successifs sont impuissants à résoudre les grands problèmes actuels et à dessiner un avenir : on

multiplie les mesures et les aides publiques, mais le chômage ne recule guère et les pauvretés

s’aggravent ».2

La politique, par ailleurs, n’a pas été non plus un domaine de prédilection des

théologiens. Les possibles déviations, la politisation de la théologie et la théologisation de la

politique ont toujours hanté les esprits. Et pourtant, aucune action ne peut ni ne doit se

désintéresser de ce qui se passe dans le monde. L’Etat a par ailleurs complétement absorbé la

politique et le religieux a été scindé du politique. Or, le fait religieux est encore présent dans

toutes les sociétés du monde, même si certains pensaient que la religion allait disparaître une

fois atteint un degré plus élevé d’évolution. Sous des formes nouvelles, le religieux persiste et

revient, bien qu’il faille bien comprendre en quoi consiste ce retour. Cl. Lefort croit que « la

modernité impliquerait un certain désenclavement du politique de son cadre ‘théologico-

politique’, cadre qui resterait néanmoins indépassable en tant qu’horizon de référence ».3 Le

religieux et le politique ne peuvent ou ne doivent plus être séparés, bien que les domaines

doivent être respectés. Lefort conclut : « tout ce qui va dans le sens de l’immanence va dans le

sens de la transcendance, tout ce qui va dans le sens d’une explicitation des contours des

rapports sociaux va dans le sens de l’intériorisation de l’unité, tout ce qui va dans le sens de la

1 F. Thiriez, « Discrédit de la politique ? », La Revue administrative, 1995, 288, p. 571. 2 Commission Sociale de l’Episcopat, Réhabiliter la politique. Déclaration de la Commission sociale. Paris :

Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 1999, p. 8. 3 Cité par F. Nault, « Entre la théologisation du politique et la politisation du théologique : en lisant Carl Schmitt »,

Laval théologique et philosophique, 2007, 63, 2, p. 226.

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478

définition d’entités objectives, impersonnelles, va dans le sens d’une personnalisation de ces

entités. L’engrenage des mécanismes d’incarnation assure une imbrication de la religion et de

la politique, là même où l’on ne croirait avoir affaire qu’à des pratiques ou des représentations

purement religieuses ou purement profanes ».1 En d’autres termes, il existe une relation étroite

entre la théologie et la politique qu’on ne peut pas abolir, elle sera toujours présente dans la

réalité humaine. Derrida le dit ainsi : « Les concepts fondamentaux qui nous permettent

souvent d’isoler ou de prétendre isoler le politique […] restent religieux ou en tout cas

théologico-politiques ».2

Il est impérieux que la théologie s’engage davantage dans le domaine de la politique et

renouvelle ses contenus, si elle veut avoir une incidence majeure. Il faudrait même redéfinir

les termes et se demander dans les pages qui suivent si la théologie politique traditionnelle

répond de manière claire et explicite aux problèmes de notre temps, notamment à ceux qui

concernent la crise écologique qui nous préoccupe. La théologie politique que nous avons

compte-t-elle dans ses contenus les relations entre toutes les dimensions du réel et pas seulement

les relations interpersonnelles ? C’est à ces questions que nous allons maintenant tenter de

répondre.

1.1 Mise en contexte

Il est nécessaire de s’arrêter, ne fut-ce que brièvement, sur les définitions et

classifications avant d’entrer dans l’analyse proprement dite. Nous nous intéresserons ici tout

particulièrement à la notion de politique, mais aussi à celles d’Etat et de Nation ainsi qu’au sens

de l’expression « théologie politique ».

1.1.1 Quelques points de repère

Il importe d’établir au préalable une distinction claire entre la politique et le politique.3

Aujourd’hui, la plupart des gens comprennent la politique comme une simple gestion

administrative, c’est-à-dire comme un domaine purement technique, réservé du même coup aux

1 Cl. Lefort, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles. Paris : Seuil, 1986, p. 328-329. 2 J. Derrida, « Foi et savoir : les deux sources de la “religion” aux limites de la simple raison », ID. et Gianni

Vattimo, La religion. Paris : Seuil, 1996, p. 38. 3 Nous suivons ici la distinction faite par Marcel Gauchet dans son ouvrage L'Avènement de la démocratie, I : La

révolution moderne. Paris : Gallimard, 2007.

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479

techniciens ou aux politiques. Une telle optique impliquerait qu’il n’y aurait pour chaque

problème politique qu’une seule solution idéale. La politique pourrait ainsi être définie tout

simplement comme le pouvoir par représentation. Le politique, en revanche, précède la

politique. Il est une caractéristique de toutes les sociétés et de tous les hommes et renvoie au

service désintéressé que doit rendre tout homme ou femme qui assume un rôle actif dans la

politique. Dans les sociétés anciennes et médiévales, le pouvoir politique venait directement

de Dieu. Le chef politique était tout simplement un représentant de la divinité. La politique et

le politique étaient une seule et même chose. Lorsque l’Etat et la religion se sépareront, la

politique et le politique deviendront comme nous le verrons un peu plus loin, deux domaines

différents.

Ce que nous connaîssons du problème théologico-politique peut avoir, selon Pierre

Manent1, une composante médiévale et une autre postmédiévale, La composante médiévale

renvoie, dit Jean-Claude Monod2, aux revendications de l’Eglise d’une certaine plenitudo

potestatis, aux conflits nés avec les cités et les volontés impériales de Frédéric II, aux

formations des monarchies absolues liées et opposées en même temps au Saint-Siège. La

composante postmédiévale se rapporte plutôt à l’apparition du libéralisme politique comme

tentative de résolution du problème. Comme beaucoup d’autres, ces auteurs pensent que

l’apparition de l’Etat a entraîné la subordination correspondante du théologique au politique.

L’Etat devient ainsi une puissance supérieure « imposant la ‘paix de religion’ aux confessions

en conflit »3, en s’emparant en même temps de ce que C. Schmitt a appelé « le monopole de la

décision politique ».4 Ainsi, lorsqu’on parle du « problème théologico-politique », on fait

référence à cette séparation ou distinction. L’Eglise et tout ce qui a trait au théologique devient

une affaire privée, alors que la politique va prendre en charge tout ce qui est en lien avec le

public. L’Etat aura même le droit d’administrer le fait religieux dans le domaine public. Ce

processus, affirme Monod, s’achève aux XIXe et XXe siècles et « crée une situation sans

précédent : la fondation traditionnelle et ‘universelle’ du politique sur le religieux, dans sa

forme théologique ou mythologique, est ici brisée, leur entrelacement traditionnel est rompu ».5

Cette rupture n’est cependant qu’apparente, comme nous l’avons déjà mentionné. La question

théologico-politique ne cesse pas de faire constamment retour, comme le montrent aussi bien

1 Cf. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme : dix leçons. Paris : Fayard/Pluriel, 2012. 2 J.-Cl. Monod, « Le ‘problème théologico-politique’ au XXe siècle », Esprit, 1999, p. 179-192. 3 Ibid., p. 179. 4 C. Schmitt, Théologie politique. Paris : Gallimard, 1988, notamment le chapitre II. 5 J.-Cl. Monod, « Le ‘problème théologico-politique’ au XXe siècle », art. cit., p. 180.

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480

les attentats du 11 septembre 2011 aux Etats-Unis que les incursions des groupes islamistes Al-

Qaeda et Daesh (Etat islamique) ces dernières années.

L’expression « théologie politique » est néanmoins extrêmement diffuse et peut prendre

plusieurs formes, comme le reconnaît C. Schmitt : « La théologie politique est un domaine

extrêmement polymorphe. […] elle a deux faces distinctes, une face théologique et une face

politique ; chacune induit ses notions spécifiques. Cette double face est déjà présente du simple

fait des mots reliés dans l’expression ».1 La thèse de Schmitt, comme le rappelle F. Nault,

stipule que la modernité se définit, non pas comme la liquidation du théologique, mais comme

le transfert des grands concepts théologiques à la théorie de l’État : « Tous les concepts

prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. Et c’est

vrai non seulement de leur développement historique, parce qu’ils ont été transférés de la

théologie à la théorie de l’État […], mais aussi de leur structure systématique, dont la

connaissance est nécessaire pour une analyse sociologique de ces concepts ».2 Cette affirmation

peut paraître un peu exagérée, il n’empêche qu’elle est porteuse de vérité. La politique, tout

comme l’économie3, est devenue une sorte de religion avec ses prêtres, ses fidèles, ses normes,

voire aussi son culte bien spécifique.4 Il y a donc un transfert important entre ces deux

domaines.

R. Panikkar reprend le sujet en le ramenant au plus simple et plus basique. Pour lui, le

pont qui unit la théologie et la politique est « la Vie » ou le « sens de la Vie ». C’est une relation

transcendantale constitutive de la Vie. Dans n’importe quelle activité humaine gît, comme

caché, le mystère de la Vie. C’est bien ce qu’il nomme le métapolitique, en d’autres termes, le

point d’intersection ou le lieu de rencontre entre l’activité politique de l’homme et son destin

final. Notre auteur dit ne vouloir s’inscrire dans aucune des classifications traditionnelles,

notamment la chrétienne. Son point de départ est l’interculturalité : il souhaite embrasser la

totalité du phénomène politique, car il n’est pas exclusif de la chrétienté. Panikkar dit

1 Ibid., p. 117. 2 Ibid., p. 46. 3 La thèse principale des travaux du théologien latino-américain d’origine coréenne, Jung Mo Sung, est que le

capitalisme s’est constitué aujourd’hui comme une nouvelle religion. Le capitalisme a, pour lui, les

caractéristiques les plus importantes que l’on peut trouver dans toutes les religions, à savoir, la promesse d’un

paradis, la notion de péché originel et une explication précise sur la cause des souffrances et du mal dans le monde.

Le capitalisme comme nouvelle religion sait montrer aussi bien le chemin vers le salut que dire quels sont les

sacrifices à faire. Voir Jung Mo Sung, « Contra la teología idolátrica del capitalismo » ; disponible sur :

http://www.servicioskoinonia.org/relat/173a.htm ; consulté le 12/01/2015. 4 J.-P. Dupuy montre que « ce que nous appelons la raison garde la trace indélébile de son enracinement originel

dans l’expérience religieuse » ; cité par A. Papaux, « Le retour du sacré : irréductionnisme et épaisseur des

origines », G. Hess, D. Bourg (dirs.), Science, conscience et environnement. Penser le monde complexe, op. cit.,

p. 227.

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481

explicitement que ses réflexions dans ce domaine ont « pour objet d’amplifier, et en même

temps d’approfondir, une expérience humaine qui est aujourd’hui enrichie par les apports

culturels multiples et qui devraient pouvoir donner à la situation humaine contemporaine une

nouvelle vitalité ».1

Il est important, avant de poser ou d’expliciter les présupposés de l’intuition théo-

politique de notre auteur et de connaître sa proposition, de bien comprendre le contexte

historique dans lequel cette démarche s’inscrit. Panikkar pense et écrit dans une conjoncture

bien spécifique et fait référence à une tradition théologique précise. En effet, de nombreux

philosophes et théologiens ont fait une contribution essentielle en ce qui concerne les relations

entre la religion, la théologie et la politique. Jacques Rollet2 mentionne, entre autres, J.

Maritain, E. Mounier et J.-B. Metz, mais, avant eux, il faut sans doute dire un mot sur l’apport

de Machiavel, des réformateurs protestants, de Hobbes, de Spinoza et de Locke.

1.1.2 Un peu d’histoire

La « théologie politique » en tant que telle s’affirme dans les années 60-70 du siècle

dernier, notamment avec les interventions de J.-B. Metz et J. Moltmann, mais aussi de G.

Casalis, de J. Ellul et de quelques autres. Cette théologie politique a cependant été précédée

par un nombre précis d’auteurs qui ont ouvert le chemin à cette problématique. Citons-en

quelques-uns.

D’après J. Rollet3, l’indépendance de la politique vis-à-vis de la religion a eu lieu au

XVIIe siècle avec les théoriciens du contrat. Machiavel et la Réforme protestante y ont joué un

rôle fondamental. Pour Machiavel (1469-1527), la religion encourage les vertus de la force, du

courage militaire et de l’intimidation des méchants et cela réconforte le peuple qui se sent

dominé par les grands. Cependant, cet auteur pense aussi que la doctrine chrétienne, en invitant

à l’humilité, fait perdre la liberté. Le texte qui suit dit clairement de quoi il est question :

Pour quelle raison les hommes d’à présent sont-ils moins attachés à la liberté que ceux

d’autrefois ? pour la même, je pense que ce qui fait que ceux d’aujourd’hui sont moins forts ; et

c’est, si je ne me trompe, la différence d’éducation fondée sur la différence de religion. Notre

religion, en effet, nous ayant montré la vérité et le seul chemin du salut, fait que nous mettons

moins de prix à la gloire de ce monde. Les païens, au contraire, l’estimaient beaucoup, plaçaient

en elle le souverain bien, mettaient dans leurs actions infiniment plus de force et d’énergie ;

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 150. 2 J. Rollet, Religion et politique. Le christianisme, l’islam, la démocratie. Paris : Grasset, 2001. 3 Nous suivons ici l’ouvrage de J. Rollet, Religion et politique. Le christianisme, l’islam, la démocratie, op. cit.

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c’est ce qu’on peut inférer de la plupart de leurs institutions ; à commencer par la magnificence

de leurs sacrifices, comparée à l’humilité de nos cérémonies religieuses, dont la pompe, plus

simple qu’imposante, n’a rien d’énergique ou de formidable. Leurs cérémonies étaient non

seulement pompeuses, majestueuses, mais on y joignait aussi des sacrifices sanglants par le

massacre d’une infinité d’animaux ; ce qui rendait les hommes aussi féroces, aussi terribles que

le spectacle qu’on leur présentait. En outre, la religion païenne ne déifiait que des hommes

auréolés de gloire terrestre, des généraux d’armée, des chefs de république. Notre religion

couronne plutôt les vertus humbles et contemplatives et non les vertus actives. Notre religion

place le bonheur suprême dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines ; et l’autre,

au contraire, faisait consister le souverain bien dans la grandeur d’âme, la force corporelle et

dans toutes les qualités qui rendent les hommes redoutables. Si la nôtre exige quelque force

d’âme, c’est pour nous disposer à souffrir plutôt qu’à quelque action de vigueur.1

L’humilité prêchée par le christianisme provoque une gêne importante chez Machiavel.

Quand bien même il ne condamnerait pas la morale chrétienne, il invite farouchement à

distinguer ce qui relève de la politique de ce qui concerne le religieux. En effet, les normes de

la politique ne peuvent pas suivre celles de l’Evangile, car le christianisme ne s’intéresse pas à

ce monde, il ne fait que préparer la vie d’un autre monde ; pour cette raison la politique doit se

séparer de l’inspiration chrétienne. Le christianisme rend faible alors que dans la politique il

faut être fort et lutter pour atteindre les buts souhaités. Machiavel fait un premier pas important

dans ce processus progressif de disjonction de la politique et de la religion.

La Réforme protestante (XVIe siècle), avec tous ses aléas, représente également un

moment important dans ce processus de changement. L’éloignement souhaité par Luther d’une

structure ecclésiale très puissante l’a conduit à parler d’un « état chrétien ». Il rappelle que

l’autorité temporelle a été établie par Dieu et compte tenu du contexte, il invite la société

allemande à s’éloigner de Rome mettant en valeur les princes. Plus tard, dans son texte De

l’autorité séculière, il expose la théorie des deux règnes, ceux du glaive et de l’Evangile. Seul

ce dernier est bon et rend bonnes les personnes. Pour J. Rollet, Luther désire réduire « le

pouvoir politique à un rôle opérationnel, qui consiste à exercer la coercition ».2 Il semble

évident que le seul but de Luther était d’octroyer au religieux une autonomie relative vis-à-vis

du politique. J. Calvin, quant-à lui, base sa proposition sur le primat absolu de Dieu, car la

souveraineté lui appartient à lui seul. Calvin reconnaît l’importance de la politique, nécessaire

pour garantir l’ordre des sociétés. Il va même jusqu’à dire que c’est Dieu lui-même qui donne

1 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live. Paris : Flammarion, 1985, p. 162-163 ; cité par J.

Rollet, Religion et politique. Le christianisme, l’islam, la démocratie, op. cit., p. 91-92. 2 J. Rollet, Religion et politique. Le christianisme, l’islam, la démocratie, op. cit., p. 95.

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483

la mission du pouvoir public, ce qui traduit son honorabilité. Même si la politique est

fondamentale dans la vie des sociétés, elle doit se distinguer de la religion.

Th. Hobbes (1588-1679) doit aussi être mentionné. Dans son ouvrage Léviathan, il

expose toute sa théorie concernant la religion et l’autorité royale. En fait, la seule manière de

sauver cette dernière est de la placer au-dessus de la religion. Pour Hobbes, le fondement de

l’ordre politique se trouve dans la peur de la mort. En effet, dans ce qu’il appelle un état de

nature, c’est la guerre de tous contre tous. Le seul moyen pour s’en sortir consiste à renoncer

à une partie de ses droits et à la confier à un souverain institué par l’ensemble des citoyens. Ce

souverain reçoit le nom de Léviathan1 et désigne l’Etat à qui tous les individus cèdent le pouvoir

qu’ils avaient dans l’état de nature. L’Etat assure donc la paix et l’ordre civil. Il devient de la

sorte une institution de droit divin et l’Eglise sera administrée par l’Etat. Pour qu’il y ait paix,

le souverain doit régner de manière absolue. Bien évidemment, le pouvoir de l’Eglise est réduit

à presque rien et la séparation Eglise/Etat se consomme.

Important aussi dans ce contexte est B. Spinoza (1632-1677) et son Traité théologico-

politique. Mû par le désir « de défendre par tous les moyens la liberté de pensée et de parole

que l’autorité trop grande laissée aux pasteurs et à leur jalousie menacent de supprimer dans ce

pays »2, Spinoza entreprend le travail de disjonction entre la politique et la religion. Il y a à la

base l’idée que tous les hommes sont enclins à la crédulité lorsqu’ils ont peur. Pour devenir

libre, il faut vaincre cette peur. Tout comme Hobbes, Spinoza parle d’un état de nature dans

lequel les hommes se conduisent selon leurs passions. C’est un état de non-raison. Pour

résoudre ce problème, il faut donc se mettre d’accord et passer au politique afin de vaincre l’état

d’insécurité qui règne lorsque les hommes deviennent trop nombreux et hostiles les uns contre

les autres. Il ne s’agit pas d’éliminer ceux qui gênent, mais d’instaurer la démocratie qui est

seule capable de supprimer correctement l’état de nature. Ainsi, ceux qui détiennent le pouvoir

auront le droit de tout régler, aussi bien dans le domaine civil que dans la sphère sacrée, lorsque

celle-ci implique le culte extérieur. Une fois encore, la distinction et la soumission entre la

politique et la religion sont rendues évidentes.

Terminons ce bref parcours de la modernité en parlant de J. Locke (1632-1704). Il réunit

dans son œuvre deux conceptions différentes de ce qui fonde les Droits de l’Homme. D’une

part, l’idée d’une nature humaine et, de l’autre, l’idée de droits subjectifs. Rappelons que Locke

1 Allusion au monstre de l’Ancien Testament ; cf. Ps 74, 14 et 104, 26 ; Isaïe, 27, 1 et Job 3, 8 ; 40, 25 et 41, 1. 2 B. Spinoza, Œuvres, tome 2. Paris : Garnier-Flammarion, 1965, p. 5 ; cité par J. Rollet, Religion et politique. Le

christianisme, l’islam, la démocratie, op. cit., p. 102.

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484

croit à l’existence d’une loi naturelle et la défend avec vigueur. Pour lui, l’action politique est

légitimée par sa finalité naturelle qui consiste à protéger les hommes. Ainsi, les Droits de

l’Homme sont voulus par Dieu et leur accomplissement fait partie des devoirs envers lui.

Contrairement à ce qu’affirmait Hobbes, Locke pense que les hommes sont libres par nature et

que le pouvoir politique ne peut en revanche pas être absolu. L’homme politique a le droit de

faire des lois, d’employer la force pour défendre l’Etat, mais cela seulement en vue du bien

public. Dans l’état de nature, il existe une parfaite égalité entre tous les hommes, l’Etat ne

devant intervenir que lorsque quelqu’un viole les lois de la nature. Pour éviter que certains ne

limitent la liberté des autres, il s’avère nécessaire de passer à la société politique. Dans celle-

ci, tous et chacun cèdent leur pouvoir au pouvoir politique dans le but d’assurer la tranquillité

et le bien commun. La tâche de l’Etat consiste donc à procurer la paix et le bonheur de tous ;

l’Eglise ne doit s’occuper que des seules convictions intérieures des personnes.

La scission a sans doute été engagée par tous ces penseurs. Plus près de nous, quelques

auteurs ont aussi contribué et qui ont joué un rôle essentiel pour que cette évolution puisse se

réaliser. J. Maritain, E. Mounier et d’autres ont déjà été mentionnés. Nous nous proposons de

reprendre ici, plus brièvement, deux figures de proue qui ont relancé la discussion en théologie,

à savoir, J.-B. Metz et J. Moltmann.

J.-B. Metz semble avoir employé pour la première fois l’expression « théologie

politique » lors de sa participation aux colloques organisés par la Paulusgesellschaft. Elle faisait

référence à un projet théologique « dont le manifeste-programme sera le texte de la conférence

tenue par Metz au congrès international de théologie de Toronto (20-24 août 1967) ».1 Cette

théologie politique allait avoir fondamentalement deux tâches, l’une négative et l’autre positive.

La tâche négative se voulait critique face à la théologie de la privatisation, tandis que la tâche

positive invitait à concrétiser le caractère public et social du message chrétien. Metz a, en effet,

voulu proposer une nouvelle théologie politique opposée à une ancienne qu’il dit n’être qu’une

« idéologie sacralisante d’une structure politique de domination ou encore comme la politisation

directe des représentations de la foi »2, non pas que la théologie politique soit une nouvelle

discipline, mais qu’elle puisse devenir une réelle conscience théologique. Si la théologie

politique précédente n’était autre chose qu’une alliance entre le sacré et le pouvoir, la nouvelle

prétend redonner de la valeur à la parole chrétienne.

1 R. Gibellini, Panorama de la théologie au XXe siècle. Paris : Cerf, 2010, p. 345. 2 M. Xhaufflaire, La « théologie politique ». Salamanca : Sígueme, 1974, p. 17.

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485

Metz identifie la catégorie de politique avec celle de liberté. Ainsi, affirme-t-il,

« L’Eglise ne peut-elle intervenir politiquement qu’en mettant la liberté en péril »1, ce n’est

sûrement pas par le retrait de la religion sur elle-même. La théorie politique de Metz est

étroitement liée à l’ecclésiologie et renvoie, en dernier ressort, à l’eschatologie, ce qui veut dire

que le dernier mot est toujours réservé à Dieu. Ce théologien allemand met l’accent sur l’avenir,

sur « un monde historique en formation, orienté vers la promesse divine et dont les hommes de

l’espérance assument la responsabilité »2, autrement dit, la théologie politique a son point

d’ancrage dans l’espérance en la venue du royaume eschatologique. Ce dernier ne renvoie

cependant pas à un « lieu » ou à une « situation » après la mort ; pour Metz c’est un appel à la

responsabilité sociale et politique, tout en gardant en vue la « réserve eschatologique ». Cela

veut dire que le royaume ne trouvera pas sa réalisation dans ce monde-ci, car « il est le reflet

du Dieu toujours plus grand »3. Cette « réserve eschatologique » n’est pas une fuite, elle

implique au contraire la critique des idéologies qui veulent s’approprier l’avenir tout en

occultant l’espérance chrétienne. Pour que cela puisse se faire, il faut une critique négative de

la société et de la culture qui empêchent la libération de l’homme. L’Eglise doit être une

« forme critique et libératrice de responsabilité publique, [elle doit assumer une] position

critique et libératrice en face des conditions sociales ».4 Cela veut dire qu’elle doit être et doit

promouvoir une nouvelle conscience à l’intérieur de l’Eglise et doit « déterminer une

transformation des rapports de l’Eglise avec la société moderne ».5

Enfin, la théologie politique de Metz prône le primat de la pratique, c’est-à-dire la

primauté de l’orthopraxie sur l’orthodoxie. Faisant allusion à Kant, Metz indique qu’il faut

lutter pour la libération pour être éclairé et que cette lutte ne peut pas rester dans un discours

universel ou universalisant. Metz renvoie à la pratique sociale « comme instance de médiation

historique d’une universalité qui ne peut être captée absolument que soit au niveau de la théorie,

ou au niveau de la subjectivité contemplative. En tant que discours universalisant, le discours

de Dieu reste un objet d’espérance, non le discours d’une instance en possession d’un savoir

absolu ».6 La pratique chrétienne doit inviter à la conversion, à la transformation libératrice, à

la mutation. Pour cet auteur, il ne s’agit pas de savoir ce que c’est que d’être chrétien, mais

1 Ibid., p. 27. 2 J. B. Metz, Pour une théologie du monde (1968). Paris : Cerf, 1971, p. 102 3 M. Xhaufflaire, « Histoire sociale de la liberté et mémoire subversive du Christ », M. Xhaufflaire (dir.), La

pratique de la théologie politique. Tournai : Casterman, 1974, p. 27. 4 J. B. Metz, Pour une théologie du monde, op. cit., p. 132-134. 5 R. Gibellini, Panorama de la théologie au XXe siècle, op. cit., p. 348. 6 Ibid., p. 31.

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d’agir en tant que chrétien. Il l’exprime ainsi : « La crise d’identité du christianisme, partout

discutée, n’est pas d’abord une crise de son contenu, mais une crise de ses sujets et de ses

institutions, qui se dérobent trop facilement au sens irréductiblement pratique de ce contenu, et

réduisent du fait même à néant sa puissance intelligible ».1 La théologie politique que propose

Metz est donc une politique libératrice. Tout doit faire référence à la liberté.

Il est intéressant de constater que, presque au même moment, J. Moltmann, théologien

allemand de tradition protestante, rejoint le groupe de ceux qui se réclament de la théologie

politique avec son article « Histoire existentielle et histoire du monde. Vers une herméneutique

politique de l’Evangile » (1968), où il invite à rallier l’horizon plus large de l’histoire du monde,

autrement dit, à se considérer non pas comme un individu isolé, mais comme un membre d’une

communauté. Moltmann prête lui aussi une attention particulière à l’eschatologie. Il reproche

même aux auteurs qui ont fait la découverte de l’importance de l’eschatologie de ne l’avoir pas

prise au sérieux : « L’eschatologie dite ‘conséquente’ n’a jamais été vraiment conséquente,

demeurant pour cette raison singulièrement dans l’ombre jusqu’à aujourd’hui ».2 Il ajoute avec

radicalité : « L’expérience de deux mille ans d’une parousie qui ne vient pas rend aujourd’hui

impossible une eschatologie ».3 Comment donc traiter la question ? L’eschatologie n’est

possible que comme un savoir d’espérance, ce qui implique un savoir sur l’histoire et sur

l’historicité de la vérité. Moltmann renvoie donc au présent historique, il relie l’eschatologie

au processus de libération qui est à la fois une promesse et une espérance. C’est le sujet qu’il

a étudié dans son ouvrage Théologie de l’espérance (1970) repris quelques années plus tard

dans La venue de Dieu. Eschatologie chrétienne (2000). Bref, l’eschatologie de Moltmann

devient une théologie politique dans le sens où elle signifie un engagement pour la nouvelle

création de toutes choses. L’espérance personnelle doit porter le croyant vers l’ « espérance de

la communauté avec la nature ».4

Comme nous le voyons, la théologie doit réviser le rôle qui lui revient dans le domaine

de la politique. Elle ne peut pas s’absenter, sachant qu’elle ne peut pas non plus s’immiscer à

outrance. La théologie politique a donc un projet bien précis que R. Gibellini décrit avec les

mots mémoire, narration et solidarité. La première phase de cette théologie politique parle donc

de la foi comme d’un souvenir qui mobilise. La narration appartient à une deuxième phase du

1 J. B. Metz, Pour une théologie du monde, op. cit., p. 14. 2 J. Moltmann, Théologie de l’espérance. Etudes sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie

chrétienne. Paris : Cerf, 1970, p. 36. 3 Ibid., p. 37. 4 J. Moltmann, La venue de Dieu. Eschatologie chrétienne. Paris : Cerf, 2000, p. 165.

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487

mouvement et implique de raconter ce dont on a mémoire. L’Eglise est une communauté qui

fait mémoire, mais aussi une communauté qui raconte. C’est aussi la fonction narrative de la

théologie. Finalement, la troisième phase est la solidarité. Comment rendre pratiques la

mémoire et la narration ? Par la solidarité. C’est une solidarité planétaire qui s’oppose à tout

principe utilitariste et élitiste. Chez la plupart des auteurs, la théologie politique est étroitement

et inséparablement liée à l’ecclésiologie et à l’eschatologie, elle représente « le dépassement de

la ‘théologie de la sécularisation’ ou mieux de la ‘thèse de la sécularisation’ […] en tant qu’elle

propose une médiation concrète entre foi et monde séculaire ».1 Or, Panikkar a choisi de faire

du moment présent sa préoccupation, un peu dans la ligne de Metz et de Moltmann, tout en

soulignant l’importance du sæculum.

Ce qu’on doit constater, en tout cas, c’est le changement de méthode opéré par la

nouvelle théologie politique. Si les « théologies de l’historicité »2 ont aidé à comprendre et à

faire le lien avec le passé grâce aux méthodes historico-critiques, la théologie politique devient

une instance qui fait le lien entre le présent et l’avenir. Panikkar préfère insister, redisons-le,

sur l’engagement présent, sur le présent tempiternel. Il faut charger de sens le moment présent.

Au terme de cette analyse une question se pose : qu’en est-il de la relation entre

théologie et politique dans la réflexion théologique contemporaine ? La scission amorcée dès

la Modernité reste-t-elle présente aujourd’hui, si bien que la théologie et la religion auraient été

subordonnées définitivement à la politique ? Le problème théologico-politique a-t-il été réglé ?

Avec J. Cl. Monod et de nombreux autres auteurs nous croyons que la question théologico-

politique a tendance à revenir de plus en plus sur l’avant-scène, comme si chez les croyants de

différentes confessions la conscience politique s’était réveillée d’un long sommeil de plusieurs

décennies.

J. Cl. Monod ne mentionne que trois « grandes résurgences » 3, restant très attaché au

contexte franco-allemand et laissant à part, dit-il, l’élaboration anglo-saxonne et italienne. La

première résurgence correspond à ce que l’auteur désigne par : « la crise du libéralisme et l’étau

théologico-politique », la deuxième a pour titre « La théologie de la libération ou la liquidation

1 R. Gibellini, Panorama de la théologie au XXe siècle, op. cit., p. 370. 2 C’est le nom que Matthew Lamb donne aux méthodes historico-critiques qui ne font autre chose que faire le lien

entre le passé et le présent. Voir M. Lamb, « Les implications méthodologiques de la théologie politique. Essai

pour surmonter la crise de la théologie comme science », M. Xhaufflaire (dir.), La pratique de la théologie

politique, op. cit., p. 55. 3 J.-Cl. Monod, « Le ‘problème théologico-politique’ au XXe siècle », art. cit., p. 180.

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488

de toute théologie politique ? » et la troisième s’intitule : « La chute du communisme et le retour

du religieux ». Notons un fait intéressant. Lorsque Monod parle de la « théologie de la

libération », il ne cite que Metz, Moltmann, Schmitt et Peterson, faisant l’impasse

(intentionnellement ou non) sur les auteurs qui ont donné son nom à ce mouvement, entre

autres, Gustavo Gutiérrez, Rubem Alvez, Helder Câmara, Leonardo Boff, Juan Luis Segundo,

Hugo Assmann et Pablo Richard. S’il faut mentionner un retour du religieux, c’est de la

théologie de la libération, née en Amérique Latine et répandue ensuite dans d’autres continents,

qu’il faut parler. Il ne faudrait pas non plus oublier les mouvements les plus récents du « Buen

vivir » déjà évoqués et qui prennent de plus en plus de force en Amérique du Sud. Une mention

spéciale doit aussi être faite des mouvements politico-religieux dans le domaine écologique qui

se multiplient également de nos jours.

Il est vrai qu’une distinction et une séparation nettes se sont opérées entre la théologie

et la politique. C’est sans doute le pas très important qu’il convenait de faire. Nous croyons

cependant que le religieux n’a jamais été absent dans le domaine politique et qu’il revient avec

plus de force dans l’actualité. La théologie en revanche n’a pas vu d’un bon œil le mouvement

théologico-politique, dû, croyons-nous, aux implications pastorales et concrètement politiques

que cela a entraîné. Cela n’empêche qu’il fallait le faire. La théologie ne peut pas se

désintéresser du monde présent, de l’angoisse et de la souffrance des milliers de personnes qui

ne savent pas comment assurer leur vie présente, ni de la destruction massive de la planète qui

est notre maison. Une ecclésiologie qui fuit le monde et qui prêche la résignation n’est plus

possible. Une eschatologie qui inviterait au rejet des choses matérielles, y compris bien entendu

du corps humain, ne peut et ne doit plus être appelée chrétienne. Qu’en est-il de notre auteur ?

Que pense-t-il de tout cela ? C’est ce que nous nous proposons maintenant d’explorer.

1.1.3 R. Panikkar et les discussions théologico-politiques

Panikkar connaît les discussions autour de la question théologico-politique et les auteurs

qui ont fait et font des efforts pour redonner une place à la théologie dans la politique et vice

versa. Il considère que les travaux théologiques de J. B. Metz, de J. Moltmann, d’E. Peterson,

de W. Pannenberg, de K. Rahner, ainsi que l’œuvre philosophique de E. Bloch, de J. Habermas

et de W. Benjamin, entre autres, « a été préparée par la réflexion judéo-chrétienne antérieure

sur la théologie de l’histoire »1, ce qui n’est pas faux. La proposition de R. Panikkar constitue

1 R. Panikkar, « La découverte du métapolitique », Interculture, avril 1999, n° 136, p. 45.

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une oasis rafraîchissante au milieu de tant de propositions qui invitent à la fuite et au mépris du

monde. Elle ne s’inscrit cependant pas « dans la ligne thématiquement chrétienne, bien qu’elle

pourrait figurer dans la troisième époque (celle d’après la chrétienté et le christianisme) que j’ai

appelé christianie ».1 L’auteur est bien clair, son intuition doit être lue et comprise dans

l’horizon de l’interculturalité, car le problème ne se pose pas seulement aujourd’hui à l’intérieur

des anciens pays de chrétienté ou du christianisme. Panikkar invite donc à prendre en compte

les présupposés d’autres cultures et religions et à les intégrer dans sa réflexion. Son but est

d’« élargir, tout en approfondissant, une expérience humaine qui s’enrichit aujourd’hui des

apports culturels multiples et qui devrait pouvoir donner à la situation humaine contemporaine

une vitalité nouvelle ».2 Si l’œuvre de Panikkar sur la théologie politique doit être lue et

comprise dans le contexte plus large des querelles théologico-politiques que nous venons

d’évoquer, il faut aussi comprendre qu’il s’en sépare et tente d’aller au-delà d’une approche

strictement chrétienne. Avant de poursuivre notre lecture et analyse de ce sujet, essayons de

jeter un peu de lumière sur un certain nombre de termes clefs de la pensée de notre théologien,

dans un contexte théologique et philosophique toujours bien précis.

1.1.3.1 Quelques précisions de vocabulaire

Lorsque Panikkar aborde le thème de la politique, le premier mot auquel il fait référence

est le vocable grec polis. L’auteur nous rappelle que ce mot a généralement été traduit par

« ville » ou par « Etat » et qu’Homère3 utilisait le verbe (poli,zw, polízo) pour signifier la

construction des murs de la ville. Il ajoute que la polis grecque était un microcosme, dans lequel

l’homme était aussi un autre microcosme. Homme et ville symbolisent ainsi le cosmos, la

réalité tout entière. Ce microcosme avait ses dieux et ses esprits. Les citoyens sont libres et

peuvent atteindre la plénitude, tandis que les esclaves ne le peuvent pas. Comme nous le

voyons, la ville (la polis) est, non seulement un fait sociologique, mais aussi une réalité

théologique. La polis, assure Panikkar, fut la grande nouveauté du monde méditerranéen : « La

grand révolution grecque […] n’a pas consisté à établir un autre empire, disons plus

1 Ibid., p. 46. Panikkar établit une différence nette entre christianie, chrétienté et christianisme. Chacun de ces

termes fait aussi référence à une époque bien définie. La christianie appartient au domaine de l’expérience

personnelle profonde du Christ, la chrétienté évoque une connaissance culturelle (la culture chrétienne), alors que

le christianisme renvoie à une doctrine (chrétienne). Cf. R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 233. 2 Idem. 3 Panikkar cite l’Iliade VII, 453 ; XX, 217 ; cf. R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 70.

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démocratique, mais à concevoir la vie humaine comme un jeu politique et non pas comme un

destin impérial – malgré la tentation du pouvoir, à laquelle Rome succombera plus tard ».1

Il est question d’une nouvelle anthropologie, d’une vision anthropique et non seulement

cosmique de l’homme. Ainsi, les grecs vont accepter et reconnaître les autres villes et leur droit

d’exister en tant que telles, car c’est l’homme lui-même qui est polis. Aristote disait aussi que

l’homme qui habite en dehors de la ville est, soit un animal, soit un demi-dieu. Contrairement

aux auteurs dont nous venons de parler, pour Aristote, la cité n’est pas un état contre-nature,

parce que l’homme tend par nature à vivre en société. Panikkar reçoit et fait sienne cette idée.

Avant cette conception grecque, les empires devaient conquérir les autres parce qu’en principe

il ne pouvait y avoir qu’un seul empire, un seul pouvoir suprême, un seul souverain.

Pour Panikkar, l’expression grecque Hê politikê voulait dire h ̀ politikh. te,knh (Hê

politikê têkne) c’est-à-dire l’art (têkne) de la convivialité ou l’art de gouverner et de vivre

ensemble dans la polis. Il y est autant question de savoir vivre que de savoir gouverner. Les

grecs vont éprouver le besoin de réfléchir très tôt à cette têkne, mais aussi à la pra,xij (prâxis)

du politique. Aristote dira que le têlos du politique est la prâxis. Peu à peu une distinction nette

apparaît dans la réflexion grecque entre h` politikh., ta. politika, et o ̀politiko,j, pour signifier,

d’une part l’art de gouverner, de l’autre, les affaires de la communauté et finalement, l’homme

public, le citoyen. Les habitants de la polis se retrouvaient tous dans le politkh. cw,ra (politikê

chôra), c’est-à-dire dans l’espace politique, l’agora. Notons que le terme ta. politika,

s’opposait déjà à oi`konomi,a (oikonomía) désignant celui-ci comme le lieu privé des affaires

familiales. Il y avait ainsi deux endroits où l’être humain pouvait atteindre sa plénitude : l’oikos

et la polis.

Panikkar parvient ainsi à une première définition de la « politique » ; elle est

effectivement « l’art et la science de régir les affaires publiques, mais aussi l’art de vivre dans

la sphère publique – l’homme étant par nature un animal politique, d’après l’expression bien

connue d’Aristote : o` a;nqrwpoj fu,sei politiko.n zw/|on ».2 Gouverner est donc une activité

humaine, mais dans quel but ? C’est Platon qui en donnera la réponse : pour la réalisation de

la justice, la dikaiosu,nh (dikaiosynê). La justice exige en même temps sofrosu,nh (sôphrosynê),

sérénité, autrement dit harmonie entre gouvernants et gouvernés. Panikkar rapproche ce mot

du concept allemand Besonnenheit et du sanscrit samatâ qui veulent dire équanimité, équilibre.

1 Ibid., p. 71. 2 Ibid., p. 73.

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491

Notre auteur croit qu’il s’agit à la fois d’une technique et d’une condition qui aidaient à bien

gouverner. Cela pourrait équivaloir à la prudentia latine. Le mot sôphrosynê contient, d’une

part, frh,n (phrên), intelligence et, d’autre part, sw/j (sôs), sain, voulant ainsi exprimer la faculté

de penser, de sentir, de vivre, d’être dans le bon sens du mot. En d’autres termes, pour les

anciens, aussi bien les gouvernants que les gouvernés devaient être vertueux. Et nous voilà de

retour dans la réflexion de notre section précédente : pour gouverner il faut l’areth, (aretê), la

vertu. Platon disait que les vertus politiques les plus importantes étaient la sôphrosynê et la

dikaiosynê. La politique ne serait pas une spécialité que possèderaient quelques-uns, qu’on

pourrait isoler et trouver à côté de la vie.

Panikkar établit alors une corrélation entre l’homme, la cité et le cosmos, de manière

que les trois états de la société ancienne (militaire, commercial et intellectuel) correspondent

aux trois facultés de l’âme (la valeur, l’amour des choses et l’amour de la connaissance), et

celles-ci aux trois principales vertus (la force, la sérénité et la sagesse). Elles soutiennent

l’univers tout entier. Le politique doit donc être compris, non comme un art individuel ou

comme une science subjective pour pouvoir gouverner, mais comme l’art et la science qui

réintègrent l’homme dans l’harmonie de l’univers. Voilà une très belle définition du politique.

En d’autres termes, c’est le pouvoir qu’a l’homme de mener tout l’univers à son achèvement, à

sa plénitude. Panikkar affirme avec radicalité : « Si l’homme est non seulement corps et âme

mais aussi tribu, la sagesse grecque considère la polis comme cette unité sociale. La réalisation

de l’homme dans la polis appartient pourtant à son salut : Extra civitatem nulla salus ».1

Soulignons que, pour Panikkar tout comme pour Metz et Moltmann, la praxis est primordiale.

C’est par elle que va se réaliser la eu= zh/n (bonne vie) dont nous avons déjà aussi parlé. La ville

n’est pas un lieu neutre où l’homme se trouve, elle appartient à sa nature même, c’est son espace

vital, il n’y a pas d’homme sans espace. L’espace de l’homme est donc la polis, car l’homme

est polis. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce point.

Dans la section précédente (1.1.2), nous avons entrepris un bref parcours historique dans

lequel nous tentions de montrer les origines de la séparation entre le politique et le religieux, et

dont Machiavel avait été notre point de départ. Panikkar, comme nous en avons déjà l’habitude,

revient encore plus dans le temps.

1 Ibid., p. 75.

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492

1.1.3.2 La scission entre le politique et le religieux

Dans ce but, Panikkar décrit les chemins un peu scabreux du mot justice. En effet,

l’histoire de ce mot montre un changement important au niveau de sa compréhension, dû

notamment à une dichotomie imposée par le christianisme.

En effet, dans le contexte chrétien, la parole dikaiosynê signifie à la fois justice et

justification. Les premières communautés chrétiennes ont vécu dans le désenchantement dû au

fait de l’injustice. Mais, « si la plénitude humaine est étroitement liée au politique et trouve sa

réalisation dans la ville [polis], et si le système politique est injuste et ne permet pas cette

réalisation, nous nous trouvons alors dans une impasse ».1 La convivialité humaine n’offrirait

alors pas la plénitude souhaitée car elle serait fondée sur un pouvoir injuste. C’est ainsi qu’il

faudrait affirmer que l’homme n’a aucune espérance de salut. Panikkar se demande alors : « Si

la justice sociale est nécessaire pour que l’homme réalise son destin et s’il n’y a pas de salut

dans la ville alors, en quoi l’homme peut-il mettre son espérance ? Comment pouvons-nous

nous réaliser ? Comment l’homme peut-il atteindre sa plénitude ? ».2

La réponse est évidente. L’homme cherchera son salut en dehors de cette société.

Panikkar croit et il n’est pas le seul à le faire, que le christianisme a été la religion des esclaves,

des déshérités, des exploités et des pauvres. Si le but de la vie est la joie éternelle, elle doit

pouvoir s’atteindre même si ce n’est pas dans ce monde. Rappelons également que l’Eglise a

aussi dû apprendre à se défendre et à justifier son autorité. L’autorité de l’Eglise vient de Dieu

et non pas de l’empereur, diront les anciens. Si la ville est injuste et n’offre plus le salut tant

attendu, c’est l’Eglise qui prendra alors la relève. L’Eglise devient la « tribu », la « cité » où

l’homme atteint le salut. Dans les premiers temps de l’Eglise, il y avait une différence et une

guerre ouverte entre le pouvoir de la ville et le pouvoir de l’Eglise, au point que cette dernière

était considérée comme l’ennemi de l’urbs. Cette situation aura pour résultat l’isolement des

individus.

Cet état de choses va changer avec la conversion de Constantin, croit notre théologien.

Avec lui, c’est le christianisme qui va triompher et devenir la religion de l’Etat.

« Paradoxalement, dit Panikkar, et par fidélité à la tradition des trois premiers siècles, le

christianisme doit établir – c’est un mal mineur – une scission entre le politique et le religieux.

Augustin y joua un rôle très important ».3 C’est la séparation de deux règnes, de deux

1 Ibid., p. 81-82. 2 Ibid., p. 82. 3 Ibid., p. 84.

Page 492: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

493

territoires, qui va saper finalement la vitalité de chacun. L’ordre politique devient un pur

moyen, si bien que le chrétien peut s’en passer et il l’a malheureusement fait pendant des siècles.

La politique a été laissée entre les mains de techniciens car la vraie vie n’est pas là. Depuis

Constantin, ajoute notre auteur, la politique est « dans de bonnes mains », dans celles des

chrétiens. Peu à peu un abîme va se creuser entre le clergé et les laïcs, de telle manière que le

politique sera aussi complètement exclu de l’Eglise. Panikkar croit que c’est de la sorte que la

ville « perd ses dieux » et que la véritable eudaimonia, la perfection de la dikaiosynê, se trouvent

non pas ici, dans ce monde, mais dans la justification divine, bien supérieure à la béatitude

qu’on atteint ici-bas. Augustin affirmera et confirmera cette thèse en disant qu’il y a deux polis,

la civitas Dei vers laquelle s’orientent tous les chrétiens et la civitas hominum dans laquelle ils

vivent transitoirement. « L’Occident vient de naître »1, dit Panikkar. Ainsi, la scission ne se

serait pas produite aux XVIe et XVIIe siècles, mais très tôt dans l’histoire du christianisme.

L’empire chrétien succède à celui des romains. Il est maintenant de l’ordre de l’éternel,

enraciné certes dans le temporel. Cet empire aura dorénavant deux pouvoirs mais une seule

force, c’est-à-dire l’autorité divine. Le temporel sera aussi subordonné à l’éternel. Il y a donc

une potestas et une auctoritas, un pouvoir et une autorité. On pourrait dire, pour faire allusion

à la colonisation, que c’est « la croix et l’épée ».2 En résumé, deux mondes, deux villes, deux

loyautés, deux ordres ou, comme le dit Augustin : « Deus Christus Patria est quo imus, Homo

Christus via est qua ismus ».3

Panikkar ne s’arrête pas là. Il fait maintenant appel à un autre grand évènement qui

marque, d’après lui, la fin de la chrétienté, et l’exprime de la manière suivante :

C’était le lundi 17 avril 1536. Le dernier empereur de la chrétienté, Charles V

(responsable, en 1527, du fameux Sacco di Roma), s’apprête à présider la célébration pascale

dans le grand salon dei parlamenti du Vatican. Il reçoit à ce moment-là l’annonce du début de

la guerre de François Ier contre l’empire. Celui-ci se maintient grâce à l’acceptation de l’autorité

de l’empereur. […] L’empereur communique la nouvelle au Pape, et le Pape Paul III, qui n’est

pas allemand mais qui fait de la Realpolitik (et qui a conclu aussi un pacte secret avec le roi de

France), répond ma che si puo fare ? (Mais qu’est-ce qu’on peut faire ?). Charles croit à

l’empire, mais le Pape n’y croit plus. L’eucharistie n’aura pas lieu, il n’y aura pas de lundi de

Pâques cette année-là. L’empire s’écroule. Il n’a plus d’autorité. Personne ne croit en lui. A

quoi peut-il servir de maintenir une cohésion uniquement avec le pouvoir (potestas) ? 4

1 Ibid., p. 85. 2 Ibid., p. 86. 3 « Le Christ-Dieu est la patrie vers laquelle nous allons, le Christ-Homme est la voie par laquelle nous allons » ;

cité par R. Panikkar, ibid., p. 87. 4 Ibid., p. 89.

Page 493: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

494

Pour notre théologien, cet évènement marque la naissance des Etats modernes qui

acceptent en théorie l’idéal de la chrétienté mais qui, dans la pratique, se rebellent contre elle.

Les Etats-nations naîtront ici. Ils reconnaîtront de iure ce qui de facto commence à disparaître :

la chrétienté.1

1.1.3.3 Les Etats-nations modernes

Panikkar évoque de surcroît le livre de Francisco de Quevedo (1580-1645) qui a pour

titre Política de Dios y gobierno de Cristo (Politique de Dieu et gouvernement du Christ), qu’il

considère comme l’épitomé du politique en régime de chrétienté. Panikkar ne croit plus à la

chrétienté, il croit plutôt qu’elle est un mythe en train de se transformer. Il est devenu lentement

un synonyme d’ « Europe », puis d’ « Occident », ensuite de « Civilisation » (occidentale),

actuellement de « Technocratie » et peut-être aussi de « Démocratie ». Ce qui est vrai, c’est

que les Etats se sont constitués à partir de l’idée d’une chrétienté plus ou moins sécularisée.

Toutes les nations ont voulu devenir un Etat moyennant le processus d’individuation selon

l’esprit du temps. Au début, les Etats étaient comme des membres d’une famille plus étendue,

toutes les nations-Etats étaient unies par la recherche d’un idéal commun qui comprenait la

religion, la culture, la civilisation et les conquêtes. Ils voulaient tous conquérir le monde, le

rendre civilisé, le convertir et l’unifier. Ce n’est qu’après que tout va commencer à se

désagréger, donnant lieu à l’idée d’un Etat-nation synonyme de souveraineté absolue. Ce

nouvel Etat ne sera plus soutenu par la foi mais par une idéologie. Ce qui suit nous le savons

déjà. Panikkar reprend ici le fil de l’histoire que nous avons déjà développé : Luther, Machiavel,

Hobbes, etc. Les Etats modernes remplacent les empires du passé avec une petite différence :

l’idée d’une multiplicité de souverainetés. L’empire était souverain, il avait reçu le pouvoir de

Dieu. La chrétienté en fera de même. Les abus du pouvoir et une nouvelle conscience feront

que cette conception entrera en crise. Les Etats modernes se rebelleront contre la chrétienté et

deviendront eux-mêmes souverains, s’arrogeant maintenant la légitimité du pouvoir.

Panikkar soupçonne par ailleurs que les Etats modernes sont actuellement en crise. Dans

un livre très intéressant mais peu connu dans le milieu francophone, L. Villoro confirme cette

idée : « parmi les idées de la modernité qui sont en crise, il y en a une qui nous touche

1 J. Ellul mentionne dans son livre Les nouveaux possédés (Paris : Fayard, 2003, p. 257) le mot « post-chrétienté »

pour parler de la situation des modernes par rapport à la politique. Il avance la thèse de l’apparition des « religions

politiques » dont parle aussi Cl. Lefort, comme nous l’avons vu plus haut.

Page 494: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

495

particulièrement : la crise des Etats-nations ».1 Cet auteur mentionne plusieurs symptômes

évidents : d’abord et avant tout la globalisation bien connue qui implique l’imposition de

nouvelles puissances mondiales. Le marché est devenu un culte sans territoire avec un capital

qui n’a pas de patrie, ce qui veut dire qu’il n’est sujet d’aucun Etat mais qui impose ses propres

règles. C’est un pouvoir nouveau qui n’a pas de frontières. En outre, un petit groupe

d’entreprises transnationales, industrielles et financières, avec un puissant groupe de directives

et techniques, liés aux pays les plus développés, décident du sort de la plupart des nations.

Paradoxalement, une autre difficulté a fait son apparition : des initiatives ou aspirations

d’indépendance – vues et considérées comme un attentat à l’intégrité, comme une trahison à la

patrie – se multiplient un peu partout dans le monde. Les Etats nés du démembrement d’un

empire se sont constitués en unités autonomes qui forment une pluralité avec des

caractéristiques bien précises. Mais, encore une fois, comme il n’est pas possible d’avoir

plusieurs souverainetés universelles, il faut admettre la souveraineté territoriale. Les frontières

deviennent ainsi intouchables et presque sacrées. La communauté humaine est de la sorte

scindée. Il n’y a plus que des relations démocratiques dans les Etats, chacun devant se

compromettre à coexister pacifiquement avec les autres. Les personnes deviennent des

individus ayant le droit de vote. Cependant, cette situation pourrait être positive si tous avaient

les mêmes possibilités ou, comme aime à l’exprimer Panikkar, si tous les individus agissaient

sous un même mythe. « Machiavel a vaincu ! », dit-il, « La guerre du Golfe, l’indifférence

envers les Kurdes, les Sahéliens et tant d’autres, les évènements en cours dans l’ancienne

URSS, l’ex-Yougoslavie et dans d’autres pays, nous offrent tant d’exemples choquants et

sanglants de cette situation ».2 La technocratie est maintenant le nouvel empire, la nouvelle

chrétienté.

Dans la foulée, se demande Panikkar, « qu’est-ce qui se passe avec les nations ? Le

phénomène qui marque la moitié du XXe siècle est la prolifération des Etats dits indépendants,

à condition qu’ils travaillent pour rembourser leurs dettes ».3 La découverte, dit-il, de

l’importance de la nation a commencé à faire prendre conscience de la non-nécessité de l’Etat.

C’est peut-être la naissance d’un nouveau paradigme. Il est question de substituer le rêve rempli

de contradictions des Etats souverains, par un nouveau mythe, celui des nations autochtones.

Pour Panikkar une nation est un fait naturel qui implique une prise de conscience culturelle et

donc aussi politique. Une nation « est un peuple organisé. Chaque nation fait naître des sociétés

1 L. Villoro, Estado plural, pluralidad de culturas. México : Paidós/UNAM, 1998, p. 9. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 102. 3 Ibid., p. 103.

Page 495: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

496

plus ou moins générales et durables pour des fins bien déterminées. […] Mon projet politique

consisterait à considérer des nations-peuples au lieu de nations-Etats ».1 Voilà, la proposition

a été faite. Mais, comment peut-elle se réaliser ? Elle implique trois mouvements : 1) une

révélation écosophique, 2) une démonétisation de l’économie et 3) l’émancipation de la

technologie. Avant de développer ces points, ouvrons une parenthèse pour essayer de mieux

comprendre la notion de Nation qui semble si importante dans ce contexte. Les analyses de L.

Villoro2 peuvent nous aider à mieux saisir les enjeux.

Tout comme Panikkar, Villoro considère que la Nation n’a pas toujours été liée à l’Etat,

car elle n’inclut pas forcément l’idée d’une souveraineté politique. Ainsi : « Beaucoup de

‘nations’ pourraient exister sous le même empire ou royaume sans avoir d’autre lien que la

vassalité envers un même souverain ».3 Villoro définit ce concept à l’aide de quatre idées.

Premièrement, une nation est un lieu de partage de la culture. La spécificité d’une nation

s’exprime dans l’idée que tous ses membres partagent une même culture, ils ont tous les mêmes

récits. Deuxièmement, une nation est une entité avec laquelle s’auto-identifient un ensemble

de personnes, même si elles sont très différentes au niveau individuel ou de groupe. Ce n’est

ni le sang, ni la race, ni l’adhésion politique ou le lieu de naissance. C’est une attitude de la

personne qui la fait s’identifier à un sujet collectif. Troisièmement, une nation est aussi une

question de volonté de continuité, c’est un projet, une élection. Un groupe humain décide de

perdurer comme communauté. Quatrièmement, la nation est une continuité dans le temps mais

aussi dans l’espace. Les points de repère sont à la fois une origine et un projet futur dans un

endroit quelconque sur la Terre. Une nation établit des relations symboliques avec le territoire

qui peut être considéré comme sacré. La nation peut aussi se référer à un nouveau territoire,

promis par le dieu tutélaire.

A partir de ces données, Villoro conçoit deux types de nations : les historiques et les

projetées. Dans les premières, les axes de l’identité nationale sont l’origine et la continuité

culturelle. Dans les nations dites projetées, l’emphase est mise sur le passage d’une identité

héritée à une décision de construire une nouvelle identité. Ce point est intéressant. Dans cette

optique, il y a place pour des nations dont le point de référence est situé dans le passé, mais

aussi pour d’autres qui, tout en ayant des références dans le passé, ont le fervent désir de

continuer à exister dans le temps. Ce qui est maintenant évident, c’est que l’identification de

1 Ibid., p. 105. 2 Cf. L. Villoro, « Del Estado homogéneo al Estado plural », Estado plural, pluralidad de culturas, op. cit., p. 9. 3 Idem.

Page 496: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

497

l’Etat avec la nation est plutôt récente car, en fait, il peut y avoir plusieurs types de relations

entre les Etats et les nations. Des Etats, par exemple, avec une multiplicité de nationalités ; des

Etats fédéraux qui reconnaissent les variantes régionales ; des Etats avec une nationalité

dominante et d’autres minoritaires et enfin des Etats qui coïncident avec une unité nationale.

L’appartenance d’un individu à une nation est différente de celle qu’il a avec un Etat.

La première est définie par une auto-identification avec une forme de vie et une culture, alors

que la seconde implique la soumission à une autorité et à un système normatif établi. Appartenir

à une nation fait partie de l’identité d’une personne ; appartenir à un Etat n’implique pas

forcément une identité personnelle. En effet, « Etat et nation correspondent à des besoins

basiques différents »1, affirme Villoro. Car la nation satisfait le souhait de tout individu

d’appartenir à une communauté et d’affirmer son identité en elle. L’Etat, lui, garantit la sécurité

et l’ordre.

Deux autres concepts sont étroitement liés à celui de nation : « ethnie » et « peuple ».

Une ethnie est, d’après Villoro, un groupe qui partage une même culture ; elle n’est pas

forcément liée à un territoire et ne manifeste pas non plus le désir de se constituer en nation.

En général, le vocable ethnie s’applique aux individus qui ont une même langue ou dialecte.

Le terme peuple est un peu plus ambigu, il peut faire référence à un clan, à une tribu, à une

ethnie, mais aussi à une nationalité, voire à un Etat-nation. Gross Espiell donne cette

définition : un peuple est « toute forme particulière de communauté unie par la conscience et la

volonté de constituer une unité capable d’agir pour un futur commun ».2

En synthèse, un Etat n’est pas un peuple mais un pouvoir politique qui s’exerce sur un

ou plusieurs peuples, ou bien sur une partie d’un peuple. En tout cas, l’Etat-nation est une

invention récente de l’histoire occidentale, les premiers Etats ne coïncidant pas avec les nations

déjà existantes.3 Dans les anciens empires, un même pouvoir politique et militaire s’étendait

sur une multiplicité d’ethnies et de nations qui gardaient leurs spécificités. Il est important pour

notre propos de souligner avec Villoro qu’avec l’Etat-nation « la société n’est plus vue comme

le réseau complexe de groupes dissemblables, associations, cultures diverses, qui se sont

développés tout au long de l’histoire, mais comme l’addition d’individus qui décident de faire

leur une volonté générale ».4 Dans ce contexte, les différences et les particularités ont tendance

1 Ibid., p. 13. 2 Cité par Ibid., p. 15. 3 H. Arendt explique de manière claire cette question ; cf. Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 59 et

suivantes. 4 L. Villoro, « Del Estado homogéneo al Estado plural », Estado plural, pluralidad de culturas, op. cit., p. 19.

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à disparaître. La différence n’est même pas souhaitable car, pour fonctionner correctement,

l’Etat-nation exige d’avoir non seulement des individus égaux entre eux mais aussi un même

réglement. L’histoire est également effacée, l’Etat-nation ne reconnaît pas les communautés

préexistantes. Le présent, mais surtout le futur, est le seul point de repère. Comme nous le

rappelle Villoro : « Un peuple fictif d’individus abstraits remplace les peuples réels : une nation

construite, les nations historiques ».1 En imposant un même ordre pour tous, l’Etat-nation

efface les différences personnelle et culturelle. La richesse de la diversité disparaît, comme

disparaît aussi la diversité biologique dans une forêt. L’Etat-nation est contre la diversité,

contre les cultures différenciées, il n’admet pas de privilèges. Il est particulièrement frappant

de penser que l’individu lui-même doit renoncer à ses traits spécifiques biologiques, ethniques,

sociaux ou régionaux, dans le seul but de devenir un citoyen comme tous les autres.

C’est aussi dans ce contexte que le capitalisme doit être compris comme un marché

unifié qui met fin aux échanges « archaïques » des communautés « primitives ». Le passage

vers le développement implique l’adoption de l’uniformité : une seule monnaie, les mêmes

poids et mesures, les mêmes règles de propriété et d’échanges. Mentionnons encore un pas vers

cette uniformisation : un même système éducatif. Tous doivent lire et apprendre les mêmes

thèmes imposés par les puissants ; il n’y a pas d’autres visions du monde. Les règles d’écriture,

de production académique et de publication deviennent aussi uniformes. Tout ce qui a quelque

chose à voir avec le « plurivers » doit être supprimé. Le plus flagrant et douloureux de tout ceci

est que les Etats-nations ne fonctionnent que sur la base de l’intérêt de groupuscules politiques

et économiques qui veulent faire une « limpieza étnica » (« nettoyage ethnique ») dans le seul

but de voir grossir leurs gains. En effet, l’Etat-nation fonctionne essentiellement sur le modèle

de la domination d’un groupe sur les autres. Car, lorsque le pouvoir suprême n’est plus détenu

par une seule personne, mais par tout le peuple, la nation doit se confondre avec l’Etat.

La proposition de notre théologien doit donc être comprise dans ce contexte. Non pas

dans le cadre de l’identification des Etats-nations, mais dans le fait d’accorder une existence

particulière aux nations-peuples. C’est le désir de retrouver ses racines qui incite à projeter une

nouvelle idée de patrie dans laquelle les différences seront non seulement prises en compte mais

formeront aussi la base de l’organisation. Panikkar et Villoro se rejoignent dans ce projet, ils

l’appellent, tous les deux, des nations-Etats. Il est question d’un « plurivers », d’une

« pluriversité », comme nous le verrons un peu plus loin.

1 Ibid., p. 20.

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499

Le lecteur est peut-être en train de se demander quel est le rapport avec le sujet qui nous

concerne ? Exprimons-le à travers les mots de Villoro qui pourraient être sans doute aussi ceux

de Panikkar :

Lorsque les communautés historiques se désintègrent, par la transformation d’une

société agraire en industrielle, par les migrations, par l’imposition d’une domination extérieure

ou d’une culture hégémonique centrale, les individus ne se reconnaissent plus dans les cultures

locales : ils ont renoncé à leur terre, ont perdu leur sol ; déracinés, ils confluent avec d’autres

déplacés vers de nouvelles formes de vie et de culture qui ne sont plus restreintes aux

communautés locales existantes.1

Les individus ne se sentent plus membres d’une communauté, ils perdent leurs points

de repère : la terre, le sol, n’est plus l’âme de leur vie. Voilà le noyau du problème : il n’y a

plus de rapport de proximité avec la terre, ni avec ceux d’à côté, car les hommes ne sont plus

les membres d’un réseau de relations constitutives. L’isolation imposée réussit à couper toute

relation. L’intuition cosmothéandrique a donc un mot à dire dans ce contexte ; la Trinité Divine

et la Trinité Radicale seront aussi la base d’une réflexion théologico-politique. Les Etats-

nations suppriment la différence et les relations essentielles dans un système pluriel. Il faut

donc chercher une autre alternative. Panikkar, nous l’avons dit, est convaincu que sous les

ruines d’une société qui commence à s’écrouler gisent les braises ardentes qui donneront lieu à

une nouvelle vie. Nous assistons en effet au « démembrement » des pays et à la formation de

nouvelles nations, de nouvelles fédérations ; ou à la revendication d’autonomies à l’intérieur

des Etats pluriels, comme c’est le cas des peuples indigènes en Amérique, depuis le Canada

jusqu’en Bolivie. C’est peut-être le signe de l’apparition d’une « nouvelle forme d’Etat

postérieur à la modernité »2, affirme Villoro, les Etats pluriels dont parle Panikkar.

Avant de développer ces derniers points, il convient de clarifier un autre point

concernant la recherche de cette alternative.

1.2 A la recherche d’une alternative. Le métapolitique

Il n’est pas question de reprendre ici ce que nous avons déjà exprimé à propos du

métapolitique. Nous renvoyons le lecteur aux derniers paragraphes de la deuxième partie de

cette recherche. Panikkar a ouvertement exprimé en quoi consistait sa proposition. Rappelons-

1 Ibid., p. 30. 2 Ibid., p. 42.

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500

la pour mémoire : « Mon projet politique consisterait à considérer des nations-peuples au lieu

de nations-Etats ».1 Autrement dit, il faut passer des Etats-nations modernes aux Nations-

peuples. Essayons maintenant de compléter notre première approche de cette question.

Le métapolitique plonge ses racines dans ce que Panikkar appelle une « conscience

symbolique », c’est-à-dire une expérience du caractère symbolique de la réalité qui considère

que tout dans cette réalité à une dimension intérieure, différente des données sensibles et

intellectuelles, mais incarnée en elles. Le symbole montre la connexion intrinsèque avec le

réel, il « n’est pas la ‘chose en soi’, mais la chose en nous. […] Ce que le symbole symbolise

c’est le symbolisé dans le symbole même et non pas une chose différente »2, ce qui fait qu’il

n’y a pas d’herméneutique possible du symbole. Panikkar entend par « conscience

symbolique » la conscience de la réalité ouverte ou disponible à l’expérience humaine. C’est

l’expérience la plus fondamentale qui n’accepte pas de se dédoubler en sujet/objet. Ainsi, le

métapolitique représente la prise de conscience de quelque chose qui ne s’épuise ni dans la

politique ni dans le politique, mais qui leur est en même temps indissociable.

Le métapolitique cherche, avons-nous dit, l’assise anthropologique du politique,

autrement dit, ce qui le soutient et lui donne son ciment. Panikkar revient ici sur le thème du

sens de la Vie. Le métapolitique veut donc rétablir le lien entre l’activité politique et le sens de

la Vie de l’être humain dans le cosmos. Notre auteur fait un effort de réflexion dans le but

d’éviter les fuites vers un autre monde ou le refuge dans une intériorité malsaine, voire dans

l’acosmisme.

Le métapolitique dont parle notre théologien espagnol prête attention à la dimension de

transcendance du politique. Il n’est pas question pour Panikkar de nouer à nouveau une relation

étroite entre religion et politique. La transcendance du métapolitique a comme but d’aller au-

delà du système politique, tout comme l’homme ne peut pas être seulement réduit à son corps.

Panikkar souhaite donc retrouver l’âme de la politique, ce qui constitue son ciment et sa raison

d’être. Et l’âme de la politique est, une fois encore, la vie elle-même.

Le Système actuel est en crise. Panikkar appelle « Système » (avec un grand S), le

« complexe technocratique et ses variantes dans les mondes capitaliste, ex-socialiste et les

satellites non alignés qui prônent une économie et des régimes mixtes »3, autrement dit

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 105. 2 R. Panikkar, « La découverte du métapolitique », art. cit., p. 47. 3 Ibid., p. 28.

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501

l’idéologie socio-économique dominante dans la société contemporaine. Le théologien

espagnol considère que notre époque est une période économique et économiciste par

excellence dans laquelle l’aspect financier occupe le devant de la scène. L’alternative, avions-

nous dit, ne peut pas se trouver à l’intérieur de ce système, et pas non plus en dehors de lui.

Mais, pourquoi faut-il envisager des alternatives ? Bruno Mallard se pose la question

diffèremment : « N’est-il pas inutile, voire déplacé, de s’intéresser à d’autres dynamiques socio-

économiques, d’autres manières d’organiser la vie en société ? Ne convient-il pas, au contraire,

de soutenir plus fortement le système en place, lui qui, à en croire les chiffres, semble promettre

comme jamais auparavant une démocratisation prochaine de la prospérité ? ».1 La thèse de

l’auteur montre que la pauvreté moderne est faite de précarité, d’exclusion et de privations de

tout genre, qu’elle reste en plus d’une effrayante ampleur et que les appréciations globales

tenues sur ce phénomène sont souvent faussées. En outre, la pauvreté d’hier n’a rien à voir

avec la pauvreté d’aujourd’hui marquée par l’indigence, alors que celle d’hier avait comme

caractéristique la frugalité. Mallard croit avec conviction que « l’avenir des peuples n’a pas à

en passer nécessairement par la formule du ‘développement’ entendu comme hégémonie d’un

certain ordre techno-économique, d’autres voies pouvant être explorées ou approfondies ».2 La

question d’une recherche d’alternatives semble donc légitime. Cette recherche est épaulée par

l’ouvrage dont le titre en dit long : Au-delà du développement. Critiques et alternatives Latino-

américaines.3 La quête d’alternatives devient ainsi de la plus haute importance. J. Ellul en

parle aussi dans les années 1978 : « Tout le monde semble maintenant d’accord pour souhaiter

un tout autre développement que celui qui était prévu il y a vingt ans, et les nombreuses

réflexions en études menées d’abord par des spécialistes ou des intellectuels ont fini par pénétrer

dans les milieux politiques. Sur ce terrain, la majorité et l’opposition se rejoignent

heureusement. Et la formule selon laquelle il faut passer d’un développement quantitatif à un

développement qualitatif revient souvent un peu partout ».4

Avec la lucidité qui le caractérise, Panikkar reconnaît que de multiples efforts ont été

menés, sans succès. En effet, d’aucuns ont voulu trouver une sortie en proposant des réformes

internes (« une technologie adéquate, politique douanière, droits humains, législation

1 B. Mallard, « Pourquoi envisager des alternatives ? Une réflexion sur la pauvreté et le progrès social », Ch.

Eberhard (dir.), Le courage des alternatives. Paris : Editions Karthala, 2012, p. 83. 2 Ibid., p. 84. 3 M. Lang et D. Mokrani (dirs.), Au-delà du développement. Critiques et alternatives Latino-américaines. Paris :

Editions Amsterdam, 2014. 4 J. Ellul, « Pour un autre développement », J. Ellul, Penser globalement. Agir localement. Chroniques

journalistiques, op. cit., p. 31.

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écologique, etc. »1) ; c’est la route proposée par les Nations Unies et un certain nombre

d’organismes officiels. D’autres ont voulu trouver une alternative en dehors du système actuel ;

c’est, à titre d’exemple, la route empruntée par Gandhi. Arrêtons-nous brièvement sur ce point.

Dans une conférence prononcée au Centre Interculturel Monchanin (Canada), le 20 mars

1981, Panikkar développe son idée d’une alternative en trois thèses. La première thèse

développe qu’il n’y a pas d’alternative au singulier. S’il y avait une alternative, ce serait une

alternative particulière pour une culture spécifique. En d’autres termes, il faut renoncer au rêve

« monomorphiste »2 du colonialisme qui veut une culture « monoforme, uniforme, au fond

moniste : un roi, un Dieu, une Eglise, une civilisation, un ordre, une science, une technologie,

un ordre économique mondial ; au fond, une tour de Babel. Tout essai d’ordre global nous

conduit à une dictature »3, affirme radicalement notre auteur. Cette première thèse possède cinq

corollaires que nous allons simplement mentionner. Le premier exprime qu’il n’y a pas une

culture globale ; le second affirme qu’il n’y a pas non plus de perspective globale ; le troisième

suggère qu’il n’y a et ne peut y avoir de religion universelle ; le quatrième souligne qu’il n’y a

pas de langue universelle et finalement, le cinquième, conclut en disant qu’il n’y a pas d’ordre

idéal ou parfait, ni politique, ni économique, ni humain, au niveau du concept et de

l’intelligibilité.

La deuxième thèse assure que la culture moderne n’est pas la solution. Ni la culture

technologique, ni la culture pan-économique, ni l’american way of life n’offrent une véritable

réponse aux problèmes actuels. Il n’est pas question pour notre auteur de régresser dans le

temps ou de renoncer aux bienfaits de la technologie. Panikkar prend, il est clair, la défense

des cultures traditionnelles qui sont de plus en plus menacées ; dans ces cultures, aujourd’hui

minoritaires, la vision du monde est autre et on leur impose une manière d’être au monde qui

n’est pas la leur. De plus, les prétendus bienfaits de la technologie ne sont pas vraiment

universels car seule une partie de l’humanité peut y accéder. Nous l’avons déjà dit et cela est

bien connu, si tous les pays se mettaient à vivre comme le font les Etats-uniens, on devrait

compter avec quatre ou cinq planètes Terre pour avoir suffisamment de ressources pour tous.

La mauvaise distribution des biens est sans doute l’un des principaux problèmes dans

l’actualité. Cette deuxième thèse a, elle aussi, plusieurs corollaires. En premier lieu, il s’avère

que la culture moderne n’est pas universalisable car « elle est en contradiction directe avec les

1 R. Panikkar, « La découverte du métapolitique », art. cit., p. 29. 2 R. Panikkar, « Alternatives à la culture moderne », Interculture, 1982, n° 77, p. 7. 3 Idem.

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503

archétypes d’autres traditions et ne peut donc pas s’insérer chez l’homme d’autres cultures sans

détruire son identité foncière ».1 En effet, les catégories telles que le temps, l’espace, le rapport

à la matière ou la force, qui fondent la science mais aussi l’industrie et la technologie, ne sont

pas les mêmes dans d’autres horizons culturels. Un deuxième corollaire à cette deuxième thèse

exprime que la culture moderne est porteuse en elle-même de sa propre semence de destruction.

La culture moderne prétend être universelle, elle a soif d’absolu. C’est un système qui n’a pas

de limites, qui n’accepte pas les bornes. Un certain nombre de scientifiques en parlent : c’est

le développement ou la croissance illimités qui feront périr la culture moderne. Contrairement

à ce qui est advenu aux empires de l’antiquité qui ont disparu, entre autres, à cause de la

corruption ou de la dégradation morale de leurs membres et de la pression externe, la culture

moderne va disparaître (on devrait plutôt dire : va céder sa place) en raison de son épuisement.

La troisième et dernière thèse affirme qu’il existe seulement des possibilités

provisoires : l’ordre transitoire est séculaire et pluraliste. Panikkar croit profondément qu’il n’y

a pas de modèle ou de paradigme précis. Il s’agit de penser, dit-il, « à la possibilité de créer un

espace où la créativité puisse se développer, un espace où les solutions même partielles,

relatives, petites et imparfaites, sont possibles. Cette tâche de créer un espace, où des petites

choses puissent croître d’elles-mêmes (et ce n’est pas un laisser-faire), s’accomplit à tous les

échelons de la vie humaine. Il y a place ici pour tout le monde ».2 En d’autres termes, Panikkar

semble préférer le petit, le local, le restreint, le localisable à ce qui est global, universel, grand.

Il n’est pas question d’être de grands hommes, mais de grands humains. L’ordre transitoire est

celui qui permettrait que tous les mythes puissent se développer en toute liberté. Cette troisième

thèse renvoie à ce que nous avons déjà dit de la sécularité. C’est la conviction que le sæculum

représente une valeur irrévocable à incorporer et « qu’on ne saurait laisser de côté dans notre

recherche d’une humanité complète ».3 Finalement, cette thèse invite à adopter une perspective

pluraliste et décentralisante. Il s’agit de supprimer l’idée qu’il existe un seul centre localisable

quelque part dans la planète (en Europe ou en Occident, par exemple) et que tout ce qui reste

est périphérique, pour croire que toutes les cultures sont des centres en elles-mêmes. La

décentralisation viendra lorsque chacun arrivera à se « con-centrer » et à trouver son centre

concentrique avec les autres centres du monde. Cela implique d’accepter que mon centre est

réel, mais que ceux des autres aussi, de manière que tous puissent dire : « Je suis le roi et le

1 Ibid., p. 12. 2 Ibid., p. 14. 3 Ibid., p. 15.

Page 503: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

504

centre du monde »1, affirme Panikkar. Le pluralisme, rappelons-le, ne veut pas dire acceptation

de la pluralité. Le pluralisme suggère que les idées des hommes peuvent être incompatibles

sans être forcément fausses. Panikkar dit que « le mythe c’est le règne du pluralisme ; son effet

la tolérance ; sa condition la ‘décentralisation’ ; son fondement philosophique le caractère

pluraliste de la vérité même ; son expression théologique, le non-dualisme entre le logos et

l’esprit ».2

Cela étant dit, il faut constater que toutes les réformes proposées jusqu’à aujourd’hui se

sont avérées inefficaces. La planète continue son agonie et, de surcroît, le système actuel ne

convient qu’à une partie du monde. « Les pays pauvres deviennent de plus en plus pauvres et

les pays riches de plus en plus riches, non pas par une volonté déterminée qu’il en soit ainsi,

mais parce que le phénomène est inhérent au Système »3, dit de nouveau avec finesse notre

auteur. Il est aussi clair qu’aucun système ne tolérera qu’un autre essaye de le renverser. Les

pays du premier monde, voire du second, ont beau vouloir aider les autres, cette aide ne fait que

créer une plus grande dette et une dépendance accrues.

1.3 En guise de conclusion : l’horizon contemporain

L’horizon ne semble pas trop flatteur. Que faut-il faire ? Y a-t-il une solution ? Sans

vouloir prétendre avoir de recette magique, Panikkar ne souhaite pas rester dans les spéculations

abstraites, il ose avancer une proposition qui jaillit de son intuition primordiale : « on doit être

à la fois dans le Système sans appartenir au Système, ‘dans le monde, mais non pas du monde’,

en polarité avec lui, cherchant à le transformer, à le persuader ou à le convaincre (malgré

l’ambivalence de ces mots). Il faut une réconciliation universelle et non pas un rétrécissement

unilatéral ».4 L’alternative qu’il propose n’est pas une alternance successive. L’alternative

dont parle notre auteur est empreinte d’utopie, dans le sens littéral du terme, c’est-à-dire qu’elle

n’a pas de topos ou de place concrète ou spécifique. Il est question de réaliser une démarche

spirituelle. Parler d’alternative impliquerait le fait de connaître au préalable le chemin qui mène

vers la solution.

Panikkar croit que le siècle passé a été témoin de trois « commotions » à une échelle

mondiale, à savoir, la crise écologique, la monétisation de l’économie et l’imposition de

1 Idem. 2 Ibid., p. 16. 3 Idem. 4 R. Panikkar, « La découverte du métapolitique », art. cit., p. 30.

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l’empire technocratique. Pour réussir à dépasser ces écueils, il faut mettre en place, comme

nous l’avons déjà exprimé, trois principes : la révélation écosophique, la démonétisation de

l’économie et l’émancipation de la technologie. Le système économique et productif actuel

entraîne la destruction de la nature. Il nous faut donc une nouvelle conscience écologique que

notre auteur a dénommée écosophie, objet de notre recherche. Le mot écosophie implique un

niveau de conscience écologique plus élevé, c’est un changement radical de mentalité, il faut

recouvrer l’ancienne sagesse, celle qui dit que l’homme est aussi terre. L’écosophie est une

nouvelle révélation, elle montre que la terre est aussi finie, limitée et que les hommes ont une

relation étroite et constitutive avec elle. L’écosophie révèle le caractère artificiel des frontières

imposées par les Etats, car la contamination n’est pas soumise à leur souveraineté. L’écosophie

découvre aussi que l’espace où habitent les hommes n’est pas vide, il est un lieu rempli de vie

et que c’est là que l’homme forge son destin. Enfin, l’écosophie montre que la terre est sage et

que l’homme est aussi porteur de sagesse, car il est l’intermédiaire entre le ciel et la terre.

Concernant la révolution monétaire, il faut simplement rappeler quelques idées. La

monnaie est devenue une déesse, l’économie moderne est une « mammonologie »1, voire une

« mammonolâtrie »2, dit notre auteur. Le premier pas vers une économie interculturelle

consiste à reconnaître cette domination, pour ensuite commencer un processus de

démonétisation globale3, notamment des valeurs, de la culture en général, mais aussi de

l’économie. Tout comme il y a des zones démilitarisées, il faudrait penser qu’un certain nombre

de choses ne peuvent pas être l’objet d’une monétisation. Il est, par exemple, inconcevable que

la nourriture soit devenue l’objet du commerce, il est frappant que des milliers de personnes

meurent de faim dans le monde, alors que des tonnes de nourriture sont jetées tous les jours.

« Je ne propose pas la suppression totale de l’économie de marché ou de l’argent, il est question

de placer la plupart des valeurs humaines en dehors du pouvoir de l’argent »4, affirme Panikkar.

Quant à l’émancipation de la technologie, il suffit de dire qu’il ne s’agit pas de nier les

bienfaits du développement technologique, mais de déconstruire et non pas de détruire le

système technocratique. Avec les mots de l’auteur : « La relativité culturelle que défend un

1 Allusion au terme « Mammon » employé dans le Nouveau Testament pour désigner la richesse matérielle ou

l’avarice ; voir Mt 6, 24. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 109. 3 D. Bourg et Ch. Arnsperger parlent de « démarchandisation », à la suite de B. Perret ; cette démarchandisation

consisterait à « ‘réduire les besoins monétaires’ en ‘agissant sur la durée de vie et l’usage réel des biens, l’offre de

services collectifs et la capacité des gens à coopérer dans leur intérêt mutuel’ » ; cf. D. Bourg, Ch. Arnsperger,

« Modes de vie et libertés », D. Bourg, C. Dartiguepeyrou et al., Les nouveaux modes de vie durables. S’engager

autrement. Lormont : Le Bord de l’eau, 2016, p. 25. 4 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 111.

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discours interculturel n’a rien à voir avec un tel relativisme. La relativité inhérente à

l’interculturalité ne questionne pas les découvertes d’une culture, mais elle ne les absolutise pas

non plus. Elle les relativise, c’est-à-dire qu’elle les considère valides et légitimes au sein d’une

culture déterminée et à l’intérieur des paramètres admis par celle-ci ; en un mot, au sein du

mythe englobant de cette culture ».1 Il est question de reconnaître la place de chacun dans le

plurivers, de reconnaître l’importance de l’homme, du cosmos et de Dieu. Les structures de la

société doivent être plus « humanisantes ».

Une chose semble claire et évidente : il faut chercher impérativement une issue.

Panikkar ne donne pas une réponse concrète, précise ou toute faite, ce sont sans doute des

tâtonnements qui n’ont pas d’autre objectif que de poser les bases pour qu’un nouveau monde

puisse être bâti. Une partie de la réponse a déjà été abordée à la fin de la deuxième partie de ce

travail, lorsque nous parlions de l’inter-fécondation des cultures. Nous n’allons pas la

reprendre. En revanche, ce qu’il est maintenant impératif de faire, c’est de continuer la

réflexion, de creuser davantage cette étonnante et extraordinaire intuition pour essayer de lui

donner un visage plus clair. Dans le chapitre suivant nous nous proposons de continuer cette

réflexion en nommant les présupposés de ce que nous allons appeler dès maintenant une

politique « éco-théo-sophique ».

1 R. Panikkar, « Religion, philosophie et culture », Interculture, 1998, 135, p. 114.

Page 506: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

507

Chapitre 2. Les présupposés de la politique « éco-théo-sophique »

L’intuition de notre auteur va donc au-delà d’une perspective exclusivement chrétienne,

bien qu’elle la contienne aussi. Nous le savons déjà, Panikkar souhaite embrasser la réalité tout

entière et non pas seulement une partie. Les discussions théologico-politiques dont nous venons

de parler nous ont aidé à introduire la problématique. Car la proposition de notre auteur n’est

pas isolée, elle appartient à une époque et à un contexte bien délimités, ce qui fait qu’elle doit

être lue et comprise à la lumière de cette situation. Dans les paragraphes qui vont suivre, nous

allons montrer quels sont les bases ou les présupposés d’une approche écosophique de la

politique en théologie que nous avons voulu appeler « éco-théo-sophique », dans la ligne de la

proposition faite dans la partie précédente. Ce qui va être affirmé vaut non seulement pour la

théologie chrétienne, mais aussi pour toute autre approche œcuménique et/ou interreligieuse. Il

importe de bien poser les bases, le fondement. C’est toujours la première chose à faire lorsqu’on

veut construire un édifice. Il faut que les fondements soutiennent ce qui sera posé au-dessus.

C’est pour cela que dans cette partie nous allons prendre le temps de creuser toujours davantage

pour bien poser la proposition que nous développerons par la suite.

Il est clair que dans une recherche comme la nôtre, il faut faire des choix et il est

impensable de vouloir tout dire et tout aborder. L’intuition de Panikkar sur la théologie-

politique doit être introduite par une critique de l’universalisation et du développement. Cela

étant fait, nous allons exposer les raisons pour lesquelles Panikkar prône plutôt une relation et

non pas une séparation entre religion et politique. Lorsqu’on parle de théologie politique, il est

inévitable de toucher à deux autres sujets, d’une part l’ecclésiologie et d’autre part,

l’eschatologie. Nous allons passer en revue la manière dont la théologie, notamment chrétienne,

aborde ces deux domaines, pour avancer ensuite ce qui nous semble impératif de changer ou de

modifier, à la lumière, à la fois de la situation de crise écologique actuelle et de la pensée de

notre auteur.

2.1 Une critique de l’universalisation et du développement

La société contemporaine se veut globalisée, elle a une prétention bien spécifique :

l’uniformisation, l’uniformité, la mondialisation ; bref, l’éradication silencieuse de la

différence, de tout ce qui n’entre pas dans le schéma conçu par quelques-uns. En outre, cette

homogénéisation concentre le pouvoir dans un nombre réduit d’individus ou d’organismes

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508

économiques. La politique est entre les mains d’un nombre restreint de politiques ;

l’économique est aussi entre les mains de certaines entreprises multinationales qui, comme nous

l’avons déjà souligné, n’ont pas de frontières, et sont même au-dessus de toute loi particulière.

Et ainsi de suite. Le centre de l’univers devient de plus en plus évident, il est en cela même un

« uni-vers », un seul et unique uni-versum. Or, chacun de nous est le centre de l’univers, de

manière qu’il n’y a pas d’univers, mais des « pluri-vers ». Tout homme est un centre de ces

plurivers, car il est un microcosme, un reflet de la totalité. Un centre et non pas le centre, mais

ceci bien entendu à une condition : « Nous pouvons être un centre de l’univers seulement si

nous ne nous attribuons pas une dimension propre et si nous restons ouverts à une circonférence

toujours plus grande. Le centre asphyxie à partir du moment où il dessine une circonférence

autour de lui »1, affirme Panikkar, en s’opposant ouvertement à toute prétention

d’universalisation.

Le thème du développement est devenu fréquent depuis un certain temps ; il est souhaité

et poursuivit par tous, si bien que même les hiérarchies religieuses le cherchent et le

recommandent. Au nom du développement, les puissants interviennent ici et là. Des actions

militaires sont menées, encore au nom du développement des pays pauvres, dans le but, soi-

disant, d’introduire la démocratie. Pour sortir de la pauvreté, donc du sous-développement, les

pays pauvres doivent accepter les politiques des pays dits développés. Un tel développement

n’avait jamais été questionné. Panikkar semble proposer, sans le dire explicitement, qu’il faut

dépasser cette idée fausse. Nous avons déjà mentionné quelques manifestations de cette critique

du développement et de la société du libre marché : les théories de la décroissance et de la

simplicité volontaire, par exemple. Redisons-le : Panikkar ne croit pas à une croissance infinie.

Tout dans cette vie suit le même parcours : naissance, croissance et mort, celle-ci pouvant être,

certes, à l’origine d’une nouvelle vie. On y reviendra dans le troisième chapitre.

Nous pouvons redire ce que nous avions déjà exprimé à la lumière, cette fois-ci, de la

pensée de notre auteur. Le développement tel qu’il est promu par les « centres » de pouvoir est

mauvais, car il ne (re)connaît pas les efforts, les rêves, les luttes des peuples et des cultures

différentes, de ceux qui sont, soi-disant, « sous-développés ». Il est mauvais car il n’accepte

pas qu’il y ait d’autres « centres ». En outre, le développement atteint par ces « centres » de

pouvoir n’est pas imitable au niveau global nous l’avons déjà vu. En voici un signe évident :

la faim et les maladies n’ont pas été éradiquées, la technologie médicale et autres restent le

1 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 142.

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privilège de quelques-uns. Bref, le développement proposé par certains n’est qu’une nouvelle

forme de colonialisme qui menace la Vie elle-même. Il se trouve sans doute à l’origine de la

crise écologique dont nous parlons.

Pour illustrer la critique de l’universalisation élaborée par notre théologien, nous allons

nous servir d’un seul exemple : la critique de la notion des Droits de l’Homme.

2.1.1 La critique de la notion des Droits de l’Homme

La critique de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) n’est pas

nouvelle. Panikkar n’est ni le premier ni le seul à la réaliser. Et pourtant, l’enthousiasme qu’elle

a suscité dès le début et qu’elle continue à susciter est bien connu. René Cassin1 s’exclamait :

« quelque chose de nouveau est entré avec elle dans le monde : elle est le premier document de

valeur éthique adopté par l’ensemble de l’humanité organisée au sortir d’une guerre sans

exemple »2 et le futur Pape Jean XXIII la considérait « comme une véritable charte de

l’humanité ».3 Lors de la célébration du 50e anniversaire de la DUDH, celle-ci a été présentée

de nouveau comme étant un « acte visionnaire », un « signal lumineux », « une source d’espoir

pour les personnes privées de leurs droits fondamentaux », voire aussi comme « un des grands

documents de l’histoire de l’humanité ».4 Selon Miguel Angel Martínez, avec la DUDH,

l’histoire est devenue un progrès constant. E. Delruelle, lui, s’écrie : « Le patron et le

syndicaliste, le catholique et le franc-maçon, le libéral et le socialiste, le manifestant de la

marche blanche et le magistrat, le demandeur d’asile et le signataire de Schengen, Rushdie,

Jean-Paul II, le dalaï-lama, Clinton : tout le monde se réclame des droits de l’homme et s’y

réfère comme à ce qui va de soi ».5 En effet, le discours des droits de l’homme, croit fermement

Delruelle, est devenu une « condition d’acceptabilité de toute prise de parole »6, il est une

nouvelle « religion des droits de l’homme ».7 On pourrait le comparer avec le discours

écologique. Tout politique intelligent sait qu’il faut être écologique à l’ère de la crise

1 Juriste et juge français, né en 1887 à Bayonne et mort en 1976 à Paris ; il est le rédacteur principal de la

Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. 2 Cité par G. Lebreton, « Critique de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme », CRDF, 2009, n° 7, p.

17. 3 Idem. 4 Idem. 5 E. Delruelle, L’humanisme inutile et incertain. Une critique des droits de l’homme. Bruxelles : Labor, 1999, p.

5. 6 Ibid., p. 19. 7 L’auteur pense qu’il ne s’agit pas simplement d’une question rhétorique, c’est, dit-il, un pli profond de notre

culture qu’il aime nommer « théologico-politique » ; cf. Ibid., p. 20.

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510

environnementale dans laquelle nous sommes. C’est aussi devenu aujourd’hui une condition

d’acceptabilité.

Et pourtant, des soupçons importants invitent à se démarquer de cet enthousiasme.

G. Lebreton mentionne quelques éléments importants à prendre en compte. D’abord, la DUDH

est juste une « résolution » qui n’a qu’une valeur de recommandation, mais aucune valeur

juridique. Ainsi, Lebreton écrit : « A défaut d’avoir pu se mettre d’accord sur un texte

réellement protecteur des Droits de l’Homme, les Etats membres se sont donc ralliés à la DUDH

pour adresser un geste au moins symbolique à une opinion publique internationale meurtrie par

la guerre ».1 Cette charte a malheureusement largement échoué. Mary Robinson affirme, lors

du colloque du 50e anniversaire, l’immense échec de cette déclaration vis-à-vis des incessantes

et multiples violations des droits inscrits dans la Déclaration. Daniel Tarschys, alors secrétaire

général du Conseil de l’Europe, le confirme radicalement, la déclaration est « une affirmation

sans substance »2, car elle ne parvient pas à empêcher les incessantes et multiples violations des

Droits de l’Homme. Mais, ces affirmations pourraient faire penser que l’échec est dû

exclusivement à la méchanceté de l’homme, la Déclaration n’étant porteuse que de vérité et de

bonheur pour ceux qui la mettent en pratique. Or, cette Déclaration contient des erreurs internes

qui la portent vers cet échec. G. Lebreton mentionne ce qu’il considère comme les principaux

problèmes : d’une part, la « quête d’un universalisme introuvable » et, d’autre part, une

« conception utopique de l’ordre international », mettant ainsi le doigt sur la plaie la plus

évidente. D’autres auteurs diront que cette Déclaration prône des droits sans devoirs. Ainsi

Raoul Vaneigem affirme que « Les Droits de l’Homme s’inscrivent dans une dialectique de vie

en rupture avec la dialectique de mort qui a prévalu jusqu’à nos jours ».3 Les droits de l’homme

contiennent un autre paradoxe, comme nous le rappelle E. Delruelle : « Le paradoxe des droits

de l’homme, c’est que l’obligé et l’autorité sont en réalité une même instance : l’Etat. Les droits

de l’homme sont des droits contre l’Etat […], mais, en même temps, ce sont des droits par

l’Etat ».4 L’Etat est le sujet et l’objet, car finalement il reste maître du jeu des droits de

l’homme.

1 G. Lebreton, « Critique de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme », art. cit., p. 18. 2 D. Tarschys, Tous concernés. L’effectivité de la protection des Droits de l’Homme 50 ans après la Déclaration

universelle. Strasbourg : Conseil de l’Europe, 1998, p. 20. 3 R. Vaneigem, « Critique de la déclaration des Droits de l’Homme » ; disponible sur :

http://jccabanel.free.fr/critique_de_la_declaration_des_d.htm, consulté le 06/11/2015. 4 E. Delruelle, L’humanisme, inutile et incertain ?, op. cit., p. 8.

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Il est sans doute important de marquer ici un petit arrêt pour présenter une brève histoire

de la critique des Droits de l’Homme, contexte dans lequel va s’inscrire la critique faite par

notre auteur.

Bref rappel historique sur la critique des Droits de l’Homme

Ce n’est pas le but de notre travail que d’approfondir cette question, ce ne sont pas non

plus nos compétences. Il est néanmoins important de comprendre que la proposition de notre

auteur se trouve de nouveau dans un contexte bien concret. On pourrait même dire sans crainte

qu’elle en dépend. Panikkar nourrit sa pensée de la richissime tradition qui l’accompagne, mais

surtout de celle qui la précède.

La critique des Droits de l’Homme n’est donc pas d’aujourd’hui et elle anticipe bien

entendu la « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme » de l’ONU qui date de 1948.

Danièle Lochak offre une synthèse bien utile que nous suivons et présentons ici.1

Ce ne serait pas correct de dire que les droits de l’homme étaient déjà présents dès

l’antiquité, cependant ce ne serait pas non plus tout à fait erroné d’affirmer qu’on peut déceler

une généalogie qui prend son point de départ dans l’antiquité. En effet, on peut dire sans crainte

que l’antiquité gréco-romaine visait à faire fonctionner de manière harmonieuse la société, en

mettant en place un certain ordre qui devait être respecté par tous, ordre analogue à celui du

cosmos. Ainsi, les lois positives essayent de déterminer ce qui revient à chacun en fonction

d’une certaine hiérarchie naturelle. Ferry et Renaut considèrent qu’il s’agissait d’ « une vision

inégalitaire de la société ».2 On ne peut donc pas encore parler ici de droits de l’homme. Il y

avait cependant chez les stoïciens et les épicuriens et aussi chez Socrate des approches

intéressantes concernant l’individu. Les stoïciens, par exemple, considéraient l’homme comme

un citoyen du monde, conception qui prenait appui sur la notion de droit naturel laquelle n’était

alors « autre chose que la droite raison considérée dans ses injonctions et ses interdictions ».3

Il s’agissait en effet d’une loi immuable, éternelle « qui régit toutes les nations et en tout

temps ».4

1 Un développement plus détaillé et long de cette question se trouve, par exemple, dans l’ouvrage de B. Binoche,

Critiques des droits de l’homme. Paris : Puf, 1989. Nous invitons le lecteur intéressé par cette question à s’y

référer. 2 Cité par D. Lochak, Les droits de l’homme. Paris : La Découverte, 2009, p. 9. 3 Idem. 4 Idem.

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512

Le monothéisme juif affirme que la dignité de l’homme lui vient du fait qu’il a été créé

par Dieu à son image. De cette position découle l’idée que l’homme est radicalement différent

de l’animal. Pour Lochak, la conception du droit qu’on trouve dans l’Ancien Testament se

rapproche, tout en étant encore loin, de la conception moderne des droits subjectifs par le fait

qu’ils sont l’expression d’une volonté qui impose des obligations et octroie des droits à des

individus. La pensée chrétienne fait, quant-à elle, un apport précieux en ce qui concerne la

dignité de la personne humaine. Suivant les principes de l’Ancien Testament, elle affirme que

tous les hommes sans distinction sont dignes de respect, indépendamment de leur origine ou de

leur place dans la société. Le christianisme est aussi porteur d’égalité et vecteur de liberté.

Dans la théologie chrétienne apparaît très tôt l’idée d’un droit naturel. Augustin d’Hippone et

Thomas d’Aquin en seront les plus importants représentants.

Avec Guillaume d’Occam, une nouvelle tradition sera inaugurée.1 Pour lui, en effet,

seuls ont une existence réelle les êtres singuliers. C’est ainsi que le nominalisme voit le jour,

incitant à consacrer l’importance de l’individu. Individualisme et subjectivisme vont

ensemble ; ils se basent sur une lecture spécifique de la Bible qui dit que Dieu a créé l’univers

par un acte libre. Les hommes créés à l’image et ressemblance de Dieu sont aussi des êtres

libres. Avec la Réforme et la Renaissance, l’individu va gagner en autonomie et en

indépendance. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, des théologiens espagnols tels Francisco de

Vittoria et Francisco Suárez2 vont jouer un rôle fondamental dans la formation du droit

international et la doctrine des droits de l’homme. Pour eux, les hommes ne peuvent s’entendre

que parce que la raison impose un certain nombre de principes. Suárez insistera sur le fait que

la raison humaine a accès au droit naturel par la simple logique, sans recourir à la révélation

chrétienne. Ils insistent aussi sur le fait que les non-chrétiens ont, eux aussi, des droits et des

devoirs. C’est de cette manière que la notion de droit naturel gagne peu à peu du terrain.

Grotius et Pufendorf3 en deviendront les représentants les plus importants. Ils mèneront

jusqu’au bout la laïcisation du droit naturel.

L’individu a donc pris une place éminente, il devance même la société. La théorie du

contrat social naîtra dans ce contexte en prennant appui sur l’idée de base d’un état de nature

originel dans lequel tous les hommes seraient exempts de toute autorité. Dans cet état de nature,

ils seront entièrement libres, et ce n’est que par la suite qu’ils s’organiseront en société. Dans

1 Ibid., p. 11. 2 Ibid., p. 12. 3 Ibid., p. 13.

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513

ce cadre, on trouvera pour la première fois chez les auteurs anglo-saxons la question des droits

naturels de l’homme. Nous avons déjà fait mention de Hobbes, Locke et Rousseau. Pour ces

derniers, l’homme est né libre et le contrat social est nécessaire pour gérer les conflits qui

surgissent en communauté.

Le terrain était donc déjà préparé pour que les différentes déclarations des droits de

l’homme voient le jour. D’abord la Magna Carta en 1215, ensuite la Petition of Rights (1628)

imposée à Charles Ier par le Parlement et le Bill of Rights à la fin de la Révolution anglaise de

1688. Tous ces textes auront pour but de protéger les individus des abus commis par les

autorités politiques. Viendront ensuite les déclarations dites américaines, reflet de la tradition

anglaise, notamment la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776. Enfin, les

déclarations françaises verront le jour en 1789 avec notamment la Déclaration des droits de

l’homme et du citoyen inspirée du droit naturel et des penseurs comme Voltaire, Montesquieu

et Rousseau. La déclaration nord-américaine a sans doute aussi été à la base du texte français.

Les critiques des droits de l’homme naîtront en même temps que les déclarations elles-

mêmes. Elles seront en effet contemporaines de la Révolution française et contesteront

essentiellement l’abstraction et la prétention à l’universalité, la théorie du droit naturel et

l’individualisme. Ainsi, dans ses Réflexions sur la révolution en France (1790), Burke va

critiquer le caractère abstrait des déclarations revendiquées au nom de la raison universelle. A

l’idéalisme il oppose l’empirisme qui donnerait un contenu concret aux libertés. J. Bentham1

invite à plutôt adopter l’utilitarisme contre le droit naturel. Dans son esprit, l’idée principale

exprime qu’il faut maximiser le bonheur humain en fonction du temps et du lieu, ainsi que de

l’évolution des sensibilités et des mœurs. Le droit naturel universel et immuable est donc

incompatible avec ces principes particuliers. Pour lui, comme l’indique D. Lochak, « les

déclarations de 1789 et de 1793 sont inefficaces et génératrices d’anarchie puisque invitant

l’individu à se dresser contre les lois existantes ».2 Il faut aussi mentionner les interventions de

de Maistre et de Bonald, tous deux opposants aux droits individuels de l’homme. Ils dénoncent

l’individualisme et affirment radicalement qu’il n’y a pas de « nature » humaine qui puisse

transcender les diversités des sociétés. Voici une idée qui aurait pu servir de point de départ à

notre auteur, la priorité de la communauté sur l’individu, même si Panikkar, comme nous le

verrons, ne l’exprime pas exactement de cette manière. « Il n’y a pas d’Hommes dans le monde.

1 Philosophe, juriste, économiste anglais né à Londres en 1748 ; cf. D. Lochak, Les droits de l’homme, op. cit., p.

28. 2 Ibid., p. 29.

Page 513: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

514

J’ai vu des Français, des Italiens, des Russes, etc. […], mais quant à l’homme, je déclare ne

l’avoir jamais rencontré de ma vie »1, écrira de Maistre dans ses Considérations sur la France

de 1797.

D. Lochak affirme de surcroît que l’Eglise catholique s’est opposée, jusqu’au milieu du

XXe siècle, à la notion des droits de l’homme issue de la Révolution française. Elle s’opposait

en fait à la philosophie des Lumières, au rationalisme, au contractualisme, à l’idée qui prône la

souveraineté populaire, mais aussi au libéralisme politique et à l’individualisme. Ce n’est

qu’avec Léon XIII (1810-1903) que les droits et libertés de la personne seront reconnus comme

importants et fondamentaux, tout en rappelant qu’ils émanent de Dieu lui-même. C’est Jean

XXIII, en 1963, qui sera le premier à citer de manière positive la Déclaration Universelle des

Droits de l’Homme, sans qu’on puisse pour autant parler de ralliement. L’Eglise catholique

continue à penser le droit naturel comme un ordre établi par Dieu et à critiquer l’individualisme

de la société contemporaine.

Une critique similaire sera faite par Ch. Maurras pour qui une vision organiciste de la

société, qui assimile les entités collectives à des organismes vivants, est plus importante. Il

défend une certaine hiérarchie naturelle et la subordination de l’individu à la communauté,

contre la démocratie et les droits de l’homme. Il affirme que : « La seule qualité d’homme ne

suffit pas à conférer des droits : l’homme n’a de droits qu’à la mesure du service qu’il peut

rendre à la communauté. La liberté ne peut s’exercer qu’à l’abri d’une autorité tutélaire, sinon

elle isole les individus dans un univers clos ».2

Citons, pour clore ce bref survol historique, en sachant qu’il n’est pas du tout exhaustif,

la critique marxiste. Pour Marx, en effet, aucune déclaration ne parvient pas à dépasser

l’égoïsme humain. La critique va à peu près dans le même sens que celles que nous venons de

citer. L’individu ne peut pas être séparé de la communauté. Pour cet auteur, toutes les

déclarations des droits de l’homme considèrent effectivement l’homme comme une monade

solitaire, repliée sur elle-même. La société n’existerait que pour garantir les droits des individus

isolés. Il ne serait pas logique qu’un peuple, qui est en train de s’affranchir et de fonder une

nouvelle communauté, proclame une déclaration qui donne la priorité à l’individu de manière

égoïste. L’aspect le plus saillant de la critique marxiste, dit Lochak, consiste à dénoncer, d’une

part, la mystification idéologique qui fait croire que les individus sont des sujets de droit libres

1 Cité par D. Lochak, op. cit., p. 29. 2 Ibid., p. 31.

Page 514: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

515

et égaux, occultant l’inégalité réelle existante, de l’autre, la priorité donnée à la bourgeoisie de

continuer son oppression et enfin, le caractère inefficace de vouloir délivrer l’homme de son

exploitation.

Plus près de nous, nous pouvons trouver des auteurs qui font des critiques intéressantes

sur les droits de l’homme. Nous avons déjà mentionné E. Delruelle pour qui les droits de

l’homme sont devenus une nouvelle religion, qui n’a qu’une signification morale et non pas

juridique : « La Déclaration universelle, élaborée par une poignée de hauts diplomates

internationaux dans les couloirs feutrés du siège de l’ONU, est avant toute chose le reflet de

leurs consciences lisses et généreuses. La Déclaration n’a d’ailleurs pas d’autre but, de son

propre aveu, que de servir d’idéal aux pays membres ».1 Pour cet auteur, le bien dont parle la

Déclaration serait assimilé à la forme de la loi. En outre, la déclaration des droits de l’homme

est un acte entièrement politique qu’on ne peut donc pas distinguer des droits du citoyen. « S’il

y a une dimension politique des droits de l’homme, elle ne réside pas dans l’énoncé de tel ou

tel article, mais en amont de la distinction privé/public, dans l’énonciation citoyenne de tout

droit, même le plus apparemment ‘individuel’ »2, ajoute-t-il. R. Vaneigem, quant-à lui, propose

ce qui est justement critiqué par tant d’autres, de passer de l’Homme à l’individu, et de donner

plus d’autorité à l’Etat. Pour lui, il s’agirait, non pas de droits déjà acquis, mais de droits à

conquérir.3

Les critiques de tous ces auteurs ont pu servir d’inspiration pour Panikkar. Il ne s’agit

pas ici simplement de les cataloguer, mais de dire qu’elles ont été sans doute le point de départ

de son intuition, car comme nous allons le montrer, Panikkar prend ces idées, les développe et

leur donne un nouveau sens en fonction de ses convictions et de ses soucis bien spécifiques.

2.1.2 La critique interculturelle des droits de l’homme par Panikkar

Toujours dans la logique du pluralisme et de l’interculturalité et ayant comme toile de

fond sa principale intuition, Panikkar élabore également une critique interne des Droits de

1 E. Delruelle, L’humanisme, inutile et incertain ?, op. cit., p. 11. 2 Ibid., p. 14-15. 3 R. Vaneigem, Déclaration des droits de l’être Humain. De la souveraineté de la vie comme dépassement des

droits de l’homme. Paris : Le cherche midi éditeur, 2001, p. 19 et suivantes.

Page 515: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

516

l’Homme comme étant essentiellement un concept occidental. En effet, une approche

interculturelle des Droits de l’Homme lui permet, avant tout et surtout, d’affirmer que :

Aucun peuple, aussi moderne ou traditionnel qu’il soit, n’a le monopole de la vérité !

Aucun peuple, aussi civilisé ou naturel soit-il (qu’il soit occidental, oriental, africain ou

amérindien) ne saurait à lui seul définir la bonne vie pour toute l’humanité. Bien plus, ils ne

sauraient même le faire ensemble, car la réalité n’est pas définissable ou intelligible en dernière

analyse. Elle ne saurait être réduite à la connaissance ou à la praxis que l’on a. Mais pour

récupérer le sens de la Vie que chaque culture et religion réduit à elle-même, pour libérer la

réalité de la connaissance et de la praxis que l’on en a, il faut passer par ces dernières, c’est-à-

dire à travers elles, au moyen d’une relativisation radicale. On ne saurait passer à côté de la

théorie et de la praxis, car elles sont une dimension constitutive du réel sans être toute la réalité.1

Notre auteur met essentiellement l’accent sur la question de la vérité : elle ne peut pas

être édictée ou définie par une seule personne, culture, nation ou religion, et pas non plus par

un ensemble de personnes, car la réalité ne se laisse pas saisir par la simple raison. Voici un

premier élément que l’on pourrait mettre en relation avec la critique faite dans la section

précédente. E. Delruelle affirmait que la Déclaration universelle a été élaborée par quelques

hauts diplomates de l’ONU, avec une conscience certes généreuse, mais pas suffisante. Comme

lui, Panikkar rejette le fait que quelques-uns prennent des décisions au nom de tous. Pour notre

auteur, si l’on veut suivre un chemin approprié, il faut se mettre à l’écoute des cultures et des

religions, il est inévitable de passer par elles, de les traverser. Il faut donc éviter l’abstraction,

objet de la réflexion de Burke. Panikkar critique les Droits de l’Homme par le biais de la

relativisation radicale que nous avons déjà longuement développée dans les pages précédentes.

Panikkar aborde en effet cette question par trois volets. Il se demande, d’abord, à l’aide

de l’herméneutique diatopique, si la notion de Droits de l’Homme est une notion occidentale.

Il propose ensuite quelques postulats et présuppositions connexes de la conception occidentale,

pour finir par quelques réflexions qualifiées de transculturelles.

Concernant l’idée elle-même : « La notion des Droits de l’Homme est-elle un concept

occidental ? », Panikkar constate la fragilité de cette idée car, dans la pratique, les droits sont

bafoués quotidiennement dans tous les recoins de la planète. Pourquoi se demande-t-il ces

droits ne sont-ils pas respectés ? La réponse est immédiate, même si l’auteur la formule sous

la forme d’un nouveau questionnement : « Ne faut-il pas voir une autre raison de la non-

observation des Droits de l’Homme dans le fait que, sous leur forme actuelle, ils ne représentent

1 R. Panikkar, « Droits de l’Homme, concept occidental ? », Interculture, 1984, 82, p. 2.

Page 516: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

517

pas un symbole universel assez puissant pour susciter la compréhension et l’accord ? ».1 Cette

question va dans la droite ligne de celle qui avait déjà été posée par Lebreton, pour lequel après

une période de guerre atroce, quelques Etats s’étaient entendus pour adresser un geste

symbolique à l’opinion publique, la notion de Droits de l’Homme n’ayant évidemment pas un

caractère universel. Et Panikkar ajoutera : « Il n’est pas de culture, de tradition, d’idéologie ou

de religion qui puisse aujourd’hui, ne disons pas même résoudre les problèmes de l’humanité,

mais parler pour l’ensemble de celle-ci ».2 Il faut instaurer un dialogue permanent avec les

peuples, les cultures et les religions. Or, pour Panikkar l’énonciation actuelle des Droits de

l’Homme est le résultat d’un dialogue partiel et limité. Les principaux critiques seraient

d’accord avec lui sur ce point. Suivons de près le raisonnement de notre théologien.

2.1.2.1 Quelques questions de méthode

L’universalité dont parle la DUDH invite notre auteur à se demander si les conditions

de l’universalité sont réunies, alors même qu’elle est loin d’être une question universelle.

Autrement dit : « Pouvons-nous extrapoler le concept des Droits de l’Homme à partir du

contexte de la culture et de l’histoire au sein duquel il a pris naissance, jusqu’à en faire une

notion valable à l’échelle du globe ? ».3 Cette dernière interrogation n’est pas anodine, elle

touche le cœur même de la problématique et nous renvoie une fois de plus au questionnement

fait par les auteurs qui ont osé une première critique. Par ailleurs, ce questionnement est un peu

trop limité, car la réponse attendue semble porter soit sur un « oui », soit sur un « non ». Il ne

semble pas y avoir d’autres possibilités. En tout cas, ce qui est vrai, c’est que l’introduction de

ladite Déclaration dans d’autres cultures peut être vue comme une imposition venant de

l’extérieur. Panikkar considère ce fait comme une « continuation du syndrome colonial,

procédant de la croyance que les idées forgées par une culture parmi d’autres (Dieu, Eglise,

Empire, civilisation occidentale, science, technique moderne, etc.) ont, sinon le monopole, du

moins le privilège de posséder une valeur universelle qui leur donne qualité pour être répandues

sur toute la terre ».4

L’hypothèse contraire consistant à admettre que les Droits de l’Homme ne relèvent pas

d’un concept occidental impliquerait de reconnaître en même temps que de nombreuses cultures

1 Ibid., p. 3. 2 Idem. 3 Ibid., p. 4. 4 Idem.

Page 517: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

518

les ont oubliés, accréditant une nouvelle fois l’idée d’une supériorité de la culture occidentale

par rapport à d’autres cultures. Parler d’une hiérarchie des cultures peut être choquant, et cette

affirmation ne peut donc pas être posée comme point de départ. Il faudrait plutôt se demander

quelle est la nature de cette Déclaration, dite « universelle » ? Panikkar va donc la soumettre à

un examen transculturel suivant la méthode de l’herméneutique diatopique.1

Il s’agit de déterminer comment comprendre les idées forgées dans une culture, à partir

du topos d’une autre culture donnée. Il ne semble pas pertinent d’aller chercher l’universalité

des Droits de l’Homme dans d’autres cultures, car cela présupposerait qu’une telle notion est

absolument indispensable pour garantir la dignité humaine. Panikkar défend le fait qu’aucune

question ne peut être neutre, car elle conditionne les réponses données. Pour lui, ce qu’il

faudrait faire consisterait à creuser profondément jusqu’à trouver ce qu’il appelle un « sol

homogène » ou un « équivalent homéomorphe »2 du concept des Droits de l’Homme, autrement

dit une équivalence fonctionnelle particulière par le biais d’une transformation topologique. Il

serait inutile de chercher à transcrire les Droits de l’Homme ou de chercher une analogie.

Panikkar nous propose d’illustrer son propos par l’exemple suivant :

Si, par exemple, de tels droits sont considérés comme constituant la base de l’exercice

et du respect de la dignité humaine, il nous faut rechercher comment une autre culture satisfait

le besoin équivalent – et cela n’est possible qu’une fois qu’un terrain commun (un langage

mutuellement compréhensible) a été ménagé entre les deux cultures. Ou peut-être nous faut-il

nous demander comment l’idée d’un ordre social et politique juste peut être formulée au sein

d’une certaine culture, et rechercher si le concept des Droits de l’Homme est une manière

particulièrement appropriée de donner expression à cet ordre.3

Avançons dès maintenant la réponse de notre auteur. Les Droits de l’Homme

constituent une approximation particulière et propre à une culture qui ne fait pas nécessairement

partie des autres cultures ou visions du monde. Comme Panikkar, De Maistre et Bonald avaient

déjà affirmé auparavant qu’il n’y avait pas de nature humaine transcendant les diversités des

sociétés. Dans cette même limite de pensée, Maurras proposait de subordonner l’individu à la

communauté et Marx exprimait que l’homme des Déclarations était présenté comme une

monade isolée, alors qu’il ne devait pas être séparé de la communauté. Avec une belle image,

Panikkar exprime très clairement sa position :

Les Droits de l’Homme sont une des fenêtres à travers lesquelles une culture particulière

se donne la vision d’un ordre humain juste pour les individus qui y participent. Mais ceux qui

1 Cf. Supra p. 450. 2 Cf. Supra p. 426, note 3. 3 R. Panikkar, « Droits de l’Homme, concept occidental ? », art. cit., p. 5.

Page 518: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

519

vivent au sein de cette culture ne voient pas la fenêtre. Ils ne peuvent la voir qu’en faisant appel

à l’aide d’une autre culture qui, elle, voit à travers une autre fenêtre. Or, je pose comme postulat

que le paysage humain tel qu’il est aperçu à travers une fenêtre donnée est à la fois semblable à,

et différent de la vision qu’en offre une autre fenêtre.1

La question doit donc être posée de la manière suivante. Doit-on faire disparaître toutes

les fenêtres pour privilégier une approche particulière dans le but de généraliser un Droit

particulier partout dans le monde ? Ou, faut-il plutôt élargir la vision restreinte d’une seule

culture et intégrer la diversité ? La réponse pour l’auteur est évidente. L’option la plus saine

est de faire comprendre aux personnes qu’il y a plusieurs fenêtres. Il s’avère donc nécessaire

de respecter les différences culturelles dont parlent tous les critiques de la Déclaration.

Panikkar n’est pourtant pas naïf, il sait bien qu’une telle approche implique un authentique

pluralisme socio-économico-politique. C’est pour cette raison et pour s’en expliquer qu’il va

construire une série de postulats et de propositions connexes de la conception occidentale.

2.1.2.2 Quelques postulats concernant les Droits de l’Homme liés à une

conception occidentale

Panikkar affirme que les racines occidentales et afférentes au protestantisme libéral de

la Déclaration des Droits de l’Homme sont bien connues et évidentes. Il n’entre pas dans le

détail. Il sait aussi que, depuis le Moyen Age, l’Occident a mené un long combat pour les Droits

de l’Homme et que ce combat s’impose avec urgence après la Révolution française. Avec la

radicalité qui le caractérise, il écrit : « L’homme occidental passe de l’appartenance intégrale à

une communauté de sang, de travail et de destinée historique, fondée sur la coutume acceptée

dans la pratique et sur l’autorité reconnue dans le domaine théorique, à une société fondée sur

une loi impersonnelle et un contrat qui, idéalement, est librement conclu, donc à l’Etat moderne

dont l’existence exige des normes et des obligations dotées d’une rationalité explicite ».2 Avec

la réception d’un tel droit, l’homme occidental devient abstrait, l’appartenance à une

communauté concrète et localisable devient elle aussi floue, confuse et indistincte. L’homme

est désormais seulement représenté par un droit que tous sont censés accepter et adopter. Voici

un lien évident avec la critique faite par les auteurs qui ont précédé notre théologien. Burke

l’avait déjà souligné, les déclarations ont un caractère trop abstrait et leur individualisme fait

1 Idem. 2 Ibid., p. 6.

Page 519: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

520

tomber dans l’abstraction. Pour Panikkar, on trouve en outre ici l’origine de l’Etat moderne

dont nous avons déjà parlé. Les postulats de Panikkar sur cette question sont donc les suivants :

1. Le premier postulat affirme qu’on trouve à la base du discours sur les Droits de

l’Homme l’idée d’une nature humaine universelle commune à tous les peuples. C’est

le présupposé le plus important, sans quoi une telle Déclaration n’aurait pas pu être

proclamée et c’est la principale raison pour laquelle plusieurs auteurs expriment leur

critique vis-à-vis de ces documents dits universels. Bentham s’opposera farouchement

au droit naturel, affirmant l’utilitarisme et, comme nous venons de le rappeler, de

Maistre et Bonald rejetteront l’existence d’une telle nature humaine, car il n’y a rien qui

puisse transcender la diversité des communautés. A partir de ce premier postulat,

Panikkar décèle d’autres présupposés. D’abord, affirmer l’idée d’une nature humaine

universelle implique que cette nature humaine soit connaissable et reconnaissable.

Ensuite, que cette nature humaine puisse être apréhendée par un mode de connaissance

qui s’appuie sur la raison. En effet, la Déclaration des Droits de l’Homme ne pourrait

être considérée comme universelle s’il n’était question que d’intuitions ou de révélations

particulières. Il faut qu’elle relève d’une connaissance possédée en commun.

Autrement dit, les « Droits de l’Homme ne pourraient pas être déclarés universels par

une assemblée qui ne prétend pas à un statut épistémologique privilégié ».1 Enfin,

affirmant que cette nature humaine est essentiellement différente du reste de la réalité,

la Déclaration sous-entend que les autres membres vivants du cosmos ne possèdent pas

ou ne peuvent pas posséder les mêmes droits. L’homme est donc posé comme étant une

créature supérieure, et il devient par là même, le législateur suprême sur terre. C’est

l’anthropocentrisme dont nous avons aussi longuement parlé dans les pages et les

chapitres précédents.

2. Le deuxième postulat renvoie à la dignité de l’individu qui devient un absolu

irréductible à quelqu’un d’autre. C’est sans doute le principal accent de cette

Déclaration et de sa défense des droits des individus face à la société et à l’Etat. Sur ce

présupposé se basent toutes les critiques que nous avons étudiées. Ce postulat implique

à son tour d’autres présupposés. Il paraît d’abord évident que la Déclaration présuppose

la séparation entre l’individu et la société. Marx rappelait avec précision que les

Déclarations ne font que garantir les droits des individus isolés, loin de la société à

laquelle ils appartiennent. Pour Panikkar, cette optique suppose également que l’être

1 Ibid., p. 7.

Page 520: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

521

humain est fondamentalement l’individu et que la société est une sorte de superstructure

qui lui est juxtaposée. Ensuite, l’autonomie de l’homme vis-à-vis du cosmos se fait

souvent aux dépens de ce dernier. Le cosmos devient ainsi l’infrastructure qui soutient

ou protège l’homme, alors que les Droits de l’Homme défendent l’autonomie de

l’individu. Finalement, la dignité de l’individu présuppose que l’homme soit un

microcosme et qu’il soit imago Dei. Il serait en outre indépendant à l’égard des

formulations théologiques, car il deviendrait une fin en soi, une sorte d’absolu. Panikkar

l’exprime ainsi : « On peut sacrifier un doigt dans l’intérêt du corps tout entier, mais

peut-on tuer une personne pour en sauver une autre ? ».1 Voyons maintenant le dernier

postulat.

3. Ce troisième postulat est en rapport à un ordre démocratique. Il est clair qu’avec la

Déclaration des Droits de l’Homme, la société n’a plus son fondement dans une volonté

ou une loi divine ou dans un ordre mythologique quelconque. Dorénavant, ce sont des

hommes libres qui s’associent pour accomplir ensemble des projets. La société n’est

pas vue comme une famille, mais comme une entité inévitable ; elle peut aussi abuser

du pouvoir. Cette société est matérialisée sous la forme de l’Etat qui doit, en principe,

exprimer la volonté du peuple ou de la majorité. Ce dernier postulat a, lui aussi, des

présupposés. Il implique d’abord que tous les individus de la société sont investis d’une

égale responsabilité. L’individu, dit Panikkar, peut donc conserver ses convictions et

peut les protéger par la force. Ensuite, ce postulat fait de la société un ensemble

d’individus dont les volontés sont souveraines. Il implique enfin que les droits et

libertés d’un individu ne peuvent être limités que s’ils empiètent sur les droits des autres.

Les postulats que nous venons d’exposer mettent, de toute évidence, l’accent sur le

caractère individualiste de la Déclaration. La dernière préoccupation demeure la protection de

l’individu contre toute possibilité d’abus. La Déclaration des Droits de l’Homme ne semble

pas privilégier le caractère communautaire de la société et Panikkar est très sensible à ce point.

Ch. Maurras l’avait déjà exprimé avec sa vision organiciste de la société qui assimile les entités

collectives à des organismes vivants. La société n’est pas une simple addition d’individus qui

élaborent un contrat pour pouvoir vivre, car ils sont tous en réalité des personnes sans lesquelles

les autres ne peuvent ni exister ni atteindre leur plénitude. Comme tous les critiques de la

1 Idem.

Page 521: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

522

Déclaration des Droits de l’Homme, Panikkar rejette son caractère abstrait, sa prétention à

l’universalité, l’existence d’un droit naturel et son individualisme. Il est maintenant évident

que Panikkar s’est inspiré d’une tradition qui le précèdait. Sans les mentionner explicitement,

notre auteur fait référence aux critiques qui l’ont devancé.

Il nous reste encore à voir un dernier point qui renvoie à la question que l’auteur s’était

posée au départ de sa réflexion : le concept des Droits de l’Homme est-il un concept universel ?

2.1.2.3 Quelques réflexions transculturelles

La réponse de Panikkar à cette question est immédiate. Non, ce concept n’est pas

universel et il avance trois raisons :

1. « Aucun concept n’est universel par lui-même ».1 Les concepts ont une validité bien

précise, ils ne peuvent pas être dissociés du contexte où ils sont nés. En outre, tout

concept, dit l’auteur, a tendance à être univoque. Accepter la possibilité qu’ils soient

universels implique donc une conception exclusivement rationaliste de la réalité. Le

genre humain est pluriel, il existe une pluralité d’univers qui rend impossible qu’un

concept soit universel. Panikkar nous met tout de même en garde ; dire que les Droits

de l’Homme ne sont pas universels ne signifie pas qu’ils ne doivent pas le devenir. Pour

que cela soit possible il faudrait d’abord, « éliminer tous les autres concepts qui sont

contradictoires avec lui » et ensuite, « il devrait constituer le point de référence universel

pour toute problématique concernant la dignité humaine. En d’autres termes, il devrait

supplanter tous les autres équivalents homéomorphes et être le pivot d’un ordre social

juste. Autrement dit, la culture qui a donné naissance au concept des Droits de l’Homme

devrait aussi être appelée à devenir culture universelle ».2 Or, ce point se trouve à

l’origine du malaise que ressentent les non-occidentaux qui craignent pour l’identité de

leur culture.

2. Panikkar ajoute un deuxième élément : « Au sein du vaste champ de la culture

occidentale elle-même, les postulats même qui servent à situer notre problématique ne

sont pas universellement admis »3, car l’origine toute particulière de cette Déclaration

est bien connue. Il y a plusieurs sources évidentes de désaccord. En premier lieu, au

1 Ibid., p. 9. 2 Idem. 3 Idem.

Page 522: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

523

niveau théologique, il faudrait que les Droits de l’Homme aient leur fondement dans

une valeur supérieure, transcendante, non manipulable, c’est-à-dire en Dieu en tant

qu’origine de tout. Si cela ne devait pas être le cas, ces Droits pourraient devenir un

simple instrument politique facilement manipulable par les puissants. Rappelons-nous

la position exprimée par Delruelle sur ce sujet. Avec cette affirmation Panikkar prétend

signaler que la Déclaration pourrait être entachée d’un optimisme naïf en ce qui

concerne la nature humaine. Elle impliquerait aussi une conception anthropologique

erronée, car elle prendrait l’homme comme un être exclusivement fait de besoins,

matériels et spirituels, dont elle dresserait la liste. Et, plus important, qui devrait

intervenir en cas de doute ? Qui déciderait de tel ou tel problème ? La majorité ? Ne

serait-ce pas revenir à la loi du plus fort ? Notre auteur a sans doute raison, même si

aujourd’hui quelqu’un pourrait argumenter qu’il existe des mécanismes précis pour

justement éviter de tomber dans cette erreur. En deuxième lieu, nous connaissons bien

la critique faite par le marxisme des prétendus Droits de l’Homme qui ne seraient que

des droits de classe, car ils ne feraient que refléter les intérêts et les aspirations d’une

classe spécifique. En troisième lieu, l’histoire montre que les Droits de l’Homme sont

un exemple clair de la domination exercée par les pays puissants dans le but de conserver

leur pouvoir et leurs privilèges. Pour Panikkar, les Droits de l’Homme sont une arme

politique entre les mains des nobles ou de certains citoyens en faveur de certains autres.

Beaucoup en sont exclus, ainsi que les plantes, les animaux et le cosmos en général.

Pour notre auteur, l’histoire est une claire évidence que seuls les puissants peuvent

proclamer et promulguer des droits qu’ils feront ensuite accomplir. Ainsi les Droits de

l’Homme ne sont-ils rien d’autre que ce que les détenteurs de pouvoir considèrent

comme juste à un moment donné.

3. Finalement, un troisième argument nous renvoie une nouvelle fois à la question initiale.

La formulation reste typiquement occidentale et elle est souvent simplement absente

dans les réflexions des autres cultures. « D’un point de vue non-occidental, dit notre

auteur, le problème lui-même n’est pas perçu comme un problème, de sorte que la

question n’est pas seulement de savoir si l’on est ou non d’accord avec la réponse. Si

quelque chose fait problème, c’est le fait que ce qui est en question est éprouvé, de part

et d’autre, de manière radicalement différente ».1

1 Ibid., p. 10.

Page 523: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

524

Ayant développé toute cette réflexion, Panikkar se demande à présent s’il est possible

d’avoir accès à d’autres topoi, de manière qu’on parvienne à comprendre les cultures de

l’intérieur ; autrement dit, essayer de comprendre comment les cultures se comprennent en

elles-mêmes. Comme on pouvait le supposer, cette approche nécessite un dialogue sincère et

une grande aperture. Affirmer radicalement que sans une reconnaissance des Droits de

l’Homme la vie serait chaotique et dénuée de sens, équivaudrait à dire, selon notre auteur, que

sans la croyance en un Dieu unique la vie serait elle aussi anarchique. Et si l’on exagérait la

proposition, les athées, les bouddhistes et tant d’autres devraient être considérés comme « les

représentants d’aberrations humaines ».1 Parler des autres en les considérant de primitifs et de

barbares est une tendance des Occidentaux qu’il conviendrait d’éviter. Dans les pages qui vont

suivre, Panikkar se livre à une critique qualifiée de « transculturelle » qui affirme dès le début

qu’il n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures, mais qu’il peut

exister des valeurs transculturelles. Le théologien espagnol tentera d’examiner quelle pourrait

être la valeur transculturelle de la question des Droits de l’Homme, ce qui l’obligera à délimiter

en même temps les frontières culturelles de cette notion. Dans ce but, Panikkar élaborera trois

postulats.

Le premier postulat fait remarquer qu’il y a certes une nature humaine universelle, mais

qu’elle ne doit pas être isolée et considérée comme étant distincte de la nature de tous les êtres

vivants, de la réalité tout entière. Ainsi, des droits exclusifs pour l’homme doivent être

considérés comme une violation des « Droits cosmiques », car ils seraient le reflet de

l’anthropocentrisme qui aboutirait à une nouvelle forme d’apartheid. Ce qui est réllement en

jeu c’est, clairement, la possibilité d’une existence d’autres cosmologies. Parler d’une nature

humaine universelle implique une autocompréhension de l’homme qui renvoie à un choix,

valide certes, mais pas universel. Panikkar compare le concept des Droits de l’Homme au

cheval de Troie introduit clandestinement « au cœur d’autres civilisations »2 et ayant pour

résultat de les obliger à vivre selon d’autres modes d’existence et de pensée.

Le deuxième postulat porte sur la nécessité évidente de défendre la dignité humaine.3

Cependant, la personne n’est pas l’individu, celui-ci est une abstraction, une « sélection, à des

fins pratiques, de quelques aspects de la personne ».4 La personne, nous connaissons déjà la

1 Ibid., p. 11. 2 Ibid., p. 12. 3 Pour A. Papaux, la réfondation des droits de l’homme dans la dignité humaine est une tendance réductionniste

occidentale ; cf. A. Papaux, « Le retour du sacré : irréductionnisme et épaisseur des origines », G. Hess, D. Bourg

(dirs.), Science, conscience et environnement. Penser le monde complexe, op. cit., p. 239. 4 R. Panikkar, « Droits de l’Homme, concept occidental ? », art. cit., p. 13.

Page 524: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

525

pensée de notre auteur sur ce sujet, est un réseau de relations. Or, les droits ne doivent pas être

individuels ou individualisés. Panikkar touche ici ce que nous avons déjà mentionné à propos

des droits et des devoirs : ils sont en corrélation essentielle. Et, au sujet du thème qui nous

occupe, Panikkar pense que les droits de la personne peuvent être violés, par exemple, par le

simple fait que quelqu’un profane un lieu considéré comme sacré par quelqu’un d’autre. Un

individu n’est qu’un nœud isolé d’un filet, alors que la personne est le filet complet. La

principale conséquence de ce deuxième postulat peut se résumer ainsi : une défense farouche

des droits individuels est susceptible de se répercuter sur les droits des autres.

Le troisième et dernier postulat fait référence à la démocratie comme représentant une

valeur supérieure. Et pourtant, affirme de nouveau radicalement notre théologien, exiger

qu’une nation ou que des peuples choisissent la démocratie à la place, par exemple, de la

dictature, revient à une forme de tyrannie. Les Droits de l’Homme sont inséparables de la

démocratie, ils sont un « dispositif juridique destiné à assurer la protection des groupes

numériquement faibles en face de la puissance du nombre »1, ce qui implique pour Panikkar un

réductionnisme quantitatif car la personne est une nouvelle fois réduite à l’individu, et

l’individu à être à la base de la société. En d’autres termes, ce qui gêne notre auteur, c’est le

moyen par lequel est protégé l’individu, indépendamment de l’ensemble. Il faut que l’ordre

altéré soit restitué, restauré : « Le râja peut faillir à son devoir de protéger le peuple, mais est-

ce qu’une Déclaration des Droits de l’Homme constituera un correctif, à moins qu’elle n’ait

aussi le pouvoir de contraindre le râja ? Est-ce qu’une démocratie peut être imposée et rester

pourtant démocratique ? ».2

Soyons clairs, la critique transculturelle de Panikkar ne prétend pas invalider la

Déclaration des Droits de l’Homme, mais elle a pour objectif de proposer d’autres perspectives

pour une critique interne, de montrer les limites de leur validité. Parvenu à cette étape, Panikkar

modifie sa question initiale comme suit : « Le symbole des Droits de l’Homme devrait-il être

un symbole universel ? ». Notons que l’auteur parle maintenant de symbole qui est, par nature,

polyvalent et polysémique. La réponse à cette question est double : oui et non.

Elle est positive lorsqu’une culture découvre que certaines valeurs sont ultimes et

qu’elles doivent avoir une signification universelle, car « seules des valeurs universelles

collectives et dotées d’une expression culturelle peuvent être dites valeurs humaines ».3 Les

1 Ibid., p. 14. 2 Idem. 3 Idem.

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valeurs privées ne peuvent pas être appelées universelles. Elles sont certes empreintes

d’humanité, mais ne sont pas des valeurs pour tout être humain, comme prétendent l’être les

Droits de l’Homme. La Déclaration des Droits de l’Homme est, au moins dans son intention,

dotée d’une validité universelle, même si elle reste « un correctif à ce qui était auparavant les

droits exclusifs des Blancs, des croyants, des riches, des brahmanes et d’autres ».1 Car affirmer

qu’ils ne sont pas universels reviendrait à dire qu’ils ne sont pas humains. Pour l’auteur, la

nouveauté des Droits de l’Homme réside dans le fait que tout être humain est, du simple fait

qu’il est humain, doté de droits inaliénables.

La réponse serait négative pour les raisons que nous avons déjà exprimées. En résumé,

toute culture imprime de manière particulière et personnalisée son expérience de la réalité avec

des symboles qui lui appartiennent et qui peuvent ne pas être universels ni universalisables. Il

est évident que toute culture se considérera vraie par elle-même. Panikkar le dit ainsi :

Et pourtant, la manière dont je fais mienne cette vérité et lui donne expression ne saurait

émettre la même prétention sans que cela ne revienne à accuser de stupidité ou de vilenie tous

ceux qui ne partagent pas mon avis. D’où la nécessaire via media entre le relativisme agnostique

et l’absolutisme dogmatique. C’est ce qu’on peut appeler ‘relativité’.2

C’est ce que notre auteur appelle aussi la pars pro toto dans laquelle ceux qui voient de

l’intérieur croient voir le tout, mais ceux qui voient de l’extérieur savent qu’il ne s’agit que

d’une partie. Il en va de même des Droits de l’Homme : ils sont universels s’ils sont contemplés

de l’intérieur, ils ne le sont pas si le regard vient de l’extérieur. Panikkar clôt cette réflexion en

se demandant : « Est-ce qu’une autre culture peut voir dans l’énonciation des Droits de

l’Homme un langage universel ? Ou devons-nous dire que ce n’est qu’une manière de voir les

choses parmi d’autres, une manière de parler parmi d’autres ? ».3 La réponse est pour lui encore

une fois évidente. On ne peut que viser le totum, mais on oublie toujours que ce qu’on voit

n’est que la pars qu’on prend pro toto. Le besoin de dialogue et d’une nouvelle herméneutique

est alors manifeste :

Elle nous montrerait que nous ne devons ni prendre la pars pro toto, ni croire que nous

voyons le totum in parte. Nous devons accepter ce que nous dit notre partenaire : simplement,

que nous sommes conscients de la pars pro toto ; ce qui est bien évidemment ce que nous lui

rétorquerons. Telle est la condition humaine, et je n’y verrais pas une imperfection. Ici, encore,

nous sommes en présence du thème du pluralisme.

1 Idem. 2 Ibid., p. 15. 3 Idem.

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527

Le premier présupposé de la politique « éco-théo-sophique » se manifeste donc par le

rejet de toute universalisation, de toute généralisation ; elle court au final le risque de devenir

une abstraction. Panikkar invite à construire un nouveau modèle de société à partir du local, à

partir du respect de la particularité des cultures, à condition bien entendu qu’elles ne restent pas

dans l’isolement. La relation est, une fois encore, à la base de toute la réalité. Isoler une culture

ou une personne est synonyme de mort. Il faudrait donc passer de l’univers au plurivers.

2.2 Relation et non pas séparation : la religion est une partie essentielle du fait

politique. La sécularité sacrée

Politique et religion font, toutes les deux, partie de la culture. Rappelons que Panikkar

comprend la culture comme le mythe unificateur d’un peuple en un moment donné du temps et

de l’espace. J. Ellul croit aussi que le mythe1 n’est pas universel, qu’il est toujours

contextualisé : « Il n’est pas, me semble-t-il, de définition commune possible pour nos mythes

du XXe siècle, et ceux d’il y a trois mille ans, car je ne suis pas dans la même situation que

l’homme d’il y a trois mille ans. Et si le mythe est miroir de l’homme réfléchissant, s’il est

explication de l’homme agissant, s’il est justification et mainmise sur une situation hic et nunc

de l’homme, s’il est enfin une image de l’affrontement de cet homme dans sa plus mystérieuse

profondeur avec une réalité donnée, alors il ne peut être, dans sa nature même, identique ici et

là ».2 On peut le dire autrement. La politique est l’art selon lequel une culture se donne une

forme à soi-même, alors que la culture pourrait être définie comme la forme adoptée par une

société quelconque à partir d’une politique spécifique. La politique façonne donc la culture et

celle-ci devient la forme de la société.

Tout comme la politique et la culture sont étroitement et inséparablement liées, la

religion est, elle aussi, une partie fondamentale de la culture, même si la société contemporaine

a décidé de la reléguer au domaine privé ou individuel. La conséquence est évidente : religion

et politique sont également indissociables. Nous avons déjà exposé d’où vient cette séparation,

mais aussi le fait que certains auteurs croient à un retour du religieux dans la politique. Peut-

être n’en a-t-il jamais été absent ! Panikkar aime parler, nous le savons déjà, du métapolitique.

Le métapolitique a une âme, c’est la conscience symbolique dont nous avons parlé plus haut.

1 Sur ce point nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de F. Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue. Genève :

Labor et Fides, 2013, p. 54-56. 2 J. Ellul, Les nouveaux possédés, op. cit., p. 144.

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Elle renvoie aussi à la sécularité sacrée. Reprenons brièvement ce dernier point, mais

maintenant dans le contexte bien spécifique d’un refus de la séparation.

Soyons clairs, il ne faut confondre la sécularité sacrée ni avec la sécularisation ni avec

le sécularisme. La sécularité sacrée soutient, d’une part, que les structures spatio-temporelles

de la réalité ne sont pas illusoires. Elles sont, bien au contraire, définitives. D’autre part, il

n’est pas question non plus de sacraliser le politique. Comme nous l’avons déjà dit, la sécularité

sacrée découvre l’ontonomie de la réalité, c’est une vision non dualiste du réel qui essaie

d’intégrer de manière harmonieuse les différentes parties du tout. Panikkar croit, nous l’avons

aussi mentionné, que dans le politique se trouve ce qu’il appelle le métapolitique. La vision

non dualiste de la réalité renvoie à la sécularité et au politique en même temps ; ils sont tous les

deux sacrés. A partir du moment où l’activité politique découle de la nature même de l’homme

par son appartenance à la polis, l’être humain ne peut pas se réaliser pleinement sans cette

dimension politique. C’est même là, affirme Panikkar, que se trouve son salut. C’est pour cette

raison que la religion ne peut pas se délier du politique. Il faut les maintenir en relation. Le

libéralisme, nous le savons, prône un changement d’idées, alors que le marxisme voulait

changer les structures. Les uns invitent à changer les idées, les autres la pratique. Panikkar

croit que le changement se fera lorsqu’une articulation entre idées et praxis se mettra en place.

Tous ces points renvoient de nouveau à la priorité qu’accorde Panikkar à la nation sur l’Etat.

Nous n’allons pas revenir ici sur ce thème, mais nous essaierons de le compléter et de le

prolonger dans notre troisième chapitre. Essayons plutôt de mieux comprendre pourquoi et

comment religion et politique doivent aller ensemble en suivant la pensée de notre auteur.

En premier lieu, notre auteur est convaincu que l’homme ne peut pas vivre sans religion.

C’est ce qu’il appelle un « invariant culturel ». La religion est le fait culturel le plus important

de l’humanité. Elle ne doit pas pour autant être comprise comme étant une institution

particulière, bien qu’elles soient aussi attachées l’une à l’autre. La religion est tout ce qui donne

sens à la vie, c’est le moyen par lequel l’homme atteint sa plénitude, sa réalisation. C’est aussi

l’élan qui propulse l’homme à chercher son salut, sa réalisation, dès ici-bas. Si la philosophie

est définie par notre théologien comme étant « l’accompagnement conscient et critique du

cheminement de l’homme vers son destin »1, la religion serait ce cheminement. C’est pour

1 R. Panikkar, « Religion, philosophie et culture », art. cit., p. 101.

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529

cette raison qu’elle va toujours revenir1, parce que l’homme ne peut pas être a-religieux.2 C’est

le titre d’un intéressant ouvrage du théologien étas-unien Harvey Cox, Persistance de la

religion : perspectives comparées sur la spiritualité moderne3, où l’auteur essaie d’abord de

montrer que ce qui avait été dit sur la mort de Dieu et la disparition de la religion ne s’est pas

réalisé, pour signaler ensuite le chemin à suivre dans le but de vivre en harmonie. Dans le

contexte de l’intuition cosmothéandrique, Panikkar propose la Trinité Radicale comme étant le

modèle de la composition de la réalité : Dieu-Homme-Monde. L’homme a une dimension

divine, une dimension matérielle et une dimension spirituelle. Ces dimensions sont toutes

interconnectées. L’homme ne peut pas simplement se désintéresser du monde, car ce serait

renoncer à l’une de ses dimensions. Ainsi, il ne peut pas ne pas être un être politique. Il ne

peut pas ne pas s’intéresser et s’engager en politique, tout comme il ne peut pas ne pas être

religieux. Il y va de son bonheur et de la réalisation de la réalité tout entière. Si la religion a à

voir avec la réalisation de l’homme et si celle-ci ne peut s’atteindre que dans le sæculum,

autrement dit, ici-bas, alors religion et politique sont étroitement liées. L’homme religieux est

aussi un homme politique. La religiosité n’est pas un aspect isolé et privé de la vie des

personnes. Car les personnes sont en interrelation constitutive.

En deuxième lieu, l’homme ne peut ou ne doit pas être divisé, il est un (corps, âme et

esprit). Rappelons ce que Panikkar avait déjà exprimé : « L’homme en tant que réalité

cosmothéandrique est corps, est âme et est esprit, c’est une unité irréductible, indifférenciée et

inséparable. Il n’a pas un corps, une âme et un esprit comme s’il s’agissait de trois parties

juxtaposées. Il faut absolument récupérer la conscience de cette unité. L’homme contemporain

l’a perdue, car la société consumériste ne veut ni d’âme ni d’esprit. Une machine qui marche

et qui consomme suffit. Ces trois ‘éléments’ ne sont donc pas trois parties, mais trois

‘dimensions constitutives de la nature humaine’. Il faut que l’homme contemporain se

redécouvre comme étant corps, âme et esprit, comme étant une unité inséparable ».4 Si

l’homme est une réalité indivisible, s’il est (« être » et non pas « avoir ») corps, âme et esprit,

1 Panikkar préfère parler de la « persistance » de la religion ; elle n’a pas disparu pour revenir plus tard, elle a

toujours été là, mais comme invisible aux yeux des hommes ; voir R. Panikkar, La nueva inocencia, op. cit., p.

211. 2 G. Siegwalt affirme que « l’homme a-religieux de notre temps vit et comprend de plus en plus les problèmes

d’environnement religieusement », n’est-ce pas une manière de dire qu’il ne peut pas être a-religieux ? Il le dit

explicitement : « l’être humain est ainsi fondamentalement un être religieux » ; cf. G. Siegwalt, Le défi scientifique.

L’ébranlement de la civilisation moderne – l’université et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p.

208 et 211. 3 H. Cox, Persistance de la religion : perspectives comparées sur la spiritualité moderne. Paris : l’Harmattan,

2012. 4 Cf. Supra p. 386.

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530

faire de lui un être a-politique ou a-religieux, revient à lui ôter une partie de son « essence ». Il

faut donc garder, voire récupérer, cette unité perdue.

En troisième lieu, il faut également revenir à le fait que l’homme est « personne » et que

la personne est relation. Un homme isolé n’existe pas, un homme auquel on aurait coupé une

dimension de son être est un homme incomplet, qui ne pourra pas se réaliser. L’homme se

réalise, atteint sa plénitude, en communauté, il ne peut pas se réaliser seul, reclus dans sa tour

d’ivoire ou dans sa bulle à lui, car l’autre est Altera pars mei. Il lui manquerait un aspect

primordial et irremplaçable de son être. Panikkar va même jusqu’à dire qu’il n’y a pas

d’humanisation sans l’autre. Ce point est d’une extrême importance dans la pensée de notre

auteur. On pourrait se demander par ailleurs si l’isolement de tant de gens dans notre société

contemporaine n’est pas à l’origine de dépressions et de maladies chroniques, isolement non

seulement des autres êtres humains, mais aussi des autres vivants et des entités « non-

vivantes ». Il est fort probable que la réponse soit positive. L’homme est relation, il est donc

un être religieux et politique, en même temps. Le religieux ne peut pas être renvoyé au domaine

privé ou individuel, tout comme le politique ne peut pas être laissé entre les mains de quelques-

uns. Panikkar le dit ainsi : « L’être humain se réalise non pas en se désintéressant de son corps

et de la polis, en les abandonnant voire en les méprisant, mais en intégrant tous les fragments

de son être et, d’une manière microcosmique, en contribuant à la réintégration macrocosmique

de la réalité ».1 Relation donc et non pas séparation, bien qu’il faille savoir les distinguer.

En quatrième lieu, Panikkar insiste à temps et à contretemps : la fin de l’homme se joue

dès ici-bas. Même plus, il n’y a qu’une seule cité et non pas deux, elle est ici, elle doit être

bâtie maintenant. Pour cela, il faut s’engager dans la recherche du bonheur personnel, ce qui

veut dire le bonheur de la réalité tout entière. Il est inévitable de penser ici à une « théologie

de la ville », objet de la réflexion de nombreux théologiens.2 J. Comblin fait, par exemple, un

rapprochement séduisant entre la cité de Dieu et la cité des hommes, pour indiquer et définir le

rôle de l’Eglise dans la poursuite du royaume de Dieu. Panikkar mène jusqu’au bout ce

rapprochement. Les deux cités se fondent en fait en une seule. Tout se joue hic et nunc ; sur

un « royaume des cieux » qui vient après, Panikkar préfère ne pas se prononcer :

La résurrection peut commencer après la mort, mais non la résurrection de la chair, car

cette chair ne sera plus. Si la résurrection chrétienne n’est pas quelque chose qui trouve place

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 179. 2 Voir entre autres J. Comblin, Théologie de la ville. Paris : Ed. Universitaire, 1968 ; J. Ellul, Sans feu ni lieu.

Signification biblique de la grande ville. Paris : La Table Ronde, 2003 ; H. Cox, The Secular City. Secularization

and Urbanization in Theological Perspective. Londres : SCM Press, 1966.

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531

hic et nunc, ici et maintenant, ce n’est pas la résurrection de la chair. Cette résurrection n’est

pas à repousser dans un après. La vie éternelle ne vient pas après le temps. La vie éternelle n’a

pas de durée, elle n’est pas temporelle et ne ressortit pas à l’économie du temps. On se méprend

souvent sur ce point, tant en mystique qu’en philosophie. Le temps est vu comme une sorte

d’autoroute qui nous mènerait au ciel ; c’est le comble de la simplification. […]. Penser qu’il y

a une autre vie ? C’est possible. Je n’en sais rien ; mais cela n’est pas la vie éternelle. Si je vis

la vie éternelle ici et maintenant, cette vie, lorsque je mourrai, sera toujours vie éternelle.1

C’est bien pour cela qu’il ne faut pas séparer mais conjuguer politique et religion. Si

tout se joue ici-bas, il faut bien « mettre la main à la pâte », il n’est plus possible de ne pas

s’engager dans la construction d’un monde de justice, de respect, de paix et d’amour, chacun

dans la mesure de ses possibilités, en fonction de son histoire et de sa position dans la société.

Cela bien malgré les efforts de certains pour séparer et non pas harmoniser. Panikkar cite la

relation toujours tendue entre le Vatican et les théologiens de la libération : « La grande tension

entre les théologiens latino-américains de la libération et les autorités ecclésiastiques romaines

pourrait être synthétisée ainsi : le Vatican dit aux prêtres : ‘prêchez et prenez en compte la

justification, et ceux-ci répondent qu’il n’est pas possible de la séparer de la justice. ‘Dépassez

le politique […] et submergez-vous dans le religieux […]’, il leur est dit, mais les communautés

de base répondent qu’ils ne peuvent pas faire cette dichotomie ».2

En lien avec tout ce que nous venons de dire, il faut ajouter que l’homme ne peut pas

non plus laisser entre les mains des autres la recherche de la paix. Le métapolitique dont parle

Panikkar est comme la levure qui fermente la pâte, comme la dimension tacite de la politique.

L’homme, tous les hommes doivent faire tout ce qu’ils peuvent pour bâtir la paix. La paix n’est

pas l’affaire de l’Etat, elle est de l’intérêt de tous et tous doivent faire en sorte qu’elle se réalise.

Cependant, l’actuelle souveraineté de l’Etat, affirme notre auteur, ne permet pas un vrai

dialogue. L’Etat est devenu intouchable. Or ni l’Etat ni le politique ne sont ou ne doivent être

neutres. Mais le dialogue implique toujours un risque : « Socrate était un sage religieux, Jésus

un homme religieux, Al-Hallaj un mystique religieux. Tous les trois pratiquaient le dialogue.

1 R. Panikkar, Entre Dieu et le cosmos. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, op. cit., p. 93 et 95. Panikkar entend

« résurrection de la chair » comme un synonyme du corps matériel ou physique. Il est clair que pour lui, comme

nous l’avons déjà dit, il est impossible de séparer chez l’homme le corps, l’âme et l’esprit, car ils forment une unité

inséparable. Cela est clair chez Panikkar, comme aussi chez B. Sesboüé : « Le corps, c’est donc nous-mêmes : il

est vrai de dire que nous n’avons pas un corps, mais que nous sommes corps. Pour les anciens, le couple âme-

corps ne visait d’ailleurs pas deux composantes hétérogènes de notre être, mais deux points de vue selon lesquels

la totalité de notre être était visée. La ‘chair’ dans le langage johannique considère la totalité de l’homme du point

de vue de sa condition historique, concrète et limitée, vulnérable et fragile. C’est en ce sens que ‘le Verbe s’est

fait chair’ et que le Symbole des Apôtres mentionne : ‘la résurrection de la chair’. […] L’annonce de la résurrection

de la chair nous dit donc que l’homme sera sauvé dans tout ce qui fait sa condition concrète ». Voir B. Sesboüé,

La résurrection et la vie. Paris : Desclée de Brouwer, 2004, p. 60-61. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 81. Nous soulignons.

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Et tous les trois ont été (politiquement) condamnés à mort ».1 La recherche de la paix passe

aussi par le dialogue interreligieux. Mais, il faut bien comprendre que la religion n’est pas une

affaire privée, car l’homme lui-même n’est pas une « chose » privée. Par « paix » Panikkar

comprend « la synthèse de trois expériences primordiales de l’homme, qui seraient : liberté,

justice et harmonie […]. Le concept de ‘paix’ n’indique pas un état passif. Le mot signifie

activité et relation dynamique ».2 La paix a donc un aspect relationnel et dynamique très

important. Il n’y en aura pas tant qu’il n’y aura pas non plus de liberté, de justice et d’harmonie.

Panikkar distingue, en outre, entre « paix politique » et « paix religieuse », tout en les mettant

en relation. La première renvoie à un ordre qui rend possible la réalisation de l’homme en

société, alors que la seconde renvoie aussi à un ordre mais qui rend possible la réalisation de

l’homme dans la réalité tout entière. La première représente un ordre qui peut être passager,

momentané, spécifique, c’est l’homme avec ses « semblables » ; la seconde fait penser à un tout

plus grand, elle enveloppe tant Dieu (ou le divin) que l’homme et le cosmos. C’est la paix qui

apporte la concrétisation de l’intuition cosmothéandrique. C’est le nouvel ordre, la nouvelle

conscience ou innocence. Panikkar ne prétend pas néanmoins dissocier la paix politique de la

paix religieuse, bien au contraire la paix politique est comprise par lui comme étant un problème

religieux. Essayons de bien saisir cette dernière idée.

Panikkar estime que la paix a tendance à revenir vers sa racine religieuse, si bien qu’une

relation non dualiste apparaît comme la seule solution possible. En effet, la paix ne peut pas

être réduite à une simple concordia civium ou une simple ordinata concordia ; elle n’est pas

non plus une pax temporalis apparens ou une pax imperfecta. La paix ne peut pas être une

« chose » éphémère, c’est pour cela qu’elle doit concerner l’être tout entier de l’homme, car,

encore une fois, son destin se joue dans la civitas hominis. Redisons-le : la ville, le cosmos, la

Terre, cette maison nôtre, « n’est pas considérée comme une simple préparation pour le ciel ou

comme un reflet de la Cité de Dieu, mais plutôt comme une arène dans laquelle se forge l’ultime

destin de l’homme. Ainsi est nié ou affirmé l’au-delà ».3 Cela signifie pour notre auteur que

ce qu’on sera, le « destin définitif » de l’être humain dépend exclusivement de ce qu’il a été sur

cette terre. A tel point que « si l’on n’a pas pu réussir à ce que notre vie atteigne la perfection

à laquelle on aspire, alors on restera infirme pour toujours ».4 Cela signifie aussi que la religion

ne peut pas être une simple consolation, le royaume est, rappelons-le, tempiternel. En d’autres

1 R. Panikkar, L’inévitable dialogue, op. cit., p. 48. 2 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 88. 3 Ibid., p. 107-108. 4 Idem.

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termes, le politique est inséparable du religieux car il a à voir avec ce statut définitif de l’homme.

Avec les mots de l’auteur : « Pour celui qui ne croit pas à l’autre vie, sa réalisation sur la terre

se transforme en quelque chose d’ultime et de définitif, c’est-à-dire en une question religieuse ;

si l’on croit à l’autre vie, jouir d’elle dépendra de ce que l’on aura été sur terre. Si le terrestre

est un tremplin pour le céleste, la terre acquiert aussi des caractères définitifs : la pax terrena

qui a permis ma perfection acquerra aussi une importance religieuse ».1

Le théologien espagnol refuse de faire une distinction entre justification et justice, la

première étant d’habitude mise en rapport avec la « vie éternelle », alors que la seconde

renverrait à ce monde-ci. Le problème semble porter sur la relation de l’homme avec cette

réalité. Comme nous l’avons déjà dit, la justice renvoie à un ordre, lequel fait référence à une

réalisation harmonieuse, elle invite à considérer l’ensemble des relations de l’homme avec la

réalité tout entière. Une théologie qui prône une quelconque relation avec Dieu mais qui se

désintéresse en même temps du monde et des autres, n’est plus recevable, elle n’est plus

acceptable. L’ordre imposé par la justice est un ingrédient primordial pour atteindre la paix.

Dans ce contexte, le salut compris comme « santé », « plénitude », « liberté » ne doit pas être

démembré dans le sens de parler d’une vie présente et d’une vie future. Panikkar identifie

même trois secteurs dans le domaine du salut : celui de la rédemption (théologique), celui de la

santé (médical) et celui de la liberté politique (vie sociale). Cette fragmentation est devenue

une vraie maladie. L’homme n’est plus compris comme un tout, il a été découpé, sectionné,

morcelé, « sectorialisé », si on peut le dire ainsi. Les théologiens de la libération ont bien

compris que l’oppression, l’injustice, sont devenues en même temps une menace pour la

justification. L’homme qui s’est condamné à soi-même dans cette vie à vivre de manière

ignominieuse, est aussi condamné éternellement. L’une ne peut pas être déconnectée de l’autre.

Panikkar dit aussi quelques mots sur la relation entre le salut médical, la religion et le

politique. Il mentionne, par exemple, le mouvement « Religion for Peace », né en 1970 à Kyoto

et la relation que ces membres établissent avec la construction de la paix. Il en va de même de

la conférence de l’UNESCO en décembre 1979 à Bangkok, dans laquelle les représentants des

religions ont examiné le problème des droits de l’homme selon leurs propres traditions

religieuses. Malgré les différences, ils sont arrivés à reconnaître que les religions sont aussi

concernées par les droits sociopolitiques. Mention est aussi faite du mouvement « Pax Christi »

dont les positions sont toujours très courageuses. En bref, Panikkar est convaincu que la

1 Idem.

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situation de l’homme dans le monde a un sens religieux, c’est-à-dire une signification ultime.

Il est très important pour lui que l’homme développe pleinement sa vie matérielle ou culturelle,

physique et économique. Le salut de l’homme ne renvoie pas seulement au transcendantal, à

l’au-delà, il touche aussi son existence concrète : personnelle, familiale, sociale, entre autres.

Il le dit ainsi : « La félicité, la beatitudo de la tradition chrétienne ou l’ānanda de l’Inde, n’est

pas simplement une béatitude à expérimenter dans la vie future. C’est bien plus une félicité

tempiternelle, qui ne s’épuise pas dans la temporalité mais qui ne se situe pas non plus en dehors

d’elle. La vie éternelle se reflète dans la temporalité. L’existence concrète et réelle de la vie

humaine est une existence tempiternelle ».1 Notre théologien est radical dans ses propos, si la

réalisation n’a pas été atteinte dans cette vie, « autant qu’elle aurait dû », cet échec perdure

comme s’il s’agissait d’un avortement. C’est, dit-il, un trou permanent dans la réalité. C’est,

ajoute l’auteur, ce que la tradition chrétienne a appelé l’ « enfer ».

Il est évident que lorsqu’on ne croit qu’à l’éternité comme venant « après la vie

terrestre », peu importera ce qu’on peut faire soit de l’homme soit du cosmos. Car ce qui

importerait vraiment pour ceux-là est la vie éternelle. Si la vie éternelle ne vient pas « après »,

si elle fait déjà partie de cette vie ici-bas, la réalité change du tout au tout : « La vie humaine

sur la terre est enjeu de vie et de mort »2, s’écrie notre théologien. La vie éternelle n’est pas

déconnectée de cette vie-ci, elle en dépend même. Il n’y a pas l’une sans l’autre, ou plutôt,

l’une sera ce que l’autre a été. Panikkar ne peut pas être plus clair concernant la relation entre

politique et religion : « Quand le destin historique se trouve inextricablement entremêlé au

destin ultime de l’homme, quand sauver exclusivement son âme n’a plus de sens, alors la

situation politique, historique et collective de l’humanité n’est pas un facteur secondaire. Cela

ne veut pas dire qu’existent uniquement le temporel, le corporel et le sociologique ; mais que

sans eux, l’éternel, le spirituel et le théorique n’existent pas non plus ».3

En synthèse, la paix politique et la paix religieuse ne sont pas dans une relation duelle

ou dualiste, l’éternité ne vient pas après le temporel. La réalité est tempiternelle. C’est pour

cela qu’une paix réservée pour quelques-uns ou pour quelques Etats est une fausse paix. La

nouveauté de la sécularité sacrée proposée par notre auteur est bien cela, redisons-le, la vie

éternelle n’est pas indépendante de la vie terrestre, elles se réalisent ensemble. Sans vouloir

nier l’importance de la transcendance, Panikkar essaie de les réunir, de les tenir ensemble.

1 Ibid., p. 112. 2 Ibid., p. 113. 3 Ibid., p. 114.

Page 534: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

535

Transcendance et contingence vont ensemble, elles ne sont pas deux réalités distinctes et

séparées, mais une seule et même vérité.

Ajoutons une dernière idée importante pour notre propos. Il s’agit de l’influence

réciproque entre l’Homme et le Monde. Nous l’avions déjà dit mais il vaut la peine de le

reprendre dans ce nouveau contexte. L’homme est un reflet de l’harmonie de l’univers, mais à

condition qu’il se trouve dans le lieu qui lui correspond. Cela signifie que l’harmonie de

l’univers, l’ordre et la justice dépendent de l’harmonie intérieure de chaque être, de la paix de

chacun qui va se refléter dans tout le Corps. Nous ne pouvons pas ne pas citer un autre texte

de notre auteur :

Le danger atomique, la situation écologique et l’injustice sociale ont rendu l’homme

moderne conscient que le statu quo n’est pas pacifique. La paix ne peut donc signifier sa

conservation. La sécularité et la mentalité séculière, de leur côté, nous rendent conscients que le

fluxu quo est une tâche religieuse et, en conséquence, nous contraignent à la poursuivre. La

combinaison de ces deux expériences nous conduit à un changement radical face à l’attitude

humaine sur la paix. La paix religieuse et la paix politique s’entremêlent. Et ce non parce que

l’une disparaît dans l’autre mais parce qu’en réalité on ne peut maintenir plus longtemps la

séparation entre ces deux sphères humaines.1

Panikkar invite ainsi à passer d’un statu quo à un fluxo quo, c’est-à-dire à passer d’un

état passif, voire résigné d’acceptation de la réalité, à un état d’action qui impliquerait la

« lutte » ou l’effort pour faire changer les institutions. La véritable paix ne viendra que

lorsqu’une paix religieuse s’installera.2

On pourrait clore ce paragraphe en citant de nouveau une magnifique et sublime pensée

de notre auteur :

La paix humaine ne s’obtient pas en satisfaisant exclusivement les besoins de ‘l’animal

rationnel’, comme si l’homme n’était qu’un ensemble de besoins. Il s’agit bien plutôt de

surmonter la dichotomie entre politique et religion, sans identifier l’une avec l’autre. En réalité

il n’y a pas de paix qui soit purement politique et religieuse en même temps, précisément parce

qu’elle est humaine, et que l’homme est une totalité.3

1 Ibid., p. 118. 2 Nous ne pouvons pas nous arrêter davantage sur ce sujet, le lecteur intéressé par le thème peut lire avec profit

l’ouvrage de notre auteur Paix et désarmement culturel, op. cit. 3 Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 116.

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536

Il faut donc des personnes engagées ou, comme aimait dire J. Ellul, des révolutionnaires,

ce qui signifie : « Porter un jugement sur ce qui est, au nom d’une vérité qui n’est pas encore,

mais qui vient ».1

Relation et non pas séparation sont donc aussi un présupposé essentiel de la politique

« éco-théo-sophique » que nous voulons proposer. C’est aussi un possible chemin pour sortir

de la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons.

2.3 Une nouvelle approche de l’ecclésiologie et de l’eschatologie

Si, pour Panikkar, la politique a quelque chose à voir avec le salut et si l’Eglise est un

moyen concret de dispenser ce salut, l’Eglise doit donc être engagée en politique. Mais il nous

faut rester prudents, car ce n’est pas n’importe quel engagement. Il ne s’agit certainement pas

d’envoyer prêtres et pasteurs aux côtés des politiques de profession pour discuter les projets et

les lois. A. Dumas l’exprime ainsi : « Il s’agit moins d’engager Dieu aux côtés de nos options

personnelles ou collectives, que de connaître et de vivre que Dieu nous engage aux côtés de ses

combats terrestres »2 ; ou bien ceci : « L’Eglise est forcément en rapport avec la politique, si la

politique est la prise en compte de la coexistence active de tous les hommes. La raison

fondamentale pour laquelle l’Eglise ne peut éviter le domaine politique est qu’elle ne propage

pas une religion particulière, représentant une option privée ».3 Ce ne peut pas être plus clair.

L’Eglise est porteuse d’un appel universel, le message qu’elle livre, la Bonne Nouvelle de

Jésus-Christ, n’est pas une opinion privée ou une révélation personnelle isolée qui n’aurait rien

à voir avec le monde et les autres créatures. La question est de savoir comment trouver dans

l’Evangile de Jésus-Christ une motivation nouvelle pour agir en politique, sans tomber dans la

théologisation de la politique et en évitant aussi la politisation de la théologie. En tout cas,

l’Eglise ne peut et ne doit pas rester « invisible », elle ne doit pas se taire face, par exemple,

aux abus et aux injustices. Il faudrait donc explorer ici la « visibilité » de l’Eglise, sa forme

concrète d’être présente dans le monde, car malheureusement « l’Eglise est devenue une sorte

d’ornement, un peu folklorique, dans une société largement sécularisée, en Europe du moins.

1 F. Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, op. cit., p. 138. 2 A. Dumas, Théologies politiques et vie de l’Eglise. Lyon : Editions du Chalet, 1977, p. 15. 3 Ibid., p. 27-28.

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537

Comment dès lors concevoir une présence au monde renouvelée, y compris dans la sphère

politique ? ».1 Ce sont là des questions que nous nous posons également.

Lorsqu’on emploie le mot « eschatologie », les contemporains peuvent réagir au moins

de deux manières différentes : soit ils ne comprennent pas du tout ce vocable et attendent la

suite pour savoir de quoi il est question, soit ils pensent aussitôt au paradis, aux derniers jours

avec des évènements catastrophiques et éventuellement, ils comprennent que le dernier jour,

annoncé par certaines religions mais aussi par quelques devins ou fanatiques, est venu. Dans

tous les cas, rares seraient ceux qui associent le terme à un compromis dans le présent, à un

engagement concret dans ce monde-ci. Or, comme le dit très bien A. Birmelé, « l’eschatologie

[…] a pour tâche de penser l’espérance chrétienne, sa raison d’être et son contenu ».2 Le

problème peut se présenter lorsque l’on interprète ces mots comme faisant référence, non pas

au présent, mais comme faisant allusion à une « vie » après la vie terrestre. Or, l’espérance

chrétienne ne peut faire référence qu’au sæculum, elle ne renvoie qu’à ce monde-ci, car lorsque

la vie sur terre arrivera à son terme, il n’y aura plus d’espérance ni de foi, il n’y aura plus que

l’amour. La raison d’être de l’espérance chrétienne doit toujours renvoyer à la construction

d’un monde meilleur où Dieu, Homme et Monde participent d’une même aventure, l’aventure

de la Vie.

L’ecclésiologie tant que l’eschatologie sont donc un appel à l’engagement3 pour un

monde meilleur. Ni l’une ni l’autre ne peuvent se désintéresser du politique, car c’est bien là

que l’homme construit sa demeure, la cité tempiternelle. L’ecclésiologie et l’eschatologie

chrétiennes doivent être repensées dans le nouveau contexte qui est le nôtre, tout comme

l’anthropologie et l’épistémologie. L’objectif principal de ce chapitre est de proposer une

ecclésiologie et une eschatologie de l’engagement présent comme base d’une politique « éco-

théo-sophique ». Nous faisons une option bien concrète : à la suite de notre auteur, nous

croyons qu’il n’y a pas d’ecclésiologie et d’eschatologie qui n’embrassent pas pleinement la

réalité divine, humaine et cosmologique.

1 H. Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie réformée et philosophie politique. Genève : Labor et Fides, 2011,

p. 14. 2 A. Birmelé, « L’Eschatologie. Les choses dernières et avant-dernières », A. Birmelé, P. Bühler, J.-D. Causse et

L. Kaennel (eds.), Introduction à la théologie systématique. Genève : Labor et Fides, 2008, p. 373. 3 G ; Siegwalt affirme qu’il ne faut pas parler de l’Eglise « en soi et pour soi, mais seulement comme ayant son

lieu dans la société humaine » ; G. Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne –

l’université et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p. 32.

Page 537: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

538

2.3.1 Une ecclésiologie « éco-théo-sophique »

Commençons par poser le décor dans lequel va s’insérer l’intuition de notre auteur.

C’est une idée que nous avons soutenue tout au long de notre recherche. Le discours de

Panikkar ne vient pas du ciel, d’un lieu étrange ou inconnu. Ce n’est pas une révélation

personnelle et privée. Il plonge ses racines dans un terreau bien concret : notre tradition

philosophico-théologique. Il est donc absolument nécessaire de l’expliciter.

2.3.1.1 Sur « les mots et les choses »1

Dans ce que nous avons appelé le « décor », qui précède et qui soutient la pensée de

notre auteur, les mots occupent une place très importante. Ils ont un poids qui leur a été assigné

par l’histoire. Mais le sens a sans doute évolué, il n’est pas aujourd’hui ce qu’il était hier ou

avant-hier. Les intellectuels de tous les temps ont injecté un contenu bien spécifique aux

vocables que nous recevons aujourd’hui, parfois sans trop penser à cette évolution. Il nous faut

donc avant et surtout comprendre ces mots. C’est le but de l’alinéa qui suit.

En rapport avec l’ecclésiologie, trois termes nous intéressent tout particulièrement :

ékklêsia, agorâ et polis. Commençons par le mot « Eglise ». D’après M. A. Bailly2, le vocable

grec evkklhsi,a (ékklêsia) peut renvoyer soit à l’assemblée convoquée, c’est-à-dire le peuple, les

guerriers ou les fidèles, soit au lieu où se réunit cette assemblée. L’origine du mot, d’après le

Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines3 de Daremberg et Saglio, se trouve dans

l’agorâ de l’Illiade et de l’Odyssée. En effet, le peuple y est convoqué par le roi ou rassemblé

par les hérauts pour participer aux délibérations des nobles. Les ékklêsia vont remplacer petit

à petit les agorá dans toutes les villes grecques. Si, au départ, l’assemblée n’avait pas de voix,

par la suite elle aura beaucoup de pouvoirs à tel point qu’elle pourra même annuler le vote des

magistrats. Le siège de l’ékklêsia compris comme assemblée est initialement l’agorá c’est-à-

dire la place publique ou place du marché. Cet endroit changera par la suite. Il est intéressant

de noter que dans cette assemblée tous avaient le droit de parler même si peu usaient de ce droit.

Le mot ékklêsia sera utilisé postérieurement pour désigner très concrètement l’Eglise de Jésus-

1 Ce sous-titre fait référence à l’ouvrage de M. Foucault dans lequel il développe la notion d’épistémè. Foucault

défend la thèse que les discours changent au cours du temps car les conditions de ces discours changent, elles

aussi, au fil du temps. 2 M. A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, op. cit., p. 619. 3 Ce dictionnaire a été mis à disposition du public on line par l’université Jean Jaurès de Toulouse ; voir

http://dagr.univ-tlse2.fr/consulter/1306/EKKLESIA/page_525.

Page 538: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

539

Christ tant au niveau universel (Eglise universelle) qu’au niveau communautaire (églises

locales). Ce vocable traduit, dans la version des LXX, le terme qahal employé dans le texte

hébreu et qui désigne aussi l’assemblée, profane ou religieuse. Notons au passage que le verbe

evkklhsia,zw (ekklêsiâzo) signifie « assister à une assemblée », « délibérer » ou « discuter dans

une assemblée ». Il peut aussi vouloir dire « convoquer une assemblée ».

En ce qui concerne le terme grec avgora, (agorá), Bailly affirme qu’il peut désigner d’une

part, l’assemblée (du peuple, des dèmes et des tribus, du conseil des amphictions) et d’autre

part, le discours devant une assemblée ; il peut aussi désigner le lieu où se réunit l’assemblée,

la place publique, le lieu de réunion pour les marchands (le marché), voire aussi les

marchandises, les denrées du marché ou la vente publique. Le verbe avgora,zw (agorázô) veut

dire « être ou aller sur la place publique », « flâner sur la place publique » ou « prendre part aux

affaires et aux discussions de la place publique ». La signification du mot agorá est confirmé

par Pierre Chantraine.1 En effet, ce terme désigne en grec alphabétique l’assemblée du peuple,

alors qu’en attique le terme utilisé est ékklêsia, d’où « place de l’assemblée » ou ce qui se passe

sur cette place, d’où « discours ». Le Dictionnaire des Antiquités atteste que l’agorá se

différenciait du sénat (boulh,), composé celui-ci du roi et des citoyens les plus illustres. L’agorá

était donc l’assemblée de tous les citoyens et le lieu où ils se réunissaient. Elle avait lieu dans

un espace ouvert dans lequel les « boutiques »2 se disposaient en rond ou en carré, même si

cette disposition pouvait varier d’un lieu à l’autre. En tout cas, il semble que cette place était

toujours entourée de portiques qui la délimitaient avec des bancs ou des gradins en pierre pour

que les assistants puissent s’asseoir. Roland Martin nous rappelle que l’agorâ archaïque

pouvait aussi avoir une fonction strictement religieuse. Elle était en effet l’un des lieux de culte

les plus vénérés où « se sont groupés les grandes divinités olympiennes et les dieux secondaires,

les héros légendaires ou historiques et même les humains qu’une heureuse destinée fait

participer aux honneurs surnaturels ».3 Ceci est intéressant pour notre propos. Le lieu où se

discutaient les affaires politiques de la ville était aussi un lieu de culte. On pourrait s’aventurer

à dire que, d’une manière ou d’une autre, la religion et la politique étaient unies, même si les

deux actions n’avaient pas lieu en même temps. R. Martin ajoute un détail important : l’agorâ

1 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris : Klincksieck, 2009, p. 12. 2 Ceci dans les agorai de la cité grecque. 3 R. Martin, Recherches sur l’agora grecque. Etudes d’histoire et d’architecture urbaines. Paris : E. de Boccard,

1951, p. 164.

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540

était « une terre sacrée », apparentée aux sanctuaires.1 Sans que l’on sache pourquoi, certaines

agorai sont devenues des lieux-saints, alors que d’autres plutôt des centres politiques.

Remarquons finalement que l’ékklêsia et l’agorá étaient très proches l’une de l’autre.

Retenons aussi la disposition de cet endroit et le fait que tous y avaient accès. L’agorâ est

devenue peu à peu l’endroit où le peuple se réunissait tant pour prendre des décisions

(politiques) importantes que pour rendre la justice, pour vendre et acheter, mais aussi pour

rendre un culte aux divinités. Nous reviendrons plus loin sur ces points.

Le mot po,lij (pôlis), dont nous avons déjà parlé, désigne la ville par excellence, mais

aussi une contrée autour d’une ville, la ville ou le territoire d’alentour, toute une région habitée

et par analogie l’échiquier (divisé en casiers comme les rues ou quartiers d’une ville).

Chantraine2 ajoute que ce mot a originellement signifié la forteresse, la citadelle où se

trouvaient les sanctuaires, au cœur et au haut de la ville. Le mot passe ensuite pour désigner

une communauté politique et religieuse (« cité » ou « Etat »).

Ces précisions étant faites, nous pouvons faire un pas de plus et essayer de comprendre

la notion d’Eglise dans la pensée de notre auteur, liée sans aucun doute à celle de polis, toutes

deux à la base de ce qu’on pourrait appeler son « ecclésiologie cosmothéandrique ».

2.3.1.2 La notion d’Eglise chez Panikkar

Nous n’allons pas nous arrêter sur les bases bibliques de l’ecclésiologie (même si nous

citerons quelques passages de l’Ecriture Sainte) ni non plus sur l’histoire de l’Eglise. Ce n’est

pas le lieu ni le moment. Il est intéressant en revanche de prêter plus d’attention à un certain

nombre d’aspects qui jaillissent de la relation Eglise-politique. Ainsi, en décrivant la notion

d’Eglise chez Panikkar, nous serons amenés à souligner ce que nous appellerons des traits ou

des présupposés de l’ecclésiologie « éco-théo-sophique ».

Tous ou presque tous les traités ecclésiologiques, du moins ceux qui s’inscrivent dans

la tradition catholique, rapprochent la notion d’Eglise d’une autre notion fondamentale : le

salut. Eglise et salut sont, semble-t-il, à lire ensemble. Ainsi M. Leiner affirme-t-il que « la

1 Ibid., p. 237. 2 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, op. cit., p. 892-893.

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conception chrétienne du salut est intimement liée à celle de l’Eglise »1 et le Magistère de

l’Eglise catholique dira :

Le Père éternel par la disposition absolument libre et mystérieuse de sa sagesse et de sa

bonté a créé l’univers ; il a voulu élever les hommes à la participation de la vie divine ; devenus

pécheurs en Adam, il ne les a pas abandonnés, leur apportant sans cesse les secours salutaires,

en considération du Christ rédempteur, « qui est l’image du Dieu invisible, premier-né de toute

la création » (Col 1, 15). Tous ceux qu’il a choisis, le Père, avant tous les siècles, les « a

distingués et prédestinés à reproduire l’image de son Fils qui devient ainsi l’aîné d’une multitude

de frères » (Rm 8, 29). Et tous ceux qui croient au Christ, il a voulu les convoquer dans la sainte

Église qui, annoncée en figure dès l’origine du monde, merveilleusement préparée dans

l’histoire du peuple d’Israël et de l’ancienne Alliance, établie enfin dans ces temps qui sont les

derniers, s’est manifestée grâce à l’effusion de l’Esprit Saint et, au terme des siècles, se

consommera dans la gloire. Alors, comme on peut le lire dans les saints Pères, tous les justes

depuis Adam, « depuis Abel le juste jusqu’au dernier élu » se trouveront rassemblés auprès du

Père dans l’Église universelle.2

Des deux citations précédentes, nous pouvons avancer une première affirmation :

l’Eglise est un lieu de salut. Il faudrait tout de même savoir ce qu’il faut comprendre par

« Eglise » et par « salut ». Panikkar ne développe pas une ecclésiologie en tant que telle ; il fait

cependant assez souvent référence à la religion qu’on pourrait (pas toujours, certes !) lier à la

notion d’Eglise. Pour Panikkar, une personne qui n’appartient à aucune Eglise peut

parfaitement être religieuse. En revanche, tout membre d’une Eglise appartient à une religion

en particulier. Religion et Eglise peuvent aller ensemble. Ce qui est certain c’est que, derrière

ces deux concepts, il y a toujours et indéniablement un caractère communautaire ou relationnel,

très important dans la pensée de notre auteur. Centrons maintenant notre analyse sur cinq

éléments qui nous semblent fondamentaux chez Panikkar.

A. Eglise, salut et liberté

Panikkar comprend la religion de deux manières différentes mais complémentaires ; elle

est d’abord et avant tout ce qui donne sens à la vie, c’est le moyen par lequel l’homme atteint

sa plénitude, sa réalisation. La religion est l’élan qui propulse l’homme à chercher son salut,

sa réalisation, son bonheur, dès ici-bas. Nous avons là une définition très ample. Il n’est pas

question ici d’une adhésion quelconque à une institution religieuse ou Eglise. C’est plutôt une

question de recherche personnelle qu’il ne faudrait pas comprendre pour autant comme

1 M. Leiner, « L’Eglise dans le monde », A. Birmelé, P. Büler, J.-D. Causse et L. Kaennel (eds.), Introduction à

la théologie systématique, op. cit., p. 342. 2 Constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen Gentium (LG), n° 2.

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seulement référée à l’individu tout seul ni la confondre avec l’individualisme. Dans les

nombreuses citations qu’on peut trouver au sujet de la religion dans les manuscrits de notre

théologien espagnol, on peut aussi comprendre cette notion en référence à une institution

religieuse en particulier : la religion catholique, protestante, bouddhiste, musulmane, juive,

entre autres. Ces institutions seraient le lieu où l’homme réalise sa recherche de salut, elles sont

des moyens pour atteindre la réalisation de l’homme. Dans ce cadre, l’Eglise peut donc être

définie comme étant un lieu ou « voie de salut ».1 « La religion aspire à être une voie de

libération »2, dit notre auteur. On pourrait le paraphraser en disant que l’Eglise aspire, elle

aussi, à être une voie de libération, sachant que Panikkar n’évoque pas une voie en particulier

comme étant la plus importante ou à privilégier. Il en va de même du salut qui pourrait être

interprété comme une union avec Dieu ou simplement comme la vie dans un paradis au-delà de

cette terre, ou peut-être aussi comme l’annihilation individuelle ou la mort. Rappelons que la

division entre l’Eglise et l’Etat ne doit pas pour autant signifier divorce entre religion et vie,

selon la conception de notre théologien. S’il est vrai que Panikkar ne veut pas donner une

définition du salut qui enfermerait ce mot dans un contexte précis, il est aussi vrai que le salut,

comme nous l’avons déjà vu, compris comme réalisation de l’être humain, ne peut pas être

conçu sans lien avec la justice ou l’ordre de l’univers.

Panikkar croit que l’homme d’aujourd’hui a soif de libération, il veut se libérer de tout,

surtout de toute limite ou contrainte. Il veut abandonner tout ce qui l’empêche d’être libre.

C’est probablement pour cela qu’il a renoncé à la religion (à l’Eglise ?) comme étant un lieu

incompatible avec la liberté. Ainsi, si la religion (l’Eglise) prétend sauver l’homme, le seul

moyen pour le faire, affirme toujours notre auteur, sera en lui montrant le chemin vers la

plénitude de son être. « L’acte d’exercer ontiquement la liberté est l’acte religieux par lequel

l’homme est sauvé (ou condamné). L’acte religieux est l’acte de liberté »3, dit-il de manière

claire et concise. Autrement dit, la soif de liberté que l’homme contemporain expérimente est

en fait en elle-même un acte religieux, car la religion ne peut pas ne pas être une invitation à, et

une voie vers, la libération. L’Eglise doit donc être définie, d’après ce que nous venons de dire,

comme un moyen particulier et privilégié de libération. Dans l’Eglise, l’homme ne peut pas ne

pas être libre. S’il en va autrement, ce lieu ne peut pas être nommé Eglise.

1 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 443. 2 Idem. 3 Ibid., p. 446-447.

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A ce moment précis de notre analyse une question peut être posée. Si la religion ou

l’Eglise est le lieu par excellence de la libération, pourquoi les contemporains s’éloignent-ils de

plus en plus de la religion (de l’Eglise) ? Panikkar essaie d’y répondre. Nous assistons, dit-il,

à une « crise de l’intermédiaire ».1 Pour notre théologien, en effet, le contemporain a de plus

en plus de répulsion envers tout ce qui a trait à un intermédiaire, que ce soit le roi, le prêtre, les

sacrements, les institutions, voire aussi la prière. Les contemporains manifesteraient un désir

évident d’immédiateté, d’expérience concrète et directe. Pour notre auteur, l’homme

d’aujourd’hui a perdu la confiance en l’autre. Il est donc question pour Panikkar d’une « crise

de confiance ». C’est bien pour cela que les Eglises/églises sont vides. Il faudrait donc

récupérer la confiance, regagner la confiance des hommes. C’est sans doute un changement

difficile à gérer. La société contemporaine est en train de vivre une mutation importante. Les

décisions à prendre par rapport à l’écologie n’auront pas d’effet si elles ne proviennent pas de

l’intérieur, du tréfonds de l’être, si elles ne sont pas posées comme des actes libres. Cette

mutation donne tout de même de l’espoir. L’homme libre est sans aucun doute plus à même de

prendre des décisions vitales juste quand il le faut.

Comme nous le voyons, ce premier aspect sur la religion et/ou l’Eglise a donc à voir

avec la liberté. L’Eglise est un lieu de salut dans la mesure où elle sera un lieu de liberté et non

de contrainte. Dans la mesure où elle aidera l’homme à grandir en liberté. Ce point est

étroitement lié à ce qu’on avait dit dans notre analyse sur l’éthique, c’est-à-dire que l’Eglise

doit aussi être un lieu privilégié de recherche du bonheur. Et puisque le bonheur, le salut et la

liberté ne sont pas une affaire personnelle, il n’y aura pas non plus d’ecclésiologie sans relation

avec le politique.

B. L’Eglise, lieu de l’incarnation

L’Eglise a cru longtemps qu’elle était le seul moyen de salut. C’est bien pour cela qu’il

a été affirmé : « Extra ecclesiam nulla salus », car l’Eglise se comprend comme étant par

définition « le lieu du salut » et, selon Panikkar, ce n’est pas faux. La question reste de savoir

où se trouve ce « lieu » et si c’est le seul et l’unique. Pour Panikkar, il n’est pas question

d’identifier « les murs », « l’enceinte » ou « le périmètre » dans lequel on pourrait trouver le

salut de l’homme. Pour lui, l’Eglise doit être comprise comme le lieu où se réalise l’incarnation.

L’incarnation est le lieu du salut, elle est le symbole de la réalisation de tout ce qui a été créé,

1 Ibid., p. 451.

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544

de l’individu, de la personne, peu importe si ce lieu se trouve dans le désert ou enfoncé au plus

profond d’une montagne. Mais, comment doit-on comprendre cette incarnation ?

L’Eglise n’a pas de limites, elle est le mysterium conjunctionis1 des trois dimensions de

la réalité : le divin, l’humain et le cosmique. D’après notre auteur, l’Eglise est donc le lieu où

se rencontrent le fini et l’infini, l’humain et le divin, le masculin et le féminin ; elle est le lieu

où se retrouvent le croyant et le non-croyant, le gentil, le juif et le barbare, le bon et le méchant.

L’Eglise est ainsi définie comme lieu de rencontre, elle est le mystère de la réalité qui est elle-

même relation. Pour notre théologien, l’Eglise est toujours en statu nascendi, en état de

fermentation et de douleur, de joie et d’espérance. On pourrait reprendre ici une notion

fondamentale chez Panikkar à savoir, la notion de croissance. Nous en avons déjà parlé,

rappelons ici l’idée principale. En effet, notre auteur affirme que la religion (et nous pourrions

dire aussi l’Eglise) n’est pas un objet d’intérêt archéologique ; elle est surtout tournée vers le

futur, vers l’espoir. Comme dans la vie d’une personne, disions-nous plus haut, l’absence de

croissance dans la vie d’une religion (de l’Eglise) peut signifier tout simplement la mort.

Panikkar aime bien dire que la réalité dans son ensemble doit grandir : l’Homme, le Cosmos et

Dieu, car tout sur cette terre est inachevé, les églises (l’Eglise) doivent donc toujours grandir,

atteindre un degré plus haut de maturité. Mais, voilà que pour qu’il y ait croissance, il faut,

entre autres, qu’il y ait continuité mais aussi nouveauté. C’est là que l’homme se découvre co-

créateur, artisan et constructeur de sa propre vie et du cosmos tout entier. Souvenons-nous de

l’exemple de la plante : il ne nous est pas possible de connaître les chemins qui permettent à la

croissance d’aller plus loin. Dans la croissance il y a donc un certain côté mystérieux, car ce

qui arrivera n’est pas simplement une répétition de ce qui est déjà arrivé. Il en va de même

avec l’Eglise. Dans le processus de croissance, la rupture et la transformation interne ne sont

pas exclues. Incarnation, mort et résurrection : voilà le processus qui fait que les religions

(l’Eglise) tiennent, qu’elles doivent mourir et ressusciter. L’Eglise doit aussi passer par ces

étapes, elle doit se renouveler constamment : « L’homme authentiquement religieux ne peut se

replier sur lui-même, fermer les yeux, se boucher les oreilles et se contenter de contempler le

ciel ou de méditer sur le passé […], il doit se jeter à l’eau et commencer à marcher même si ses

jambes chancellent et que son cœur vacille. Qui sommes-nous pour étouffer la semence qui

commence à croître ? »2. Il faut donc que l’Eglise (que les églises) se transforment, elles

doivent s’adapter aux nouvelles circonstances. H. Mottu le croit aussi : « Une Eglise anémique

1 R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p. 71. 2 R. Panikkar, Le dialogue intra-religieux, op. cit., p. 136.

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et anémiée, sans forces neuves, prisonnière de ses propres structures cléricales ne saurait tenir

longtemps ».1 Bien que l’auteur parle d’une église en particulier, cette affirmation a une valeur

générale.

Ainsi comprise, l’Eglise est donc bien plus qu’une simple institution, même si

l’institution ecclésiale doit aussi devenir ce lieu d’incarnation, ce mysterium conjunctionis de

toute la réalité. Importante pour notre propos est l’idée de ce paragraphe : l’Eglise est lieu de

rencontre, lieu par antonomase de relation, entre les hommes eux-mêmes et avec Dieu, mais

aussi entre eux et le cosmos tout entier.

L’incarnation renvoie aussi, bien évidemment, au mystère du Fils de Dieu fait chair. Ici

cette notion prend une autre coloration et Panikkar est bien clair et radical dans ces propos.

Dans un passage de son célèbre texte La plénitude de l’homme, l’auteur fait mention explicite

de cette double incarnation : « L’incarnation [du Fils de Dieu], en tant qu’acte historique dans

le temps et l’espace, est aussi un évènement culturel, intelligible seulement dans le cadre d’une

culture religieuse particulière, celle d’une histoire déterminée. L’incarnation divine comme

telle n’est pourtant pas un évènement historique mais un acte trinitaire. Le Fils unique est aussi

le Premier-Né, comme nous l’avons répété. L’Incarnation est la réalité totale du Logos. Le

Logos, ‘mystère caché depuis les siècles en Dieu’ (Ep III, 9 ; Col I, 26), s’est ‘manifesté dans

les derniers temps’ (1 P I, 20), ‘dans la plénitude des temps’ (Ep I, 10), dans la christophanie

historique de Jésus, le fils de Marie (Rm XVI, 25-26) ».2 D’un côté, une incarnation (avec un

petit « i »), celle du Fils de Dieu, fils de Marie, le Jésus historique. Cette incarnation est un

évènement historique, elle doit être comprise dans le cadre d’une culture religieuse spécifique,

celle du judéo-christianisme qui donnera naissance ultérieurement à l’Eglise chrétienne.

D’autre part, il y a aussi l’Incarnation (avec un grand « I ») qui introduit le Logos de Dieu dans

l’histoire. C’est l’Incarnation de la Trinité dans la réalité tout entière. C’est ce que Panikkar

aime appeler la « Trinité Radicale » dont nous avons parlé dans la deuxième partie de cette

recherche.

La notion d’incarnation a donc un double sens chez notre auteur. Elle signifie

l’assomption de la chair de la part du Fils de Dieu, incarnation qui fait naître l’Eglise chrétienne

historique. Mais elle signifie aussi la venue du Logos, « tourné vers Dieu » et maintenant

« tourné vers le monde » : c’est le mystère divin présent dans la réalité tout entière. Cette

1 H. Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie réformée et philosophie politique, op. cit., p. 100. 2 R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 226.

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Incarnation fait naître l’ « Eglise cosmique », le mystêrion kosmikon tês ekklêsias1, notion

qu’on retrouve dans le numéro 1 de Lumen Gentium de Vatican II. L’Eglise a existé depuis

Abel, dit Panikkar : « Dieu créa le monde dans le but de diviniser sa création, en la faisant

devenir son propre corps, dont Jésus est la tête et nous les membres. L’Eglise est comprise

comme épouse du Christ, appelée à être ‘une seule chair’ dans le hieros gamos (saint mariage)

eschatologique de la fin des temps ».2 Il ne faudrait donc pas limiter cette incarnation à la venue

dans l’histoire en Jésus du Christ. Celle-ci s’inscrit, dit notre auteur, « dans un temps

linéaire ».3 L’Incarnation est un mystère qui était « depuis le commencement ‘dans le sein du

Père’ (Jn I, 18) »4 ce qui fait qu’elle n’est ni historique ni temporelle. Il ne faudrait donc pas

réduire l’Eglise à l’Eglise visible ou officielle qui ne serait pour Panikkar qu’un « phénomène

historique ». L’Eglise cosmique est, elle, le lieu où « palpite l’univers jusqu’à son destin

final ».5 Et l’homme devient le prêtre, le médiateur de cette lutte vers la plénitude de tout

l’univers. Ce que Panikkar appelle la « christophanie » révèle cette nouvelle conscience de

l’homme. « Le lieu de l’Incarnation est l’homme, et même la ‘chair’. Le lieu de l’homme est

la terre, et même l’Eglise dans son cheminement. Le but de cette pérégrination est la plénitude

et non le néant (qu’il ne faut pas confondre avec le vide) : telle est l’espérance chrétienne.

L’aventure humaine est une aventure ecclésiale, cosmique, divine ».6 Ceci est en rapport avec

l’idée d’une incarnatio continua, idée qu’on trouve déjà chez Maxime le Confesseur mais aussi

chez Maître Eckhart et que notre auteur fait sienne. Tout comme on peut affirmer que Dieu

continue encore son action créatrice sans rien enlever à l’action créatrice du commencement,

de même l’ « Incarnation continue » du Fils dans toute créature ne diminue pas la centralité de

l’Incarnation de Jésus.

Ce dernier point renvoie à celui de la relation entre l’universel et le particulier que nous

abordons dans le prochain paragraphe.

1 Panikkar cite ici plusieurs auteurs et leurs œuvres : H. de Lubac, Méditation sur l’Eglise ; F. Holböck et Th.

Sartory (dirs.), Mysterieum Kirche ; H. Rahner, Symbole des Kirche. Ces auteurs ont aussi développé le thème de

l’Eglise cosmique. 2 R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 236. 3 Ibid., p. 228. 4 Idem. 5 Ibid., p. 238. 6 Idem.

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C. Eglise, Christ et universalité

D’après ce que nous venons de dire, l’Eglise chrétienne ne serait qu’une manifestation

historique de la présence du Logos dans le monde. En outre, Christ n’est que le symbole

chrétien de toute la réalité. Rappelons que le mot « symbole » fait référence à l’inextricable

liaison qu’il y a entre le sujet et l’objet, l’interprétation et l’interprété, le phénomène

(phainomenon) et son référent (noumenon). Il est utile de rappeler ici également l’invariant

trinitaire de la réalité comprise comme Ciel-Terre-Homme, ou comme Dieu-Monde-Humanité,

ou encore comme Esprit-Matière-Conscience. Pour Panikkar, Christ est le symbole central qui

incorpore toute la réalité. Il est « lumière » (Jn 1, 19), par lui tout a été créé (Jn 1, 3) et tout

subsiste en lui (Col 1, 17). Il est aussi le Fils unique (Jn 1, 18) et le premier-né (Col 1, 15),

l’alpha et l’oméga (Ap 1, 8), enfin, l’icône de toute la réalité, encore en devenir. La réalité est

un egressus spatial et temporel de Dieu et un regressus à la source, affirme Panikkar. Ce retour

ne consiste pas en un retour au point de départ, mais en une actualité dynamique. « Cette ex-

tension (spatiale) et cette dis-tension (temporelle) se trouvent réunies dans la tension (humaine)

de l’homme en ‘croissance jusqu’à la plénitude du Christ’ (Eph IV, 13) ».1 C’est comme cela

que Panikkar comprend le symbole Christ. Il est depuis le commencement, mais il a pris chair

en Jésus. Quand Panikkar dit que Christ est le symbole de toute la réalité, il veut dire par là qu’

« en Christ sont non seulement contenus ‘tous les trésors de la divinité’, mais aussi cachés ‘tous

les mystères de l’homme’ et toute la densité de l’univers ».2 Christ est le symbole de la

divinisation de l’univers tout entier ; en lui toutes les dimensions du réel se rencontrent. Tout

l’univers doit entrer dans la périchorèse trinitaire en Christ et par lui. C’est le Christ

cosmothéandrique dont nous avons déjà parlé. C’est donc par le Christ que l’Eglise entre, elle

aussi, dans cette dynamique trinitaire. Elle est divine en Christ qui l’incorpore dans la vie

trinitaire, tout comme il incorpore aussi les hommes et le cosmos tout entier.

Le théologien espagnol va encore plus loin. Panikkar explique que les mots identité et

identification ne désignent pas une même réalité, quand bien même ils ne sauraient être séparés.

L’auteur donne un exemple : « Un garçon a été identifié par la police alors qu’il s’apprêtait à

se droguer : son identité est le fils que les parents connaissent et, toutefois, l’identité de

l’adolescent n’est pas séparable de l’identification de la police ».3 Il en va de même avec Jésus.

Il est possible de connaître son identification objective. On sait où il est né et où il est mort, ce

1 Ibid., p. 194. 2 Ibid., p. 197. 3 Ibid., p. 205.

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sont des lieux et des temps spécifiques. Les signes dont nous disposons sont suffisants pour

pouvoir l’identifier et parler d’un individu bien précis. Et pourtant, son identité peut nous

échapper. Comme pour le garçon de l’exemple, il faut de l’amour pour pouvoir connaître

l’identité d’une personne. Comme Pierre qui découvre qui est le Christ dans sa réponse à la

demande sur l’identité de Jésus. Pierre a découvert le « tu » personnel de Jésus, c’est là qu’il a

rencontré vraiment le Christ. Rappelons que Jésus n’a voulu révéler son identité ni à Hérode

ni à Pilate. Pour Panikkar, les christologies traditionnelles sont restées ancrées sur

l’identification de Jésus, oubliant sa véritable identité. Du même coup, les ecclésiologies sont

restées figées uniquement sur une figure historique, laissant de côté ce qui ne passe pas. C’est

pour cela que Panikkar fait une affirmation encore plus radicale : « Les chrétiens n’ont pas le

monopole de la connaissance du Christ »1, voulant dire par là que le Christ se révèle aussi à

d’autres sous d’autres formes. Et pourtant, en regardant de près cette assertion, on peut

retrouver là, par exemple, l’idée des « chrétiens anonymes »2 de K. Rahner tant discutée et

débattue par J. Hick et H. Küng, entre autres. Christ est aussi présent en d’autres figures, peut-

être même à leur insu, car il est, dit Panikkar, « Le nom au-dessus de tout nom ». Dans son

texte Le Christ inconnu de l’hindouisme, notre théologien affirme avec radicalité que le Christ

inconnu de l’hindouisme « est inconnu a fortiori des chrétiens, et les hindous n’ont pas besoin

de l’appeler de ce nom grec ».3 Pour justifier cette idée, Panikkar cite quelques textes bibliques.

Il dit, en effet, que le Christ est ce symbole car « il était avant Abraham » (Jn 8, 58) et il sera

le dernier (1 Cor 15, 28) ; il est symbole parce qu’en lui se trouvent cachés tous les trésors de

la sagesse et de la connaissance (Col 2, 5) et il est la lumière qui illumine tous ceux qui viennent

dans ce monde (Jn 1, 3) ; il est symbole car tout subsiste en lui (Col 1, 17) et il est l’alpha et

l’oméga (Ap 1, 8). Il est clair que le procédé de Panikkar est dangereux dans le sens où il choisit

un certain nombre de textes, en en laissant à part beaucoup d’autres. On est en droit de se

demander, pourquoi ces textes et non pas d’autres ? Bruno Liber-Chrétien disait « N’est-il pas

étrange de sa part [de la part de Panikkar] de citer les écritures qui lui conviennent, en omettant

les autres ? Est-il légitime de s’accaparer librement les écritures d’une religion pour nourrir son

propos ? […] il est étrange de vouloir interpréter le ou les fondateurs en laissant de côté

l’exégèse traditionnelle ».4

1 Ibid., p. 208. 2 K. Rahner, Traité fondamental de la foi. Paris : Centurion, 1983, p. 179-202. 3 Texte cité tel quel par R. Panikkar dans La plénitude de l’homme, op. cit., p. 208. L’idée se trouve formulée

autrement dans R. Panikkar, Le Christ et l’hindouisme. Une présence cachée. Paris : Centurion, 1972, p. 26 et 41. 4 Bruno Liber-Chrétien, « La pensée interreligieuse de Raimon Panikkar, un regard Bouddhiste », Revue d’éthique

et de théologie morale, 2011, 265, 3, p. 17-18.

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La tradition chrétienne utilise deux mots, ‘Jésus’ et ‘Christ’ pour désigner la même

personne, à savoir, Jésus, le fils de Marie, celui qui était « puissant en œuvres et en paroles

devant Dieu et devant tout le peuple » (Lc 24, 19). Jésus est celui que l’Esprit a consacré par

l’onction (Lc 4, 18) et c’est ce que lui-même a communiqué aux habitants de Nazareth en citant

le prophète Isaïe (61, 1) lors de sa prédication. Le deuxième soutra de la christophanie

panikkarienne affirme que « Jésus, le fils de Marie, est devenu pour les chrétiens la révélation

du Christ »1 montrant ainsi la valeur historique de Jésus de Nazareth dans le contexte de

l’identité chrétienne. Cependant, pour notre auteur, cela n’était qu’une « confession

existentielle », une « profession de foi » que les Conciles2 ont, par la suite, repris pour

reconnaître en Jésus l’homme en qui habitait pleinement la divinité tout en gardant l’idée d’un

Jésus Messie. Qui dit Jésus, dit aussi histoire et c’est dans cette histoire que l’on trouve cette

personne. Il est né à un moment donné, il a parcouru différents endroits en Galilée, à Jérusalem

et ailleurs. C’est donc bien un individu identifiable. Cependant, comme il est également dit

dans ce deuxième soutra, « Jésus est le Christ mais le Christ ne peut pas être complètement

identifié avec Jésus ». Celui-là déborde celui-ci. En Jésus, les chrétiens reconnaissent la

présence du Christ. La fonction de Jésus est ainsi, pour les chrétiens, d’être la manifestation

visible du Christ total. Il existe, néanmoins, d’autres Christ qu’il faut identifier en dehors du

christianisme. L’argumentation de l’auteur tourne autour de la différence entre identité et

identification qu’on vient de mentionner ; en effet, les christologies n’ont fait que chercher à

identifier (identification) cet homme Jésus, mais elles ont oublié qu’il y a plus que ce qui est

visible (identité). La christophanie de Panikkar prétend aller jusqu’à l’identité du Christ.

Cette dernière affirmation a une conséquence évidente : l’Eglise chrétienne porte en son

sein une manifestation du Christ, celui qui s’est fait chair en Jésus de Nazareth ; mais comme

l’Eglise est universelle, le Christ est aussi « universel », il est présent partout. Le Christ dont

parle Panikkar a donc des dimensions universelles – tout comme son Eglise – qui dépassent ce

qui se présente à nos yeux. Le Jésus de qui ont témoigné les disciples n’est qu’une

manifestation de ce Christ Universel.3 Nous sommes bien conscients que la proposition de

notre auteur, faisant la distinction entre Jésus et le Christ, reste tout de même problématique

1 Voir R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 199. 2 Le Concile de Chalcédoine, par exemple, réélabore les notions avsu,gcu,twj, avtre,pwj, avdiaire,twj, avcwri,stwj

(inconfuse, inmutabiliter, indivise et inseparabiliter ; dans la version latine. Cf. Denz 302). Cité par R. Panikkar,

La Plenitud del hombre, op. cit., p. 184. 3 On pourrait rapprocher le Christ dont parle Panikkar de celui de T. de Chardin tout en gardant les distances entre

ces deux auteurs ; Cf. A. Dupleix et E. Maurice, Christ présent et universel. La vision christologique de Teilhard

de Chardin. Paris : Mame/Desclée, 2008, p. 197.

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dans le cadre de l’orthodoxie chrétienne. En effet, la plupart des auteurs reprochent à Panikkar

de négliger, voire mépriser, l’historicité de Jésus. Ainsi le fait J. B. Chetimattam en disant :

« Le Christ en tant que catégorie historique est, pour Panikkar, uniquement un ‘intéressant et

grand homme dans l’histoire’, ‘une figure exceptionnelle du passé avec une rare influence dans

le présent’ ».1 Une telle conception de Jésus, d’après cet auteur, risque de réduire ce personnage

à un homme parmi tant d’autres, important, certes ; ainsi, ce Jésus, point de référence de toute

l’histoire de l’humanité sur laquelle se basent la Bonne Nouvelle et la mission chrétienne,

semblerait avoir moins d’importance pour Panikkar que le Christ cosmologique et universel.

L’incarnation perd, elle aussi, de son importance et pertinence : « Cette interprétation semble

faire disparaître l’unicité de l’Incarnation »2, avance encore Chetimattan. La proposition de

Panikkar est certes polémique. Avec Bruno Liber-Chrétien, nous pourrions formuler une

dernière question : « Jusqu’où il est possible de s’éloigner des acquis de la tradition et de sa

richesse, sans s’égarer ».3 Cela dit, n’oublions pas le lieu de cette proposition. Elle ne se trouve

pas au cœur d’une orthodoxie chrétienne qui veut répéter le dogme sans plus. La proposition

de Panikkar doit être lue et comprise à la lumière d’une recherche de croissance de la théologie ;

elle dépend de son intuition cosmothéandrique. Juger cette intuition depuis l’orthodoxie ne

serait ni approprié ni juste.

En somme, Panikkar manifeste de la sorte un vrai souci pour l’identité. Comment

préserver la véritable identité sans tomber ni dans le solipsisme, ni dans l’indifférence de la

collectivité ? Il écrit : « Comment ma vision du monde peut-elle être concrète sans être à la fois

fanatique, et universelle sans être éclectique ; comment être à la fois loyal à la tradition et ouvert

aux autres, sans être dogmatique ou vague ; comment être traditionnel et contemporain, fils de

mes parents et parent de mes fils, tout en même temps, sans excès de schizophrénie ou double

personnalité ? »4 C’est bien la question de la croissance, de maintenir la tradition et de la faire

avancer. Les propos de notre auteur sont très honnêtes et transparents. Il n’y a pas d’ambiguïté.

Par rapport à l’Eglise, la question est identique : comment rester fidèle à sa tradition tout en

s’ouvrant au dialogue avec d’autres expressions religieuses ? La réponse pour le théologien

1 « Christ as a historical category is, for Panikkar, only ‘an interesting and probable great man in history’, ‘an

historically relevant figure of the past, with a still uncommon influence on the present » ; cf. J. B. Chethimattam,

« R. Panikkar’s Approach to Christology », Indian Journal of Theology, July-Dec. 1974, 23, 3-4, p. 221. 2 « This sort of interpretation seems to do away with the uniqueness of the Incarnation » ; cf. J. B. Chethimattam,

« R. Panikkar’s Approach to Christology », art. cit., p. 222. 3 Bruno Liber-Chrétien, « La pensée interreligieuse de Raimon Panikkar, un regard Bouddhiste », art. cit., p. 32. 4 R. Panikkar, La nueva inocencia, op. cit., p. 252.

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espagnol est évidente : moyennant la réception confiante du pluralisme. Voyons comment elle

peut se réaliser.

D. Eglise et pluralisme

La question du pluralisme a déjà été traitée longuement tout au long de notre travail.

Reprenons maintenant quelques idées, en fonction cette fois-ci de l’analyse qui nous occupe

dans cette partie.

Rappelons-nous que « pluralisme » n’est pas un synonyme de pluralité ; il ne désigne

pas non plus une multiplicité de « choses ». La réalité montre clairement la pluralité et pourtant

cette multiplicité d’expressions ne fait pas le pluralisme. Le pluralisme renvoie, selon notre

auteur, à l’harmonie, si bien que la diversité devient une nécessité. Il s’agit donc d’admettre

que la diversité est essentielle pour la vie et que sans elle la vie est en péril.

Notre auteur dit que « toute théorie universelle […] nie le pluralisme. Toute prétendue

théorie universelle est une théorie particulière qui prétend être universelle, outrepassant les

limites de sa propre légitimité. Plus encore, aucune théorie ne peut être absolument universelle,

car par le fait même d’être une théorie, la contemplation de la vérité n’est pas une contemplation

universelle, tout comme n’est pas non plus une ‘vérité’ (théorique) tout ce qu’il y a dans la

réalité ».1 Le problème devient évident lorsqu’on ne peut pas exclure l’autre qui est différent.

Il est là et je ne peux pas le faire disparaître, même s’il me gêne et me contredit. C’est la non

possibilité de trancher sur un point en particulier qui rend évident le problème du pluralisme.

Ce sont nos convictions les plus profondes confrontées à celles des autres. Elles sont là toutes

les deux, il n’y a pas moyen de choisir, elles doivent coexister. Pour Panikkar, rappelons-le, il

est question de transformer cette tension en dialogue. Le mot « pluralisme » pourrait également

être un synonyme de « confiance », il s’agit donc d’accepter dans la confiance qu’il y a du

mystérieux qui nous dépasse, qu’il y a du non compréhensible. Reprenons ce magnifique texte

de notre théologien : « La manière de traiter un conflit pluraliste n’est ni l’effort de chaque

partie de convaincre l’autre, ni le recours à la seule dialectique, mais un dialogue dialogal,

lequel conduira à une ouverture réciproque aux intérêts de l’autre, à la recherche d’une

participation à quelque chose de commun ».2 Faire l’expérience du pluralisme implique de

« relativiser » les croyances et de faire confiance à l’autre. Sans l’acceptation du pluralisme, il

1 R. Panikkar, Sobre el diálogo intercultural, op. cit., p. 120. 2 Ibid., p. 63-64.

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n’y a pas non plus de collaboration possible ; il faut accepter l’existence d’autrui comme étant

non seulement précieuse et enrichissante, mais aussi nécessaire. Nous trouvons cette même

idée chez A. Dumas dans son texte Théologies politiques et vie de l’Eglise, lorsqu’il affirme

que « C’est par la parole que la politique cesse d’être la dépossession des uns et le privilège des

autres pour devenir un partage, une commune délibération »1 et cette parole « est une action de

confiance dans l’utilité pacificatrice de la communication ».2 Autrement dit, c’est par la parole

de Dumas ou par le dialogue de Panikkar que tout deviendra possible. Tout changement aura

son point de départ dans la parole/dialogue : « Sans la parole de résurrection il n’y a pas

d’espérance ouverte, mais sans la violence de la croix, il n’y a pas d’espérance réelle ».3

Le pluralisme est donc une invitation urgente à découvrir qu’il existe une multiplicité

de voies qui mènent toutes au même but. C’est reconnaître un surplus, admettre la variété des

perspectives toutes différentes sur une même question, « c’est la perception que le réel est plus

que la somme de toutes les opinions possibles », disions-nous plus haut. Panikkar synthétise

ainsi cette idée : « Aucun groupe, aucune vérité, aucune société, idéologie ou religion ne peut

formuler une revendication totale sur l’Homme, car l’Homme est toujours insaisissable,

inaccompli, non fini, infini – encore en voie de formation, en route, itinérant – de même que la

réalité entière, dont l’Homme est un participatif actif. C’est cette participation libre et active,

et pourtant seulement participation, qui fait que nos vies sont réellement dignes d’être vécues ».4

Si l’on transpose toutes ces données dans un langage ecclésiologique, il faudrait dire

que Panikkar reconnaît l’existence d’une Eglise universelle, cosmologique, invisible, mais aussi

une pluralité d’autres Eglises particulières, expression de cette diversité culturelle. Elles sont

importantes, elles doivent exister et être acceptées. Cette reconnaissance des Eglises est une

manifestation de la confiance et la base du dialogue. Elle se trouve également à l’origine d’une

idée vitale dans la pensée de notre auteur, à savoir : « Je peux embrasser mon voisin seulement

si je le laisse m’embrasser. Je ne peux universaliser ma croyance et réformer ma religion que

si je laisse mon voisin en faire autant de la sienne ».5 La certitude rationnelle ne peut pas être

la base de la rencontre, il ne suffit pas de se comprendre rationnellement, il faut plus que cela,

car la recherche de certitudes « a ses origines dans la peur de la vie et de la mort […] la certitude

se fonde sur l’évidence rationnelle que nous découvrons dans et par notre raison même […].

1 A. Dumas, Théologies politiques et vie de l’Eglise, op. cit., p. 109. 2 Ibid., p. 117. 3 Ibid., p. 129. 4 R. Panikkar, Sobre el diálogo intercultural, op. cit., p. 74. 5 R. Panikkar, Le dialogue intrareligieux, op. cit., p. 56.

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La confiance s’établit quand nous nous rendons compte que notre nature nous pousse à nous

fier à quelque chose qui, sans être nous, est en nous, et que nous ne sommes pas seuls mais

reliés au tout, ce qui nous conduit à la confiance cosmique, laquelle semble être l’impulsion la

plus profonde du créé et notre tendance la plus naturelle ».1 Les Eglises doivent donc se faire

confiance, chacune doit croire au plus profond de d’elles-mêmes que les autres sont aussi une

expression de la vérité. Une ecclésiologie pluraliste est une ecclésiologie de la confiance et

celle-ci n’est autre chose qu’une expression de l’amour. La tâche urgente de l’Eglise consiste

donc à rétablir la confiance : « Tout se résume à rétablir la confiance »2, assure H. Mottu.

E. Eglise, autorité et pouvoir

Terminons cette réflexion en faisant référence à la question du pouvoir, toujours

présente aussi bien en ecclésiologie qu’en politique. La question n’est pas nouvelle, et

nombreux sont les auteurs qui font allusion à la différence entre autorité et pouvoir.3 Celui-ci

provient du mot latin potestas renvoyant à une certaine visibilité du pouvoir qui s’impose par

la force ; l’autorité vient du mot auctoritas et fait davantage penser à une instance d’ordre

spirituel, c’est le pouvoir de l’auteur. Le pouvoir de l’autorité vient d’ailleurs, il ne s’impose

pas par la violence physique de celui qui aurait le pouvoir. L’autorité est reconnue par tous de

l’extérieur. Elle est crédible parce qu’elle ne s’impose pas de l’intérieur. Citant H. Arendt, H.

Mottu exprime que « l’autorité est synonyme de construction d’un monde vivable ; elle est

reliée à l’avenir »4 ; il cite aussi ce texte surprenant et chargé de vérité : « la caractéristique la

plus frappante de ceux qui sont en autorité est qu’ils n’ont pas de pouvoir ».5 Parce que le

pouvoir vient, lui, d’une reconnaissance institutionnelle, d’une injonction de l’intérieur qui

impose la personne ou l’institution qui le détient. Le pouvoir ordonne, l’autorité conseille,

affirment toujours les sages. L’Eglise doit être pensée en fonction d’une autorité qui lui vient

d’ailleurs, de l’énergie qui lui donne son référent : Jésus-Christ. Elle ne devrait pas s’imposer

en tant qu’institution. A partir du moment où elle le fait, c’est le pouvoir en tant que potestas

qui prend le dessus et non pas l’auctoritas.

1 R. Panikkar, Pluralisme et interculturalité, op. cit., p. 396. 2 H. Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie réformée et philosophie politique, op. cit., p. 82. 3 H. Arendt établit une différence très intéressante entre ces deux termes; cf. La crise de la culture. Paris :

Gallimard, 1972, p. 121 et suivantes. 4 H. Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie réformée et philosophie politique, op. cit., p. 34. 5 H. Arendt, La crise de la culture, op. cit., p. 161 ; cité par H. Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie

réformée et philosophie politique, op. cit., p. 37.

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Panikkar aborde lui aussi cette question en renvoyant à la question du mythe et du logos.

En effet, l’autorité vient de la foi que des hommes témoignent envers quelqu’un, c’est-à-dire de

l’acceptation du mythe. Le pouvoir s’appuie, lui, sur la force, sur le logos. Et pourtant, comme

dit H. Arendt, pouvoir et autorité sont inséparables, ainsi « Le règne de la pure violence

s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre ».1 Ils doivent donc aller de pair. La vie en

société exige autorité et pouvoir. Cependant, même s’ils sont indissociables, il est important

d’expliciter la différence.

L’autorité, pour Panikkar, est un principe de cohésion différent du pouvoir. Le mot

« pouvoir » exprime la capacité de faire quelque chose, il réside en quelqu’un qui est plus

puissant que quelqu’un d’autre. Quelqu’un est sujet du pouvoir. Le pouvoir s’exerce vis-à-vis

d’un autre, c’est un « moi » et un « tu », un « nous » et un « vous ». Panikkar associe l’autorité

aux mots latins auctus, augeo, qui pourraient se traduire par « ce qui fait grandir ». « L’autorité

est donnée, conférée et reconnue »2, assure notre théologien, personne ne peut se donner à soi-

même l’autorité, elle est toujours accordée, octroyée, allouée par d’autres. En outre, elle inspire

respect et confiance. Et voilà qu’on retrouve un mot clé : la confiance. Le « pouvoir » qui vient

de l’autorité inspire confiance, il s’impose de manière fluide, sans contraintes, sans obstacles.

L’autorité invite naturellement au dialogue, au rapprochement. Le pouvoir qui s’impose par la

force et la violence éloigne. Il n’est pas digne de confiance. Une belle phrase de notre

théologien espagnol le souligne très clairement : « L’autre capte dans celui en qui il reconnaît

l’autorité, l’existence d’une force capable de l’aider à grandir ».3 L’autorité fait grandir tous

ceux qui se soumettent à elle. On pourrait associer cette idée à celle que nous avons exprimée

dans la troisième partie de notre travail sur les vertus et le besoin de se « soumettre » à, ou

mieux « se laisser guider » par, l’autorité des maîtres pour grandir en vertu et en liberté. Il y a

là un lien intéressant à faire. La politique et les vertus peuvent, voire doivent, donc aller aussi

ensemble.

Concernant notre système politique actuel, la démocratie, Panikkar rappelle qu’il

consiste à reconnaître que l’autorité est entre les mains du peuple, mais que celui-ci la redonne

à ceux à qui il se confie et qu’il reconnaît comme étant capables de l’exercer. La difficulté

apparaît lorsque le peuple s’aperçoit que l’autorité ne lui appartient plus, car elle a été prise par

d’autres, comme la technocratie, et que celle-ci n’est soumise à aucune autorité. La question

1 H. Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine. Paris : Calmann/Lévy, 1972, p. 154 ;

cité par H. Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie réformée et philosophie politique, op. cit., p. 42. 2 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 118. 3 Idem.

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555

politique, tout comme la question ecclésiologique d’ailleurs, réside dans la dialectique autorité-

pouvoir, reconnaît Panikkar. Nous reviendrons sur ce point dans le prochain chapitre

concernant l’alternative politique que nous voulons proposer.

Pour Panikkar, le pouvoir est en relation avec la rationalité, c’est le logos qui s’impose

par la force de son poids. L’autorité renvoie au mythe, car elle s’accepte comme étant donnée ;

elle appartient à l’ordre de ce qui est cru. La sagesse, croit fermement notre auteur, consiste à

savoir harmoniser tous les deux. Concernant l’ecclésiologie comme présupposé de la politique

« éco-théo-sophique », nous pouvons reprendre ici l’idée de l’agora et de l’ékklêsia telles

qu’elles étaient comprises dans l’Antiquité, notamment en ce qui concerne leur configuration

physique. L’agora et l’ékklêsia étaient des lieux de partage, des lieux où se retrouvait tout le

peuple pour discuter et pour prendre des décisions, mais aussi pour célébrer le culte. Et si l’on

faisait de l’Eglise un lieu de rencontre plus équitable dans lequel tous auraient le pouvoir ? Un

lieu où les relations avec le divin, les autres et le cosmos seraient la base de tout ? Un lieu où,

assis en cercle autour de celui qui est la seule autorité, tous les membres auraient le pouvoir de

parler et de participer aux décisions ? Un lieu où primerait l’auctoritas par-dessus la potestas ?

Un lieu où l’autorité serait comprise comme relation, à l’image de la Trinité ? Il faudrait,

suivant la métaphore du cercle tant aimée par Panikkar, recentrer la structure de l’Eglise et faire

le deuil de l’autoritarisme clérical. Il faudrait une Eglise cimentée sur la confiance cosmique

et personnelle.

Résumons cette première approche ecclésiologique. Le présupposé ecclésiologique de

notre politique « éco-théo-sophique » implique une Eglise comme lieu de salut et de libération.

En elle l’homme doit grandir en liberté, c’est le chemin vers le salut. Ce présupposé suppose

aussi une Eglise comprise comme lieu de rencontre, comme lieu de croissance et de maturation.

L’Eglise sera ainsi un lieu privilégié de réception du mystère, lieu de l’Incarnation continue.

Cette Eglise est en même temps universelle et particulière. Elle accueille avec conviction

profonde le pluralisme comme un don, comme une grâce nécessaire pour atteindre la plénitude

de la Vie. Il est clair qu’il y a dans cette ecclésiologie tantôt une invitation à la réception

« passive » du don qui correspond à la contemplation du mystère, tantôt une exhortation à

l’action qui devient une recherche de salut et de liberté. La liberté ne se reçoit pas, elle se

construit. Et la construction de la liberté ne pourra se faire que dans l’acceptation de la relation

comme nécessité vitale. L’abandon du sens de la relation mène vers la mort. La relation de

surcroît se fera sur la base d’une autorité qui vient d’une expérience acquise et reconnue par les

autres et non pas sur la base du pouvoir qui s’impose violemment.

Page 555: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

556

Il convient maintenant de faire un pas de plus. En lien étroit avec l’ecclésiologie se

trouve l’eschatologie, le discours sur les « choses dernières ». Dans les écrits de notre auteur

nous trouvons développée implicitement une eschatologie, ciment de ce que nous avons appelé

la politique « éco-théo-sophique ». Essayons maintenant de l’expliciter.

2.3.2 Une eschatologie « éco-théo-sophique »

A quoi pense-t-on lorsqu’on prononce le mot « eschatologie » ? N’est-ce pas aux « fins

dernières », aux « derniers jours » apocalyptiques prêchés par certaines religions et

mouvements pseudo-religieux ? Nous renvoie-t-il à un engagement dynamique et sérieux dans

la vie de tous les jours ? Peu probable. Et pourtant, l’espérance chrétienne ne peut renvoyer

qu’à ce qui a déjà été donné avec la résurrection de Christ.

L’eschatologie est le cœur de la théologie chrétienne ; elle est inséparable de la

christologie, mais aussi de la pneumatologie, du traité sur la Trinité, ainsi que de l’ecclésiologie,

des sacrements, entre autres. Elle touche pourrait-on dire tous les domaines du locus theologici.

Nous n’avons pas bien entendu la prétention de développer dans cet espace cette épineuse

question. De nombreux traités l’ont déjà fait. Notre prétention est bien plus modeste. A la

lumière de l’intuition de notre auteur, que pouvons-nous dire de l’eschatologie ? Y a-t-il une

nouveauté ? Découvre-t-on chez Panikkar des accents nouveaux, de nouvelles perspectives ?

Quelles sont les lumières et les ombres de son approche ? Quelle relation peut être établie avec

la politique ?

Une question d’une grande importance chez Panikkar est celle du temps. Et, bien

entendu, on ne peut pas parler d’eschatologie sans faire référence au temps. Vie présente et

éternité, quand celle-ci commence-t-elle ? Vient-elle après la fin du temps chronologique ?

A. Birmelé nous rappelait que l’objet de la réflexion sur l’eschatologie était de « penser

l’espérance chrétienne ».1 Il faut donc se demander en quoi consiste cette espérance, comment

elle peut être définie et comment elle doit être vécue. A. Birmelé nous invite à prêter attention

au fait que l’eschatologie décrit « les conditions de l’intervention de l’Esprit de Dieu, l’advenue

d’une Parole créatrice d’évènements nouveaux et de situations inédites »2, ce qui ouvre sans

doute la perspective : l’eschatologie ne rapporte pas forcément au terminus du chemin, mais au

1 A. Birmelé, « L’Eschatologie. Les choses dernières et avant-dernières », A. Birmelé, P. Bühler, J.-D. Causse et

L. Kaennel (eds.), Introduction à la théologie systématique, op. cit., p. 373. 2 Idem.

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557

chemin lui-même. Il s’agirait plutôt de comprendre comment, où et quand se réalise le

Royaume de Dieu annoncé par Jésus, quand advient la plénitude de la gloire divine, quand

advient le salut promis. Le théologien alsacien affirme avec raison que l’eschatologie peut être

mal comprise lorsqu’elle est associée à une « futurologie » qui décrirait les évènements qui

auront lieu le « dernier jour ». Et ce risque se ferait encore plus évident lorsqu’on prêcherait

une certaine consolation dans l’au-delà, au détriment de ce monde qui ne serait qu’une vallée

de larmes, instaurant ainsi la dangereuse division entre la Cité de Dieu et la Cité des hommes

et privilégiant la première par rapport à la seconde. Or, l’eschatologie doit témoigner, redisons-

le, de l’espérance chrétienne qui vaut autant pour le présent que pour ce qui est au-delà du

temps. Nous sommes consciemment sur un terrain délicat. Pour le chrétien, la résurrection de

Jésus et la promesse du Royaume sont les convictions les plus profondes à maintenir comme

point de repère en ce domaine. En général, pourrait-on dire, la question eschatologique se

résume en celle du salut, ce qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire à la recherche

du bonheur.

En nous aidant de l’apport précieux de maints théologiens, nous allons essayer de

dégager l’eschatologie sous-jacente à l’intuition cosmothéandrique de Panikkar. Plusieurs

thèmes se dessinent à l’horizon : la foi, l’espérance, la résurrection, la vie éternelle, la

tempiternité, entre autres. Nous allons nécessairement évoquer des mots, des concepts et des

définitions déjà mentionnés ailleurs. Il est cependant important de les reprendre cette fois-ci

dans le but de poser les bases (présupposés) de ce que nous appelons la politique « éco-théo-

sophique ». Mais avant de l’entreprendre, posons tout d’abord quelques repères historiques

importants.

2.3.2.1 Brève note historique sur les « fins dernières »

Si vers la fin du XIXe et les débuts du XXe siècle, le souci pour les « derniers jours »

semble avoir disparu de l’horizon des fidèles, le début du XXIe siècle paraît reprendre avec un

nouvel élan cette question. Il est clair que les évènements qui sont advenus tant au XIXe qu’au

XXe siècle ont pu se trouver à la base de ce changement, affirme Guillaume Cuchet. Si ceci est

vrai pour la pastorale, il en va autrement pour la théologie, comme le montrent les innombrables

recherches et publications de théologiens tant européens que nord-américains, mais aussi latino-

américains.

Page 557: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

558

La crise des « fins dernières » – si l’on peut s’exprimer ainsi – plonge ses racines, selon

G. Cuchet, dans les années 1850, qui marquent « à la fois la sortie de l’univers religieux du

XVIIIe siècle et l’entrée dans ce qu’on pourrait appeler ‘l’âge sulpicien de la religion’, du nom

de ce quartier de Paris qui concentre, à partir des années 1840, les magasins de fournitures

religieuses ».1 Il s’agirait d’un laps de temps qui s’étend soit de 1850 à 1930, soit de 1850 à

1950, et qui annonce les mutations qui se dérouleront au XXe siècle. G. Cuchet fait un effort

important de description de la situation qu’il nomme « contemporaine », avant de s’attaquer au

XIXe siècle. Précisons que l’apport de Cuchet concerne fondamentalement la pratique pastorale

catholique. En effet, il semblerait que les fins dernières ne suscitent plus guère de pratiques

spécifiques au niveau pastoral, quand bien même le catéchisme de Jean-Paul II conserverait les

mêmes intuitions des papes précédents, exception faite des limbes qui ont disparu. La doctrine

des fins dernières semble, d’après cet auteur, ne pas toucher ou ne pas avoir un champ

spécifique où s’enraciner dans la pratique ou l’expérience de foi des contemporains.

Finalement, même si la croyance au ciel reste évidente, l’incroyance progresse. L’idée que le

défunt doit rendre compte de ce qu’il aurait fait quand il était en vie et qu’il doit payer ses dettes

dans l’au-delà a tendance également à disparaître, ce qui semble indiquer que le

désintéressement touche surtout « l’économie de l’expiation » et non pas la doctrine se

rapportant au ciel.

Venons-en aux années qui, pour Cuchet, font office de tournant. Les années s’étendant

de 1850 à 1870 marquent en effet un tournant par le fait qu’elles voient augmenter une pratique

religieuse bien particulière. L’auteur illustre ce fait à l’aide de quelques exemples qui, à notre

avis, révèlent davantage les préjugés patriarcaux et machistes de l’auteur, lequel associe les

dévotions dites particulières à la féminisation et à un certain sentimentalisme : « Multiplication

des dévotions particulières, féminisation croissante de la pratique religieuse, tonalité plus

sentimentale et plus mystique qu’autrefois ».2 Quoi qu’il en soit, cet accroissement des

pratiques va disparaître peu à peu et culminerait selon lui dans les années 1900. G. Cuchet cite

encore d’autres exemples. L’enfer semble d’abord avoir perdu de son poids. Les prédicateurs

en parlent moins et insistent davantage sur le grand nombre des sauvés. Le paradis devient

ensuite l’objet central des discussions et des publications, notamment la question de savoir qui

sont ceux qui pourront se reconnaître et quelles seront les modalités. Le purgatoire devient

finalement un thème extrêmement populaire, ce qui apparaît dans la multiplication des prières

1 G. Cuchet, « La question des ‘fins dernières’ au XIXe siècle », G. Médevielle (dir.), Les fins dernières. Paris :

Desclée de Brouwer, 2008, p. 28-29. 2 Ibid., p. 31.

Page 558: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

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pour les morts. Le fait que les prédications laissent de côté l’enfer a pu valoir le succès du

purgatoire : « Plus décline la croyance à l’enfer, plus doit croître la croyance au purgatoire »1 a

écrit le philosophe J. Reynaud.

D’après l’auteur, trois mutations qui se seraient produites à cette époque se trouvent à

la base d’un tel changement. Premièrement, il semblerait qu’il y ait eu une évolution au niveau

de l’image de Dieu qui serait passée d’un « Dieu terrible » à un « Dieu bon », plus indulgent et

paternel. Cuchet rappelle qu’on n’en est certes pas encore au « Dieu amour » du XXe siècle,

mais qu’on s’en rapproche. La redécouverte de la figure de Jésus a aussi pu contribuer à

« humaniser davantage la figure de Dieu ».2 Deuxièmement, la notion de justice a aussi évolué.

Les Lumières ont insisté sur le besoin de donner une dimension pédagogique aux punitions, ce

qui fera augmenter les châtiments et les peines appliquées aux délinquants. Au XXe siècle cette

pratique semble perdre de l’importance. La loi se développe et introduit un certain nombre de

notions qui vont atténuer les punitions, à tel point qu’ « un écart destructeur commençait à se

creuser entre les exigences de la justice divine, plus conformes aux standards de l’Ancien

Régime, et celles de la civilisation moderne ».3 Troisièmement, une mutation importante se

produit dans ce qu’on appelle la « pastorale de la peur » qui s’appuyait sur une exposition

menaçante des fins dernières. A cela se rajoute le fait que le nombre de prêtres a énormément

diminué et que le processus progressif de déchristianisation commence à marquer le monde

occidental.

Malgré ce que nous venons de dire, le problème eschatologique n’a pas été absent de la

réflexion des théologiens du XXe siècle. En effet, en Europe, K. Barth met l’accent sur

l’importance de la venue comme telle du Royaume. Pour lui, si l’eschatologie doit toujours

renvoyer au moment présent, il est essentiel de ne pas négliger la seconde venue de Jésus.

R. Bultmann privilégiera, quant-à lui, le fait que la foi qui se décide pour Jésus-Christ est

toujours eschatologique, si bien que l’« eschaton n’est plus seulement espéré pour l’avenir,

mais déjà réalisé ici-bas ».4 L’accent est mis de toute évidence sur le moment présent, comme

le montre le texte suivant : « Dans chaque instant sommeille la possibilité qu’il soit l’instant

eschatologique. Tu dois le tirer de ce sommeil ».5 J. Moltmann, avec sa Théologie de

1 J. Reynaud, « Purgatoire », Notes inédites et extraits. Paris : May et Motteroz, 1892, p. 1 ; cité par G. Cuchet,

« La question des ‘fins dernières’ au XIXe siècle », art. cit., p. 33. 2 G. Cuchet, « La question des ‘fins dernières’ au XIXe siècle », art. cit., p. 34. 3 Ibid., p. 35. 4 A. Birmelé, Introduction à la théologie systématique, op. cit., p. 388. 5 R. Bultmann, Geschichte und Eschatologie. Tübingen : Mohr, 1958, p. 181 ; cité par J.-L. Souletie,

« L’eschatologie et le renouvellement de la création », G. Médevielle (dir.), Les fins dernières, op. cit., p. 95.

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560

l’espérance, va donner un souffle et un élan nouveaux. En effet, il va faire le lien avec une

christologie trinitaire qui mobilise l’homme dans sa recherche de justice. Le novum sera

marqué par le Royaume apporté par Jésus-Christ qui inaugure, dès à présent, une dynamique

encouragant et soutenant la lutte pour une société plus juste. J. Moltmann parle également de

la confiance (espérance) introduite par l’action de l’Esprit Saint dans tous les hommes. Le mot

confiance est, comme nous le savons, particulièrement cher à Panikkar. J.-B. Metz, avec la

« réserve eschatologique » souligne, comme nous le rappelle J.-L. Souletie, « la non-

coïncidence entre le Royaume de Dieu et le monde tel que le manifestent les Béatitudes. Elle

s’érige en contestation de tous les totalitarismes mais aussi de tout l’aspect encore préchrétien

du croyant qui est alors relancé sur la voie de la conversion ».1 Les théologiens de la libération

se sont sûrement inspirés de Moltmann, de Metz et certainement de bien d’autres, pour proposer

le lien étroit entre eschatologie et libération.

Ces quelques idées montrent bien que la question eschatologique a bien été présente

dans les travaux des théologiens du XXe siècle. Panikkar vient apporter un complément à cette

présentation. Souvenons-nous que, pour lui, l’histoire de la conscience humaine serait passée

par trois moments : le moment œcuménique ou de conscience non historique, le moment

économique ou de conscience historique et le moment catholique ou de conscience

transhistorique, avec un intervalle écologique entre les deuxième et troisième moments. Pour

notre propos ces deux deniers moments revêtent une importance particulière.

La conscience dite économique ou historique est spécialement marquée par l’histoire,

par le souci civilisatoire. L’homme devient la mesure de toute chose, il est maintenant le centre

de l’univers. Naissent également la mentalité scientifique et l’attitude humaniste. Mais cette

époque – qui serait encore la nôtre – a vu naître un intervalle écologique que nous avons déjà

amplement évoqué. Devant ce panorama, une rude réalité devient évidente : l’homme élevé au

plus haut rang de l’échelle se trouve maintenant seul dans l’univers. Il n’a plus de relations

affectives ni avec le monde inerte, lequel est présenté comme étant froid et insensible, ni avec

Dieu. C’est dans ce contexte précis que la conscience écologique émerge. Mais, pour Panikkar

la conscience historique est en crise. Le progrès technologique n’a pas tenu ses promesses, le

futur ne semble plus être un lieu de bien-être, c’est, affirme Panikkar, dans ce passage étonnant :

« La conscience historique se trouve dans un bourbier. La conscience historique cherche sa

réalisation dans le futur, mais une logique d’économie de bénéfice et de croissance, contraire à

1 J.-L. Souletie, « L’eschatologie et le renouvellement de la création », G. Médevielle (dir.), Les fins dernières, op.

cit., p. 95.

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561

un style de vie de satisfaction et d’autosuffisance, oblige intrinsèquement à hypothéquer le

futur. On ne croît plus de l’intérieur, comme un organisme vivant, mais de l’extérieur, en

fonction de l’enrichissement et de l’accumulation ».1 L’histoire prometteuse d’un avenir

meilleur n’est plus qu’un rêve. L’homme d’aujourd’hui semble ne plus croire à un futur

meilleur, il s’investit davantage dans le présent. C’est bien ce que notre théologien espagnol

appelle le début d’une conscience transhistorique.

Panikkar n’est pas le seul à croire à une mutation2 en ce qui concerne la relation des

contemporains avec une vie future. La lutte pour un présent meilleur de justice et de paix

marque davantage la réflexion, l’action et les soucis des contemporains. C’est dans ce sens

qu’il faudrait entendre l’affirmation d’un nouvel élan de la question eschatologique au XXIe

siècle. Il n’est pas question semble-t-il d’un retour vers des croyances religieuses ou des

pratiques pastorales particulièrement marquées par les fins dernières apocalyptiques. Nous

croyons avec notre auteur que le souci écologique marque le début d’un changement qui met

l’homme face au présent. Il est devenu de plus en plus conscient de sa situation, mais aussi de

plus en plus engagé pour un changement.

2.3.2.2 Une eschatologie cosmothéandrique

Panikkar ne nie aucun des articles de la foi chrétienne concernant l’eschatologie ; il met

simplement l’accent sur un bon nombre d’aspects qui échappent à certains ou sont

volontairement négligés par d’autres. Dans un souci d’intégration, il insiste davantage sur

l’urgence d’une réception plus unanime du pluralisme comme signe ou préfiguration des temps

eschatologiques. En outre, le salut n’est pas réservé à quelques-uns, il fait partie de la recherche

courageuse de tous les hommes. Même si Panikkar avait peur des définitions et fuyait les

classifications, car toutes deux ont tendance à enfermer et à réduire le champ du réel, on pourrait

s’aventurer à désigner sa position sur ce sujet comme une « eschatologie relationnelle de la

1 R. Panikkar, L’intuición cosmoteándrica, op. cit., p. 142-143. 2 J. Ellul parle aussi d’une mutation : « La mutation à laquelle nous assistons maintenant n’est pas le recul des

religions jusqu’ici étudiées (marxisme, léninisme, nazisme, maoïsme), mais l’extension à toutes les formes

d’activité politique du caractère religieux. Autrement dit, en même temps qu’il y a baisse de tension religieuse

dans le socialisme et le communisme […], il y a sacralisation de toutes les activités politiques ailleurs, dans les

pays démocratiques libéraux, bourgeois et capitalistes qui, de ce fait, cessent d’être libéraux » ; Les nouveaux

possédés, op. cit., p. 303. A. Grandjean, prennant appui sur l’idée de l’évolution, fait l’hypothèse suivante :

« émergera sur cette planète une espèce ‘ultra-humaine’ composé d’humains vivant en paix avec eux-mêmes, avec

les autres humains et la nature ». Il est question pour cet auteur d’une métamorphose en cours fruit de la solidarité

écologique ; cf. A. Grandjean, « Les crises actuelles : signes de la fin de l’humanité ou d’une métamorphose ? »,

G. Hess, D. Bourg (dirs.), Science, conscience et environnement. Penser le monde complexe, op. cit., p. 289.

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562

plénitude du présent ». En effet, quand bien même nous serions tous en chemin vers « quelque

chose » de plus que ce que nous sommes aujourd’hui, le présent à une dimension définitive

dans la pensée de notre théologien. C’est « ici et maintenant » que se jouent la vie et le bonheur,

présent et futur, de tous les hommes.

Dans les paragraphes qui suivent nous allons reprendre deux notions de notre auteur qui

nous aideront à construire cette « eschatologie relationnelle de la plénitude du présent » ou

« eschatologie cosmothéandrique » – présupposée avons-nous dit de l’alternative politique que

nous allons présenter dans le dernier chapitre de cette quatrième partie. Il s’agit d’une part de

la « nouvelle innocence » et d’autre part, du « pluralisme ».

A. La nouvelle innocence

Panikkar propose ce que nous allons maintenant appeler la « résurrection de la nouvelle

innocence », c’est-à-dire l’innocence qui vient « après » la première, disparue pour toujours.

Cette dernière, dit notre auteur en faisant référence au texte biblique, est inaccessible car des

chérubins avec une épée de feu la protègent dans le paradis. Pour mieux saisir l’enjeu, il

convient de suivre les arguments du théologien.

Les plus anciennes traditions parlent des maîtres spirituels qui invitent à une

« spiritualité du novice » consistant en un désir de purification par le biais de la pratique des

vertus. Nous en avions déjà fait mention dans la troisième partie de cette recherche. Cette

spiritualité implique d’abord la prise d’une décision et l’engagement dans un chemin

d’obéissance et de confiance, dans lequel le novice suit les indications de son maître. Une fois

le premier niveau de libération atteint, il est important de rester éveillé, attentif à la possibilité

de rétrograder. Cette attitude est, pour Panikkar, une métaphore de la vie comme participant

d’une lutte constante. La vigilance en est l’arme la plus importante. Mais ce n’est qu’un

premier pas, car le combat est permanent. Il ne faut pas croire que le but a été atteint, il ne faut

ni s’arrêter là, ni renvoyer la suite pour un futur quelconque, l’authentique sagesse invitant à

continuer le chemin. « La nouvelle innocence n’est ni une chose (substance) ni un état. Elle

n’est pas non plus une chimère »1, dit Panikkar. La véritable sagesse est la loi fondamentale de

l’authentique vie humaine, celle qui aspire à la plénitude du don de la vie. Et pourtant, Panikkar

nous met en garde, il ne s’agit pas de quelque chose qui nous est donné, la Vie ne m’a pas été

1 R. Panikkar, La nueva inocencia, op. cit., p. 26-27.

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563

donnée, car je suis moi-même le don reçu. La loi fondamentale dont parle notre théologien

suppose d’oublier les moyens par lesquels nous avons atteint le premier degré de libération.

Les maîtres spirituels affirment que ces moyens, ces outils, peuvent devenir eux aussi un

obstacle. Il faut donc faire un pas de plus : « Si tu crois à l’Esprit, oublie-le ! Ne le mets pas

devant toi, ne fais pas de lui un objet, ne l’objective pas, ne fais pas une théo-logie de l’esprit,

laisse-le derrière toi pour qu’il souffle et te pousse, pour qu’il t’inspire – lui à toi, non pas toi à

lui, lui disant (logos) ce qu’il doit t’inspirer ou par où il doit te conduire ».1 Pour Panikkar, le

théocentrisme peut devenir un obstacle, une manière de domestiquer le divin. La deuxième

étape consiste donc à faire confiance, à se taire. Il s’agit de se libérer du désir de perfection, de

l’intention d’être meilleur qui implique de l’être par rapport à quelqu’un d’autre. La nouvelle

innocence n’est pas une compétition spirituelle, elle ne désire rien, elle est aspiration pure.

« C’est le royaume de la spontanéité »2, assure notre auteur.

Il semble évident que le théologien espagnol s’inspire de la tradition orientale pour

laquelle le désir est le principal obstacle à surmonter. Désirer implique vouloir un objet,

poursuivre une fin. Alors que l’inspiration vient de l’intérieur et elle n’a pas d’objet. Suivre

un chemin pour arriver quelque part implique une certaine anxiété qui empêche de jouir du

moment présent qui, comme il a été maintes fois dit, est la révélation temporelle de l’éternité.

Le présent est le point où se réunissent le temporel et l’éternel. « Si nous ne sommes que des

marcheurs inquiets qui désirent arriver au sommet, nous n’allons jamais jouir du chemin »3, le

chemin se fait peu à peu, sous l’inspiration confiante de l’esprit. La nouvelle innocence est le

royaume de la gratuité, elle ne consiste pas à (re)trouver le paradis perdu, la nouvelle innocence

ne vient pas « après » la première, elle n’est pas une seconde innocence, non plus une répétition

de la première. Elle est toute nouvelle, elle advient après la purification, il n’y a pas de route à

suivre, elle est le royaume de la liberté comprise comme abandon de toute motivation qui

impliquerait la recherche d’un objet. Pour la nouvelle innocence chaque pas fait est le dernier

et définitif, il marque toujours une fin. Panikkar cite ici un texte biblique pour illustrer sa

pensée : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te

donner à boire ? » (Mt 25, 37). Il répond lui-même à la question : « Si vous l’aviez su, l’action

ne serait plus ni valide, ni authentique, ni libre ».4 C’est cela le royaume de la liberté, de la

spontanéité. En d’autres termes, l’expérience de la liberté précède l’action et surtout la

1 Ibid., p. 27. 2 Ibid., p. 28. 3 Ibid., p. 29. 4 Ibid., p. 30.

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564

réflexion. C’est finalement cette conscience ou innocence qui conduit à se confier à la réalité

qui est source de joie et de paix. Elle surgit de l’ordre de l’univers. Car l’univers a en soi un

ordre (une justice) qu’il faut laisser se réaliser.

La nouvelle innocence n’est pas le rêve ingénu de vouloir récupérer un paradis perdu.

Pour Panikkar, la nouvelle innocence représente la possibilité de guérir de la blessure provoquée

par l’Illustration qui a séparé l’épistémologie de l’ontologie, en faisant de la connaissance une

quête permanente de l’objet par le sujet. La nouvelle innocence ne prend pas comme point de

départ la dichotomie entre objet et sujet, car il n’y a pas d’objets objectifs ; tout est connecté,

rien n’existe en dehors de l’homme ou de façon isolée. Connaisseur, connaissance et connu

appartiennent à une même réalité, ils dépendent les uns des autres. « La nouvelle innocence ne

tombe pas dans la concupiscence de la connaissance ‘objective’ ; elle sait que connaître est une

aventure commune, un grandir ensemble avec la chose connue, c’est l’aventure même de l’être,

vécue dans cet être qui est en connaissant, c’est-à-dire en naissant ensemble avec le connu, en

participant du rythme de l’être… »1, écrit notre auteur.

L’eschatologie qui se dégage de tout cela est évidente : il ne s’agit pas d’atteindre un

état de perfection ou de grâce telle qui permettrait d’accéder au paradis ou de retrouver le

paradis perdu, car il n’y en a pas. Il est plutôt question de faire confiance au présent, de vivre

en plénitude l’instant même, le maintenant comme un moment de grâce irrévocable, car le don

n’est pas quelque chose d’extérieur à l’homme. L’homme devient lui-même le don. La Vie est

donc, dans la pensée de Panikkar, le principal élément de cette eschatologie. La Vie, « ici et

maintenant ». Elle comporte bien évidemment un engagement et une dynamique précis. Il

s’agit de choisir le « maintenant » comme la « fin du chemin », même si l’on sait ou l’on espère

qu’il peut y avoir quelque chose après cette vie-ci. Le maintenant réunit en un seul instant

l’éternel et le temporel. Rappelons-nous ce qui avait été dit par Kierkegaard et qui pourrait se

rapprocher de la pensée de notre auteur. Il affirme en effet que c’est précisément l’ « instant »

le moment où se manifeste l’équivoque, c’est là que le temps et l’éternité se touchent, en ce

« lieu » le temporel rejette l’éternité et l’éternité pénètre le temporel. C’est la tempiternité dont

nous avons déjà parlé.

Toutes les notions que nous avons pu mentionner tout au long de ce travail renvoient

finalement à cette idée principale. La Vie est le point de départ mais aussi le point d’arrivée,

elle est la référence suprême. La foi renvoie à la Vie, l’espérance renvoie aussi à la Vie, il en

1 Ibid., p. 33.

Page 564: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

565

va de même de l’amour, de la justice, de la paix, du dialogue, etc. Rien ne se fait sans la Vie,

tout chez l’homme est une recherche inépuisable de Vie. Et cette Vie est et se construit avec

les autres qui sont altera pars mei. Si la Vie est le point névralgique autour duquel tout tourne,

alors l’eschatologie ne peut pas être déconnectée de la politique. L’eschatologie est chez

Panikkar une eschatologie politique. L’eschatologie que nous avons appelée « eschatologie

relationnelle de la plénitude du présent » est donc inséparable de cette Vie qui est faite de petits

instants tous interconnectés entre eux. « Dans la tempiternité se vit, comme nous le rappelle

J.L. Meza citant lui-même Smet, l’expérience du présent en toute profondeur ».1 Et la

tempiternité renvoie à la résurrection, comme Panikkar lui-même l’exprime : « Ma vie de

ressuscité n’est pas une deuxième vie, elle n’est pas une réincarnation en une autre personne,

elle n’est pas une autre vie (non alia sed altera), mais c’est la vie qu’il m’a été donné de vivre

dans ce que j’ai appelé la tempiternité. On fait l’expérience de la tempiternité lorsqu’on vit la

‘vie éternelle’ dans les mêmes moments temporels de notre existence ».2 Pour Panikkar, ce qui

adviendra à l’homme (« la vie éternelle », zoé) n’est pas indépendant de ce qui adviendra dans

le temps. La vie infinie n’est pas autre chose que la dimension la plus profonde de cette vie,

c’est pour cela que notre théologien affirme que « si je ne vis pas maintenant ma résurrection,

je ne la vivrai jamais ».3 Panikkar ne dit ici rien de nouveau, il s’agit d’un rappel véhément de

la dimension toujours présente de la foi (« déjà là »), quand bien même il y aurait aussi un « pas

encore ». J. L. Ruiz de la Peña ne l’exprime pas autrement : « L’Eschaton décrit dans le

Nouveau Testament n’annule pas le monde et le temps, il s’incarne en eux. Le monde devient

ainsi une véritable ‘nouvelle création’ non pas par annihilation de (ou par juxtaposition à …)

l’ancienne, mais par sa transformation ».4 Les évangiles dont s’inspire Panikkar l’expriment

également : « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s'est approché : convertissez-vous et

croyez à l'Évangile. » (Mc 1, 15). Le règne de Dieu est proche parce qu’il est dans tous les

hommes et dans toutes les communautés, dit également K. Rahner5, et « dans tout le cosmos »,

faudrait-il rajouter. L’espérance a maintenant un sens particulier chez Panikkar, elle ne cherche

pas un refuge dans le futur, elle renvoie à l’invisible, car elle révèle cette dimension invisible

de la réalité. L’espérance n’est pas occulte dans l’au-delà, après la mort, elle est

transcendentalement immanente, même si elle est incommensurable avec la dimension

1 J. L. Meza, La antropología de Raimon Panikkar, op. cit., p. 311. 2 R. Panikkar, De la mística. Experiencia plena de vida. Barcelone : Herder, 2005, p. 254. 3 R. Panikkar, La nueva inocencia, op. cit., p. 400. 4 J. L. Ruiz de la Peña, El último sentido : una introducción a la escatología. Madrid : Marova, 1980, p. 66. 5 K. Rahner, Curso fundamental sobre la fe : introducción al concepto de cristianismo. Barcelone : Herder, 2007,

p. 498 et 510 ; cité par J. L. Meza, La antropología de Raimon Panikkar, op. cit., p. 312.

Page 565: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

566

historique. Elle est « déjà là » mais « pas encore », raison de plus pour que l’homme s’engage

davantage dans la recherche de justice et de paix.

Panikkar aime bien dire qu’il n’y a pas deux mondes, deux cités, deux réalités, mais pas

non plus qu’un seul monde, qu’une seule cité, qu’une seule réalité. C’est l’advaita qui est ici

comme le ciment de son argumentation. Cela lui donne l’occasion d’exprimer que le royaume

est pluriel (pluralisme) ou qu’il n’est pas. Essayons maintenant de comprendre cet autre aspect

de son eschatologie.

B. Le pluralisme

Pluralisme n’est pas pluralité. Il est plutôt acceptation sereine et confiante de la

possibilité de la divergence. Le pluralisme implique d’accepter l’autre comme étant lui aussi

porteur de vérité. Il implique faire confiance, non pas dans la tête mais dans le cœur.

La diversité et la divergence de pensées ne sont pas une mauvaise chose, c’est le principe

même de toute vie. Car la vie est plurielle et elle crée toujours du nouveau, elle ne reste jamais

stagnante. La stagnation est le début de la mort. Si l’eschatologie a pour tâche, comme disait

A. Birmelé, de penser l’espérance (chrétienne), alors cette espérance doit être traduite comme

Vie en plénitude. Et si la Vie est toujours conjuguée au pluriel, l’eschatologie ne peut aussi

qu’être plurielle. Le pluralisme est donc chez notre auteur un signe évident ou une

manifestation claire des temps eschatologiques. Il ne peut pas y avoir d’eschatologie, donc

d’espérance, sans pluralisme. L’espérance « espère » que tous les hommes et toutes les choses

soient rassemblées et puissent vivre de manière harmonieuse dans le royaume. Et, comme on

le sait déjà, ce royaume est déjà là. On ne l’attend pas pour « après », on le vit dès maintenant,

ici, dans ce monde plein de contradictions, mais aussi plein de beautés et de manifestations de

la plénitude. Le regard comblé d’espérance sait capter la plénitude qui se manifeste dans tous

les instants de la vie.

H. Mottu affirme avec conviction que « la pluralité demeurera dans l’Eschaton ».1

Panikkar aurait préféré le mot pluralisme à celui de pluralité. L’idée est tout de même présente :

le royaume de Dieu n’adviendra pas que lorsque toutes les différences auront été supprimées,

il se fait présent dans le pluralisme, dans la diversité. Vivre dans l’harmonie, malgré (ou

grâce !) au pluralisme, est une manifestation de la venue du royaume de Dieu. Sans vouloir

1 H. Mottu, Recommencer l’Eglise, op. cit., p. 122.

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567

nous servir de la Bible pour défendre nos arguments, nous pouvons tout de même illustrer la

position de ces auteurs en mentionnant quelques textes. H. Mottu évoque une idée importante :

« l’espérance de l’ekklèsia n’est pas un temple ou une ‘Eglise’, mais une polis, une Ville »1,

nous renvoyant de la sorte à ce que nous avions déjà affirmé avant : Ekklêsia et polis vont de

pair. Le texte de l’Apocalypse note : « Mais de temple, je n'en vis point dans la cité, car son

temple, c'est le Seigneur, le Dieu tout-puissant ainsi que l'agneau » (Ap 21, 22). L’attente se

vit dans une cité nouvelle, mais pas dans un nouveau temple. C’est une cité (polis) qui descend

du ciel. Cette polis ne doit sans doute pas être attendue, elle est à construire, c’est en elle qu’on

fera (qu’on fait déjà !) l’expérience du pluralisme. Panikkar l’a répété d’innombrables fois,

aucune Eglise ne peut avoir la prétention d’être universelle ou ne peut s’identifier au règne

eschatologique de Dieu. Les mots de Mottu sont aussi ceux de Panikkar : « Toute Ecclésia est

provisoire et tend vers quelque chose qui la dépasse ».2

H. Mottu rejette la notion de « Peuple de Dieu » de Vatican II comme étant ambigüe.

Pour lui, le singulier est gênant, il peut désigner un seul peuple alors qu’il s’agit d’accueillir la

multiplicité des nations. Nous ne sommes pas sûr que l’auteur ait bien compris cette notion

qui, en soi, peut aussi contenir le pluriel. Le « peuple de Dieu » n’est pas forcément un seul

peuple parmi tant d’autres, il est plutôt le peuple universel dans lequel toutes les nations,

langues, cultures et enfin tous les humains, sont présents. L’expression « peuple de Dieu »

n’est pas un synonyme de « catholique » ou de « juif » ; elle peut plutôt être rapprochée du

vocable « Eglise de Dieu » qui ne désigne pas une seule Eglise en particulier, mais l’ensemble

des Eglises. Quoi qu’il en soit, l’idée de Mottu n’est pas fausse, il souhaite garder le pluralisme

dans l’horizon eschatologique, ce que partage parfaitement bien notre théologien espagnol, et

que l’Apocalypse exprime une nouvelle fois : « Après cela je vis : C'était une foule immense

que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient

debout devant le trône et devant l'agneau, vêtus de robes blanches et des palmes à la main » (Ap

7, 9).

Mais ce royaume n’est pas à attendre les bras croisés : il doit se construire. Pour parvenir

à vivre en plénitude dans le royaume du pluralisme, il faut qu’un certain nombre de conditions

soient réunies. Il faut notamment se battre pour que s’imprime dans les cœurs que la diversité

est la meilleure des choses, par opposition à l’esprit du temps néolibéral qui prône l’unicité au

détriment de la diversité. Une fois encore, la diversité est une manifestation explicite de bonne

1 Ibid., p. 120. 2 Ibid., p. 121.

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568

santé, car la Vie est toujours dynamique, plurielle, elle n’est pas immobilisme, unicité ; elle est

unité dans la diversité. La terre manifeste sa sagesse dans la variété. L’intuition

cosmothéandrique l’affirme aussi : le divin (l’inachevé), l’humain (la conscience) et le

cosmologique (le matériel) font tous partie de la seule et même aventure de la Vie. Pour arriver

à trouver cette harmonie, il faut absolument un désarmement culturel. Il faut désarmer les

cultures en même temps qu’on supprime les armes, car les cultures « sont souvent belliqueuses,

traitent les autres en ennemis, barbares, goy, mleccha, khafir, sauvages, primitifs, païens,

incroyants, intolérants, sous-développés, etc. En outre, dans beaucoup de cultures, la raison

elle-même est utilisée comme arme pour vaincre, même si l’on prétend ‘convaincre’ ».1 Le

désarmement culturel dont parle Panikkar est, dans la situation actuelle, une nécessité et une

exigence pour garantir la paix. L’analyse du théologien est très fine et pointue :

Nous devons dire avant tout que ce n’est pas un pur hasard si la civilisation dominante

a constitué aujourd’hui un arsenal d’armes aussi terrible par la qualité que par la quantité, imité

ensuite par d’autres peuples, à leur tour convaincus que c’était la seule manière d’être écoutés

et de conquérir de l’autorité. Qu’est-ce qui, dans la culture occidentale, a conduit à une telle

situation ? La concurrence, la recherche de solutions ‘meilleures’ qui ne tiennent pas compte de

la possibilité d’affronter les causes et de résoudre le problème à la racine, l’attrait pour le

quantitatif et le mécanique, la créativité dans le domaine des entités objectivables aux dépens

des arts, des métiers, de la subjectivité, le désintérêt pour le monde des sentiments, le sentiment

de supériorité, l’universalité, etc.2

C’est finalement la peur de l’autre, de cet autre qui est considéré comme un ennemi

potentiel. Mais, surtout le besoin d’être meilleur, d’être supérieur aux autres. Le désarmement

culturel devient ainsi une condition sine qua non de toute recherche sincère de la paix. Panikkar

croit cependant que notre époque est prête pour un tel changement. L’homme, dit-il, n’est pas

seulement celui qui est, mais aussi celui qui croit être. Le désarmement culturel prôné par notre

auteur n’est pas un retour à la vie primitive, sans technologie et sans développement. Il suppose

certes une critique, mais invite essentiellement à renoncer à ce désir maladif d’unicité et

d’universalité qui fait disparaître l’autre. Il invite à ne pas avoir peur, mais confiance, d’une

confiance cosmique. Ce désarmement culturel implique par retour l’acceptation d’une inter-

fécondation des cultures, ce qui veut dire de reconnaître le droit des autres à exister. Reprenons

pour mémoire le texte de Panikkar où il en parle : « nous avons besoin de l’inter-fécondation

des cultures. […] nous devons apprendre à écouter ce que les autres cultures, celles qui ne

dominent pas, ont à nous dire lorsqu’elles sont confrontées aux problèmes politiques […]. Nous

1 R. Panikkar, Pluralisme et interculturalité, op. cit., p. 422. 2 Idem.

Page 568: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

569

devons connaître leurs propositions et les étudier. Il ne s’agit pas de proposer des réformes

mineures, mais d’envisager d’autres solutions radicalement différentes ».1 Reconnaître

l’existence des autres implique de reconnaître d’autres mondes possibles, de donner la parole

aux autres et de dialoguer avec eux. Il faut de surcroît se connaître et s’aimer, pour pouvoir

atteindre la Vie en plénitude de l’être humain dans son foyer, le cosmos. Sans cette attitude,

nous l’avons exprimé, la crise écologique ne sera jamais dépassée.

Cette inter-fécondation des cultures ne peut évidemment pas se réaliser sans engagement

politique. L’eschatologie de Panikkar invite donc à l’engagement, à dépasser l’immobilité et à

reconnaître que les problèmes ne pourront pas être résolus en faisant appel à une seule religion,

culture, idéologie ou tradition. Le dialogue, la collaboration et la confiance sont des impératifs

dans la société contemporaine.

Résumons-nous. L’eschatologie implicite de la pensée de notre auteur met

essentiellement l’accent sur un point fondamental, à savoir, le moment présent comme « lieu »

où se jouent le salut et le bonheur de l’homme en lien étroit et inséparable avec le salut et le

bonheur du cosmos tout entier. Cette eschatologie se manifeste avant tout par l’acceptation du

pluralisme. Il devient ainsi un signe précurseur des « derniers temps » qui sont toujours

« premiers », et représente une préfiguration eschatologique de ce qui sera. La résurrection

annoncée par Jésus doit se vivre dès maintenant, elle n’a de sens qu’ici, comme ouverture et

préparation de ce qui pourrait venir « après ». Mais, chez Panikkar, cet « après » a très peu

d’importance. Ce qui importe, c’est le présent vécu en plénitude. L’eschatologie sous-jacente

à l’intuition cosmothéandrique invite donc à s’engager pour bâtir un monde meilleur, car il n’y

a pas deux mondes ou deux cités ; il n’y en a qu’un seul : celui-ci. Le présent chargé de sens

est une manifestation de l’éternité, il est tempiternité. Donner sens à tout ce qui se fait est déjà

un gage d’éternité. Les conséquences en ce qui concerne l’écologie sont évidentes. Ce monde

ne doit pas être abandonné, sous prétexte qu’il y en aurait un autre « après ». C’est le seul que

nous possédons.

Tels sont donc les présupposés de la politique que nous voulons proposer, basés sur et

toujours inspirés par l’intuition de Panikkar, rappelons-le, non explicitée dans ses ouvrages.

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 133.

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570

Ayant formulé le contexte dans lequel se trouve la problématique étudiée et ayant aussi posé

les bases de l’alternative politique que nous avons appelé « éco-théo-sophique », nous pouvons

maintenant l’énoncer. C’est l’objectif de ce prochain chapitre.

Page 570: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

571

Chapitre 3. Une alternative à la politique moderne. La politique « éco-théo-

sophique »

Dans le premier chapitre, nous avons passé en revue la question de la difficile relation

entre la théologie et la politique. Nous avons posé quelques balises pour bien pouvoir nous

repérer en chemin et aussi pris connaissance des raisons historiques et autres qui ont fait que

ces deux disciplines se sont éloignées progressivement l’une de l’autre. Nous avons également

appris quelle est la position de notre auteur sur ce point. Panikkar est pour un rapprochement,

car la théologie et la religion ne peuvent pas être tout simplement séparées de la politique. Ce

serait les dénaturer. L’enjeu du deuxième chapitre était essentiel. Il s’agissait de poser les

bases de la proposition à venir. Deux thèmes ont alors été abordés : d’abord, la critique de

l’universalisation et du développement et ensuite, une nouvelle approche de l’ecclésiologie et

de l’eschatologie, fondamentaux pour mieux saisir la position de Panikkar. Il convient

maintenant de développer l’alternative politique que nous nous aventurons à proposer, toujours

inspirés par l’intuition de Panikkar.

En effet, l’alternative dont parle le théologien espagnol invite à regarder la politique

d’une manière différente. Il s’agit de retrouver ou de recouvrer la Vie cachée dans la politique.

C’est justement pour cette raison qu’il ne faut pas séparer la théologie de la politique. Le

métapolitique est le néologisme employé par notre auteur, il prétend creuser jusqu’au plus

profond pour récupérer le sens de la politique. Et ce sens, encore une fois, renvoie à la Vie elle-

même. Tout doit être au service de la Vie. C’est pour cela aussi que la politique n’est pas une

question réservée à quelques-uns, bien que dans le système démocratique la confiance ait été

placée sur un groupe de personnes qui deviennent les représentants du peuple. Dans les pages

qui suivent, nous nous intéresserons d’abord aux expériences alternatives qui pourraient

illustrer et développer la proposition de Panikkar comme étant des prolongements de son

intuition. Nous allons ensuite reprendre la notion de démocratie ; une critique en sera faite dans

le but de trouver d’autres possibilités de gouvernances politiques plus appropriées à la situation

de crise écologique que nous traversons actuellement. Pour arriver, enfin, en guise de

conclusion, à un troisième moment que nous intitulerons « de l’univers au plurivers ».

Page 571: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

572

3.1 Expériences de vie alternatives

Le mot « alternative » vient du latin alter qui signifie « autre » et cet « autre », nous le

rappelle Panikkar, existe toujours en relation à quelqu’un d’autre, à nous-mêmes. L’alter est

un monde en soi, il est/a son propre centre : c’est lui-même. Des autres, il y en a des multitudes ;

des centres, il y en a donc aussi des multitudes. Le monde de chacun est un monde valide avec

sa propre histoire, ses narrations, ses propres étapes de développement, ses relations, son réseau

de contacts, ses hauts et ses bas, enfin, sa vie. L’autre est, avons-nous dit, le personnage

principal d’une histoire particulière dans laquelle se trouvent d’autres personnages, qui

deviennent à la fois personnages principaux de leur propre histoire. Prêter attention à d’autres

expériences de vie, à d’autres visions du monde, n’a pas le but de les transposer forcément dans

d’autres contextes. Ces expériences seront toujours valides dans ces contextes bien spécifiques.

Le but est plutôt de prendre conscience que la Vie est faite d’une multiplicité d’expériences,

c’est le pluralisme dont parle notre théologien espagnol ; il ne s’agit donc aucunement de

chercher l’unicité ou l’universalisation car cette attitude pourrait être contreproductive. Faire

disparaître la diversité peut signifier faire disparaître la vie (bios) et en faisant disparaître cette

vie (bios), pourrait aussi disparaître par contrecoup la Vie (zoé).

Et pourtant, toute vie (bios) est attachée à la Vie (zoé), c’est la question de la relation

entre le tout et les parties, point très important de la pensée de Panikkar. « La Vie est une,

affirme Ch. Eberhard. C’est notre effort de la comprendre qui a mené à la diviser en différents

domaines dont ont émergé les différentes sciences. Malheureusement, l’hyperspécialisation a

conduit à ce que l’arbre d’une discipline donnée a souvent contribué à l’occultation de la forêt

de la vie ».1 Cette idée nous la trouvons aussi développée chez notre auteur. Si, finalement,

tout est lié, regarder la vie manifestée ailleurs peut être aussi bénéfique. Encore une fois,

Panikkar n’invite pas à répéter les expériences faites dans d’autres contextes, même s’il pourrait

être utile de regarder comment d’autres s’en sortent dans un contexte similaire. L’idée sous-

jacente est bien celle-ci : il faut oser l’Autre, il faut oser s’ouvrir à la Vie, autrement dit, il faut

s’ouvrir à la diversité et prendre ce qui peut être pris. Et pour y parvenir, il faut aussi du courage,

compris non pas comme un geste guerrier (quoique !), mais comme une expérience intérieure.

C’est un cercle vital (et non pas vicieux) : avoir le courage implique de se cultiver d’abord soi-

même, pour pouvoir ensuite cultiver l’Autre. Il faut à la base une geste individuelle, une vie

vertueuse, pour pouvoir aller plus loin. Oser s’ouvrir à la Vie signifie, oser sortir de soi-même.

1 Ch. Eberhard, « Introduction. Le courage des alternatives », Ch. Eberhard (dir.), Le courage des alternatives.

Paris : Karthala, 2012, p. 11.

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573

Panikkar se bat contre le monisme culturel qu’il appelle le « monomorphisme », imposé par un

certain impérialisme de la modernité qui veut être une référence universelle. Il faut donc garder

le pluralisme comme principe vital, c’est ce que Lomomba Emongo nomme le « principe

diversité ».1 Cet auteur parle de faire naître un nouveau paradigme, fruit du dialogue entre le

paradigme dominant de la modernité et celui des cultures sous domination. Ce nouveau

paradigme serait sous le signe, dit-il, de « l’entre-deux, fait de vide et de plénitude, de distance

et de proximité, de familiarité et d’étrangeté […]. Ce paradigme nouveau, je l’appellerai le

paradigme de l’Entre-traditions ».2 Pour lui, il est question d’un espace qui articule théorie et

pratique dans lequel le soi et le tout autre se trouvent enracinés dans des traditions comprenant

un ou des systèmes de pensée, ce qui fait que la rencontre se fera toujours entre traditions

immémoriales et entre cultures vivantes. Nul discours n’est fait dans l’abstrait, il prend toujours

racine dans des contextes bien concrets. La démarche d’Emongo peut être rapprochée de celle

de Panikkar. Il est question certes de privilégier toute forme de diversité et de savoir articuler

la théorie et la pratique. Notre auteur s’éloigne d’Emongo en disant que l’alternative ne peut

être que transitoire. Il n’y a rien qui puisse être définitif. Pour Panikkar, il est plutôt question

de créer des espaces qui favorisent la créativité, les réponses partielles, relatives et petites, peu

importe si elles sont imparfaites. Nous retrouvons ici l’idée fort connue du « small is beautiful »

qui inviterait à revenir aux expériences plus réduites, singulières, plus facilement

reconnaissables et maniables.

Il ne serait pas inopportun de se demander dans quel monde nous voulons vivre.3 Dans

un monde à grande échelle, universel, où les échanges se font entre grandes entreprises

transnationales qui dominent le marché et imposent leur vision du monde ? Dans ce monde,

l’individu n’est pas important, la personne l’est moins encore. Les seuls réseaux qui importent

ce sont les leurs. Ou voulons-nous vivre dans un monde plus petit, plus personnalisé, où

l’échange se fait entre des personnes qui ont un nom ? Il n’y a pas d’ironie sous-jacente à ces

questions. Parce que sans doute un bon nombre de gens se sentent bien et apprécient ce système

de vie universel. Nous connaissons déjà la réponse de Panikkar.

1 L. Emongo, « Il était une fois l’Autre… Propos pour une recherche en alternatives », Ch. Eberhard (dir.), Le

courage des alternatives, op. cit., p. 57. 2 Ibid., p. 58. 3 Sur ce sujet on peut lire avec profit l’article de J. Dratwa, « Dans quel monde voulons-nous vivre ensemble ?

Expériences collectives alternatives et épistémologies cosmopolitiques », Ch. Eberhard (dir.), Le courage des

alternatives, op. cit., p. 67-82.

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574

Il n’est pas anodin non plus de se (re)demander pourquoi il faut envisager des

alternatives.1 Ne peut-on pas trouver une réponse aux problèmes qui nous assaillent dans le

système démocratique dont nous disposons ? La démocratie est sans doute à conserver. Un

certain nombre de difficultés y subsistent, mais peut-être devons-nous simplement recadrer

cette importante institution pour qu’elle fonctionne de meilleure manière. Pour Panikkar, il est

évident, nous l’avons dit, que le Système ne fonctionne plus du tout. Nous n’allons pas revenir

à les arguments qu’il avance. B. Mallar se joint à ceux qui pensent comme notre auteur. Il croit

que : « la ‘pauvreté moderne’, faite de précarité, d’exclusion et de privations variées, reste, à ce

jour, d’une formidable ampleur et que les appréciations globales portées sur ce phénomène sont

souvent faussées. […] la ‘pauvreté’ d’hier ou ‘traditionnelle’, mode de vie caractérisé par une

frugalité plus ou moins marquée, ne correspond pas, en général, à l’image d’indigence qu’en

projettent les données statistiques ; d’autre part, le recul de cette pauvreté traditionnelle coïncide

avec l’expansion d’une misère moderne humainement très dégradante, mais dont l’étendue et

la profondeur sont mal prises en compte ».2 Pour lui, l’avenir des nations ne doit pas passer

forcément par le développement tant prôné. Il faudrait plutôt prêter attention aux expériences

que font un grand nombre de peuples pour bien vivre avec une organisation sociale plus juste.

Quoi qu’il en soit, le point de départ semble être une prise de conscience de plus en plus

évidente du monde dans lequel nous vivons et le désir d’en bâtir un autre. Il nous faut de toute

évidence une nouvelle épistémologie. Celle qui nous a été transmise est trop réduite et ne prend

pas en compte la diversité. Il nous faut une nouvelle épistémologie que nous avons appelée

« perspectiviste », mais qui pourrait aussi être nommée « interculturelle » ou, suivant l’intuition

de Boaventura de Sousa Santos, une « épistémologie du Sud ». Arrêtons-nous brièvement sur

ce dernier concept.

3.1.1 Une « épistémologie du Sud »

Nous avons insinué précèdemment que l’hémisphère Sud, en général, et le continent

Latino-Américain, en particulier, est plus à même de trouver une solution aux problèmes

environementaux qui nous assaillent. Dans ces endroits de la planète pullulent des mouvements

1 D. Bourg, C. Dartiguepeyrou et al., proposent, eux aussi, de nombreuses pistes innovantes et alternatives au mode

de vie consumériste dans l’ouvrage Les nouveaux modes de vie durables. S’engager autrement, op. cit., notamment

les parties 2, 3 et 4. 2 B. Mallard, « Pourquoi envisager des alternatives ? Une réflexion sur la pauvreté et le progrès social », Ch.

Eberhard (dir.), Le courage des alternatives, op. cit., p. 83.

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575

et des propositions qui reflètent bien le désir de vivre en plénitude, mais surtout de ne plus

répéter les mêmes erreurs. Paul Ariès le confirme :

L’Amérique du Sud est le lieu où s’inventent les principaux concepts dont nous avons

besoin pour penser l’horizon du XXIe siècle et les transitions nécessaires. Je pense à la notion

de ‘Buen-vivir’ qui n’est pas un gadget consensuel. Je pense aussi aux notions d’anti-

extractivisme ou de ‘pachamamisme’. […] Ce projet global n’est pas né un beau matin dans la

tête de quelques intellectuels. Le ‘Buen vivir’ est déjà la continuation des luttes décennales

contre le pillage des ressources et le développement inégal, qu’on se souvienne ainsi de la

parution en 1971 du livre de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano ‘Les veines ouvertes de

l’Amérique Latine’ qui raconte l’histoire du pillage des ressources naturelles de l’Amérique

Latine, depuis le début de la Colonisation européenne jusqu’à l’époque contemporaine.1

La difficile situation économique qui génère une situation sociale également

compliquée, a fait naître une multitude d’initiatives qui pointent vers le souhait de construire

un monde « autre », un monde plus juste, en tout cas un monde où les déshérités existent eux-

aussi et sont pris en compte. Ernst Bloch a développé dans son texte Le principe espérance2 ce

qui devient pour nous le point de départ de notre proposition, à savoir, le « pas encore » (Noch

nicht), expression bien connue par ailleurs en théologie. Le Royaume de Dieu est « déjà là »,

mais « pas encore ». C’est aussi la position de Panikkar, le Royaume de Dieu, la Cité de Dieu

est celle que nous avons devant nos yeux, il ne faut pas faire de dichotomie entre le présent et

le futur, celui-ci réservé pour Dieu et les sauvés. Le « pas encore » de Bloch nous invite à

penser à une théologie politique « éco-théo-sophique » de la latence, une théologie qui

construit, parce que ce qui est possible révèle le caractère inépuisable du monde, sa dimension

divine. Ce qui n’est que « pas encore » peut devenir une réalité, ce qui était latent peut se

manifester. Ce « pas encore » dit B. de Sousa Santos « est la manière dont le futur s’inscrit

dans le présent ».3 Cela permet de rêver, de proposer d’autres mondes possibles. C’est aussi

le point de départ de notre théologien espagnol.

Lorsqu’en Amérique Latine on envisage d’autres horizons, deux difficultés au moins

surviennent, dit B. de Sousa Santos. D’une part, la difficulté de penser « la fin du capitalisme

sans fin » et, d’autre part, la difficulté de penser « la fin du colonialisme sans fin ». Pour la

première difficulté, deux réactions sont possibles. Face au capitalisme, une première réaction

en politique a été celle de développer un modus vivendi adapté à ses différentes catégories. En

1 P. Ariès, Amoureux du Bien-vivre. Afrique, Amériques, Asie… que nous apprend l’écologie des pauvres ?

Villeurbanne : Editions Golias, 2013, p. 69. 2 E. Bloch, Le principe espérance. Paris : Gallimard, 1976. 3 B. de Sousa Santos, Refundación del Estado en América Latina. La Paz : Plural editores, 2013, p. 38.

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576

d’autres termes, un certain nombre d’Etats latino-américains n’ont pas été capables de trouver

un nouveau chemin et se sont simplement soumis aux demandes du capitalisme « à sa

manière ». Ce sont des Etats « néo-développistes » qui « articulent le nationalisme économique

mitigé avec l’obéissance résignée à l’orthodoxie du commerce international et des institutions

du capitalisme global ».1 Il y a cependant d’autres Etats qui essaient d’imaginer des alternatives

précapitalistes antérieures à la conquête et au colonialisme. C’est le cas de la Bolivie et de

l’Equateur. La deuxième difficulté concernant la possibilité d’envisager l’après du

colonialisme sans fin provient des deux possibles réactions. La première a été celle de voir et

de penser l’indépendance comme la fin du colonialisme. La deuxième a été celle d’affirmer

que le processus qui a conduit aux indépendances n’est que la preuve de la présence actuelle du

« patrimonialisme » et du « colonialisme » internes. Cette réaction a fait naître un grand

nombre de mouvements qui ont cherché à se libérer d’un colonialisme encore plus grave et

profondément ancré dans la culture et les mœurs des Latino-américains.

Ce qui vient d’être esquissé grâce aux intuitions de B. de Sousa Santos peut aussi être

dit de la théologie politique. Il existe en Amérique Latine au moins deux théologies (politiques)

bien distinctes. D’une part, il est une théologie (politique) qui s’est adaptée à la théologie

européenne classique et qui ne peut pas quitter les argumentations orthodoxes connues. Cette

théologie (politique) orthodoxe s’est soit mariée avec les Etats et leurs politiques développistes,

soit maintenue à l’écart de toute discussion politique. Mais, il y a, d’autre part, une théologie

(politique) qui a voulu répondre aux questions : Peut-on penser une théologie politique nouvelle

autre que celle qui nous a colonisés ? Est-ce possible ? Nous croyons ne pas nous tromper en

disant que ce qui a été fait par B. de Sousa Santos pour la politique, Panikkar le fait pour la

théologie. De Sousa Santos parle d’une « sociologie des absences »2 ; nous avons envie

d’élargir son intuition à la théologie et de proposer, toujours à la lumière de l’intuition de notre

auteur, une « théologie politique des absences ».

La « sociologie des absences » veut montrer comment ce qui n’existe pas a été produit

en fait comme non-existant. Elle s’est construite par le biais de cinq logiques bien précises.

a) La monoculture et la rigueur du savoir. La science est devenue le critère absolu de

vérité. Tout doit suivre ses critères sous peine de non-existence. Nous retrouvons ici la

critique faite par Panikkar de la science promue au statut de règne de la connaissance.

1 Ibid., p. 20. 2 Ibid., p. 17.

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577

Notre auteur invite à rejeter tout genre de monomorphisme et à recevoir le pluralisme

comme principe vital. La proposition qui suit trouve une relation étroite avec la

proposition de notre auteur. En effet, la production académique a ses canons qui doivent

être respectés et suivis, car ce qui est produit en dehors de ces canons n’est pas légitime

ou simplement inexistant. Une question peut donc être posée : Peut-on dire autant pour

la théologie ? Il est fort probable que la réponse soit positive. Ce qui ne suit pas les

normes de la « théologie scientifique orthodoxe » ne serait pas digne d’être considéré

comme tel, et ne serait peut-être même pas pris en compte. L’intuition de Panikkar

concernant la monoculture épistémologique est sans aucun doute valable.

b) La monoculture du temps linéaire. L’histoire a un sens et une direction uniques et

connus. Elle suit le chemin du progrès, de la révolution, de la modernisation, du

développement, de l’accroissement des richesses et de la globalisation. Tout ce qui est

produit dans une logique différente n’existe pas non plus et est même considéré comme

retardé en fonction de la norme admise. La non-existence, dit de Sousa Santos, assume

ici la forme de « résidualisation » et a été qualifiée de « sauvage », « traditionnelle »,

« prémoderne », « obsolète » ou « sous-développée ». On entend fréquemment parler

de « théologie contextualisée ». Cela veut-il dire qu’il existe La Théologie, produite

probablement en Europe et ses filières, et ce qui est produit ailleurs (Amérique Latine,

Afrique, Asie, enfin Le Sud) qui ne serait qu’une contextualisation de la vraie

théologie ? Panikkar plaide, nous le savons, pour renoncer à toute prétention

d’universalité. Dans ce sens, toute production théologique est une théologie

contextualisée. Il n’existe pas de théologie pure.

c) La monoculture de la naturalisation des différences ou de la classification sociale. Ici

les populations sont distribuées ou divisées en catégories. Cette classification se base

sur des attributs qui nient l’intentionnalité de la hiérarchie sociale. Ainsi, la relation de

domination serait la conséquence et non pas la cause de la hiérarchie. Cette relation

peut être considérée comme une obligation par ceux qui sont tenus pour supérieurs

(l’homme blanc, par exemple, et sa mission civilisatrice). La non-existence est produite

sous la forme d’une infériorité insurmontable, car naturelle. On pourrait penser ici à la

« mission » reçue par les hiérarchies religieuses et académiques. Leur supériorité est

une évidence. Les foules n’ont rien à apprendre aux prêtres et aux pasteurs investis d’un

pouvoir et d’un mandat divin ou proche. La théologie politique que nous proposons

supprime ces divisions de classe, car tout ce qui existe a la triple dimension

cosmothéandrique. Dieu, Homme et Cosmos forment un tout inséparable dans lequel

Page 577: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

578

chacun joue un rôle irremplaçable. Il n’y a donc pas de hiérarchies, seulement des

fonctions concrètes à accomplir.

d) L’échelle dominante. Cette logique complète la question de la relation entre l’universel

et le particulier. Tout ce qui est universel est valide et s’impose ; le particulier ou le

local n’est pas une véritable alternative à ce qui existe de manière globale. La

globalisation de l’économie en est le meilleur exemple. La politique des Etats doit se

plier à cette globalisation qui commande et dirige sans qu’une opposition réelle et

effective puisse être mise en place. Ceux qui s’y opposent risquerait simplement de

disparaître. En théologie, une fois encore, n’y a-t-il pas non plus une telle échelle de

domination ? Sans aucun doute. C’est bien pour cela que Panikkar invite à renoncer au

prétendu caractère d’universalité de la religion chrétienne.

e) La monoculture des critères de production capitaliste. C’est la logique productiviste

qui prime, la croissance économique est devenue un objectif rationnel impossible à

questionner. Le travail humain est aussi soumis à cette logique. La non-existence est

produite ici par tout ce qui est improductif, considéré comme stérile. Time is money dit

la devise du jour. Ce qui ne produit pas, n’existe pas. Dans ce contexte, il est lamentable

de voir petit à petit disparaître des facultés nationales, les disciplines qui n’apportent

rien à la production ou à l’accroissement du PIB. C’est une autre manière de rendre non

existant quelqu’un ou quelque chose. L’alternative que nous proposons dans la

politique « éco-théo-sophique » implique une existence autre, un monde autre non

soumis aux critères hégémoniques qui détruisent et annihilent la Vie. La politique

« éco-théo-sophique » envisage la Vie dans toute sa richesse plurielle.

Nous inspirant toujours de B. de Sousa Santos et du théologien espagnol R. Panikkar,

nous prenons en compte l’épistémologie du Sud ou épistémologie perspectiviste, base de la

politique « éco-théo-sophique », qui a comme prémisse une compréhension plus ample et

diversifiée du monde. En d’autres termes, une compréhension qui rend possible la

transformation du monde qui peut advenir par des chemins non prévus par la pensée

traditionnelle. Une compréhension plurielle infinie qui inclut une grande variété de modes

d’existence, d’être, de penser et de sentir. Les multiples relations entre tous les êtres existants

(Trinité Radicale) génèrent une grande diversité et une très riche diversité d’options de vie.

Pour que ceux à qui a été niée l’existence puissent vivre, l’épistémologie du Sud doit

réaliser deux activités que De Sousa Santos appelle une « écologie des savoirs » et une

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579

« traduction interculturelle ». Nous leur avons donné les noms d’« épistémologie

perspectiviste » et de « dialogue interculturel », suivant l’intuition de notre auteur. L’« écologie

des savoirs » affirme qu’ « il n’y a pas d’ignorance ou de connaissance en général ; toute

ignorance est ignorante d’une certaine connaissance et toute connaissance est le triomphe d’une

certaine ignorance en particulier ».1 Ce qui veut dire qu’il existe une grande diversité de

manières de connaître et de vivre. Voilà que revient la notion de pluralisme de Panikkar.

L’infinie diversité de relations entre les êtres fait qu’il existe plus qu’une forme de connaissance

et donc aussi d’ignorance. Nous savons bien que dans la société contemporaine, seul la

connaissance scientifique est reçue comme valable. Tout le reste est presque non-existant. La

politique « éco-théo-sophique » ne se soumet pas à ces critères de validité. Elle invite à

considérer la pluralité des voies et de voix comme une richesse à prendre au sérieux. Il ne suffit

pas d’accepter une plus grande distribution de la connaissance scientifique. Il faut accepter

qu’il existe d’autres accès possibles à la compréhension du réel. L’ « écologie des savoirs »

croit au caractère incomplet de toute connaissance comme condition sine qua non pour le

dialogue.

La « traduction interculturelle » est comprise par cet auteur comme un procédé qui

permet l’intelligibilité réciproque entre les multiples expériences du monde. Aucune

expérience n’est perçue de façon exclusive. Les expériences sont toujours des moments

concrets et spécifiques, comme des parties d’un tout qui échappe aux hommes. La traduction

interculturelle implique un double travail. D’abord, la déconstruction, et ensuite, la

reconstruction. Déconstruire ne veut pas dire oublier ou nier la tradition, mais se réapproprier

de la réalité selon d’autres critères. C’est ce que nous avons appelé antérieurement la

« reterritorialisation » du monde ou la « décolonisation de l’imaginaire » suivant l’expression

créée ou mise en exergue par S. Latouche et reprise dans un sens plus théologique par Panikkar.

Cette première étape de déconstruction implique aussi la reconnaissance des débris de la

colonisation présents dans les différents secteurs de la vie (politique, culturelle, économique et

autres). La reconstruction prétend, quant-à elle, de revitaliser les possibilités historico-

culturelles de l’héritage interrompu par la colonisation. Il est possible de retrouver ou de

reconnaître, dans les cultures latino-américaines actuelles, des fragments d’une histoire qui

n’appartient pas à l’âge colonial. La théologie politique dans le cadre de la crise écologique

pourrait sans doute s’en enrichir.

1 Ibid., p. 42.

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580

La traduction des savoirs influence autant les savoirs que les pratiques et doit se faire

selon ce que Panikkar appelle une herméneutique diatopique. Autrement dit, il faut réaliser un

travail d’interprétation entre plusieurs cultures dans le but d’identifier ce qui peut y avoir de

ressemblances entre-elles. Etant donné que toutes les cultures sont incomplètes et que toutes

sont en relation, elles peuvent s’enrichir mutuellement grâce au dialogue et à la saine

confrontation. Tout repose donc sur le mot dialogue. Les peuples latino-américains souhaitent

entrer en dialogue avec deux réalités. D’abord, la réalité passée qui a été anéantie mais qui peut

encore très bien être retrouvée et ensuite, une tradition reçue voire imposée par la colonisation

qui a sans doute des éléments à conserver.

Dans les paragraphes qui suivent, nous allons montrer au moyen de trois exemples

concrets l’idée que nous avons tenté d’expliciter à l’instant. Les féminismes, les organisations

paysannes et la simplicité volontaire représentent des initiatives de ce que nous avons voulu

appeler « expériences de vie alternatives » qui sont, elles aussi, d’une manière ou d’une autre,

des prolongements de l’intuition de Panikkar. Elles sont menées un peu partout dans le monde,

rendant ainsi évident le fait qu’un plus grand désir d’un monde « autre » émerge sur tous les

continents.

3.1.2 L’alternative féministe

Comme dans l’éthique éco-théo-sophique, dans la politique que nous proposons la

figure féminine est aussi essentielle. Elle fait partie de l’alternative à prendre en compte.

Reprenons un passage déjà cité de notre auteur qui pourrait nous donner une nouvelle

perspective au niveau du politique : « Nous avons besoin d’une attitude ‘féminine’ pour la

recevoir [la paix]. Notre civilisation dominante a relégué le féminin à une position d’infériorité.

Et, en disant ‘féminin’, je ne me réfère pas seulement aux femmes dans nos sociétés mais à

l’attitude féminine sur laquelle, évidemment, les femmes en savent beaucoup plus que les

hommes […]. Je me réfère à l’attitude réceptive face à la vie, les choses, la réalité ; à l’attitude

qui, en recevant et embrassant, transforme ».1 Panikkar fait référence ici à une attitude

contemplative ou réceptive et moins rationnelle ou « agressive »2 de la vie. La politique éco-

théo-sophique n’oublie pas que la vie n’est pas un don qui vient d’ailleurs, l’homme lui-même

1 R. Panikkar, Paix et désarmement culturel, op. cit., p. 31-32. 2 R. Panikkar, La plénitude de l’homme, op. cit., p. 31.

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581

est ce don. C’est pourquoi le métapolitique prend soin (« care ») de la Vie, il rejette tout ce qui

porte atteinte contre la vie/Vie. Le terme qui résume bien cette idée est celui de sagesse et il se

trouve que les femmes sont bien plus sensibles au don de la vie qu’elles peuvent porter en

elles. Il n’est pas inopportun de rappeler que, dans notre société, le « care », c’est-à-dire le fait

de prendre soin des autres a été réservé aux femmes. Le mot sagesse ne renvoie pas aux anciens

qui siègent aux portes de la ville, il fait plutôt penser à une attitude de respect et d’écoute, une

attitude qui transforme la réalité. L’attitude féminine invite à décoloniser le monde politique

qui est plus agressif et rationnel dans le but de trouver une société plus harmonieuse, qui sait

conjuguer raison et sentiment, contemplation et action. Cette disposition crée une atmosphère

plus favorable à l’écoute. Dans le cadre de la crise écologique, il s’agit, d’une part, de

réapprendre à écouter la terre qui est en nous et, d’autre part, d’accueillir le don de la Vie. Une

attitude féminine de réception est donc nécessaire. Il peut être important de dire que nous

sommes bien dans la ligne de pensée de notre auteur. Quand bien même Panikkar n’adhèrerait

pas concrètement aux propositions radicales des féministes contemporaines, il recevrait comme

une idée essentielle de récupérer la Vie cachée dans la politique. Et la reconnaissance de cette

Vie cachée est un don privilégié conjugué au féminin.

Le développement est une notion qui plonge ses racines dans le monde patriarcal

androcentré. C’est un discours politique qui « a systématiquement dévalorisé les autres savoirs

et a déployé d’importants effets de domination – entre autres sur le corps et le langage des

femmes, dans les discours historiques tant de la médecine et de la psychanalyse que de la

philosophie et de l’anthropologie ».1 La politique imposée par le monde masculin est

exclusiviste et dévalorisante. Nous savons déjà qu’elle rejette la différence et prêche l’unicité.

Sans vouloir généraliser, on pourrait affirmer que le féminisme semble apporter une vision du

monde plus inclusive qui ne craint pas la diversité. C’est une posture plus ouverte et réceptive

de tout ce qui est différent et divers. C’est bien pour cela que notre auteur invite dans son

métapolitique à accueillir le féminin comme attitude réceptive de la Vie.

La Deuxième Conférence mondiale des femmes qui s’est tenue à Nairobi, en 1985,

affirmait qu’il était nécessaire que les femmes s’engagent davantage dans les processus de

développement et de croissance économique pour que la réalité change. Lors de cette

conférence, les participantes ont rejeté la définition de progrès, réduite à la seule croissance

1 M. Aguinaga, M. Lang et at., « Critiques et alternatives au développement. Une approche féministe », M. Lang

et D. Mokrani (dirs.), Au-delà du développement. Critiques et alternatives latino-américaines. Paris : Amsterdam,

2014, p. 69.

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582

économique. Elles ont critiqué en outre les conditions de surexploitation des femmes en les

instrumentalisant. La Conférence a défini le développement comme étant « la gestion et l’usage

des ressources de façon socialement responsable, l’élimination de la subordination de genre et

de l’injustice sociale et la restructuration organisationnelle pour y parvenir ».1 Aujourd’hui, la

participation des femmes dans la politique est devenue une réalité. Malheureusement les

structures empêchent peut-être qu’elles impriment leur manière particulière de voir le monde

et la réalité. Le système paraît les avoir absorbées et modelées à sa façon. Ce qui est vrai, en

revanche, c’est qu’il faut changer ces structures rigides et violentes et surtout cesser de penser

le développement comme une question purement économique. La réalité doit grandir sans

fragmentation. La Vie est plus que l’argent.

Sur le sujet qui nous concerne, l’apport de l’écoféminisme est particulièrement riche.

D’après Vandana Shiva, Maria Mies et Bina Agarwal, « la conscience écologique de genre naît

des divisions du travail et des rôles sociaux concrets établis dans les systèmes historiques de

genre et de classe, ainsi que dans les rapports de pouvoir politiques et économiques qui y sont

associés – par exemple, quand les femmes assurent dans la répartition des tâches familiales et

communautaires la recherche du bois ou de l’eau, ou les soins apportés aux jardins potagers ».2

D’après les auteurs precitées, la politique occidentale a conçu une stratégie de colonisation

fondée sur la domination de la femme et de la nature. M. Mies affirme en effet qu’après les

Etats colonisés et la nature dominée, le corps des femmes constitue une troisième colonie. Il

faut donc décoloniser et dépatriarcaliser le monde politique. C’est l’invitation faite aussi par

notre théologien. Non pas qu’il faille donner plus de place à la femme, car cela va de soi, mais

que le rôle féminin d’ouverture et de réception soit mieux tenu en compte. On peut en trouver

une illustration dans les féminismes andins, populaires et communautaires latino-américains :

Non seulement les femmes indigènes, métisses, afros et paysannes ont été le secteur de

la population qui a porté sur ses épaules la plus grande charge de travail domestique et productif

(non reconnu et précaire, produit de la paupérisation brutale et des conflits liés au retrait de

l’Etat des secteurs stratégiques, de l’investissement et de la garantie des droits sociaux et

économiques), mais en outre, du fait de la dynamique dominante de la marchandisation

néolibérale, leurs revendications se sont fragmentées et avec elles leurs identités. Elles se sont

tournées vers de nouveaux rôles imposés par la logique du développement et de la coopération,

1 G. Sen et C. Grown, Development, Crises, and Alternative Visions : Third World Women’s Perspectives.

Londres : Earthscan Publications Limited, 1988 ; cité par M. Aguinaga, M. Lang et at., « Critiques et alternatives

au développement. Une approche féministe », M. Lang et D. Mokrani (dirs.), Au-delà du développement. Critiques

et alternatives latino-américaines, op. cit., p.77. 2 M. Aguinaga, M. Lang et at., « Critiques et alternatives au développement. Une approche féministe », M. Lang

et D. Mokrani (dirs.), Au-delà du développement. Critiques et alternatives latino-américaines, op. cit., p. 81.

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583

leurs identités ont été ‘matérnalisées’ et elles sont devenus les clientes précaires de services

privatisés.1

Cette situation change cependant peu à peu :

Le féminisme andin n’est plus composé seulement de femmes de la classe moyenne, de

salariées et de métisses. Il est aujourd’hui pour ces dernières un lieu de rencontre – parfois

conflictuelles – avec des femmes issues de milieux populaires qui se définissent comme

féministes et qui redonnent sens au féminisme à partir du contexte dans lequel elles vivent, de

leurs expériences, de leurs productions culturelles de la vie quotidienne et de leur situation

professionnelle, et pour lesquelles la nature, la Pachamama, se révèle être une catégorie centrale

pour se rassembler et se mobiliser. Ce sont des femmes paysannes, indigènes, noires, qui

parviennent à porter le discours de l’importance de la nature et de la relation à la politique, à la

culture et à l’économie avec d’autres mots d’ordre que ceux développés par l’écoféminisme et

en y attachant des significations nouvelles.2

A la lumière de ce qui vient d’être développé et en lien étroit avec la pensée de notre

auteur, un changement dans la politique verra le jour à partir du moment où les gens assumeront

leur rôle actif dans la vie de la nation. Panikkar invite à temps et à contretemps à s’engager

dans la polis. L’exemple des femmes andines ne peut pas être plus clair. La lutte infatigable

de ces femmes, parfois au prix même de leur vie3, pour construire un monde nouveau où la

diversité devient la consigne principale est un exemple à suivre. Il ne s’agit certes pas d’un

changement facile et évident. Les représentants des structures du pouvoir mèneront, eux aussi,

leur propre lutte pour maintenir le pouvoir. C’est un cercle vicieux, comme l’a très bien vu

Simone Weil4, auquel il faudrait mettre fin moyennant des actions constantes et contextuelles.

1 Ibid., p. 88. 2 Ibid., p. 91. 3 C’est le cas de l’écologiste Berta Cáceres assassinée récémment au Honduras à cause de son engagement. Voir :

http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/03/10/le-meurtre-d-une-ecologiste-au-honduras-suscite-l-

indignation-internationale_4880808_3244.html ; http://www.amisdelaterre.org/Berta-Caceres-la-militante.html ;

http://www.humanite.fr/des-deputes-europeens-rendent-hommage-la-militante-ecologiste-berta-caceres-

assassinee-au-honduras. 4 « Bien plus, les deux luttes que doit mener chaque homme puissant, l'une contre ceux sur qui il règne et l'autre

contre ses rivaux, se mêlent inextricablement : et sans cesse chacune rallume l'autre. Un pouvoir, quel qu'il soit,

doit toujours tendre à s'affermir à l'intérieur au moyen de succès remportés au-dehors, car ces succès lui donnent

des moyens de contrainte plus puissants ; de plus, la lutte contre ses rivaux rallie à sa suite ses propres esclaves,

qui ont l'illusion d'être intéressés à l'issue du combat. Mais, pour obtenir de la part des esclaves l'obéissance et les

sacrifices indispensables à un combat victorieux, le pouvoir doit se faire plus oppressif ; pour être en mesure

d'exercer cette oppression, il est encore plus impérieusement contraint de se tourner vers l'extérieur et ainsi de

suite. On peut parcourir la même chaîne en partant d'un autre chaînon ; montrer qu'un groupement social, pour être

en mesure de se défendre contre les puissances extérieures qui voudraient se l'annexer, doit lui-même se soumettre

à une autorité oppressive ; que le pouvoir ainsi établi, pour se maintenir en place, doit attiser les conflits avec les

pouvoirs rivaux ; et ainsi de suite, encore une fois. C'est ainsi que le plus funeste des cercles vicieux entraîne la

société tout entière à la suite de ses maîtres dans une ronde insensée » (S. Weil, Réflexions sur les causes de la

liberté et de l’oppression sociale. Paris : Gallimard, 1955, p. 37-38).

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584

La lutte des féministes pour un monde pluriel dans lequel les femmes ont, elles aussi,

une place à côté de celle des hommes et de celle de la nature nous semble être une manière

concrète et spécifique de prolonger la pensée de Panikkar. C’est aussi la lutte des organisations

paysannes et indigènes latino-américaines, telle que le sumak kawsay que nous avions évoqué

dans la première partie de notre recherche. Le changement ne viendra pas automatiquement, il

faut se battre de manière à ce que les structures sclérosées et rigides puissent changer. Une

théologie politique qui croit au lien étroit et constitutif de toutes les dimensions de la réalité

(divin, humain et cosmique) saura inciter à prendre une part active dans cette recherche d’un

monde plus harmonieux. Prenons un nouvel exemple qui illustre et développe notre

proposition.

3.1.3 Les organisations paysannes : en quête d’une « souveraineté alimentaire »

En 1996 a eu lieu à Rome le Sommet mondial de l’alimentation. Lors de cette rencontre,

un mouvement appelé la « Vía Campesina » (« La Voie paysanne ») qui était né en (1993), s’est

fait entendre pour lancer l’idée d’une « souveraineté alimentaire ». Il s’agit d’un mouvement

agraire et transnational qui tente de réunir en un même lieu les efforts et les luttes

d’organisations paysannes d’Amérique Centrale, d’Europe et d’Amérique du Nord, auxquelles

viennent de se joindre l’Afrique et l’Asie. Tous les membres de ce groupe partagent la même

constatation : « la libéralisation du commerce agricole et le retrait du soutien de l’Etat à

l’agriculture rendent de plus en plus difficile voire impossible la survie des petits paysans ».1

C’est pour cela qu’ils se battent pour une « souveraineté alimentaire ». Celle-ci est le mot

d’ordre du mouvement ; elle s’oppose « à la marchandisation de l’alimentation et refuse

l’extinction de ceux et celles qui la produisent. Elle remet en cause le tout à l’exportation et

l’expansion des chaînes d’approvisionnement globalisées. Elle pointe du doigt un système

alimentaire qui fait coexister, en cette fin de XXee siècle, la faim et l’obésité ».2

La centralisation ou l’accaparement de la politique et de l’économie dans les mains de

quelques-uns qui commandent et décident à la place des autres, sans tenir compte des besoins

de tous, invite à prendre au sérieux cette initiative. Elle porte, dans sa réflexion et dans sa

pratique, des expériences de vie alternatives. Dans ce sens, elle est en relation étroite avec

l’intuition de notre auteur. Le sentiment de solidarité et d’unité de tous les paysans du monde

1 P. Claeys, « Vers des alternatives au capitalisme néolibéral par une conception alternative des droits humains ?

L’expérience des organisations paysannes », Ch. Eberhard (dir.), Le courage des alternatives, op. cit., p.103. 2 Ibid., p. 103-104.

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585

pousse ses membres à (ré)agir. Ils désirent mettre fin à un processus de libéralisation de

l’économie qui est destructeur, tant de la nature que de l’homme lui-même. Les marchés

globalisés de l’alimentation ne s’intéressent pas au bonheur des gens, ils ne pensent qu’au gain,

coûte que coûte. La « Vía Campesina » a une conviction : « Les paysannes et les paysans, les

pêcheurs traditionnels, les éleveurs pastoraux et les peuples indigènes, qui forment près de la

moitié de la population mondiale, sont capables de nourrir leurs communautés et la planète

d'une manière durable et saine ».1 Les femmes y jouent un rôle crucial car, selon la FAO, elles

produisent 70% de la nourriture sur la planète. Il est bien connu que les femmes sont

marginalisées et opprimées par le néolibéralisme et le patriarcat, comme nous l’avons vu dans

la section précédente. La « Vía Campesina » se joint à ceux et celles qui luttent contre toutes

les formes de violence faites aussi aux femmes.

Comme nous avons pu le constater, Panikkar accorde une priorité particulière à tout ce

qui est local, à tout ce qui favorise la rencontre et le dialogue. Le mouvement « Vía

Campesina » se meut dans ce même esprit. La souveraineté alimentaire qu’il défend donne,

elle aussi, la priorité à la production et à la consommation alimentaire locale. Elle propose un

modèle de production qui favorise les communautés et leur environnement. Deux aspects

importants de la proposition de notre auteur se trouvent donc réunis ici. D’une part, la question

de la production et de la consommation locales qui favorise la rencontre et le dialogue

communautaire et, d’autre part, la mise en pratique d’une théorie. L’articulation de la praxis et

de la théorie constituent une urgence dans l’intuition de notre auteur. Pour les partisans de ce

mouvement, les pays doivent protéger leurs producteurs des importations à bas prix qui

pourraient affecter leur vie et leur travail. Il s’agit en outre de garantir que tout ce dont les

agriculteurs ont besoin pour produire (terres, eau, semences, bétail, la biodiversité, entre autres)

leur appartienne ; il ne faut pas que cela soit placé sous le contrôle de l’industrie agro-

alimentaire qui veut la totalité du marché empêchant la diversité. S’ouvrir à la vie implique

d’accepter le pluralisme et cela plonge ses racines dans les relations trinitaires.

Dans l’article Vers des alternatives au capitalisme néolibéral par une conception

alternative des droits humains ? L’expérience des organisations paysannes, Priscilla Claeys se

demande si la proposition de ce mouvement est une alternative des droits humains. Elle

affirme : « Si l’on appréhende le droit et les droits tant comme langage que comme moyen

d’action, on observe chez Vía Campesina un mélange intéressant de droits réels et imaginaires.

1 Voir le site web de l’organisation http://viacampesina.org/fr/index.php/organisation-mainmenu-44, consulté le

11/12/2015.

Page 585: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

586

Des usages subversifs, radicaux et innovants du droit et des droits coexistent avec des usages

plus conventionnels. Ce qui frappe, surtout, c’est que les droits revendiqués par Vía Campesina

ont fort peu de points communs avec les droits humains tels qu’ils ont été codifiés depuis la

Déclaration universelle de 1948 ».1 Nous savons déjà que notre théologien espagnol manifestait

un souci particulier par rapport à l’universalité de la Déclaration Universelle des Droits de

l’Homme. Voyons maintenant comment cette position se concrétise ici.

L’invention la plus frappante est, affirme Claeys, le droit à la souveraineté alimentaire

que nous venons de mentionner. Ce concept serait né en Amérique Centrale et désignait

initialement l’opposition des « campesinos » (paysans) à l’importation des denrées nord-

américaines sur les marchés locaux. Les paysans affirmaient qu’ils pouvaient nourrir eux-

mêmes la population locale, cependant, comme cela est bien connu de tous, les traités de libre

commerce, les programmes d’ajustement structurel implémentés par la Banque Mondiale et le

FMI – soi-disant pour aider les pays endettés à sortir de la crise –, l’élimination de l’aide-

subvention aux producteurs et la chute des prix agricoles les ont rendus très fragiles. La prise

de conscience d’une injustice fait que ce concept (souveraineté alimentaire) prend racine et se

répand partout dans le monde. Dès 1993, dit Claeys, il est revendiqué comme un droit. Cette

auteure en donne les caractéristiques. Reprenons-les.

Tout d’abord, la définition de ce droit a évolué ; elle peut être le « droit à produire », le

« droit des peuples à déterminer leur politique agroalimentaire », mais aussi le « droit de choisir

comment et avec quoi se nourrir ». Plus récemment, les représentants du mouvement ont ajouté

à la définition d’autres caractéristiques. Ce serait aussi le droit d’accès aux semences, à la terre,

à la biodiversité. Il s’agirait d’après l’auteur d’un « concept valise » qui lui a permis d’être reçu

partout dans le monde. Ensuite, le droit à la souveraineté alimentaire est un droit

multidimensionnel, principalement par rapport aux ayants droits. En effet, les détenteurs de ce

droit sont envisagés comme des individus, des communautés locales, des régions ou une région,

un territoire ou une nation. Il y a une dimension collective tout à fait évidente qui nous

rapproche incontestablement de l’intuition de Panikkar. En plus, les responsables de sa mise

en œuvre sont aussi multiples : notamment les Etats et la société tout entière. Il en va de même

en ce qui concerne le contenu de ce droit. Il est aussi multidimensionnel par le fait qu’il est

envisagé tantôt comme une souveraineté politique, tantôt économique, voire énergétique. Une

troisième caractéristique de ce droit est liée d’une part à la séparation entre Etat et peuple. C’est

1 P. Claeys, « Vers des alternatives au capitalisme néolibéral par une conception alternative des droits humains ?

L’expérience des organisations paysannes », Ch. Eberhard (dir.), Le courage des alternatives, op. cit., p.106.

Page 586: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

587

une exigence démocratique, une « revendication du droit d’avoir des droits »1 dit Claeys en

citant R. Patel. Il est question d’autre part, de réclamer les droits d’un peuple contre

l’impérialisme et le néocolonialisme alimentaire. Il est intéressant de voir que, dans cette

perspective, revienne aussi l’idée de se « secouer » de l’impérialisme et de la colonisation,

c’est-à-dire la reterritorialisation et la critique de l’universalisation dont nous avons parlé. La

dernière caractéristique du droit à la souveraineté alimentaire concerne sa mise en œuvre qui

peut être par « le haut » ou par « le bas ». Autrement dit, le monde peut changer « par le haut »

en modifiant le cadre juridique et institutionnel, et « par le bas » en réinventant de nouvelles

pratiques agricoles et alimentaires au niveau local. Et voilà que nous revenons à la proposition

de Panikkar.

En 2008, la « Vía Campesina » a adopté une Déclaration des droits des paysans dans

laquelle une nouvelle définition des paysans est donnée. Cette définition pourrait poser

problème, selon l’auteur que nous suivons, car elle pourrait ne pas prendre en compte la

diversité du monde paysan. Stammers dit en outre qu’ils courent le risque de

l’institutionnalisation.2 Claeys termine son article en faisant quelques réflexions pour les

défenseurs des droits humains. Il y est question de repenser les sources de légitimité du droit.

Elle se demande : « Les droits sont-ils légitimes car ils sont incarnés dans des luttes sociales

portées par des acteurs ? Ou les droits sont-ils au contraire légitimes car ils incarnent un ordre

moral universel, codifié en droit international des droits de l’Homme ? ».3 Nous savons quelle

pourrait être la réponse de notre théologien espagnol. L’Homme universel n’existe pas, il est

une abstraction. Ce qui veut dire qu’un droit sera toujours un droit local même s’il est présenté

comme étant un droit universel. Il ne peut être produit que par des hommes et des femmes

concrets et localisables dans le temps et dans l’espace, hommes et femmes qui appartiennent à

des cultures bien spécifiques. Ils ne peuvent donc aucunement représenter la voix de tous les

hommes. Dans ce sens, les revendications de la « Vía Campesina » sont tout à fait légitimes et

pourraient être considérées comme un autre prolongement de la pensée du théologien espagnol.

1 R. Patel, « Global Fascism Revolutionary Humanism and the Ethics of Food Sovereignty », Development 2005,

48, 2, p. 79-83 ; cité par P. Claeys, « Vers des alternatives au capitalisme néolibéral par une conception alternative

des droits humains ? L’expérience des organisations paysannes », Ch. Eberhard (dir.), Le courage des alternatives,

op. cit., p. 107. 2 N. Stammers, « A Critique of Social Approaches to Humain Rights », Humain Rights Quarterly 17, 3, 1995, p.

488-508 ; cité par P. Claeys, « Vers des alternatives au capitalisme néolibéral par une conception alternative des

droits humains ? L’expérience des organisations paysannes », Ch. Eberhard (dir.), Le courage des alternatives, op.

cit., p. 114. 3 P. Claeys, « Vers des alternatives au capitalisme néolibéral par une conception alternative des droits humains ?

L’expérience des organisations paysannes », Ch. Eberhard (dir.), Le courage des alternatives, op. cit., p. 115.

Page 587: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

588

Il ne nous appartient pas de trancher sur cette difficile et épineuse question. Notre but

est autre : il s’agit de montrer et de comprendre comment et pourquoi des groupes proposent

d’autres mondes possibles. Ce sont sans aucun doute des « expériences de vie alternatives »

qui abondent dans notre société contemporaine. Peut-être que Panikkar a raison d’affirmer que

nous sommes les témoins d’une radicale et incontestable mutation qui se fait sentir peu à peu

partout et croît silencieusement à notre insu. Ce qui est certain c’est qu’une recherche de plus

en plus manifeste voit le jour concernant la justice et le respect de la diversité, du pluralisme.

Les hommes et les femmes se comprennent de moins en moins comme des individus isolés.

Les relations intrinsèques et constitutives entre l’homme et le cosmos sont aussi flagrantes. La

dimension divine n’est pas tout à fait absente, elle se manifeste également non pas dans

l’adoration d’une divinité quelconque ou dans la participation à des groupes religieux, mais

dans la conscience progressive du caractère inachevé de tout ce qui existe. L’homme de nos

jours sent de plus en plus un besoin de spiritualité.

La souveraineté alimentaire est une réponse crédible, à prendre en considération, aux

crises actuelles de l'alimentation, de la pauvreté et du climat. Des critiques peuvent aussi être

faites à son encontre. Elle n’est pourtant pas la seule ni l’unique. Un autre exemple peut

l’illustrer : la simplicité volontaire.

3.1.4 La simplicité volontaire comme alternative à une vie et une politique trop

complexes

La simplicité est l’un des principes fondamentaux de la pensée de notre auteur. Le

moine est l’exemple le plus concret de la manière de vivre cette simplicité. Le principe

fondamental de la vie monastique est la simplicité, nous l’avons vu, mais tout homme peut faire

de la simplicité un principe de vie. L’homme contemporain est préoccupé et angoissé à cause

d’une vie toujours empressée et chargée qui lui réclame toujours davantage et le déconcerte.

La vie monacale dont parle Panikkar est une résistance radicale. « Le moine est un

anticonformiste »1, rappelons-nous, car il va à contre-courant. La société contemporaine crée

tous les jours de fausses envies. Le moine en est conscient et arrive à s’en libérer. De ce fait,

il mène une vie simple dans son cœur et dans son corps. Cela a aussi à voir avec le rythme de

1 R. Panikkar, Eloge du simple, op. cit., p. 53.

Page 588: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

589

la vie. Comme nous l’avons déjà mentionné, la vie monacale est en elle-même une critique du

temps accéléré.

Nous avons également parlé de l’amour comme simplicité. Il doit être conquis, disions-

nous. Pour cela, il faut reconquérir l’essentiel des choses et de nous-mêmes. Il ne s’agit pas

d’une fuite ou d’un abandon de tout. Le changement doit se faire dans le cœur : « Ce cœur doit

être mis en pièces, ou, plutôt, une fois que le cœur est en morceaux, on peut le recomposer

d’une manière plus ample et plus profonde qu’antérieurement ».1 Cela implique le désir

profond de retrouver ce qu’on est appelé à être.

Ce petit rappel nous met déjà sur la piste. Etre et non pas avoir, ralentissement du temps

accéléré tant promu par la société de consommation, retour sur soi-même. Le mouvement dit

de la « simplicité volontaire » en est un exemple et semble gagner, lui aussi, de plus en plus de

terrain partout dans le globe. Voilà un autre prolongement de l’intuition de notre auteur.

A l’origine de ce mouvement, Ivan Illich et Jacques Ellul pourraient être considérés

comme deux des pères des idées de décroissance et de simplicité volontaire. Mais il y a aussi

Richard Gregg, Helen et Scott Nearing, Duane Elgin, voire également Hannah Arendt avec sa

critique de la société de consommation et, plus proches de nous, André Gorz, Serge Mongeau,

Serge Latouche et Pierre Rabhi.

Dans son plus important ouvrage sur la simplicité volontaire S. Mongeau écrit : « Nous

pourrions vivre fort différemment et en même temps combler tous nos besoins essentiels, nous

pourrions aussi être plus heureux qu’actuellement »2 faisant référence ainsi à l’un des éléments

primordiaux de l’intuition cosmothéandrique, c’est-à-dire la quête du bonheur. On peut être

heureux en vivant autrement. L’auteur se sert de la pensée de Fromm pour avancer : « Comme

le dit si bien Fromm, ‘il est extrêmement difficile pour un homme d’être remué par une idée et

de saisir une vérité. Pour cela, il lui faut surmonter à la fois une force d’inertie profondément

enracinée, et la peur de se tromper ou de s’écarter du troupeau. Le seul fait de connaître d’autres

idées ne suffit pas, même si ces idées sont justes et puissantes’ ».3 S. Mongeau appelle ces gens

des prophètes. Il nous faut donc des prophètes, des gens qui s’engagent. Panikkar le disait

aussi, il faut pouvoir articuler la théorie et la praxis, nous l’avons vu.

1 Ibid., p. 68. 2 S. Mongeau, La simplicité volontaire, plus que jamais… Montréal : Ecosociété, 1998, p. 233. 3 Ibid., p. 234.

Page 589: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

590

Mongeau définit la simplicité volontaire comme une manière de vivre sobrement qui ne

doit pas se confondre avec la pauvreté. Celle-ci est le produit de circonstances imposées, alors

que la première est le fruit d’un choix personnel. Ce n’est pas non plus une vie frustrée, c’est

un « dépouillement » qui laisse beaucoup plus de place à la conscience, c’est un état d’esprit

qui cherche avant tout la qualité et qui renonce aux objets qui « alourdissent, gênent et

empêchent d’aller au bout de ses possibilités ».1 La simplicité volontaire implique d’avoir une

certaine conscience, un état d’éveil qui permet à l’individu de prendre des décisions. C’est un

état de liberté qui correspond bien à ce que notre théologien espagnol définit comme un moine.

La simplicité volontaire nous semble être une belle illustration de ce que Panikkar énonce dans

sa théorie. Tous les hommes peuvent devenir des moines, des prophètes, ou simplement des

personnes éveillées et libres qui peuvent décider de vivre dans la simplicité. Cependant, le

climat dans lequel nous vivons aujourd’hui fait que la vie simple n’est pas une chose facile.

Richard Gregg l’exprime ainsi : « Notre ‘climat mental’ actuel n’est favorable ni à une

compréhension franche de la valeur de la simplicité ni à son exercice. La frugalité nous apparaît

comme une manie de saints et de rares génies, mais pas comme quelque chose qui concerne le

reste d’entre nous ».2 Il paraît évident que le confort dans lequel vivent les pays développés et

une fraction de gens des pays pauvres rend compliquée l’assomption de ce style de vie.

Mongeau oppose la simplicité volontaire à l’ascétisme. En effet, l’ascète se prive

volontairement des plaisirs de la vie matérielle dans sa recherche d’une vie spirituelle plus

intense. Celui qui choisit la simplicité volontaire ne renonce pas à la jouissance ou à la

satisfaction, il cherche simplement à s’épanouir pleinement sans tomber pour autant dans le

consumérisme de la société de consommation. Il s’agit de privilégier l’être et non pas l’avoir,

disait Panikkar. Il est question d’avoir plus de bonheur et non pas de « se lancer dans une vie

héroïque, dépouillée et misérable. [Car] il y a moyen de vivre sobrement et de s’épanouir ; c’est

même probablement la voie qui y conduit le plus facilement »3, assure Mongeau. On pourrait

se poser la question : pourquoi doit-on chercher la simplicité volontaire ? Panikkar nous a déjà

donné une réponse, Mongeau le confirme en citant quelques raisons. D’abord, la

surconsommation a saturé les contemporains, car les objets consommés n’aident pas à trouver

le bonheur. Ensuite, le besoin ressenti de vivre en communauté. Les contemporains éprouvent

de plus en plus le besoin de vivre ensemble. La société de consommation est le fruit d’une

politique individualiste. Il faut plutôt créer une richesse collective. La technologie, finalement,

1 Ibid., p. 236. 2 R. B. Gregg, La valeur de la simplicité volontaire. Vierzon : Editions Le Pas de côté, 2012, p. 6. 3 S. Mongeau, La simplicité volontaire, plus que jamais…, op. cit., p. 238.

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591

peut être utilisée autrement dans le secteur de l’alimentation, de l’habitation, de l’énergie et de

la santé. Le lien entre la simplicité volontaire et l’intuition de Panikkar est évident : recherche

du bonheur, s’ouvrir à la vie, se cultiver, relations entre tous les membres de la communauté de

vie.

La simplicité volontaire est, comme nous le voyons, un mouvement qui conteste et

s’oppose à la société de surconsommation néolibérale. Elle prône un style de vie différent qui

cherche à satisfaire les vrais besoins et non pas ceux qui ont été créés par la société. Pour ce

faire, elle invite à se changer soi-même en modifiant ses comportements. Ne pourrait-on pas

ici faire le lien avec la pensée de notre théologien espagnol ? Sans aucun doute. Pour cultiver

l’Autre, il faut d’abord se cultiver soi-même, dit Panikkar. C’est donc une invitation à revenir

à soi-même. Un lien étroit peut alors être tissé entre éthique et politique, à partir du moment

où la recherche du bonheur ou de la vie en plénitude devient le plus important. La politique

actuelle s’est mariée avec une économie de consommation qui ne permet pas l’épanouissement

de l’être humain et qui détruit de surcroît la nature. Sur ce dernier point, il est opportun de

signaler que les partisans de la simplicité volontaire font aussi référence à l’écosophie ou

sagesse de la terre, comme le montre S. Mongeau dans son ouvrage L’écosophie ou la sagesse

de la nature.1

Il y a donc une relation étroite et intéressante entre la proposition de notre auteur et celle

du mouvement de la simplicité volontaire. Une possible issue à la crise écologique pourrait

être envisagée si une vie plus sobre et frugale était assumée. Ce changement semble nécessaire

et urgent. La société contemporaine n’arrivera pas à sortir de la crise tant que l’homme n’aura

pas décidé de changer lui-même. C’est une décision individuelle mais qui touche l’ensemble

de la réalité. Voici plus de 40 ans que Panikkar invite à le faire. Les représentants de la

simplicité volontaire ne renvoient pas à notre théologien espagnol, ils semblent ne pas le

connaître. Et pourtant, les voies proposées par eux sont si similaires qu’on aurait pu dire que

ceux-là s’inspirent de celui-ci. En tout cas, pourquoi ne pas penser que des étoiles peuvent

briller en même temps sans être nécessairement en contact ?

La politique « éco-théo-sophique » se propose de prêter une attention particulière aux

expériences de vie alternatives. Elles sont le reflet du désaccord et du rejet d’un style de vie tel

que le plus important n’est pas la vie en elle-même mais les moyens pour l’avoir. Le fait qu’il

1 S. Mongeau, L’écosophie ou la sagesse de la nature. Montréal : Ecosociété, 1994.

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592

y ait plusieurs possibilités qui poussent partout dans le monde est un signe clair de la résurgence

et de l’importance du pluralisme, tant prôné par notre auteur. La Vie est plurielle et elle tend

toujours vers la multiplicité. S’ouvrir à la Vie implique nécessairement de s’ouvrir à la

diversité. La politique éco-théo-sophique est plurielle ou elle n’est pas. Elle accepte les

expériences multiples et variées des sociétés comme étant non seulement valables mais aussi

nécessaires. De ce fait, il ne peut pas y avoir une politique mais des politiques. Un éventuel

gouvernement ou politique universel ne peut être que contreproductif. Le pluralisme rejette

tout ce qui tend à généraliser et à universaliser. La politique éco-théo-sophique va de pair avec

l’interculturalité, ce qui veut dire respecter les cultures. Les trois mouvements que nous avons

cités à titre d’exemples vont tous dans cette direction. Une politique d’Etat pourrait ne pas être

la plus appropriée. Panikkar demande de passer de l’Etat à la nation. Cela aurait nous semble-

t-il des conséquences importantes pour la démocratie. Voyons maintenant pourquoi et

comment.

3.2 Une politique « éco-théo-sophique » qui donne la priorité à la nation sur l’Etat.

Une nouvelle démocratie ?

Parler de la démocratie n’est pas une chose simple et ce n’est pas non plus le but

principal de notre travail. Marcel Gauchet a dédié sa vie entière à travailler cette question.

Nous invitons le lecteur intéressé à se référer à ses ouvrages.1 Il n’en reste pas moins que si

nous voulons proposer, à la lumière de l’intuition de Panikkar, une politique qui privilégie la

nation par rapport à l’Etat, il va falloir tout de même nous arrêter, ne serait-ce que brièvement,

sur ce qu’est la démocratie, mais surtout sur ce qu’elle est devenue de nos jours. Faut-il garder

la démocratie telle qu’elle est aujourd’hui ? Nous faut-il une autre démocratie ? Peut-être faut-

il joindre à la démocratie contemporaine d’autres institutions ou modalités démocratiques ?

L’épistémologie du Sud ou perspectiviste nous invite, à partir de ses présupposés, à rejeter la

démocratie néo-libérale au profit d’une démocratie participative, communautaire et

interculturelle.

1 Signalons ici juste quelques ouvrages qui pourraient être intéressants pour notre propos. M. Gauchet,

L’avènement de la démocratie (4 tomes). Paris : Folio, 2013-2015 ; La démocratie contre elle-même. Paris :

Gallimard, 2002 ; La religion dans la démocratie. Paris : Gallimard, 2001 ; La démocratie : d’une crise à l’autre.

Nantes : Editions Cécile Defaut, 2007.

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593

3.2.1 Les origines de la démocratie

Il n’est pas question ici de présenter une nouvelle histoire de la démocratie.1 Ce n’est

pas le but de notre travail et cela dépasse de loin nos compétences. Tous les auteurs ou presque

sont d’accord pour dire que les origines de cette institution se trouvent dans l’ancienne Athènes.

Intéressantes, pour notre propos, sont les caractéristiques qu’Hérodote (484/482-420) donnait

déjà à ce type de gouvernement. Pour lui, la démocratie présente quatre traits essentiels2 :

premièrement, tous les citoyens sont égaux devant la loi, c’est le gouvernement du peuple ;

deuxièmement, dans la démocratie, les magistrats sont nommés par tirage au sort ;

troisièmement, ces magistrats sont responsables et, quatrièmement, le peuple tout entier doit

exprimer son avis sur toutes les questions qui le concernent. Il est opportun de noter

qu’Hérodote croyait que ce genre de gouvernement n’est pas possible partout, notamment

lorsque le peuple n’a pas appris à discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais, ce qui est juste

de ce qui est injuste. Un peuple d’ignorants ne ferait que précipiter la chute du gouvernement.

Il serait aussi intolérable que la tyrannie elle-même.

Platon et Aristote affirment quant-à eux qu’il n’y a que trois types possibles de

gouvernement : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Si le monarque, l’aristocrate et la

foule ne gouvernent pas pour l’intérêt de tous, ce qu’il y aura c’est une tyrannie, une oligarchie

ou une démagogie, définies par eux comme étant une corruption ou une déviation. Si Platon

semble être plus favorable à l’aristocratie, Aristote opte définitivement pour la démocratie. Il

en distingue même plusieurs classes. La première reconnaît l’absolue égalité de tous les

citoyens ; une autre reconnaît qu’il y a une certaine différence entre les magistrats ou ceux qui

ont le cens et le peuple ; une troisième démocratie admet la possibilité que tous puissent arriver

à être magistrats, mais elle affirme aussi que tous doivent se soumettre à la loi. Bref, Aristote

est « partisan de la démocratie, mais d’une démocratie modérée »3, ce qui semble avoir été

réalisé et vécu dans les cités grecques.

Panikkar affirme que le mot démocratie a eu une courte existence en Grèce entre l’an

500 et 200 avant l’ère chrétienne ce qui est confirmé par Daremberg et Saglio : « Les cités

grecques perdirent successivement leur indépendance, cette indépendance qui est le principe

1 Nous renvoyons le lecteur intéressé au texte de J. Dunn, Libérer le peuple. Histoire de la démocratie. Genève :

Markus Haller, 2010 ; voir aussi C. Colliot-Thélène, La démocratie sans ‘demos’. Paris : Puf, 2010, notamment le

deuxième chapitre, § I. 2 L’information qui suit est tirée de Daremberg et Saglio, Le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, op.

cit., p. 67. 3 Ibid., p. 69.

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fondamental du gouvernement démocratique ».1 Elle va donc disparaître du panorama

occidental pour revenir plus tard et être consacrée à partir de la Révolution française. Le mot a

même eu une certaine connotation péjorative, à tel point que Kant a écrit que la démocratie est

le chemin vers le despotisme.2 Ce n’est effectivement qu’après la Révolution française que la

démocratie acquiert une valeur fondamentale. Panikkar cite quelques exemples sans en donner

malheureusement la référence. En 1791, dit-il, Claude Fauchet croit que la démocratie est

d’institution divine, il aurait même dit que Jésus est mort « pour la démocratie de l’univers ».3

Cette même année, Lamourette, évêque de Rhône-et-Loire emploie l’expression « démocratie

chrétienne » et le futur pape Pie VII invite les fidèles à être de bons chrétiens, c’est-à-dire à être

les meilleurs démocrates. Et en 1814, ajoute notre théologien espagnol, Görres parle du

demokratisches Princip. C’est de cette manière que la démocratie va se frayer peu à peu un

chemin jusqu’à être proposée comme une valeur. Remarquons que cette valeur a une

connotation entièrement occidentale. Panikkar croit que les cinq derniers siècles ont été sous

la domination du monoculturalisme occidental. Il ne faut pas oublier qu’au début de la Première

Guerre mondiale, plus de 80% de la superficie de la terre était sous la tutelle des pays européens.

Mais, le mythe s’est progressivement transformé : d’un seul Dieu, une seule civilisation et une

seule et même culture, on passera à une démocratie, une banque et un marché mondial.

Le monde est donc réduit à l’Occident, les autres cultures avec leur vision du monde,

de la vérité, de la culture, et leur manière de vivre ensemble, n’existent plus. Et pourtant, ce

monoculturalisme perd petit à petit du terrain. Cette culture ou civilisation assassine, dit notre

auteur, plus de mille cinq cents individus chaque jour ; cette civilisation a porté la différence

entre riches et pauvres plus haut que le féodalisme ; une civilisation qui détruit personnes et

nature dans le but de protéger la démocratie ; une civilisation tellement hystérique pour la

sécurité qui sent le besoin de créer une armée de milliers d’hommes. C’est une civilisation (une

démocratie) qui a toujours peur !

Cette préhistoire de la démocratie actuelle pourrait cependant ne pas être très

intéressante pour notre propos. En outre, elle est bien connue de tous. Revenons donc un peu

en amont et voyons comment notre auteur explique et conçoit la naissance de la démocratie.

Panikkar croit à la force et à la vitalité des mots. Car il ne faut pas « perdre la mémoire »4, dit-

1 Ibid., p. 71. 2 E. Kant, Zum ewigen Frieden (“La paz perpetua”, 1795) ; cité par R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit.,

p. 183. 3 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 183. 4 Ibid., p. 185.

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595

il, c’est pourquoi il faut bien réviser et revisiter le sens des mots dans le but de ne pas oublier

d’où nous venons et où nous allons. Dans ce contexte, il rappelle que la notion de nomos est

apparue lorsque l’homme s’est rendu compte que l’ordre cosmique pouvait être altéré.

L’homme grec croyait à l’eunomîa, la dikê et la eirêinê c’est-à-dire au bon ordre, à la justice et

à la paix. L’eunomîa est le fruit des hommes bons, c’est le nomos bon, l’ordre qui dépasse le

désordre. Le contraire est l’anomîa, l’illégalité, le manque d’ordre, voire la dysnomîa, la

dysfonction, bref, l’altération de l’ordre. Panikkar aime jouer avec les mots, avec le sens des

mots. Il cite un autre vocable important pour lui l’isonomîa, l’égalité de droits qui renvoie non

pas à la manière de gouverner mais à celui qui gouverne. Et tous pouvaient le faire. Tous les

citoyens pouvaient être élus selon le procédé que nous avons déjà cité : le tirage au sort. Pour

connaître la res publica, il ne faut pas de connaissance particulière. Au contraire, pour connaître

la médecine, l’agriculture et l’architecture, il faut des connaissances bien spécifiques et

spécialisées. Pour la politique non, tous sont concernés. L’isonomîa veut dire l’égalité de tous

devant le nomos, devant l’ordre qui régule toute chose, notamment la société. Il ne veut pas

dire égalité devant une loi écrite ou une constitution, mais devant l’ordre cosmique auquel tous

les Grecs croyaient.

L’isonomîa deviendra par la suite la politeia et plus tard la constitution, dit notre auteur.

La politeia est l’art de « bien vivre » dans la polis, bien plus qu’une constitution politique

actuelle. La principale occupation des hommes d’alors, nous rappelle Panikkar, était l’exercice

de la parole, comme exercice du pouvoir. « L’arme de la démocratie est la parole »1, dit-il. La

crise de la démocratie est justement parallèle à l’affaiblissement de la parole, nous y

reviendrons.

Il y a encore trois notions importantes : l’isogoria, l’isocratia et la noocratia. La

première désigne le droit à parler de tous les citoyens, la deuxième la répartition équitable de

tous les pouvoirs et la troisième le pouvoir des sages, des philosophes ou bien le gouvernement

des experts. C’est à ce moment-là, assure notre auteur, qu’on commence à parler de la

démocratie. Dêmos signifie principalement « territoire » et non pas peuple (du grec laós).

Dêmos désigne aussi « les habitants du territoire ». Pour Panikkar, la force de la démocratie est

le territoire. La démocratie s’est consolidée lorsque les Athéniens se sont rendu compte que

l’union faisait la force et qu’il fallait donc que tous participent d’une manière ou d’une autre au

pouvoir. Ainsi, si le dêmos se maintient uni, il aura plus de force. Lorsque la démocratie s’est

1 Ibid., p. 188.

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596

institutionnalisée, chaque Etat va se déclarer souverain. Le dêmos souverain ne veut plus que

d’autres se mêlent de leurs affaires.

Résumons l’idée que notre auteur veut communiquer. Il y a une relation étroite entre

eunomîa, isonomîa et demokratia. L’eunomîa suppose un certain ordre, tous doivent accepter

qu’il existe un ordre juste et bon, un nomos, rita, dharma, tao, torâh, une loi ; ou bien, en

dernière instance une transcendance, un Dieu ou comme on veut l’appeler, qui est au-dessus de

tout, à laquelle tous les hommes ont accès à condition que cet ordre soit reconnu. Le problème

se présente lorsque le mythe (le nomos) n’est plus reconnu par tous. C’est ainsi que l’isonomîa

entre en jeu. Il faut que tous soient égaux car tous participent de l’ordre cosmique. Le mythe

passe ainsi de la transcendance à l’immanence. Si nous sommes tous égaux et si nous avons

tous la possibilité de décider quel est l’ordre qui conduit à la réalisation personnelle et

collective, cela veut dire que cet ordre ne vient plus du ciel, ce sont les hommes qui le gèrent et

le forgent. Le peuple devient souverain, c’est-à-dire la dernière instance. C’est ainsi que le

troisième moment s’impose. C’est le passage de la norme au pouvoir. « Ce n’est plus le

pouvoir (du nomos) sur le peuple, mais le pouvoir du peuple », écrit Panikkar. Le peuple se

donne à lui-même sa loi, sa norme. C’est de cette manière qu’est née la démocratie. Les

piliers de la démocratie sont donc la participation et la transparence.

Mais la démocratie a aussi une fragilité et des limites. Car elle reste tout de même une

utopie.

3.2.2 La démocratie dans la société contemporaine : une critique

Panikkar prend comme point de départ de sa critique de la démocratie le fait que celle-

ci pourrait être délimitée clairement. En effet, dans une démocratie, les « autres » ne sont pas

« nous ». La démocratie requiert donc un groupe plus au moins cohérent et fermé sur lui-même.

La critique de notre auteur se résume en sept points que nous allons synthétiser et analyser.

En premier lieu, il y a un problème dans le fait que les gouvernants et les gouvernés

soient les mêmes. « Si gouvernants et gouvernés se mettent d’accord parce qu’ils alternent dans

le pouvoir, un cercle vicieux peut se générer »1, écrit notre auteur. En effet, dans une démocratie

représentative, le contrôle devient une chose très compliquée. Le peuple voit comment ses

gouvernants agissent et peut difficilement intervenir. Les politiques qui se succèdent dans le

1 Ibid., p. 193.

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597

pouvoir excusent les abus des autres car eux-mêmes l’ont fait ou peuvent le faire aussi à un

moment donné. La remarque de notre auteur est pertinente. Lorsqu’on supprime une instance

transcendante et que tout reste dans l’immanence, le danger est sans doute manifeste. Il ne

s’agit pas pour autant de revenir vers les théocraties ou les monarchies absolues. Panikkar croit

que « sans l’élément divin, il ne peut y avoir ni de paix ni de justice entre les hommes. Si mon

opinion vaut autant que la tienne et s’il n’y a pas d’instance supérieure, nous recourrons à la

violence de la force et si celle-ci dépend des armes ou de la majorité, nous essaierons par tous

les moyens de conquérir le pouvoir ».1 Mais, une instance supérieure ne peut pas être imposée,

elle doit être découverte et reconnue. C’est le pouvoir du mythe. La démocratie des partis ou

des fractions ne fonctionne que là où l’on reconnaît le tout par-dessus les parties. Or, la réalité

montre que ce n’est pas ainsi. Que faut-il faire ? Nous y reviendrons un peu plus loin.

En deuxième lieu, la démocratie reste une utopie, l’idée n’est pas la réalité. Tout comme

le christianisme qui ne peut être connu que par les chrétiens, la démocratie ne peut être connue

qu’en regardant le fonctionnement des démocraties. Et celles-ci sont nombreuses ainsi que

leurs « péchés ». Le problème est en effet une anthropologie trop idéaliste qui fait qu’on pense

à une démocratie qui n’est pas réalisable dans la réalité.

En troisième lieu, la démocratie est forte tant que le mythe de l’individualisme reste

d’actualité. Si l’individualisme arrive à disparaître, la démocratie court le risque de le faire

aussi. Panikkar est sans doute radical dans ses propos. Il affirme que la démocratie règne dans

les pays où l’individualisme est aussi plus évident. « Qui connaît l’Amérique Centrale et du

Sud, l’Asie et surtout l’Afrique notera une certaine ‘extranjerisation’ de la démocratie. Les

gens n’y croient pas trop »2, affirme le théologien espagnol. L’alternative de l’individu n’est

pas la collectivité, mais la personne. Elle est, nous le savons déjà, un nœud de relations qui

nouent toute la réalité (famille, clan, ethnie, caste, peuple, langue). Peut-il y avoir une

démocratie qui reconnaisse et respecte les liens entre toutes les dimensions de la réalité ?

En quatrième lieu, la démocratie est étroitement liée à la quantité et cela est cohérent

avec l’individualisme qu’on vient de signaler. « Si l’homme est un individu, ses relations avec

les autres, la terre et la divinité se basent sur des liens externes et accidentels de substance à

substance »3, autrement dit, la quantité est plus importante que la qualité. La démocratie

fonctionne, elle aussi, avec des chiffres, c’est toujours la majorité qui prime. La quantité devient

1 Idem. 2 Ibid., p. 195. 3 Ibid., p. 196.

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598

le paramètre le plus important de la réalité. C’est ainsi que la démocratie fonctionne. La

démocratie représentative prend appui sur l’individu considéré comme un chiffre et non pas

comme une personne. Dans la réalité cosmothéandrique tout est connecté. La démocratie est

donc étroitement liée au mythe qui prévaut dans la société actuelle. En d’autres termes, le

peuple n’est que l’addition des individus qui le composent. Or la réalité n’est jamais le résultat

d’une addition.

En cinquième lieu, en lien avec ce qui précède, la démocratie affaiblit la qualité. « Ce

n’est pas la même chose une démocratie de soixante mille Andorrans et une démocratie de deux

cent trente-deux mille millions ou de huit cents mille personnes »1, affirme Panikkar. La

démocratie a besoin du dialogue, mais ce n’est pas n’importe quel dialogue, c’est le dialogue

dialogal ou duologal, comme aime bien le dire notre auteur. Or, dans une démocratie de

plusieurs millions d’habitants, le dialogue est simplement impensable, impossible à réaliser. Le

mot démos désigne un peuple dans un territoire et dans ce peuple chacun a un nom propre, il

n’est pas un chiffre. Pour Panikkar, la quantité fait perdre l’identité, la conscience d’être une

partie importante du tout. Ne pourrait-on pas trouver ici l’une des raisons de

l’abstentionnisme ?

En sixième lieu, la démocratie est incompatible avec la technocratie. Pour notre auteur,

la démocratie a été actuellement remplacée par la technocratie comprise comme le pouvoir de

la machine du deuxième degré2 qui domine la structure et exige pour fonctionner une vision

mécanique et mécanisée de la réalité. Il faut obéir aux lois de la technocratie, au pouvoir de la

technologie, au risque de couler. Ainsi, l’individu, fondement de la démocratie, est subordonné

aux connaissances spécialisées. Panikkar se demande : « Comment peut-on voter de manière

responsable sur des sujets qui requièrent des années d’étude et qui sont d’une complexité

extraordinaire ? ».3 Et il a sûrement raison. La société contemporaine a perdu le sens de la

relation humaine. C’est la question de l’interculturalité dont nous allons parler bientôt.

Finalement, en septième lieu, la démocratie est monoculturelle. Elle est née dans un

contexte précis, et prétend être généralisée partout sans tenir compte des particularités des

peuples et des cultures. Panikkar a un soupçon qu’il exprime ainsi : « Cette culture occidentale

si puissante qui pendant des siècles a exploité le monde entier dans tous les domaines, en se

1 Ibid., p. 198. 2 La machine de deuxième degré est pour Panikkar celle qui a été faite avec des sources artificielles d’énergie

obtenues par la violence imposée aux rythmes cosmiques. L’auteur cite un exemple : les mégalopolis. 3 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 200.

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599

regardant maintenant dans une situation précaire, veut continuer de profiter des sagesses

d’autres civilisations pour son propre bénéfice – et après on dira, naturellement, pour le bénéfice

de toute l’humanité ».1 Notre auteur est, peut-être encore une fois, trop radical dans ses propos.

Quoi qu’il en soit, il désire avant tout que les peuples et les cultures soient respectés, qu’on leur

donne la place qui leur revient. Les limites de la démocratie ne peuvent pas aller au-delà des

limites de la culture qui l’a engendrée ; voilà l’idée centrale de Panikkar. Cela veut-il dire pour

autant que la démocratie n’est pas réalisable dans d’autres endroits qui ne soient pas

l’Occident ? Nous ne croyons pas que notre auteur affirme cela. La démocratie a ses faiblesses

et aussi ses limites. Il est important de les connaître pour ne pas l’élever au rang de divinité.

L’inter-fécondation des cultures est aussi possible dans la démocratie, comme nous allons le

voir un peu plus loin avec des exemples bien concrets.

3.2.3 La démocratie en crise ?

Il faut être conscient du fait que dans l’actualité beaucoup de gens réclament une

transformation, une mutation. Panikkar lui-même interprète cette clameur comme étant le signe

évident d’une transformation : le moment « historique » de l’humanité approche de sa fin, dit-

il. Pour notre auteur, en effet : « Les limites de la démocratie coïncident avec le mythe qui la

fonde ». Et le mythe de l’histoire, nous le savons, est en train de céder sa place à un autre

mythe, celui d’une conscience « transhistorique », comme nous l’avons déjà expliqué. Le

mythe, souvenons-nous, est l’horizon d’intelligibilité, c’est-à-dire ce qui est cru ou reçu de

manière inconsciente. C’est ce qui va de soi, ce qui n’est pas contesté parce que « c’est comme

ça ». Les mythes sont vivants tant que les gens les trouvent évidents. Mais, au fur et à mesure

que le temps passe, ces mythes deviennent un problème rationnel, ils sont contestés. Or,

Panikkar croit que la démocratie est en train de devenir un mythe controversé. La force de la

démocratie, dit notre auteur, est d’être un mythe, mais, une fois que ce mythe perd ses assises,

il tombe ou se transforme. Certains s’interpellent justement sur ses limites.

La démocratie est-elle en crise ? Ce n’est pas si sûr que cela, et pourtant tout semble

indiquer que oui. Certains se posent même la question du futur de la démocratie2 et d’autres

1 Ibid., p. 201. 2 « Pour dire en bref mon opinion sur la question de savoir si la démocratie a un avenir, je réponds tranquillement

que je n’en sais rien », affirme Norberto Bobbio, dans son livre Le futur de la démocratie. Paris : Seuil, 2007, p.

108, refusant ainsi de « prédire » prophétiquement le futur. Il n’empêche que la question a été posée et en regardant

le passé et le présent, il sera peut-être possible de prononcer un mot, « par extrapolation », sur l’avenir de cette

institution.

Page 599: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

600

parlent de ses pathologies.1 Car la démocratie a ses propres limites et il semblerait qu’elles ont

été atteintes. Loïc Blondiaux affirme : « Je crois que nous vivons, depuis quelques mois, la fin

de l’évidence démocratique ».2 Cela d’autant plus que la démocratie se présente comme la

possibilité pour chacun d’influencer les décisions. Pour cet auteur, la démocratie est en crise

parce que la période actuelle n’est pas capable de contrôler un certain nombre de pouvoirs qui

s’imposent, tels que le pouvoir des marchés, des entreprises transnationales, des agences de

notation, entre autres. La démocratie est en crise parce qu’elle doit faire face à la globalisation

et il n’existe pas de nos jours une instance internationale capable de lui faire face. La

démocratie est en crise en raison des partis politiques qui ne pensent qu’au court terme. Faute

de légitimité, dit l’auteur, les gouvernements ne sont pas aptes à prendre les décisions qu’il faut

face, par exemple, aux défis environnementaux. En outre, L. Blondiaux assure : « Nos

démocraties représentatives n’ont de fait jamais été aussi inégalitaires. Un nouveau terme vient

d’émerger dans le vocabulaire politique qui me semble significatif : la notion d’oligarchie.

Aujourd’hui nombreux sont ceux qui pensent que nous ne vivons plus en démocratie, mais en

oligarchie ».3 Cela est d’autant plus vrai en Amérique Latine où les familles se succèdent dans

les gouvernements de telle manière qu’on voit « toujours les mêmes » lors des élections. Du

père au fils et au petit-fils.

Marcel Gauchet s’est adonné à une activité qu’il qualifie de « périlleuse » mais

« indispensable » qui consiste à « caractériser la situation de crise que connaissent présentement

les démocraties ».4 Ces quelques mots suffisent pour affirmer que l’auteur est convaincu de

l’existence d’une crise de cette institution. Le philosophe assure en effet qu’il s’agit d’une crise

de croissance qui se manifeste par l’autodestruction de ces fondations et qui correspond à une

crise de composition du régime mixte.5

Panikkar assure lui aussi que la démocratie est en crise et cela, fondamentalement, parce

qu’elle prêche l’égalité entre tous les membres du dêmos, ce qui est simplement faux et

impossible car nous sommes tous différents. C’est en tout cas, dit-il, le mensonge capital du

libéralisme qui veut faire de tous une seule et même chose. L’isonomie dit que nous sommes

tous égaux devant la loi, mais cela est abstrait. Pour notre auteur, il ne s’agit pas d’avoir un

1 C. Fleury, Les pathologies de la démocratie. Paris : Fayard, 2005. 2 L. Blondiaux, « Métamorphose de la démocratie : vers une démocratie réelle », conférence donnée au cours de

la session 2011 des Semaines sociales : « La démocratie une idée neuve » ; disponible sur : http://www.ssf-

fr.org/56_p_30495/metamorphose-de-la-democratie-vers-une-democratie-reelle.html, accédé le 16/12/15 11h39. 3 Ibid., p. 4. 4 M. Gauchet, La démocratie d’une crise à l’autre, op. cit., p. 7. 5 Ibid., p. 8-9.

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601

système politique qui considère tous les hommes comme égaux, mais plutôt « un système

politique, de gestion de la polis, qui prenne en compte les différences et qui ne veuille pas

réduire tout à l’égalité abstraite devant la loi ».1 Aristote disait que le pire ennemi de la

démocratie était l’inégalité économique entre les hommes. Panikkar ajoute : « Les pays dits

démocrates sont la cause indirecte de cette situation [esclavage des enfants dans le monde] et

si nous ne sommes pas à nous seuls le dêmos, nous sommes tous coresponsables des deux cent

cinquante millions d’enfants dans le monde, selon l’Unicef (1996), sans mentionner les treize

millions d’enfants de moins de cinq ans qui meurent actuellement de malnutrition ».2 L’auteur

fait ici allusion à l’interrelation. Rien n’existe de manière isolée, tout est lié. Et si tout est en

relation, les frontières entre les Etats sont une abstraction. La pollution l’a bien montré, elle ne

respecte pas les bornes que les hommes se sont données. Cela fait que nous sommes tous, d’une

manière ou d’une autre, responsables de la misère et de la souffrance des hommes ; des animaux

et des choses qui se trouvent de l’autre côté de l’océan et même à côté de nous. Parce que tout

est en relation, tout est en interdépendance. Les hommes sont responsables des hommes mais

aussi de la planète tout entière. Changeons le terme « homme » qui peut être encore abstrait et

utilisons la première personne du singulier : « Je » suis responsable des autres, de la misère et

de la souffrance des enfants, mais aussi de la nature qui meurt tous les jours.

L’égalité est donc un concept abstrait, elle suppose une certaine homogénéité. L’homme

en tant que concept est certes égal à un autre homme. Mais l’Homme – avec un grand H –

n’existe pas si ce n’est qu’en tant que concept. Il y a des hommes et chacun est unique et ne

peut pas être répété. Le pluralisme est donc une critique de la démocratie qui veut faire de tous

des égaux. Souvenons-nous que le pluralisme implique l’acceptation de la possible

incompatibilité entre diverses opinions qui malgré tout coexistent. Pour cela Panikkar préfère

parler d’une démocratie des cultures sans quoi il n’y aura jamais de liberté entre les peuples.

La démocratie de la politique « éco-théo-sophique » ne peut donc pas se limiter à la

représentativité. Elle doit être plus que cela. Elle doit tenir compte du pluralisme, de la diversité

humaine et culturelle. La démocratie actuelle qui se veut représentative semble être en train de

s’épuiser. Elle ne répond plus aux vrais besoins de notre temps, à la réalité plurielle que nous

sommes. Elle reste debout grâce à l’effort de quelques-uns qui se battent pour la maintenir

ainsi. Mais tout semble indiquer qu’elle s’écroule peu à peu.

1 R. Panikkar, El espíritu de la política, op. cit., p. 202. 2 Ibid., p. 203.

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602

Les symptômes sont évidents, le malaise est désormais crié haut et fort un peu partout

dans le monde. Les mouvements des Indignés en rendent témoignage, tant en Europe qu’en

Amérique Latine et ailleurs. La théologie, insistons sur ce point, ne peut et ne doit pas rester

sur la touche, insensible aux cris des hommes et des femmes qui demandent un monde autre.

La théologie politique que nous osons appeler « éco-théo-sophique » tend l’oreille et se rend

sensible aux demandes de changement. C’est bien pour cela qu’elle prône une ecclésiologie de

l’engagement et une eschatologie du présent. La souffrance aujourd’hui de milliers de

personnes, d’animaux et de plantes qui sont une partie de moi-même devient plus importante

qu’un ciel incertain. C’est bien pour cela que la lutte pour un présent autre est l’un de ses

présupposés le plus important. Nous croyons à la démocratie, cela est sûr et certain, mais nous

croyons aussi à l’impérieuse nécessité de trouver une démocratie cimentée non pas sur une

abstraite et fausse égalité, mais sur le respect dans la diversité. Car, comme dit P. Manent, « la

victoire de la démocratie aujourd’hui coïncide avec l’affaiblissement en Occident de ces deux

grandes différences de la nation et de la classe […]. On dirait que le principe démocratique,

après avoir pendant deux siècles employé l’instrument, le véhicule de la nation, l’abandonne

aujourd’hui avec un mépris croissant au bord de la route ».1 C’est bien pour cela que nous

osons proposer comme fruit et continuation directe de l’intuition de notre auteur, une

démocratie participative, communautaire et interculturelle. Panikkar pourrait accepter la

formule qui dit qu’il faudrait passer des Etats-nations aux Etats plurinationaux. Ceci est un

autre prolongement de son intuition, nous ne nous sommes pas éloignés de lui.

3.2.4 Des Etats-nations aux Nations-peuples : la naissance des Etats plurinationaux

L’Etat plurinational semblerait être une réponse opportune à la situation de crise dans

laquelle nous nous trouvons. Et pourtant, nous sommes toujours dans le tâtonnement, toujours

un peu dans l’obscurité, car comme aime à le dire Panikkar, la conscience transhistorique n’est

pas encore tout à fait présente, elle se fraie un chemin dans la société contemporaine. Pour que

le mythe ancien cède sa place, il faut qu’un changement au niveau profond de la vision du

monde se soit opéré et cela prend beaucoup de temps. Le modèle économico-politique actuel

a pris, lui aussi, quelques siècles pour s’affirmer. Il a sans doute joué un rôle important dans

les sociétés industrialisées, mais il s’avère que dans le monde actuel il n’est plus efficace, il

porte plutôt vers l’injustice et la mort. Notre recherche pointe donc vers un type de société où

1 P. Manent, Enquête sur la démocratie. Etudes de philosophie politique. Paris : Gallimard, 2007, p. 168 et 172.

Page 602: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

603

la pluralité est acceptée et accueillie comme une richesse, comme une source de Vie. Nous

sommes ici dans les prolongements de la pensée de notre théologien.

Les Etats deviennent de plus en plus divers, de plus en plus pluriels. Les crises

économiques, politiques, sociales, mais aussi climatiques, ont obligé et obligent tous les jours

des milliers de personnes à chercher d’autres lieux de vie. Mais pour qu’un changement se

réalise, il faut que les mentalités et les institutions changent elles aussi. Et cette évolution ne

se fait pas du jour au lendemain. Depuis la colonisation et jusqu’à nos jours, l’Amérique Latine

n’a cessé de chercher et d’essayer de multiples manières de vivre autrement. Au final, le

libéralisme (l’Etat multiculturel, dit L. Lacroix) s’est imposé un peu partout dans le continent

comme fruit d’une colonisation permanente. Il y en a qui croient, disions-nous plus haut,

qu’avec les indépendances la colonisation a touché à sa fin. Or, la colonisation ne s’est jamais

arrêtée, elle adopte tous les jours des formes différentes. La globalisation est la manière actuelle

de coloniser, non seulement le continent latino-américain mais le monde entier. Elle veut mettre

fin à la différence, elle élimine les cultures pour créer La culture. Une des réponses des Latino-

américains, face tant à l’ancienne qu’à cette nouvelle colonisation, a été l’idée de créer un Etat

plurinational. Ce n’est pas une idée nouvelle, elle a aussi été essayée en Europe1 (Royaume-

Uni, pays Catalans, royaume de Suède-Norvège, Autriche-Hongrie, entre autres). Elle a aussi

quelque chose à voir avec la démocratie participative2 et le malaise ou désillusion dans la

représentation.

Importante pour notre propos est la définition élaborée par Villoro. Cet auteur dit que

la nation est un lieu du partage de la culture, une entité avec laquelle s’auto-identifient un

ensemble de personnes, c’est donc une question de volonté, de continuité, un projet, une

élection. La nation manifeste une continuité dans le temps mais aussi dans l’espace. Une nation

établit des relations symboliques avec le territoire, si bien que celui-ci peut être vu comme étant

sacré. La nation peut aussi se référer à un nouveau territoire, promis par le dieu tutélaire.

L’auteur de cette recherche a eu l’occasion de vivre parmi les indigènes « Purépechas » du

Mexique.3 Il a pu constater cette dernière idée de Villoro. Les habitants issus du « pays

purépecha » se disent « Purépechas », il ne se reconnaissent pas comme étant « Mexicains ».

Leur terre et leur culture est « purépecha » et non pas « mexicaine ».

1 Le lecteur intéressé peut consulter l’ouvrage de Stéphane Pierré-Caps, La Multination : l’avenir des minorités en

Europe centrale et orientale. Paris : O. Jacob, 1995. 2 On peut consulter, entre autres, les ouvrages J.-P. Gaudin, La démocratie participative. Paris : Armand Colin,

2013 ; G. Lebreton (dir.) La démocratie participative : enjeux et réalités. Paris : L’Harmattan, 2013. 3 Dans l’Etat de Michoacán.

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604

Cela dit, qu’est-ce qu’un Etat plurinational ? Comme son nom même l’indique, il s’agit

d’un Etat qui accueille dans son sein une pluralité des nations. Catherine Walsh est convaincue

qu’il existe une relation étroite entre plurinationalité, décolonialité et interculturalité. En effet,

un grand nombre d’auteurs confondent le pluri- et le multi- comme étant des particules

synonymiques. Un Etat plurinational n’est pas le même qu’un Etat multinational. Pour Walsh,

le multi- renvoie aux pays occidentaux, à un certain relativisme culturel qui ne prend pas en

compte la dimension relationnelle et qui cache la permanence des inégalités sociales. En

revanche, le pluri- est un terme employé préférablement en Amérique du Sud, il « reflète la

particularité et la réalité de la région dans laquelle les peuples indigènes et les Noirs ont vécu

pendant des siècles avec des Blanc-métis et où le métissage et le mélange racial ont joué un rôle

significatif ».1 Ainsi, tandis que le multi- renvoie à une « collection » de cultures singulières

sans rapport apparent les unes avec les autres, toujours dans le cadre d’une culture dominante,

le pluri- signale un vivre ensemble dans un même espace territorial, sans qu’il y ait pour autant

encore une interrelation équitable.

Un Etat plurinational ne peut qu’être aussi interculturel. Nous avons déjà défini

l’interculturalité. Tout comme le pluralisme, elle est utopique, du fait qu’elle n’existe pas

encore en tant que projet politique et culturel. Elle va, avons-nous dit, au-delà du simple respect

culturel. Elle implique l’interrelation comme la base de tout ce qui existe. Dans ce sens, on

pourrait dire, sans pour autant nous contredire, qu’elle a toujours été présente, car la relation est

un fait indéniable. Un Etat plurinational et interculturel implique une transformation tant au

niveau des mythes qu’au niveau des institutions sociales. Walsh le dit ainsi : « L’interculturalité

[…] cherche à imploser à partir de la différence dans les structures coloniales du pouvoir comme

un défi, une proposition, un procès et un projet ; elle consiste à reconceptualiser et à refonder

des structures qui mettent en scène et en relation équitable logiques, pratiques et modes culturels

divers de penser, de raisonner, d’agir et de vivre ».2 Panikkar aime dire que l’interculturalité

tout comme le dialogue n’est pas un fait donné mais toujours à construire. En d’autre termes,

un Etat plurinational et interculturel vit du dialogue permanent, de la rencontre quotidienne, de

l’harmonie du pluralisme qui se construit tous les jours. Plurinationalité et interculturalité vont

donc de pair, sont inséparables tout comme le processus de décolonialité. Un Etat plurinational

ne se fait pas du jour au lendemain et il n’est pas exempt de divergences et difficultés.

1 C. Walsh, « Interculturalidad, plurinacionalidad et razón decolonial », R. Grosfoguel et R. Amanza Hernández,

Lugares descoloniales. Espacios de intervención en la Américas. Bogotá : Editorial Pontificia Universidad

Javeriana, 2012, p. 103. 2 Ibid., p. 104.

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605

En effet, la « colonialidad » (« colonialité ») se manifeste principalement dans quatre

aspects de la vie, affirme Walsh, à savoir, dans la catégorie de race qui fait émerger une

colonialité du pouvoir ; dans la catégorie de connaissance qui révèle une colonialité du savoir ;

dans la catégorie de l’infériorité, de la subalternisation et de la déshumanisation montrant une

colonialité de l’être et, finalement, dans la catégorie naturelle qui reflète une colonialité

cosmogonique.

La plurinationalité exige donc une autre définition du concept de nation. Il est question

maintenant de la reconnaissance des droits collectifs des peuples, ethnies ou groupes sociaux.

La plurinationalité implique, dit par ailleurs B. de Sousa Santos, « la notion d’auto-gouvernance

et d’auto-détermination, mais pas forcément celle d’indépendance »1 et, le plus important, un

autre projet de pays dans lequel les relations entre l’Etat et la société se vivent autrement. Il y

a ici une allusion claire et évidente à l’inter-fécondation des cultures et l’urgence des relations

pour exister dont parle Panikkar.

Comme nous l’avons dit, Panikkar n’explicite pas son projet théologico-politique. Il ne

fait que l’énoncer sans donner plus de précisions. Et cela se comprend facilement du fait que

chaque nation doit donner des caractéristiques spécifiques à son projet. Il n’y a pas Le projet

nation, mais des projets à réaliser, des réponses toujours partielles, relatives et petites. Pour

notre théologien, il est question de retrouver l’esprit du politique, le sens du politique, c’est bien

ce qu’il appelle le métapolitique. Mais, comment peut-on réaliser ce projet ? Comment

pourrait-on passer des Etats-nations aux nations-peuples ? Si, comme nous l’avons dit, le souci

de Panikkar est de retrouver le pluralisme, de respecter la multiplicité des cultures, par l’inter-

fécondation, alors on peut oser affirmer que cela ne peut se réaliser qu’en abandonnant d’une

certaine manière la modernité, ou, comme le dit R. Prada Aloreza, en renonçant à « l’histoire

d’un rapport entre l’Etat et la société qui définit la séparation entre gouvernants et gouvernés,

entre société politique et société civile »2, car les Etats-nations se basent sur une relation

hiérarchique pyramidale dans laquelle les pays du centre exercent le contrôle et les pays

périphériques un relatif contrôle local. Panikkar, tout comme les partisans de l’Etat

plurinational, s’oppose au monoculturalisme, à la mononationalité. Et, il est bien clair que les

Etats-nations occultent le multi et le plurinationalisme.

1 B. de Sousa Santos, Refundación del Estado en América Latina, op. cit., p. 88. 2 R. Prada Alcoreza, « Horizons de l’Etat plurinational », M. Lang et D. Mokrani (dirs.), Au-delà du

développement, op. cit., p. 170.

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606

Panikkar est profondément convaincu que pour arriver à cette transformation, il faut que

le mythe change et cela personne ne peut le faire. Bien au contraire, ce sont les pratiques

diverses qui vont changer les personnes et par là-même les institutions. Dans l’esprit des

représentants du plurinationalisme, il est aussi évident qu’il faut opérer un changement au

niveau des institutions ainsi que de l’imaginaire social. C’est d’une nouvelle configuration

politique qu’il est question et d’un nouveau type de rapport entre la société et ses modalités

d’organisation politique. Le point de départ sera toujours (et en cela coïncident Panikkar et les

défenseurs de l’Etat plurinational) l’acceptation du caractère multiple de la société.

Nous avons déjà fait mention d’une démocratie participative, communautaire et

interculturelle. Essayons maintenant de la définir. Le principe ou point de départ est toujours

la communauté comme système de relations. Et voilà que revient l’idée de la Trinité Radicale.

Dans cette démocratie, l’individu n’existe pas de façon isolée. Panikkar l’avait dit et les tenants

de l’Etat plurinational le confirment, cela est une pure abstraction. Tout comme l’éthique

proposée dans la troisième partie de cette recherche, la politique s’enracine dans un esprit

communautaire. Cela veut dire que les institutions tiendront comme principe de base des

valeurs telles que la solidarité, la réciprocité, la complémentarité, entre autres. Les membres

féminins du mouvement ajoutent qu’il faut aussi abolir la domination masculine et mettre fin à

l’Etat patriarcal. Il faut donc une équité et une alternance de genre.

La démocratie que nous proposons ici demande également un nouveau modèle territorial

« conçu pour que les différents pluralismes (économique, social, politique, juridique et culturel)

fonctionnent dans les mêmes conditions, sans hiérarchisation et dans le cadre des différentes

formes d’autonomies – autonomie départementale, autonomie régionale et autonomie indigène,

cette dernière étant la plus importante étant donné les caractéristiques de l’Etat plurinational ».1

Il s’agit donc d’une nouvelle cartographie, géographique et institutionnelle, mais aussi celle des

mentalités. Le territoire, nous le savons, joue un rôle fondamental dans la démocratie

participative et interculturelle. La considération de la diversité implique aussi d’accepter que

ces diversités s’expriment non seulement dans d’autres mentalités, mais aussi dans d’autres

territoires. C’est pour cela que, lorsque nous parlons de déterritorialiser et de reterritorialiser,

nous faisons autant référence à un certain esprit colonisateur qu’à des territoires bien concrets.

La démocratie interculturelle est, d’après B. de Sousa Santos, « le résultat d’un acte

politique consensuel entre groupes ethnico-culturels distincts avec un passé historique de

1 Ibid., p. 176.

Page 606: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

607

relations qui, malgré leur violence inhérente, ouvre, dans la présente conjoncture, une fenêtre

d’opportunité pour un futur différent ».1 Cette démocratie a cinq caractéristiques particulières.

Premièrement, elle implique la coexistence de différentes formes de délibération démocratique.

Deuxièmement, elle suggère qu’il existe plusieurs critères de représentation démocratique telles

que les représentations quantitative et la qualitative. Troisièmement, elle reconnaît des droits

collectifs aux peuples comme condition du droit individuel. Quatrièmement, elle reconnaît

également un certain nombre de droits fondamentaux comme le droit à l’eau, à la terre, à la

souveraineté alimentaire, aux ressources naturelles, à la biodiversité, entre autres. Finalement,

la démocratie interculturelle prône une éducation orientée vers des formes de sociabilité et de

subjectivité basées sur la réciprocité culturelle.

Il est intéressant de considérer ici l’apport de D. Bourg et K. Whiteside. En effet, ces

auteurs proposent d’instaurer une « démocratie écologique » qui « viserait à diffuser la fonction

politique dans l’ensemble de la société et à accroître l’implication directe des citoyens dans des

processus jusqu’alors dominés par le pouvoir des experts (ou des élus) ».2 Il est question pour

eux de renouer avec un certain nombre de pratiques traditionnelles qui font penser à une

démocratie directe dans laquelle les citoyens ne sont pas seulement informés des décisions

prises par les autorités, mais directement impliqués. Le souci étant toujours de favoriser la

délibération, c’est-à-dire le dialogue dans le but de vivre bien ensemble. La « démocratie

écologique » dont ils parlent est donc une démocratie délibérative qui « cherche à créer des

situations où les préférences des citoyens peuvent évoluer au fur et à mesure qu’ils examinent

leurs présupposés, apprennent des faits nouveaux et approfondissent leur compréhension des

problèmes en jeu et de toutes les politiques susceptibles d’y répondre ».3 L’initiative est digne

non seulement d’être mentionnée, mais aussi d’être prise en compte. D’autant plus qu’elle

souhaite « instaurer dans la société un circuit de communication et de réflexion d’un autre type

que la représentativité ».4 Tout ce qui invite à plus de dialogue est toujours à prendre. Les

auteurs proposent également de reprendre la notion de territoire, car la prévention des dégâts

demande qu’on soit capable d’aller au-delà des zones géographiques. Il faut, disent-ils, se

réapproprier son territoire de vie, ce qui implique d’apprendre à « réhabiter » le monde. Il est

intéressant pour notre propos de considérer le rapport que ces auteurs proposent du temps.

1 B. de Sousa Santos, Refundación del Estado en América Latina, op. cit., p. 88. 2 D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, op. cit., p. 56. 3 Idem. 4 Ibid., p. 59.

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608

« Comment préserver, aujourd’hui mais pour demain, l’habitabilité de la Terre ? »1 se

demandent-ils. Pour eux, le gouvernement représentatif répond mal à cette question, car les

démocraties modernes ne prennent en compte que le présent, et oublient facilement le futur.

C’est, affirment-ils, une « logique présentiste » qu’il faut éviter. Cela est d’autant plus

intéressant que notre théologien espagnol invite à concentrer l’attention sur le présent. On

pourrait y voir une critique de l’intuition de notre auteur. Cependant, il faut dire que la

tempiternité de Panikkar permet de penser le présent et le futur du cosmos. Ce n’est pas en tout

cas un oubli du futur, mais le rejet d’une fuite vers un lieu et un temps inconnus (la Cité de

Dieu). Cela dit, il faudrait penser à joindre à leur proposition [celle de D. Bourg et K.

Whiteside] un travail intensif dans les communautés locales, dans des groupes petits et bien

ciblés qui pourrait se réaliser, par exemple, dans les paroises ou dans les commités de quartier,

à côté de la restructuration à grande échelle des instances gouvernementales et/ou politiques

qu’ils proposent.

Nous ne pouvons pas nous attarder davantage sur ce point. Quelqu’un pourrait objecter

que tout cela est bien abstrait. Cependant, rien de cela n’est abstrait du tout si nous prêtons

attention aux cas bien concrets. En effet, les gouvernements de la Bolivie et de l’Equateur ont

fait les premiers pas vers l’Etat plurinational et la démocratie participative, communautaire et

interculturelle en élaborant de nouvelles constitutions politiques qui remettent en cause la

conception libérale qui a rendu possible la séparation de l’Etat et de la société civile. Séparation

qui renvoie sans aucun doute aussi à la scission entre la politique et la religion. La nouveauté

des constitutions bolivienne et équatorienne n’est pas le fait d’avoir introduit de nouveaux

éléments dans un document déjà existant, mais d’avoir essayé de construire de « nouvelles

logiques et formes de connaître, de penser, d’être et de vivre sous des paramètres radicalement

distincts ».2 Laurent Lacroix dit ceci à propos de ces constitutions : « [Elles marquent] sans

aucun doute un changement important en termes de politiques ethniques. Désormais, la question

autochtone ne fait plus l’objet de mesures spécifiques comme par le passé mais elle est

appréhendée de manière transversale, systématique et permanente dans l’élaboration de

politiques publiques et de normes législatives ».3 L’Etat plurinational met ainsi fin au

1 Ibid., p. 69. 2 C. Walsh, « Interculturalidad, plurinacionalidad et razón decolonial », R. Grosfoguel et R. Amanza Hernández,

Lugares descoloniales. Espacios de intervención en la Américas, op. cit., p. 115. 3 L. Lacroix, « Etat plurinational et redéfinition du multiculturalisme en Bolivie », C. Gros et D. Dumoulin Kevran,

Le multiculturalisme au concret. Un modèle latino-américain ? Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011,

p.1. Concernant la numérotation des pages, nous suivons ici la version digitale https://hal.archives-

ouvertes.fr/halshs-00684066/document, consultée le 22/12/2015 15h45.

Page 608: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

609

multiculturalisme libéral qui avait été adopté dans les années 1990 en Amérique Latine dans le

but de prendre en compte la diversité culturelle, comme nous le rappelle L. Lacroix.

Souvenons-nous de la distinction proposée par C. Walch entre multi et pluriculturalisme, reprise

ici par Lacroix1, bien que ce dernier considère que les différences entre l’une et l’autre ne sont

pas si radicales : « Les objectifs fondamentaux de l’Etat plurinational sont similaires à ceux

ébauchés par le multiculturalisme libéral ».2 Ce dernier, dit Lacroix, se traduit simplement par

un certain nombre de réformes intégrées dans les constitutions dans le but de reconnaître le

caractère multiculturel et pluriethnique des sociétés. Ce n’est pas un vrai souci d’intégration

mais des politiques spécifiques dites néoindigénistes. En Bolivie, la réforme constitutionnelle

de 1994 donne une nouvelle définition de la république, elle est, selon l’article 1, unitaire,

multiethnique et pluriculturelle accordant le statut de peuples aux populations autochtones,

reconnaissant leurs droits collectifs et leurs aires géographiques spécifiques. En 2009, l’Etat

plurinational a été instauré en Bolivie entraînant une série de changements importants dans la

politique de ce pays. Il s’agit de « l’élaboration d’un projet politique novateur reposant sur de

nouvelles formes de culture politique, de coexistence sociale et (inter)culturelle, de territorialité

et d’institutionnalité de l’Etat. De manière générale, l’Etat plurinational permet d’envisager

un dépassement du modèle historique ‘uninational’ des nations latino-américaines qui s’est

prolongé à la fin du XXème siècle avec le multiculturalisme libéral. En d’autres termes, avec

l’Etat plurinational, il s’agirait de consolider ‘l’unité dans la diversité’ ».3

Il s’agit en résumé d’intégrer « la société à des formes d’Etat et de gouvernement qui

doivent reconnaître, en plus de la démocratie représentative, les démocraties participative,

communautaire et directe ».4 Cela a été fait dans quelques pays latino-américains et d’autres

semblent vouloir suivre leurs pas. La question qu’il faudrait se poser ici est de savoir si cette

proposition latino-américaine peut être accueillie dans d’autres latitudes du globe. Cela reste à

explorer. Il ne faudrait cependant ni diaboliser cette initiative ni la sacraliser. Elle n’est qu’une

initiative qui essaie de répondre à la quête d’un groupe humain d’un monde différent de celui

qui ne satisfait plus, et qui ne correspond surtout plus à la réalité telle qu’elle se présente

aujourd’hui. Il faudrait peut-être que d’autres peuples s’organisent (mais surtout qu’ils osent !)

pour trouver leur manière de rendre concrète cette idée.

1 Ibid., p. 11-12. 2 Ibid., p. 12. 3 Ibid., p. 7. L’article de L. Lacroix donne des exemples concrets de nouvelles dispositions constitutionnelles,

nous invitons le lecteur à s’y référer. 4 R. Prada Alcoreza, « Horizons de l’Etat plurinational », M. Lang et D. Mokrani (dirs.), Au-delà du

développement, op. cit., p. 167.

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610

La politique « éco-théo-sophique » que nous nous aventurons à proposer ici, toujours à

la lumière de l’intuition cosmothéandrique de R. Panikkar, invite à repenser autant la politique

actuelle qui se veut déliée du religieux que la religion/théologie qui ne s’intéresse plus au monde

politique. En outre, la politique « éco-théo-sophique » prend comme principe directeur

l’interrelation de tout ce qui existe. Ce principe implique, comme le proposent les partisans de

l’Etat plurinational, de déconstruire et de reconstruire les notions de science et de connaissance,

mais aussi de penser aux droits de la nature qui n’est plus un bien à consommer mais une entité

qui a le droit d’exister, comme les hommes et les animaux, car tous forment un ensemble

inséparable. Un des principes vitaux de la politique que nous proposons est le souhait de

construire une nouvelle forme de vivre ensemble, dans la diversité et l’harmonie avec la nature.

Ce principe essentiel comprend quatre autres sous-principes sous-jacents : la relationalité, la

correspondance, la complémentarité et la réciprocité. Le tout renvoyant de nouveau à la Vie en

plénitude dont parle Panikkar. Le « Buen vivir » que nous recevons permet qu’un autre contrat

social soit mis en place, basé sur la relation entre les hommes et entre ceux-ci et la nature, tout

cela dans le but de mettre fin à la fragmentation et de promouvoir l’articulation. L’idée est

qu’on puisse non seulement survivre mais vivre en plénitude. Face à la crise écologique qui

nous assaille, il se peut que le chemin ouvert par les nations bolivienne et équatorienne serve

de modèle, non seulement à d’autres pays de l’Amérique Latine, mais aussi à des pays du monde

entier. Voilà un autre beau prolongement ou une manière de donner une suite à l’intuition de

notre auteur.

3.3 Ouverture : une politique « éco-théo-sophique » qui passe de l’univers au plurivers

Tout ce que nous venons de développer ouvre la voie tantôt vers une évidence tantôt

vers une urgence : il s’agit de passer d’un uni-vers vers un pluri-vers ; il est donc question

d’« oser le plurivers »1, ce qui veut dire « oser s’ouvrir à la vie »2 ; oser croire, aime dire

Panikkar, que nous sommes tous dans une même aventure et cela non pas malgré mais grâce à

nos différences. Et cela, nous le savons déjà, parce que nous n’existons pas séparés des autres

(vivants et non-vivants). Mais, bien entendu, quitter les sécurités d’un univers bien connu déjà

familier pour se mettre en route vers un plurivers inconnu, n’est sans doute ni facile ni évident.

1 C’est le titre de l’ouvrage de Ch. Eberhard, Oser le plurivers. Pour une globalisation interculturelle et

responsable. Paris : Editions Connaissances et savoirs, 2013. 2 Ibid., p. 13.

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611

Ch. Eberhard illustre cette idée en faisant appel à la sagesse du Mulla Nasrudin.1 On dit qu’un

jour lorsque Nasrudin voyageait en bateau, une tempête s’est déclarée, si bien que l’embarcation

a commencé à prendre l’eau. Tous essayaient de sauver le bateau en tentant de le vider de l’eau

qui s’engouffrait de tous côtés. Nasrudin non seulement ne bougeait pas, mais il remettait de

l’eau dans la barque. Le voyant, le capitaine lui demande : « Mulla, es-tu fou ? Que fais-tu ?

Arrête ! Aide-nous ! Nous allons couler ! » Et Nasrudin de répondre : « Ma mère m’a toujours

appris de me mettre du côté du plus fort ».2 Cette métaphore illustre parfaitement la situation

dans laquelle nous sommes ou nous pourrions être. La barque coule, il faut faire quelque chose

pour la sauver. Et pourtant, pour ne pas être différents et pour qu’on ne nous pointe pas du

doigt, nous préférons rester du côté de la masse. Eberhard affirme, croyons-nous, à la lumière

de la pensée de Panikkar qu’il cite assez souvent : « Nous avons fondamentalement peur de

nous ouvrir à la vie, au monde dans lequel nous vivons ».3 Ce n’est peut-être pas la peur de

s’ouvrir à la vie. Qui ne veut pas vivre, et vivre pleinement ? C’est plutôt la peur de l’incertain,

peur de quitter les routes bien balisées, pour s’aventurer dans la forêt touffue et sans chemins

sûrs et reconnaissables. Le plurivers auquel nous nous sentons invités n’a pas d’autoroutes

confortables avec des panneaux qui nous faciliteraient la circulation. Non ! Le plurivers est

une aventure et comme telle, elle implique de construire ensemble un nouveau monde pluriel

et certainement déstabilisant.

Dans la littérature à laquelle nous avons eu accès, rien ne semble indiquer que notre

théologien espagnol ait prononcé le mot « plurivers » de manière explicite.4 L’idée n’est pas

pour autant absente. Bien au contraire, tout pointe vers le dépassement de l’uni-vers, pour se

diriger vers un pluri-vers. S. Latouche l’exprime lui aussi ainsi : « Je me souviens parfaitement

d’avoir entendu notre ami [Panikkar] dénoncer ce que l’on appellerait maintenant ‘la pensée

unique’ de l’uni-versum (un seul côté, tourné vers l’un) et plaider pour un ‘pluri-versum’, un

monde pluriel et même pluraliste. […] Le fait est que, le plus souvent, il se contente d’utiliser

le vocable plus ambigu de ‘pluralisme’. Cependant, comme il lui arrive parfois de le préciser,

il ne s’agit pas de cette incontestable pluralité de facto des sociétés contemporaines, mais d’un

pluralisme de jure qui a tant de mal à s’imposer ».5 Quoi qu’il en soit, il vaut la peine de prêter

1 Personnage mythique de la tradition soufie. 2 Ibid., p. 15. 3 Ibid., p. 16. 4 Panikkar parle de « multiverso » (« multivers ») en étroite relation avec la Trinité : « Trinité veut dire alors cette

vision de la totalité du multivers, dans laquelle toute est en relation avec tout » ; R. Panikkar, Ecosofía, op. cit., p.

29. 5 S. Latouche, « Introduction au pluriversalisme de Raimon Panikkar », R. Panikkar, Pluriversum. Pour une

démocratie des cultures, op. cit., p. 7-8.

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612

attention à la voie signalée par notre auteur, car elle pourrait nous aider à sortir d’un chemin qui

risque de nous porter vers « le suicide de l’humanité ».1

La politique « éco-théo-sophique » que nous proposons renvoie donc au plurivers, elle

se détache de conceptions univoques et de chemins solitaires. C’est une politique qui croit au

pluralisme de la vie et qui doit donc respecter et promouvoir un pluri-vers. Ceci peut se

manifester de multiples formes, en des domaines également très variés. Nous souhaitons clore

notre apport dans cette partie en faisant allusion à une application concrète, à savoir, la pluri-

versitas, opposée à l’uni-versitas.

Les termes « universalité » et « université » font allusion tous les deux au versus unum ;

ils renvoient à l’unité, à ce qui est unique, simple, indivisible, élémentaire et fondamental.2 Le

modèle paradigmatique se trouve tantôt dans l’Académie platonicienne, tantôt dans le Lycée

aristotélicien (l'école péripatéticienne), deux lieux où se retrouvaient les « philosophes » pour

proposer et discuter leurs théories. Néanmoins, « cette conception (eurocentrique) de l’origine

de l’université ignore une tradition non-occidentale plus antique encore et qui a – entre autres

– surtout deux références culturelles : la chinoise et l’arabe ».3 D’après J. Estermann, on trouve

en Chine l’université la plus ancienne du monde, l’Université de Hunan, dans laquelle se situe

l’Ecole Supérieure (Shangyang) qui daterait de la période Yu (2257 av. J.C. – 2208 av. J. C.).

L’Université de Nanjing remonte à l’Académie Centrale Impériale de Nanking, fondée en 258

ap. J. C. Il y aurait bien d’autres universités, perses et arabes, qui pourraient se trouver à

l’origine des universités européennes. La conquête de l’Amérique Latine a vu naître les

premières universités sur le sol américain, suivant l’esprit de la contre-réforme et de la

reconquête, face à l’occupation musulmane. Il semblerait que les premières universités fondées

en Amérique Latine aient été celle de Saint Domingue, en 1538 ; l’Université de Saint Marc

fondée en 1551 à Lima, Pérou ; l’Université du Mexique, en 1551 et l’Université Saint Thomas

de Santa Fe à Bogota en 1580. Ce qui est vrai, c’est que la plupart des universités fonctionnaient

selon la scholastique en vigueur en Espagne. Ces universités sont devenues des « bastions de

la légitimation intellectuelle et ‘scientifique’ du pouvoir colonial, de ladite ‘supériorité’ de

1 Ibid., p. 12. 2 A. Papaux l’appelle : « La fascination de l’Un ». Pour lui, il s’agit d’une tandence réductionniste : « la simplicité

de l’unité l’emporte de beaucoup sur l’épaisseur de la diversité […]. Cette préférence pour un seul type de logique,

déductive de surcroît, le traditionnel logos, répond à une donné anthropologique occidentale fondamentale : le

besoin de maîtrise, que le simple savoir-faire, l’habileté et moins encore la débrouillardise de la mètis ne permettent

aucunement d’assouvir » ; cf. A. Papaux, « Le retour du sacré : irréductionnisme et épaisseur des origines », G.

Hess, D. Bourg (dirs.), Science, conscience et environnement. Penser le monde complexe, op. cit., p. 238-239. 3 J. Estermann, « Hacia una interversidad de saberes. Universidad e interculturalidad » ; disponible sur :

https://denixusta.files.wordpress.com/2012/08/interversidad-de-saberes.pdf ; consulté le 23/12/2015.

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l’esprit européen et de la fondation de l’ ‘infériorité’ de la race ‘indienne’ et ‘métisse’ »1,

affirme Estermann.

Suivant les intuitions de notre auteur, nous proposons ici une politique qui a comme

base une épistémologie perspectiviste, non pas un versus unum, mais un adversus unum.2

L’interculturalité questionne la « supra-culturalité » et l’ « universalité » de la vie académique

de la plupart des universités qui ont toutes été bâties sur un même modèle de réflexion et de

construction de la connaissance. Elles suivent toutes un même schéma de pensée et ne reçoivent

comme étant vrai que ce qui est produit par ce genre de connaissance. C’est la méthode

scientifique qui s’est imposée comme méthode universitaire, avons-nous dit. Même les

sciences dites sociales et humaines doivent être, ou employer, la méthode scientifique pour

qu’on puisse croire et se confier sereinement à leurs résultats. Ce qui n’est pas scientifique est

de l’ordre de l’opinion, de la doxa.

Toujours dans le contexte latino-américain, le désir ardent de se démarquer ou de

prendre une certaine distance par rapport à ce qui est un produit de la colonie a fait naître, voici

quelques décennies, la proposition d’une « université pour le XXIe siècle »3 dite « pluri-

université ». J. Echeverría annonce de quoi il est question : « Si l’ontologie doit être pluraliste

et non pas moniste, il nous faut introduire de nouvelles valeurs épistémiques qui serviraient de

contrepoids à l’empire platonisant de l’universalité et à sa propension de voir le Un partout. Je

parle de la pluriversité, c’est-à-dire de l’attitude épistémique qui cherche le pluriel tant dans les

objets de la recherche que dans les sujets, les relations, les fonctions, les processus et les

systèmes. […] Le néologisme ‘pluriversalité’ résume cette attitude qui apporte un regard

kaléidoscopique aux divers mondes et savoirs ».4 L’universitas a été organisée, depuis le

Moyen Age, en recherchant toujours l’accès à l’universel. C’est une conception arborescente

de la connaissance et du savoir. A la base se trouve une pluralité (non pas un pluralisme) de

disciplines séparées et subdivisées ensuite en d’autres versants plus spécialisés, tout comme les

1 Ibid., p. 5. 2 L’expression a été employée par J. Echeverría, « Pluralidad de la filosofía : pluriversidad versus universidad »,

Ontology Studies : Cuadernos de Ontología 12, 2012, p. 373-388 ; disponible sur :

http://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5025090, consulté le 22/12/2015. 3 C’est le titre de l’ouvrage de B. de Sousa Santos, La universidad en el siglo XXI. Para una reforma democrática

y emancipatoria de la universidad. La Paz : Plural Editores, 2007. 4 J. Echeverría, « Pluralidad de la filosofía : pluriversidad versus universidad », Ontology Studies : Cuadernos de

Ontología 12, 2012, p. 383 ; disponible sur : http://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5025090, consulté

le 22/12/2015.

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sciences naturelles sont, elles aussi, divisées en genres et en espèces.1 En outre, chaque

discipline doit avoir un êidos (εἶδος) qui lui est propre, aucune autre discipline ne peut avoir le

même. Dans l’universitas, les disciplines se subdivisent et procèdent d’une même souche : la

philosophie et/ou la théologie. Les universités reposent sur cet ordre : diversité et indépendance

des disciplines, toutes subordonnées à la science de l’Etre. Un grand nombre d’universités

actuelles croient en et défendent encore ce modèle. Pour être justes, il faut aussi dire qu’une

tendance à l’interdisciplinarité voit de plus en plus le jour dans les universités2, même si la

méthode interdisciplinaire ne consiste dans la plupart des cas qu’à confronter la spécificité des

disciplines, dans le but d’y trouver d’éventuels points de recherche en commun.

La pluriversitas a un autre but, elle doit « promouvoir un modèle organisationnel des

savoirs différents. Il faut imaginer, concevoir et construire des pluriversités, c’est-à-dire, des

institutions qui, lorsqu’elles enseignent, recherchent et valorisent, ne soient pas orientées vers

le un, mais vers le pluriel. Les « activités pluriversitaires » qu’il faut propulser n’auront pas

comme objectif ultime la réduction de la multiplicité à l’unité […] mais elles fomenteront la

recherche des différences, des nuances, de la diversité, de la variété et de la pluralité. […] Les

pluriversités doivent promouvoir les savoirs pluriversels ».3 Cela invite à repenser le rôle de

l’université dans la société contemporaine. Ce rôle est actuellement défini par les marchés et

l’économie4, par une politique bien spécifique et dirigée, si bien qu’un bon nombre de

disciplines universitaires ne sont plus prisées ni recherchées par les jeunes, car elles ne sont

plus sources de revenus importants. Elles débouchent généralement sur le chômage. Il s’agit

en effet de ce que Napoleón Saltos Galarza appelle « un double siège »5 qui implique

l’appropriation privée de la connaissance et le contrôle du pouvoir sur la connaissance. Ce

1 G. Siegwalt parle du « cloisonnement des différentes sciences les unes par rapport aux autres » ; cf. G. Siegwalt,

Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne – l’université et la théologie – la sauvegarde de la

création, op. cit., p. 11. 2 L’inquiétude écologique, dit G. Siegwalt, a été l’occasion, pour les Eglises protestantes d’Alsace, ainsi que pour

l’Eglise catholique et pour certaines personalités du monde scientifique, de se retrouver de manière

interdisciplinaire ; voir G. Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne – l’université

et la théologie – la sauvegarde de la création, op. cit., p. 43 et suivantes. 3 J. Echeverría, « Pluralidad de la filosofía : pluriversidad versus universidad », art. cit., p. 384. 4 D. Bourg affirme que « le savoir n’est plus alors à lui-même sa propre fin, mais un moyen au service du marché »,

en faisant référence à la biologie et les OGM ; cf. D. Bourg, « Néolibéralisme et démocratie », G. Hess, D. Bourg

(dirs.), Science, conscience et environnement. Penser le monde complexe, op. cit., p. 216. 5 N. Saltos Galarza, « La polifonía de Platón : de la universidad a la pluriversidad. Reforma universitaria y

modernización » ; disponible sur :

https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&ved=0ahUKEwilx-

6h3PHJAhUGGw8KHVTEB0wQFgggMAA&url=http%3A%2F%2Ffiles.pluriversidad-

oikologias.webnode.es%2F200000017-

71d0172c90%2FLA%2520POLIFON%25C3%258DA%2520DE%2520PLAT%25C3%2593N%2520%281%29.

pdf&usg=AFQjCNEylkiRZtyiCIMk-OPZlmx9cPnQNQ, consulté le 23/12/2015.

Page 614: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

615

double siège se présente sous deux formes différentes. D’une part, la rupture de l’hégémonie

de l’université en ce qui concerne la production et la diffusion de la connaissance et, d’autre

part, la formation de ceux et celles qui produisent la connaissance et des leaders de la société.

B. de Sousa Santos1 parle d’une double crise : crise d’hégémonie et crise de légitimation qui

provoquent une crise institutionnelle. La principale conséquence de cela est que l’université a

perdu l’exclusivité, elle n’est plus Le lieu de production de connaissance. Les mass media, par

exemple, et les grandes entreprises le sont aussi devenus. L’entreprise privée dirige la recherche

et l’apprentissage. Elle dit ce qu’il faut dire et faire. L’éducation est devenue en outre une

marchandise, elle se réalise en fonction des besoins du capital et du marché. La prolifération

d’universités privées en Amérique Latine en rend témoignage. Ajoutons à cela ce que Saltos

Galarza nomme une « deuxième arrivée », c’est-à-dire que l’éducation doit être inscrite dans

une double ligne : d’une part, l’efficience et la méritocratie et, d’autre part, la gouvernance et

la participation citoyenne institutionnalisées. C’est une vision « banco-mondialiste » qui met

l’accent sur la formation et non pas sur la production de connaissances. Il est évident que le

rôle des universités dans ce contexte est celui de produire des cerveaux qui sachent répondre

aux besoins du marché mondial. Beaucoup d’entre eux, par ailleurs, sont pris par les grandes

entreprises (brain drain) et placés dans des endroits stratégiques du premier monde. C’est,

redisons-le, de la marchandisation de l’apprentissage et de la connaissance. J. Estermann

synthétise de la manière suivante ce que pourraient être les présupposés des universités2 :

a. Savoir est pouvoir. Il faut accumuler des connaissances tout comme on peut accumuler

un capital.

b. Caractère analytique. Il s’agit de connaître le monde à travers la décomposition de tout

à son plus petit degré.

c. Fragmentation du savoir. L’homo academicus est un spécialiste, détaché de la réalité

comme un tout et comme étant relationnelle.

d. Objectivité idéologique. C’est la recherche d’un savoir supra-culturel et universel.

Toute référence à la subjectivité est une violation du principe d’objectivité et annule les

résultats.

e. Androcentrisme universitaire. L’université doit être « rigoureuse », « impartiale »,

« analytique », « quantifiable », entre autres, éléments d’une mentalité et d’une

conception masculine.

1 B. de Sousa Santos, La universidad en el siglo XXI. Para una reforma democrática y emancipatoria de la

universidad, op. cit., p. 23. 2 J. Estermann, « Hacia una interversidad de saberes. Universidad e interculturalidad », art. cit., p. 7-8.

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616

f. Structuration des connaissances. Le texte est devenu la référence en Occident. Le

savoir implique lecture, analyse et interprétation des textes écrits, comme seul moyen

de connaissance.

g. Le fétichisme des diplômes académiques. Estermann affirme que les diplômes octroyés

par les universités fonctionnent comme « monnaie universelle d’échange », tout comme

le dollar. La certification (« diplômatisation ») crée une « oligarchie ou élite

académique ».

h. L’université otage de l’idéologie du marché. Pour le profit, les universités offrent des

diplômes au service de l’idéologie néolibérale globalisée et globalisatrice.

i. Détachement de la société civile. Les universités restent parfois des îles dans la mer des

convulsions sociales. Elles deviennent quelquefois complices du statu quo, des élites

conservatrices des sociétés nationales.

La pluriversitas, dirait Panikkar, a d’autres caractéristiques et d’autres buts. Elle est

avant tout et surtout un lieu de dialogue dans la recherche du bien commun, construit par tous.

Ainsi, le rôle de la pluriversitas n’est pas celui de se soumettre à un quelconque organisme ou

entreprise, mais de construire ensemble un monde meilleur dans lequel les personnes vivent en

harmonie ou font tout pour vivre en harmonie. L’écologie des savoirs et la traduction

interculturelle dont parle B. de Sousa Santos visent le processus éducatif et impliquent une

transformation profonde des systèmes officiels de l’éducation publique, l’éducation populaire

et communautaire.1 J. Estermann mentionne quelques traits qui définissent ce qu’il appelle

l’interversitas, dans la ligne croyons-nous de la pensée de Panikkar. Il vaut la peine de les

reprendre ici, en guise de conclusion de notre politique « éco-théo-sophique ».

a. Le but principal de l’interversitas est d’apprendre le « Buen vivir » de tous (humains et

non-humains). C’est la raison d’être de l’institution qui s’engage dans l’interculturalité.

b. L’interversitas est toujours située dans un contexte social, culturel, historique et

politique concret duquel elle tire ses nutriments et pour lequel elle travaille.

c. L’interversitas doit vaincre la mono-disciplinarité des discours académiques. L’inter-

trans-disciplinarité est un devoir éthique, car tout est en relation. Il faut également

admettre qu’il existe d’autres formes de connaissance.

1 Voir B. de Sousa Santos, Refundación del Estado en América Latina, op. cit., p. 122.

Page 616: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

617

d. Il faut rechercher un pluralisme épistémologique et méthodologique. C’est la position

radicale de notre théologien espagnol. Estermann appelle cela « épistémologies et

méthodologies contextuelles ». Le mot « contextuelles » est largement employé en

Europe pour désigner ce que pourraient être des applications locales de La théologie.

Reconnaître un pluralisme d’épistémologies et de méthodologies est plus que

contextualiser la théologie ; c’est définir une autre manière de penser, d’être,

d’apprendre et d’approcher la réalité.

e. Il faut introduire des épistémologies gynophiles, affirme le philosophe et théologien

suisse, de manière qu’on puisse contrer l’androcentrisme. Panikkar le disait également.

Une approche féminine introduit d’autres visions du monde et des valeurs qui n’ont pas

été prises en compte dans la vision masculine du monde.

f. L’interversitas doit également repenser la méthode évaluative, les qualifications, les

graduations et les certifications, en fonction d’autres sagesses culturelles et d’autres

visions du monde. Le nouveau système doit inclure des capacités interculturelles, des

capacités d’articulation, de nouvelles perspectives éthiques et de travail collectif et

interdisciplinaire.

g. Il est aussi urgent de fomenter des formes d’apprentissage basées sur le travail collectif.

Estermann appelle cela l’inter-apprentissage, l’inter-enseignement et des formes plus

conformes avec l’éducation populaire. L’univers scientifique n’est plus un savoir

universel, mais occidental. Le savoir doit être autochtone, « vivencial » (pour la vie,

pratique), pragmatique et contextualisé.

h. L’interversitas doit inclure, dans la formation de tous, l’aspect spirituel et religieux,

toujours dans un cadre de dialogue interculturel.

Notons que ces quelques traits reprennent en grande partie les intuitions de notre

théologien espagnol : la recherche du sens de la vie (bonheur) en plénitude, l’attention toute

particulière au contexte local culturel et historique, l’importance de l’interdisciplinarité, le

pluralisme épistémologique que nous avons appelé perspectiviste, la prise en compte de

l’élément ou de la dimension féminine de la réalité, le travail collectif comme un signe évident

du dialogue et de l’interrelation, et l’importance de la spiritualité.

La politique « éco-théo-sophique » sait donc prêter attention aux expériences de vie

alternatives. Elle reste attentive au pluralisme, sachant qu’il est une expression claire de la Vie

qui est toujours diverse. Nous avons prêté une attention particulière à la notion de démocratie

Page 617: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

618

et en avons fait la critique. La démocratie représentative ne semble donc plus répondre aux

besoins de la vie en communauté. Une véritable démocratie doit donc promouvoir la

participation, l’engagement de tous les citoyens. La vie politique ne doit plus être menée

seulement par l’expert. Tous doivent s’intéresser à la vie de la collectivité. La théologie doit,

elle aussi, prêter une attention particulière à la vie des gens. Elle ne peut pas se désintéresser

de ce monde, sous prétexte que la vraie vie se trouve ailleurs. Cela n’est plus une théologie

acceptable. L’intuition cosmothéandrique nous a également porté à reconnaître le rôle

fondamental des nations par rapport aux Etats. L’Etat fait disparaître la diversité et tue le

caractère pluriel de la société. Il faut trouver des alternatives telles que les Etats plurinationaux

qui ont été proposés par certains pays latino-américains et qui ont commencé à être une réalité

en Amérique du Sud. Finalement, nous osons proposer la pluriversitas comme une source de

vie. Panikkar en avait eu l’intuition :

La transdisciplinarité représente un pas décisif vers l’interculturalité, mais nous sommes

encore à l’intérieur de disciplines qui se prétendent universelles et qui appartiennent à une

culture particulière. Nous sommes encore à l’intérieur du syndrome de la globalisation, tout

comme le studium generale d’il y a quelques siècles croyait dans l’ars magna unique qui

pourrait fonder une véritable universitas, en unifiant toutes les connaissances. Le défi de

l’interculturalité est plus déconcertant, mais doit donc être plus humble et ne pas prétendre

déplacer la transdisciplinarité mais la situer – et la relativiser. On se demandera si ce qui

convient est l’universitas ou plutôt une pluriversitas.1

Il faut rompre avec ce que B. de Sousa Santos appelle la capitalisation de l’université et

la transnationalisation du marché universitaire2 et passer d’une connaissance universitaire vers

une connaissance pluriversitaire. Reste à définir en quoi consiste ce changement qui est bien

complexe.

Une éthique et une politique « éco-théo-sophiques » ont été proposées dans les deux

dernières parties de cette recherche. Elles appartiennent toutes deux à ce que nous avons appelé

la « sagesse de la terre » prônée par Panikkar. L’éthique doit marcher de pair avec la politique.

Nous arrivons de la sorte à la fin du parcours que nous nous sommes proposés de réaliser. Cela

ne signifie pas que nous soyons arrivé au terminus, loin de là ! D’autres routes restent sans

doute à explorer et des corrections pourront sans doute être faites à notre approche.

1 R. Panikkar, « Religion, philosophie et culture », art. cit., p. 119. 2 B. de Sousa Santos, La universidad en el siglo XXI. Para una reforma democrática y emancipatoria de la

universidad, op. cit., p. 22-33.

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CONCLUSION GENERALE

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Il est aujourd’hui de plus en plus évident que la théologie doit revisiter ses contenus et

se renouveler en fonction du contexte socio-politique. La théologie ne peut plus rester isolée

comme si elle n’avait besoin de personne, elle ne doit pas rester insensible à la réalité des

hommes et des femmes qui luttent pour survivre dans un monde qui leur est devenu hostile. Un

discours trop académique, désincarné et désintéressé de la vie est à rejeter. La théologie doit

essayer de construire des ponts avec d’autres sciences, elle ne doit surtout pas rester enfermée

dans sa discipline. Il faut rechercher l’interdisciplinarité. Le caractère inter et pluri disciplinaire

de l’académie justifie le détour que nous avons fait par l’histoire, la philosophie, les sciences

naturelles et les autres champs de la réflexion. Cela nous a permis de dégager les enjeux de

notre problématique et de soutenir l’approche que nous avons choisi de suivre. Ce caractère

inter et pluri disciplinaire justifie également la structure que nous avons voulu construire. La

première partie employée entièrement à la mise en contexte de notre thématique, nous a obligé

à nous confier aux historiens, mais aussi aux philosophes, aux sociologues, parmi tant d’autres.

Il en va de même des autres parties. Ce fut un choix salutaire et nécessaire. Nous avons

découvert par ce biais la difficulté et l’énormité du sujet que nous allions aborder.

L’extraordinaire production littéraire sur cette problématique a bien montré qu’il ne faut pas y

aller trop hâtivement. Les différents champs concernés – politique, économique,

psychologique, sociologique, entre autres – relèvent eux aussi la difficulté. Le théologien qui

veut participer au débat écologique doit donc être bien informé et se faire une opinion précise.

La recherche historique que nous avons menée a montré un premier résultat important :

si l’intérêt pour les relations entre les organismes et leur environnement est ancien, la discipline

écologique en tant que telle est plutôt récente. Cela n’est pas banal. Le discours écologique en

théologie est lui aussi très récent et il reste encore loin d’être unanimement admis. Nous avons

reçu dans cette recherche comme étant vrais les arguments qui démontrent l’existence d’une

crise environnementale. Le poids de l’évidence non seulement scientifique mais aussi

sociologique, économique, anthropologique et politique nous a porté vers cette conclusion. Il

y a bel et bien une crise que nous appelons « écologique » qui menace la planète tout entière.

En outre, nous affirmons non seulement que c’est surtout l’espèce humaine qui est menacée,

mais aussi qu’elle est la principale menace. Si des catastrophes climatiques et la disparition des

espèces ont toujours existé, l’intervention de l’homme dans les derniers siècles a accéléré des

processus naturels qui prenaient des milliers d’années. Tout ceci semble être une évidence de

poids pour qu’on ne reste ni impassible ni insouciant. En tant que théologien, nous voulons et

nous devons prendre une part active dans le débat.

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624

La recherche historique nous a permis de découvrir que le XIXe siècle est d’une

particulière importance. Plusieurs ruptures se sont produites. C’est à ce moment-là que se sont

produits une accélération dans la maîtrise de la nature, un changement dans la notion et la

conception du temps et une reformulation des rapports qui existent entre les sciences physiques

et chimiques et celles du vivant. A ce stade de notre étude et de notre analyse, le caractère

relationnel de la réalité devenait aussi pour nous de plus en plus manifeste. L’être humain n’est

pas un élément extérieur et indépendant de tout ce qui existe. Tout est en relation de

dépendance. Voilà une première conclusion claire et patente.

Il nous est apparu comme urgent de trouver une réponse à la question : d’où vient cette

crise ? ce qui voulait dire s’interroger sur ses sources. Avec un grand nombre d’auteurs nous

affirmons que l’homme est la principale (non pas l’unique) source de destruction de

l’environnement, notamment par l’utilisation démesurée de la technologie. S’il est vrai qu’elle

est synonyme de bien-être, de plaisir et de longévité et qu’elle procure une certaine forme de

bonheur en contribuant particulièrement au succès matériel des hommes ; il est aussi vrai que

la multiplication des produits qui exigent l’utilisation des combustibles de plus en plus

énergivores risque de générer une plus grande dégradation de la planète. L’être humain n’a pas

été capable de repérer avec sagesse les limites des ressources naturelles. La crise écologique

renvoie donc à une crise anthropologique. Le théologien espagnol que nous avons étudié reste

sur ce point quelque peu ambigu. Tantôt il demande de se décentrer, de supprimer tout

« centrisme », tantôt il affirme et confirme le rôle fondamental et central de l’être humain dans

la réalité cosmothéandrique, si bien que l’ « Homme » représente le pont entre la dimension

divine et la dimension cosmologique. Pour cette raison, nous croyons qu’un langage

anthropocentré est inévitable. Nous affirmons qu’une vision toute particulière de lui-même a

pu porter l’homme vers une considération exagérée de sa condition. Il faut reconnaître qu’une

certaine interprétation de la vision judéo-chrétienne du monde aurait pu également contribuer à

gonfler cette vision de soi-même. Un Dieu tout-puissant et transcendant qui crée un homme à

son image et ressemblance aurait pu insuffler un esprit de supériorité par rapport aux autres

créatures. Reconnaître la faute veut dire conversion et métanoia. Ce dernier terme a été adopté

et adapté par les écologistes eux-mêmes. R. Panikkar en fait mention dans ses écrits.

Reconnaître notre rôle prépondérant ne veut pas dire avoir le droit de tout faire. Au terme de

cette recherche, il faut bien reconnaître que la question écologique ne fait pas l’unanimité chez

les religieux, les laïcs, les pasteurs et les prélats, malgré l’urgence prêchée par les autorités. Sur

ce point Panikkar est bien cohérent avec sa proposition. Un Dieu absolument transcendant est

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625

une illusion, tout comme un homme entièrement matériel. L’inter-in-dépendance dont il parle

touche toutes les dimensions de la réalité : Dieu, Homme, Monde. Rien n’existe sans les autres,

y compris, bien entendu, Dieu lui-même, car ce sont les relations qui font exister et non pas une

éventuelle essence individuelle.

Nombreux sont les chercheurs qui ont fait sonner le signal d’alarme. Nombreux sont

aussi ceux qui ont trouvé les causes de la crise et ceux qui ont proposé des solutions. Ce qui

semble évident c’est qu’il faut réapprendre à écouter la terre, qu’il nous faut une nouvelle

relation avec le cosmos. Nos aïeux étaient capables de comprendre les « mots » prononcés par

leur environnement simplement parce qu’ils en faisaient partie. Nous sommes aujourd’hui

entourés de béton, de ciment et de formes carrées. La nature est en dehors de nous. L’homme

contemporain ne sait plus parler avec la nature, mais il sent encore l’attrait très fort qui l’invite

à se recueillir dans le sein qui lui a donné la vie. Certains diraient qu’il s’agit d’un instinct

primitif qui reste en nous.

Dans cette recherche, nous avons fait un autre choix. Nous suivons et croyons à la

proposition de notre auteur qui invite à se cultiver, à revenir à soi. C’est sur la base d’une

attention plus profonde à soi que cultiver le Soi sera aussi possible. Se cultiver soi-même est

déjà un premier pas vers la contemplation de l’univers. Il n’est pas possible de prendre soin du

cosmos sans avoir senti d’abord le besoin de prendre soin de soi-même. L’étonnement est

également un pas indispensable vers le respect. Elle se trouve à l’origine de la philosophie et

de la théologie. Et pourtant, on dirait bien que l’homme d’aujourd’hui ne ressent plus

d’admiration. Il est ingénu de penser que la nature va être respectée si l’on ne sent pas

d’admiration. C’est bien pour cela que la proposition qui défend et invite au retour au monde

sauvage a tellement de partisans dans l’actualité. Nous-mêmes, nous nous sentons parfois

tentés par ce courant. Il n’y a rien de plus beau qu’un endroit naturel qui garde toute sa

virginité ! Cette idée se trouve à la base de la création de parcs nationaux. Il faut la garder et

la promouvoir de plus en plus. Il est également indispensable d’encourager et de soutenir les

initiatives qui demandent la création d’un droit qui protège l’environnement. Nous sommes en

faveur de cela. Cependant, nous réaffirmons notre conviction : la solution aux problèmes

écologiques ne se trouve pas dans les actes extérieurs, mais dans la transformation profonde de

l’être humain. C’est bien pour cela que nous acceptons l’idée qui dit que nous sommes dans

une crise anthropologique. C’est aussi pour cela que nous adhérons davantage à l’écosophie,

tout particulièrement à l’écosophie proposée par notre auteur. Elle est d’une grande richesse,

pas encore valorisée suffisamment par les philosophes et les théologiens. Il est curieux que ce

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626

soient les anthropologues et les sociologues qui aient été les premiers à reprendre et à relire les

propositions de notre auteur dans le contexte francophone.

Adhérer à l’écosophie signifie adhérer à une critique du développement capitaliste

débridé et à un examen de la croissance démesurée et incontrôlée. Cela implique aussi

d’accepter qu’il nous faut un nouveau processus de décolonisation qui favorise la vie, la

relationalité et la complémentarité. La décolonisation ne doit pas être mise en pratique

seulement pour les anciennes colonies. Les contemporains ont tous été colonisés par les valeurs

de la société consumériste, superficielle et vide de sens. De cette colonisation il faut aussi se

dégager. Il s’agit de vivre bien et non pas de vivre mieux.

Si l’écosophie avait pu naître en même temps que l’écologie, ce n’aurait été que dans

des temps très récents que ce concept aurait vu le jour. Le philosophe norvégien A. Næss en

est le créateur. Les recherches que nous avons menées nous portent à croire que Panikkar a bu

lui aussi à cette source. Il s’en est inspiré pour l’élaborer ensuite et suivre son propre chemin.

Une des sources de l’intuition cosmothéandrique est sans doute l’intuition écosophique de A.

Næss. C’est pourquoi nous retrouvons chez ces deux auteurs un certain nombre de termes,

d’expressions et d’idées similaires, tels que le changement d’attitude, la critique de la

modernité, le soi et le Soi, l’unité dans la diversité, l’engagement politique, entre autres, comme

nous avons pu le constater.

Dans notre recherche, nous avons été témoin d’une lecture toute particulière de l’histoire

faite par Panikkar qui met en exergue le moment de la conscience. S’il affirme ne pas s’agir

d’une description chronologique mais d’une approche kairologique, des évènements historiques

marquent le passage d’un moment à l’autre. La nouveauté de cette approche se trouve dans le

fait que l’auteur met en lumière non pas tant ces évènements mais la conscience que l’homme

acquiert vis-à-vis de la réalité. Remarquons que Panikkar assimile la notion de conscience à

celle de mythe. Pour lui, il s’agit en effet d’une même réalité, c’est-à-dire de l’horizon

d’intelligibilité d’une personne ou d’une communauté. Cela renvoie de toute évidence au mythe

qui prédomine, à un moment donné, dans le temps et dans l’espace. Cela fait que tout acte de

connaissance aura ainsi une perception sous-jacente. Dans la lecture de l’histoire que fait notre

auteur, il y aurait ainsi trois moments bien spécifiques appelés non-historique, historique et

transhistorique. Ces noms en disent long sur la préoccupation de Panikkar : la réalité ne peut

pas être réduite à une approche purement historique ou mathématique. La preuve c’est que,

avant et après le temps dit historique, il y a eu deux moments qui sont allés au-delà de l’histoire.

Le premier, non-historique, parce que simplement le moment n’était pas encore venu, et le

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627

troisième, transhistorique, parce que l’homme s’est rendu compte qu’il fallait le dépasser. La

proposition est intéressante. Il reste que l’oubli ou le rejet du futur dont parle Panikkar peut

être dangereux. H. Jonas montre bien l’importance de penser au futur dans le cadre de la crise

écologique. Il faut bien arriver à penser aux futures générations et non pas seulement au

moment présent. Panikkar pourrait être interprété de cette manière. Nous croyons, cependant,

que dans son esprit cette idée n’est pas présente du tout. Compte tenu d’une certaine fuite du

monde présent, prêchée par quelques adeptes des Eglises chrétiennes, Panikkar insiste sur le

caractère définitif du moment présent. Il n’y a pas de Royaume de Dieu qui ne passe pas par

cette terre. Cette idée, dans le cadre d’une dogmatique orthodoxe, peut aussi paraître s’éloigner

de la tradition. Nous ne le croyons pas. Panikkar ne souhaite pas, encore une fois, parler d’une

vie après la mort, il met l’accent sur cette vie, ici et maintenant. Le Royaume de Dieu débute

maintenant, il coïncide avec la vie que chacun vit dans ce monde. D’une autre vie, il dit ne rien

savoir. En tout cas, s’il y en a une autre, elle dépendrait de la vie qu’on aurait menée ici.

Panikkar rejette ainsi la division élaborée par Augustin qui dit qu’il y a deux cités : la cité de

Dieu et la cité des hommes. Pour notre auteur, il n’y a qu’une seule cité de Dieu et elle est bien

dans ce monde (oikos), c’est la cité des hommes. Or, si la cité de Dieu est déjà dans ce monde,

il faut en prendre soin, il faut la garder correctement.

Cette lecture de l’histoire sert de base ou de fondement pour tout ce qui viendra ensuite.

En effet, les présupposés et les fondements de la pensée de Panikkar prennent appui

essentiellement sur quatre idées. Premièrement, sur l’idée de l’unité de toute la réalité. C’est

la principale lutte de notre auteur, bien qu’il ne soit pas le seul à la mener. Il faut éviter de

fragmenter la réalité, il ne faut ni la scinder en deux ni la réduire à une seule chose : ni le

dualisme, ni le monisme. La réalité ne peut pas être appréhendée par le seul esprit scientifique

ou mathématique. Et Panikkar sait bien de quoi il parle puisque lui-même était aussi un

scientifique. Nous pouvons avoir accès à la réalité tout entière en articulant la foi et la raison,

le logos et le mythos. On sent bien derrière les mots, une critique de l’approche kantienne qui

affirmait l’impossibilité de connaître le noumène ; nous n’aurions accès qu’au phénomène. Le

théologien espagnol croit que le noumène peut être connu si l’on arrive à articuler logos et

mythos, la foi et la science. C’est bien la base de son intuition dite cosmothéandrique. Le

mystère peut donc être pénétré, grâce à la participation qu’aurait l’être humain à la dimension

divine. Le mythe est revêtu d’une importance singulière chez notre auteur. Il ne faut surtout

pas le confondre avec la légende ; le mythe est l’autre face de la réalité, il est l’horizon de

compréhension dans lequel s’inscrit l’expérience. Nous vivons tous dans des mythes qui

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628

expliquent notre manière d’agir et de vivre. Le mythe n’est donc pas un retour aux temps

mythiques, mais une manière de comprendre l’homme dans le monde. C’est bien pour cela que

mythos et logos doivent aller ensemble, tout comme théologie et spiritualité sont aussi

inséparables. Car une théologie qui ne renvoie pas à la vie n’est pas vraiment significative. Ces

propositions doivent être comprises dans un contexte bien précis : Panikkar refuse de séparer

praxis et théorie. L’une doit toujours et constamment se rapporter à l’autre.

Le langage quelque peu mystique, voire ésotérique, employé par notre auteur, a une

source bien spécifique. Panikkar s’inspire de la tradition orientale dans laquelle il a vécu très

longtemps. Il est fort connu qu’il essaye de réaliser une articulation entre les traditions

occidentale et orientale. Panikkar donne en outre un nouveau sens au mot « mystique ». Pour

lui, il n’est pas question d’actes bizarres ou lointains de la vie de tous les hommes. La mystique

doit être comprise comme une spiritualité du moment présent. Voici une découverte importante

de notre travail. Le réel, redisons-le, ne peut pas être perçu uniquement par le logos, car il y a,

en outre, ce qui est indescriptible, c’est-à-dire le spirituel, le mystique, et cela n’est « vu » que

par un œil spirituel, par l’intuition, par la foi, par la sagesse. Nous autres, Occidentaux, ne

connaissant pas du tout ou connaissant peu la tradition orientale, notamment l’approche advaita,

mais pas seulement, avons donc du mal à soupeser les mots et les idées exposés par Panikkar.

Un travail d’approfondissement reste à faire sur ce point pour ne pas mésinterpréter, déformer

ou dénaturer ses affirmations. C’est sans aucun doute un premier chantier à explorer dans une

recherche future.

Il n’est pas superflu de souligner dans cette conclusion l’importance de la critique faite

par Panikkar du temps, conçu comme une entité extérieure et étrangère à l’homme. C’est aussi

une critique de la société consumériste et capitaliste. Car pour notre auteur le temps et l’Etre

sont inséparables. Il n’y a pas de temps en dehors de l’homme qui le conçoit. Lorsque l’homme

cesse de vivre, le temps s’arrête avec lui. La société de consommation et un certain courant

philosophique ont fait du temps une entité vivante extérieure à l’homme. Panikkar préfère

rester dans la ligne de pensée augustinienne qui comprend le temps comme une donnée, dirait-

on aujourd’hui, psychologique. Si le temps et l’Etre sont indissociables, il est possible de

charger de sens l’instant présent. Le passé n’intéresse que parce qu’il illumine le présent et le

futur parce qu’il devient un élan pour l’action présente. L’instant présent chargé de sens est

pour Panikkar un temps tempiternel. En lui confluent l’histoire et l’éternité. C’est bien pour

cela qu’il faut insister sur les rythmes oubliés par le contemporain. Les rythmes ne sont pas

linéaires, ils avancent et reculent, ils donnent un poids particulier aux moments ponctuels. Le

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629

risque, nous venons de le dire, c’est de « consommer » toute l’énergie dans le seul moment

ponctuel et d’oublier que d’autres après nous auront aussi le droit de vivre leur instant présent.

Il faudrait d’une manière ou d’une autre articuler présent et futur, proche et lointain, sans oublier

le passé qui a bien des choses à nous apprendre. Je vis ma vie présente au maximum, je la

charge de sens et de plaisir, mais sans oublier que ce que d’autres ont fait ont mis notre vie en

danger et sans oublier non plus que d’autres viendront et feront de même. Penser seulement au

présent pourrait nous faire aussi perdre la mémoire. Nous ne croyons pas que Panikkar invite

à tout cela, mais le risque est toujours réel.

Un autre débat important auquel renvoie l’approche de notre auteur est celui de

l’ontothéologie. Dieu ne montre pas un seul visage, mais des visages. Il a cependant été

identifié à l’Etre, de manière qu’il fut reconnu comme étant l’Etre absolu. Pour Panikkar, cela

pose problème. Reprenons ce magnifique passage dans lequel notre auteur pose la difficulté

avec acuité : « La question sur Dieu n’est pas d’abord la question sur un Etre, mais la question

sur la réalité. Si la ‘question sur Dieu’ cesse d’être la question centrale de l’existence, elle n’est

plus alors la question sur Dieu, et celle-ci se déplace vers la problématique qui a pris sa place.

Nous ne discutons pas du fait de savoir s’il existe un Quelqu’un ou un Quelque chose avec tels

ou tels attributs. Nous posons la question du sens de la vie, du destin de la terre, de la nécessité

ou non d’un fondement ».1 Le théologien espagnol déplace, comme nous le voyons, la

problématique vers une question existentielle. Tout discours sur Dieu doit renvoyer à la vie, au

sens de l’existence de toute chose. Il ne faut donc pas faire converger l’Etre et Dieu, il faudrait

plutôt désontologiser la divinité ou dédiviniser l’Etre. Car la convergence entre Dieu et l’Etre

fait tomber dans l’anthropomorphisme, l’ontomorphisme et le personnalisme. Panikkar n’est

pas le seul à vouloir réaliser ce travail de désontologisation, il semblerait même qu’il y ait

beaucoup d’autres auteurs, selon l’affirmation de J. Greisch. Pour notre théologien espagnol,

le désir de dédiviniser l’Etre ou de désontologiser Dieu se présente comme un drame en trois

actes dont le premier est la négation de l’Etre (athéisme), le second la négation du non-être

(apophatisme) et le troisième la relativité radicale, celle-ci étant la proposition adoptée par lui.

Dieu est donc pure relation au point qu’il ne peut pas se gouverner par lui-même. Panikkar part

bien entendu de la Trinité chrétienne lorsqu’il affirme que Dieu n’a pas de soi-même, puisqu’il

est un « je », un « tu » et un « il », qui « s’inter-changent dans la périchorèse trinitaire ». Dieu

n’est pas l’autre, il n’est pas un objet et pour cela il ne peut et ne doit pas être pensé comme un

objet. L’esprit cartésien qui pose l’objet face à un sujet et le raisonnement aristotélicien qui

1 R. Panikkar, L’expérience de Dieu, op. cit., p. 14.

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réfléchit avec des substantifs ont du mal à penser les relations. Ce sont justement les relations

qui donnent l’existence et non pas une éventuelle essence individuelle. Il faut dire que

l’intuition de notre auteur n’est pas nouvelle, mais il l’a poussée jusqu’au bout, si bien que ses

affirmations sont extrêmement radicales et difficiles, parfois, à assumer pour un théologien ou

simplement pour un chrétien habitué à un certain langage. Dire que Dieu est à la fois immanent

et transcendant peut être choquant, tout comme affirmer qu’il ne peut exister en dehors du

monde et de l’homme. La théologie a depuis toujours affirmé et vécu de la présupposition de

l’autonomie de Dieu. Le faire dépendre des réalités matérielles peut signifier lui faire perdre

sa magnificence, voire aussi sa divinité. Pour Panikkar, Dieu est le mystère qui n’existe pas

séparément et en dehors de moi. Il est plutôt « le noyau » le plus propre à tout être, si bien que

« plus ‘je suis’, plus je suis proche de cette racine divine », aime à dire notre auteur. Faisant

cela Panikkar « matérialise » la divinité et « divinise » les choses créées. Cela n’est pas non

plus nouveau, les pères de l’Eglise parlent eux aussi de la divinisation de l’homme. Encore une

fois, Panikkar pousse très loin ces affirmations en faisant de toute chose une manifestation du

divin. Bref, tout est lié et en entière dépendance. Rien n’existe, même Dieu, en dehors de la

Trinité Radicale qui est Dieu-Homme-Monde. Panikkar prend appui, encore une fois, sur la

plus primitive tradition chrétienne pour faire sa proposition. Cette tradition dit que c’est par le

Christ que tout ce qui existe participe de Dieu. Christ est donc le pontife entre Dieu et la

création, tout comme l’homme est aussi le pontife entre Dieu et le cosmos. Il n’est plus

seulement question de dire que le Christ a rapproché l’homme de Dieu, mais qu’il a réuni dans

une seule famille toute la création : l’homme, les animaux, les plantes, enfin, tout. Panikkar

refuse de donner l’exclusivité à l’homme, même s’il a une place privilégiée. C’est justement

par le Christ que la Trinité Divine et la Trinité Radicale se retrouvent.

La théologie trinitaire a été l’objet d’un renouveau lent mais important dans le contexte

plus large de la théologie systématique. La christologie et la pneumatologie y ont joué un rôle

fondamental. On ne peut pas (on ne doit plus !) « comprendre » Dieu en dehors du Christ et du

Saint Esprit. C’est dans ce contexte que la proposition de Panikkar doit également être lue et

comprise, bien que notre auteur boive aussi à d’autres traditions, notamment l’orientale. La

théologie trinitaire avait un langage univoque grâce aux manuels largement répandus et utilisés

par les théologiens. Il n’en est plus ainsi, la théologie trinitaire a commencé à changer, selon

V. Holzer, dès qu’elle a abandonné ce genre littéraire pour privilégier et « s’épanouir dans des

Page 630: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

631

œuvres qui portent la marque de leurs auteurs et des combats intellectuels qu’ils ont menés »1.

Encore une fois, l’apport de notre théologien espagnol doit être compris dans ce renouveau de

la théologie trinitaire. La notion de croissance mentionnée de nombreuses fois dans ses écrits

en est une preuve évidente. La théologie doit croître, elle doit s’épanouir dirait V. Holzer.

Rester dans le même terreau et ne pas prêter attention aux changements peut signifier la mort.

La mort et la résurrection sont un symbole puissant. Comme toute la réalité, les religions, mais

aussi la théologie, doivent évoluer, doivent mourir pour pouvoir renaître renouvelées. Panikkar

aime à dire que c’est la réalité dans son ensemble, Dieu-Homme-Cosmos, qui doit grandir et la

croissance implique forcément continuité et nouveauté.

Le renouvellement de la théologie suppose pour Panikkar de réaliser deux passages.

D’une part, passer d’une pensée substantielle à une pensée relationnelle et, d’autre part, passer

du monothéisme au Dieu trinitaire. C’est en synthèse le programme de notre auteur lorsqu’il

propose son intuition cosmothéandrique. Panikkar y insiste à temps et à contretemps sur le fait

que l’Etre n’est pas seulement substance, il est avant tout relations. Un être isolé est une

fantaisie, il n’existe pas. Tout ce qui entoure l’être humain le détermine et le façonne d’une

manière ou d’une autre, aussi bien les autres êtres humains que les plantes, les animaux et les

choses dites inertes. Cette dernière notion, par ailleurs, doit être revisitée et renouvelée. Car

en fait, même les choses supposées sans vie ont une dynamique interne et sont, d’une certaine

manière, vivantes. Teilhard de Chardin et la nouvelle science quantique le croient aussi.

L’homme est la flèche pensante de l’évolution, mais il n’est pas le seul à évoluer. Tout dans

l’univers bouge et se dirige vers un plus haut degré d’évolution. Pour T. de Chardin, certains

êtres sont plus portés vers l’extérieur que d’autres, si bien que leur évolution prend beaucoup

plus de temps. Panikkar ne veut pas parler d’évolution, car cela implique de regarder vers le

passé. Il veut privilégier le moment présent. Croître est donc une norme générale. Ce qui ne

grandit pas meurt. Mais ce qui croît doit également mourir pour renaître.

Revenons à la critique de la pensée substantielle. En effet, notre auteur est convaincu

que certains phénomènes de la vie comme l’amour, la volonté ou la liberté, n’appartiennent pas

au domaine de la substance, mais à celui des relations. L’amour n’a pas de substance, la volonté

et la liberté non plus. Ils n’existent pas matériellement parlant, ils sont vécus comme des

expériences, des sensations, des attractions. Et pourtant, ils sont bien là. Ce sont plutôt des

1 V. Holzer, « Conclusion. ‘Formes’ et ‘figures’ de la théologie trinitaire au XXe siècle. Eclatement ou

convergences possibles des points de vue ? » ; E. Durand et V. Holzer (dirs.), Les réalisations du renouveau de la

théologie trinitaire au XXe siècle, op. cit., p. 333.

Page 631: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

632

forces qui entraînent deux êtres l’un vers l’autre. Cela ne peut être compris que par les relations

existantes et réelles, subsistantes et subjacentes à tous les êtres. Si ce sont les relations qui font

exister, alors rien ne peut être pensé et décrit d’une manière isolée. Tout dépend de tout. Cela

fait aussi que la réalité soit beaucoup plus complexe que l’on ne le croyait. Mon corps est

matériellement et chimiquement en un permanent échange avec ce qui l’entoure, si bien qu’il

est constamment modifié et altéré. Il n’est jamais le même, il change toujours. Il en va de

même pour la psychè qui partage des informations minute après minute avec les autres êtres.

On pourrait ici mentionner une relation intéressante entre écologie et psychologie, voire aussi

entre spiritualité et psychologie, que nous n’avons pas développée, mais qui touche aussi de

très près notre sujet. Il s’agit de l’écopsychologie de plus en plus présente dans les études

écologiques, quoique pas encore tout à fait acceptée et qui avait déjà été pressentie par Carl

Jung. Les anglophones ont travaillé beaucoup plus cette question comme le montre le récent

ouvrage de M. M. Egger, Soigner l’esprit, guérir la terre. Introduction à l’écopsychologie, basé

sur une recherche qui a comme références principales les auteurs nord-américains. Ceci est un

autre intéressant et important chantier à explorer dans une future recherche interdisciplinaire.

Pour notre auteur, il est évident que Dieu ne peut pas être pensé comme étant une

substance. Il juge, en effet, nécessaire et urgent de penser la Trinité en tant que relations

subsistantes et non pas substantielles, de manière à avoir une totale relativité entre les personnes

divines, s’impliquant et s’excluant mutuellement. La Trinité Radicale supposerait qu’il y a

également des relations essentielles et constitutives entre tous les êtres. Affirmer que rien

n’existe de manière isolée veut dire que tout dépend de tout pour exister. Une chose, une

personne ou quoi que ce soit ne peut pas exister de manière isolée. Pour qu’il y ait existence,

il faut des relations. Panikkar résout ainsi la difficile question de l’immutabilité et de

l’impassibilité divines, tant prônées et défendues par la théologie chrétienne substantialiste. Si

Dieu lui-même est soumis et dépendant des relations, il est aussi exposé à la mutabilité et aux

passions. Il faut dire que ceci n’est pas non plus nouveau. Un certain nombre d’auteurs s’étaient

déjà posé la question et avaient déjà avancé des réponses, tels J. Moltmann et L. Boff. Panikkar

choisit de s’éloigner de la tradition qui fait des relations des accidents, pour affirmer, comme

nous le savons déjà, que les relations sont essentielles et non pas accidentelles. Elles sont

constitutives de l’être. Nous découvrons derrière ces idées la présence de la philosophie et de

la spiritualité orientales, notamment l’école bouddhiste dite Mahayana. Ceci pourrait être,

encore une fois, l’objet d’un futur approfondissement.

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633

Pour parler de Dieu, Panikkar refuse aussi de le réduire au monothéisme. Les chrétiens

ne sont pas monothéistes, ils croient au Dieu trinitaire. La critique du monothéisme n’est pas

non plus nouvelle ; chez notre auteur, elle renvoie à la critique du Dieu Etre Absolu ou

Substance Absolue. Le monothéisme est un système parfait. Dieu devient autosuffisant et

fermé, bien qu’il n’ait pas de limites. Ainsi, face à un Dieu omniscient, tout-puissant et éternel,

il n’y a rien en dehors de la portée de son savoir et de son pouvoir ; il aurait, aussi, la clé de

tous nos propres problèmes et interprétations. L’Etre Suprême a une absolue et immédiate

juridiction sur toute notion, pensée, sentiment ou être. Or, Dieu n’est rien de cela. Il ne peut

même pas être pensé. Le seul de la Trinité dont on peut parler avec précision est le Fils.

Panikkar rejette, d’abord l’existence d’un Etre Absolu et, pour cela, l’existence d’une

transcendance exclusive. En outre, notre auteur rejette l’idée d’une « Intelligence Suprême »

et le fait qu’un tel Dieu-Etre-Absolu puisse être tout-puissant et omniscient, car pour cela même

il est incapable d’entrer en contact avec le monde matériel. Le Dieu Substance Absolue doit

rester renfermé « dans son univers » pour conserver ses traits divins, et cela au détriment même

du Christ. Et, nous le savons aussi, pour Panikkar, le Dieu Trinité ne peut pas être compris sans

le Christ, tout comme le Christ, n’est pas compréhensible sans la Trinité. Celle-ci est une

conclusion importante pour la suite de la proposition de notre auteur. La Trinité ne peut pas

être réduite au monothéisme, si bien que le Dieu des chrétiens n’est pas « mono… », il est Père,

Fils et Esprit Saint, comme nous l’a transmis la tradition.

Concernant Dieu le Père, notre théologien ne s’éloigne pas de la tradition chrétienne la

plus classique, en affirmant que tout ce que le Père est, il le transmet au Fils et tout ce que le

Fils reçoit, il le donne au Père. Ce mouvement de l’un vers l’autre est l’Esprit. Voilà une belle

synthèse de la Sainte Trinité. Panikkar essaye en outre d’articuler les pensées occidentale et

orientale lorsqu’il parle de la Trinité, car elle est, d’ailleurs, un invariant cosmothéandrique.

C’est bien pour cela qu’il développe la notion de vide pour parler du Père. Si le Père engendre

le Fils, ce qu’est le Père, le Fils l’est aussi. Et, puisque le Père est en tant qu’il se donne, on

pourrait aussi affirmer que le Père n’est pas, il n’a pas d’ « ex-sistence », car il aurait tout donné

dans la génération du Fils. C’est ce que Panikkar appelle « la croix dans la Trinité », très proche

de la pensée de Moltmann. Ainsi, puisqu’il se donne entièrement, on ne peut rien dire de lui,

parce qu’il n’a même pas de « soi-même », sinon il ne serait pas Père. En engendrant le Fils,

le Père donne tout.

Concernant le Fils, il faut reconnaître que les choses se compliquent. Panikkar suit la

tradition jusqu’à un certain moment, puis il s’en éloigne. Nous avons mentionné les risques

Page 633: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

634

que cela implique. De la tradition, notre auteur prend l’idée que c’est le Fils qui agit, qui crée

et qui est. C’est par lui que tout a été fait et c’est par lui, aussi, que tout existe. Il est le lien

entre le ciel et la terre, entre le créé et l’incréé, entre le temporel et l’éternel, car le Christ –

compris comme le Fils de Dieu – est l’unique médiateur. C’est grâce au Christ que la matérialité

entre dans la divinité et que la divinité entre dans la matérialité. Panikkar s’éloigne de la

tradition lorsqu’il fait de Jésus seulement une figure historique, une manifestation du Christ

total, car le Christ est plus grand que lui. N’encourt-on pas le risque de tomber dans le

docétisme ? Probablement. Encore une fois, le désir de créer un récit qui prenne en compte

toute la réalité, donc aussi toutes les cultures, a amené Panikkar à considérer que le Christ est

partout présent, sous d’autres formes que celle de Jésus. La tradition chrétienne la plus

classique a déjà tranché sur ce point, nous n’avons pas à prendre ici une décision. Il est pour

nous en revanche important de reconnaître la pertinence de la doctrine trinitaire dans la

réflexion théologico-écologique. Quant-à l’Esprit Saint, il est défini comme étant le retour à

soi-même du Père en tant que source. C’est ce qui lui permet d’engendrer le Fils, parce qu’il a

reçu en retour la divinité qu’il lui avait remise. C’est la périchorèse dont nous avons parlé.

L’immanence du Père qu’est l’Esprit est aussi l’immanence du Fils. Panikkar ne s’éloigne pas

de la tradition en disant que l’Esprit est la communion entre le Père et le Fils.

Voilà la base, le fondement, le substrat et/ou le ciment de l’intuition de Panikkar. La

Trinité Divine est l’assise sur laquelle notre auteur construit son intuition sur la Trinité Radicale

qui est une autre manière de nommer l’intuition cosmothéandrique. Toute la pensée de

Panikkar s’organise autour de cette intuition : sa philosophie, sa théologie, son éthique, sa

politique et son écosophie, comme nous l’avons vu. Elle est d’une grande richesse et permet

de repenser les problèmes écologiques de notre société actuelle en d’autres termes que ceux de

la théologie de la création. Panikkar affirme qu’il existe une Trinité Radicale qui serait un reflet

de la Trinité Divine. La Trinité Radicale ou relativité radicale de la réalité tout entière est un

reflet de la relativité radicale trinitaire. Pour notre théologien, l’univers tout entier est une image

ou un vestige de la Trinité, dans le sens des relations qui la constituent. Il prend appui sur la

plus pure tradition théologique pour élaborer et développer son intuition. Il aura ainsi recours

aux termes circumincession et périchorèse, immanence et transcendance, parfois employés,

d’après certains auteurs, incorrectement. Panikkar souhaite montrer que l’on ne peut pas penser

la réalité comme étant composée de substances isolées, tout comme on ne peut pas penser la

Trinité Divine comme étant une substance absolue, sans tomber dans des contradictions. Ceci

permet à notre auteur de proposer que Dieu, Homme et Monde ne font qu’un seul et même

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635

élément de la réalité. C’est, dit-il, un invariant théanthropocosmique présent dans toutes les

traditions et cultures. Dans notre recherche, nous n’avons pas pu vérifier de manière

approfondie cette affirmation. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que, dans la tradition

chrétienne ancienne et dans plusieurs autres traditions, notamment orientales, cela semble être

un fait reçu. Cela nous permet de conclure que notre auteur aurait raison sur ce point.

Concevoir donc la réalité comme étant composée de trois éléments à l’image de la Trinité

Divine n’est pas une invention de notre auteur sans une assise dans la réalité. Ce qui est en

revanche nouveau, c’est la manière dont l’auteur déploie cette image.

En effet, pour Panikkar tout dans la réalité est porteur d’une triple dimension : divine,

humaine et cosmologique ou, en d’autres termes, d’une dimension divine, d’une dimension

matérielle et d’une dimension consciente. Il n’est pas difficile de « voir » ces dimensions dans

les êtres humains. Il est en revanche moins facile de les déceler tant dans Dieu ou la divinité

que dans le cosmos. Pour ce faire, il faut bien comprendre comment Panikkar définit chacune

de ces dimensions. La dimension divine ne renvoie pas à Dieu lui-même, mais à cette

dimension qui fait que tout est inachevé. Tout ce qui existe est en processus de croissance,

d’évolution diraient certains auteurs, rien n’est achevé ou fini. C’est dans ce sens qu’il faut

comprendre le mot « infini », c’est-à-dire que tout ce qui existe se dirige vers un plus haut degré

de perfection ou de plénitude. La dimension humaine n’est pas autre chose que la dimension

consciente de la réalité. L’homme est le principal porteur de cette dimension même s’il n’est

pas le seul. Il y a en Dieu et dans tout ce qui existe (animaux, plantes et les choses « inertes »)

une dimension de conscience, grâce à l’interrelation qui existe entre toutes les choses. Tout ce

qui existe a un point en commun ou de convergence : la Vie. Une plante qui « fait des efforts »

pour vivre a un certain degré de conscience. La dimension matérielle n’a besoin d’être

démontrée ni pour les hommes ni pour les animaux, les plantes et les choses. En revanche,

affirmer qu’il y a une dimension matérielle en Dieu peut être non seulement en contradiction

avec la tradition mais aussi en contradiction avec la définition même qui nous a été transmise

de ce terme. Si Dieu représente l’infini, la plénitude, la totale perfection, comment peut-il avoir

une dimension matérielle ? Encore une fois, Panikkar n’invente rien, il renvoie à la tradition

chrétienne la plus pure. C’est par le Christ, le Fils du Père, que Dieu participe de la dimension

matérielle de la réalité. Il se voit ainsi affecté et touché directement, si bien qu’il doit aussi

croître avec toutes les autres dimensions de la réalité. Panikkar n’est pas le seul à parler d’un

Dieu qui souffre et qui est crucifié.

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636

Nous nous sommes donné comme problématique et hypothèse de travail ceci :

La crise écologique semble exiger une réponse radicale qui tienne compte de

toute la réalité. Ne faut-il pas compléter l’écologie avec une écosophie et faire en sorte

que toutes deux cheminent ensemble ? Ne doit-on pas faire accompagner, voire

précéder, la théologie de la création, d’une théologie trinitaire renouvelée ? Ne faudrait-

il pas affirmer avec J. Moingt : « Il est donc urgent de repenser la création dans une

perspective trinitaire, pour qu’elle remplisse à nouveau le rôle de chemin de l’homme

vers Dieu que lui assigne la révélation, et de renouer à cet effet le lien entre l’acte

créateur et les relations d’origine qui structurent l’existence trinitaire de Dieu ? ».1 Il

apparaît que R. Panikkar répond positivement à ces questions, c’est le chemin qu’il ose

emprunter pour aborder cette problématique, celui de la théologie trinitaire qu’il

appellera « Intuition Cosmothéandrique ». Est-ce une vraie alternative pour sortir de la

crise écologique ?

Avons-nous confirmé ou infirmé cette hypothèse ? Le parcours que nous avons suivi

nous permet de dire que la proposition de Panikkar est tout à fait cohérente et très riche de sens

pour aborder la question de la crise écologique. Elle aide à avoir une autre vision du monde,

conçu maintenant non pas comme un ensemble ou une collection de choses qui suivent ou

peuvent suivre un chemin individuel et sans conséquences vis-à-vis des autres. La Trinité

Radicale, reflet de la Trinité Divine, invite à penser à un monde où tout est en relation

permanente. Ce qui est fait par un des membres de cette communauté de vie est ressenti d’une

manière ou d’une autre par les autres membres de cette communauté. Un arbre coupé, une

montagne détruite, un homme tué, des animaux qui disparaissent, des enfants qui meurent de

faim, tout cela affecte, touche et modifie l’ensemble de l’existence, parce que tout participe de

la même Vie. Il y a là une mystique particulière et profonde qui ne peut pas s’acquérir sans un

retour à soi-même, sans une certaine vie contemplative. L’admiration devant la grandeur de

l’univers, avons-nous dit, se trouve à l’origine de la philosophie et de la théologie. Il faut

récupérer cette capacité d’admiration qui gît encore au plus profond de nous-mêmes. Relisons

ce texte merveilleux de notre auteur : l’intuition cosmothéandrique affirme que Dieu, l’homme

et le monde sont « en collaboration intime et constitutive pour construire la réalité, pour faire

avancer l’histoire, pour continuer la création. […] Dieu, homme et monde sont engagés dans

une seule et même aventure, et c’est cet engagement qui constitue la vraie réalité ».2 A quoi

pourrait-il servir de prolonger la vie humaine jusqu’à cent ans ou plus, s’il n’y a plus d’endroits

pour se reposer, si cela se fait au détriment d’une partie de l’humanité qui n’arrive à vivre que

1 J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme. De l’apparition à la naissance de Dieu, t.II, vol. 1, op. cit., p. 294-295. 2 R. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos, op. cit., p. 165.

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637

quarante ans ou juste un peu plus que cela ? La recherche d’autres mondes habitables n’est-

elle pas un symptôme d’une maladie profonde de l’être humain qui ne se sent plus partie de ce

monde ? Hannah Arendt nous le rappelait déjà il y a plus de quarante ans.1

La proposition de Panikkar est si riche et novatrice qu’elle nous a poussé à aller encore

plus loin. Nous aurions pu en rester là, cela aurait été déjà un grand pas. Il nous a paru important

de montrer davantage la fécondité de cette intuition. Cela nous semble s’être manifesté de

manière évidente dans au moins deux domaines : l’éthique et la politique. L’intuition

cosmothéandrique a des conséquences importantes dans ces deux champs.

La troisième partie de notre recherche était censée répondre à une série de

questionnements. En creusant plus profondément sur cette problématique, nous nous sommes

aperçus que l’éthique théologique et/ou la théologie morale ont toujours essayé de répondre aux

mêmes questions, centrées toutes sur l’impératif moral : Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce

qu’on ne peut pas faire ? Qu’est-ce qui est permis ? Qu’est-ce qui est défendu ? Il nous a paru

évident que l’éthique chrétienne a été réduite pratiquement à la question de l’obligation. Sur

ce point, nous avons cru comprendre que l’intuition de Panikkar nous portait davantage sur la

question du bonheur, c’est-à-dire sur la recherche du sens de la vie. Bien entendu, il s’agissait

de savoir si l’éthique théologique que nous avons était suffisante ou si elle apportait une réponse

satisfaisante aux problèmes posés par la crise écologique. Nous nous sommes demandé s’il

nous en fallait une autre. Peut-être la théologie trouve-t-elle dans sa riche tradition éthique une

réponse appropriée. La réflexion menée en philosophie nous a aidé à jeter un peu de lumière

sur cette question.

La quête concernant les mots et les définitions nous a fait nous pencher sur la précision

proposée par Comte-Sponville, plus en accord avec notre propos. Cet auteur propose de ne pas

choisir entre morale et éthique, car elles doivent aller ensemble. C’est aussi notre conclusion.

Nous croyons cependant que pour des raisons bien précises que l’on a essayé d’expliciter, la

société contemporaine a mis davantage l’accent sur les normes à accomplir, c’est-à-dire qu’elle

a insisté plus sur la déontologie que sur les finalités. Nous croyons aussi que ce privilège

octroyé aux normes se répète également en théologie. Il s’avère donc urgent et nécessaire de

1 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 33.

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638

récupérer la téléologie et d’arriver à atteindre un équilibre pour que notre réflexion soit

significative dans le contexte de la crise écologique.

Nous avons aussi été porté à préciser notre position en éthique dite environnementaliste.

Cette recherche se situe dans la ligne de l’écocentrisme holiste prôné par Callicott, bien que

nous croyions qu’il est inévitable de tenir un certain discours anthropocentré. Panikkar, nous

l’avons dit, préfère supprimer tous les « centrismes » tout en donnant une place privilégiée à

l’homme. Ce qui est certain, c’est qu’il faut renoncer à l’anthropocentrisme, aux

pathocentrismes et aux biocentrismes, car ils ne tiennent pas compte de toutes les entités.

Callicott a pris une place préférentielle dans notre travail. Son écocentrisme holistique qui

accorde un statut très important aux relations, est très proche de celui proposé par notre

théologien espagnol, R. Panikkar. Rappelons que pour Callicott, « concevoir une chose

implique nécessairement d’en concevoir d’autres et ainsi de suite jusqu’à ce que soit pris en

compte, dans son principe, le système tout entier »1, si bien que les choses n’existent pas isolées,

leur essence est déterminée par leurs relations, ce qui fait qu’un spécimen serait la somme des

relations adaptatives, à travers l’histoire, que son espèce a eues avec le monde. Callicott et

Panikkar croient tous les deux que les relations sont antérieures aux choses.

La position de Callicott est particulièrement riche. Pour lui, l’obéissance à la loi doit

être complétée par une sensibilité et une conscience morale. Ce qui semble être bien dans la

ligne de Panikkar. Callicott invite à définir la manière dont les gens devraient agir entre eux et

dans leur environnement naturel, et à avoir une représentation plus organique de la nature

humaine. Pour lui, les hommes sont essentiellement liés à leur environnement, ils sont

définitivement dépendants les uns des autres. Comme nous l’avons montré, Callicott développe

une « éthique environnementale interculturelle » qui suppose « un renouveau d’une multiplicité

d’éthiques environnementales traditionnelles qui font écho à l’éthique environnementale

internationale fondée sur la science ».2 Pour l’auteur, il faudrait accorder les éthiques

environnementales les unes aux autres et suivre une même partition de manière à « orchestrer

efficacement toutes les voix qui chantent l’harmonie de l’homme et de la nature à travers le

monde ».3 Il faut donc trouver une éthique qui arrive à canaliser le réseau multiculturel

d’éthiques environnementales. Panikkar accepterait sans doute la première partie de la

proposition de Callicott. Nous ne sommes pas sûr qu’il aurait accepté la deuxième partie qui

1 J. B. Callicott, Ethique de la terre, op. cit., p. 98. 2 J. B. Callicott, Pensées de la terre, op. cit., p. 40-41. 3 Ibid., p. 298.

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inviterait à trouver une éthique internationale. Comme nous l’avons vu, pour Panikkar toute

prétention à l’universalisation est à rejeter. Sur ce point et compte tenu du contexte actuel, nous

pensons que la recherche d’un accord minimal entre tous les acteurs internationaux est une

bonne chose. Un nouveau contrat qui prenne en compte la relation de l’homme à la nature nous

semble être nécessaire, tout comme il serait urgent de respecter la diversité. Panikkar se méfie,

à tort ou à raison, de tout ce qui pourrait avoir prétention d’universalité. Il ne nie pas cependant

le fait qu’il faut toujours chercher l’union et non pas la séparation. Nous croyons qu’il est

possible et souhaitable de trouver une harmonisation entre l’universalité et la particularité, entre

la déontologie et la téléologie. Panikkar et Callicott se séparent aussi sur la place accordée à la

science. Callicott attribue une place de préférence à la science alors que Panikkar invite à ne

pas regarder la réalité du seul œil scientifique. La science offre une vision du monde qui doit

être complétée par celle de la foi. Sur ce point, nous devons conclure qu’il n’est pas impossible,

qu’il est même souhaitable et également urgent de trouver une harmonisation, un dialogue

conséquent entre foi et raison, sans donner pour autant la priorité ou le privilège à aucun d’entre

eux. La proposition de Panikkar nous semble donc sur ce point plus cohérente et complète.

Nous nous sommes également demandé s’il y avait ou non une éthique chrétienne dans

le but de savoir si elle répond ou non aux problèmes posés par la crise écologique. Cette éthique

ou morale chrétienne était autrefois une évidence. Selon Pinckaers, ce n’est que dans les années

1970, quelques années après le concile Vatican II, qu’un débat entre une morale autonome et

une morale de la foi est né, posant la question de la relation entre raison et révélation au sujet

de la morale. Le parcours suivi nous permet de conclure d’une part, que les débats sont restés

ancrés dans le domaine de la loi et qu’ils n’ont abordé ni la question du sens de la vie ni celle

des vertus. D’autre part, ces débats ont montré qu’il y a effectivement une éthique et/ou une

morale chrétienne bien spécifique. Il nous semble particulièrement important de souligner dans

cet espace la valeur de la théologie trinitaire. L’éthique chrétienne doit avoir comme toile de

fond et comme fondement les relations intratrinitaires. C’est la valeur spécifique de cette

éthique. Elle peut donner les arguments les plus importants pour une éthique chrétienne en

écologie. L’éthique chrétienne doit alors avoir une très claire spécificité, car croire en Dieu

trine signifie croire que tout est en relation. Cela, à vrai dire, n’est pas nouveau ; la théologie

l’a toujours dit mais en se centrant uniquement sur l’homme lui-même et sur Dieu. Peu de fois

le théologien admet dans cette communauté d’amour les autres créatures (animaux, plantes et

autres choses). L’homme disparaîtrait s’il oubliait de quoi il est fait. Il est divin tout comme il

est aussi chair et esprit. L’éthique chrétienne a oublié d’inclure dans sa réflexion ce dernier

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aspect. Tout tourne autour de l’homme et de son alliance avec Dieu. L’éthique chrétienne a

exclu de sa réflexion le Monde, les choses, les animaux, les plantes, créatures elles aussi de

Dieu, comme si elles n’étaient pas également des sujets de droit, mais surtout des patients

moraux.

A la lumière de la crise écologique, nous devons conclure que l’éthique chrétienne doit

donc être remise en chantier. Et puisqu’il s’agit de l’homme, il faut également repenser

l’anthropologie théologique. Nous recevons l’idée selon laquelle la crise écologique est avant

tout une crise anthropologique et, de ce fait, aussi une crise culturelle. Nous affirmons avec

Panikkar que la théologie doit croître, qu’elle a besoin d’articuler et non pas de diviser. Avec

un certain nombre d’auteurs, nous croyons donc qu’il faut remettre la théologie en chantier et

que la réflexion écologique est devenue un moment propice pour le faire. Nous estimons

également que la théologie n’a pas encore pris conscience de l’urgence de la crise écologique

et du besoin de participer de manière plus évidente et ordonnée dans les débats. Il faut dépasser

les discours trop abstraits et traditionnels. L’éventuelle disparition de l’être humain, tout au

moins d’une partie (ce qui est déjà malheureusement une réalité), devrait être l’objet d’une plus

franche préoccupation. Trois idées nous ont paru particulièrement importantes dans ce

contexte : d’abord, le rapport universel-particulier, ensuite la reterritorialisation ou la

décolonisation de l’imaginaire théologique, et finalement, l’inter-fécondation de cultures. Une

éthique qui prête attention à la question écologique doit repenser le sens de la proximité. Proche

et lointain sont maintenant des termes relatifs. La contamination et le réchauffement climatique

n’ont pas de frontières. Nous sommes désormais tous proches les uns des autres. Ceci est

fondamental. Mais, il faudrait aussi faire évoluer la théologie dans le sens d’une

reterritorialisation, dans le sens d’un réapprentissage et d’une récupération des attitudes

positives envers la vie. Il faut donc « décoloniser l’imaginaire »1, ce qui veut dire croire à la

possibilité de construire un monde ou des mondes alternatifs. Nous avons dit que le terme

« reterritorialiser » signifie récupérer ce qui a été volé, notamment la terre et l’esprit qui

l’accompagnait. Il faudrait que la théologie récupère ce qui lui a été pris ou ce qu’elle a oublié

ou a laissé de côté. Insistons tout particulièrement dans cette conclusion sur le fait que

décoloniser l’imaginaire ou reterritorialiser supposent de reconnaître qu’une seule culture ne

peut pas offrir la réponse aux complexités de la crise actuelle. Il nous faut absolument

reconnaître le monde d’autrui comme un monde légitime. Pour Panikkar cela signifie qu’il faut

une ouverture interculturelle. Reterritorialiser l’éthique théologique veut donc dire accepter

1 S. Latouche, Décoloniser l’imaginaire, op. cit., notamment son introduction.

Page 640: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

641

que la réalité soit faite de relations. Tout cela nous renvoie au dernier point : l’inter-fécondation

de cultures. Cela veut dire qu’il est essentiel de reconnaître l’existence des autres, admettre

d’autres mondes possibles. Ce n’est pas une question folklorique, il est question de dialoguer,

de parler et de laisser parler. Panikkar propose l’amour comme étant le but suprême. L’inter-

fécondation des cultures doit se réaliser par l’engagement politique auquel tous les chrétiens

doivent se sentir invités.

L’intuition de Panikkar a une éthique implicite que nous nous sommes proposés

d’expliciter. Elle a comme présupposés trois idées essentielles. D’abord, la valeur relationnelle

de tout ce qui existe, ensuite une anthropologie cosmothéandrique, et finalement, une

épistémologie que nous avons voulu appeler perspectiviste. Concernant le premier point, nous

avons découvert la richesse de la réflexion philosophique, notamment le questionnement sur

une éventuelle valeur intrinsèque des choses. L’éthique théologique ne s’est pas encore posée

cette question. La valeur intrinsèque des choses, pourrait-on dire à partir de la théologie de la

création, est un acquis. Tout a de la valeur par le fait même que c’est Dieu qui l’a fait. La

pensée du philosophe Callicott est particulièrement féconde, car elle entrevoit déjà l’importance

des relations. Nous devons dire tout de même qu’il est nécessaire de poser la question

autrement. Parler de la valeur intrinsèque des choses risque de toujours renvoyer à

l’individualité, à l’essence particulière des choses, si bien qu’elles auraient de la valeur

uniquement en elles-mêmes. Or, il faudrait insister non pas seulement sur la valeur individuelle,

mais surtout sur la valeur relationnelle. Rien n’existe et ne pourrait exister de manière isolée.

Cela est une abstraction, affirme Panikkar.

La manière dont l’homme a été pensé doit aussi se transformer. L’homme n’est pas une

créature solitaire et isolée qui se promène dans un joli jardin dont il serait le roi. Cette pensée

doit changer. L’homme entretient des relations constitutives avec toutes les entités, naturelles

et non naturelles. C’est ainsi que nous avons proposé le principe suivant : « L’homme est une

réalité cosmothéandrique », ce qui veut dire que l’être humain est en relation d’inter-in-

dépendance vis-à-vis de Dieu et du Monde. Cela suppose de penser l’homme avant tout comme

une unité, mais aussi comme étant infini, une personne et un mystique. Si l’homme occupe une

place privilégiée dans la réalité, il n’est pas seul, les autres membres de la communauté de vie

lui donnent aussi l’existence et l’être. L’homme considéré comme une réalité

cosmothéandrique est corps, est âme et est esprit ; il n’a pas un corps, une âme et un esprit

comme s’il s’agissait de trois parties juxtaposées. L’homme contemporain a perdu cette unité,

car, comme nous l’avons dit, la société consumériste ne veut ni d’âme ni d’esprit. Ni la

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642

spiritualité ni un esprit réflexif ne sont importants. Une machine est suffisante. Il est donc

essentiel pour nous que l’homme contemporain se redécouvre comme étant corps, âme et esprit,

comme étant une unité inséparable. Nous considérons primordial de récupérer la conscience

de cette unité. Pour prendre soin de la planète, il faut d’abord se connaître soi-même pour

pouvoir ensuite prendre soin et de soi-même et des autres. Reconnaître l’unité de tout ce qui

existe est un premier pas vers la responsabilité. C’est bien pour cela que nous affirmons qu’il

faut donc un nouveau modèle théologique qui considère la terre non seulement comme un lieu

de passage qui va disparaître, mais comme étant une partie de l’être de l’homme. La théologie

de Panikkar est une théologie mystique qui prend appui sur la notion de sagesse. Et celle-ci

renvoie à une connaissance qui aime et à un amour qui connaît. La modernité nous a fait croire

qu’on peut connaître sans aimer et aimer sans connaître. L’intuition de Panikkar dit que

connaissance et amour de Dieu, de l’Homme et du Monde vont ensemble.

Une épistémologie que nous avons appelée « perspectiviste » se dégage de cette vision

particulière de la réalité. Panikkar n’accepte pas la possibilité d’une connaissance objective de

la réalité, car, pour lui, il n'y a pas de faits objectifs ou en soi, tout comme il n'y a pas de

connaissance d'une chose sans la perspective de celui qui connaît. La connaissance a une

connotation différente chez Panikkar, elle est à tenir ensemble avec l’amour. La connaissance

se produit lorsque celui qui connaît sort de soi-même, en d’autres termes, lorsqu’il aime cela

même qu’il reconnaît à travers l’amour comme étant sa propre connaissance. Cette sortie de

soi-même est l’amour. Aimer veut dire se donner soi-même. Cela renvoie, nous l’avons dit, à

la Trinité Divine. C’est la donation totale du Père au Fils et du Fils au Père qui produit l’amour.

Si la connaissance et l’amour sont distincts, on ne doit pas les séparer. Chez Panikkar, cette

question invite à maintenir unies la connaissance scientifique et celle de la foi qu’est l’amour.

L’éthique écosophique que nous proposons à partir de l’intuition du théologien espagnol doit

être capable d’aller au-delà du postulat de Parménide qui affirme que la pensée révèle l’être.

La connaissance ne peut pas être déconnectée de celui ou celle qui connaît ni de l’objet ou de

la chose connue. Cela nous renvoie de nouveau aux relations. Tout est en relation. L’éthique

que nous voulons proposer invite à la connexion et non pas à la séparation, mais toujours dans

la distinction, selon ce que Panikkar nomme l’ « inter-in-dépendance ». Autrement dit, les

choses dépendent les unes des autres, tout en gardant leur indépendance. Ce monde relationnel

touche aussi la manière de connaître.

Les discussions auxquelles nous avons fait allusion nous ont permis de dégager une

éthique « éco-théo-sophique » qui a comme point de départ la communauté. Particulièrement

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643

intéressante est la réflexion de Panikkar sur la relation entre mythe et éthique. Panikkar affirme

que l’homme rationnel moderne a « tué » ou a voulu tuer le mythe ; une fois qu’il l’aurait fait,

cet homme rationnel peut vouloir aussi démythifier la morale. Les gens dits civilisés vivent

selon leurs normes sans jamais se poser de question. C’est-à-dire qu’ils vivent dans leurs

mythes. Mais lorsqu’ils commencent à douter, la morale entre en crise. Trouver les causes de

la morale signifie qu’elle cesse d’être morale, dit notre auteur. Elle devient une logique ou une

science. La morale devient ainsi un logos et cesse d’être un ethos. Le bien devient une

connaissance et le mal une erreur : « La morale cesse d’être morale, elle devient une

réglementation pragmatique de la coexistence »1, dit Panikkar. La morale serait ainsi le résultat

de la rationalisation, proposée ensuite sous la forme de préceptes. Panikkar est convaincu que

dans notre société, il est devenu essentiel de trouver une explication aux normes établies ou à

établir. C’est pour cela qu’il croit qu’il faut « remythifier » la morale. Comme nous l’avons

vu, Panikkar estime qu’il y a une relation inversement proportionnelle entre la morale et la

raison. Ainsi, lorsque la connaissance augmente, la morale diminue et vice-versa, même si les

deux sont interconnectées, si bien qu’il n’existe pas de morale sans connaissance et qu’il n’y a

pas de connaissance pure. En général, on ne discute pas sur les valeurs morales qu’on accepte.

Cette idée doit être bien comprise, autrement elle pourrait poser des difficultés. Mal comprise,

en effet, elle pourrait être interprétée comme si tous ceux qui pensent ou raisonnent les préceptes

étaient forcément immoraux. Autrement dit, seulement ceux qui reçoivent la morale sans la

raisonner seraient acceptés comme des personnes moralement correctes. Or, il n’en est pas

ainsi. La pensée de Panikkar s’inscrit dans un courant bien spécifique. Le disciple ne

questionne pas son maître, il reçoit de lui les normes et préceptes comme étant une vérité. S’il

est incapable de le faire, il faut renoncer à se faire accompagner dans ce chemin de sagesse.

C’est bien pour cela que la plupart des contemporains ne questionnent pas certaines valeurs (la

démocratie, la loyauté, la justice, entre autres), elles sont implicites et vécues de manière quasi

spontanée sans même y réfléchir. Lorsqu’on y pense, le risque est de faire de ces valeurs une

pratique rigide, sans âme. Celui qui aime ne doit pas savoir qu’il aime, autrement son amour

n’est plus amour mais une pratique rationnelle maîtrisée, non spontanée. Ceci nous a porté à

proposer comme une éthique implicite à l’intuition de notre théologien, l’éthique des vertus.

Nous sommes convaincus que l’éthique de la loi doit être aujourd’hui complétée et guidée par

l’éthique des vertus. Elle est nécessaire dans une société qui croit de moins en moins à la loi et

qui ne sait plus quel est le sens de la vie. Ce n’est pas l’obligation qui sauvera la planète, mais

1 R. Panikkar, Mito, fe y hermenéutica, op. cit., p. 75.

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644

la conviction réelle de tous de changer de direction. Panikkar propose de revenir à soi-même,

de se cultiver pour pouvoir accomplir le commandement de cultiver la terre. Cela veut dire

qu’il faut que l’homme se renouvelle d’abord lui-même. C’est la seule manière de changer sa

vision du monde. Ceci est une conclusion importante de notre travail : un homme heureux est

celui qui a découvert le sens de sa vie dans l’ensemble de la communauté de Vie. Il se sait

vulnérable et pour cela digne de recevoir le soin des autres. Mais il sait aussi que les autres

sont également vulnérables et qu’il doit leur venir en aide. Encore une fois, la loi peut m’obliger

à prendre soin d’autrui, des hommes, des femmes et de la planète aussi, mais cela ne va rien

changer. C’est la conviction et l’amour dont parle Panikkar qui le feront. Car si je suis

convaincu qu’il faut être juste, qu’il faut dialoguer, qu’il faut faire confiance et collaborer, c’est

là que le monde deviendra un lieu différent. Voilà l’éthique que nous croyons trouver derrière

l’intuition cosmothéandrique de notre auteur. Elle est très riche et féconde. L’homme

contemporain doit se redonner la possibilité de croître, non pas de l’extérieur. Il doit récupérer

la capacité d’admiration, de contemplation et pour cela, il faudrait qu’il réapprenne à faire

silence, pour qu’il puisse célébrer le don de la vie. La difficulté, il faut le reconnaître, vient au

moment de mettre en pratique cette idée. Comment faire pour qu’une éthique « éco-théo-

sophique » soit une réalité ? Il faudrait sans doute réfléchir sur l’éducation et le rôle essentiel

des éducateurs, mais aussi sur le rôle des autorités et leaders religieux. Il faudrait que les uns

et les autres assimilent les valeurs dont nous parlons, pour qu’après ils puissent les transmettre.

Il faudrait qu’il y en ait quelques-uns qui aient assimilé d’abord ces valeurs pour les transmettre

ensuite aux autres. Nous ne pouvons pas développer davantage ce point, c’est sans aucun doute

un autre chantier qui s’ouvre devant nous pour une future étude.

L’intuition cosmothéandrique nous a amené à également réfléchir sur la politique,

notamment sur sa relation avec la théologie. Nous avons découvert la scission qui s’est produite

entre ces deux domaines et l’alternative proposée par notre auteur. Le monde politique avec

ses personnages et ses discussions a perdu sa crédibilité. Ce discrédit est devenu une réalité

partout dans le monde. En outre, il est bien clair pour la plupart des gens qu’il ne faut pas

mélanger la politique et le religieux. Les enfants boivent de la doctrine de la laïcité dès leur

plus jeune âge. Politique et religion et/ou théologie sont ainsi deux domaines à ne pas tenir

ensemble. Nous connaissons maintenant les causes d’une telle division. Il ne faut pas pour

autant théologiser la politique, tout comme il faut éviter la politisation de la théologie. Il est à

présent évident que l’Etat a complétement absorbé la politique et que le religieux a été proscrit

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645

du politique. Or, nous devons conclure, d’après les recherches menées, que le fait religieux est

encore présent dans toutes les sociétés du monde, dans certaines plus que dans d’autres. Le

religieux persiste et revient sous des formes nouvelles, même dans la politique, ce qui fait qu’il

est aujourd’hui nécessaire de bien comprendre ce phénomène.

Panikkar a montré qu’il connaissait les discussions autour de la question théologico-

politique, ainsi que les auteurs qui ont fait et qui font des efforts pour redonner une place à la

théologie dans la politique et vice versa. Panikkar est convaincu, et c’est ainsi qu’il le propose

explicitement, qu’il faut unir, connecter, assembler, au lieu de diviser, séparer et fractionner.

Politique et religion/théologie doivent ainsi aller ensemble. Et nous avons pris connaissance de

ses arguments. Nous devons conclure qu’il est important de rester toujours dans la plus grande

prudence. La politique ne peut pas se désintéresser ou rejeter sans plus le religieux, tout comme

la religion et la théologie ne doivent pas non plus se débarrasser du politique. Il en va de la vie

même de tous. Cela, bien entendu, à condition qu’il y ait un profond respect de chacun pour le

domaine de l’autre. Le mot chéri de notre auteur revient de nouveau dans ce contexte : l’inter-

in-dépendance. Car tout est en relation, tout est lié, tout en gardant son identité propre.

L’intuition cosmothéandrique invite à aller au cœur du politique, c’est ce que Panikkar

a appelé le métapolitique. C’est l’alternative qu’il propose. Nous croyons que plus qu’une

alternative, il s’agit d’un nouveau fondement sur lequel on pourrait construire d’autres mondes

possibles. Le métapolitique suppose de récupérer le cœur du politique, il s’agit d’aller jusqu’à

l’assise anthropologique du politique, c’est-à-dire, le sens de la vie. Le métapolitique veut donc

rétablir le lien entre l’activité politique et le sens de la vie de l’être humain dans le cosmos. Ce

qui nous semble précieux chez Panikkar, c’est l’effort de réflexion fait pour éviter la fuite du

monde présent vers d’autres mondes, réels ou fictifs, ou bien le désir de trouver un refuge dans

une intériorité malsaine ou dans l’acosmisme. Insistons sur ce point. Panikkar ne souhaite pas

renouer à nouveau la religion et la politique. Son objectif est d’aller au-delà du système

politique. De même que l’homme ne peut pas être réduit seulement à son corps, de même le

politique ne peut pas être réduit aux systèmes. Il est donc question de retrouver l’âme de la

politique, ce qui lui donne son ciment et sa raison d’être. Pour notre théologien, cela est évident,

l’âme de la politique est la vie elle-même. Si le Système actuel est en crise, c’est parce qu’il

s’est éloigné et s’éloigne de plus en plus de la Vie. C’est parce qu’il met en danger la Vie sur

terre. Et pourtant, l’alternative n’est ni en dehors ni à l’intérieur du système ; pour Panikkar, il

faut avant tout rejeter le « monomorphisme » qui est une nouvelle forme de colonialisme. Notre

auteur est convaincu qu’il n’y a pas en effet d’alternatives définitives, il n’y a que des

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possibilités provisoires : un ordre transitoire séculaire et pluraliste. De nouveau, Panikkar invite

à renoncer aux modèles ou paradigmes précis. Il préfère parler d’espaces de créativité, de

solutions partielles, relatives, petites et imparfaites, mais possibles et non pas de grandes

propositions au niveau global, irréalisables. Nous croyons à la pertinence de cette proposition.

Créer un espace où de petites choses puissent croître d’elles-mêmes semble être plus approprié

et faisable que les grands projets mondiaux. Et pourtant, même cette alternative devient

complexe et délicate dans le cadre de la politique et de l’économie mondiales d’aujourd’hui où

les puissants imposent leurs idées et leurs normes.

Nous nous sommes proposé d’expliciter la théologie politique implicite dans la pensée

de notre auteur. Pour ce faire, il a fallu essayer de dégager de nouveau ses présupposés. Le

premier présupposé revient sur la question de l’universel et du particulier. Panikkar fait une

importante critique de toute prétention à l’universalisation. Nous avons illustré ce point avec

sa critique des Droits de l’Homme. Panikkar est trop radical dans ses propos. De ce premier

point, il faut dire qu’au lieu de rejeter d’emblée les initiatives qui veulent trouver une certaine

« globalisation », il faudrait plutôt essayer de concilier les deux perspectives. Il paraît non

seulement important mais fondamental, dans la société globalisée d’aujourd’hui et puisque la

question écologique n’a pas de frontières, de bâtir des ponts entre tous les membres de la

communauté de vie. Les initiatives particulières sont sans doute louables et souhaitables, elles

sont à encourager de plus en plus partout dans le monde. Mais, à celles-ci doit aussi se joindre

une réflexion approfondie au niveau mondial sur les méthodes et les chemins pour arriver à

bien vivre sans détruire notre maison. Il serait aussi souhaitable qu’une loi et des politiques

bien spécifiques au niveau international soient mises en place pour décourager les

comportements anti-écologiques. Les responsables de pollutions doivent évidemment payer

leur faute d’une manière ou d’une autre.

Selon le principe de notre auteur, il faut mettre en relation et non pas séparer. C’est le

deuxième présupposé de la théologie politique que nous avons voulu expliciter. Cela dit, il faut

préciser que le premier principe et celui-ci semblent être en contradiction. Rejet de toute

universalisation d’un côté et caractère impératif de tout mettre en relation d’un autre côté. Soit

on rejette l’universel pour privilégier le particulier, soit on décide d’articuler les deux. A vrai

dire, le dernier Panikkar, celui dont la pensée a mûri et qui a une expérience de plusieurs

décennies, prône davantage l’union et la conjonction que la distinction et la séparation radicales.

Il serait donc d’accord avec ceux qui invitent à trouver une certaine harmonisation universelle,

à condition que les valeurs particulières soient respectées.

Page 646: De l'écologie à l'écosophie: l'intuition de Raimon Panikkar

647

Le troisième présupposé renvoie à l’ecclésiologie et à l’eschatologie. Parler de

théologie politique implique indéniablement de réfléchir sur ces deux lieux de la théologie

systématique. Et, bien entendu, on ne peut pas penser l’ecclésiologie et l’eschatologie sans

penser au salut. Or le salut, chez notre auteur, oblige à réfléchir sur le présent, hic et nunc, non

pas sur un futur et un lieu inconnus. C’est bien pour cela que Panikkar affirme que tant

l’ecclésiologie que l’eschatologie sont un appel à l’engagement pour un monde meilleur. C’est

bien pour cela aussi que la théologie et la politique sont inséparables. La politique a aussi

quelque chose à voir avec le salut des hommes, avec la réalisation et la plénitude de toute la

réalité. Toujours à la lumière de la pensée de notre auteur, nous avons osé proposer que

l’ecclésiologie et l’eschatologie chrétiennes soient repensées en fonction du contexte de crise

écologique qui est le nôtre. Concernant l’ecclésiologie, pour Panikkar, l’Eglise est d’abord lieu

de salut et de liberté. Dans ce « lieu », l’homme doit pouvoir trouver sa réalisation plénière,

son bonheur, mais doit aussi pouvoir devenir entièrement libre. Une Eglise qui rend les

personnes esclaves (des préceptes, des individus, des pratiques) n’est pas digne d’être appelée

Eglise. C’est, croyons-nous, une belle définition de l’Eglise à retenir. L’Eglise est un moyen

particulier et privilégié de libération. Dans une véritable Eglise, l’homme ne peut pas ne pas

être libre. Et Panikkar ajoute que la soif de liberté de l’homme contemporain est en elle-même

un acte religieux.

L’Eglise est aussi le « lieu » de l’incarnation. Et l’incarnation doit être comprise comme

le symbole de la réalisation de tout ce qui a été créé, de l’individu, de la personne. C’est pour

cela que l’Eglise, pour Panikkar, n’a pas de limites ou de frontières. Si l’Eglise est le lieu de

l’incarnation, elle doit être le mysterium conjunctionis, c’est-à-dire le lieu où se retrouvent les

trois dimensions de la réalité : le divin, l’humain et le cosmique. Cela veut dire que l’Eglise ne

doit pas seulement prêcher le salut des hommes, mais le salut de toute la réalité. En relation

étroite avec ce point, l’ecclésiologie implicite chez Panikkar renvoie au Christ, non pas au

personnage historique qui est né à un moment et en un endroit bien précis. Car l’Eglise

chrétienne n’est qu’une manifestation historique de la présence du Logos dans le monde et le

Christ n’est que le symbole chrétien de toute la réalité. Nous savons déjà que la proposition de

Panikkar sur ce point est particulièrement délicate. Elle touche directement le dogme chrétien

sur l’identité de Jésus. Nous avons également explicité le risque de tomber dans l’hérésie. Nous

croyons que notre théologien n’a pas peur d’être taxé d’hérétique. Il a découvert dans le Christ

une valeur universelle, tout comme la Trinité serait également présente dans toute la réalité. Si

Dieu « désire » le salut de tous les hommes et si le Christ est le porteur de ce salut, il faut donc

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648

que le Christ soit présent dans le cœur de tous et non pas seulement dans une certaine tradition.

« Christ » est le nom que les chrétiens ont donné à celui qui apporte le salut, les autres traditions

religieuses pourraient bien appeler autrement celui qui apporte ce même salut. Ainsi, l’Eglise

chrétienne ouvre à une manifestation du Christ, celui qui s’est fait chair en Jésus de Nazareth ;

et puisque l’Eglise est universelle, le Christ devient aussi « universel », si bien qu’il est présent

partout d’une manière mystérieuse. Le Christ dont parle Panikkar a donc des dimensions

universelles – tout comme son Eglise – qui dépassent ce qui se présente à nos yeux.

Finalement, l’Eglise chez Panikkar est mise en relation avec le pluralisme et l’autorité.

Il y a bien des Eglises qu’il faut accepter et reconnaître comme étant des manifestations de la

présence de Dieu. Ces Eglises doivent exercer non pas le pouvoir, mais l’autorité qui leur vient

d’ailleurs. L’ecclésiologie pluraliste de Panikkar serait donc une ecclésiologie de la confiance,

une expression de l’amour. La tâche la plus importante de l’Eglise contemporaine consiste à

rétablir la confiance. Nous avons mis en relation les mots agora et ékklêsia tels qu’ils étaient

compris dans l’Antiquité. Il s’agit d’un même lieu : de partage, de discussion, de prise des

décisions, mais aussi de célébration. Panikkar nous invite donc à faire de l’Eglise un lieu où

les relations avec le divin, les autres et le cosmos seraient fondamentales. Ce serait aussi un

lieu où primerait l’auctoritas par-dessus la potestas. Un lieu où l’autorité serait comprise

comme relation, à l’image de la Trinité. Voilà encore une très belle définition de l’Eglise.

L’eschatologie que nous avons dégagée à la lumière de la pensée de notre auteur, ne

renvoie pas au futur, à un lieu quelconque après cette vie-ci. Ce n’est pas une futurologie. Avec

A. Birmelé, nous avons compris l’eschatologie comme étant le chemin lui-même et non pas le

terminus de ce chemin. Nous avons essayé de comprendre comment, où et quand se réalise le

Royaume de Dieu annoncé par Jésus et quand advient la plénitude de la gloire divine, quand

advient le salut promis. Panikkar reste sur ce point également radical. Il parle d’une nouvelle

innocence qui est en réalité une spiritualité qui implique une décision et un engagement dans

un chemin d’obéissance et de confiance de l’apprenti envers son maître. Il est question de rester

éveillé, d’être vigilant, mais surtout d’oublier. Relisons ce texte magnifique : « Si tu crois à

l’Esprit, oublie-le ! Ne le mets pas devant toi, ne fais pas de lui un objet, ne l’objective pas, ne

fais pas une théo-logie de l’esprit, laisse-le derrière toi pour qu’il souffle et te pousse, pour qu’il

t’inspire – lui à toi, non pas toi à lui, lui disant (logos) ce qu’il doit t’inspirer ou par où il doit

te conduire ».1 Il s’agit tout simplement de faire confiance au présent, de vivre spontanément

1 R. Panikkar, La nueva inocencia, op. cit., p. 27.

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649

et en plénitude l’instant même comme un moment irrévocable, de se libérer du désir de

perfection et de l’intention d’être meilleur. La Vie est donc dans la pensée de Panikkar le

principal élément de cette eschatologie. La Vie, ici et maintenant, ce qui implique un

engagement concret. L’eschatologie chez Panikkar est à lire avec le pluralisme. Ce dernier est

un signe évident de la manifestation des « derniers temps ». Pour Panikkar vivre dans et

accepter le pluralisme est déjà une préfiguration eschatologique de ce qui sera. Insister trop sur

le présent peut faire oublier le futur. C’est le risque que Panikkar a décidé de courir. Il ne nie

certainement pas une vie après cette vie, mais celle-là ne l’intéresse pas dans la mesure où elle

commence à se construire dès ici. Vivre en plénitude cette vie est une décision radicale qui

engage l’autre éventuelle vie. L’eschatologie sous-jacente à l’intuition cosmothéandrique est

donc une invitation à lutter pour un monde meilleur.

Le troisième chapitre de la quatrième partie a voulu être la concrétion de la discussion

intellectuelle ou académique que nous avons menée. Réfléchir et s’envoler n’est certes pas

facile, mais cela pourrait rester trop abstrait. Panikkar cherche à comprendre ce qui se passe

dans notre société, lit l’histoire pour essayer de trouver des réponses précises et propose

finalement des alternatives. L’intuition cosmothéandrique, croyons-nous, est très riche et

féconde. Elle a des résonances concrètes que nous avons appelées « expériences de vie » ou

prolongements. Nous en avons explicité et développé quatre. Ces expériences de vie ont ouvert

la voie à une description plus concrète de la politique que nous avons voulu nommer « éco-

théo-sophique » et qui a mis l’accent sur la priorité de la Nation-peuple sur l’Etat-nation. Nous

avons proposé l’Etat plurinational comme une réponse convenable à la situation de crise dans

laquelle nous sommes. Il est évident que les initiatives de certaines communautés ne sont pas

forcément réalisables dans d’autres contextes. Il est question de chercher, même dans le

tâtonnement, pour qu’un changement de la vision du monde se soit opéré et cela prendra sans

doute beaucoup de temps. Dans notre recherche, nous avons opté pour la pluralité, toujours à

la lumière de l’intuition de Panikkar, acceptée et accueillie comme une richesse, comme une

source de Vie. Privilégier la nation par-dessus l’Etat signifie privilégier le partage de la culture,

car la nation pourrait être une réalité avec laquelle s’identifient davantage les gens. La nation

manifeste une continuité dans le temps mais aussi dans l’espace. Comme nous avons pu le

constater, une nation établit des relations symboliques particulièrement importantes avec le

territoire, si bien que celui-ci peut être vu comme étant sacré. La nation peut aussi se référer à

un nouveau territoire, promis par le dieu tutélaire. En tout cas, le territoire joue un rôle

fondamental. N’est-ce pas justement un des problèmes des contemporains que de se sentir

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identifiés avec la terre où ils sont nés et avec la terre qui les accueille qui est leur lieu de vie ?

Mépriser voire maltraiter la terre où je me trouve implique de mépriser et de se maltraiter soi-

même. Encore une fois, se cultiver et cultiver sont inséparables.

L’intuition cosmothéandrique nous a aussi invité à réfléchir sur la démocratie actuelle.

Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il nous faut une démocratie participative et

interculturelle. La démocratie que nous nous sommes permis de proposer exige un nouveau

modèle territorial, une nouvelle cartographie, géographique et institutionnelle, et de nouvelles

mentalités. Le territoire joue, ici aussi, un rôle fondamental. La prise en compte de la diversité

implique de permettre que celle-ci s’exprime non seulement dans d’autres mentalités, mais

aussi dans d’autres territoires. C’est pour cela que lorsqu’on parle de déterritorialiser et de

reterritorialiser, on fait référence autant à un certain esprit colonisateur qu’à des territoires bien

concrets. Des exemples ont été proposés : les nouvelles constitutions équatorienne et

bolivienne. Ce ne sont que des exemples. Ce n’est peut-être pas faisable dans d’autres

contextes. En tout cas, la conclusion principale de notre recherche, toujours à la lumière de

notre auteur, il faut insister sur ce point, est de passer de l’univers au plurivers. Il faut en bref

« oser le plurivers », « oser s’ouvrir à la vie », oser croire, dit Panikkar, que nous sommes tous

dans une même aventure, et cela non pas malgré mais grâce aux différences. La politique « éco-

théo-sophique » que nous avons présentée a comme principe directeur l’interrelation de tout ce

qui existe.

Au bout de ce long chemin, nous devons conclure que les deux domaines que nous avons

privilégiés, l’éthique et la politique, concernent bien évidemment l’homme lui seul. Cela nous

oblige à revenir à la crise elle-même. Pourquoi sommes-nous dans cette crise écologique ?

Quelles sont ses causes ? Les causes sont multiples, avons-nous dit, mais elles renvoient toutes

à un même sujet : l’homme. L’homme est la seule créature capable de ne pas suivre son instinct

de vie de manière volontaire. Il a été conçu pour pouvoir choisir entre la vie et la mort. Ainsi,

la crise écologique révèle-t-elle une crise plus profonde, celle de l’homme. Qui es-tu, homme ?

Qu’est-ce que tu as bien pu faire pour que la vie sur terre soit menacée à ce point-là ? L’homme

n’a pas fini de se comprendre, de se connaître. Les décennies et les siècles ne lui suffisent pas

pour arriver à dire son être le plus profond. L’homme fait partie certes de la communauté de

vie, de l’aventure de la Vie, il n’est ni au-dessus ni en dessous. Il est tout simplement dedans.

Il y a, cependant, quelque chose qui fait de lui un être singulier. Il a un esprit différent de celui

des autres animaux. C’est par la parole et par les actes, dit H. Arendt, qu’il s’insère dans le

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