dances with darwin, 1875-1910

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Rae Beth Gordon

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  • Rae Beth Gordon, Dances w ith Darwin, 1875-1910: Vernacular M odern ity in France,Farham ( GB )/Burlington (VT, E-U), Ashgate, 2009,311 p.;Phillip Prodger, D arw in s C am era:A rt a n d P hotograph y in th e T heory o fE volu tion , Oxford I New York, Oxford University Press,2009, 283 p.

    L e s a n n i v e r s a i r e s e t a u t r e s c o m m m o r a t io n s

    jouent un rle non ngligeable dans la vie intellectuelle. Lanne 2009, bicentenaire de la naissance du naturaliste anglais Charles Darwin, a vu paratre un nombre assez important douvrages consacrs au fondateur de la thorie de rvolution, nombre li certainement limportance objective du savant dans lhistoire des sciences, mais aussi, non moins certainement, son assez extraordinaire popularit. Celle- ci ne garantit dailleurs pas seulement un volume de ventes potentiellement intressant; elle engage des questions importantes, faisant entrer de fait le scientifique dans une trs vaste histoire culturelle. Les deux livres assembls pour cette recension, celui de Rae Beth Gordon et celui de Phillip Prodger, ont pris chacun de manire radicalement diffrente le parti de considrer Darwin comme un nud de cette histoire, et de dployer autour des interrogations qui concernent au moins autant lhistoire des spectacles, des reprsentations, des arts (danse, photographie, etc. ) au XIXe sicle, que celle des sciences.

    Rae Beth Gordon aime les titres intrigants. Son livre prcdent tait intitul Why the Frene h Love Jerry L ewis:From CabarettoEarly Cinema ( Stanford, Stanford University Press, 2001, voqu dans ces pages par Mireille Berton 1895 n58, octobre 2009), celui-ci sappelle donc Dances w ith Darwin, 1875-1910. Dans les deux cas, un nom propre en dcalage historique et/ou culturel avec lobjet vient donner le relief: lamricain Jerry Lewis et langlais Charles Darwin sont largement extrieurs au centre de lintrt de Gordon, cest--dire la culture

  • franaise du XIXe sicle, et avant tout les spectacles populaires cabaret, caf-concert, etc. Il est dailleurs intressant de constater que dun ouvrage lautre, la rfrence au cinma des premiers temps a disparu du titre, et pratiquement entirement du texte. Les quelques films qui restent mentionns ne le sont que pour leur rapport immdiat avec le music-hall, lorsque le sujet en est une danse clbre comme le cake-walk , ou lacteur une clbrit des planches comme les quelques phonoscnes Gaumont montrant Dranem en 1907-8. Pour un lecteur de 1895, cette absence du cinma pour ltude de la modernit vernaculaire en France entre 1875 et 1910 est a p rio r i tonnante, et promet une lgre frustration en mme temps quun regard nouveau sur la priode.

    Les surprises du titre ne spuisent pas limage centrale dun Charles Darwin partenaire de quelque valse, java ou cake-walk, image laquelle fait obliquement cho lillustration de couverture, caricature dAndr Gill pour la Lune rousse du 18 aot 1878, montrant le naturaliste anglais sur la scne de lHippodrome affubl dun corps de singe et excutant, sous la direction dun Littr dans la mme condition, des bonds travers les cerceaux de la crdulit et de lignorance... Le sous-titre est lui aussi quelque peu surprenant, avanant la notion de modernit vernaculaire , ici franaise, notion dont il ne parat pas si vident de saisir ce qu*elle recouvre. En fait, il semble que cette modernit vernaculaire soppose ce que les Anglo-saxons nomment high m odem ism , la modernit artistique des avant- gardes, de dada au surralisme, et que donc ladjectif renvoie ici moins au local quau populaire.

    Ce sous-titre montre en tout cas une chose : louvrage de Gordon est clairement trs ambitieux, ainsi que laffirme ouvertement lauteur ds lintroduction. Elle sy propose plusieurs tches concomitantes, chacune dune ampleur considrable. Tout dabord, un travail historique important vise dmontrer et analyser linfluence de Darwin sur le caf-concert et le music hall parisiens (p. 1 ). Pour

    cela, elle sest appuye sur de nombreuses, riches et passionnantes sources primaires, ayant dpouill plusieurs priodiques franais de ces annes, principalement destins un public populaire: le Courrier fran a isy Fantasio, le M onde illustr, l illustration , le Rire, mais aussi la Revue philosophique d e la France e t d e l tranger et la R evue illustre. Ce travail donne accs en traduction anglaise uniquement, autre lgre frustration pour un lecteur francophone un pan du fonds culturel dans lequel se dploie la dite modernit vernaculaire, fonds qui est aussi celui de lmergence du cinma.

    Cest partir de ltude de ces sources et pratiques que Gordon cherche mettre en place ce quelle appelle une anthropologie du geste. Lattention au geste, affirme lauteur ds ses premires pages, est rare dans les tudes dhistoire culturelle et danthropologie, dsintrt relatif d selon elle certains prjugs culturels contre le corporel et une conception globalement naturalise du geste. Cet objet pose aussi le problme des sources : sur quelles bases une telle histoire est-elle envisageable ? Gordon sappuie fondamentalement sur des comptes rendus journalistiques de premire main et sur liconographie du geste et du mouvement dans les dessins, affiches, lithographies, et photographies dans le cabaret et les reprsentations cinmatographiques (p. 2 ), ces dernires largement minoritaires ici. Cest donc une circulation discursive complexe que Gor- don sattache, et dont elle dcrit de manire forte un certain nombre des enjeux.

    Lhypothse de Gordon est donc celle dune circulation de thmes dont lintensit serait singulire en France, entre les thories volutionnistes proposes par Darwin dans On th e O rigin o f Species (1859) et the D escen t o fM an ( 1871 ), et la culture populaire, notamment partir du milieu des annes 1870, en lien avec la publication franaise de ce dernier livre et llection de Darwin comme correspondant tranger lAcadmie des sciences lection certainement importante, mais dont Gordon rduit

  • la complexit (lAnglais fut lu seulement aprs quatre checs tals sur huit annes, et dans une branche la botanique qui navait peu prs aucun rapport avec son travail). La recherche de Gordon met au jour des pratiques et traditions spectaculaires dont lauteur montre limportance, des chanteuses pileptiques au cancan en passant par les comiques idiots . Elle dmle de manire souvent passionnante la complexit de lintrication des thmes engags, mis en scne dans ces spectacles destins surtout aux classes populaires : la mode y croise la mdecine, avec Tobsession pour certains tats du corps pilepsie, hystrie, infirmits la fois pathologiques et profondment rotiss, double mouvement difficile saisir aujourdhui. Dans ce contexte, larrive du darwinisme va introduire une dimension nouvelle ou amplifier un ensemble denjeux latents : lide de lvolution, conjugue la thorie de la dgnrescence, va interagir avec ces reprsentations mdicales ainsi quavec lapparition contemporaine dune culture coloniale et colonialiste, dont les zoos humains apparaissant Paris au milieu des annes 1870 sont parmi les plus horribles exemples. Patho- logies, difformits gntiques et diffrences ethniques se trouvent ainsi rassembles en une vision de lhumanit hirarchise par un principe dvolution aux accents esthtiques dans lequel le sommet est reprsent par la culture occidentale voire parisienne, celle- ci se dlectant en retour de la laideur, de la sauvagerie, de la bassesse (sexuelle) dont elle se croit sortie, en mme temps (thorie de la dgnrescence oblige) quelle craint sans cesse dy tre ramene, ce que la luxure mme laquelle elle sabandonne dans la proximit de ces tres primitifs ne peut quacclrer.

    Ces liens forment un tableau assez terrifiant de la culture populaire ( vernaculaire ? ) au moment de lmergence du cinma. Ce tableau laisse nanmoins dassez importantes zones dombre, et donne parfois envie de temprer ou complexifier certains problmes. Tout dabord, cette reprsentation de la modernit vernaculaire en France est centre sur

    un certain type de spectacles, et un certain type de sources. Fonder une vue densemble de cette culture en priorit sur des journaux comiques et satiriques amne se demander en quoi cette partie de la presse peut tre considre comme particulirement reprsentative de la culture dune poque ou plutt de sa part la plus ractionnaire. Quelques autres journaux sont pris en compte, mais ils sont minoritaires, et l encore leur choix pose problme. Dautre part, le centrement sur les spectacles de cabaret et caf- concert est un parti pris de louvrage, mais on pourrait le discuter, mme dans la perspective de lauteur : pourquoi labsence du Grand-Guignol , du thtre dans son ensemble, des spectacles de magie, de lanterne magique (et de cinma), etc.? Si les journaux et spectacles considrs ont une pertinence particulire, quelques donnes historiques ou sociologiques sur leur prsence dans le champ culturel de lpoque eussent peut-tre mieux permis de la saisir. Gordon pose demble la circulation des ides entre darwinisme et culture populaire: mais comment a lieu cette circulation? Par quels rseaux, mdias, et pour quelles raisons sopre-t-elle? Gordon rappelle galement rgulirement la spcificit de la France dans la rception de ce darwinisme, mais il faut attendre la page 209 pour que soit pose la question What accounts for Frances specificity ? , et quune trs brve et peu satisfaisante remise en contexte avec les pays environnants soit propose sans que dautres hypothses ne soient avances quun penchant culturel vident : Les Franais sont un peuple extraor- dinairement visuel (et cette facult surpasse grandement leur sens du rythme) (p. 236).

    Lauteur par ailleurs se refuse manifestement entrer dans les textes de Darwin eux-mmes, qui ne sont jamais tudis. Les thories de lvolution et de la dgnrescence sont prsentes non pas dans leur complexit originale, mais demble dans leur version popularise comme darwinisme, sans jamais que ce darwinisme, suppos dj constitu et connu du lecteur comme vidence culturelle, soit

  • confront ses sources scientifiques relles, ou mme explicit et problmatis. Or, bien entendu, la transformation des thories de Darwin en darwinisme(s) est en elle-mme un objet pistmologique complexe. Mais Gordon ne cite Darwin qu quelques occurrences, chaque fois non pas sur des points thoriques mais idologiques, et ne mentionne ni ne prend acte daucun crit ou outil conceptuel provenant de lhistoriographie des sciences, depuis Canguilhem jusquaux nouvelles tudes darwiniennes dun Patrick Tort, qui sest justement attach ces distinctions.

    Quant au niveau dabjection que peut atteindre le racisme lpoque, et le degr de profondeur de son imprgnation dans la culture imprgnation dont nous ne sommes bien sr pas sortis , on ne peut quabonder dans le sens de Gordon, et il est difficile dprouver autre chose que de la sidration. Mais l encore, quelques questions restent en suspens la lecture. Par exemple, lrotisation du corps autre renvoie-t-il uniquement la jouissance de la domination ou une dlectation morbide ? Un Baudelaire ntait-il pas dj attir par les femmes noires avant tout darwinisme ? Et dans quelle mesure ce racisme culturel est-il spcifique aux classes populaires ? A la France ? La prsence dun dernier chapitre consacr au croisement de ces thmes dans luvre dAlfred Jarry qui tait lui anticolonialiste, anarchiste, etc., donc non seulement grand artiste du h igh m odern ism e mais aussi idologiquement admirable tend radicaliser pour le lecteur, par contraste, lattribution de ce racisme vernaculaire la culture popu- laire, et accentuer plutt qu attnuer lopposition entre culture haute et culture basse , cette dernire ltant tous les sens du terme. Dautant que la prsence de Jarry, si elle est fort agrable, nest pas vidente dans le contexte, son uvre oprant sur des types de circulations entre art, culture, science et histoire des sciences, radicalement diffrents du darwinisme voqu dans le reste de louvrage. Bouvard e t P cu ch et ( 1881 ) de Flaubert aurait pu, par exemple, sembler faire contexte de manire aussi profonde,

    et aurait entran des conclusions sans doute fort diffrentes.

    Lintrt historique de louvrage est nanmoins trs grand, mme sil est parfois quelque peu tempr par un systme de rfrencement ennuyeux. Les citations sont sources dans le texte par la seule mention du nom de lauteur et de la page, usage minimal qui impose daller systmatiquement consulter la bibliographie ne serait-ce que pour obtenir les titres mais aussi les dates des textes cits. Le systme des notes en fin de volume limposerait aussi, mais ne donne pas cette rfrence partielle que lon suppose suffisante et qui ne peut ltre. Le problme est ici aggrav du fait dun usage important de citations indirectes pour les sources secondaires, ainsi que dune bibliographie qui ne prcise que rarement les dates de publication originales. Pour quelques exemples au hasard, Fnon nest ainsi rfrenc quavec les annes 1970 et 1948, et Jarry 1972, 1987 et 1962; le manifeste futuriste nest cit que sur une dition partielle de 1979, etc. Cela cre parfois pour le lecteur une confusion dont il est difficile de sortir. Cest particulirement regrettable dans le cas de Darwin lui-mme. La bibliographie fait rfrence de manire parcellaire et imprcise ldition originale anglaise de the D escent o fM an a n d Selection in Relation to Sex ( 1871 ), livre crucial pour ltude, mais ne dit absolument rien des ditions franaises, quand le livre postule une diffusion singulire de la pense de Darwin en France pour lclairage de laquelle lhistoire ditoriale paratrait ncessaire, mais reste totalement absente de louvrage. La D escendance d e l H omme e t la slection sexuelle a connu une premire dition franaise en deux volumes chez Reinwald et Cie (Paris) en 1872, dans une traduction de Jean- Jacques Moulini et avec une prface de Cari Vogt. Le mme diteur fera paratre une dition corrige par Edmond Barbier en 1873-74, puis une traduction nouvelle de Barbier faite sur la deuxime dition anglaise en 1881, traduction rdite en 1891. Pour plus de dtails, on pourra consulter la prface de

  • Patrick Tort limportante traduction qu*il dirigea pour Syllepse (Paris, 1999) sous le titre revu de la Filiation d e VHomme e t la slection lie au sexe. La seule autre uvre de Darwin cite par Gordon est the Expression o f th e Emotions in M an a n d Animais, dont lunique rfrence est celle des Works o f Charles Darw in (New York University Press), 1989.

    Paralllement, un effet dtranget mthodologique apparat, qui est accentu pour lhistorien des dbuts du cinma. Pour ce dernier, la priode considre par Gordon 1875-1910 est lune des plus complexes, et voit des volutions voire des bascule- ments absolument radicaux pour le cinma : concrtisation technologique, institutionnalisation progressive, transformations de la place dans la culture, bouleversements dans les techniques et les formes, dans lorganisation des sances, etc., etc. Comme telle, la priode se trouve sujette priodisations multiples et sujettes (ventuelles) controverses : cinma des premiers temps, n ov eltyp er iod , priodes attractionnelle et dintgration narrative, et dautres encore. Or, Gordon considre cet intervalle comme un seul bloc, cohrent et stable, pratiquement sans volutions quelques nuances prs (pp. 240-241... ). Ainsi, page 105 sont cits la suite et se compltant ou rpondant lun lautre des textes de 1897, 1908, 1894 et 1885. Autre exemple, pages 116-117, un texte crit en 1908 par larchitecte viennois Adolf Loos rpond un extrait du Physiolo- gicalA esthetics de lAnglais Grant Allen ( 1877 ) ceci sans que par ailleurs la question de la diffrence de point de vue lie aux cultures nationales nait t pose, alors que cette diffrence est suppose partout ailleurs dans louvrage...

    La connaissance qua Gordon de ces spectacles populaires fait contexte de manire prcieuse pour les dbuts du cinma. Elle rappelle par exemple que [d] ans les cabarets et cafs-concerts, le spectacle tait autant dans le public que sur la scne. Le Mirliton de Bruant en tait un parfait exemple, comme le Chat Noir de Rodolphe Salis : dans les

    deux, le propritaire / matre de crmonie insultait le public individuellement et collectivement. Dans dautres lieux, le public chantait avec les artistes ou mme, dans les beuglants, criait si fort que lon nentendait plus le chanteur. Il ny avait, en fait, pas dautre forme de divertissement o la participation du public tait aussi prsente, quelle ft sollicite ou non (p. 33). On sent ainsi dans quel contexte dans quelle (s) srie (s) culturel le (s ) , pour reprendre les termes imports en cinma par Andr Gau- dreault le bonimenteur de cinma sintgre, et dans quelles sortes dambiances sonores la projection de vues animes pourra voluer mme si dautres types de lieux impliqueront dautres situations (la confrence illustre par exemple), non voques ici.

    Louvrage de Phillip Prodger, intitul Darwins Camra : Art a n d Photography in the Theory o f Evolution, est dune certaine manire le complet contrechamp du livre de Gordon. O lAmticaine se place rsolument du ct de la rception, lAnglais, auteur en 2001 dun livre intitul Time Stands S till: M uy- bridge a n d the Instantaneous Photography M ovem en t (New York, Oxford University Press), dveloppe quant lui une approche porique, interrogeant particulirement la place de la photographie dans llaboration thorique darwinienne. Darwin est un penseur profondment visuel, par orientation personnelle sans doute mais galement pour avoir travaill une priode o le rapport de la science la vision tait central, dune manire radicalement diffrente de ce quil est devenu. Lhistorienne des sciences allemande Julia Voss avait dj voqu ce rle crucial du visuel dans la construction de la pense chez Darwin dans un beau livre, D arwins B ilder: Ansichten d er Evolutionstheorie 1837-1874 ( Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2007, rdit en cette anne anniversaire 2009, et traduit en anglais sous le titre D arw ins P ictures chez Yale University Press en 2010), livre centr moins sur la photographie mme sil en tait question que sur les dessins et diagrammes du naturaliste.

  • Le livre de Prodger dessine, partir de sa problmatique, un autre panorama de la culture du milieu du XIXe sicle, autour de la place, du rle, et finalement de la conception des images. Le pivot en est constitu par th e Expression o f Emotions in M an a n d Animais (1872), livre un peu moins connu de Darwin que VOrigine des espces, mais qui eut une influence considrable sur des personnalits aussi diverses que Aby Warburg, Jean-Martin Charcot, Albert Londe, Sigmund Freud, Ernst Cassirer, etc. Lintrt de Prodger est li au fait que ce livre est lun des tout premiers ouvrages scientifiques avoir t illustr par la photographie (trente clichs rpartis sur sept planches), en plus des traditionnelles gravures.

    Cette accroche permet Prodger dvoquer tout un ensemble de pratiques culturelles lies la photographie dans lAngleterre victorienne: boutiques et ateliers de photographes Londres, usages et formes de la photographie commerciale (impor- tance par exemple de la carte de visite , ou des por- traits denfants), volution des techniques de prise de vues, de tirage et dimpression, usages concernant les formats, tirages, lgendes, etc. phnomnes dont parfois on aurait apprci des descriptions plus dveloppes. Prodger va ainsi sintresser, partir dun dpouillement des archives Darwin de la Cambridge Univers ity Library, la collaboration entre le scientifique et ses illustrateurs, dessinateurs, imprimeurs et photographes. Ces collaborations sont instructives sur plusieurs points organisation du milieu scientifique, statut de lillustrateur, etc. notamment sur la conception de la photographie qui pouvait tre en vigueur lpoque.

    Darwin donc, dans les annes 1860, sintresse la manire dont les tres vivants humains, mais aussi animaux (chiens, chats, singes) expri- ment leurs motions: jeu des muscles faciaux, postures corporelles, etc., qui permettront au destinataire (ou plus gnralement lobservateur) de comprendre trs exactement ce que ressent le sujet. Ces questionnements renvoient dailleurs, pour le lecteur de

    1895> des problmatiques qui concerneront longtemps le cinma, de Marey l H om m e v isib le de Balzs. Toujours est-il que Darwin doit trouver ou construire, pour son tude, des sources, et ensuite pour son livre, des illustrations. Il va sintresser pour cela aux reprsentations de figures expressives dans lhistoire de lart, mais se tourner galement vers la photographie ce exclusivement pour les expressions humaines, les animaux restant reprsents uniquement par des gravures, pour des questions sans doute la fois idologiques et technologiques. Son problme, lpoque, est dabord la longueur ncessaire des temps de pose : lexpression est, par essence fluctuante, vanescente, difficile fixer. Darwin va donc partir la recherche de photographies existantes lui donnant satisfaction, quelles soient naturelles, ou dun autre type : il reprendra dans the Expression. .., plusieurs photographies de mimiques obtenues artificiellement par le dispositif de stimulation lectrique de Duchenne de Boulogne. Cet usage dj se montre extrmement intressant, et complexe. Dune part, quel caractre de vrit expressive faut-il attribuer des images obtenues par un tel dispositif exprimental? Dautre part, Darwin utilise ces images dans son livre de deux manires diffrentes : certaines des photographies sont imprimes telles quelles (quoique recadres), mais pour dautres, le naturaliste demande que les photographies originales soient reproduites sous la forme de gravures sur bois gravures qui sont de fidles reproductions, ceci prs que lon aura lgrement accentu certains traits pertinents (les plis du front), mais aussi f a i t disparatre le d ispositif lectrique, qui reste toujours trs prsent dans les photographies originales de Duchenne logiquement, puisque lintrt pour le Franais tient au lien entre expression et lieux exacts de la stimulation musculaire.

    Prodger insiste longuement sur la collaboration peut-tre la plus fructueuse pour Darwin, celle dans laquelle il sengagea vers 1871 avec le photographe Oscar G. Rejlander. Darwin lui commanda

  • plusieurs photographies, et obtint des rsultats qui le satisfirent. Or Rejlander, dont Prodger reproduit quelques uvres splendides, est a p r io r i un photographe peu adapt Illustration scientifique: ses spcialits sont plutt la photographie mise en scne, et surtout la photographie composite, truque la photographie dart . Tout ceci en dit assez long sur un moment de lhistoire de la photographie o ce quon y voit, ce quon en attend, ce quon en comprend, est assez profondment diffrent de ce qui adviendra plus tard. Et tout ceci dcrit une histoire de la photographie bien loigne du basculement dcrit par Andr Bazin dans Ontologie de 1 image photographique, ontologie de lobjectivit dont on voit par le livre de Prodger combien elle est une construction historique, qui gagnerait sans doute perdre son caractre dvidence. En retour, cette conception darwinienne pourrait-on dire de la photographie, et son dcalage avec les pratiques ultrieures, va entraner nombre de critiques et controverses, voques par Prodger, remettant en cause la valeur scientifique de louvrage sur la base de son utilisation douteuse de limage photographique jugement dont Prodger montre le caractre largement anachronique.

    Face des objets aussi riches et complexes, le lecteur regrette parfois que louvrage naille pas plus loin dans les descriptions et analyses des images et leurs implications. Les planches originales de the Expression. . . , par exemple, sont passionnantes maints gards: utilisation de cadres ovales, rectangulaires ou vots; disposition sur la page (manifestement calcule et parfois trs tonnante, organisant un sens de lecture non intuitif et finalement narratif), interaction avec les titres, mise en rapport des images et des sujets, etc. De mme, des questions comme la place du flou dans ces images, fort passionnante et complexe, sont quelque peu laisses en suspens : Darwin, en scientifique, cherche minimiser le flou dans les photographies (mme si des rsi- dus sont parfois visibles ), mais son graveur peut en

    inclure dans ses dessins pour suggrer la mobilit (le frtillement de queue du chien dans un tat desprit humble et affectueux, p. 148 ), mode de reprsentation photographique du mouvement...

    Ainsi, partir de la figure de Darwin, les deux ouvrages tissent un portrait complmentaire de deux moments historiques diffrents la France du tournant du XXe sicle, lAngleterre victorienne fondamentalement lis lmergence du cinma, et ce sans quaucun des livres nait centralement le cinma pour objet. Si chaque fois des enjeux dhistoire culturelle complexe affleurent, les diffrences entre les sujets se lient de profondes divergences mthodologiques pour donner finalement, des priodes en cause, des portraits trs dissemblants. Les carts entre ces deux ouvrages ramnent finalement le lecteur, une nouvelle fois, mesurer tout ce quil peut y avoir dimplications idologiques dans les choix de mthodes.

    Benot Turquety

    Jay P. Telotte, The Mouse Machine Disney and Technology,Urbana & Chicago,University of Illinois Press, 2008, 232 p.

    l i s s u e d e la . l e c t u r e d e c e t t e e x c e l l e n t e t u d e

    de Jay P. lelotte sur Disney et la technologie, on ne peut que se sentir frustr. Allons mme jusqu dire que cette frustration est inhrente au projet mme de lauteur, dont les indniables qualits danalyse ne peuvent pallier une aporie initiale sur laquelle repose lapproche problmatique de louvrage. Cest ce que nous souhaiterions mettre en vidence ici, tout en proposant une sorte dappendice temporaire ce que nous considrons, malgr cette petite rserve, comme lune des meilleures tudes publies sur Walt Disney.

    Prenant la suite dun livre sur Disney et la tlvision publi en 2004, The M ouse M achin e parat creuser un sillon thorique dj entam dix ans plus