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Présence Francophone: Revue internationale de langue et de liérature Volume 61 Number 1 La réception des liératures ancophones Article 1 12-1-2003 Présence Francophone, Numéro 61 (2003) Follow this and additional works at: hps://crossworks.holycross.edu/pf Part of the Film and Media Studies Commons , French and Francophone Literature Commons , French Linguistics Commons , and the Other French and Francophone Language and Literature Commons is Complete Issue is brought to you for free and open access by CrossWorks. It has been accepted for inclusion in Présence Francophone: Revue internationale de langue et de liérature by an authorized editor of CrossWorks. Recommended Citation (2003) "Présence Francophone, Numéro 61 (2003)," Présence Francophone: Revue internationale de langue et de liérature: Vol. 61 : No. 1 , Article 1. Available at: hps://crossworks.holycross.edu/pf/vol61/iss1/1

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Présence Francophone: Revue internationale de langue et delittératureVolume 61Number 1 La réception des littératures francophones Article 1

12-1-2003

Présence Francophone, Numéro 61 (2003)

Follow this and additional works at: https://crossworks.holycross.edu/pf

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This Complete Issue is brought to you for free and open access by CrossWorks. It has been accepted for inclusion in Présence Francophone: Revueinternationale de langue et de littérature by an authorized editor of CrossWorks.

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REVUE INTERNATIONALE

DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE No 61

La réception des littératuresfrancophones

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et al.: Présence Francophone, Numéro 61 (2003)

Published by CrossWorks, 2003

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Présence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 61, No. 1 [2003], Art. 1

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PRÉSENCE FRANCOPHONE 2003Numéro 61

La réception des littératures francophones

DOSSIER

PrésentationJosias Semujanga ................................................... 5

L’aventure du discours critiqueJustin K. Bisanswa .................................................. 11

Rhétorique de la réception des œuvresfrancophones dans Présence africaine

Josias Semujanga ................................................... 35

Présupposés idéologiques et discours critiquedans Présence Francophone

Lydia Martel ............................................................ 53

Discours préfaciels et réception en littératureafricaine de langue française

Sélom Komlan Gbanou ........................................... 63

Écritures de violence et contraintes de la réception :Allah n’est pas obligé dans les critiques journalistiquesfrançaise et québécoise

Isaac Bazié .............................................................. 84

La critique et Léopold Sédar Senghor / LéopoldSédar Senghor et la critique

Fernando Lambert .................................................. 98

Simone Schwarz-Bart : quel intérêt? Classer l’inclassableChristiane Ndiaye .................................................... 112

Réceptions de l’œuvre d’Émile Ollivier : de la difficultéde nommer l’écrivain migrant

Joubert Satyre ........................................................ 121

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Le rôle de la critique dans la réception de l’œuvreromanesque de Rachid Boudjedra

Valérie Lotodé ......................................................... 131

Stratégies de légitimation et modalités de réceptiondes littératures francophones en Italie

Cristina Minelle et Lucie Picard ............................... 152

Y a-t-il une réception critique de la littératurevietnamienne francophone?

Ching Selao ............................................................ 165

ÉTUDES DE LINGUISTIQUE ET DE LITTÉRATURE

Linda Lê : Schizo-positive?Isabelle Favre .......................................................... 191

COMPTE RENDUS

Thomas C. SPEAR (éd.) (2002). La culture françaisevue d’ici et d’ailleurs

Kasereka Kavwahirehi ............................................. 204

Ambroise KOM (éd.) (2003). Remember Mongo BetiMarcelin Vounda Etoa ............................................. 206

INDEX ............................................................................. 211

ABSTRACTS .................................................................. 217

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5Présentation

Présence Francophone, no 61, 2003

La réception des littératures francophones

Ce numéro de Présence Francophone cherche à porter unregard nouveau sur les rapports fort complexes qui relient toujoursla critique littéraire et la lecture des textes. Ce titre évoque ainsiune interrogation profonde sur cette activité protéiforme que l’onappelle la critique littéraire et le rôle qu’elle joue à l’intérieur d’uneinstitution littéraire comme les littératures francophones. Sansprétendre épuiser un sujet aussi vaste, le numéro vise surtout àréunir les spécialistes des littératures francophones autour de cedébat, et entend, par la même occasion, situer les grands axesautour desquels gravitent les discours critiques.

En effet, depuis la décennie des années quatre-vingt-dix,plusieurs publications témoignent de la profonde et riche réflexionmenée sur les différentes dimensions de la critique littéraire portantsur les littératures francophones. Si les années soixante-dix etquatre-vingt sont plutôt caractérisées par les anthologies, onpense, entre autres, à la publication, en 1986, du livre de Jean-Louis Joubert, Les littératures francophones depuis 1945 (Paris,Bordas), précédé d’une volumineuse anthologie de la FIPF,Littératures de langue française hors de France (Gembloux,Duculot), en 1976, les ouvrages critiques empruntent plutôt lavoie régionale, comme l’a montré, par exemple, un numérospécial de la revue Études françaises (vol. 37, no 2) portant sur« La littérature africaine et ses discours critiques », et bien d’autrescomme de nombreuses monographies sur les littératures antillaiseet maghrébine.

Au cours des années quatre-vingt-dix, le débat prend unenouvelle tournure, notamment avec la parution de trois ouvragesenvisageant les conditions requises pour l’avènement d’un champlittéraire francophone englobant les problématiques des littératuresrégionales. Il s’agit de Poétiques francophones de DominiqueCombe (Paris, Hâtier), en 1995; La francophonie littéraire. Essaipour une théorie de Michel Beniamino (Paris, L’Harmattan), en1998 et Littératures francophones et théorie postcoloniale de Jean-Marc Moura (Paris, PUF), en 19991.

1 On pourrait ajouter d’autres articles parus ici et là sur le sujet, notamment celui dePierre Halen, « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une

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6 Présentation

Par ailleurs, ce vif débat sur la critique littéraire et son rôledans la définition de la valeur littéraire des textes francophonesressurgit d’une manière directe ou allusive dans presque chaqueessai sur l’une ou l’autre institution littéraire francophonerégionale, africaine, antillaise ou maghrébine. Et chaque fois, àtravers l’analyse de ces essais critiques, se lit, en filigrane, unevolonté de faire un bilan critique de telle ou telle littératurefrancophone régionale, une volonté, en quelque sorte, de faireune analyse de la critique elle-même, de discuter des postulatsméthodologiques des uns et des autres et de proposer, aprèssynthèse, sa propre méthode critique.

En somme, toutes les études reflètent une tendance communedans l’approche critique des textes francophones africains,antillais ou maghrébins : il s’agit à la fois d’une rétrospective etd’une prospective de la critique. Car, si la rétrospective représentesurtout une tentative de mise au point, un travail de consolidation,elle aboutit forcément à une interrogation sur l’avenir, c’est-à-dire à la recherche, par-delà les démarches antérieures, d’unetraversée vers le futur, d’une prospection.

Cette remise en question des modèles critiques s’accompagneévidemment d’une recherche de leur renouvellement : c’est-à-dire que le bilan s’accompagne toujours d’une prospectivetendant à s’interroger sur la capacité du discours critique à rendrecompte des textes littéraires dans leur foisonnement structurel etsymbolique. Résultat normal d’une certaine maturité, cettedémarche pose également la question des rapports possiblesentre ces discours critiques différents portant sur le même objet :le texte littéraire. C’est peut-être cette reconnaissance croissantede la pluralité des discours critiques qui explique le caractèrevarié des articles de ce numéro.

Qu’est-ce que la critique dans l’ institution littérairefrancophone? Qu’est-ce qu’un canon littéraire francophone? Àcette double question dont les parties sont complémentaires,Justin Bisanswa et Josias Semujanga tentent de donner deséléments de réponse à partir de la notion même de discourscritique. Quoique l’un et l’autre situe son propos à partir d’uncertain lieu axiologique, les deux auteurs s’entendent sur la naturemême de l’institution littéraire francophone, dont la critique et

analyse institutionnelle du système littéraire francophone », Études françaises, vol. 37,no 2, 2001 : 13-31.

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7Présence Francophone

l’histoire constituent un défi pour l’Histoire littéraire. Une Histoiredont le postulat – un peuple, une langue, une littérature, unterritoire – est remise en cause par l’existence, actuellement, deslittératures en langue française en dehors de l’Hexagone. Si JosiasSemujanga analyse le discours de la réception des œuvresafricaines dans la revue Présence africaine et montre comment larevue a joué un rôle crucial dans la diffusion de ces œuvres pourlégitimer la littérature, Justin K. Bisanswa montre que la critiquedes littératures francophones d’Afrique a souvent privilégié lefétichisme du signifié, quel que soit le discours de précautionque l’on tient en exergue. Elle se fait souvent anthropologique,culturaliste, lisant les textes sous l’angle des binarismes coloniaux,comme si les littératures africaines étaient le miroir des culturesafricaines et que l’on pouvait passer sans médiation de la fictionà la réalité. On voit ici une interrogation souvent renouvelée surla validité du concept de l’identité et de la tradition à traverslequel on a enfermé l’analyse des littératures francophones.

Poursuivant sur la même lancée, Lydia Martel analyse lesprésupposés idéologiques de la réception critique à partir d’unedouzaine d’articles sur les œuvres africaines francophones publiésdans Présence Francophone de 1970 à 2000. Elle note justementque le discours critique sur les œuvres s’articule dans cette revueen fonction de présupposés idéologiques humanistes, quiparticipent de la mise en place du mythe fondateur d’unecivilisation universelle et constituent le fondement même de lafrancophonie.

C’est dans le même ordre d’idées que Sélom Gbanous’interroge sur la fonction de la préface dans la réception enanalysant l’évolution des formes et usages de cette pratique enlittérature africaine francophone depuis l’époque coloniale jusqu’àmaintenant. D’abord, il note qu’à l’époque coloniale, la tendanceest d’introduire le colonisé écrivain à un lectorat européen pleinde préjugés de sorte que le discours préfaciel, sorte de logosocioculturel, est le sceau par lequel l’œuvre du colonisé acquiertvaleur de littérarité et de lisibilité. Ensuite, l’on assiste à ce quel’auteur appelle une senghorisation du discours préfaciel où c’estpar rapport au grand chantre de la Négritude que les œuvresdes jeunes auteurs africains sont reçues en France. Au lendemaindes indépendances, les écrivains et les critiques de grande

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8 Présentation

notoriété participent de leur signature paratextuelle à la réceptiondes jeunes talents. Des préfaces coloniales sont réécrites pourune contextualisation des œuvres par rapport au nouveau lectoratafricain.

À côté de ces réflexions générales portant sur le corpus,d’autres articles portent sur le parcours d’une œuvre ou d’unauteur dans la critique. Abordant la question sous l’angle de larhétorique de la critique, Isaac Bazié met en évidence à partir dela réception de l’œuvre de Kourouma le rôle des médias dans laréception d’écrivains francophones d’Afrique en Occident, d’unepart, et permet de voir comment le mythe de la valeur littérairesert de prétexte pour inclure ou exclure les auteurs africainsfrancophones, d’autre part. De son côté, Fernando Lambertmontre que la critique a eu une relation étrange avec l’œuvrepoétique de Léopold Sédar Senghor. Certains critiques ont lu sapoésie à la lumière de son action politique. Cela a donné unelecture idéologiquement biaisée.

Dans la foulée de la critique féministe, Christiane Ndiaye revientsur le caractère de distinction et de classement des œuvres àpartir de la réception critique de l’œuvre de Simone Schwarz-Bart. Elle montre des lectures de cette œuvre qui, tout en secomplétant, ne sont pas moins divergentes. De son côté, JoubertSatyre note une certaine quête de l'identité liant littérature etnation dans le discours critique à partir de la réception des romansd’Émile Ollivier faites en Haïti et ailleurs. Sur quoi se basent lescritiques pour décider de l’appartenance nationale ou culturellede l’écrivain? Est-ce la langue, le passeport, la nationalité, laculture, le lieu de la production littéraire, le contenu, l’expression?Autant de questions qui ont toujours occupé les différenteslittératures francophones et renvoient ici aux préoccupations deValérie Lotodé vis-à-vis de la réception critique des œuvresfrancophones du Maghreb. Celle-ci montre que selon les codesculturels du Maghreb ou de l’Occident, la réception d’une œuvremaghrébine, comme La Répudiation, n’est toutefois pas la mêmeen France et en Algérie.

Sur la même lancée, le groupe des doctorantes en littératuresfrancophones de l’Université de Bologne analyse des stratégiesde légitimation et les modalités de réception des littératures

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francophones en Italie, s’interroge sur les conditions depossibilité de ces littératures au sein du champ littéraire italien etvérifie l’état de leur diffusion actuelle. Ching Selao se demandede son côté si une réception critique de la littérature vietnamiennefrancophone est possible dans le champ des littératuresfrancophones fortement dominé par la critique africaniste,antillaise et maghrébine.

De tous ces discours critiques se dégage une ligneconductrice : la volonté de réévaluer les postulats de l’histoirelittéraire par la contestation, notamment, de la vision eurocentristede l’Histoire, vision dont les relents évolutionnistes demeurentprésents. Contestation également de la thèse inverse représentéepar la vision identitaire des œuvres. Et si la nécessité d’écrirel’histoire littéraire de la critique francophone se fait de plus enplus sentir, il faut dire qu’elle sera plurielle comme les textesqu’elle prend pour objet sont polyphoniques. De ce fait, repenserl’histoire littéraire francophone implique obligatoirement uneréévaluation des méthodes de l’Histoire littéraire en général, carl’existence des littératures francophones met indubitablement encause le principe romantique de l’État-nation à partir duquel sefonde encore l’enseignement de l’Histoire littéraire. En effet, si àl’époque romantique le principe pouvait se justifier dans unecertaine mesure, puisque la littérature était une littératurenationale, la nation correspondant à l’espace géographiquedélimité par la langue, aujourd’hui un tel principe tend à devenircaduc dans la mesure où il existe, par exemple, une littératureafricaine en français, qui ne correspond pas aux limites territorialesde l’Hexagone. Néanmoins, à partir de la réception des œuvresfrancophones, on peut dire qu’il y a une difficulté essentielle àparler des œuvres selon les critères formels, comme si en dépitde tout ce qu’on dit sur le multiculturalisme, la fin desnationalismes, la mondialisation de la culture et autres métissagesde bon aloi, la littérature ne pouvait être appréhendée qu’à partird’un lieu territorialisé. Comme si elle ne pouvait pas faire sondeuil du pays ou d’une région où se construit un certain discoursidentitaire par soi ou l’autre.

Josias Semujanga

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Justin K. BISANSWA1

Université Laval

L’aventure du discours critique

Résumé : Ce texte retrace le parcours de l’aventure critique de la littérature africaine.Depuis longtemps, les études se sont focalisées sur l’identité africaine. Aussi la critiquese fait-elle très souvent ethnologique, anthropologique, culturaliste, attirée parl’exotisme, attentive à tout ce qui paraît constituer la différence avec la cultureoccidentale, et dont le texte africain ne serait qu’un descriptif. On connaît l’intrusionfréquente et la fortune facile, dans la critique de la littérature africaine, de certainsconcepts creux, très savants, tels que la tradition, la parenté, l’ethnie, l’oralité, lareligion traditionnelle, le rythme africain, la solidarité, la communion des vivants etdes morts. De la critique d’humeur à la critique des sources, de la critiquepsychologique à une intertextualité conçue comme quête effrénée de l’archétype,l’histoire de la littérature africaine est constituée d’études thématiques s’attachantuniquement au fétichisme du signifié, et se réduit à une suite de monographies qui secontentent d’aligner diachroniquement les périodes et les courants. À quelque chosemalheur est bon, dit-on. Une apparente impasse de la critique africaine pourrait enfait conduire nécessairement à une réflexion sur la littérature elle-même.

Critique d’humeur, critique des sources, étude thématique, fétichisme du signifié,fétichisme du signifiant, francophonie, histoire de l’écriture, identité, intertextualité,médiations, oralité, tradition

Dans Figures V, Gérard Genette rappelle que, ayant classé lacritique littéraire en trois sortes – celle, « spontanée », des

« honnêtes gens » (laquelle, selon Sainte-Beuve, se fait à Paris et« en causant »), celle des « professionnels » (de la critique,s’entend) et celle des « artistes », c’est-à-dire en l’occurrence desécrivains eux-mêmes –, Albert Thibaudet s’empressait d’incluredans la première, au point de les identifier totalement l’une àl’autre, la « critique des journaux », cette « forme de la critiquespontanée qui aujourd’hui a presque absorbé toutes les autres »(Genette, 2002 : 7). Malgré la reconnaissance de la perméabilitéde ces frontières par Thibaudet lui-même (1962 : 21-35), la critiquese répartissait entre écrivains, professeurs et journalistes. Genette

Présence Francophone, no 61, 2003

1 Je remercie profondément le Wissenschaftskolleg de Berlin qui m’a accordé lesmoyens et le magnifique cadre pour réaliser cette recherche. Mes remerciementss’adressent également au Programme de chaires de recherche du Canada et auConseil de recherche en sciences humaines pour leur soutien.

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a tenté de classer de trois manières les diverses sortes de critique :selon l’objet, selon la fonction et selon le statut générique :

L’objet peut être de nature et d’amplitude très variables, selon que lecritique s’attache à une œuvre singulière, à l’œuvre entier d’un artisteindividuel, ou à la production collective d’un groupe, d’une époque,d’une nation, etc. De fonctions, on peut distinguer trois : description,interprétation, appréciation. De genres, deux : le compte rendu (ou« recension ») journalistique, revuistique ou médiatique,généralement bref et de délai aussi rapide que possible (c’est-à-dire,en fait, inversement proportionnel au degré d’accointance entreauteur recensé et organe recenseur), et l’essai, de dimensions et derelation temporelle à son objet beaucoup plus indéterminées (Genette,2002 : 8).

En introduction à mon livre sur Mudimbe (Bisanswa, 2000),j’indiquais que le culte exacerbé de la différence aidait àcomprendre que, depuis le début, et cela dans presque tous lesdomaines, l’Afrique a été perçue non pas comme continent, entant qu’unité de géographie physique, mais comme notionpolitique, culturelle, c’est-à-dire en tant qu’unité historique fondée,comme l’a montré brillamment V. Y. Mudimbe (1988 et 1994), surles concepts du savoir occidental. On comprend que des étudessur l’Afrique se soient focalisées pendant longtemps sur l’identitéafricaine. Quelle est cette identité africaine mystifiée et immuablecomme si elle était une essence, et comment se définirait-elle?Les jeunes générations d’Africains vivent aujourd’hui la dispersiondes appartenances et l’éclatement des lieux. On est persuadésqu’on ne « re-trouvera » jamais plus la supposée « puretéoriginelle africaine » due à la primitivité avant l’incursion colonialequi n’a pas été qu’une parenthèse ni un intermède musical. C’estla raison pour laquelle on privilégie non pas des lieux assignables,mais des non-lieux, des espaces interstitiels, des déplacementstransitoires, la mobilité des passages et la fugacité del’événementiel.

J’aimerais esquisser les points d’articulation de la critiqueafricaine aujourd’hui. Après avoir longtemps tourné autour desconcepts creux, très savants, tels que la tradition, la parenté,l’ethnie (ou l’ethnicité), l’oralité, la religion traditionnelle, le rythmeafricain, la communion des vivants et des morts et avec tout lecosmos, la solidarité, oubliant que ces concepts sont des « passe-partout rouillés » (Jewsiewicki, 1995 : 61) qui échappent eux-mêmes à l’histoire, la critique africaine se cristallise, depuislongtemps, sur les notions controversées suivantes :

Justin K. Bisanswa

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1er élément d’articulation : des monographies de la littératurequi suivent l’ordre chronologiqueet interprètent la littérature enfonction des temps historiqueslinéaires (avant l’indépendance,après l’indépendance). Ou desétudes thématiques répartissant lalittérature selon un critère racial,géographique, national.

2e élément d’articulation : les notions de centre et depériphérie.

3e élément d’articulation : postcolonialisme et francophonie(comme institution).

4e élément d’articulation : une intertextualité conçue commeétude des « sources » et des« influences ».

5e élément d’articulation : champ littéraire.6e élément d’articulation : genres littéraires.

Et la boucle est bouclée.

Si le désir totalisant invite à penser qu’un seul chercheur devraittout embrasser, l’exigence d’une étreinte de qualité impose danschaque travail l’approfondissement privilégié d’une seule relation,ce qui n’exclut pas et implique même une structuration renouveléede toutes les interactions.

J’aimerais concentrer mon parcours ici autour de troisdescriptions qui reviennent souvent : la francophonie commeinstitution – la pratique de la langue se réduisant, elle, à l’examende la diglossie entre la langue française et les langues africaines –,l’orientation diachronique des monographies et l’intertextualité.

Des études diachroniques et thématiques

La littérature africaine, selon les travaux de Lilyan Kesteloot etJacques Chevrier, à qui elle doit sa reconnaissanceinstitutionnelle, est d’abord liée à la notion de race « noire ». Ondoit à Kesteloot l’appellation « littérature négro-africaine » et àChevrier celle de « littérature nègre ». Cette notion rappelle doncles pans de l’histoire du combat de toute une race, la littérature

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ayant été utilisée comme « arme miraculeuse », selon l’expressionde Césaire. On éclaire ainsi le présent africain en recourant àson passé. La plupart des ouvrages sur l’histoire de la littératureafricaine, telle qu’on la pratique, sont des suites de monographiesdisposées dans l’ordre chronologique. Comme je viens de le dire,cette critique se contente d’aligner diachroniquement etchronologiquement les périodes ou les courants : avantl’ indépendance (dénonciation anticoloniale), aprèsl’indépendance (désillusion et désenchantement avec lesindépendances africaines), à partir de 1970, chaos, absurdité etabsence de repères à la suite de la déréliction générale ducontinent : aggravation de la misère africaine. L’important n’estpas de savoir si ces monographies sont bonnes ou mauvaises,mais de ne pas perdre de vue que l’histoire ne se constitue pasd’une suite de monographies, si meilleures soient-elles. De plusen plus, les événements historiques sont saisis dans l’intersticetemporel, la traversée, l’entre-deux, l’écart.

De façon subreptice et insidieuse, ce problème de race touchemême la légitimité de la critique de la littérature africaine : qui esthabilité à faire la critique de celle-ci? À lire attentivement Kimoni,Makouta-Mboukou, Ossito Midiohouan, on a l’impression quel’Africain est plus prédisposé à comprendre et à expliquer lestextes africains et à analyser les œuvres d’art du continent, parceque partageant les mêmes réalités culturelles. Sous la plume deces derniers, l’Africain introduit la rupture sur le plan del’interprétation. Dès l’avant-propos de son livre, Midiohouanannonce ses couleurs :

Ces derniers [la plupart des ouvrages] sont d’ailleurs dus à descritiques européens qui, quoi qu’on dise, perçoivent l’Afrique et lalittérature négro-africaine de leur point de vue, de l’extérieur. Cetteprimauté du discours européen jusque dans les écoles et lesuniversités africaines n’est pas sans danger et il est souhaitable queles Africains soient de plus en plus nombreux à affirmer leur présenceen ce domaine […] Il est néanmoins temps que l’enseignant africaincesse d’être le répétiteur des thèses élaborées par d’autres, pourdevenir un penseur, un créateur capable de peser de tout son poidsd’intellectuel dans la vie culturelle de son pays (1986 : 7).

Cette attitude avait déjà été dénoncée vigoureusement par JeanDérive : « Certains chercheurs prétendent que seuls lesressortissants de l’ethnie peuvent discourir valablement sur telleou telle œuvre et que, puisqu’ils appartiennent à la société, ils

Justin K. Bisanswa

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sont dispensés de toute démarche scientifique, la connaissanceleur étant donnée par "état de grâce" » (1980 : 12).

Ce qui est en cause, ce sont les pièges de l’institutionuniversitaire. Avec la coopération, la France envoyait sesressortissants pour enseigner la littérature française dans lesuniversités africaines. Aujourd’hui encore, il est rare de trouverun Africain qui enseigne la littérature française dans une universitéfrançaise, la littérature allemande dans une université allemande,etc. De même, l’institution considère que l’Africain ne peut êtrebon que dans les domaines qui intéressent son continent.Pourtant, il n’y a de science que du général, dit-on.

Mais, quand on analyse ces monographies qui se veulent êtrel’histoire de la littérature négro-africaine, on a plutôt l’impressionqu’il s’agit de l’histoire littéraire de l’Afrique. En fait, ces livresdressent un tableau de la vie littéraire dans le continent, l’histoirede la culture et de l’activité de la foule obscure qui lit. Les auteursy racontent l’histoire des circonstances, des conditions et desrépercussions sociales du fait littéraire en Afrique. Chez Kesteloot,cette histoire est un secteur de l’histoire sociale; elle se confondavec la chronique individuelle et biographique des auteurs, deleur famille, de leurs amis et connaissances, bref le niveau d’unehistoire anecdotique, événementielle, dépassée. Chevrier a, lui,écrit plutôt une histoire historique de la littérature « nègre », c’est-à-dire l’histoire d’une littérature, à une époque donnée, dans sesrapports avec la vie sociale de cette époque qui, de 1984 à 1999,n’a pas beaucoup évolué, si l’on compare les deux éditions deson livre. La dernière partie du livre essaie de reconstituer lemilieu, en mettant en relation les changements d’habitude, degoût, d’écriture et de préoccupation des écrivains avec lesvicissitudes de la politique, se demandant qui lisait quoi, pourquelles raisons. L’ouvrage est une histoire des circonstancesindividuelles ou sociales, de la production et de la« consommation » littéraires des « nègres », soulignantnotamment « l’inconfort de l’habitat et les habitudes de viecommunautaire » (Chevrier, 1999 : 9) comme éléments « quilimitent les possibilités de lecture ».

Une autre tendance de ces « histoires », comme des ouvragesde critique qui vont se suivre à partir des années 1980, est l’étude

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des œuvres elles-mêmes, mais des œuvres considérées commedes documents historiques, reflétant ou exprimant l’idéologie etla sensibilité particulières d’une époque. Il y aurait moyen demontrer l’insatisfaction que cette histoire provoque à la suite decertaines difficultés qu’elle ne peut surmonter. Comment, parexemple, expliquer les phénomènes de réfraction et de distorsiondans le prétendu reflet littéraire? La pensée d’une époque queprésente la littérature est-elle en creux ou en plein? On saitcombien le miroir auquel l’approche marxiste comparait le textelittéraire était brisé et qu’il ne pouvait pas refléter la totalité de laréalité. Mais, surtout, ce type de littérature restera nécessairementextérieur à la littérature elle-même. Cette extériorité n’est pas cellede l’histoire littéraire que Lanson appelait de tous ses vœux, quis’en tient explicitement aux circonstances sociales de l’activitélittéraire. Il s’agit bien ici de considérer la littérature, mais en latraversant aussitôt pour chercher derrière elle des structuresmentales qui la dépassent et qui la conditionnent. Jacques Rogerdisait avec netteté : « L’histoire des idées n’a pas pour objetpremier la littérature » (1967 : 355).

D’autre part, quel que soit le titre, la plupart des études critiquesde la littérature africaine sont thématiques, s’attachant à dessignifiés ou à des contenus, tels que le message idéologique, lavision du monde, la psychologie des personnages. Le thèmefonctionne donc ici comme synonyme de « sujet ». Le secondsens de thématique, plus subtil, qui se lit dans l’opposition entrethème et variation, est rarement exploité.

Une critique est thématique, écrit Genette, quand elle cherche àdégager, à travers la variance des occurrences dispersées, cetinvariant sous-jacent, récurrent, voire, comme dit Barthes de Michelet,« obsessionnel », qu’on appelle dès lors un thème – mais qui peutêtre aussi bien d’ordre formel que thématique au sens courant. »(Genette, 2002 : 28)

Mais un thème ne prend sa valeur que dans un réseau organiséde relations, de rapports, qui sont à la fois des rapports de langageet d’expérience et se déploient dans cette masse de langagequ’est la totalité de l’œuvre. Jean-Pierre Richard relevait déjà,dans son étude sur Mallarmé, le caractère « transitif » du thème(1922 : 26).

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Par ailleurs, c’est à la tradition que Mohamadou Kane attachaitl’originalité du roman africain. La tâche du critique est de repérercette oralité, de « faire ressortir la continuité relative du discourstraditionnel oral au discours écrit » (1982 : 340). C’est à la mêmecontinuité que nous invite Amadou Koné dans Des textes orauxau roman moderne. La notion de tradition en recouvre doncd’autres, dont essentiellement celle d’oralité. Il est questiond’inventorier et d’expliquer à partir du texte les valeurs qui fondentla spécificité du Noir, de l’Africain, sa différence par rapport auBlanc. En somme, le texte est un prétexte à partir duquel lecritique explique l’homologie avec les cultures africaines violéespar l’incursion coloniale. C’est la littérature-reflet. La structure dutexte est homologable à la structure de la société. En fait, latendance se réduit à une sorte de critique des « sources » quis’inscrit comme un prolongement direct de la critique d’humeur.

Cette oralité s’entend dans une sorte de dichotomie par rapportà l’écriture. Tout se passe donc comme si le critique disait querien n’est nouveau et niait tout aspect de la création. L’ancêtrequ’on donne au roman africain est l’oralité, le roman étant unemétonymie de l’écriture, voire de l’Occident, de sa supériorité.« À une civilisation de l’oralité, écrit Jacques Chevrier dès l’avant-propos de Littérature nègre, se substitue donc progressivementune civilisation de l’écriture dont l’émergence est attestée parl’apparition d’une littérature négro-africaine en langue française »(1999 : 7). Le titre du chapitre 7 est bien révélateur : « De latradition orale à la littérature écrite : problèmes linguistiques »(Ibid.). Ce type de discours caractérise ce que Barthes appelle la« pensée régressive » (1966 : 12). Il y a, évidemment, le désir deretrouver la continuité des discours, ce désir rassurant qu’il n’yait jamais rien de nouveau. Il y a aussi chez certains la volonté deridiculiser la morgue de ces nouveaux praticiens du roman auxdents très blanches, habitués à se nourrir des contes, épopées,proverbes, tous genres oraux. Ce « jeune roman » est bien le filsde ses « pères » méconnus avant lui. Nous assistons alors à unphénomène d’intertextualité intéressant : les lectures du texteafricain ou nègre vont susciter celles de ses « ancêtres » fondéssur l’oralité et celles-ci viendront nourrir en retour le discours dutexte africain et de sa critique.

Avec Georges Ngal, l’allégorie mêlant la théorie à la pratique,l’importance de l’oralité atteint son paroxysme à travers deux

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allégories romanesques : Giambatista Viko ou le viol du discoursafricain et L’errance. Giambatista doit s’inspirer de l’oralité africainepour faire avancer son roman – considéré comme un « produitoccidental » qu’il est en train d’écrire sur le modèle du conte. Onse souviendra que, condamnés à l’errance par un tribunal dessages, Giambatista et Niaiseux retrouveront la quiétude et lastabilité grâce à la découverte fondamentale de l’oralité.

Mais le concept d’oralité, autour duquel se concentre la critiquelittéraire africaine durant de nombreuses années, est chargéidéologiquement. L’oralité est l’espace de l’autre, elle estethnologique : elle est la communication propre à la sociétésauvage, ou primitive, ou traditionnelle. Sa spatialité est le tableausynchronique d’un système sans histoire. L’altérité est la différenceque pose une coupure culturelle. L’inconscience est le statut dephénomènes collectifs référés à une signification qui leur estétrangère et n’est donnée qu’à un savoir venu d’ailleurs. « Leschoses ont toujours été ainsi », fait-on dire à l’indigène. Onsuppose une parole qui circule sans savoir à quelles règlessilencieuses elle obéit. Il appartient au roman, « produitoccidental », d’articuler ces lois dans une écriture et d’organiseren tableau de l’oralité cet espace de l’autre. Connotée par l’oralitéet par un inconscient, cette « différence » découpe une étendue,objet de l’activité scientifique de l’ethnologue : le langage oralattend, pour parler, qu’une écriture le parcoure et sache ce qu’ildit. Même si elle en inverse une fois de plus le sens et la morale,la « Leçon d’écriture », dans Tristes tropiques (Lévi-Strauss,1955 : 337-349)2, répète le schème qui organise la littératureethnologique et qui engendre, de loin en loin, une théâtralisationdes actants en jeu. Sous la forme qu’elle prend ici, peut-êtrenaïvement, déjà cette critique rassemble toutes les sortesd’écriture, sacrées ou profanes, pour les affecter à l’Occident,sujet de l’histoire, et leur allouer la fonction d’être un travailexpansionniste du savoir. « Entre "eux" et "nous", note Michel deCerteau, il y a la différence de cette écriture "soit sainte, soitprofane" qui met immédiatement en cause un rapport de pouvoir »(1975 : 223). Les chemins de l’écriture combinent le pluriel desitinéraires et le singulier d’un lieu de production.

Signifiée par une conception de l’écriture, cette critiquereconduit la pluralité des parcours à l’unicité du foyer producteur.

2 Voir Derrida (1967) et Barthes (1968).

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Cette différence structurelle, démultipliée dans les accidents duparcours, forme seulement le lieu où s’effectue, elle aussimodélisée selon les zones littéraires qu’elle traverse, uneopération de retour dont la tradition à sauver constitue unemétonymie. Tout montre que l’autre revient au même. Nous ensommes là à la problématique générale de croisade quicommande encore la découverte du monde au XVIe siècle :« conquête et conversion » (Dupront, 1946 : 19). Le texte africainla déplace par l’effet de distorsion qu’y introduit, désormaisstructurelle, la brisure de l’espace en deux mondes, africain etoccidental, et les rites de passage d’un monde à l’autre par l’écoleétrangère. Ce travail est, en fait, une herméneutique de l’autrequi permet à l’Occident d’articuler son identité dans un rapportau passé, à l’étranger, à la tradition de ce dernier, mais unetradition vue par l’Occidental, si elle n’est pas conceptualiséepar lui. L’oralité à laquelle on se réfère ici implique la « voix ». Ornous savons que l’extériorité « vocale » est aussi le stimulant etla condition de possibilité de son opposant scripturaire. Elle luiest nécessaire, dans la mesure où le nécessaire, comme le ditJacques Lacan, est précisément « ce qui ne cesse de s’écrire »(1975 : 99). La « voix » africaine devient la « parole insensée »qui ravit le discours occidental, mais qui, à cause de cela même,fait écrire indéfiniment la science productrice de sens et d’objets.La place de l’autre, qu’elle représente, est donc doublement« fable » : au titre d’une coupure métaphorique (fari, l’acte deparler qui n’a pas de sujet nommable) et au titre d’un sujet àcomprendre (la fiction à traduire en termes de savoir). Un direarrête le dit – il est rature de l’écrit –, et contraint à en étendre laproduction – il fait écrire.

La critique des sources pose en particulier le problème de la« création » littéraire. Faire grief à un auteur de ce qu’il n’est pasoriginal revient à supposer qu’il existe une instance de créationsans rapport avec le discours antérieur, avec la culture, avec lemoment, avec les conditions de production de l’écriture. C’estaccepter l’inspiration de la muse. Pourtant, chaque écrivainréinsère la dimension de l’Histoire dans ses textes. Au mieux, lacritique des sources est preuve d’érudition et ne peut mettre àjour que les archétypes d’un passé dont elle peut reculer leslimites à l’infini. Elle ne peut que parcourir un chemin qui l’éloignede l’œuvre présente, car elle n’y revient pas. Ainsi, elle ne peut

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pas aider à comprendre le pastiche, la copie, la citation, le plagiatlorsqu’ils figurent à titre volontaire dans une œuvre, puisque leurintérêt se trouve non dans la découverte de leur origine, maisdans la façon dont ils s’articulent au système du texte où ils sontprésents (lire, à ce sujet, Genette, 1982). La critique des sourcesoublie que tout discours se construit sur le fond des discoursantérieurs d’une société qui secrète peu à peu ses stéréotypes.Comment l’écrivain africain se sert-il des stéréotypes? Quelle estleur fonction dans son discours? Le nouveau fonctionnementd’unités antérieures dans le système est unique et présent.

Cette critique des sources rappelle la critique d’humeur quicaractérise la plupart des ouvrages de critique africaine. Jean-Michel Dévesa parle d’une « lecture empathique » (1996 : 9) del’œuvre de Sony Labou Tansi; Bernard Mouralis évoque une« analyse ambulatoire » (1992 : 9) à propos de sa lecture deMudimbe et de Mongo Beti. La critique d’humeur se veut laspontanéité même, la critique du goût ou du dégoût, c’est-à-direla critique du bon goût. Elle pose alors l’équivalence entre legoût personnel et le « goût absolu ». Ainsi on exprime sarésistance et on clame son agacement devant les romans d’après1970. Telle est la marque que porte la critique des romans deSony Labou Tansi, Henri Lopes, Valentin Mudimbe, CalixtheBeyala, Ahmadou Kourouma, Mongo Beti… Les prises de positiondu critique se confondent avec le sentiment affectif qu’il éprouveenvers l’écrivain. Chevrier parle d’une littérature « brouillonne,inégale, voire médiocre » (1999 : 247) et, à propos de Sony LabouTansi, il relève la « fascination pour l’abject et l’obscène […] quin’est pas sans poser problème pour le lecteur contemporain,souvent choqué par une écriture extrême tendant à transformerl’écrivain en un véritable vidangeurs des lettres » (Ibid. : 253).Cette critique pourra bien être aussi favorable. Il suffit d’être attentifà l’usage de l’adjectif ou de l’adverbe qui accompagne l’évaluationde l’ouvrage. Dégoût et fascination, fascination du dégoût, lesdeux termes permettent de rassembler sous une même étiquettedes hommes de bords opposés. Critique de dégoût ou critiquede goût, toutes deux ont exactement le même poids : toutes deuxrestent étrangères au texte, puisque en vérité, elles ne révèlentque l’individu critique et, derrière lui, la société d’où elles émanent.Cette critique oscille perpétuellement entre la reconnaissancede l’originalité de l’auteur et le désir de le faire entrer dans des

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catégories toutes faites. La structure du texte est homologable àl’histoire de la société.

Dans un article récent, j’ai interrogé rapidement la réceptionde l’œuvre de Sony Labou Tansi (dans Rwanika et Rubango,1999), dont la critique de Dévesa. Celle-ci se fonde sur trois axes,à savoir la duplicité de l’homme Marcel Ntsoni, les réseaux del’homme au gré des « relations franco-congolaises » (Dévesa,1996 : 14) et parfois de l’écrivain (la « fratrie congolaise » : HenriLopes, Sylvain Bemba, Jean-Baptiste Tati-Loutard), enfinl’influence marquante de l’écrivain latino-américain GarcíaMárquez. Dans le cheminement, la duplicité de l’homme coiffeles deux autres axes, revenant constamment à chaque chapitredu livre, de sorte que la lecture de l’œuvre se réduit à un prétextepour découvrir et dire l’homme, Sony Labou Tansi ayant été,selon Dévesa, le héros de ses livres. Cette inflation de sentiments(qui s’expriment à travers des expressions telles que « passé maîtredans l’art du stratagème », « position équivoque », « vitrineculturelle », « manœuvre », « dissimuler », « masqué », « écrituretrompeuse », etc.) amenuise les analyses textuelles, la rumeurfonctionnant comme toute une stratégie d’analyse littéraire.

De même, dans son étude thématique sur les écrivainscongolais, André-Patient Bokiba insiste sur la pratique d’unelecture immanente par les critiques congolais : « l’option d’unelecture immanente marque profondément la pensée des critiquescongolais dans leurs tentatives de description de la productionlittéraire congolaise ou africaine. » (1998 : 135.) Pourtant,quelques pages plus loin (Ibid. : 202-205 et suivantes), Bokibafait correspondre les anthroponymes et toponymes des romansavec les noms des personnes et des lieux réels. Autrement dit, ilfaut nécessairement aux critiques de Sony Labou Tansi qu’ilss’en référent à la biographie de façon que la vie de l’auteurreprésente alors le signifié de son œuvre, comme si les conditionsd’existence définissaient la production littéraire en lui donnantson ultime ancrage référentiel. Midiohouan se refuse à considérerl’engagement comme « la seule condition d’émergence d’unelittérature négro-africaine authentique » (1986 : 10). Pour lui, « lediscours culturaliste de la majorité des écrivains de la premièregénération relevait de l’idéologie coloniale » (Ibid.). Pourtant, plusloin, se disputant au sujet de la notion de « littérature nationale »,il lâche :

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Sénégalais ou Camerounais, l’écrivain négro-africain qui, hier, étaitaux prises avec le système colonial, ses injustices, ses mensonges etson aliénation, se trouve confronté aujourd’hui à l’ordre néo-colonial,ses aberrations, sa déraison, ses carcans. C’est sur ce terrain, et surce terrain seul, c’est dans ce seul cadre que son œuvre prend savéritable signification (Ibid. : 41).

Discours critique et socio-pragmatique

Pour expliquer le phénomène des littératures africaines, lasociologie – du moins la sociologie externe – est de peu desecours. Il est vrai que ces textes baignent dans l’esprit défaitisteet désabusé de leur société, mais il faut prendre garde de lesréduire à l’atmosphère crépusculaire des États africains.

Un point d’achoppement des recherches institutionnelles asouvent été d’articuler la spécificité interne du texte sur sesconditions de production. Autant la saisie des mécanismesdistinctifs est satisfaisante quand il s’agit d’analyser le texte dansson circuit de production (en termes de stratégie, d’itinéraire,d’écrivain, de position au sein d’un champ, etc.), autant l’approchedes stratégies textuelles internes n’a pu donner que des résultatspour le moins partiels. Trop souvent, en tout cas, la mécaniqueinstitutionnelle « broie » les auteurs et leurs textes en rabattantsur des questions de pure logique distinctive ce qui constitueleur spécificité. N’a-t-elle pas fait la part trop belle à la « productiondes biens » en oubliant qu’ils sont aussi et surtout« symboliques »? Si l’on est à même de parler de stratégies àpropos d’un écrivain au sein d’un état donné de l’institutionlittéraire, on doit pouvoir interpréter aussi le rôle qu’exercent lescomposantes sémiotiques internes dans les mécanismes desocialisation du texte littéraire.

En aucun cas, je ne veux inscrire mon projet socio-pragmatiquecomme la « bonne lecture » que j’aurais pour mission d’apporteraprès les errements des discours antérieurs… Quelle est alors lafonction de ce parcours préalable des discours des autres? Jene pouvais pas éluder ce parcours, au risque de sombrer dansun psittacisme à justifier dans le cadre de cette analyse. Effectuerce parcours sans le retracer par écrit, c’était penser que l’onpouvait, hors de la démarche d’écriture, réfléchir sur l’écrituredes autres. C’était tout au moins entrer en contradiction dès le

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début avec la démarche des autres critiques que je voulais,cependant, qu’elle soit constamment inscrite et présente dansl’élaboration de mon propre discours. Retracer ce parcours, c’estbien sûr essayer de « faire le point » sur le savoir des autres, decapitaliser les sens, de transformer le savoir en avoir personnel.C’est s’inscrire dans un courant de critique de couleur « érudite »,c’est vouloir recréer la continuité entre son propre discours etcelui des autres, mais c’est vouloir plus encore : c’est désirerinscrire le discours des autres dans le mien et assumer lapréhistoire de mon propre discours au moment où celle-ci luidevient contemporaine.

Il semble alors que ces lectures ne seront plus un simple fond,repoussoir du mien, mais qu’il est possible de les faire fonctionnerau sein même de mon discours comme des hors-textesexplicitement présents, explicitement dénoncés comme tels aumoment même où mon texte fonctionne avec eux, à partir d’eux.On peut presque dire que cette traversée des discours antérieursest l’appropriation de mon discours qui aura à composer à partird’eux des combinaisons personnelles. Ma démarche rejoindraitcelle de Robbe-Grillet, qui explique la sienne ainsi :

Si vous voulez […] je ne travaille pas sur la « langue » (ce français duvingtième siècle que j’utilise tel que je l’ai reçu) mais sur la paroled’une société (ce discours que me tient le monde où je vis).Seulement, la parole en question je me refuse à la parler à mon tour,je m’en sers comme d’un matériau, ce qui revient à la faire rétrograderen position de langue, afin de développer à partir d’elle mon proprediscours (Robbe-Grillet, 1975 : 160).

Le discours critique est parole d’une société sur la parole decette société. Il est, par conséquent, traversé par un certain nombred’éléments sociaux qui sont les mêmes que ceux qui traversentle discours premier. Or ce discours premier, celui du roman,s’avoue lui-même méta-parole, c’est-à-dire parole sur une parole.De méta-discours en méta-discours, l’on arrive à uneinterpénétration dialectique des discours des uns par les autres.En tant qu’instance sociale de même nature que le discours duroman, le discours critique peut s’inscrire au sein même dudiscours romanesque et y fonctionner comme d’autres stéréotypesou d’autres éléments de la socialité du texte. Ce discours critiqueest la charnière de mon propre futur discours et de celui dutexte. Il s’articule donc autour de deux postulations :

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- Mon discours s’inscrira dans certains « blancs » des discoursprécédents et inscrira en lui certains « pleins » de ces mêmesdiscours.

- Le discours du roman inscrit aussi en lui ces discours critiques :l’étude de leurs différents modes de production et d’inscriptiondans les romans devra faire l’objet d’une analyse.

Mais, il me faudrait préciser ce que j’entends par les « blancs » etles« pleins » des discours sur lesquels il est possible de fonderune lecture socio-pragmatique. Il semble que la critique n’ait cesséd’osciller entre deux fétichismes concurrents : celui du signifié etcelui du signifiant. Le consensus anti-réaliste qui s’est établi peuà peu a privilégié nettement le signifiant, éliminant tous lesdiscours qui cherchaient à mettre en rapport l’écriture avec autrechose qu’elle-même, c’est-à-dire tous les discours mettantl’homme, le monde ou l’histoire à l’origine du texte. Tous cesdiscours avaient en commun de postuler « la déterminationexterne de la production littéraire, qu’elle s’opère par letruchement de la nécessité historique, dans le cas de la théoriedu reflet, ou par l’idée abstraite d’une société "autre", dans levolontarisme politique propre au "réalisme socialiste" » (Leenhardt,1973) ou qu’elle s’opère par l’élaboration d’un rapport d’identitéentre l’œuvre et l’écrivain. Ils constituaient les discours dufétichisme du signifié qui

s’épaulait sur une métaphysique du sujet, sur le plein de significationqui émanait de la personne et de la pratique individuelles; ilsrenvoyaient donc à une certaine position du sujet dans l’idéologiebourgeoise et dans un certain type de rapports de production liés aucapitalisme libéral (Ibid.).

Les nouveaux discours remplacent un fétichisme par un autreen mettant la notion de code au cœur de leurs préoccupations.C’est, dit Jacques Leenhardt, que ce fétichisme qui se caractérisepar l’élimination de la différence entre praxis et techniquereprésente un nouveau type de structuration de l’économiepolitique : celui du capitalisme d’organisation. Ainsi, faire uneplace exclusive à l’analyse des codes, c’est s’intégrer au systèmede pensée du capitalisme d’organisation et ne pas tenir comptede la fonction dialectique de l’idéologie. Le roman est « la formespécifique d’un moment historique où l’ordre s’interroge maisrègne encore » (Ibid.). Mais je cesse de suivre Leenhardt au

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moment où, s’appuyant sur le fait que « les conditions deproduction préexistent à l’écriture » (Ibid.), il justifie le déplacementde sa lecture du texte vers un hors-texte dont la structure entretientun rapport d’homologie avec la structure du texte.

Mon projet est d’analyser comment, par exemple, les conditionsde production sont inscrites dans le texte et quel rôle cesconditions jouent dans son fonctionnement. Chaque instancesociale nous intéressera en tant que partie du texte : il s’agira detrouver les « points de saisie dans le texte des manifestations etde la mise en rapport d’une régulation externe et d’une régulationinterne » (Dubois, 1973 : 5). Ainsi, « parler de l’intentionnalitéd’un texte […] c’est se reporter à son origine et à ses finalitésmais non telles qu’on peut les connaître extérieurement à lui :telles qu’elles font partie de son actualisation » (Ibid. : 7). Lelangage est le sujet. Les signes du social sont immanents aurécit, c’est là que nous pourrons les y trouver dans le rapportexact qu’ils entretiennent avec lui, rapports qui nous intéressentseuls. Claude Duchet l’avait bien remarqué :

La société de roman ou la société du roman n’est pas de mêmenature que la société réelle, même quand elle paraît la reproduire :elle dit toujours moins et plus : moins, parce que le roman ne peuttout dire pour la simple raison de sa linéarité; plus, parce qu’il donneforme et sens à ce que Sartre nomme la « pratico-inerte », parce qu’ilest lecture de la société, lecture orientée, active, transformatrice. Dupoint de vue du roman la société est un texte mouvant, obscur,polyphonique, dont il fait lui-même partie et qu’il ne cesse d’interpréter[…] (1973 : 65, 67).

En fait, tout élément du roman peut être érigé en paradigme ets’analyser in situ, dans son contexte, comme objet socialisé, àdifférents étages structurels. Est-ce à dire que j’espère ainsi échapperau fétichisme du signifié et du signifiant? Je ne le pense pas, car madémarche est inscrite, elle aussi, dans l’idéologie d’une société, elleest elle-même valeur médiatrice, puisqu’elle est lecture critique, etpar là aussi valeur d’échange. Le rôle de l’idéologie est de « créer cequ’on appelle des structures mentales, des systèmes à travers lesquelsl’interprétation du monde est possible » (Robbe-Grillet, 1975 : 177).

Intertextualité et critique des « sources »

À chaque investissement se réalise un mode de relation aumonde et à la langue. Une analyse qui a conscience du processusintertextuel ou une analyse intertextuelle consciente de la

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particularité textuelle de chaque travail d’écriture doivent seconvaincre du fait que des œuvres différentes, mais porteusesdu même élément voyageur, ne peuvent pas être confonduessur le plan de leur structure profonde. Masegabio, Kiswa, Senghoret Verlaine réalisent la solitude dans des conditionsspatiotemporelles différentes et en tissent l’image par un choixde combinaisons différentes. Est universelle l’expérience de lasolitude. Pourtant, celle de « Makungu », par exemple, estparticulière à un individu, une histoire, un moment, une civilisationet dans un texte, c’est-à-dire dans une actualisation unique dulangage. Du point de vue phonique, l’élément voyageur« sanglot » apparente une structure de surface porteuse d’unson à une structure de surface qui l’assimile harmonieusement :le travail intertextuel sera donc envisagé beaucoup plus commestructure profonde, porteuse, elle, d’un sens et comme œuvrepour une signifiance : d’une part, le niveau d’assimilationstructurelle, phrastique et linéaire, d’autre part, le niveaud’assimilation sémantique.

L’intertextualité n’est pas seulement petite quête effrénée del’archétype, pure reconstitution donc, ou encore simple mise enétat de différents modèles. Elle doit s’astreindre à une lecturetextuelle pour que la mise en forme de l’élément voyageur ne soitpas saisie uniquement sous son angle accumulatif, mais commeintégration dynamique, absorption harmonieuse. Intertextualitésous-entend à la fois absorption et transformation : tout textepuise à d’autres, mais il se réalise à chaque reprise un travaild’intégration transformationnelle tel que la reprise devient corpsintégré à la nouvelle cohérence significative : « Nouvellearticulation du thétique », dit Julia Kristeva (1972 : 129). L’intertexteou sa trace disent le rapport entre le texte in praesentia et le(s)texte(s) in absentia dans la synchronie de l’actualisation.

Quant aux romanciers africains, en créant des vocables ou enjouant sur les mots, ils s’approprient le langage et le manipulentcomme un objet. La singularité de leur parole procède d’unvéritable pillage interdiscursif, en ce sens qu’avec unedésinvolture résolument anti-positiviste, ils détournent etsubvertissent à travers leurs langages la prétendue certitude dessavoirs qu’ils convoquent et révoquent du même geste. Sij’examine les romans de Sony Labou Tansi, de Mudimbe, par

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exemple, ils sont, transversalement, parsemés de termes etd’expressions qui s’indexent au moins sur plusieurs champs dusavoir : le religieux, le politique, l’économique et le médical. S’ils’agit, pour eux, de marquer socialement leurs textes par un jeude référents extra-littéraires, il est aussi question de confronterleur propre parole à un multiple intertexte. Le religieux, le politique,le médical se relaient tour à tour dans l’expression d’une parolequi se frotte, ironiquement il est vrai, à leur vocabulaire. Il n’estpas dans l’intention de ces écrivains d’intégrer ces discours enreproduisant leur doxa; ils ne prétendent pas davantage y trouverl’expression adéquate à leur sensibilité. Et c’est bien autre chosequ’un supplément de vocabulaire ou la reprise de mêmes motifsqui se joue dans cette opération discursive. Reprendre et déverseren vrac dans leurs textes les mots de ces discours signifie, aucontraire, qu’ils cherchent à se déprendre de toute croyance,quelle qu’elle soit.

Chez Mudimbe, il n’est guère de texte qui ne fasse emploi,selon un dosage plus ou moins généreux, des termes liturgiques.Les vocables répertoriés sortent droit du vocabulaire de la messe.L’Église (catholique) constitue chez lui un véritable lieuscénographique sur lequel se joue le drame – ou la comédie,c’est selon – de la relation à l’autre, des rapports entre les nationsou les civilisations. Les relations humaines (malentendu entreLandu et les autres prêtres, Gertrude et les autres religieusesblanches) symbolisées par le sacré ou par l’Eucharisties’assimilent à une tension entre les partenaires. L’isotopieliturgique file donc une métaphore qui envahit à saturation letexte. Au départ d’un simple effet de réel, l’isotopie se gonflelittéralement d’une symbolisation qui substitue au sens des termesliturgiques une double métaphorisation imbriquée de la mort etde l’amour. La saignée menstruelle (chez Marie-Gertrude), quis’épanche jusqu’en son énonciation répétitive, désigne tout autantle texte qui s’épuise que la tension déceptive qui unit les actantsdans l’isolement de leur désir imaginaire.

Les romans de Mudimbe illustrent bien le détournement desvocables liturgiques, non seulement par la manière dont il faitsacrilège (opposant aux images pieuses un imaginaire interdit),mais aussi par l’effet de saturation que le discours d’empruntproduit dans le mouvement du texte. Le supplément devocabulaire excède en ce qu’il le fige dans une imagerie surfaite

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et quelque peu kitsch, en apparence, sur laquelle s’imprime unimaginaire hyperérotisé. L’énonciation, dans sa dynamique,relance les énoncés et déjoue leur sens à la faveur d’unesignification contextuelle. C’est par contiguïté que les symbolesreligieux perdent leur sens premier, et c’est par le cimentageisotopique que le texte dit ce qu’il cache, la satire religieuse et, àtravers elle, la critique de la hiérarchie entre les nations, l’inégalitédes rapports sociaux liés à la différence des races.

L’appropriation du langage passe par le déclassement de safonction communicative. En re-motivant les signes, Mudimbe metle langage en porte-à-faux; la parole singulière exclut le langagecollectif, et, tout en le contestant, elle s’en nourrit. Le mot s’affirmecomme totalité subjective, mais, dialectiquement, son statut etsa poéticité résultent d’un effort d’extraction opéré dans le champdes discours. Beaucoup de textes parodient allègrement des textesde l’ordinaire de la messe, mais l’œuvre entière ne se donne-t-ellepas comme une espèce de paroissien profane qui n’aurait gardédu culte que le cérémonial et les formes, avec ses litanies, sesprières, ses messes, ses complies et ses antiennes. Il suffit demettre côte à côte la structure formelle des textes et celle d’unlivre de messe pour percevoir la filiation qui les unit. Mudimbefait ainsi un sort non seulement à sa propre éducation chrétienne,mais surtout à la littérature qui, pour lui, n’est jamais qu’un culteà vide. D’une religion à l’autre, il éprouve tous les sacerdoces etruine leur prétention à dire autre chose que le néant qu’ilsoccultent.

Ce que donne à lire cette parole, c’est un échange entre lefiguré et le littéral : le premier prend le dessus et masque,semble-t-il, le second, mais acquiert, par sa prégnance, un statutde discours littéral. L’accumulation est en cela d’importance : àforce de rabattre le littéral sur un vocabulaire figuré, Mudimbemétamorphose sa parole. En saturant le registre religieux desautres champs du savoir, le texte empêche l’un et les autres dese poser en termes de ressemblance3. Il en résulte que l’effet detransgression s’estompe; le politique, le sexuel, le social, ne fontpas violence au religieux, pas davantage que celui-ci n’idéaliseou n’édulcore les autres. L’un ne dit pas les autres, mais est les

3 J’entends ce terme dans le sens de Sperber et Wilson (1986 :13) pour lesquels unénoncé peut être utilisé pour représenter n’importe quelle représentation à laquelle ilressemble par son contenu, que ce soit une représentation publique comme un autreénoncé ou une représentation mentale comme une pensée. Sur cette question, lireégalement Grize (1978).

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autres. Le seul outrage se reporte en définitive sur le mouvementmême du texte, sur son énonciation. Ces langages se voientpetit à petit ruinés dans leur statut de discours, et engendrent leprocessus ironique qui permet au personnage de Mudimbe defustiger ses « pantomines » et de se moquer de ses poncifs thèmes.

Chez Sony Labou Tansi, l’isotopie religieuse métaphorise larelation sexuelle. Chaque terme est vidé de sa substance religieuseet rempli d’une signification érotique. S’agit-il d’un phénomènede connotation? Assurément, ces termes renvoient, en apparence,au discours religieux, mais ce dernier ne connote pas àproprement parler la parole du texte en l’entourant d’une auramystique ou sacrée, par exemple. C’est l’effet inverse qui seproduit. Ces vocables qui s’entassent, au lieu d’intégrer lediscours dont ils sont les marqueurs, s’en débarrassent etconvertissent son sens reçu. Si l’isotopie se fonde au départ surune métaphore in praesentia qui permet de lancer le registrereligieux, celui-ci acquiert, au fil des pages, une autonomiesignificative qui se superpose au comparé et exclut le comparant.Les actants mis en scène sont entièrement désignés par ladésignation mystique qui, loin de les connoter, se voit, tout aucontraire, connotée à rebours. En d’autres mots, le sexuel n’estpas nimbé de mysticisme, mais ce dernier est fortement imprégnéd’érotisme, au point de pouvoir fonctionner sur ce registre envase clos.

Je rappelle tout simplement qu’écrire, c’est inscrire sa pratiquedans une masse peuplée d’autres textes à travers lesquels ondéploie une double stratégie de différenciation et de distinction.C’est dans la structure des rapports entre esthétiques etprogrammes concurrents que s’écrit l’aventure de beaucoupd’écrivains africains. Les expériences de ces derniers nes’expriment qu’en rupture ou qu’en reprise d’autre chose et ellestrouvent place au sein d’une intertextualité effervescente, jusqu’àse manifester dans un jeu de renvois citatifs.

Il est une autre façon, pourtant, de les mettre en perspectivequi ne manque pas de répondant. C’est de ne pas identifier lesécrivains africains avec une entreprise de contestation de lalittérature française. Mais bien plutôt de tenir la littérature africainepour l’ultime avatar de ce même centre, en prenant les chosespar l’autre bout. Tel est le point de vue que retiennent la plupart

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des critiques. Selon une logique quelque peu perverse et quelleque soit leur obédience, ils ne font que suivre l’indication dedépart qui les invitent à une exploration totale du réel jusqu’enses moindres recoins. Ainsi l’écrivain africain qui aborde des terresde plus en plus inconnues, des cas de plus en plus limites, dessituations de plus en plus scabreuses n’enfreint pas vraiment lesmots d’ordre de l’école zolienne. Et, au terme, il retrouve avec telpetit naturaliste ou n’importe quel autre « moderniste » cette quêtedu « rien » qui hantait Flaubert et son ambition d’esthétiser àtout jamais le réel dans sa représentation.

Stimulant, ce point de vue a une incontestable cohérence.Son défaut est, pourtant, d’ignorer chez les écrivains africains laforce de rupture, la part de créativité et les raisons d’un échec.La « différence » ici se noie en déviation momentanée et lephénomène se restreint en épiphénomène. Je juge plus fécondpour une analyse véritablement historique de reprendre les chosesdans leur avènement. C’est-à-dire de saisir les écrivains africainscomme entreprise de renversement du centre, quitte à faire voiren un second temps que de ce centre impérial et protecteur ilsn’ont jamais réussi à s’émanciper.

Quant à ce qui apparaîtrait comme champ littéraire africain,c’est des littératures de l’éclatement qu’il convient de parler. Unsujet se dérobe dans une représentation disparate de lui-même.Refusant d’enlever un statut d’auteur, il se dissémine dans unnombre fini de voix. Figuré, transfiguré, dissous, dialoguant,polyloguant, adressant, telles sont les modalités par lesquellesse diffusent son statut et son identité. Ce procès de diffraction aaussi son revers! En divisant sa prétendue unité, le sujet composesa singularité d’être parlant. En essayant d’être un autre, il chercheà devenir lui-même. Comme le peintre ou le musicien, l’écrivainafricain travaille, par et dans le langage, un matériau hybride quin’est autre que son Moi (biologique, psychologique, langagiersocial et autres). L’écriture, probablement, constitue pour lui laseule utopie grâce à laquelle il peut raccommoder son existenceà elle, fût-ce dans le désenchantement moqueur.

Ce que je propose, en fait, est de reprendre un contact charnelavec les textes africains, au lieu de se contenter de largesclassifications prêtes à porter. Le choix des textes devra répondreà des critères méthodologiques qui s’appuient sur la notion de

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généricité, bien définie par Jean-Marie Schaeffer. Alors que legenre n’est jamais qu’une « classification rétrospective », lagénéricité constitue une fonction textuelle. Il convient d’inverserla perspective habituelle : plutôt que de poser une norme apte àrassembler des textes, nous proposons avec Schaeffer d’aller dutexte au genre.

Conclusion

C’est seulement par le détour-retour à une histoire littérairetransformée en histoire de l’écriture (des rapports de l’écritureau fil du temps) que l’on peut espérer saisir les rapports d’untexte à l’histoire. Celle-ci n’est qu’un produit de toutes les histoiresparticulières qui sont les médiations nécessaires à l’analyse durapport entre des productions historiques et l’Histoire. Il faudraitdonc veiller à ne pas poser face à face, dans un habituel etcritiquable rapport d’homologie, l’histoire et le texte. Il faudraitplutôt saisir comment s’articulent fiction et critique pour parvenirà l’établissement de nouvelles valeurs en matière de texte littéraireet de théorie de la littérature, et analyser comment des formesnouvelles se sont imposées. Hans Robert Jauss avait raisond’insister sur la nécessité de mettre d’abord en place l’horizonhistorique de la naissance de la fiction et de la critique :

Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présentepas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désertd’information […]. Elle évoque des choses déjà lues […] tout unensemble d’attente [sic] et de règles du jeu avec lesquelles les textesantérieurs ont familiarisé [sic] et qui, au fil de la lecture, peuvent êtremodulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites […].Lorsqu’elle atteint le niveau de l’interprétation, la réception d’un texteprésuppose toujours le contexte d’expérience antérieure dans lequels’inscrit la perception esthétique (Jauss, 1978 : 50-51).

[Mais p]ouvoir ainsi reconstituer l’horizon d’attente d’une œuvre, c’estaussi pouvoir définir celle-ci en tant qu’œuvre d’art, en fonction de lanature et de l’intensité de son effet sur un public donné. Si l’on appelle« écart esthétique » la distance entre l’horizon d’attente préexistantet l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner « un changementd’horizon » en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisantque d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdentà la conscience, cet écart esthétique, mesuré à l’échelle des réactionsdu public et des jugements de la critique (succès immédiat, rejet ouscandale, approbation d’individus isolés, compréhension progressiveou retardée) peut devenir un critère de l’analyse historique »(Ibid. : 53).

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L’histoire de la littérature pourra ainsi penser la question de sesrapports avec l’histoire générale, c’est-à-dire avec l’ensemble desautres histoires particulières. Je rappellerai simplement, à cepropos, la déclaration bien connue de Jakobson et de Tynianov,qui date de 1928, mais n’a rien perdu de son actualité :

L’histoire de la littérature (ou de l’art) est intimement liée aux autresséries historiques; chacune de ces séries comporte un faisceaucomplexe de lois structurales qui lui est propre. Il est impossibled’établir entre la série littéraire et les autres séries une corrélationrigoureuse sans avoir préalablement étudié ces lois (1966 : 138).

Dans le même temps, on voit se dessiner la puissance et lerôle répressif des « institutions » dans la production et lalégitimation littéraires africaines pour lesquelles sont utilisées desinstances bien précises répertoriées par Jacques Dubois (1978 :87) : comités de prix littéraires, presse / média, maisons d’édition,système scolaire.

D’une façon schématique, on peut se représenter chacune d’ellescomme exerçant sa juridiction à un point précis de la chaîne quipermet l’entrée d’un écrit (ou d’un écrivain) dans l’histoire :

1) le salon ou la revue supportent l’émergence;2) la critique apporte la reconnaissance;3) l’académie (sous toute forme) engage, par ses prix ou ses

occupations, la consécration;4) l’école, avec ses programmes et ses manuels, intègre

définitivement à l’institution et garantit la conservation(Jauss, 1978 : 50-51).

Les textes africains sont un exemple intéressant pour étudiercomment de nouveaux critères de littérarité s’imposent tant bienque mal contre une critique qui tend à éliminer tout ce qui échappeà ses critères habituels. En analysant la réception critique duroman africain, on peut voir se dessiner peu à peu le profil detextes non traditionnels et par action en retour les grandes lignesd’une nouvelle critique qui, sous le nouveau roman, n’auraitcertainement pas acquis aussi vite ses concepts fondamentaux.On verra que le roman africain contemporain, après avoir résistéau point de rupture comme à l’agression de l’institution critique,a trouvé progressivement une place de choix parmi les critiques(en particulier) parce que les romanciers eux-mêmes, au traversd’un appareillage paratextuel très serré, ont pris le relais descritiques pour expliquer leur démarche, remettant en question

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une habituelle séparation bien établie entre critique et écrivain.L’analyse de la réception critique du roman africain permet alorsde penser le roman et le discours de la critique dans leurdimension socio-pragmatique et dans leur rapport dialectique.

Justin K. Bisanswa enseigne à l’Université Laval où il est titulaire de la Chaire derecherche du Canada en littératures africaines et en francophonie. Docteur enphilosophie et lettres de l’Université de Liège (Belgique), il est Fellow de la FondationAlexander von Humboldt à Bonn, Fellow du Wissenschaftskolleg à Berlin, Fellow duStellenbosch Institute for Advanced Study à Cape Town. Il a enseigné, entre autres, àl’Institut supérieur pédagogique de Bukavu (au Zaïre), à l’Université de Liège, àl’Université catholique de Louvain, à l’Université de Bayreuth.

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Josias SEMUJANGAUniversité de Montréal

Rhétorique de la réception des œuvresfrancophones dans Présence africaine

Résumé : Cet article vise à décrire le discours de la réception des littératuresfrancophones de l’Afrique et des Antilles. Après avoir montré que plusieurs facteurscomme la presse, le marché du livre ou les politiques d’édition jouent un rôle déterminantdans la constitution de la littérature, de même que la critique savante, j’analyserai uncorpus d’articles publiés dans la revue Présence africaine depuis sa création, en1947, jusqu’à aujourd’hui. Un échantillon sera prélevé pour représenter adéquatementles lieux de construction de ces discours qui sont porteurs d’idéologies déterminantles notions d’identité culturelle et de littérarité dans le champ des littératuresfrancophones de l’Afrique subsaharienne et des Antilles.

Discours critique, littératures francophones, Présence africaine, réception, revue

Le discours critique comme position idéologique sur lalittérature

Cet article vise à décrire le discours de la réception deslittératures francophones de l’Afrique et des Antilles.

Plusieurs facteurs comme la presse, le marché du livre ou lespolitiques d’édition jouent un rôle déterminant dans la constitutionde la littérature, de même que la critique savante, comme unrécent numéro de la revue Études françaises portant sur lesdiscours critiques de la littérature africaine vient de le montrer(Semujanga, 2001). Le corpus sera composé d’articles publiésdans la revue Présence africaine depuis sa création, en 1947,jusqu’à aujourd’hui. Un échantillon sera prélevé pour représenteradéquatement les lieux de construction de ces discours qui sontporteurs d’idéologies déterminant les notions d’identité culturelleet de littérarité.

On pourra ainsi suivre l’évolution de ce discours de la réceptionen rapport avec l’histoire des idées à partir de concepts commela négritude, l’africanité, l’antillanité, la créolité ou la francité, c’est-

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à-dire tout ce qui, dans les pratiques traditionnelles etsocioculturelles de l’Afrique et des Antilles, distingue ou rapprocheces territoires de l’Occident. Il s’agit de démontrer quel’émergence des littératures de l’Afrique et des Antilles en françaiss’est accompagnée d’un discours critique visant à construire unnouvel espace littéraire francophone spécifique jusqu’alors tropamalgamé à la littérature française. Même si un courant nouveausemble perceptible dans des colloques et des thèses sur laquestion, seul l’ouvrage de Michel Beniamino (1999) et un certainnombre d’articles (Halen, 2001) abordent ouvertement le sujet.En dépit du fait que l’ouvrage de Beniamino ne laisse aucuneplace à une poétique des textes, qui permet de comprendrecomment tel ou tel écrivain, dans telle ou telle situation historico-géographique, réussit telle œuvre littéraire, cette étude demeurela première et la seule synthèse utile dans le domaine.

L’étude du corpus se fondera sur la théorie de l’analyse dudiscours et conduira à repérer, à décrire et à interpréter les figureset les systèmes axiologiques qui ont pu motiver les valorisationset les jugements des critiques dans l’instauration des œuvresafricaines et antillaises en littérature négro-africaine.

On part de l’hypothèse qu’il existe trois paradigmes dans lediscours de la réception : le paradigme de la littérarité – référencesà la littérature –, le paradigme du projet culturel – africanité,antillanité – et le paradigme du lieu d’élaboration – discours del’historien, du philosophe, du sociologue, du journaliste, dupolitique. Cette étude se situe au carrefour de trois domainesd’études principaux : le discours de la critique, le discoursidéologique – qui traitent les textes africains et antillais enaccentuant leurs spécificités considérées comme toutes lespratiques symboliques qui distinguent celles-ci de la littératurefrançaise – et la théorie de l’analyse du discours. Le discours dela critique en contexte colonial ou postcolonial construit unnouveau lieu littéraire – la littérature négro-africaine internationalereprésentée régionalement – tout en se constituant commediscours autonome par rapport à d’autres types de critiques :historique, philosophique, politique ou sociologique.

De manière générale, le rôle de la critique savante dans leprocessus de constitution et de spécification de la littérature a

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été mis en évidence par Claude Lafarge (1983). Selon l’auteur, lavaleur littéraire est un effet de jugement produit par un sujetcritique qui exprime ses préférences à partir d’un certain lieuaxiologique (évaluation des valeurs morales à partir d’une certaineidéologie). Le discours critique se caractérise par le fait qu’il tientdes arguments qui débordent le seul champ de la littérarité (lecaractère esthétique des œuvres) pour introduire dans sonchamp de légitimité des critères idéologiques. Dès lors, le discourscritique, sous le couvert de scientificité, convoque, répète etrecycle certains stéréotypes d’époque sur l’Afrique et les Antilles;d’où le lien existant entre la critique comme construction d’unsavoir sur la littérature et la construction d’un champ littérairenégro-africain de langue française.

Rappelons par ailleurs que la littérature se constitue parl’ensemble des œuvres qui sont publiées autant qu’elle estconstituée par plusieurs instances à chaque étape de sondéveloppement. Les facteurs qui l’instaurent sont également ceuxqui déterminent les états successifs de son corpus. La critiqueuniversitaire ou savante est l’un de ces facteurs déterminantspour l’existence d’une littérature. C’est pourquoi je voudraisdécrire la détermination de la critique dans la constitution d’unnouveau champ littéraire négro-africain. À travers le discours dela critique dans la revue Présence africaine sur les littératuresfrancophones d’Afrique et des Antilles, il s’agit de repérer et dedécrire les traces de l’énonciation critique dans la constructiondes littératures, car, en effet, celles-ci se présentent comme unprocès de la différence ou de la spécificité des textes francophoneset apparaissent comme un argument ad hominem pour justifierla constitution d’un corpus littéraire spécifiquement francophone,jusqu’alors amalgamé à la littérature française. On cherche à voirsi, comme tout discours, l’argumentation critique ne cherche pasà influencer un destinataire par sa forme et son contenu enutilisant les stratégies discursives (rapports entre partenaires) etles stratégies cognitives (articulations du savoir : démonstration,persuasion, etc.). Ce sont ces aspects qui permettent de décrirela fonction déterminative de la critique dans le processus de laconstruction d’un champ littéraire francophone négro-africaindans la revue Présence africaine, revue qui articule les identités àla fois africaine, antillaise et francophone.

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Présentation et analyse du corpus

Après le survol des causes historiques ayant conduit à lafondation de la revue, je voudrais me consacrer à l’analyse dudiscours sur l’identité africaine et son rapport avec la littéraritédes textes afin d’établir les rapports très étroits entre le discourssur l’indépendance politique, d’une part, et la littérature nationale,d’autre part. L’idée centrale est que Présence africaine a étudié lestatut des œuvres francophones produites par des « négro-africains » dans le cadre général de l’identité transnationale noireà « inventer » en forgeant le discours nouveau sans relentscoloniaux sur les réalités africaines. Cette recherche du fondsafricain sur lequel la société de demain allait s’ériger a été aussile discours de la critique littéraire. C’est en cela que Présenceafricaine a joué un rôle historique majeur. Elle a été un carrefourd’idées sur le devenir de l’Afrique moderne. Et de ce discoursqui se manifeste autant par les études ethnographiques,historiques, politiques que par les analyses littéraires, j’ai retenules marques de l’énonciation et leur rapport entre « l’africanité »et « la littérarité » des textes. Cette restriction du phénomène àétudier, qui ne retient que l’aspect argumentatif sur la littératureafricaine, s’explique par le fait qu’il est quasi impossible d’étudierle contenu sémantique des articles retenus dans les limites decette étude. Je voudrais enfin montrer comment cette littératures’est définie à travers sa propre critique et, comment celle-ci,tout en déterminant le corpus littéraire, s’est constituée commeun discours autonome par rapport à d’autres types de critiques :historique, politique, sociologique, etc.

Fondée en 1947, la revue Présence africaine se situe dans leprolongement du mouvement de la négritude en tant que forumd’idées sur la révolution politique, sociale, culturelle et littérairedu monde noir en général et de l’Afrique en particulier. Aulendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui a interrompu laparution de la revue Étudiant noir, un groupe se reforme autourd’Alioune Diop et élabore le projet qui devait donner naissance àPrésence africaine. Beaucoup d’écrivains ayant participé à lanaissance de la négritude décrivent le sentiment éprouvé lors deces réunions comme une espèce de désarroi moral face à laprétendue primauté et solidarité des valeurs occidentales.

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Par ailleurs, le titre est à lui seul un vaste programme. Il attestela volonté de situer l’Afrique dans le concert des nations et descultures et témoigne de la confiance des premiers collaborateursen l’efficacité du dialogue.

Cette revue, disait Alioune Diop, ne se place sous l’obédienced’aucune idéologie philosophique ou politique. Elle veut avoir lacollaboration de tous les hommes de bonne volonté (blancs, jaunesou noirs), susceptibles de nous aider à définir l’originalité africaine etde hâter son insertion dans le monde (1947 : 7).

Présence africaine porte comme sous-titre : revue culturelle dumonde noir. Elle entend susciter une prise de conscience globalede la réalité du monde noir, quelle que soit la langue dans laquelleelle s’exprime. Au début, la revue accorde plus d’importance auxactivités culturelles qu’à l’aspect politique. Elle publie des textesd’Africains et des études portant sur les cultures et les civilisationsnégro-africaines dans le monde. C’est pourquoi son origine sesitue dans le prolongement de l’élaboration du concept denégritude et de sa charge identitaire à cette époque.

L’idée [de créer la revue], précise Alioune Diop, remonte à 1942-1943. Nous étions à Paris un certain nombre d’étudiants d’outre-merqui, au sein des souffrances d’une Europe s’interrogeant sur sonessence et sur l’authenticité de ses valeurs, nous nous sommesgroupés pour étudier la situation et les caractères qui nousdéfinissaient nous-mêmes (Ibid. : 9).

De 1947 à 1953, la revue publie seize numéros parmi lesquelsse trouvent quelques cahiers spéciaux sur l’art et la littérature« nègres ». Et vers 1955, un changement s’opère quant à l’objectifde la revue. Dorénavant, le consensus se dégage sur le fait quela promotion de l’art et de la littérature s’avère tributaire du projetde l’indépendance politique. À cette époque, en effet, la revuecommence à paraître dans une série bilingue pour répondre auxsollicitations de tous les Africains, tant francophonesqu’anglophones. Toutefois, il faut noter que même si AliouneDiop et ses amis ont essayé autant que possible d’accorder uneplace aux articles en anglais et en portugais, Présence africaineest destinée avant tout aux lecteurs francophones d’Afrique et dela Diaspora. Selon Locha Mateso, l’avènement de Présenceafricaine va bouleverser les rapports entre l’Afrique et les Antilles.De la période qui s’étend de la fin de la Deuxième Guerre mondialeà l’année 1960, la critique littéraire qui, jusqu’alors, s’était

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développée dans le milieu antillais, grâce aux revues comme LesContinents, La Dépêche africaine, La Revue du Monde noir, LégitimeDéfense, Tropiques, etc., déplace son point d’attraction versl’Afrique (1986 : 115-117). Après la Conférence de Bandoeng, lanécessité de l’indépendance politique s’affirme de plus en plusdans les colonnes de la revue. Et lors du premier Congrès desécrivains et artistes noirs de Paris, en 1956, se dégagent troisaxiomes fondamentaux qui vont guider la politique éditoriale dela revue. Il est affirmé d’une part qu’il n’existe pas de peuple sansculture; d’autre part, qu’il n’y a pas de culture sans ancêtres et,enfin, que la libération culturelle nécessaire à l’autonomie detout peuple exige une libération politique préalable. De plus enplus le culturel et le politique s’imbriquent dans le même projetde créer une Afrique moderne. La décolonisation, soulignaitAlioune Diop, ce n’est pas seulement la fin des privilèges politiqueset économiques; ce n’est pas seulement l’abolition de l’arbitrairetemporel, c’est aussi et fondamentalement, la fin de la dominationculturelle sans laquelle il ne peut y avoir d’humanité libre. Cecongrès a créé un organisme, la Société africaine de culture,chargée de traduire dans le concret ses décisions. Celle-cirecueille, sauvegarde et diffuse, notamment par la revue Présenceafricaine, le patrimoine culturel de l’Afrique. Son rôle est ainsid’élever la culture négro-africaine à la pensée universelle et aurespect mondial. Et vers les années soixante, aprèsl’indépendance de l’Afrique, tout en continuant ses publicationssur la spécificité des cultures africaines, Présence africaine accordeplus de place au débat politique et traite des ratés inévitablesdes jeunes États.

Ce bref historique sur l’évolution de la revue permet de situerla littérature africaine (à inventer à cette époque) dans le vastediscours social dominé par l’idéologie de la négritude, dontl’objectif est la promotion des valeurs du monde noir. Selon leclassement établi dans le numéro 100 par Jacques Howlett, en1977, et portant sur l’index alphabétique des auteurs et desmatières, la revue est subdivisée en neuf entrées thématiques :culture et politique; philosophie; religion; sciences humaines;histoire africaine et du monde noir; littératures; arts; économies;droit et sciences et techniques. Même si dès les premiers numérosPrésence africaine ne se veut pas le porte-parole exclusif de lalittérature africaine, elle donnera néanmoins une place

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suffisamment importante à celle-ci pour qu’on puisse considérerla revue comme un lieu de consécration de la littérature africaine.Dans ce domaine, de nombreux articles sur la littérature africaine,soit sur son histoire, soit sur un écrivain et son œuvre, ont étépubliés. À titre indicatif, on peut citer le numéro consacré aubilan de la littérature africaine, publié sous la direction d’AbiolaIrele, en 1986, dans lequel différents articles situent laproblématique de l’écriture africaine dans le contexte de plus enplus changeant; et en 1995, sous la direction de MohamadouKane, le numéro consacré à l’œuvre de Césaire va dans le mêmesens.

En faisant connaître des textes littéraires africains, des auteurs eten ouvrant des débats sur la critique littéraire, Présence africaines’est constituée en un lieu de la promotion et de la spécificationde la littérature en Afrique. La revue a d’ailleurs connu un telrayonnement dans le domaine qu’Alioune Diop a décidé de créerles éditions Présence Africaine, dont la tâche a été d’éditer lesouvrages qui paraissaient sur l’Afrique dans les domaines couvertspar la revue, c’est-à-dire tous les secteurs de la pensée humaine.Quel est le rôle de Présence africaine dans ce jeu d’invention etde construction de la littérature négro-africaine?

Dès sa parution, Présence africaine a joué un grand rôle dansla spécification de la littérature africaine. Le mandat de la revueest considérable. Celle-ci doit servir de tribune à toutes les étudessur l’Afrique et le monde noir, dont la littérature et le discourscritique. Elle décrit cette littérature à travers des analyses destextes ou des auteurs comme un ensemble de textes, un corpusappartenant à une région du monde dénommée Afrique.Désormais il n’y aura pas de littérature négro-africaine sansréférence à un corpus de textes, et parallèlement il n’y a pas detextes littéraires africains sans l’intervention du discours sur cettelittérature. En analysant les textes et les notes liminaires dePrésence africaine, il devient possible de rendre compte duprocessus de constitution de cette littérature régionale. Certes,la revue Présence africaine en tant qu’instance de spécificationoù s’exerce la critique littéraire « africaine » n’est pas le seul lieu,mais elle a occupé un rôle pionnier dans ce long processus despécification et de construction de la littérature africaine.

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Qu’est-ce qui est spécifiquement négro-africain dans cettelittérature à inventer? Et quels rapports peut-on établir entre cesformes de l’africanité / négritude et celles de la littérarité? Tellessont les questions sous-jacentes à l’analyse des articles de larevue.

Comme dans toute revue de critique littéraire, la rhétoriquedes articles publiés dans Présence africaine s’adresse auxspécialistes pour contester la légitimité culturelle dominante – icila littérature de la métropole – et pour faire créer l’émergenced’un nouveau corpus avec ses nouvelles catégories esthétiques.Pour élaborer une poétique nouvelle – celle de l’africanité /négritude –, Présence africaine se fonde sur le principe qui institueles pratiques littéraires produites en Afrique en un corpus régionalappelé « littérature africaine ». De ce fait, elle se constitue en uneinstance de consécration des textes de fiction ou des essais entextes littéraires. Et si traditionnellement la valeur littéraire d’untexte se détermine par la qualité esthétique de son écriture, ici laqualité d’être africain justifie celle d’être littéraire. L’écrivain etcritique littéraire réclame cette africanité / négritude souvent avecpolémique, notamment René Depestre « Cette présence del’Afrique, du rythme africain, dans toutes les manifestations denotre sensibilité artistique doit déterminer dans une grandemesure les formes auxquelles nous avons recours [...] » (Depestre,1955 : 37). Cette injonction de Depestre se comprend bien si onla situe dans le débat sur la notion de littérature engagée. À unepoésie esthétique et individuelle de Césaire, Depestre opposeune poésie militante et révolutionnaire « pour exalter la vie [du]peuple, ses combats et ses espoirs » (Depestre et Césaire,1955 : 37). Césaire croit que l’individualité du poète doit êtresauvegardée, car, écrit-il, si le « poète est africain, sa poésie nepourra pas ne pas être une poésie africaine » (Ibid. : 41). Aufond, dans leur discours respectif, Depestre et Césaire procèdentd’une même esthétique de l’engagement littéraire basée sur laprimauté de l’africanité des œuvres. Leur divergence provient,me semble-t-il, de leur conception différente de l’engagementpolitique de l’écrivain négro-africain. Présence africaine situe lavalorisation du texte littéraire africain dans une démarche généralede revalorisation de l’Afrique. Dès lors, la place du texte littérairene sera plus la même, ni même sa justification. C’est ainsi, enpartie du moins, que le corpus littéraire africain a acquis une

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certaine autonomie vis-à-vis d’autres corpus littéraires et que,surtout, son statut de littérature, qu’il détient toujours, est devenuun lieu de valorisation de l’identité africaine. L’idée de« responsabilités » de l’écrivain devant le projet « national » estpartagée par tous. Et tout le discours de la critique qui, pourtant,vise une prétention scientifique, soutient ce projet de l’inventionde l’Afrique; projet qui, on ne saurait trop le dire, est purementidéologique. C’est ainsi que le sujet critique cherche la spécificitéafricaine des textes et non leur spécificité littéraire, ou plutôt laspécificité des textes doit justifier leur africanité comme chezJanheinz Jahn affirmant qu’il existerait une manière bien africained’écrire un poème, un style purement africain. La différence, pourJanheinz Jahn, entre la poésie française et la poésie africained’expression française, « ne dépend pas du sujet du poème, dela chose évoquée, mais de la manière dont elle est évoquée, enun mot du style » (1963 : 151). Les thèses de Jahn avaient étésoutenues quelques années auparavant par Jean Rouch quiaffirme que la littérature écrite n’est pas spécifiquement africaineet que seule l’est « la littérature orale créée, racontée, transmisepar l’homme de la brousse » (1949 : 144).

À partir des articles de Jahn le débat sur l’africanité etl’universalité est lancé. Janheinz Jahn cherche à déceler lesschèmes propres aux cultures africaines dans les œuvres et àsouligner les caractéristiques qui distinguent la littérature africainede la littérature européenne. Cependant, il n’y a pas d’unanimitédans cette conception. Simon Mpondo, pour ne citer que lui,considère que l’approche de Jahn d’étendre ses conclusions àl’ensemble du corpus africain à partir des catégories de langue,de géographie et de couleur ne rendent pas compte tout à faitdu phénomène littéraire. Pour lui, la critique la plus valable sera« one way to answer both domestic and foreign needs mostsatisfactory of the works themselves » (1971 : 132)1.

Le même critique reproche à Thomas Melone de retrouver lestraces de la tradition orale africaine partout, et qualifie sonapproche d’« ancestralisme ». Malgré ces vives accusations,Mpondo lui-même tient un discours nationaliste (ou plutôtfédéraliste) sur l’identité du continent à affirmer, à inventer parl’établissement d’un discours nouveau par rapport au discourscolonial. S’inspirant des thèses du panafricanisme, il propose

1 [La seule réponse satisfaisante aussi bien pour la critique interne que pour la critiqueexterne se trouve dans le travail des œuvres]

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notamment de changer l’appellation « littérature négro-africaine »par celle de « littérature africaine », dont la littérature négro-africaine est une constituante qui n’a intéressé que les seulsécrivains et critiques francophones. Son appellation faitactuellement unanimité dans la critique littéraire qui considère,dans la perspective de Mpondo, la littérature africaine comme unensemble de corpus de littératures orales du continent et delittératures en langues européennes (anglaise, espagnole,française et portugaise).

La question de la littérature devient donc tributaire de celle dela nation. Pour le roman, par exemple, il s’agit de fixer le momentoù la littérature écrite d’Afrique a cessé d’être une littératurecoloniale pour devenir une littérature nationale indépendante.Quelles raisons ont entraîné ce changement? Est-ce le simplefait de l’indépendance politique, de la conscience nationale desécrivains eux-mêmes, le recours à des sujets nationaux et àl’emploi de la couleur locale ou l’apparition d’un style littérairenational reconnaissable? Selon Jacques Stephen Alexis et biend’autres, c’est « essentiellement la dimension politique quiconditionne la libre manifestation des auteurs, même si la nationdoit être dépassée un jour [...] il y a l’expérience et une étapenécessaires » (Alexis, 1957 : 81). Frantz Fanon enchaîne en disantque la littérature nationale acquerra son authenticité aprèsl’indépendance. Car l’État est, dit-il, « l’expression d’une nation,ses préférences, ses interdits, ses valeurs, ses modèles » (1959 :87). Le projet d’une telle littérature est étroitement lié à celui dela nation. C’est le caractère national d’une littérature qui lui permetde se situer par rapport à d’autres littératures de la même manièreque les États-nations se reconnaissent dans leurs limitesgéographiques respectives. Selon Fanon, dans le même article,la littérature entre dans le processus de valorisation de la nationdans la mesure où pendant la période d’oppression coloniale lalittérature africaine écrite s’est avérée une copie sans originalitéde la littérature du colonisateur. L’élite noire ne consommait quela production européenne. Dans une telle perspectiverévolutionnaire de Fanon, dès qu’une volonté de changementdevient perceptible, il naît une littérature personnelle qui s’exprimesous diverses formes tragiques. Car Fanon établit une relationde type générique entre l’écriture littéraire et la volontérévolutionnaire. Selon lui, « il semble exister une sorte

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d’organisation interne, loi de l’expression qui veut que lesmanifestations poétiques se raréfient à mesure que se précisentles objectifs et les méthodes de la lutte de libération » (Ibid.). Etpour Ulysse Pierre-Louis, la littérature nationale, c’est « ce soucide réconcilier la littérature et la vie, de produire des œuvres quiexpriment ce qu’il y a d’âpre, de barbare même, dans lesaspirations des habitants d’une terre en gésine qu’il restait degagner sur les forêts vierges et tentaculaires » (1959 : 57).

D’autres posent le problème de la réception de la littératureafricaine. Pour David Diop, l’africanité du poème doit venir desimages et des métaphores qui, seules, « assurent la présence del’Afrique [et non les thèmes], car de toute façon l’écrivain africainsait bien qu’il n’écrit pas pour son peuple » (1956 : 115). Et pourMohamadou Kane, figure marquante de la critique africaine, unetelle situation d’une littérature nationale écrite pour le publicétranger est paradoxale. Le critique y voit des reliquats de lasituation de colonisation. Car « la situation coloniale, la formationoccidentale de l’écrivain, l’étendue et l’extrême réceptivité dupublic européen, la communauté de langue avec ce public, ontdécidé de l’orientation de l’œuvre qui s’adresse avant tout aumonde extra-africain » (1966 : 13). Son discours devient de plusen dépréciatif en affirmant que l’africanité des œuvres se réaliseau détriment de leur littérarité, de leur valeur esthétique puisque,poursuit-il, « l’œuvre ne vaut que dans la mesure où elle va devantles aspirations de ce public qui demande à l’écrivain de satisfairesa fringale d’exotisme » (Ibid. : 15). Ce thème du public de l’écrivainafricain occupera longtemps la critique. Cependant, après l’articlede Bernard Mouralis (1980), un certain consensus semble sedégager sur l’existence d’un double public africain et européenpour la littérature africaine en langues européennes. Et lalittérature africaine vue dans les articles de Présence africaine està la fois un ensemble régional de corpus et un faire-valoir d’undiscours identitaire qui le constitue. En cela, la littérature africainene saurait se concevoir sans un corpus de textes africains, maisil n’y aurait pas non plus de textes littéraires africains sansl’intervention de la critique comme agent de la littérature et de lasociété africaine postcoloniale à fonder.

On sait que toute littérature a sa propre histoire où la littéraritédes textes serait leur détermination intrinsèque. Ce qui ferait

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échapper la littérature aux contingences temporelles et auxdéterminations extérieures.

[Or,] il est bien reconnu aujourd’hui, rappelle Joseph Melançon, qu’ilne suffit pas d’écrire un texte de fiction pour entrer dans la littérature.[Car] si poèmes ou romans ne sont pas lus et reconnus, ils ne fontpas partie de cet ensemble de textes dits littéraires, et leur auteur nepeut prétendre être classé parmi les écrivains (1996 : 9).

La réflexion sur la littérature négro-africaine et sa consécrationpar des revues comme Présence africaine s’inscrivent dans lasuite de nombreux travaux sur la « reconnaissance » et la« distinction » des œuvres produites dans un espace culturel,comme l’Afrique et les Antilles, par des instances habilitées ousur la notion de valeur littéraire comme résultat d’un jugementinstitutionnel, comme l’ont montré déjà Jacques Dubois (1978)et Claude Lafarge (1983). À ce titre, même si toute énonciationaffirmant l’existence d’un corpus est une construction discursiveassumée par une instance autre que littéraire, elle prend lalittérature comme lieu de son énonciation. Et si dans le cas de lalittérature africaine francophone, toute désignation littéraireprovient d’une surdétermination idéologique de l’africanité entant que valeur ajoutée aux textes, il reste que les notions delittérarité et de valeur littéraire des textes sous-tendentinévitablement le discours critique. C’est que la critique est unmétadiscours sur la littérature, dont la spécificité réside dans sonévaluation de l’usage littéraire de la langue à partir desconsidérations esthétiques, morales ou idéologiques propres àun espace historiquement déterminé. C’est à partir d'énoncéslittéraires convoquant un contexte sociohistorique que seconstitue le discours de la critique littéraire. Car celui-ci s’articuleautour de deux isotopies fondamentales et solidaires dans laconstitution de la spécificité de ce type de discours. Liée auxfigures à connotation littéraire (genres, motifs, thèmes, formes,etc.), l’isotopie littéraire a pour fonction de rattacher le discourscritique à un lieu appelé « littérature ». Elle est également liée àl’isotopie référentialiste et idéologique qui articule le discourscritique à un ancrage historique et géographique. Ces deuxisotopies fonctionnent comme des indices qui opposent la critiquelittéraire à d’autres types de critiques (historique, sociologique).Argumentatif et polémique parfois, le discours critique littéraireprésuppose un débat sur la littérarité des œuvres. Dans sonargumentation le discours critique présuppose l’existence de la

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littérarité fonctionnant comme un schéma – constitué d’unensemble de formes et de figures à connotation littéraire – dontles œuvres particulières attesteraient l’usage. Cela revient à direen outre que le discours critique précise ce qu’il entend par desrègles du schéma qu’est la littérarité, car il atteste la réalisationou la non-réalisation de la littérarité pour chaque œuvre analysée,ce qui également laisse sous-entendre que les œuvres en tantque procès sont structurellement marquées par leur appartenanceà la littérarité. Pour être littéraire, toute œuvre présupposel’existence de la littérarité et une compétence particulière qui laréalise. C’est le procès esthétique du discours critique qui entendconstruire et dévoiler comment une œuvre particulière réalise lalittérarité en tant que virtualité. Même si la qualité primordiale dudiscours critique semble se constituer par ses références à lalittérarité des textes en tant qu’interprétant commun entre lesécrivains et les lecteurs, il est aussi traversé par ses positionsidéologiques qui justifient, entre autres, le choix des traits formelscorrespondant à l’éthos du sujet critique. C’est le procèsaxiologique. Ce mélange complexe, composé des isotopieslittéraires et des isotopies référentielles et idéologiques, permetde classer tel ou tel discours comme critique littéraire.

De plus, selon cette acception de la littérature en tant que lieuoù s’élabore les différents discours sur le statut même des textes,la critique apparaît comme un discours en quête de sa propreautonomie. Ces relations d’une littérature avec sa propre critiqueou avec d’autres discours qui la prennent en charge participentde la dynamique de la littérature avec d’autres discours sociaux.La question est moins de savoir si tel ou tel texte est littéraire parson organisation interne que de prouver qu’il est littéraire par lefait qu’il est africain. C’est une position idéologique de l’africanitéqui explique, selon Mohamadou Kane, pourquoi une partie de lapoésie de Césaire reste encore mal connue en Afrique :

Il faut ajouter, poursuit Kane, [...] que tout un pan de la poésie deCésaire reste mal connu en Afrique. Ceux qui l’ont abordé ont étécomme détournés par Césaire lui-même. Situation paradoxale,imputable au conformisme de la critique africaine plus soucieused’illustration de positions idéologiques que d’élucidation des chosesen remontant à leur origine, en démontant leurs mécanismes et leursstructures (Kane, 1995b : 9).

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Sous cet angle, tout texte, quelles que soient ses particularitésesthétiques, est analysé suivant le principe de l’inscription de lalittérature dans un paradigme idéologique comme la négritude.Et la littérature est le produit d’un sujet situé dans une situationsociohistorique et idéologique de laquelle origine sa parole.

La saisie du discours critique dans son déploiement à la foissynchronique et diachronique me permettra de définir les pointsde convergences ou de divergences quant à la conception decette littérature en train de se construire. C’est là, à travers larevue Présence africaine, que se trouve l’argumentaire de laconstitution d’un corpus d’œuvres à lire et plus tard à enseignerau lycée et à l’université après l’indépendance politique del’Afrique. Ainsi, le travail des appareils de construction d’un corpuslittéraire – revues, maisons d’édition, prix, etc. – sont à la fois deséléments de sa construction et de sa constitution.

Conclusion

À l’encontre de la prétention scientifique affichée par nombrede critiques, l’analyse du corpus montre, entre autres choses,qu’il n’y a pas de détermination littéraire d’un texte africain sansl’énonciation identitaire de l’africanité qui la sous-tend. En sedéterminant ainsi de façon spéculaire, la littérature et la critiqueobligent la nécessité d’inventer un discours approprié qui redéfinitla notion même de littérature. Celle-ci apparaît comme le résultatd’un discours critique et d’un travail idéologique sur la société.C’est ce phénomène que Mohamadou Kane fustige à proposdes travaux sur l’œuvre de Césaire quand il affirme, non sanspessimisme, que la « relève tarde à assurer la poursuite des travauxdes chercheurs de l’Université d’Abidjan regroupés autour deBernard Zadi Zaourou » (1995b : 9). Et une telle énonciationcritique qui invente une littérature africaine (le corpus) construitles fondements d’une rhétorique consistant à faire précéder lalittérarité des œuvres par leur africanité. Étudier de telsmécanismes énonciatifs sur l’africanité des œuvres comme effetsde la consécration de la littérature par Présence africaineprésuppose d'élargir le débat sur la littérature aux autres champsd’études.

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La revue demeure encore aujourd’hui le lieu où se discute levaste programme du devenir du continent africain et de celui dela Diaspora, programme correspondant à ce que Mudimbe appellel’invention de l’Afrique, et qui consiste à élaborer un discourstotal pour parler de l’Afrique à partir du point de vue africain etnon à partir du discours occidental. Cet Occident qui nous étreintainsi, soutient Mudimbe (1982, 1988), pourrait nous étouffer. Aussidevons-nous, en Afrique, mettre à jour non seulement unecompréhension rigoureuse des modalités actuelles de notreintégration dans les mythes de l’Occident, mais aussi desquestions explicites qui nous permettraient d’être sincèrementcritiques face à ces corpus. Loin d’être un cas isolé et spécifique,le thème de la littérature s’inscrit dans un vaste projet de construirele nouveau savoir sur l’Afrique et de parler des événementsintéressant le monde noir. L’accroissement du nombre de thèmessur les sciences humaines, allant de la linguistique à la pédagogie,en passant par l’anthropologie et l’ethnologie, vise à créer unenouvelle Afrique libérée du discours colonial et de ses stéréotypes.Et dans le domaine de la littérature, la revue d’Alioune Diop ainventé une littérature dont le discours critique en tant qu’instancede consécration est davantage axé sur la société que surl’esthétique. En effet, née dans un contexte social où la luttepour la libération de l’Afrique était le discours dominant, lalittérature devait être militante et engagée. Et elle le fut. Car dansl’esprit du fondateur de la revue, la littérature et les productionsculturelles dans le sens large devaient rendre compte de la luttedes peuples africains pour la liberté et la dignité humaine, droitsfondamentaux dont la colonisation les privait. En cela, la revues’inscrit dans l’idéologie de la négritude.

Par ailleurs, la littérature négro-africaine se construit égalementcomme un phénomène discursif lié à la reconnaissance d’unenouvelle parole critique entendant dire le réel africain autrementque ne le faisait le discours colonial. C’est cette nouveauté quej’ai envisagée comme l’argument fondateur du corpus; nouveautéqui m’a amené à aborder Présence africaine dès les premièresannées de son existence, à un moment où le discours africain –ici la critique littéraire – cherche à se dissocier du passé et dudiscours critique occidental. Et nouveauté qui m’a conduit surtoutà analyser le discours critique africain en tant qu’inventeur denouveaux savoirs et de nouvelles significations pour les notions

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de « littérature », d’« africanité » et de « critique ». Ainsi, lesprincipaux enjeux critiques sur le savoir africain, de même que ladéfinition d’un savoir littéraire africain ou plutôt négro-africain,se sont structurés lors de ces premières années de la revue. Lamise en dialogue de toutes les énonciations scientifiques,politiques, artistiques et littéraires dans un même journal fait dePrésence africaine une revue incontournable dans l’histoire desidées en général et dans la promotion des littératures en Afriqueen particulier. Et son objectif, déjà précisé dans la note liminairede la première livraison – encourager les cultures nationales,leur activité constructive et la circulation des idées –, demeureactuel. C’est pour cela que le discours critique, dans sadétermination du projet africain à la manière d’autres discoursdes sciences humaines, a une double fonction éthique etontologique. Éthique, la critique l’est à plus d’un titre, car elle estliée à un devoir qui caractérise et qui justifie la fonction de lacritique face à sa littérature. Le critique n’a-t-il pas, commel’écrivain d’ailleurs, une fonction de mage? Elle est égalementontologique dans la mesure où elle vise la globalité de la sociétéafricaine et participe à créer des mythes de fondation.

Au terme de cette analyse, on a pu circonscrire et apprécier la« détermination » de la critique dans la constitution des littératuresfrancophones africaine et antillaise dans Présence africaine.Évidemment, il s’agit moins d’une histoire de la critique littérairefrancophone que de la saisie des modulations interdiscursivesqui configurent l’avènement de la critique des littératuresfrancophones. On a vu, à travers les articles, que cet avènementde la critique se déploie en un réseau sémantique en tant quefigure qui scande les différentes époques depuis la prise deconscience du fait colonial jusqu’à maintenant, tout en subissantdes modifications profondes selon l’évolution des idées en Afriqueet aux Antilles.

En définitive, le discours critique, en construisant la spécificiténégro-africaine comme horizon d’attente de la lecture littérairedes œuvres produites par des Africains d’Afrique ou par ceux dela diaspora, joue un rôle majeur dans la formation de l’imaginaireà la fois historique et contemporain propre à ces espaces. Et larevue Présence africaine a toujours su articuler à la fois la négritudeet la francophonie.

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Professeur agrégé à l’Université de Montréal, Josias Semujanga a été auparavantprofesseur à l’Université nationale du Rwanda et à The Western Ontario University, etchargé de cours à l’Université Laval et à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Ilenseigne la littérature francophone et la théorie littéraire au Département d’étudesfrançaises de l’Université de Montréal. En plus d’une trentaine d’articles, il est l’auteurde Origins of the Rwandan Genocide (2003); Dynamique des genres dans le romanafricain. Éléments de poétique transculturelle (1999); Récits fondateurs du dramerwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes (1998) et Configuration del’énonciation interculturelle dans le roman francophone (1996). Il a dirigé ou codirigécinq numéros de revue, dont « La littérature africaine et ses discours critiques » àÉtudes françaises (2001). Il dirige actuellement un groupe de recherche sur la rhétoriquede la réception des littératures francophones.

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Lydia MARTELUniversité Laval

Présupposés idéologiques et discours critiquedans Présence Francophone

Résumé : Cet article donne un aperçu de la manière dont les catégories d’analyseapparues en sciences humaines depuis les années 1970 ont permis de lire, dans lestextes romanesques africains, les traces de traversée culturelle. Plusieurs articles parusà cette époque dans la revue Présence Francophone renversent le modèleanthropologique du XIXe siècle, alors que d’autres opposent les mythes judéo-chrétienet africains. Certains proposent une vision monolithique de l’identité, jusqu’à cequ’apparaissent des positions médianes permettant d’en appréhender les multiplescomposantes. Parmi celles-ci, les modes de savoir occidental et africain sont enfinmis de l’avant dans des études fondées sur les travaux de Lévi-Strauss, Bachelard etBakhtine.

Conceptions de l’identité, discours fondateur de la mondialité, modes de savoirrationaliste et mythique, mythes judéo-chrétien et africains, réactions au racisme

L’analyse d’une douzaine de critiques de littérature africaine publiées dans Présence Francophone de 1970 à 2000 a permis

de dégager une certaine évolution et une tendance générale : lediscours critique sur les œuvres s’articule de plus en plus enfonction de présupposés idéologiques humanistes, qui participentde la mise en place du mythe fondateur d’une civilisationuniverselle, et constituent le fondement même de la francophonie.D’autres idéologies, tels le marxisme, le nationalisme, lesyndicalisme et le féminisme, ont marqué les œuvres littérairesafricaines et leur réception critique, en réponse au colonialismeet aux injustices sociales. Cependant, ces idéologies n’ont passervi qu’à produire un discours révolutionnaire. Avec desréflexions d’ordres religieux, axiologique et épistémologique, ellesont aussi nourri le processus de définition et de renforcementidentitaire sans lequel il ne pourrait être question de civilisationuniverselle.

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L’idéal de la civilisation de l’universel est le substrat de basedes textes analysés, mais il y a une évolution dans la conceptionmême de cet idéal. Dans leurs articles de 1973 et 1974, parexemple, Gérard Georges Pigeon et Peter Igbonekwu Okehcomparent les croyances et valeurs africaines avec celles duchristianisme avec un parti pris flagrant. Dans son article « Thèmede la fatalité dans le roman d’Olympe Bhêly-Quénum : Un piègesans fin », Pigeon (1973) souligne la volonté de l’auteurd’exprimer, à travers ses personnages, une vision du monde biendéterminée, dostoïevskienne. Il met en évidence le déterminisme,le défaitisme, le constat d’échec exprimés par le romancier, enutilisant une grille mythologique classique, gréco-romaine etjudéo-chrétienne. Il tente, par ce moyen détourné, de montrerles aspects déterministes de la tradition africaine, mais sans avoirà la décrire elle-même. Le critique fait aussi ressortir l’espritchrétien du romancier, ainsi que l’incompréhension qui habitecelui-ci devant l’injuste réalité de la société mutante qu’il dépeint.Le romancier exprime, en effet, un certain ressentiment envers« les dieux » pré-chrétiens, que le critique partage visiblement.

Celui-ci rapporte que, dans la vision du monde mythologiqueet traditionnelle présentée par Bhêly-Quénum, le protagonisteendosse le rôle de victime, de bouc émissaire, et ne comprend lanature de son rôle qu’au moment où son sort est jeté. L’instrumentpar excellence de la condamnation du personnage est, bienentendu, la femme :

Il est maintenant possédé; l’emploi même du terme "possédé" impliquela pleine conscience de sa destinée, car l’on ne peut être possédéque par les forces du mal; et si, comme il le dit si bien, Anatou vivaiten lui, il sait de quelle force maléfique il est maintenant l’héritier (Pigeon,1973 : 56).

On voit, dans ce passage, que la femme est identifiée au malpar le critique, qui ne se distancie pas le moins du monde dusystème symbolique judéo-chrétien choisi par le romancier. Ilest compréhensible que ce dernier éprouve le sentiment d’échecet de damnation qu’il exprime par l’intermédiaire de sonpersonnage. Chrétien pratiquant, il se dissocie des valeurstraditionnelles de sa société, qui ne correspondent pas toujoursau modèle mythologique judéo-chrétien. Si la figure de la femmecastratrice et maléfique a bel et bien été induite dans l’imaginaire

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africain, le thème de la possession possible uniquement par lesforces du mal, lui, est chrétien et non vaudou. Le discours duromancier, que reprend le critique, vise à décourager les pratiquesvaudou en présentant comme néfaste le phénomène de lapossession, qui est indissociable d’un grand nombre de ritesafricains. Tous deux condamnent, donc, les croyancestraditionnelles africaines. Or, s’il est normal que celles-ci aientété remises en question par rapport à la religion de l’Européen,l’article de Pigeon n’exprime pas le respect humaniste auquelconduiront les relativisations ultérieures.

Contrairement à Gérard Georges Pigeon, Peter IgbonekwuOkeh (1974) fait l’apologie du système de croyances et de valeursafricain, mais à la manière d’un prêcheur chrétien. Dans sonarticle sur L’enfant noir et Le vieux nègre et la médaille, il défendles aspects fidéistes de la culture africaine à l’encontre de la visiondu monde européenne, qui les considère comme dessuperstitions. Le critique confronte les deux religions en adoptantune attitude afrocentriste. Il compare les mythèmes propres auxreligions vaudou et chrétienne, invitant ses lecteurs à relativiserleurs croyances. La société euraméricaine de l’époque n’étantpas laïcisée comme celle d’aujourd’hui, le critique s’adresse àeux en tant que « chrétiens moyens », auxquels il compare les« fétichistes moyens » décrits dans les romans de Camara Layeet d’Oyono. Il cherche, ainsi, à les faire adhérer à son point devue. Toutefois, Okeh a beau valoriser les croyances africainesplus que la religion chrétienne, il n’arrive qu’à décocher desflèches aux pratiquants de cette dernière, sans réelle analyse del’une ou de l’autre. Il va même jusqu’à admonester les éventuelsopposants à son discours : « Mais qu’on n’aille pas dire à ceuxqui tiennent encore à la religion de leurs ancêtres qu’ils fontfausse route en ce qui concerne leurs rapports avec le DieuCréateur! » (1974 : 38).

D’autres critiques, tels Joseph Mbelolo Ya Mpiku, FrancisJoppa, Gilles Charpentier et Douglas Alexander, traitent dès 1970de la question identitaire. Dans son article intitulé « Un romancierné ex-nihilo : Ousmane Sembène » et publié dans le premiernuméro de la revue, à l’automne 1970, Mpiku fonde soncommentaire sur le renversement du modèle anthropologiquedu XIXe siècle. Du roman Le docker noir, il fait ressortir le thème

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de la dénonciation de la discrimination raciale et de l’exploitationdont sont victimes, en France, les travailleurs noirs. Toutefois, ilmontre aussi que Sembène ne met pas fondamentalement encause les thèses de l’accusation dont fait l’objet son personnage.Il se contente plutôt d’avilir volontairement ses personnagesblancs, plaçant simplement son protagoniste en position de victimesociale. L’écriture de Sembène est en bonne partie déterminéepar l’imaginaire de son temps, de même que la critique qui lareçoit. Celle-ci la distingue de l’écriture d’auteurs précédents oucontemporains, qu’il s’agisse de porte-flambeaux de la négritudeou de romanciers engagés dans la lutte anticolonialiste tels MongoBeti, Ferdinand Oyono ou Bernard Dadié. Le critique distingueles héros sembéniens de ceux de ces derniers en fonction descritères de l’action sociale et de la lutte politique. Les personnagesde Sembène prennent ces moyens pour maîtriser leur destin plutôtque de fuir leurs problèmes. La conquête du pouvoir est teintéed’idéologie marxiste dans l’œuvre de Sembène. L’affirmation desoi y correspond à une victoire en termes de lutte des classes.

Francis Joppa (1970), dans « Situation de Mirages de Parisd’Ousmane Socé dans le roman néo-africain », également publiédans le premier numéro de la revue, met aussi l’accent sur lethème du racisme, central dans cette œuvre d’Ousmane Socé.Celui-ci décrit l’adaptation sociale d’un jeune couple mixte auxprises avec les tensions sociales engendrées par cette idéologie.Comme Sembène, Socé relie le racisme au modèleanthropologique du XIXe siècle, en créant des personnageseuropéens très fiers d’assumer le « fardeau de l’homme blanc ».Joppa renvoie ici à Lucien Lévy-Bruhl, qui a beaucoup contribuéà cette vision des Blancs qui considèrent les Noirs comme desêtres « prélogiques » (1951 : 111-124). Ayant recours au texte deMemmi, le critique explique aussi comment le romancier faitdécouvrir à Fara, son personnage principal, la manière dont leBlanc s’est justifié et rassuré quant à l’exploitation qu’il a faitsubir aux autres, par une double reconstruction historique delui-même et du colonisé. L’écrivain et le critique exposentclairement le mécanisme par lequel le colonialiste s’est donnébonne conscience en instaurant, par son discours, un nouvelordre moral.

Joppa traite de la question identitaire en mettant en évidencela manière dont le romancier illustre le produit idéologique que

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sont les êtres aliénés par la colonisation et le racisme. Le critiqueconsidère que ces êtres « ont acquis une somme d’habitudes,de comportements incontrôlés, une façon de vivre, une manièrede penser dont l’ensemble constitue une sorte de seconde naturequi a détruit leur personnalité originelle » (1970 : 228). Le textede Socé, publié en 1964, et cette critique de 1970 présententune conception monolithique d’une telle « personnalité originelle »confrontée à celle de l’autre. Les travaux de Lévi-Strauss et deBakhtine, notamment, ont depuis contribué à montrer que lesidentités sont autrement plus complexes qu’on pouvait le croireà l’époque.

Gilles Charpentier, dans son article intitulé « Pour un nouveauréalisme africain : Le devoir de violence de Yambo Ouologuem »et publié dans le numéro 7 de Présence Francophone, à l’automne1973, commence à voir des positions médianes entre les lieuxcommuns. C’est la transculturalité, ou la « traversée » culturellequi se poursuit. Le critique rappelle la dénonciation tous azimutsque fait Ouologuem de systèmes idéologiques et de pratiquesabusives exercées non seulement par les Européens, mais aussipar les Africains entre eux. S’appuyant sur les valeurs culturelles,religieuses et politiques de leur milieu, des notables africains ont,par exemple, fait le commerce des esclaves jusqu’en pleinXXe siècle.

Charpentier rappelle que d’autres critiques avant lui ontsouligné la volonté téléologique et pédagogique d’Ouologuem,qui s’insurge contre toute démagogie. Il rappelle aussi que,contrairement à ce dernier, de nombreux romanciers africainsavaient préféré passer sous silence la double violence,traditionnelle et coloniale, qui a marqué l’histoire africaine. Il s’agitlà d’un tabou idéologique, puisque ce sont sans doute des raisonsnationalistes et anticolonialistes qui ont justifié ce silence. L’auteurde la critique montre que c’est en contraste avec les œuvres deces auteurs que le roman d’Ouologuem est considéré, par SundayAnozie notamment, comme « un gigantesque requiem pour lenègre »1. En effet, l’accent n’y est pas mis sur la spécificité nègrede l’Africain. Celui-ci est présenté simplement comme un homme,sans complaisance pour ses travers humains. Charpentiersouligne aussi le propos du critique français Jean Gaugeard qui,en 1968, avait débusqué le stéréotype du Nègre simplet, et qui

1 Sunday O. Anozie, Sociologie du roman africain, Paris, Aubier-Montaigne, 1970 :252, cité dans Gilles Charpentier, 1973 : 37.

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lisait la progression historique de l’identité africaine de plus enplus reconnue comme complexe, voire contradictoire. Commetoute identité contemporaine.

Le critique voit, avec l’auteur, que le but de la dénonciationest de parvenir à une réconciliation, et que l’écriture dénonciatricea d’abord une fonction cathartique et thérapeutique. En effet,Ouologuem écrit, à la fin de son roman, que celui-ci « reste essaisur soi-même, bien moins pour exprimer une vision sanglante dumonde que pour parvenir à un accord imminent entre la vie et lemonde »2. Avec Sunday Anozie, Charpentier situe cette œuvredans la mouvance d’un art littéraire dans lequel opère une fonctionde l’écriture considérée comme nouvelle en 1973. Cette littératurene s’oriente plus seulement vers une recherche de genres et destyles, mais surtout vers la recherche de soi. Ce faisant, le critiqueaffirme la position de l’œuvre d’Ouologuem dans le champ littérairepostcolonial et postmoderne, puisqu’elle marque l’éclosion d’un« nouveau réalisme » dans lequel la clairvoyance, la consciencecréatrice et le rôle d’éducateur de l’individu sont mis en évidence.

L’article « Le tragique dans les romans de Ferdinand Oyono »,de Douglas Alexander, publié à l’automne 1973 dans le numéro 7de la revue, montre aussi l’importance, dans les œuvres, de laquête identitaire. Le critique y met en relief, plus particulièrement,la manière dont Oyono valorise la connaissance et la lucidité.Toutefois, il distingue les conceptions africaine et occidentale dela connaissance, exprimant des préoccupations épistémologiquesauxquelles d’autres écrivains et critiques réfléchiront par la suite.Pour l’Africain, la connaissance serait « une force protectrice,servant depuis les origines humaines d’asile contre le mal toujoursprêt à s’acharner sur l’infortuné qui quitte la voie et les règlestraditionnelles du peuple » (1973 : 28).

Alexander explique que Toundi et Meka, les personnagesd’Oyono, ont une triste fin parce qu’ils ont abandonné la traditionprotectrice pour expérimenter le contact avec l’autre. Pour lecritique, leur relation avec le colonialiste constitue aussi uneconnaissance, mais qui s’avère révélatrice et menaçante, cettefois, plutôt que protectrice. En fait, leur contact avec l’étrangern’est pas un savoir en soi, mais plutôt une occasion, un moyende connaître l’autre et de se connaître, de se redéfinir eux-mêmes.

2 Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968 : 199, cité dansibid. : 38.

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Ni le critique, en 1973, ni le romancier, dans les années 1950 et1960, n’ont parlé de ces nuances, parce qu’ils étaient au débutde la « traversée » culturelle qui s’amorçait.

Alexander considère qu’Oyono cherche à prouver, par sonrécit, qu’en abandonnant son propre univers pour accéder à unautre monde, on ne court qu’à l’échec. En effet, les ancêtresn’ayant laissé aucune clé pour interpréter les signes qu’on ytrouverait, on ne pouvait que s’y perdre. Lévi-Strauss et Bakhtine,entre autres, nous ont montré qu’il est possible d’interpréter leséléments d’univers différents à l’aide de clés traditionnelles. Lacomparaison d’éléments mythico-religieux, par exemple, permetd’identifier des similitudes de vues pour construire l’édificehumaniste.

Le critique distingue par ailleurs les rapports de l’Occidentalet de l’Africain au savoir et au mystère. Il rappelle que pour cedernier, le mystère est protection alors que, pour l’Européen, ilest échec. Dans la tradition africaine, le mystère équivaut à uneconnaissance indicible, à un savoir supérieur à ce que la raisonseule peut procurer à l’homme. Ce type de savoir existe aussi enOccident mais, puisqu’il revêt un caractère sacré, il y a été évincéde nombreuses sphères de la vie sociale. La dimension sacréedu savoir est encore valorisée dans l’imaginaire africain, alorsqu’en Occident, elle est ravalée au rang de superstition.

Les articles publiés dans Présence Francophone présententun discours humaniste articulé autour du concept senghoriende civilisation universelle3. Toutefois, cette civilisation idéale tentede s’instaurer au moyen d’un discours qui évolue. On trouve, ici,deux tendances : d’une part, une confrontation religieuse entreles valeurs chrétiennes et vaudou et, d’autre part, une distinctionentre les modes de savoir rationnel et « mythique ». À partir decette même année 1974, quelques études se sont démarquéesen apportant un éclairage différent de l’approche sociologique.Privilégiant des méthodes qui ont beaucoup apporté aux scienceshumaines et à la constitution du champ littéraire africain, cesétudes se sont éloignées de partis pris idéologiques plus ou moinsconscients.

3 Ce concept et ses modulations ont beau être interrogés et discutés sans fin, ilsdemeurent fondateurs. Les multiples discussions auxquelles ils donnent lieu constituentdes briques de l’édifice culturel mondial.

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L’étude de L’aventure ambiguë que publie Monique Chartierdans le numéro 9 d’automne 1974, propose deux schémas desconceptions africaine et occidentale du savoir. Elle veut fairecontrepoids à l’idéologie sociologique qui a prévalu dans leslectures précédentes en s’appuyant sur les travaux de GastonBachelard. La critique précise qu’en effet, « [a]u-delà du message,il y a le rêve; et sous le rêve, un inconscient à la recherche de samatière afin de pouvoir dire et émerveiller » (1974 : 15). Ellesouligne la récurrence des images reliées au feu et à l’eau dansle roman de Kane, interprétant ces oppositions comme desmanifestations du tiraillement du romancier, qui se trouve déchiréentre deux visions du monde. Elle demande si l’auteur réussira,à la fin de la rêverie génératrice de son œuvre, « à réconcilier cequi semble vouloir se fuir, […] à réunifier sa vision des êtres etdes choses » (Ibid. : 16). Son article fait bien ressortir qu’en 1961,Kane était au début de la « traversée » culturelle et n’avait pufaire des choix qu’ont faits d’autres après lui. En conclusion, lacritique affirme que l’imaginaire de Kane tend vers uneréconciliation, « afin que cesse "l’aventure ambiguë" » (Ibid. : 25).

En 1992, dans le numéro 41 de la revue, l’article de ChristianeNdiaye poursuit un but similaire en traitant du refus du silencede Sony Labou Tansi et d’Ahmadou Kourouma. S’appuyant surle texte bakhtinien, elle affirme que par leur esthétique del’ambivalence, ces écrivains relativisent certaines vérités reçuesen valorisant des réalités vécues qui « échappent à l’entendementrationnel et au réalisme romanesque conventionnel » (1992 : 27).La critique pose le problème du réalisme merveilleux qui, ici, viseà tout autre chose qu’à contourner la censure. Il s’agit, en effet,d’exprimer à la fois le paradis et l’enfer, la dignité et la déchéance.La conjonction de ces extrêmes ne peut être que subjective etson expression dépasse, selon l’auteure de l’article,« l’entendement rationnel ». Cette coexistence fait nécessairementappel, chez les romanciers étudiés, à un registre d’imagesmythiques et symboliques que la critique fait bien ressortir. Elleénonce clairement que la relativisation que Kourouma et LabouTansi font subir aux idées reçues procède de la mise en présence,dans leurs œuvres, de modes de connaissance « rationaliste » et« mythique ». C’est, en effet, dans les œuvres d’art que serencontrent et se relativisent toutes les conceptions du monde.

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Christiane Ndiaye explique aussi la conception bakhtiniennedu réalisme grotesque, mentionnant que la fusion de l’individuel,du social et du cosmique qui lui est propre caractérise denombreuses traditions africaines. Ces caractéristiques sont, enfait, celles du mode de connaissance mythique, en fonctionduquel toutes les sociétés fondent leur identité. Christiane Ndiayeaffirme que, contrairement à la fin du mythe annoncée en 1985par Pius Ngandu Nkashama, celui-ci se déplace « dans untroisième lieu, celui de l’artiste-interprète qui n’est pas à la veillede se taire » (Ibid. : 38). Elle ajoute que les œuvres de Kouroumaet de Labou Tansi laissent croire que l’évolution du roman africainsera marquée par la permutation du mythe.

Ce survol de critiques de romans africains donne un aperçude la manière dont les catégories d’analyse apparues, en scienceshumaines, depuis les années 1970, ont permis de lire, dans lestextes, les traces de traversée culturelle. Grâce à une meilleurecompréhension de la fonction du mythe dans les culturespopulaires, on peut déceler un discours fondateur en filigranedes œuvres littéraires et de leurs discours critiques. Ce discourstente de redéfinir des frontières plus floues ou plus étanches,tout en déterminant la multitude des spécificités à l’intérieur deces frontières. Il est porteur de nouvelles configurations semodulant dans une conscience collective non plus locale ounationale, mais bien mondiale. Dans ce récit fondateur de lacivilisation universelle, différents modes de savoir, différentesaxiologies coexistent de plus en plus, nécessairement. Laréception critique des œuvres littéraires africaines, en mettantcelles-ci en perspective, contribue à constituer le champ littéraireafricain et permet de voir comment celui-ci s’inscrit dansl’ensemble plus vaste du discours social globalisant, du mythefondateur de la société civile mondiale, avatar de la civilisationde l’universel.

Lydia Martel a obtenu son doctorat en littérature française à l’Université Laval endécembre 2002, après avoir soutenu une thèse portant sur une lecture mythopoétiquede romans africains. Elle poursuit ses recherches sur le mythe, l’imaginaire et l’identitédans les littératures africaines, et a présenté plusieurs communications lors de colloquesinternationaux. Actuellement stagiaire postdoctorale à la Chaire de recherche duCanada en littératures africaines et en francophonie, elle enseigne à l’Université Laval.

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Discours préfaciels et réception en littératureafricaine de langue française

Résumé : Instance décisive entre le texte et son lecteur, la préface joue un rôleimportant dans la réception de l’œuvre littéraire, comme l’a montré Gérard Genettedans son essai Seuils (1987). La présente analyse propose une lecture des stratégiesen jeu dans les discours préfaciels en littérature africaine francophone de la périodecoloniale à nos jours. Qui introduit qui? Pourquoi et comment? Telles sont certainesdes questions qui sont au centre de cet article.

Institution littéraire, légitimation, préface, réception

En 1958, un magasin abidjanais organisait un concours littéraire dans un cadre purement informel. Un jeune Malien de 38 ans,

Sidiki Dembélé, alors inspecteur des Postes ettélécommunications en Côte-d’Ivoire, crée la surprise par unmanuscrit remarquable intitulé Les inutiles et dont l’actionromanesque se joue à Paris. Dembélé se voit décerner le premierprix. Deux ans plus tard, le magazine littéraire Bingo, domicilié àDakar, accepte de publier le manuscrit. Mais au-delà de l’histoiremouvementée de l’infortuné Kanga Koné qui, parti en Francepour tenter sa chance, découvre soudain que, comme tous lesNoirs dans cet univers mécanisé, terriblement acquis aux lois ducapitalisme déshumanisant, il n’est rien de plus qu’un inutile àqui il ne reste d’autre choix que de retourner dans son Afriquenatale, c’est bien la problématique de la préface comme discourslégitimant, du point de vue de la réception par un public français,qui mérite une attention particulière.

Sidiki Dembélé en était à son premier essai en matière decréation littéraire. Bingo, malgré son audience, n’était pas unemaison d’édition de la veine de Présence Africaine, du Seuil,d’Albin Michel ou de Plon. Quant à la SFADECO, l’organisateurdu concours, il s’agit d’une petite maison de commerce sans

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enjeu institutionnel. Autant de paramètres qui demandent àrecourir à une autorité de légitimation qui assure à l’œuvre uneplus grande visibilité et à l’auteur plus de crédibilité. Lesresponsables de Bingo sollicitent, à cet égard, les services duromancier, essayiste, poète et auteur dramatique GeorgesDuhamel, surtout en sa qualité d’humaniste de renom et demembre important de l’Académie française1. Dans son textepréfaciel d’une page et demie, l’auteur de La vie future (1930) necache pas une certaine réticence à l’entreprise de cooptationqui lui est demandée : « j’ai fait un grand nombre de préfaces, aulong d’une vie bien remplie, et si j’ai cessé d’en faire, c’est que jerisquais fort, comme Paul Valéry à la fin de son existence, deconsacrer aux préfaces et mes jours et mes nuits. » Plus loin, ilavoue ne pas connaître Dembélé, cet ancien élève de l’Écolenormale Sébikotane à Dakar où il avait passé deux journées en1947. Sans doute l’a-t-il aperçu dans la foule fervente des jeunesnormaliens qui leur avait « donné, la nuit dans leur théâtre deverdure, un spectacle dont [il a] gardé un profond souvenir ».Mais peu importe pour les éditeurs du roman primé quel’académicien en connaisse personnellement ou non l’auteur.Ce qui compte, c’est que par sa signature2, Duhamel rende pluscrédible l’écrivain-débutant Dembélé en conférant à son œuvreune valeur performative qui rassure le lecteur français en aiguisantla curiosité par la marque du nom : Georges Duhamel, l’autoritésous-jacente de la mention « de l’Académie française ». Onremarquera que si Duhamel a accepté de servir de caution àl’œuvre soumise non pas tellement à son appréciation mais à sapromotion, c’est qu’il y trouve une certaine affinité de discours etde ton par rapport à ce qu’il attend des écrivains africains dumoment car, remarque-t-il, ce qui est admirable chez le jeuneromancier et qui mériterait le soutien de toute la France, c’estl’impartialité du ton qui fait généralement défaut chez la plupartdes auteurs des pays longtemps soumis, qui « ne se débarrassentdu complexe d’infériorité que pour sauter dans le complexe de

1 Georges Duhamel entre à l’Académie française le 21 novembre 1935 et est élusecrétaire permanent en 1944, fonction qu’il assume jusqu’en 1946 malgré les difficultésde la guerre. Ce qui lui vaut une grande reconnaissance en France, en dehors dusuccès d’écrivain. Il meurt le 12 avril 1966 (sources : site de l’Académie française<http://www.academie-française.fr/immortels/base/academiciens>).

2 La signature du préfacier s’inscrit dans ce que Gérard Leclerc désigne comme lesceau de l’œuvre (Le sceau de l’œuvre, Paris Seuil, 1998), qui fonctionne comme une« marque commerciale, comme une griffe publicitaire » et qui permet au lecteur littéraired’associer au produit littéraire qu’il a devant lui un nom propre, symboliquementpersuasif.

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supériorité ». Après le constat de cette « sagesse » avec laquelleSidiki Dembélé met en fiction le rapport entre Blanc et Noir,Georges Duhamel, d’un ton solennel qui engage de surcroîtl’autorité morale de la France tout entière, délivre son quitus àl’œuvre sous forme de « lu et approuvé » : « C’est pourquoi jedis, après avoir lu le premier ouvrage de Sidiki Dembélé :"Persévérez! Travaillez! Bon courage et confiance! Nous sommesde tout cœur avec vous"« (Dembélé, 1960 : 10) La typologie dudiscours introductif de Duhamel est intéressante à plus d’un titre,et aborder la problématique de la réception des littératuresfrancophones africaines par ce ricochet, c’est bien parce qu’ilnous inscrit au cœur des différentes modalités et des enjeux dudiscours préfaciel en littérature négro-africaine depuis la parutionde Batouala en 1921.

De Batouala à « Orphée noir » ou plaidoyer pour unerecontextualisation de la littérature des Noirs

Il peut paraître incongru de revenir sur une œuvre commeBatouala en dépit de tout ce qui en a été dit avant et aprèsl’attribution à René Maran du prestigieux prix Goncourt en 1921,de toute la polémique autour de son inscription ou non dans lalittérature africaine3. Et plus curieux encore de remettre sur letapis la préface devenue un lieu de controverses. Il s’agit, ici,d’interroger le texte préfaciel de René Maran par le double crochetdu discours colonial et du discours littéraire de l’époque dans laperspective d’un discours de rupture qui induit un nouveaurapport à ce que René Maran dans le sous-titre de son romanappelle le « véritable roman nègre ». Car c’est bien par la préfaceque Batouala existe, transgresse un ordre de pensée pour devenirune œuvre originale qui fournit matière à explorer et à revisiterles contradictions de l’humanisme colonial en vogue dans lestextes des voyageurs, des explorateurs et des missionnaireseuropéens contre lesquels est écrit le texte préfaciel. Par lapréface, Maran s’insurge contre une mode de production et deréception des littératures négro-africaines et semble implicitementconvier à l’idée que « pour parler justement du Nègre, il faut soi-même être nègre » (Porra, 1995 : 60) ou tout au plus s’y sentirproche psychologiquement. Si pour son « véritable roman

3 Alors que Senghor (1964) rend hommage à René Maran et en fait le précurseur de lanégritude, Guy Ossito Midiohouan (1986) y voit un suppôt de l’idéologie colonialiste.

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nègre », René Maran se démarque du français banania auqueldes œuvres d’auteurs français de l’époque ont habitué le lectoratfrançais et dont le prototype est le roman de Gaston Joseph :Kofi, roman vrai d’un noir4, C’est par la préface qu’il postule, nonsans quelques ambiguïtés certes, le statut du « vrai » discourslittéraire nègre, car « cette œuvre dont les innovations témoignenten effet de la volonté d’une écriture et d’une prise de paroleautre sur l’Afrique, n’en est pas moins marquée par le poids desdiscours et des clichés qui en font par certains aspects une œuvrede littérature coloniale et échappent sans aucun doute à laproblématique du relativisme culturel » (Ibid. : 66-67).

Au moment où parut Batouala, René Maran, antillais, était enposte dans l’Oubangui-chari, actuelle Centrafrique, commefonctionnaire colonial aux prises directes avec la quotidiennetédes Noirs. Son roman résulte d’un enchaînement de motifsimplicites ou non au regard desquels il cherche à mobiliser tousles préjugés du colonisateur dans un « seuil » où il dénonce à lafois son propre drame intérieur d’administrateur colonial sedécouvrant au fil du temps des affinités psychologiques avec leNègre africain et son ras-le-bol d’un discours négativiste sur l’êtrenoir et sa culture. Maran dénonce cet humanisme colonial dontRoland Lebel se fera plus tard le fervent défenseur, qui préconise« une connaissance progressive de l’Afrique » (Midiohouan, 1981 :103) dont la littérature exotique ne fut qu’une étape. Le discourscolonialiste dont Lebel reprend à son compte les fondementsfixe des balises de ce que devrait être la littérature africaine, balisesque René Maran récuse dans sa préface. Mais si la fictionromanesque dans ce « véritable roman nègre » inscrit l’idéologiecoloniale dans un imaginaire qui la soustrairait du réel, la préface,quant à elle, institue un double de l’auteur qui assume un au-delà de la parole romanesque et prend position. La littératurecoloniale et raciste incarnée par Montesquieu, Bruel et les autresaux yeux de Maran ne s’est jamais constituée en une plateformeoù se dévoile le sort du Noir colonisé, dominée qu’elle était par

4 « — Les patrons y en a rigolos, lui déclara Okou. Toujours à blaguer et beaucoupboire.— Et toujours y gagnaient invités, alors les boys a en a coucher tard, ajouta Amadou.— Oui, mais y en a ici beaucoup restes à bouffer pour les boys, répliqua Okou. Etquand les patrons partis au travail y en a rien à f... et zon va promenade.— Y sont bons les patrons? interrogea Koffi.— Ah! ça oui, y blaguent, dit Amadou. Quand y sultaient toi, c’est pour blaguer.Quand y en a colère, on s’en f... On attend que c’est fini » (cité dans Riesz, 1987 : 77).

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une hypocrisie qui trouvait son fondement dans l’idéologiecolonialiste :

Je comprends. Oui, qu’importe à Sirius que dix, vingt ou même centindigènes aient cherché, en un jour, des chevaux appartenant auxrapaces qui se prétendent leurs bienfaiteurs, les grains de mais oude mil non digérés dont ils devaient faire leur nourriture! […] Aprèstout, s’ils crèvent de faim, par milliers, comme des mouches, c’estque l’on met en valeur leur pays. Ne disparaissent que ceux qui nes’adaptent pas à la civilisation (Maran, 1921 : 10-11).

La véhémence du ton de Maran répond à un certain horizond’attente d’une couche de la société française qui prenait fait etcause pour les indigènes. Situation favorisée en partie par legrand cri nègre des Antilles et de Harlem et aussi par le trèsremarquable discours prononcé par Rabindranath Tagore (Porra,1995 : 261) en 1916 et qui eut en France et en Suisse un échoretentissant. Maran reprend à son compte les critiques acerbesformulées par l’écrivain hindou contre une civilisation « carnivoreet cannibale dans ses tendances » qui sape la morale et toutidéal humain pour porter son œuvre à l’échelle d’un discoursmodernisateur dans les rapports avec les peuples colonisés. Ainsi,en s’autopréfaçant, il indexe son œuvre au registre d’une nouvelleintersocialité et postule un mode particulier de présence à sonpropre texte, définissant le contexte dans lequel l’œuvre est néeet, de façon implicite, son mode de lecture. Désormais, c’est parrapport à la préface que le roman de Maran est reçu, dérangeantpour l’administration coloniale et ses corollaires, réconfortant pourl’intelligentsia africaine montante comme précurseur d’un autrediscours.

Vingt ans plus tard, c’est-à-dire en 1948, c’est également à cemême double travail de décontextualisation suivi derecontextualisation que se livre Jean-Paul Sartre dans sa préfaceà l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de languefrançaise de Léopold Sédar Senghor parue aux prestigieusesPresses Universitaires de France. Certes, le nom de Senghor ensoi faisait déjà autorité, avec un curriculum vitae bien fourni5 : ilest cofondateur et théoricien incontournable du mouvement dela négritude, auteur de remarquables recueils de poèmes : Chantsd’ombre (1947) et Hosties noires (1948) chez un grand éditeurcomme Seuil, membre de l’Institut d’Outre-mer, collaborateur de

5 Lire Bokiba (2001 : 121-135), où l’auteur met en relief la présence massive de LéopoldSédar Senghor dans les milieux littéraires et politiques français à partir des années 30.

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plusieurs revues. Mais les prises de position de Senghor en faveurde ce que Charles-André Julien désigne par le terme de« l’éminente dignité de la négritude » (Julien, 1972 : VIII), le choixdes poèmes et des poètes s’inscrivent dans la perspective d’unParadigmawechsel (changement de paradigme) qui, selon HansRobert Jauss, le théoricien de l’esthétique de la réception, estune reconfiguration du couple auteur-texte. Le but de l’anthologieest de proposer une « véritable poésie nègre » qui devrait marquerune rupture définitive avec la poésie de colportage. Elle se situedans la même optique que celle de Damas dont l’Anthologie despoètes d’expression française (Seuil, 1947) mobilise contre lesopinions coloniales françaises une autre veine de la poésie despeuples niés de cultures. Pour Senghor et pour son éditeur, ilconvient, par-delà le langage poétique, de reconstituer un nouvelhorizon d’attente qui mette en cause des habitudes antérieuresde lecture comme l’a fait René Maran. Il est donc nécessaired’habiller l’œuvre de Senghor d’une stratégie illocutoire qui opèrel’acte de changement d’horizon que Jauss a désigné, par la suite,par le terme de Horizontwandel. Julien ne cache pas le motif deséditeurs de l’Anthologie à recourir à l’autorité de Jean-Paul Sartrepour servir de caution à l’œuvre de Senghor, laquelle paraissaità une date cruciale de l’histoire, à savoir l’année du bicentenairede l’abolition de l’esclavage :

Puisque l’anthologie était un témoignage, il était opportun d’endégager la portée. Nous savions que Jean-Paul Sartre se refusait àécrire des préfaces et pourtant nous étions sûrs qu’il accepterait detémoigner en faveur des noirs. Non seulement il se plia aux exigencestracassières d’une publication rapide, mais c’est avec ferveur qu’ilécrivit une étude profondément originale dont l’ampleur dépassa nosespoirs (Ibid. : VI).

Le texte de Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », est un espaceconstitué de symboles qui propose des repères à une lectureobjectivisante de la poésie négro-africaine par son ton de plaidoyeret de justification de la verve poétique que l’anthologie offre. Ilfournit au lecteur français des motifs d’acceptation et de soutienà l’entreprise des peuples négro-africains de produire leurs propresdiscours sur leur drame de colonisés et, sur un plan strictementesthétique, participe d’une stratégie de construction de sens dansla perspective du lecteur français :

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Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaitede ressentir comme moi le saisissement d’être vus […]. Aujourd’huices hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nosyeux; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtesblanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent(Sartre, dans Senghor, 1948 : XIX).

Il y a dans la préface de Sartre une volonté de sensibilisation dela race blanche à dépasser sa suffisance pour aller à la rencontrede l’Autre, à mettre un terme aux préjugés séculaires qui pèsentsur l’être noir, et cela, dans une promesse de décloisonnementde tous les modèles de connaissances et de valeurs quiconduisent, comme le disait Tagore et tel que repris par RenéMaran, à un effondrement certain de la civilisation européenne :

Si nous voulons faire craquer cette finitude qui nous emprisonne,nous ne pouvons plus compter sur les privilèges de notre race, denotre couleur, de nos techniques : nous ne pourrons nous rejoindreà cette totalité d’où ces yeux noirs nous exilent qu’en arrachant nosmaillots blancs pour tenter simplement d’être des hommes (Maran,1921 : XI).

Au-delà de ce regard critique qui porte une accusation sans appelsur la mécanisation d’une société où ne subsiste la moindre lueurd’humanisme, Jean-Paul Sartre explique au potentiel lecteurfrançais en quoi la prise de parole par le Négro-Africain estessentiellement un acte de légitime défense, un devoir des’assumer et une manière, sans doute la plus forte, de « manifesterl’âme noire » dans un racisme sans racisme, c’est-à-dire unenégation de sa négation :

Ceux qui, durant des siècles ont tenté, parce qu’il était nègre, de leréduire à l’état de bête, il faut qu’il les oblige à le reconnaître pour unhomme. Or il n’est pas ici d’échappatoire, ni de tricherie, ni de passagede ligne qu’il puisse envisager : un Juif, blanc parmi les blancs, peutnier qu’il soif juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègrene peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraitehumanité incolore : il est noir. Ainsi, est-il acculé à l’authenticité :insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot « nègre » qu’on lui ajeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc,dans la fierté (Ibid. : XIV).

Instituée pour marquer un contre-courant, la préface de Sartreest le manifeste d’un humanisme triomphant dont Senghor, parla suite, se fera le chantre. Elle contient des indices et deshypothèses de lecture qui s’articulent non plus sur le Noir mais,

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et de façon plus amplifiée, sur l’opprimé dont la sociétéoccidentale vit l’expérience au quotidien. Par le truchement decette prise de position en faveur des déshérités dont le nombreest de plus en plus croissant partout dans le monde, Jean-PaulSartre propose, non pas seulement de l’anthologie de Senghorqu’il accompagne de son texte préfaciel, mais de la littératurenégro-africaine dans son ensemble, un mode d’emploi dontl’enjeu, si l’on se réfère à Genette, se résume en trois paliers :« guider le lecteur », le « situer, et donc le déterminer » (Genette,1987 : 197) dans son rapport au produit littéraire.

Cependant, la métaphore d’« Orphée », même si elle a connuune grande fortune au point d’être restée un classique, porte enfiligrane un échec annoncé de la littérature africaine obligée dese placer sous la tutelle institutionnelle de l’Europe qui lui prêtela langue, les instances de production, de diffusion et delégitimation; en tout cas, un semblant de bonheur. La métaphoredu mythe d’Orphée mériterait une lecture plus attentive et il n’estpas certain que les milieux intellectuels français de l’époque n’yaient pas perçu la prédiction de Sartre. Le mythe vante le charmepar le chant et la poésie, mais met implicitement en relief lecaractère éphémère, à la limite aléatoire de l’art poétique. Orphéequi a perdu sa bien-aimée Eurydice le jour même de leur mariageest arrivé, par le chant, à charmer Pluton, le dieu des enfers, quilui accorde la résurrection de la défunte. Il peut ramener Eurydicedans la cité, mais à condition qu’il ne se retourne le long duchemin du retour. La suite, on la connaît, Orphée est revenumalheureux : il a perdu sa bien-aimée parce qu’il n’a pas résistéà la tentation de regarder derrière lui. Le sort d’Orphée n’est-ilpas déjà en soi une mise en garde de Jean-Paul Sartre à l’égardde l’intelligentsia africaine en ce qui concerne le devenir de salittérature toute prometteuse et bien charmante?

Le soupçon se confirme plus tard dans la deuxième édition del’anthologie de Senghor, en 1972, où Jean-Paul Sartre accepteque soit reconduit son texte dont la renommée a, de loin, évincécelle de l’œuvre préfacée. En effet, dans son « Avant-propos », leprofesseur Charles-André Julien écrit : « Nous écrivions alorsqu’Orphée noir marquerait une date dans l’analyse de la négritudeet que les noirs ne demeureraient pas insensibles à l’effort

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d’intelligence et de sympathie qu’un blanc de qualité faisait pourles comprendre » (1972 : VIII).

En somme, « Orphée noir » est plus qu’une préface destinée àservir de paradigme publicitaire à l’œuvre de Senghor, elle metla littérature africaine au défi de son autonomie et de sa pérennité.Dans tous les cas, le succès de « Orphée noir », désormaisprésenté comme un texte entièrement à part, va créer chez leséditeurs de littérature un grand engouement à la sollicitation desvoix françaises les plus sonores pour coopter de leur « sceaupréfaciel » les auteurs soumis au lectorat français.

C’est dans cette perspective que Georges Duhamel préface leroman de Sidiki Dembélé, Les inutiles. La pièce de théâtreOmbrages (pièces en trois actes) du Congolais Paul Fabo (1948)bénéficie pour sa part de la générosité préfacielle de l’écrivainbelge René Lyr qui conclut sa préface en date du7 septembre 1948 en ces termes :

Je tiens Ombrages pour une pièce viable – pour une pièce qui tiendra.Je pense qu’elle trouvera chez nous, et ailleurs, les interprètes quesa densité réclame et je serais étonné qu’ils n’assurent point sonsuccès.

Paul Fabo le mérite. Il a conquis ses titres définitifs d’auteur, d’écrivain(Fabo, 1948 : 9).

La même année, 1948, fut organisé sous l’initiative du comité dela Foire coloniale de Bruxelles, ouverte du 3 au 18 juillet 1948, unconcours littéraire en langue française exclusivement réservé, enBelgique, aux indigènes du Congo belge et du Ruanda-Urundi.Paul Lomami-Tsibamba est déclaré par le jury grand lauréat duconcours. Son texte, Ngando, est publié l’année suivante auxÉditions Georges A. Deny à Bruxelles, avec, intitulée« Explication », une préface de Gaston-D. Périer, président dujury du concours et secrétaire de la Commission pour la protectiondes arts et des métiers indigènes. Le texte ne cache pasl’autosatisfaction de Périer en ce qui concerne les efforts despuissances colonisatrices belge et française en vue de la naissanced’une littérature écrite en langue française, nonobstant le niveauapproximatif de la langue de Molière :

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Cet ouvrage, jugé digne d’être édité sous les auspices du Comité dela Foire Coloniale, paraît aujourd’hui dans les pages qui suivent. Ilsemble donc inutile d’en résumer l’anecdote. Sous son allureimaginaire, il n’est pas difficile d’apercevoir la confession d’un hommeà peau noire déjà instruit de notre civilisation, mais conservant lerespect de sa propre culture […].

Jamais un Occidental n’aurait pu montrer, avec autant de lucidité, lerôle du surnaturel dans la vie journalière et psychique de l’Africain,constamment partagé entre la réalité et l’extraordinaire spirituel (voirTsimamba, 1949 : 13).

Gaston Périer, comme c’était la mode à l’époque, lie la réussitedu récit de Lomami-Tsibamba à la générosité coloniale, étouffantla portée de l’introduction que l’auteur a écrite comme justificatifau contexte générateur de son récit. Cette introduction danslaquelle Tsibamba se pose Moi social et non plus comme écrivain– créateur de fiction – est un miroir destiné à refléter le passé et lapré-histoire du texte qui va suivre. Elle est prévue pour être luecomme un supplément d’information et pourvoit le fictionnel d’unemarche en arrière qui garantit à l’écrivain un lieu possible où lavoix narrative se double d’une voix sociale. En somme, entre lapréface paternaliste de Gaston Périer et le texte introductif deTsibamba, il y a un écart, et c’est à raison que pour la rééditionde Ngando par Présence Africaine en 1982, la préface de GastonPérier a été simplement remplacée par une autre signée parKadima-Nzuji Mukala. Une préface que l’on pourrait qualifier de« mise à jour » parce que resituant le texte de Lomami-Tsibambadans son véritable contexte sociohistorique, encore qu’elle n’aitpas été indispensable.

René Maran, devenu une grande référence dans les milieuxlittéraires africains, prêtera aussi sa plume au parrainage desécrivains pro-africains en vue de leur garantir le succès auprèsdes siens. C’est l’exemple de sa « Présentation » du texte de ElianJ. Finbert, Le livre de la sagesse nègre (Paris, Robert Laffont,1950), qui est un choix de proverbes. Le texte de René Maranprolonge, par le ton, sa célèbre préface de Batouala, mais sonécho est passé inaperçu. « Que l’Européen du vingtième sièclese penche sur son propre passé. Il découvrira avec étonnementqu’il ne diffère en rien de son frère noir. Les proverbes sipatiemment recueillis par Elian J. Finbert dans Le livre de lasagesse nègre ne pourront que lui prouver une fois de plus laprofonde unité de la race humaine » (Finbert, 1950 : 20).

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Une autre signature préfacielle d’importance est le texte queFrançois Mauriac a écrit en prélude à Antsa, le poème-testamentproduit par Jacques Rabemananjara dans sa prison d’Antanimora,« aux premières heures de sa détention [quand il se souvient] dupouvoir cathartique de la poésie » (Kadima-Nzuji, 1981 : 31). Lapréface de Mauriac est un appel à la conscience du peuple etdes autorités français, qui ont toujours prôné la liberté commevertu fondamentale de l’être humain, elle est un relais qui portehaut et fort le cri « que l’amour et la douleur arrachent à un filsde Madagascar » pour une sensibilisation de l’opinion françaisesur le sort d'un condamné qui attend la mort dans sa prisondepuis son arrestation le 12 avril 1947. C’est avec un ton poignantque François Mauriac s’adresse à ses concitoyens d’aujourd’huiet de demain à travers son texte préfaciel devenu un testamentdu testament du poète malgache.

Son cri vers la liberté ne nous scandalise pas. La liberté n’est-elle pasnotre patrie commune? C’est la liberté et non l’oppression que lespeuples apprennent de nous, malgré nous. C’est dans cette libertéet non dans l’oppression qu’il demeureront fidèles. Antsa n’est pasune déclaration de guerre à la France. Si Jacques Rabemananjaraconsent à être un poète français, il consent à demeurer des nôtres –mais il sait qu’il en est des nations comme des individus : l’amour nenaît pas de la contrainte. Il faut être libre pour pouvoir aimer.(Rabemananjara, 1978 : 108.)

Pour Mauriac, Jacques Rabemananjara a choisi d’habiter lalangue française par ses écrits qui revendiquent les mêmes crisque le Français, il y a donc urgence de le (com)prendre commeun fils français et de le défendre pour la légitimité de sa lutte pourle triomphe de la liberté.

Cependant, il y a lieu de ne pas perdre de vue que le discourspréfaciel a atteint, à un moment, une inflation qui est telle que desa fonction de « marque ajoutée à la signature de l’auteur », elleest devenue une simple mode qui n’apporte rien, sur le plan dela réception, au produit littéraire qu’elle est censée rendre pluscrédible. C’est l’exemple de la préface au recueil de poèmesHarmonica oublié de Bertin-B. Doutéo signé des initiales P. C.Ici, le nom et l’institution d’affiliation qui assurent ce qu’André-Patient Bokiba appelle « la légitimité du préfacier » et qui « tiennentà la notoriété et à l’autorité que l’institution reconnaît au préfacierde par ses activités qu’il exerce et les discours qu’il a produits

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dans le champ littéraire » (Bokiba, 1991 : 78) font défaut. C’estplutôt par le texte que le préfacier joue à faire figure d’autorité :« Une préface pour lancer un auteur médiocre? Non, jamais!J’attends trop de la poésie pour accorder mon parrainage àn’importe quoi » (dans Doutéo, 1966 : 7).

Le cas extrême de cette inflation du discours préfaciel serencontre avec l’œuvre d’Antoine Bolamba, lauréat du concoursorganisé par le Club littéraire congolais avec un texte intituléL’échelle de l’araignée, conte bakongo. L’appareil paratextuel quiaccompagne l’œuvre est singulier; il reprend les comptes rendus,les accusés de réception, les impressions de lecture desfonctionnaires de l’administration coloniale belge en guised’indices légitimants. Au total, une dizaine de textes quitémoignent de l’admiration, du talent, de la reconnaissance etdu soutien à « l’indigène Bolamba » de la part de tous ceux quiont reçu un exemplaire dédicacé du livre. Le premier texte signéP. P. est un compte rendu publié dans les colonnes du quotidienL’Avenir colonial belge, dans sa livraison des numéros 362-363du dimanche 28 au lundi 29 décembre 1941. L’auteur loue lestalents d’écrivain-conteur, d’indigène du Congo belge et inviteles siens à le lire :

Antoine-Roger Bolamba, indigène du bas Congo Belge, nous aenvoyé un exemplaire de son conte Bakongo qui a pour titre« L’Échelle de l’araignée ».

Le moins que l’on puisse dire est qu’il est heureux qu’Anne Siku« gracieuse fille » ait rapporté ce conte à A. R. Bolamba qui l’a adaptéavec une maîtrise telle que, non seulement les indigènes, mais leseuropéens ne pourront éprouver que de l’agrément en lisant lesaventures de Makengo, homme de brousse […] La concision est undes principaux mérites des moyens d’expression de l’écrivainBolamba qui, fatalement mieux que n’eut pu le faire un auteur derace blanche, a traduit tout ce qui dans sa mentalité nègre mérited’être étudié et conservé . (Bolamba, 1942 : 5.)

Couchoro et la naissance de la préface auctoriale africaine

« Félix Couchoro, auteur en 1929 d’un roman d’amour etd’aventures de plus de trois cents pages, L’esclave, écrit AlainRicard, est donc bien un pionnier de l’écriture française. De plusson roman est, loin d’être un essai de jeunesse sans lendemain,le premier d’une série dont la publication s’achèvera en 1970… »

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(Ricard, 1987 : 10). Ces propos d’Alain Ricard sur la place quirevient à cet écrivain des frontières, né en 1900 à Ouidah, auDahomey, et ayant vécu au Togo et au Ghana, peuvent nousinviter à nous interroger sur la réception, en son temps, du romanL’esclave. Félix Couchoro, né dans un environnement catholique,doit sa carrière de feuilletoniste et de romancier à la création enFrance, en 1928, du journal La Dépêche africaine, un organeémanant du Comité de défense de la race noire (Ibid. : 22).L’employé de commerce et correspondant du journal qui paraîtle 15 de chaque mois, soumet à la direction dudit organe domiciliéà Paris le manuscrit de son roman. Pour le comité éditorial, ils’agit d’une grande première car, en dehors de l’autobiographieintitulée Force bonté (1926) de Bakary Diallo, qui, selon PapaSamba Diop, « symbolise le tirailleur entièrement dévoué à lacause de la France » (Diop, Papa Samba, 1989 : 43) et dont ondoute d’ailleurs de la paternité de l’œuvre, il n’existe véritablementpas une œuvre africaine. Ainsi, c’est avec enthousiasme qu’ilannonce, en guise de publicité, dans la parution n° 8, du 15octobre 1928, la publication prochaine de ce roman pour lequelle journal se transforme occasionnellement en maison d’édition :

Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que nous publieronsprochainement un roman passionnant de notre sympathiquecollaborateur et ami Félix Couchoro. C’est un roman d’adultère quia pour titre L’esclave. C’est un sujet banal tant de fois traité par lesdramaturges anciens et modernes, diriez-vous. Non, ce serait unegrande erreur de le croire. Riche de vie, débordant de mouvementset de couleurs, coupé de courtes et poétiques descriptions d’uncharme prenant, ce drame vécu des colonies, écrit par un indigène,garde sa fraîcheur et son originalité.

[…] Peut-être serez-vous un peu déroutés au début par le style à lafois câlin et sauvage qui caractérise le jeune écrivain, mais de grâcen’hésitez pas à pousser plus avant votre lecture car le rire et les larmesvous attendent (Ricard, 1987 : 22).

Cet encart publicitaire sera suivi d’autres dans une campagnemédiatique pour lancer le romancier Couchoro, tant lescommentaires que les annonces sont si alléchants que les lecteursde La Dépêche africaine attendent avec grande impatience leroman promis. Enfin, en août 1930, le roman tant attendu paraît.Mais contrairement à ce que l’on pouvait espérer de l’époque, leseuil de l’œuvre, la préface qui garantit à l’œuvre sa valabilité etatteste du soutien et de la protection « des grands », commec’est devenu par la suite la tradition dans la littérature africaine,

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ne porte pas le sceau d’une tierce personne dont la signatureferait figure d’autorité. Couchoro écrit lui-même la préface danslaquelle il explique sa démarche créatrice, le cadre de son récitainsi que l’environnement socioculturel dans lequel s’inscrit latrame événementielle. Il revendique la force et la prégnance descultures africaines et, à sa manière, condamne l’arrogantesuprématie de la langue française envers laquelle il n’éprouveaucun complexe :

Nous avons essayé de rendre dans la langue étrangère cultivée, lesparoles et les idées de notre héros. Que le lecteur ne s’étonne pasoutre mesure!

[…] Dans nos pays, nous avons notre éducation, des formescourtoises de langue, une culture d’esprit, un code de convenances,des usages, des cérémonies où l’emphase ne le cède en rien audésir d’être poli et de plaire. Dans nos idiomes, nous avons le langageterre à terre, le style de bonne compagnie et le ton sublime. Notrecœur est capable de sentiments nobles; notre esprit s’irradie enpensées élevées (Couchoro, 1929 : 19).

Le texte préfaciel offre des balises linguistiques de lecture aulecteur européen afin de le guider vers une prononciation exactedes monèmes et phonèmes « ewe, mina, fon, ouatchi » qu’ilrencontrera dans la plupart des dénominations des lieux et despersonnages.

Pour Alain Ricard, la préface de L’esclave « est tout entièreadressée au lecteur français pour lequel Félix Couchoro doit faireun effort de distanciation et présenter son univers quotidiencomme un cadre exotique. Les marques de la distance deviennentles marques du genre » (Ricard, 1987 : 27). Couchoro ne s’ylaisse aller à aucun complexe définissant la passion au cœur deson récit comme un phénomène essentiellement humain, qui« n’est point l’apanage de telle race parvenue à un certain degréde civilisation » (Couchoro, 1929 : 8). Le roman connaît un grandsuccès et, dans les œuvres qui vont suivre ce coup de maître,Couchoro, de plus en plus coupé du journal La Dépêche africainequi l’a lancé, opte pour le papier pauvre et continuera de signerlui-même toutes les préfaces de ses œuvres dont il trace l’historicitédans un processus intertextuel où il n’hésite pas à évoquer sespublications antérieures :

Amour de féticheuse au Togo. Nous précisions bien Amour deféticheuse au Togo. En 1941, nous avions écrit un roman intitulé

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Amour de féticheuse que la bienveillante indulgence de maints, tantau Dahomey qu’au Togo a estimé intéressant et bourré de fortesleçons de morales sociales (Couchoro, 1967 : 1).

Ou encore :

Dans le prologue de notre roman Le secret de Ramatou, nous avionsdemandé à nos aimables lecteurs de ne point chercher dans leursspéculations à faire cas des croyances religieuses ou philosophiquesde celui qui leur donnait ce récit et qui écrit ces pages (Couchoro,1970 : 1).

Couchoro, bien qu’il n’ait pas eu la même audience que sessuccesseurs, a ses positions clairement définies vis-à-vis desopinions colonialistes et propose ses œuvres à une lecturedécontextualisante de la typologie du Noir telle qu’on larencontrait dans les récits en vogue jusque-là.

Le sceau Senghor

Senghor est le premier Noir à être inscrit au panthéon de lapoésie universelle écrite. « La bonne nouvelle nous est venued’Europe qu’un grand poète était né » ironise Daniel Ewandédans son pamphlet Vive le président! (Ewandé, 1984 : 93), dansun chapitre intitulé « L’étalon Senghor », et d’ajouter : « Cet enfantà plus d’un titre est l’orgueil de la famille. Avec bien moins, d’autresseraient devenus, à sa place, un étendard ». Au-delà de l’humourpiquant de Daniel Ewandé, la vérité est que Senghor est, auxyeux du lectorat français, le baromètre de la poésie noire. Toutse juge et se bénit par rapport à ses Hosties noires et à sesChants pour Naëtt. Et cette dimension mythique acquise à coupsde négritude et de métissage culturel, Senghor ne l’oublie pasqui se découvre une vocation : celle d’être « l’introducteur » deses jeunes frères noirs qui taquinent la muse dans la cour desgrands (Bokiba, 2001 : 121-135). Aussi Senghor est-il devenu lelogo magique derrière lequel vont courir avant et après lesindépendances les jeunes auteurs qui rêvent d’atteindre, de leurplume, le public français plus confiant en le point de vue deSenghor. Désormais, et surtout dans le domaine de la poésiequi, par essence, n’a pas bonne presse, tout se passe comme siles noms de Tchicaya U Tam'si, d’Eustache Prudencio, deBolamba, de Rabéarivelo, etc. ne suffisaient à eux seuls à conférerla fonction de marque qui assure à leurs œuvres qualité et

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efficacité. Il leur fallait s’adjoindre le coup de main préfaciel duchantre de la négritude dont le pouvoir de mise en confiance duconsommateur est plus grand. On le sait, le préfacier a plusd’autorité que la préface, et qu’importe la teneur du texteaccompagnateur, le logo Senghor est en soi un critère decrédibilité. Senghor est devenu une espèce de « déposition » àdes fins promotionnelles que l’on pourrait résumer ainsi : « Je,soussigné, certifie avoir lu et approuvé le texte que voici et garantissur l’honneur sa qualité ».

Le nom de Senghor engage sa paternité et devient auprès dulecteur un « identifiant » (Leclerc, 1998 : 33), un capital de valeursà travers lequel Senghor-préfacier est « censé se montrer fidèle àses engagements, rester à la hauteur de sa réputation » pourque l’œuvre qu’il accepte de parrainer trouve l’allégeance dupublic. Finalement, il « est, au moins en théorie, un symbole deréputation en même temps qu’une garantie de qualité, et permetainsi un gain de temps important dans la recherche du produitdésiré par le consommateur. » (Ibid. : 96.)

Souvent, une lettre avec papier en-tête de la Présidence suffisaità jouer ce rôle de « déposition publicitaire » et de marketing,comme c’est le cas avec la préface à Fables africaines d’Yves-Emmanuel Dogbé, ou encore la préface au recueil de poèmesViolences de la race du Dahoméen Eustache Prudencio :

Mon cher confrère,

J’ai bien reçu votre lettre du 12 avril 1969, ainsi que le manuscrit devotre troisième recueil de poèmes.

J’ai parcouru ces poèmes en goûtant, une fois de plus, votre talent.

J’ai l’impression que vous n’avez pas besoin de préface, car lespréfaces, une fois encore sont pour les débutants.

Croyez, mon cher confrère, à l’assurance de mes sentiments cordiaux.(1980 : 5.)

Léopold Sédar Senghor

Mais dans son rôle d’introducteur, Senghor se fera auprès deses cadets un défenseur acharné et agaçant de la langue françaisedans laquelle il s’est créé son propre mythe. Sur un autre plan,

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la volonté manifeste d’infléchir l’écriture à la fameuse « émotionnègre » dont il s’emploiera à chercher ou à valider les indicesidéels dans la poésie des autres « négro-africains », comme entémoignent ses préfaces aux jeunes poètes, est présentée commel’élément inducteur de la vraie poésie négro-africaine. Senghorveille à la souscription à la poétique de la négritude et ne rate lamoindre occasion de définir ou de rappeler à l’attention de cescadets, souvent avec un bien malin dogmatisme, ce que doitêtre leur poésie :

Voilà quelque vingt ans que je lis des poèmes de jeunes nègres…Que de papiers, que de cris vengeurs, que d’éloquence! Un bonarticle dans le Phare de Ndialakhar eût fait mieux. La poésie n’est pasla prose. La poésie ne vise pas à l’efficacité : elle est par quoi elle estefficace, qui arrache l’âme et la retourne (dans Tchicaya, 1962 : 7).

À tous les coups, le chantre de la négritude joue sur le mythe dupère (qui conjugue celui du juge impartial, il va sans dire) commecaution à la crédibilité des œuvres des « enfants ». La mêmetendance à présenter un enfant sage, qui ne s’écarte pas desnormes de la négritude, apparaît également dans la préface àEpitomé de Tchicaya U Tam’si :

En 1955, « Le mauvais sang » de Tchicaya m’avait frappé, m’étaitentré dans la chair jusqu’au cœur. Il avait le caractère insolite dumessage. […] J’avais découvert un poète bantou […] Tchicaya estun bantou du Congo : petit, mais solide, timide et têtu, sauvage dansla brousse de sa moustache, mais tendre. Pour tout dire, un hommede rêne et de passion. Je dis : un bantou. C’est ce caractère quidéfinit, d’abord, Tchicaya et sa poésie. (Ibid.)

Néanmoins, Senghor, par son attachement à la langue et à lagrammaticalité françaises, a fini par en exaspérer plus d’un.Tchicaya U Tam'si dira par la suite : « Si j’avais envoyé monpremier manuscrit de poèmes à Senghor, il m’aurait sans doutedécouragé de le publier » (Blachère : 1993 : 58).

Nouvelles typologies du discours préfaciel

Progressivement, on assistera donc à une désenghorisationdans le dispositif littéraire de réception de la littérature africainede plus en plus tourné vers son public intérieur. Les écrivains sepréfacent entre eux comme pour se soutenir mutuellement contre

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la dictature sévissante. Les modalités et les enjeux du discourspréfaciel changent, car désormais il est plus question de ramenerla littérature africaine à son public.

- Guy Tyrolien préface Kala Jata de Massa Makan Diabaté(Bamako, Éditions populaires Bamako, 1970) et Sans tam-tam deHenri Lopes.

- Henri Lopes présente à son tour la pièce de théâtre Le présidentde son compatriote Maxime Ndébéka dans une préface qui neruse pas avec les mots :

Les interlocuteurs principaux du cauchemar qu’on va lire sont toutce monde de courtisans qui grouillent autour du Président, toujoursprêts à lui cirer les chaussures et qui font qu’en ces jours les meilleursdes princes africains sont rapidement corrompus à leur contact. Lesvéritables conseillers, les gouvernements occultes, sont constitués,en Afrique, par cette faune. Et le chef d’État, à force de se griser del’opium de cet entourage, ne voit plus les écueils et vairrémédiablement à sa chute, car c’est parmi ces familiers que naît leBrutus-Ossé qui un jour l’abattra (Lopes dans Ndébéka, 1976 : 8).

Ce ne sera pas la première fois que Henri Lopes prête sa voix àMaxime Ndébéka dont il est un admirateur. Déjà, en 1969, alorsqu’il était directeur général de l’enseignement au Congo-Brazzaville, Lopes avait écrit un texte alléchant pour témoignerdu talent poétique de ce jeune poète de l’Armée populairenationale congolaise. Il déplore dans cette préface le sort denaufragé auquel est soumis le livre en Afrique, sort qui affectetout le profit qu’on peut en tirer :

Il faudrait que chaque Congolais lise ce livre, et je remercie ceux quiont accepté de l’éditer. Mais le livre n’est pas encore manioc quotidienau bord de notre fleuve. Il faudrait donc que ce peuple musicien quenous sommes songe un jour à mettre ces vers en rumba. Ce serama dernière note (Lopes, dans ibid. : 7).

- Jean-Baptiste Tati-Loutard, moins en sa qualité de doyen de laFaculté des lettres de l’université de Brazzaville qu’en son nomde poète, préface Une eau dormante de Sylvain Bemba où il vantela modestie et la discrétion d’une grande figure de la dramaturgieafricaine.

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- Djibril T. Tansi Niane écrit la préface de Janjon et autres chantspopulaires du Mali (Présence Africaine, 1970) de Massa MakanDiabaté.

- Cheik Aliou Ndao apporte son soutien à son jeune frère SadaWeindé Ndiaye en rédigeant la préface à sa pièce de théâtre Lepari de l’ancien (Dakar, Enda-Editions, 1992). Comme l’a faitBernard Dadié pour Jean-Pierre Daogo Guingané en soutenantson œuvre théâtrale Le cri de l’espoir (Ouagadougou, Éd. duthéâtre de la Fraternité, 1991) par un texte préfaciel qui exhorte àla création littéraire, une des voies possibles pour chasser cesnuages de turpitudes et des forces rétrogrades qui étouffent « criset murmures » :

- Tanella Boni, dans une préface intitulée « Poète entre le silenceet le temps », reconstitue le parcours littéraire de son ami PaulDakeyo dans son recueil de poèmes Les ombres de la nuit(Nouvelles du Sud, 1994). Mongo Beti, contrairement à seshabitudes, rédige une préface au roman Le temps de Tamangode Boubacar Boris Diop (Paris, L’Harmattan, 1981).

En tout état de cause, le discours préfaciel cherche à sedéconnecter du paternalisme européen de l’époque colonialeoù l'on vantait dans des superlatifs moqueurs la maîtrise par leNoir de la langue du maître, à s’affranchir de l’« hégémonisme »dans lequel Senghor avec sa double casquette de père fondateurde la négritude et d’ambassadeur de la langue française auprèsde ses frères de race semblait l’enfermer. On n’y retrouve plus letopos de la fausse modestie, mais un effort d’intéresser le publicafricain à la production littéraire africaine. Les universitairesdeviennent, dans ce nouvel enjeu de mutation culturelle etinstitutionnelle, des alliés qui, à travers des études plusapprofondies sous les noms d’introduction, de présentation,d’avant-propos, d’explication, d’études, etc., cherchent à fournirdes clés aux lectures des œuvres. Le mythe de la préface commeperche à l’auteur naissant est même rejeté par certains écrivainsqui en font une pré-farce, un avant-goût de la farce littéraire.C’est le cas chez Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam'si et surtoutHenri Lopes avec son « Sérieux avertissement » dans Le pleurer-rire, signé Anasthasie Mopékissa, un nom-programme quiparticipe du subterfuge de l’onomastique dans ce roman. La pré-

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farce met en place tous les éléments constitutifs du récit ainsique le projet en œuvre dans l’écriture, une manière de délégitimerla préface classique qui finit par en incommoder plus d’un.

Docteur en philosophie et lettres romanes de l’Université de Bremen, Sélom KomlanGbanou est enseignant-chercheur à l’Université de Bayreuth, en Allemagne. Depuis2000, il travaille à un projet de recherches financé par la VW-Stiftung sur les écrivainsafricains en Allemagne et dirige la revue d’études africaines Palabres. Publicationrécente : L’Afrique au miroir des Littératures, des sciences de l’homme et de la société.Mélanges offerts à V. Y. Mudimbe (Rassemblés par Mukala Kadima-Nzuji et SélomKomlan Gbanou), Bruxelles, AML Editions / L’Harmattan, 2002.

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Isaac BAZIÉUniversité du Québec à Montréal

Écritures de violence et contraintes de laréception : Allah n’est pas obligé dans les critiquesjournalistiques française et québécoise

Résumé : La violence apparaît dans les littératures francophones sous des aspectsthématiques évidents pour devenir un projet d’écriture qui ne manque pas de donnerdes formes particulières aux textes. Ce type de texte connaît également une réceptionparticulière. Cet article est une réflexion sur la réception d’Allah n’est pas obligé. Ilressort de l’analyse comparée de la critique journalistique de ce roman au Québec eten France que le texte, du fait même de son orientation thématique et formelle,confronte la critique à des modalités de lecture qu’il convient de considérer en tenantcompte de l’interaction des espaces de réception mentionnés.

Allah n’est pas obligé, Ahmadou Kourouma, écriture, francophonie, médias, réception,violence

Violence dite et violence perçue

On l’a souvent répété, l’écriture qui fait de la violence sonobjet et son mode de représentation n’est pas récente dans leslettres africaines, notamment francophones. Pour peu que l’onconnaisse les œuvres marquantes de cette littérature, on ne peutqu’entériner ce constat sur un champ littéraire dont l’émergencemême a été le fait d’une violence initiale, celle de l’impositiond’une langue et de pratiques scripturaires étrangères1. On pourraitpenser que cette écriture de la violence est l’apanage d’uncontinent qui, depuis des siècles, est devenu la métaphorebrûlante de tout ce qui est « absurdité, chaos, folie »2. Lesévénements tragiques qui ont ponctué la fin du dernier siècle enAfrique (génocide, guerres civiles, etc.) viendraient entériner unsoupçon qui ne passerait pourtant pas l’épreuve de la vérification

Présence Francophone, no 61, 2003

1 Voir par exemple le numéro récent de Notre librairie, no 148, juillet-septembre 2002.

2 Numéro spécial de Présence Francophone dirigé par J. K. Bisanswa et I. Bazié, àparaître en novembre 2004.

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sur le plan international. Face à cette violence à l’échelle dumonde qui ne semble guère s’essouffler, et vu la pléthore derécits qui s’en inspirent, Georges Molinié n’hésite pas à faire leconstat suivant en considérant la littérature du siècle dernier sousun angle historique :

[…] littérature du deuil et de la honte, littérature piégée, littératuresuicidée, littérature à régime forcément d’intermittence à réception.Si tout est littérarisable, c’est que le littéraire se meut désormais pournous dans un champ de ruines, dans l’ultime commun aprèsl’abominable, sans territoire, ouvert – précieux de sa seule et absoluepauvreté (1999 : 125).

Retenons de ce qui précède que l’auteur nomme un momentimportant dans la désignation de la littérature d’un siècle qui,avec les prédicats qu’on lui connaît, permet désormais dedistinguer ses productions littéraires par l’hypallage. Ce momentest un passage de la thématique des œuvres à la conceptionrenouvelée de la littérature qu’on en a désormais. Cela ouvre lavoix à la réflexion sur la tension générique à l’origine même de lachose littéraire qui est désignée, ce qui permet d’apposer le sceaude la littérarité à un texte.

Il faut distinguer dès lors un passage à deux niveaux dans letraitement de la violence : d’une part, le passage du traitementthématique de la violence à la conception de la littérature même;d’autre part, celui qui va de cette occurrence, thématique etsoumise au primat de la référentialité directe et quasiment dutémoignage, à une sorte de violence des formes que relève PiusNgandu Nkashama en ce qui concerne les littératures africaines :

Il existe surtout la violence dans l’écriture. Des périphrases hachées,la syntaxe désarticulée, le lexique désordonné. Il ne s’agit plus durecours inopiné aux africanismes qui avaient fait le bonheur descommentateurs à l’époque de « Les soleils des indépendances »d’Ahmadou Kourouma, mais d’une négation totale de la cohérenceet de l’identité à l’intérieur même de la fiction (1997 : 109).

Nkashama insiste sur la théorisation insuffisante qui se ressent àla lecture des critiques portant sur les littératures africaines etrevient par conséquent sur ces « écritures de violence » pour lesdissocier d’une perception réductrice travaillant uniquement surla base des données thématiques. En cela, son propos peut êtrerapproché de celui de Molinié, même si ce dernier se penche

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davantage sur les textes de l’holocauste, et à l’envers de larevendication de Nkashama : au lieu de l’accentuation de l’écartesthétisant, c’est la présence même de cette distance jouissivequi participe de la fiction qui pose problème chez Molinié. Dansl’un et dans l’autre cas, c’est donc à des attitudes de lecturesque nous sommes renvoyés. Il s’agit de nous interroger sur lesdiverses postures face à des textes qui, loin de l’utopie d’uneécriture naissant ex nihilo, s’abreuve abondamment et de manièrequasi ostentatoire aux sources de l’histoire tragique et despréoccupations sociales.

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Les habitués des émissions littéraires et culturelles québécoisesont certainement suivi deux entretiens à Radio-Canada quiméritent d’être mentionnés pour introduire le présent propos. Lepremier a eu lieu dans l’émission Jamais sans mon livre qui avaitpour invitée Calixthe Beyala3. Ceux qui connaissent l’émissionsavent qu’il est demandé aux participants de recommander desouvrages dignes d’être lus au public. Beyala, en faisant l’éloged’un jeune auteur, fait la remarque suivante : « Il n’y a pas quedes enfants-soldats, des guerres tribales et de vieilles traditionsen Afrique! » Même sans avoir nommé Kourouma, l’attaque portéecontre l’auteur d’Allah, mais aussi des Soleils des indépendances,peut être facilement décelée par n’importe quel lecteurmoyennement au fait de l’écriture africaine. Kourouma, lui-mêmede passage à Montréal, a été reçu par Denise Bombardier4 qui,dans une technique savante de l’entrevue et une mise en évidencepartielle des propos de l’auteur, fait finalement dire à celui-ci quetoute la jeunesse africaine serait sur le point d’envahir l’Occident,à cause – on s’en doute – de la misère, du sida et de bien d’autrescalamités.

Deux observations se dégagent de ces entretiens : d’une part,Calixthe Beyala présentant son dernier livre Comment cuisinerson mari à l’africaine s’affiche comme l’avocate d’une Afriqueconnue seulement à travers les mêmes clichés persistants, etmal servie par certains de ses auteurs; de l’autre, AhmadouKourouma, l’actuaire à la retraite, devenant spécialiste des

3 Émission du 15 avril 2001.

4 Les Idées lumière, émission du 25 février 2001.

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questions d’immigration, des problèmes de pandémies, etc.L’écrivain africain a également le droit – dira t-on –, comme d’autresécrivains de par le monde, de se prononcer sur des questionsqui ne relèvent pas nécessairement du domaine de l’écriture.Une étude des entrevues accordées à ceux-ci mettrait cependanten évidence les centres d’intérêt et les préoccupations majeuresdu lectorat ou du moins, ceux des critiques. La récurrence detelles questions, tout comme celles du message et del’engagement qui ont fini par agacer, montre bien qu’il y a unemanière de discuter avec des écrivains africains qui restespécifique au contexte africain et à plusieurs stéréotypes déjàobservés dans les discours sur l’Afrique5.

Cette entrée permet de s’attarder un peu plus aux réactionscritiques dans la presse écrite au sujet du roman de Kourouma,Allah n’est pas obligé6. À cette fin, il a été utile de former uncorpus représentatif confrontant deux catégories d’organes depresse : une première catégorie réunit les organes de pressefrançaise (Le Monde, Le Monde diplomatique, Libération, etc.) etune deuxième dans laquelle je range la presse québécoisefrancophone représentée entre autres par Le Devoir, Le Soleil,Le Nouvelliste, Le Droit, Voir7.

De manière générale, personne ne sera surpris de constaterque l’attribution des prix décernés à Kourouma n’a fait l’objetd’aucune contestation par les critiques. L’auteur des Soleils desindépendances est devenu une figure quasi proverbiale deslittératures africaines, de telle sorte qu’il faudrait beaucoupd’audace pour lui disputer sa double distinction avec le Renaudotet le Goncourt des lycées. De prime abord, l’intérêt d’analyserles critiques dans la presse ne consiste donc plus à y chercher

5 Dans un groupe de recherche sur la réception des littératures francophones, jetravaille sur ces Questions à la littérature africaine à partir d’un corpus d’entrevues missur pied avec l’aide de mes étudiants, que je tiens à remercier de leur participation àcette collecte de données.

6 Ce livre, paru en 2000 et accueilli avec le Renaudot et le prix Goncourt des lycéensde la même année, a peut-être surpris par sa forme, mais non par son contenu,Kourouma ayant régulièrement préparé son lectorat à la réception de ce texte« commandé » et qui devait faire la part belle aux enfants-soldats.

7 Ce corpus est le plus exhaustif possible en ce qui concerne la presse québécoise.L’analyse détaillée des critiques journalistiques qui a été menée au préalable ne peutêtre reprise intégralement dans le cadre de cette réflexion qui participe d’un examenà grande échelle de la réception des textes francophones d’Afrique et des Antilles parl’institution littéraire médiatique au Québec. 

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une réflexion sur les critères et la justification des prix, mais surtoutsur les modes de valorisation du roman distingué propres à cetteinstance de légitimation – a posteriori dans le cas en présence –qu’est la sphère médiatique.

Les critiques – toutes catégories confondues – se déplacentsur un axe principal, dont les deux pôles sont les suivants : lamise à nu par Kourouma d’un « continent exsangue », mourantsous le poids des calamités naturelles et de l’idiotie barbare deses potentats; d’autre part, le travail de Kourouma sur la languefrançaise, dont la mention relève pratiquement du lieu commun.

Patrick Kechichian (2000) a recours à de très fortesconnotations pour appréhender l’écriture de Kourouma :

Allah n’est pas obligé plonge au « cœur des horreurs de l’Afrique »de cette fin de siècle, celle des guerres civiles au Libéria et en SierraLeone. Kourouma raconte ce voyage au cœur des ténèbres, à traversle regard et la parole d’un enfant, Birahima, qui devient enfant-soldatdans les différentes factions qui s’entre-tuent.

Dans Le Monde diplomatique (décembre 2000), AnneKichenapanaïdou met en évidence ce qui fait la spécificité africainede l’écriture de Kourouma dans Allah : « La prouesse de l’auteurest d’écrire dans la peau d’un enfant de dix ans. La redondancedes termes, des "nègres noirs africains indigènes sauvages de labrousse" aux "toubabs européens colons colonialistes", alliée auxrépétitions d’actions rappelle les contes africains. »

Ces deux exemples sont symptomatiques de ce qu’il convientd’ores et déjà d’appeler « l’effet Fama » : depuis la consécrationdes Soleils des indépendances au rang de ces textes qui ontrenouvelé l’écriture africaine dans son rapport avec la languefrançaise, les critiques journalistiques en l’occurrence, semblentobéir à l’impératif d’un jugement positif sur ce qu’on a appelé lalangue de Kourouma. Il faut trouver et nommer ce qui fait violenceà la langue française et en même temps l’écriture de l’auteurivoirien enracinée en sol africain. Rien d’étonnant par conséquentà ce qu’Annie Coppermann observe avec une satisfactionévidente dans Les Échos (16 octobre 2000) :

Et [Kourouma] raconte le tout en jouant avec la langue, notre langue,sous le prétexte que son narrateur a hérité de quatre dictionnaires

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[…] Ce qui donne un mélange savoureux, bien que parfois un peufabriqué, de langage châtié et d’idiomes, ponctué de vigoureux« Foforo » (« Le cul de mon père ») et autre « Gnamokodé » (« putainde ma mère »).

À cet impératif auquel obéissent tous les critiques en faisantun détour obligé par la langue, quitte à faire de la répétition desactions un trait caractéristique des contes africains, s’ajoute undeuxième impératif beaucoup plus ponctuel, c’est-à-dire relatif àla problématique de la guerre civile. Allah n’est pas obligé est unouvrage particulièrement apprécié d’une critique soucieuse defaire le diagnostic d’un continent « malade ». Ce texte permetd’aller droit au but et d’éviter que la critique fasse de lui un prétextepour parler des sempiternels maux de l’Afrique. Il autorise unelecture au premier degré à laquelle nous reviendrons plus tard.Ainsi, on observe que tous les textes critiques sans exceptionfont état des malheurs de l’Afrique et de la calamité quereprésentent les guerres civiles. Plusieurs articles de presse setransforment en longues listes de citations à gradation dansl’énumération essoufflante des épidémies et des malheurs ducontinent8.

Au chapitre de la presse québécoise, les deux observationsrelatives à l’appréciation classique de la langue d’écriture et à lamise en évidence de l’Afrique ténébreuse restent dominantes. Ilfaudra cependant quelques tendances bien surprenantes. Àpremière vue, de même que dans la recherche exhaustive menéepour retrouver des critiques portant sur Allah et le Renaudot, ildemeure frappant de constater que les textes publiés sur le sujetpar les organes de presse québécois sont des reproductionsparfois intégralement conformes des dépêches et articles del’AFP9.

Si l’on se pose des questions sur l’impact des prix littérairesen général, on ne pourra pas, en parlant du Renaudot deKourouma, prétendre qu’il ait été à l’origine d’une considérationapprofondie dans la presse écrite québécoise du roman d’unauteur pourtant très connu. L'état actuel de notre recherche

8 « Coups d’État, dissidences, exécutions d’opposants, complots, alliances, génocides,fosses communes, "mouillage de barbes" […] et culture de la machette », énumèredans un souffle Anne Kichenapanaïdou (2000).

9 Comparer entre autres dans Le Devoir et Le Soleil du 31 octobre 2000 respectivement :« Le Goncourt à Schuhl, le Renaudot à Kourouma » et « Le pari sur une littératureexigeante continue ».

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confirme bien ce constat10. Des constats comme celui-cipermettent de faire une meilleure lecture des pratiques deconsécration, particulièrement dans cet espace francophone nord-américain qui, depuis la parution des Soleils des indépendancesen 1968 – avant la récupération par le Seuil –, joue le rôle d’unealternative intéressante pour les francophones du reste du mondelassés de frapper vainement aux portes des hauts-lieux éditoriauxparisiens.

Toutefois, il faut citer, dans ce désert silencieux de la réceptiondans la presse écrite québécoise du Renaudot décerné àKourouma, les voix exceptionnelles qui viennent confirmer la règle.Il s’agit d’abord du Devoir qui a publié régulièrement des critiquesd’un autre ton signées par Lise Gauvin. Ces textes publiés dansle Devoir ne partagent pas l’amnésie générale quant aux origineséditoriales de l’auteur des Soleils des indépendances ni nesacrifient exclusivement à l’autel d’une lecture dénotative et« francocide ». En présentant l’auteur ivoirien, la mention de sondébut de carrière à Montréal grâce à la revue Études françaisesvient signaler l’existence de ce pôle de découverte, sinon deconsécration, que constitue l’institution québécoise face à Paris.Mais ce regard global sur le parcours et l’écriture de Kouroumane fait pas écran aux réalités qui ont inspiré l’auteur ivoirien dansle travail sur Allah, ce qui amène Lise Gauvin (2000) à établir lelien dans ce cas incontournable entre réalité et fiction :

Là s’arrête le jeu dans un récit que la quatrième de couverture présentecomme « drolatique » mais que je perçois plutôt comme uncauchemar sous un soleil d’enfer, un soleil qui n’arrive même pas àfaire sécher les plaies de ces enfants-soldats condamnés au pillageet au meurtre […] Il faut louer Kourouma, ce « diseur de vérité »,d’avoir brisé le mur du silence en ce qui concerne cette effroyableréalité. On sent chez l’écrivain un sentiment d’urgence qui atteint lelecteur par contagion11.

10 D’où l’intérêt d’une étude que nous menons en ce moment et qui dépasse le cadresingulier d’un texte même distingué avec le Renaudot, afin de pouvoir tirer desconclusions plus générales sur la réception médiatique (tant dans la presse écriteque dans les autres médias) des œuvres francophones dans le champ littérairequébécois.

11 Ce que Lise Gauvin appelle un « sentiment d’urgence » est perçu comme un appelau secours dans d’autres critiques : « Les jurés du Renaudot et les lycéens ont déjàeu la grâce de lui [Kourouma] décerner leur prix. Alors ruez-vous à votre tour sur leroman d’Ahmadou Kourouma, ce désespéré qui vous parle ». Par conséquent, le faitde ne pas lire le roman ressemble désormais à une sorte de délit de non-assistanceà personne en danger.

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L’autre exception qui donne une lecture québécoise de l’écriturede Kourouma et partant, de la littérature francophone, se retrouvedans le Voir (9 novembre 2000). Dans un article intitulé « Lesécrivains français ont-ils fini de se regarder le nombril? », PascaleNavarro met en doute les positions de critiques français prônantà coup de prix littéraires une ouverture du champ littéraire françaiset l’intégration d’un vent nouveau et revitalisant. Elle cite entreautres une critique du roman français à Livre-Hebdo, ChristineFerrand :

Les romans venus d’autres horizons occupent aujourd’hui une placeimportante dans le paysage littéraire. On assiste en France à un vifintérêt pour la littérature africaine, avec la création de collectionsdestinées à la mettre particulièrement en valeur comme, parexemple, « Continents noirs » chez Gallimard.

L’absence d’une position propre dans les organes de presseécrite analysés à propos d’Allah et du Renaudot, et surtout lacompensation de ce manque par le recours à une autre sourcede légitimation (les dépêches), illustrent bien le modèle decanonisation par procuration que j’ai décrit dans la réception duprix Nobel de littérature (voir Bazié, 2001). Cette forme decanonisation travaille sur la base d’arguments et de jugementsde valeur issus d’une autre sphère de légitimation; le résultat enest une sorte de canon de seconde main.

Les observations ainsi faites, notamment celles relatives auprimat d’une lecture dénotative du dernier roman de Kourouma,posent un problème de fond que viennent seulement illustrer lescritiques journalistiques citées. Cette question essentielle est celledes attitudes de réception de la critique vis-à-vis des textes, et defil en aiguille, des critères selon lesquels celle-ci opère.

Écritures de violence et modalités de réception

Au-delà des réactions critiques de la presse relevées ci-dessuset des connivences entre espaces de consécration, il est importantde se pencher, à un niveau plus théorique, sur la fonction dudiscours journalistique comme lieu de consécration, mais surtoutsur les modalités de réception des textes particuliers dont faitpartie Allah n’est pas obligé. Il ne s’agira donc plus des mentionsanecdotiques des diverses réactions, mais plutôt des contraintes

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de réception qu’impose un texte du fait de la particularité que luiconfère le traitement privilégié de faits tragiques et historiquementvérifiés.

Quelques mises au point s’imposent en ce qui concerne lacritique journalistique. Le lien qui relie littérature et journalisme –sous sa forme critique – est dès son origine problématique. Eneffet, il est connu que journalisme et littérature n’ont pas toujoursfait bon ménage depuis le dix-septième siècle12. Pourtant, lacritique journalistique participe activement au processus delégitimation auquel ne peut se soustraire l’œuvre littéraire dansson cheminement. Cela se passe de deux manières que j’ai déjàélaborées par ailleurs. Ce sont deux aspects que nous retrouvonsmentionnés chez Jacques Dubois dans son ouvrage surl’institution de la littérature :

1) Dans la mesure où « tout discours – pratique sociale – a besoinpour exister d’un métadiscours qui apporte la reconnaissance »(Dubois, 1978 : 95), la critique journalistique joue un rôle essentielvis-à-vis de toutes les autres pratiques légitimantes en rapportavec les faits littéraires et dont elle rend compte.

2) Le déplacement des lieux de la critique vers l’institutionuniversitaire.

Ces deux remarques participent inséparablement du mêmephénomène dans le cas de la critique journalistique, avec laprésence de la critique universitaire dans l’espace médiatique.Cet exercice de la critique dans le cadre des organes de pressepousse quasiment à l’excès, en en dévoilant les mécanismes lesplus subtils, le processus de canonisation qui s’élabore selon leprincipe de sélection dont s’accompagne un rejet automatiquede tout ce qui n’est pas jugé digne d’être retenu : cela est d’autantplus vrai que le critique journalistique est mis en devoir de seprononcer sur la valeur de l’œuvre, d’émettre un jugement quicesse d’être optionnel13. En choisissant de considérer les critiques

12 Voir à ce propos : Jean-Louis Roux (1994). Il y est question de l’apparition dans ladeuxième moitié du 17e siècle d’une critique conformément à l’importance grandissantede l’imprimé (en 1600 : 80 titres, en 1660 : 260) et au besoin de faire l’inventaire desnouvelles parutions en donnant des conseils utiles aux lecteurs.

13 C’est d’ailleurs la prémisse sur laquelle s’appuie Joseph Jurt (1979, 1980) pour fairel’analyse des réactions de la presse française dans l’entre-deux-guerres. Il insiste àjuste titre sur la fonction judicative de la critique journalistique dans le panorama desdiscours critiques portant sur la littérature.

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portant sur un prix littéraire décerné à une œuvre précise, nousreléguons le discours journalistique à un rang secondaire, étantentendu que cette position n’a aucune connotation axiologique,mais purement temporelle. En effet, le discours journalistique, etdans une perspective plus globale l’instance de légitimation dontelle est la façade, intervient dans le processus de réception del’œuvre couronnée avec le Renaudot a posteriori dans le rôle decelui à qui revient finalement le dernier mot. Ainsi, son rôle, pourêtre secondaire dans le temps, devient primordial dans l’attributionet la reconnaissance des valeurs, vu qu’elle peut entériner leschoix opérés ou les réfuter. Dans le cas en présence, nous auronsanticipé cette issue en voyant que le prix décerné à Kouroumaconfirme ce qu’on pourrait appeler une convergence, sinon uneconnivence des instances – parisienne (le Renaudot) etquébécoise (les critiques journalistiques) – dans la consécrationde l’auteur.

Enfin, il convient d’insister sur la difficulté même qu’il y a àparler de « critique journalistique » de manière homogène et nondifférenciée. Car, si depuis des décennies les processusd’autonomisation de la littérature sont longuement décrits, il n’estpas rare d’entendre parler de la critique journalistique sansapporter les nuances qui interviennent lorsque l’on commence àse poser les questions suivantes : qui parle, à partir de quel pôleet à quel public? La critique de Lise Gauvin, professeurd’université, et celle de n’importe quel autre chroniqueur culturelpourraient faire montre de différences intéressantes, même si ellesparaissent dans le même cadre qu’est l’espace discursif desmédias et donc sont soumises à des conditions de productionparticulières14.

Une fois ces précisions faites, il est possible de s’attarder auxcritères de lecture du texte de Kourouma. Dans un article deLibération (21 septembre 2002) intitulé « Kourouma, fracasd’Afrique », Eric Loret affirme : « Il y a des textes plus évidentsque d’autres, qui s’ouvrent à vous plus vite. Allah n’est pas obligéen fait partie. On ouvre, on lit : "Je décide le titre le titre définitif etcomplet de mon bla-bla est Allah n’est pas obligé d’être justedans toutes ses choses ici-bas." » Cette observation du critique

14 Ce fait ne disqualifie aucunement un regard généralisant qui en en faisant un passagepréalable, passe d’abord par une considération attentive de ces questions quipourraient apporter des nuances et des explications des tendances relevées dans lacritique.

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de Libération peut être détournée à des fins impropres et servirde réponse, voire de justification pour la lecture que nousconnaissons du roman. Ainsi, on pourrait dire qu’une lecture depremier niveau serait redevable de la facture même du texte dontl’évidente hospitalité se donne au plaisir paresseux d’un lecteuren quête de vérités absolues et en manque de temps, un lecteurqui parfois « ouvre et lit ».

Ce constat est une partie de l’explication. En effet, si l’objetlittéraire est difficile à définir, on conviendra qu’il y a des textesdont l’intention esthétique est plus évidente que d’autres. Enchoisissant de parler d’écriture de violence, je n’ai pas voulurenvoyer tout de suite à la violence des formes, mais d’abord etbien en deçà, à la violence thématique qui vient nourrir la tramed’une œuvre comme Allah n’est pas obligé. Ce genre de textes apour caractéristique principale d’opérer sur la base d’une forteextra-référentialité thématique (les guerres civiles, les pays et lespersonnes réelles mentionnées) et d’une temporalité qui franchitallègrement le cadre trop restreint de la situation d’énonciationpropre au roman pour devenir absolue, dans la mention de dateshistoriques et la convocation d’un calendrier extra-textuel. Onl’aura donc compris, il s’agit de toute évidence de ce que lacritique journalistique a appelé une littérature qui oscille entredocumentaire, chronique, et histoire. L’étude de cette catégoriede textes montre qu’ils ne s’écrivent pas sans certainesprécautions, et que leur lecture n’en est pas moins problématique,tiraillée comme elle l’est entre les critères à appliquer, le désirjouissif de croire à la fiction et la mauvaise conscience due à uneréférentialité directe qui a pour effet de confronter le lecteur àune douleur réelle et devenue proche par le biais du texte15.

Ce texte de Kourouma appartient ainsi à un corpus auquel onpourrait appliquer quelques éléments des modalités de réceptiondéfinies par Georges Molinié16. Celui-ci dégage trois

15 Le mot de Lise Gauvin, « sentiment d’urgence » gagnant « le lecteur par contagion »,trouve ici sa pleine pertinence.

16 Même si Molinié s’attache à analyser les textes portant sur l’holocauste, les attitudesde lecture qu’il dégage peuvent s’observer dans ce cas, vu la nature des textes. Unlien important que l’on peut établir entre les textes de l’holocauste et ceux de lafacture d’Allah est qu’ils s’appuient tous sur des faits historiques tragiques avec uneintention de vérité très marquée dans le processus de nomination. Il est évident queles dilemmes auxquels s’exposent les auteurs dans le cas de l’holocauste n’ont pas lamême intensité que celui auquel fait face un écrivain africain qui décide de se penchersur la guerre civile; voir à ce sujet : Rinn (1998).

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catégories17 de textes auxquelles s’ajoute une définition triadiquedes processus de réception : 1) une « réception d’archive » quiprocède en « neutralisant toute montée du régime de littérarité »;2) une « réception pathétique » qui s’affiche comme un handicapà la perception de cette littérarité; et 3) une « réception impliquée »qui favorise au contraire à la fois ce déclenchement [du régimede littérarité] et « un mode sensible du ressentiment de ce régime »(1998 : 162). Les catégories ainsi posées sont intéressantes pournotre propos parce qu’elles posent le problème de la réceptiondes textes à deux niveaux : celui relatif au statut et au rôle dulecteur, mais également celui du « régime de littérarité » des texteseux-mêmes.

Des romans comme Allah n’est pas obligé, parce qu’ils sesituent dans la troisième catégorie de l’incertitude empirique dontparle Molinié (alliant à la fois intention documentaire et mise enfiction), se présentent au lecteur avec un potentiel de littéraritéactivable ou non, tout dépendant de l’intention et de lacompétence de celui-ci. Le fait littéraire devient dès lors un traitcontingent, aléatoire en ce qu’il se définit comme une offreinnocente et passive, attendant docilement « d’être ouverte etlue ». Ainsi, on pourrait expliquer qu’en Allah on ait vu plus l’enferde l’Afrique exaspérante, et que Birahima, dans un double gested’imposition et d’orientation, fasse obstacle avec ses dictionnairesà un parcours sans embûches au lecteur tout en l’orientant surla carte et dans le présent d’une Afrique agonisante.

Le postulat de base sur lequel se fonde « la structure élémentairedes modalités de réception » de Molinié est une observationconsensuelle :

Il n’y a pas de textes littéraires en soi, il n’y a que des texteslittérarisables; peut-être tout texte, quelle que puisse être sa constitutionthématique et discursive, est-il littérarisable; peut-être tout texteapparemment reçu à l’évidence comme littéraire est-il délittérarisable(Ibid. : 133-134).

À cela, on pourrait ajouter que la tâche de la critique consisteraiten plusieurs passages : après cette réception d’archive largementpartagée, il faudrait revenir sur les lieux des discours préliminairespour procéder à l’activation d’un certain régime de littérarité : à

Allah n’est pas obligé dans les critiques journalistiques

17 a) « textes à finalité manifestement informative ou utilitaire »; b) « textes affichéscomme littéraires (et tout le problème réside dans le ressentiment de cet affichage) »;c) « textes au statut empiriquement incertain » (Molinié, 1998 : 134).

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moins que l’urgence à laquelle obéit la forte orientation extra-référentielle des textes comme Allah n’est pas obligé ne tolèreaucune autre attitude que celle d’une lecture dénotative, avecpour conséquence un « devoir d’assistance à personnes endanger ».

Isaac Bazié est professeur au département d’études littéraires de l’Université duQuébec à Montréal. Son enseignement et sa recherche portent sur les théories de laréception et les processus de canonisation, les représentations du corps dans lescontextes de violence.

Références

a) Références critiques

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b) Corpus médiatique

1. Émissions télévisuellesLes Idées lumière, émission du 25 février 2001.

Jamais sans mon livre, émission du 15 avril 2001.

Isaac Bazié

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-- (2000). « Le Goncourt à Jean-Jacques Schuhl, le Renaudot à Ahmadou Kourouma »,Le Nouvelliste, mardi 31 octobre.

AFP (2000). « Gros lundi pour les prix littéraires : le Fémina à Camille Laurens, leMédicis à Yann Apperry et le Médicis étranger au canadien Michael Ondaatje », LeSoleil, mardi 7 novembre.

-- (2000). « Un peu de couleur dans la rentrée », Le Soleil, samedi 16 septembre2000.

CASTERAN, Claude (2000). « Le pari sur une littérature exigeante continue : le Goncourtà Jean-Jacques Schuhl et le Renaudot à Ahmadou Kourouma », Le Soleil, mardi31 octobre.

-- (2000). « Le Goncourt à Schuhl, le Renaudot à Kourouma », Le Devoir, mardi31 octobre.

CLAVEL, André (2000). « Étranger : la danse macabre de l’Afrique », L’Express, no 2568,jeudi 21 septembre.

COPPERMANN, Annie (2000). « Allah n’est pas obligé », Les Échos, lundi 16 octobre.

GAUVIN, Lise (2000). « Kourouma, le diseur de vérité », Le Devoir ; samedi16 septembre.

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KECHICHIAN, Patrick et Alain SALLES (2000). « Jean-Jacques Schuhl reçoit le prixGoncourt et Ahmadou Kourouma le Renaudot », Le Monde, mercredi 1er novembre.

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LEPAPE, Pierre (2000). « L’Afrique des enfants-soldats », Le Monde, vendredi22 septembre.

LESSARD, Valérie (2000). « Chaque moment qu’on vole à la peur est un paradis », LeDroit, samedi 16 décembre.

LORET, Éric (2000). « L’enfant-soldat de Kourouma touche le Renaudot », Libération,mardi 31 octobre.

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NAVARRO, Pascale (2000). « Allah n’est pas obligé / Le Portail. Ahmadou Kourouma /François Bizot : De guerre lasse », Voir, jeudi 16 novembre.

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SONNET, Roch (2000). « Allah n’est pas obligé », Journal : Culture; 5 octobre.

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Fernando LAMBERTUniversité Laval

La critique et Léopold Sédar Senghor / LéopoldSédar Senghor et la critique

Résumé : L. S. Senghor a entretenu une double relation avec la critique : son œuvrepoétique a donné lieu à une abondante production critique et le poète a toujours étéen dialogue avec ses critiques; de plus, il a lui-même pratiqué la critique littéraire. Lacritique portant sur Senghor provient de deux sources bien différentes. De 1945 à1960, la critique européenne occupe le premier plan, la critique africaine s’en tenantdavantage à des questions périphériques à l’œuvre poétique senghorienne : la languefrançaise, la Négritude. Le retrait du poète de la scène politique en 1980 est une datesignificative pour la production critique en Afrique. Ajoutons que la critique senghoriennea connu ces dernières années un regain notable. Pour compléter le tableau de façonutile, il faut faire une place à la pratique de la critique par Senghor.

Africanité, critères, critique, Léopold Sédar Senghor, négritude, poésie, réception,repères

Personne ne sera étonné que Léopold Sédar Senghor soitl’écrivain africain qui a fait l’objet du plus grand nombre de

travaux critiques. Dans un premier temps, les critiques africainsont porté leur regard avant tout sur l’homme politique, enparticulier à partir des années 1960, après son accession à laprésidence du Sénégal, mais aussi sur sa vision de la Négritude,très peu sur son œuvre poétique. Les africanistes, de leur côté,ont placé au premier rang le poète et le théoricien de la Négritude,l’homme politique venant par la suite. Ce positionnement initialde ces deux groupes est hautement significatif. Nousconsidérerons successivement ici : les critiques africains etSenghor, ensuite les africanistes et Senghor, puis Senghorcritique littéraire et « critique » de sa poésie, pour examinerbrièvement enfin la situation actuelle de la critique sur Senghor.

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Les critiques africains et Senghor

Il apparaît assez clairement que pour beaucoup d’Africains, lafigure de Senghor a d’abord été celle de l’homme politique, duprésident qui faisait aussi des poèmes. La fonction suprême dechef d’État a servi d’écran à son œuvre poétique qu’elle reléguaiten quelque sorte en arrière-plan. Les présidents-poètes, il faut lereconnaître, sont des êtres plutôt rares. Par ailleurs, uneresponsabilité publique de cet ordre joue comme un porte-voixou un mégaphone qui amplifie les paroles de celui qui l’exerce.Au milieu de nombreuses attitudes critiques de la part desAfricains, on note que s’agissant du poète Senghor, une véritablepolarisation s’est manifestée autour de la question de la langueet au sujet de la Négritude, au point d’occulter l’œuvre poétiquedont ils parlent très peu sinon pas du tout. Nous ne prenons pasen compte ici les écrits portant sur l’homme d’État et sespolitiques.

On connaît la relation de Senghor à la langue française. LesAfricains, surtout les intellectuels, encore occupés par les grandesattentes soulevées par les indépendances, ne pouvaient que réagiraux déclarations du président-poète qui disait le français « languede culture » ouvrant sur l’Universel, « langue de communication »,« une langue de gentillesse et d’honnêteté, c’est-à-dire de clartéparce que de rigueur » (Colloque sur la littérature africained’expression française, Dakar, 1963). Senghor récidivait en 1966,lors de la réception de son doctorat honoris causa de l’UniversitéLaval, en rappelant les qualités du français : « clarté et richesse,précision et nuance ». Il vante à de nombreuses reprises les vertusde la langue héritée de la colonisation, au point d’irriter lesintellectuels qui se disaient de gauche. Tout au long de sonparcours, Senghor est perçu comme ayant pris le parti de lamétropole, ou du moins comme celui qui n’a pas coupécomplètement le cordon ombilical avec l’Europe. Pour plusieursAfricains, son élection à l’Académie française en 1984, donc bienplus tard, se situe ainsi dans une certaine logique.

Il faut reconnaître que Senghor est un maître de la languefrançaise. Certains de ses compatriotes disaient même qu’il laconnaissait mieux que les Français eux-mêmes. Est-il nécessaire

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de rappeler qu’il a choisi la voie des langues-mères du français,le grec et le latin? En 1935, il est agrégé de grammaires classiques.Cela lui a permis de se familiariser avec toutes les subtilités de lalangue française, poussant ses virtualités jusqu’à leurs limites etrecourant au besoin aux modèles syntaxiques latins où lesdéclinaisons permettent de lire les fonctions grammaticales.Quelques exemples parmi bien d’autres : « Femme, allume lalampe au beurre clair, que causent autour les ancêtres commeles parents, les enfants au lit » (Senghor, 1990, « Nuit de Sine » :14), comme les parents le font, une fois les enfants au lit; ouencore : « Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclaird’un aigle » (Ibid., « Femme noire » : 16), comme l’éclair le faitd’un aigle. Sa connaissance profonde de la langue française etl’emploi esthétique qu’il en fait dans sa poésie, le situent en effetbien loin de l’usage courant de ses compatriotes intellectuels etdes autres Africains.

Une polarisation plus grande encore a été provoquée par laNégritude senghorienne, le premier visage de la spécificité nègre,avant de passer à l’Africanité. On se retrouve donc dans uncontexte très semblable à celui de la langue : autour desindépendances, les Africains ont d’abord opposé la positionculturelle de Senghor à celle plus combative de Césaire. Maisplus encore, le goût immodéré du poète sénégalais pour lesformules-médailles l’a pris quelques fois au piège : le célèbre« L’émotion est nègre comme la raison, hellène » a fait coulerbeaucoup d’encre. Senghor a tenté à plusieurs reprises depréciser sa pensée, mais il en est longtemps resté des séquelles.Les critiques africains se sont mobilisés en deux camps : ceuxqui ont fait le plus de bruit, les opposants à la Négritude, leCamerounais Marcien Towa, Négritude ou servitude? (CLÉ, 1971),et le Béninois Stanislas Adotevi, Négritude et négrologues(« 10/18 », 1972), tous les deux réduisant la « philosophie » ou laconception senghorienne au biologisme culturel, alors que pourSenghor la Négritude est un humanisme.

On a beaucoup moins parlé de ceux qui, au-delà du débatsémantique lancé par Jean-Marie Abanda, De la négritude aunégrisme (CLÉ, 1970), ont poursuivi dans la voie de Senghor. AuNigérian Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature, et à son nonmoins célèbre : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il saute

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sur sa proie », on peut opposer la thèse de S. Okechukwu Mezu,Léopold Sédar Senghor et la défense et illustration de la civilisationnoire (Didier, 1968), où la Négritude senghorienne est vue commeune revalorisation de la civilisation africaine. Il reste que lesréactions de cette seconde génération d’intellectuels et decritiques ont amené Senghor à développer sa pensée sur laculture, sur les valeurs de l’Afrique, sur la littérature et aussi surla politique. Ces nombreux textes ont été consignés dans lescinq tomes de Liberté, publiés au Seuil, de 1964 à 1993.

Le but ici n’est pas de rendre compte de tout le débat autourde la Négritude, mais bien de préciser que celui-ci a ouvert lavoie à l’Africanité, deuxième visage de la spécificité africaine,fortement inspirée des écrivains et critiques africains anglophones;d’ajouter également que pendant toute cette période, de 1960 à1970, et dans certains pays jusqu’en 1980, on a très peu parlé dela poésie de Senghor, en Afrique. On lui a fait très peu de placedans les universités africaines, le plus souvent pas du tout. Dansles années 60, de rares articles ou études sous la plume d’Africainsont été consacrés à sa poésie, mais sur le mode de la recension :Olympe Bhêly-Quénum et Paulin Joachim sur Nocturnes, en 1961;un essai sur sa poésie par Lamine Diakhate, en 1961; un mémoirede Simone N’Diaye à l’Université de Dakar, en 1960; et quelquesrares travaux. Pourtant l’œuvre poétique de Senghor comprendà ce moment-là quatre recueils majeurs (Chants d’ombre 1945,Hosties noires 1948, Éthiopiques 1956, Nocturnes 1961). Faut-ils’en étonner? Beaucoup voient la fonction de président-poètecomme la raison principale du silence des critiques africains chezqui l’idéologie semble avoir primé sur la poésie.

Les africanistes et Senghor

Personne ne sera surpris d’apprendre que la critique sur lapoésie de Senghor a vu le jour en Europe. Chacun de ses recueilsa été salué favorablement par les critiques. La publication deChants d’ombre en 1945 fait l’objet de trois articles dont l’un estsigné Pierre Emmanuel dans Temps présent. Ce dernier y souligneun trait fondamental de la poésie senghorienne : « Rien neconvient mieux que les grandes images élémentaires mêlées àl’incessant rappel de symboles issus d’une très ancienne

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civilisation, pour évoquer le continent noir dans son étrangetémagique » (3 août 1945). Luc Decaunes, quant à lui, signale lasortie d’Hosties noires en 1948 en ces termes : « Le style deSenghor a la vivacité, l’ondoiement, la santé d’une consciencenatale. Et l’on sent que chacun de ces poèmes pourrait être ditou chanté sur le rythme des tam-tams, au cœur des lourdesforêts africaines » (Cahiers du Sud, n° 292). Armand Guibertprésente Chants pour Naëtt, paru chez Pierre Seghers, en 1949.On sait que ce recueil légèrement remanié reparaît sous le titreChants pour Signare dans Nocturnes, en 1961. Jean Grosjean,dans La Nouvelle Revue française, Philippe Chabaneix, dans leMercure de France , Georges Larches, dans La Presse duCameroun, font la recension d’Éthiopiques, en 1956.

Un appui de taille à la Négritude vient de Jean-Paul Sartre quioffre à Senghor, en préface à son Anthologie de la nouvelle poésienègre et malgache de langue française (PUF, 1948), son « Orphéenoir ». La voix du grand philosophe français qui fait autorité danscet immédiat après-guerre, veut expliquer aux Blancs « pourquoic’est nécessairement à travers une expérience poétique que lenoir, dans sa situation présente, [nous sommes en 1948] doitd’abord prendre conscience de lui-même et, inversement,pourquoi la poésie noire de langue française est, de nos jours, laseule grande poésie révolutionnaire » (Senghor, 1948 : XII). Sartrecite Césaire plus souvent que les autres poètes, mais Damas etSenghor y trouvent également leur compte. Une chose estcertaine : la caution de Sartre a marqué un temps fort dans lareconnaissance de la poésie nègre.

Dans leur ensemble, les critiques occidentaux reconnaissenten Senghor un poète africain sans doute, mais aussi un poètede langue française. La plupart des références qui situent la poésiede Senghor renvoient, bien entendu, aux grands poètes français :Baudelaire, Paul Claudel, Charles Péguy, Saint-John Perse, etc.Si l’on n’assimile pas complètement cette nouvelle poésie à lapoésie française, on a tendance à la situer dans sonprolongement. Georges-Emmanuel Clancier, romancier, essayisteet poète français, trouvant le rythme de la poésie de Senghormonotone, proposait, par exemple, un modèle tout à fait étrangerà l’écriture poétique du poète sénégalais. Une certaine critiquemétropolitaine, rébarbative à l’effort nécessaire pour entrer danscette poésie nouvelle, en vient même à parler d’exotisme.

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La remarque fait bondir Senghor dont le mémoire de diplômed’études supérieures à la Sorbonne portait précisément sur« l’exotisme chez Baudelaire ». Il ne tarde pas à s’expliquer danssa postface à Éthiopiques : « Quand nous disons kôras, balafongs,tam-tams, et non harpes, pianos, tambours, nous n’entendonspas faire pittoresque; nous appelons "un chat un chat" » (Senghor,1990, postface : 158). Il est vrai que certains lecteurs considèrentcomme une surcharge la présence de mots africains et le systèmeréférentiel senghorien. Cependant les mots africains servent àdésigner des êtres, des choses et des réalités de l’Afrique. Lepoète a d’ailleurs mis au point un procédé qui ne se laisse pastoujours lire à première lecture, mais que l’habitude nous fait vitedécouvrir. Une définition accompagne ou précède toujours lemot africain. Ainsi : « Donc salut Dompteur de la brousse, ToiMbarodi » (Ibid., « L’Homme et la Bête » : 101); le Dompteur dela brousse, c’est le lion qui est dit « Mbarodi » en peul. De même,« Kaya Magan je suis […] Le Roi de l’or » (Ibid. : 103-105). Ils’agit de l’empereur du Ghana, l’ancienne Gold Coast. Quant àson système référentiel, il manifeste à quel point le poète tentede reconquérir, par la poésie, un espace et un temps, qui sontl’Afrique, son histoire et sa culture.

Le premier critique français qui s’intéresse à Senghor de façonsérieuse et respectueuse est Armand Guibert. En 1961, il faitentrer le poète sénégalais dans la collection « Poètesd’aujourd’hui » chez Pierre Seghers et en 1962, dans la collection« Approches » à Présence Africaine. Guibert dit de Senghor :« Très rares sont les poètes qui ont été des ouvriers de l’Histoire[…] il aura été de ce petit nombre d’élus » (1961 : 162). Ce critiquefrançais est le premier à se tourner vers l’Afrique, vers le Sénégalpour connaître les points d’ancrage et les références du poète. Iltente une démarche sincère et honnête pour entrer dans l’histoirepersonnelle et dans la culture du poète, afin de mieux comprendrel’univers poétique dont ce dernier a déjà en 1962 tracé lesstructures profondes. Il est le premier à percevoir un rapportessentiel entre la poésie gymnique sérère et la poésiesenghorienne. Sans doute l’information est encore élémentaire,mais Guibert ouvre des voies pertinentes à l’étude de la poésiede Senghor.

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Les critiques africanistes qui se sont livrés à une étude plussystématique des littératures africaines de langue française nefont leur apparition en nombre important qu’autour des années1970, à deux exceptions près, Janheinz Jahn et son Muntu,l’homme africain et la culture néo-africaine, publié en allemand en1958 et en français, au Seuil, en 1961, et Lilyan Kesteloot dont lathèse de doctorat est soutenue en 1961 et publiée à Bruxelles,en 1965, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’unelittérature. Même si quelques courts articles continuent à paraîtreau début des années 1960, y compris dans Le Devoir, sous lesplumes de Pierre de Grandpré, Armand Guibert, etc., les étudesun peu plus substantielles ne voient le jour qu’en 1968-1969. Faitétonnant, un mémoire de maîtrise est présenté en 1968, àl’Université d’Alberta, par Richard A. Magneau et porte sur Lavision poétique de Léopold Sédar Senghor : poète africain. En1969, un autre mémoire est accepté à la Sorbonne. Il a commeauteure Chantal Desjeux et porte sur La femme dans l’œuvrepoétique de Léopold Sédar Senghor.

Une étude plus fouillée et sans doute la plus riche pourl’époque sur la poésie de Senghor est l’œuvre critique d’Hubertde Leusse, Léopold Sédar Senghor, l’Africain (Hatier, 1967). Outrequ’elle semble répondre à l’une des obsessions du poètesénégalais, celle d’être reconnu comme Africain : « Mère, soisbénie! / Reconnais ton fils à l’authenticité de son regard, qui estcelle de son cœur et de son lignage […] » (Senghor, 1990, « Àl’appel de la race de Saba » : 61), elle traite plusieurs aspectsspécifiques de la poésie senghorienne : thèmes de la terre natale,de l’amitié, de l’amour, du monde de l’invisible, mais aussi deuxdes composantes de la poétique de Senghor, le rythme et lamusique. L’étude se termine sur la mission du poète et son regardporté sur le surréel, c’est-à-dire au-delà du visible, et sur laNégritude qui est à la fois point de départ, avec le « Royaumed’enfance », et point d’arrivée, le poète étant « l’ambassadeur »de son peuple et devant manifester l’Afrique « comme le sculpteurde masques au regard intense » (Ibid., « À la mort » : 26). Aumoment de la publication de cette étude, des critiques européenset surtout certains Africains ont vu dans le travail de ce critiqueune lecture de complaisance, comme si proclamer Senghorafricain pouvait être presque une hérésie. En relisant ce texte35 ans plus tard, on peut constater que la sensibilité d’Hubert de

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Leusse est entrée en empathie avec celle du poète et que sadémarche d’ouverture à un monde nouveau lui a permis de saisirtrès justement plusieurs éléments de sa spécificité.

Avec Janheinz Jahn, Armand Guibert, Lilyan Kesteloot, Hubertde Leusse, le champ de la critique littéraire consacrée à Senghorpossède des bases de plus en plus solides. La voie est ouverte etplusieurs critiques vont s’y engager. La décennie 1970 est richeen articles et études sur la poésie de Senghor. Leurs auteursviennent de partout : Nigeria, Cameroun, Sénégal, Afrique duSud, Allemagne, France, Italie, États-Unis d’Amérique, Canada.Les travaux les plus poussés sont tirés de recherches pour lamaîtrise ou le doctorat. Plusieurs de ces critiques ont des nomsbien connus dans les études senghoriennes : Abiola Irele, ThomasMelone, Sylvia Washington Bâ, Margaret Badum Melady, DorothyS. Blair, Keith G. Warner, Émile Snyder, Marcien Towa, PapaGueye Ndiaye, Renée Tillot, Marie-Madeleine Marquet, GabriellaMalvezzi, S. Okechukwu Mezu, Geneviève Lebaud, GusineGawdat Osman, etc.

Un grand nombre de ces travaux portent sur la Négritude,question très prisée dans les années 1970. Mise à part la thèsede doctorat 3e cycle de Marcien Towa, Poésie de la Négritude,approche structuraliste, qui n’est publiée qu’en 1983, chezNaaman, et où l’auteur reprend les lignes principales de sa lecturede la poésie de Senghor déjà présente dans Négritude ouServitude?, l’ensemble de ces études s’appuient sur la définitionque Senghor donne du concept : « l’ensemble des valeurs decivilisation du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vieet les œuvres des noirs » (1977 : 90). Les chercheurs se lancentdonc à la quête de ces valeurs africaines telles que l’Africain lesvit et que le poète les traduit dans ses poèmes. Ce qui estintéressant, c’est de voir ces regards croisés jetés par des critiquesd’origine et de culture différentes sur la conception senghorienneet sur sa manifestation dans sa poésie. Dans ces travaux, lesmêmes idées reviennent de nombreuses fois. Il faut attendre Lapoétique de la Négritude de Michel Hausser (Silex, 1985) pourtrouver une synthèse complète et éclairante.

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Plusieurs de ces études sont thématiques : l’image de l’Afriquedans la poésie de Senghor, le métissage, la nostalgie, l’élémentliquide, le symbolisme, la figure de la femme, l’amour, l’exil et lesacré, etc. La lecture reste assez conventionnelle et s’appuierarement sur une méthodologie alliant ouverture et rigueur.L’étude de Renée Tillot portant sur Le rythme dans la poésie deL. S. Senghor (N.É.A., 1979) semblait pleine de promesses parcequ’elle sortait des sentiers battus. En fait, nous nous retrouvonsdevant une rythmique plus française qu’africaine et il manqueune synthèse mettant en évidence les caractéristiques d’un aspectimportant de la poésie de Senghor.

Senghor critique littéraire et « critique » de sa poésie

L’œuvre critique de Senghor est suffisamment importante pourque Daniel Garrot lui consacre une étude, Léopold Senghor,critique littéraire (N.É.A., 1978). Cette activité critique a pris demultiples formes : préfaces, analyses descriptives, conférencesdans des colloques ou conférences publiques, articles,hommages, allocutions, etc. Senghor s’est intéressé à différentsproblèmes culturels. Il a dégagé les principales caractéristiquesde la civilisation négro-africaine, des langues africaines, del’esthétique négro-africaine, de la poésie négro-africaine, de lapoésie négro-américaine, de la langue française, du métissage,etc. Ses préfaces ont servi de caution à de nombreux jeunespoètes, romanciers, conteurs, hommes de théâtre de l’Afrique.Phénomène de légitimation pratiquée à grande échelle surl’ensemble du continent, respect de l’aîné oblige. La présentationque Senghor fait de ces œuvres est habituellement orientée versl’identification des traits propres à la Négritude ou à la spécificitéafricaine. Il décrit ainsi l’itinéraire du jeune Tchicaya U Tam’si :« de la poésie bantoue à la poésie négro-africaine ». La formulepeut paraître ambiguë, comme si la poésie bantoue n’était pasafricaine. Mais ce que Senghor veut souligner, c’est le fait que lepoète, d’abord contestataire à l’égard de ses aînés, construit uneœuvre poétique possédant tous les traits d’une poésie africaine.

Les écrivains européens font aussi l’objet de sa lecture critique :Victor Hugo, Pierre Soulages, Albert Camus, Saint-John Perse,Paul Claudel, Gunter Grass, Marcel Proust, Guillaume Apollinaire,Paul Éluard, etc. Lecteur éclectique, Senghor met au jour la

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conception de la poésie de chacun et il dégage des traitspertinents de leur œuvre poétique. Plusieurs textes sont consacrésà la Francophonie et à la Civilisation de l’Universel. L’ensemblede ces travaux critiques couvrent l’essentiel des tomes I, III et Vde Liberté, une véritable somme de sa pensée critique.

De plus, Senghor s’est fait lecteur de sa propre poésie. Pourtant,il a souvent répété ce qu’il écrivait dans sa préface à la thèse deSylvia Washington Bâ : « Au fond, ce n’est pas le métier du poèteque d’élucider ses motivations et ses raisons, surtout pas leséléments de son style. C’est l’affaire du critique » (dansWashington Bâ, 1973 : VII). Même s’il a souvent répété qu’il n’étaitpas le meilleur lecteur de sa poésie, il prenait visiblement plaisirà commenter sa poésie aux chercheurs qui travaillaient sur sonœuvre. Il a même pu, à l’occasion, orienter ceux-ci sur des pistesqui lui plaisaient particulièrement, mais qui demandaient chaquefois à être confrontées profondément à son œuvre. Certainschercheurs peu exigeants ont pu se contenter de ce que le poètedisait de sa propre poésie, courant le risque de demeurer à lasurface de cet univers riche et complexe. L’observation est d’autantplus pertinente que Senghor étant Senghor, il a déclaré end’autres circonstances : « Je me suis fait une cosmogonie à moi-même, une mythologie à moi-même, à partir des conversationsavec l’oncle Waly, Tokô’Waly… »1. Il rappelait ainsi adroitementque les sources africaines alimentent chez lui non pas une étudeanthropologique ou historique mais bien sa création poétique,affirmant par là sa liberté de poète.

Le poète Senghor, lorsqu’il se muait en critique de sa poésie,aimait bien parler du rythme de sa poésie. Il n’hésitait pas à battrele tam-tam pour illustrer lui-même le rythme de certains poèmeswolof qu’il chantait avec conviction. Il dégageait la ligne rythmiquedont il disait s’être inspiré pour sa propre poésie. Touchantprécisément cette question du rythme, Senghor a été marqué,pour ne pas dire blessé, par la remarque de son ami Georges-Emmanuel Clancier sur la monotonie de sa poésie : « Souhaitonsque M. Senghor parvienne à se créer un langage d’un rythmeplus divers où une image, un mot élèvera soudain son arêteautour de quoi la figure du poème s’organisera »2. Curieusement,

1 Interview accordée par Senghor à l’équipe de recherche de l’Université Laval, le8 juin 1974.

2 G.-E. Clancier, dans Paysage Dimanche, 2 septembre 1945, cité par Armand Guibert,1962 : 156.

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lorsque Senghor veut proposer un guide de lecture de sa poésie,il ne retient que la dernière partie de la critique de Clancier : « unmot, une image élève soudain son arête autour de quoi tout lepoème s’organise ». Outre le fait que le mot « arête » n’est pastrès éclairant ni « fonctionnel » pour l’analyse, les poèmes deSenghor fourmillent d’images, de symboles, de mots forts quis’appellent les uns les autres et se constituent en constellationsou en réseaux. La lecture de sa poésie se révèle en fait pluscomplexe que le modèle proposé.

Situation actuelle de la critique

Notons tout d’abord que la démission de Senghor de laprésidence de la République, le 31 décembre 1980, change larelation et l’attitude que plusieurs Africains entretenaient à sonendroit et particulièrement envers sa poésie. Ce n’est plus ambigude parler de sa poésie. On lui fait davantage de place dansl’enseignement universitaire. Même à l’université de Dakar, cequi peut étonner, on avait sans doute parlé de Senghor, mais enenglobant son œuvre dans un ensemble très large, la poésienégro-africaine et la Négritude. Le premier séminaire de doctoratportant sur la couleur, l’ombre et la lumière, la nuit et le soleildans son œuvre poétique, n’a eu lieu qu’à la fin des années1980.

On connaît par ailleurs l’attitude générale du monde universitairefrançais dans les années 1960-70, à l’endroit des littératuresfrancophones que l’on associait à la périphérie. On constatemême une certaine résistance du système devant l’enseignementdes littératures africaines. Quelques professeurs ont cependantréussi à les introduire dans leur enseignement et leur rechercheet à conduire des étudiants jusqu’au doctorat. Un événementrécent a ranimé l’intérêt pour la poésie senghorienne. En 1997,le ministère de l’Éducation nationale français plaçait auprogramme des classes terminales son recueil Éthiopiques. Pourl’occasion, plusieurs publications ont été consacrées au poètesénégalais, recentrant l’attention sur sa poésie.

Autre événement contemporain en hommage au poètesénégalais, le Printemps poétique de Villetaneuse 2000 que

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l’Université de Paris-XIII a dédié à Senghor et, à cette occasion,un colloque a été tenu sous le thème « Léopold Sédar Senghor,Africanité – Universalité ». Les actes de ce colloque sont parusdans la revue Itinéraires et contacts de cultures (n° 31), àL’Harmattan, en juin 2002. On y trouve des témoignages de vieuxcompagnons de Senghor et des interventions de ceux qui sesont intéressés à sa biographie. On y parle également de l’hommepolitique, en particulier de ses vingt années à la présidence duSénégal et de sa contribution à la culture. Mais ce qui est plusimportant pour la critique, ce sont les points d’intérêt actuels deschercheurs.

S’agissant de Senghor, certains se croient encore obligés deparler de Négritude, sans vraiment renouveler le discours.D’autres, de façon plus utile et nouvelle, traitent de questionspertinentes : « la notion de raison intuitive » chez Senghor,« l’image analogique » en regard de la métaphore, la musique etle rythme, les modèles senghoriens. En resituant la démarchedu poète dans son contexte et en prenant en compte les« maîtres » qu’il a choisis, ces concepts senghoriens sont vussous une lumière nouvelle. Son projet poétique et son apportthéorique apparaissent plus clairement et ils ouvrent sur lesgrands thèmes très senghoriens du métissage et du dialoguedes cultures.

C’est certainement dans les Amériques – Canada, États-Unis,Antilles, Amérique du Sud – que la poésie de Senghor a connula plus large audience : enseignement, projets de recherche,colloques, publications. Ses œuvres y côtoient celles de Césaire,de Soyinka, de Damas, de Tchicaya, etc. En fait, il occupe laplace qui lui revient dans le cadre très important que l’on accordeaux littératures africaines francophones et anglophones. Le poidsque son rôle d’homme politique a représenté en Afrique n’a jamaisgêné les lecteurs ni les chercheurs des Amériques.

Parmi la production critique contemporaine relativementabondante sur l’œuvre poétique de Senghor, une étude sedétache. André-Patient Bokiba, professeur et chercheur duCongo-Brazzaville, a publié en 2001, à L’Harmattan, un travailmagistral, Le siècle de Senghor. Le titre peut paraître ambitieux,mais il tient ses promesses. Le critique congolais présente une

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magnifique synthèse sur l’homme, l’œuvre et son siècle, tout àfait digne de la stature et de l’importance de Senghor. La poésiey occupe la place principale. L’auteur fait la preuve qu’une lectureattentive et une analyse systématique permettent d’entrer dansl’univers poétique senghorien et d’en goûter la « substantifiquemoelle ».

Nous nous en sommes tenu essentiellement à la critiquefrancophone sur la poésie de Senghor. Il faudrait prendre encompte au même titre la critique anglophone tout aussi abondanteet ne pas oublier la critique qui se développe en Asie,particulièrement en Inde, en Corée du Sud, au Japon et égalementen Europe de l’Est. Mais le corpus critique francophone étaitsuffisant pour dégager les grands traits de la réception faite à lapoésie de Senghor et en marquer la justesse ou les limites. Unaspect intéressant de ce parcours a été de constater l’interactionque le poète a toujours entretenue avec ses critiques. En hommede dialogue, Senghor n’a jamais été indifférent aux observationsqui lui étaient faites et elles lui ont habituellement permis dedévelopper sa pensée ou de corriger certaines perceptions.

Professeur émérite (2001) rattaché au Département des littératures de l’UniversitéLaval, Fernando Lambert a été responsable de l’enseignement et de la recherche enlittératures africaines de 1970 à 1998. Il a dirigé plusieurs numéros spéciaux de revueconsacrés à ce domaine, collaboré à plusieurs ouvrages collectifs et publié denombreux articles dans des revues, au total plus d’une cinquantaine d’articles ouchapitres. Il a réalisé une première série de films sur la littérature africaine, une deuxièmesur la poésie de Senghor et un cours télévisé sur les littératures subsahariennesfrancophones, Voix du Sud. Il a fait paraître chez Présence Africaine « Lire... »Éthiopiques de Senghor (1997).

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Christiane NDIAYEUniversité de Montréal

Simone Schwarz-Bart : quel intérêt? Classerl’inclassable

Résumé : La critique ne s’entend pas sur ce qui fait l’intérêt de l’œuvre de SimoneSchwarz-Bart. Cependant, quatre tendances principales se dégagent parmi les multiplesétudes consacrées à l’œuvre de la romancière : certains s’intéressent à « l’expériencecréole » que son œuvre est censée traduire, d’autres à l’expérience des femmes,d’autres encore à la dimension « mythologique » ou à la question des emprunts faitsà l’oralité par ses textes. Ces différentes lectures abordent l’œuvre de Schwarz-Bartessentiellement dans une optique de témoignage et, tout en s’accordant sur la grandeoriginalité de son écriture, analysent peu les procédés spécifiques qui caractérisentl’esthétique de Schwarz-Bart, sauf pour conclure qu’il s’agit d’une réconciliation trèsréussie des conventions de l’oralité et de l’écriture. Mais la littérature orale est-elleune littérature de « témoignage »? La définition même de ce qui fait la « littérarité »chez Schwarz-Bart – et peut-être même de toute la littérature antillaise – semble doncfaire problème dans ces lectures critiques de l’œuvre de la romancièreguadeloupéenne.

Divergences, littérarité, oralité, réception critique, Simone Schwartz-Bart, témoignage

La fonction de la critique est d’analyser et d’évaluer ce qui s’écrit. Pour y parvenir, il faut des critères d’évaluation et de

classement, car, qu’on le veuille ou non, le travail de la critiqueimplique toujours aussi des classements. La question qui se posedans le domaine de la réception des littératures francophonesest de savoir si, en francophonie, les critères d’évaluation ontété, sont et devraient être les mêmes que pour d’autres littératures.Cette interrogation se double d’une deuxième lorsqu’ons’intéresse à l’écriture des femmes : depuis le début des étudessur les écrits des femmes, la même question est posée. Est-ceque les critères d’évaluation ont été, sont ou devraient être lesmêmes pour les écrits des femmes et des hommes?

Pour voir comment la critique a procédé dans le domaine desécrits des femmes francophones des Caraïbes, il s’agira ici

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d’examiner un cas particulier, celui de Simone Schwarz-Bart. Letitre équivoque donné à cette réflexion sur la réception critiquede l’œuvre de Schwarz-Bart fait référence, bien entendu, àl’ambivalence de la critique qui, depuis son premier roman publiéen 1967, ne s’entend pas sur ce qui fait l’intérêt de cette oeuvre.Un survol des études faites par la critique institutionnelle permeten effet de relever plusieurs tendances dans les multiples lecturesfaites de l’œuvre de Schwarz-Bart. Ces lectures se complètentcertainement et font ressortir tout ce qui fait la richesse des textesde Schwarz-Bart, mais elles sont souvent divergentes aussi. Enprenant un échantillonnage d’articles parus dans les revuessavantes, on peut identifier quatre orientations de cette critiquequi se développent surtout depuis 1972, date de la publicationdu deuxième roman de Schwarz-Bart. Il y a 1) ceux quis’intéressent à « l’antillanité » ou « l’expérience créole » que lesromans de Schwarz-Bart sont censés traduire, 2) ceux et surtoutcelles qui se penchent sur ce que son œuvre dit de l’expériencedes femmes antillaises, 3) ceux qui ont relevé la dimension« mythologique » de ses textes et notamment tout ce qui a trait àl’Afrique et enfin, 4) ceux et celles qui s’intéressent à l’écriture deSchwarz-Bart, mais dans ce domaine aussi on s’arrête surtoutsur des questions de diglossie et d’oralité, ce qui renvoie à laproblématique de l’antillanité. Donc, en gros, la critique semblenous dire que nous devrions nous intéresser à l’œuvre deSchwarz-Bart parce qu’elle témoigne de la condition des Antillais,plus particulièrement des femmes antillaises, et parce qu’elle lefait d’une manière – par une écriture – très antillaise. Mais certainsont aussi laissé entendre que cette œuvre n’est peut-être pasd’un très grand intérêt.

Dans la présentation de l’œuvre de Simone Schwarz-Bart quefont Alain Rouch et Gérard Clavreuil dans leur anthologie deslittératures francophones, ils retiennent ceci :

s’agissant de Pluie et vent sur Télumée Miracle, Maryse Condé (quidéfend par ailleurs le livre) ne peut s’empêcher de parler à juste titrede « gigantesque fourre-tout où sont jetés pêle-mêle tous les traitsde la vie du peuple antillais » […]. Ce défaut, la romancière a su l’éviterdans son deuxième ouvrage, Ti-Jean l’Horizon, où loin de toutexotisme elle explore l’âme profonde d’un peuple qui se cherche.(1987 : 191.)

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Cette dimension de la « quête identitaire » antillaise et de la quêtesurtout d’une écriture antillaise a été largement explorée par lacritique… sauf peut-être une certaine critique antillaise qu’onaccuse d’ailleurs de ne pas accorder à Schwarz-Bart la place quilui revient. Ainsi les « fondateurs » de l’école de la créolité,Bernabé, Chamoiseau et Confiant, ont été la cible de plusieurscritiques qui affirment que le « manifeste » de la créolité, Élogede la créolité, ainsi que Lettres créoles se construisent autourd’une exclusion ou du moins d’une volonté de minimiser l’apportdes écrivaines femmes dans la constitution de la littératureantillaise1.

Cela dit, un tour d’horizon des articles illustre que la critiques’est en fait beaucoup intéressée à l’œuvre de Simone Schwarz-Bart et qu’elle est généralement élogieuse, soulignantrégulièrement la grande originalité des textes. En fait, presquetous ceux qui s’intéressent aux littératures francophones se sontexprimés, à un moment donné, sur l’œuvre de Schwarz-Bart, ycompris des écrivains de renom comme Maryse Condé, JeanMétellus, Ernest Pepin et le groupe Bernabé, Chamoiseau etConfiant, ainsi que la critique universitaire américaine,européenne et africaine. Des articles ont paru dans des revuesaméricaines, canadiennes, anglaises, belges, françaises,allemandes, etc. Plusieurs livres et thèses ont également étéconsacrés à son œuvre. Une tendance générale à noter : lestrois quarts de ces articles sont publiés par des femmes. Si cetteréception critique est généralement diversifiée, ce n’est pas tantà cause de la multiplicité des espaces géographiques,idéologiques et institutionnelles qu’elle occupe, qu’en raison ducaractère hétérogène de l’œuvre de Schwarz-Bart. En effet, lesquatre textes qu’elle a publiés entre 1967 et 1987 sont trèsdifférents à la fois par les sujets traités et la facture même dechaque texte, si bien que son œuvre, dans son ensemble, résisteaux classifications habituelles que les institutions qui « gèrent »la littérature ont instaurées. Un plat de porc aux bananes vertes(1967), son premier roman, a été écrit conjointement avec sonépoux : la critique ne sait trop que faire de ce « phénomèneunique ». Le deuxième roman, Pluie et vent sur Télumée Miracle(1972), est une chronique de quatre générations de femmes qu’onqualifie de « roman de réalisme rural » (Antoine, 1998 : 66); Ti-Jean l’Horizon (1979) s’inspire des contes antillais de Ti-Jean,

1 Voir Tcheuyap (2001), Arnold (1995 : 28) et Wylie (1995 : 251).

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mais le Ti-Jean de Schwarz-Bart s’en va en quête de ses originesafricaines. Le dernier texte de Schwarz-Bart, Ton beau capitaine(1989), est une pièce de théâtre dont le personnage principal estun travailleur haïtien vivant en exil en Guadeloupe. Ce sont doncaussi les différences entre ces textes qui ont produit lesdivergences de la critique : la critique « féministe » s’intéressesurtout à Pluie et vent sur Télumée Miracle, la crit ique« africaniste » à Ti-Jean l’Horizon; la critique qui étudie desquestions d’écriture porte sur les deux romans.

En ce qui concerne les critères d’évaluation et les jugementsportés par la critique, deux aspects paraissent significatifs parrapport à l’évolution de la critique des littératures francophones :1) Une divergence est apparue dès les années 1970 dans lalecture des œuvres de Simone Schwarz-Bart comme témoignagede « l’expérience créole », divergence qui fait ressortir lesproblèmes que posent la notion même de témoignage commecritère d’évaluation d’une œuvre littéraire. Une œuvre littérairedoit témoigner de quoi? Comment? Est-elle bonne ou mauvaiseselon le type de témoignage qu’elle apporte? 2) Par ailleurs, lesanalyses portant sur l’écriture et la « créolité » des romans deSchwarz-Bart font ressortir un questionnement sur la littéraritéqui nous paraît également fondamental pour la critique.

1) Dans un article de 1976 intitulé « Télumée Miracle and theCreole Experience », J. David Danielson relève tout ce quicaractérise le « monde créole » dans ce roman : difficultéséconomiques, tam-tams, veillées, religion, misère des champsde cannes, etc., pour conclure : « Télumée is an absorbing socialdocument as well as an appealing and stylistically innovativenovel2 » (1976 : 45). Il précise dans une note : « Thus, when Ivisited Guadeloupe […] I was not surprised to find that it lookedand felt almost exactly as I had expected it would3 » (Ibid.).Danielson semble donc considérer que c’est un excellent romanparce qu’il traduit parfaitement le réel… s’il ne lit pas le romancarrément comme un guide touristique destiné à initier le lecteurà la culture guadeloupéenne. Cette lecture est manifestement

2 [Télumée est un document sociologique captivant tout en étant un roman plaisantet innovateur sur le plan du style]

3 [Ainsi, quand je suis allé en Guadeloupe, je n’étais pas surpris de trouver que lepays avait presque exactement l’air et l’ambiance auxquels je m’attendais]

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très réductrice en soi, reléguant la question de l’écriture à uneproposition subordonnée dans le dernier paragraphe de l’article.

Par ailleurs, même parmi ceux qui retiennent comme critèrel’exigence de témoigner « adéquatement » du réel, du vécu, lesavis sont partagés, notamment chez les critiques antillais. Pourêtre un « bon roman antillais », un texte doit « traduire » quel« réel »? quel vécu? Dans un article publié en 1990 consacréégalement à Pluie et vent sur Télumée Miracle, Mireille Rosellorappelle que la critique universitaire a réservé un accueil tiède àce roman tandis que les « gens simples », et surtout lesGuadeloupéennes étaient enthousiastes. Elle explique cettedivergence comme suit :

Lorsque les réactions de « l’élite » sont diamétralement opposées àcelles des « gens simples », on peut se demander s’il s’agit là d’unesorte de schizophrénie collective qui aurait été aggravée (sinoncréée?) par la situation coloniale. Lorsque « l’élite » a lu dans Pluie etvent une apologie de la résignation, de la survie à n’importe quel prixet de « l’endurance féminine », on imagine aisément qu’elle ait crié àla régression et à la trahison. Les critiques contemporains […] ont eneffet tendance à attendre de toute littérature de l’oppression qu’ellesoit en prise directe avec les problèmes politiques et historiques,qu'elle prône la Révolte et fasse acte de Résistance. Ernest Pépin,dans son étude des « figures répétitives » dans l’œuvre de SimoneSchwarz-Bart constate « qu’une certaine critique antillaise » ainjustement rejeté Pluie et vent « pour l’avoir questionné non pas entant que texte littéraire, mais comme une analyse sociologique voirecomme thèse politique ». (Rosello, 1990 : 74.)

Rosello va ensuite faire l’apologie du roman pour montrer que« le roman de Simone Schwarz-Bart propose une double critiqueet de l’héroïsme et de la soumission » (Ibid. : 76). Cette doublecritique se fait par la valorisation de l’univers des femmes pourqui survivre en soi est une révolte (Ibid. : 77). Mais en prenantainsi la défense du roman, Rosello non plus ne le questionnepas au niveau de l’écriture, en tant que texte littéraire. Si pourcette « élite » critique (surtout masculine) il s’agit d’un « mauvais »roman parce qu’il n’est pas en « prise directe » avec les problèmespolitiques et historiques des Antilles, pour Rosello et la critiqueféministe en général, il s’agit d’un « bon roman » parce qu’il esten « prise directe » avec les problèmes des femmes antillaises.Ainsi l’on peut lire des articles divers portant sur l’aïeule commefigure identitaire, sur les relations de couple aux Antilles tellesque présentées chez Schwarz-Bart, sur la maternité, etc.

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2) Ces lectures du roman en fonction de l’objet et del’adéquation de son « témoignage » vont toutefois se nuancer etdéboucher sur d’autres questionnements lorsque la critiqueentreprend d’étudier ce qui caractérise l’écriture de SimoneSchwarz-Bart, ce qui fait sa force ou ses faiblesses. Ainsi, dansun autre article consacré à Pluie et vent sur Télumée Miracle,Nathalie Buchet-Rogers dégage tout ce qui relève des traditionsorales, dans ce texte, pour conclure qu’il s’agit d’une réconciliationtrès réussie entre les conventions de l’oralité et celles de l’écriture(1992 : 445). En conclusion Buchet-Rogers revient également àla question du témoignage, mais en inversant en quelque sorteles priorités de la critique des années 1970 : son étude portesurtout sur la question de comment témoigner, avant d’émettreune hypothèse sur « de quoi » témoigne l’œuvre de Schwarz-Bart. Cette hypothèse est formulée de manière générale, avecprudence : « Il faudra donc lire à tous les niveaux de Pluie et ventsur Télumée Miracle, une tension dialectique entre oralité etécriture. Au fil des pages s’inscrit un témoignage, celui de lamémoire de toute une culture et de sa façon de penser son êtreau monde. » (Ibid. : 446). Cette formulation identifie de façonassez précise ce que la critique, dans son ensemble, a mis del’avant comme étant le fondement de la littérarité non seulementde l’œuvre de Schwarz-Bart, mais de toute la littérature antillaiseécrite : d’une part, cette tension entre oralité et écriture et, del’autre, l’inscription de « la mémoire de toute une culture et de safaçon de penser son être au monde » (Ibid.).

Cependant, cette conception ou cette définition de la littéraritén’est sans doute ni suffisante ni satisfaisante, entièrement, carces deux volets de la « littérarité » constituent les principalespierres d’achoppement du discours critique. Dans un articleportant sur Chamoiseau et Schwarz-Bart, Alexie Tcheuyap faitremarquer que les deux écrivains intègrent dans leurs œuvres latechnique des conteurs qui consiste à marquer le début d’unrécit par des formules qui soulignent la rupture avec le monderéel et l’entrée dans l’univers diégétique du récit (Tcheuyap, 2001 :46), soit, dans le cas des contes, le monde du merveilleux. Cetteintégration des techniques de l’oralité dans l’écriture romanesquemine donc au départ l’hypothèse du « témoignage » au sensd’une sorte de « prise directe » de la littérature sur les réalitéssociopolitiques. Et de fait, la critique n’a jamais considéré la

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littérature orale comme une littérature de témoignage, au sensde Danielson; quelqu’un qui aurait pris connaissance des contesde la Guadeloupe et qui s’y serait rendu par la suite n’aurait sansdoute pas découvert, avec ravissement, que le pays estexactement tel que représenté dans le conte. Les études insistent,au contraire, sur le caractère symbolique des contes et légendes,sur le fait qu’ils fournissent une « prise indirecte » sur le réel,pour ainsi dire. « Oralité » (au sens des conventions des genreslittéraires de la tradition orale) et « témoignage » (au sens d’unereprésentation fidèle du réel) ne font donc pas bon ménage.

Par ailleurs, si la spécificité et la littérarité des œuvrescaribéennes relèvent de cette réconciliation d’oralité et écriture,la critique se heurte à un autre problème qui, ultimement, nousoblige à revoir toute l’histoire littéraire des Caraïbes. AlexieTcheuyap intitule son article « La mystification créoliste : l’écritureorale dans les œuvres de Patrick Chamoiseau et de SimoneSchwarz-Bart ». Sa critique porte sur certaines affirmations du« manifeste » de Bernabé, Chamoiseau et Confiant, Éloge de lacréolité. L’on connaît en effet le propos assez fracassant de cestrois auteurs voulant que la littérature de la créolité n’existe pasencore et que, pour la faire naître, il faudra ressusciter l’art duconteur, comme Chamoiseau tente de le faire dans SoliboMagnifique, entre autres. Ce que Tcheuyap démontre dans sonarticle, c’est que, bien avant les « créolistes », Schwarz-Bart avaitdéjà ressuscité l’art du conteur, et cela, bien mieux queChamoiseau ne le fait. Or, ceux qui se sont intéressés à l’écriturede Schwarz-Bart concluent toujours que l’originalité et la forcede son œuvre résident dans cette intégration harmonieuse desconventions de la tradition orale et celles de la littérature écrite.Mais si cette « littérarité » exceptionnelle des textes de Schwarz-Bart a échappé à des critiques aussi avisés que Bernabé,Chamoiseau et Confiant, il y a lieu de se demander quelle est enfait l’ampleur de cette littérature véritablement « créole » que lacritique n’a pas encore « découverte ». Combien de Schwarz-Bart méconnues y a-t-il dans la littérature des Caraïbes? Il faudrasans doute interroger toute la production écrite depuis lespublications du XIXe siècle en Haïti pour commencer à répondreà cette question cruciale.

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Tcheuyap souligne également une autre difficulté que posecette définition de la « littérarité » des œuvres caribéennes commefusion harmonieuse de l’écrit et de l’oral. Sur quoi est fondée laconception d’une opposition ou d’une rupture entre ces deuxmodes d’expression? Ne serait-ce pas le discours colonialistequi est aussi à l’origine de cette « incompatibilité » censémentquasi insurmontable? Ruth Finnegan (citée par Tcheuyap)rappelait déjà que l’oral et l’écrit n’existent nulle part « à l’étatpur ». Les catégories mêmes sur lesquelles est basée cette« définition » de la littéraire véritablement « créole » sont donc àrevoir. Quelle oralité? Quelle écriture?

À cette question il y a sans doute autant que réponses qu’il yd’œuvres. Au fond, les questions que soulève la réception critiquede l’œuvre de Simone Schwarz-Bart rappellent que la critiqueferait parfois mieux de s’avouer vaincue, comme le suggèrentConfiant et Chamoiseau dans une remarque éloquente quant àleur lecture des œuvres de Schwarz-Bart : « Parmi les étudessociologiques récemment publiées, laquelle nous restitue l’universmental de la femme créole antillaise avec autant de force, deprofondeur, et d’acuité? Quant au langage de la Guadeloupéenne,nul ne peut arguer en avoir élucidé l’arcane », écriventChamoiseau et Confiant4.

Et puisqu’il est vrai que les œuvres dont on arrive difficilementà « élucider l’arcane » sont nombreuses et qu’il est vrai aussi quela critique ne peut fonctionner sans catégories ni s’avouer toujoursdépassée, sans doute l’attitude la plus judicieuse à adopter estde se rappeler que les catégories conceptuelles doivent être sanscesse réinventées. Catégories et critères d’évaluation ne peuventêtre que provisoires. Le constat qui s’impose donc actuellementen ce qui concerne la réception des littératures francophones,c’est que les mêmes critères et modes de lecture ont eu coursdepuis l’avènement même de ces littératures en langue françaiseet qu’il est donc grand temps de les revoir pour en définir desplus efficaces… sans oublier que toute œuvre conservera toujoursun résidu inter-dit qui la rendra ultimement inclassable.

4 Dans Lettres créoles (Hatier, 1991), cités par Lise Gauvin en introduction à sonentrevue avec Simone Schwarz-Bart, « La belle au bois dormant », dans L’écrivain àla croisée des langues, Paris, Karthala, 1997 : 119.

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Professeure agrégée à l’Université de Montréal, Christiane Ndiaye y enseigne leslittératures francophones des Caraïbes, de l’Afrique et du Maghreb. Elle a publié unrecueil d’essais sur les littératures francophones, Danses de la parole, ainsi que demultiples articles. Elle a mené un projet de recherche (subventionnée par le CRSH)sur les « Parcours figuratifs du roman africain » et est actuellement cochercheur dansun projet portant sur les « Rhétoriques de la réception des littératures francophones »et chercheur principal du projet « Mythes et stéréotypes dans la réception deslittératures francophones ». De 1996 à 2000, elle a été vice-présidente, puis présidentedu CIEF (Conseil international d’études francophones).

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Joubert SATYREUniversité de Guelph

Réceptions de l’œuvre d’Émile Ollivier : de ladifficulté de nommer l’écrivain migrant

Résumé : Comment nommer l’écrivain migrant? Telle est la question que se posentles instances de légitimation littéraire québécoises, entres autres, la critiquejournalistique et la critique universitaire devant l’œuvre de ces écrivains qui viennentd’ailleurs. Notre article se propose de faire l’inventaire des termes que ces instancesemploient pour nommer Émile Ollivier (1940-2002), romancier d’origine haïtienne, exiléau Québec au milieu des années 60. Il fait le constat d’un malaise, d’une indéterminationdans les termes qui tentent de rattacher l’écrivain à une nationalité ou à un pays.Entre appropriation et rejet, la multiplicité de ces termes témoigne d’une certainerésistance de ces institutions à intégrer cet écrivain dans l’histoire littéraire québécoise,ce qui renvoie à l’écartèlement, à l’entre-deux même de toute expérience liée à l’exil.

Émile Ollivier, légitimation littéraire, littérature d’exil, littérature migrante, nationalitéet littérature

Introduction

Comment nommer l’écrivain venu d’ailleurs dont l’œuvre s’impose à l’attention des instances de légitimation du pays

d’accueil? Quelle est sa nationalité? Telles sont les questionsqu’on se pose devant la multiplicité des procédés et des termesemployés (périphrases, adjectifs de nationalité) par les critiquesquébécois pour nommer Émile Ollivier. On pourrait mêmeparaphraser Montesquieu et poser la question essentielle dansle cas de cet écrivain expatrié : « Comment peut-on être écrivainmigrant? » Il y a, en effet, une difficulté évidente à nommerl’écrivain venu d’ailleurs, ce « voleur de parcours » (Harel, 1989).Ainsi, dans les recensions de ses romans au Québec, Émile Ollivierest tour à tour Québécois, Montréalais d’origine haïtienne ouHaïtien. Cette babélisation est la figure de l’inquiétante étrangetédu texte migrant qui déstabilise les fondements du texte national(voir Bonnet, 1999).

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Notre article se propose d’analyser, sur le plan de la réceptioncritique, les stratégies d’appropriation de l’œuvre d’Ollivier, deson rattachement à l’institution littéraire québécoise, en un motde voir comment on ramène l’Autre au Même, en réduisant soncoefficient d’étrangeté.

Les écritures migrantes : l’embarras terminologique

Pour nommer l’hétérogène dans l’institution littérairequébécoise, les critiques, à la suite des réflexions publiéesnotamment dans Paragraphes et Vice Versa, et des travaux dethéoriciens comme Régine Robin, Pierre Nepveu, emploient lesexpressions écritures « migrantes » ou « métisses » pour désignerles œuvres des écrivains vivant et publiant au Québec et qui nesont pas Québécois d’origine. L’œuvre d’Émile Ollivier appartientde ce fait aux écritures migrantes ou métisses. La notion delittérature migrante a ses fondements dans des concepts commele postmoderne, la transculture, le métissage, l’impureté, maiselle n’est pas sans risques. À côté du risque d’enfermement et deghettoïsation souligné par Régine Robin, les expressionsd’écritures migrantes ou métisses peuvent devenir des fourre-tout politiquement corrects qui permettent de mettre simplementune étiquette sur un texte d’écrivain immigré. La tentation peutdonc être forte d’en faire une sorte de label qui dispenseraitd’interroger la valeur esthétique de l’œuvre, comme s’il suffisaitd’être écrivain migrant pour mériter la considération des instancesde légitimation littéraire. Somme toute, en dépit des travaux deSimon Harel (Montréal imaginaire), de Pierre Nepveu (L’écologiedu réel), de Sherry Simon et David Leahy (Ethnicity and Culture InCanada), de Régine Robin (La Québécoite), une poétique desécritures migrantes ou métisses reste à définir non pas pourcataloguer les œuvres d’écrivains migrants, mais pour dégagerla spécificité de chacune par rapport à une esthétique commune.

Dans le numéro 16 de Vice Versa, Lamberto Tassinari écritque l’immigrant est le minoritaire le moins subversif qui soit parcequ’il aspire à faire partie de la majorité. Cette remarque n’estpeut-être pas valable pour l’écrivain minoritaire, l'une desnombreuses appellations données par la critique aux écrivainsissus des minorités culturelles. Au contraire, on pourrait reprendreà son sujet ce que Régine Robin dit à propos du mineur qui

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introduit l’altérité dans le majeur en le contaminant et en lemodifiant. Ce pouvoir subversif de l’écrivain minoritaire estsouligné par les différentes expressions qui désignent au Québecla littérature produite par des écrivains immigrants, car à côtédes deux expressions susmentionnées, cette littérature estégalement désignée comme « littérature minoritaire », « littératuremineure », « littérature transculturelle ».

Cet embarras terminologique, on le comprend bien, semanifeste également dans la prolifération des termes que lescritiques utilisent pour désigner la ou les nationalités d’Ollivier.Voici quelques-unes des appellations que nous avons repéréesdans quelque vingt recensions des fictions d’Ollivier, parues de1977 à 2001. Catherine Bedarida, dans Le Monde du 19 mars 1999,considère le romancier comme un néo-Québécois1; VéroniqueBonnet de l’Université de Paris XIII l’appelle un Haïtiano-Québécois,tandis que pour Robert Chartrand, Émile Ollivier est un « Haïtiend’origine devenu Québécois d’adoption » (Le Devoir,7 février 1998); Jean-Paul Soulié voit en lui « un Montréalaisparfaitement intégré » (La Presse, 10 décembre 1983). De soncôté, Réginald Martel utilise toute une circonlocution pourdésigner le romancier : « On oublierait presque qu’il est né enHaïti s’il n’était des nôtres depuis tant de temps » (La Presse,16 mai 1997). Pour sa part, Eloise Brière, dans la Revueinternationale d’études canadiennes, déclare : « L’œuvre d’ÉmileOllivier est à la fois haïtienne et québécoise, haïtienne par lathématique et l’imaginaire, québécoise par son appartenance àl’institution littéraire du Québec » (1996 : 61). Enfin, dans Le Devoirdu 16 décembre 1991, Émile Ollivier est un « Québécois de cœur ».

D’autres critiques ne mentionnent pas la nationalité del’écrivain, mais se contentent de le situer dans un double espacegéographique. Par exemple, dans Libération du 29 mars 1999,Émile Ollivier est « né à Port-au-Prince et [vit] au Québec depuis3 décennies ». Cependant, ce ne sont pas tous les critiquesquébécois qui soulignent la double appartenance culturelle del’écrivain. Ainsi, Gilles Marcotte voit simplement en lui « un Haïtienqui est venu enrichir notre littérature »; dans Nuit blanche, LouiseG. Mathieu présente Mère-Solitude sous la rubrique des littératures

1 Comme pour faire pendant à ce terme, Émile Ollivier forge dans Passages lenéologisme archéo-Québécois pour désigner ceux que, ordinairement, on appelleles « Québécois de souche ».

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étrangères (1983-1984 : 25) et considère Émile Ollivier comme« un écrivain haïtien ». Pour sa part, le Manuel des littératuresfrancophones, paru en France en 1997, étudie l’œuvre d’Olliviersous la rubrique Littérature des Caraïbes. L’écrivain semble vouloirlui-même cultiver cette ambiguïté, qui selon lui est un traitfondamental de l’identité labile et incertaine des écrivains migrants;il se dit Québécois le jour et Haïtien la nuit2.

Le constat général qu’on peut faire, c’est que, malgré quelquesréticences, la façon de nommer Émile Ollivier par les critiquesquébécois va dans le sens d’une plus grande intégration àl’institution littéraire québécoise. En effet, ils présentaient ÉmileOllivier au début de sa carrière comme un écrivain haïtien. Puis,au fur et à mesure que le romancier s’est fait une réputation, lesinstances de légitimation littéraire québécoises en sont venues àle considérer volontiers comme un écrivain d’origine haïtienne,pour finalement passer cette origine sous silence.

Les stratégies de rattachement de l’œuvre d’Émile Ollivier àl’institution littéraire québécoise

Nous devons faire remarquer qu’en dépit des adjectifs de demi-nationalité québécoise employés pour nommer Émile Ollivier, c’esttoujours de manière indirecte, implicite même que son œuvreest rattachée à la littérature québécoise, comme s’il fallait unemédiation capable d’en réduire ou d’en justifier le caractèreétranger. C’est la notion de littérature migrante ou métisse quisert principalement d’instance médiatrice à l’appropriation del’œuvre. Cependant, il existe une autre forme de médiation, qu’onpeut considérer comme une forme de légitimation littéraire. Parexemple, sur le plan de la réception immédiate (journaux etrevues), la stratégie inavouée de légitimation de l’œuvre d’ÉmileOllivier est de lui découvrir des liens avec le baroque latino-américain, en particulier avec Gabriel García Márquez. Cettestratégie qui déterritorialise l’œuvre en la plaçant dans unecertaine internationalité esthétique est évidente, principalementdans les recensions de Mère-Solitude . Elle repose sur unsyllogisme implicite qui fonctionnerait de la manière suivante :Gabriel García Márquez est un grand écrivain, Émile Ollivier écrit

2 Du côté de la critique haïtienne, Émile Ollivier est considéré sans détour comme unécrivain haïtien. Voir Cauvin, 1983; Dumas, 1996; Dominique, 1999.

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comme García Márquez, donc il est un grand écrivain. Il méritequ’on parle de lui, nous pouvons l’adopter. C’est comme si lecritique voulait rassurer ses lecteurs. Ainsi l’œuvre se trouveappropriée par des moyens détournés. Mais ce sont de frêlesliens. Si l’écrivain est déterritorialisé, on ne peut pas lui faireprendre racine dans un territoire bien délimité. Sa patrie ne peutêtre que l’errance. D’ailleurs, Émile Ollivier, paraphrasant Deleuzeet Guattari, disait souvent qu’il préférait le rhizome à la racine, lacarte au territoire.

La notion de littérature migrante, principale instance demédiation de l’œuvre d’Émile Ollivier, de son rattachement àl’institution littéraire québécoise, serait la manifestation moderned’une des virtualités de la littérature considérée comme un noman’s land, un espace d’errance. La littérature des écrivainsimmigrés, placée sous le signe de l’errance et de l’exil, serait lapure expression d’une utopie littéraire. En ce sens, Régine Robina souligné les rapports entre la déconstruction des identités et lalittérature. La littérature, écrit-elle, est ce qui défait les identités,érode les certitudes ontologiques. On comprend dès lors la forcesubversive des littératures migrantes qui réaménagent etdécentrent les mythes fondateurs et les fantasmes collectifs. Parailleurs, selon certains critiques, il existerait une consonance entreles écritures métisses et quelques-unes des figures majeures dela littérature québécoise. C’est ce qu’on peut appeler une lecturetypologique des écritures métisses. Les écritures migrantescomme altérité dans la littérature québécoise ne seraient qu’unefigure du même; elles n’appartiennent pas tout à fait àl’hétérogène. C’est la thèse de Pierre Nepveu dans L’écologie duréel. Pour cet auteur, les problématiques des écritures migrantesou métisses sont au cœur de la tradition littéraire québécoise.L’œuvre d’Émile Ollivier n’appartient donc pas à un courantétranger à la littérature québécoise, placée depuis la fin desannées soixante-dix sous le signe du pluralisme avec des voixféministes (Yolande Villemaire, Nicole Brossard) ou des romancierssensibles à l’altérité (Germaine Guèvremont, Robert Lalonde).Enfin, le motif de l’exil qui est au cœur des écritures migrantes aobsédé et obsède encore bon nombre d’écrivains québécois.L’exil est même à la base de la modernité littéraire québécoise etest une notion centrale dans la naissance de la littératurequébécoise moderne ». Cet exil est conjugué sous des formespsychiques et sociologiques comme le vide, le manque,

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l’aliénation. Les figures fondatrices en seraient Saint-DenysGarneau et Octave Crémazie relayées, entre autres, par AnneHébert, Jean-Guy Pilon, Jacques Godbout. Rappelons que pource dernier, la littérature est essentiellement une activité d’étranger.Ainsi, les écritures migrantes comme celle d’Ollivierappartiendraient à l’axe centrifuge de la littérature québécoise,caractérisé par l’exil intérieur, le manque, le pays absent ouinachevé.

Comme on peut le constater, les stratégies par lesquelles onrattache les écritures métisses ou migrantes à la littératurequébécoise ne postulent pas de lien direct entre elles et la traditionlittéraire québécoise. Il ne pourrait en être autrement : l’écrivainmigrant est un nouveau venu, un voleur de parcours ayant court-circuité les instances fondatrices comme le sang, la mémoire etla culture qui ont toujours été à la base de l’idée de littératurenationale, instances qui lui auraient donné une légitimité de droit.C’est par le biais du symbolique qu’on le rattache à la littératurequébécoise, non par des objets qui ont une épaisseur référentielle.Ce rattachement se fait en termes de flux, d’instabilité, d’ontologieperdue, d’où l’emploi systématique de termes commedéterritorialisation, de transculture qui indexent non un lieu fixe,défini, mais un entre-deux.

Une œuvre à la fois québécoise et haïtienne

N’y a-t-il rien dans l’œuvre d’Ollivier qui puisse la rattacherdirectement au Québec? Nous croyons qu’au-delà de tout branle-bas théorique, cette œuvre, par quelques-uns de ses thèmes,appartient d’une certaine manière au Québec, et cela suffit àjustifier son rattachement à la littérature québécoise. Nous devonscependant ajouter que l’erreur serait d’en oblitérer le caractèrehaïtien. Elle appartient à un double espace littéraire comme cellede tout écrivain migrant. Ainsi, Passages (L’Hexagone, 1991; LeSerpent à Plumes, 1994) fait dialoguer le pays natal et le paysd’accueil. La culture haïtienne y est très présente tandis que l’hivermontréalais est longuement évoqué. De ce point de vue, on peutdire qu’il y a une évolution dans la vision du Québec de l’écrivain,puisque son premier roman, Paysage de l’aveugle (Pierre Tisseyre,1977), parle du pays natal et du pays d’accueil sans les faire

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dialoguer. De plus, Herman, le personnage de la deuxième partiedu roman dont l'action se passe à Montréal, finit ses jours dansun asile d’aliénés. Néanmoins, la mémoire littéraire québécoisetraverse ce roman, puisque le narrateur se surprend à réciter unpoème de Gaston Miron.

Le passage d’une vision négative à une vision positive duQuébec est manifeste dans Les urnes scellées (Albin Michel, 1995).Ce roman confirme en même temps la fin d’un topos dans lalittérature haïtienne : le retour au pays natal. Adrien Gorfoux alongtemps vécu au Québec et retourne dans son pays pour yfaire des fouilles archéologiques. Il est témoin de l’assassinat d’unhomme en plein jour et décide d’enquêter sur les causes de cemeurtre. Cette décision est déjà l’expression d’une positionprivilégiée. L’exil d’Adrien au Québec lui permet d’avoir cettedistance minimale avec l’objet qu’exige toute entrepriseherméneutique. Bien sûr, il n’aura rien découvert, mais de manièretrès subtile, le roman lui confère une intelligence des faits dont lesens échappe aux autres personnages, c’est-à-dire à ceux quisont restés dans le pays. Peu de temps après son retour, ilcomprend « les tenants et les aboutissants » de la déchéance deson pays.

Cependant, dès son arrivée dans son pays natal, Adrien estcomme un étranger, parce que le pays réel est très différent dupays de la mémoire. Il se sent perdu, désorienté, comme s’ilrevivait de manière exacerbée l’expérience de l’immigration ensens inverse :« La ville entière ne lui offrait aucune prise. Elle luifaisait presque peur » (Ollivier, 1995 : 50).

Plus qu’une méconnaissance, c’est une hostilité qui s’installepeu à peu entre lui et son pays natal, ce qui renforce la valeurpositive du Québec. À une employée de l’aéroport qui luidemande son adresse, Adrien répond qu’il n’en a pas. Lenarrateur suppose alors que tous ses proches laissés au pays aumoment de l’exil doivent être déjà morts. Deux événementsimpensables ou presque au Québec poussent Adrien à retournerà Montréal : la tentative d’assassinat dont il est l’objet en tentantde sauver un homme que la foule lynche, et le massacre desélecteurs. Bref, le retour au Québec lui paraît la seule issuepossible.

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Ainsi, par une inversion des valeurs, c’est l’autre qui devient lemême pour Adrien. L’archéologue adopte les valeurs positivesque représente le Québec selon la dimension axiologique duroman. La boucle est bouclée, mais pas à l’endroit où l’ons’attendait. C’est la mère patrie qui devient le lieu de passage. LeQuébec devient l’ici et Haïti, l’ailleurs.

Conclusion

Il faut constater que la façon dont on rattache l’œuvre d’Ollivierà l’institution littéraire québécoise maintient cette œuvre àdistance, dans une sorte de purgatoire. D’un côté, il y a la volontéde s’approprier l’œuvre, de l’autre, celle, inconsciente peut-être,de la renvoyer à son altérité. Il ne suffit pas d’écrire et de publierau Québec pour être considéré comme un auteur québécois. Cedouble jeu se manifeste dans la prolifération des termes employéspour nommer l’écrivain ou étiqueter son œuvre. Cela veut direqu’Émile Ollivier est d’ici (du Québec), mais pas tout à fait. Faceà l’émergence de la littérature migrante, l’institution littérairequébécoise a dû repenser ses catégories. Tous les critiques ontsouligné ce bouleversement. Selon Pierre Nepveu, « Le rapportà l’ici ne peut plus être de l’ordre de la fondation, de l’ontologie,de l’identité – il se définit désormais comme épreuve, commepassage (de la mort à la naissance, du même à l’autre, del’identique au changeant). » (1988 : 206.) On serait tenté de direque la littérature québécoise est elle-même devenue une littératuremigrante, du moins dans quelques-unes de ses figures. Ainsi, celieu médian où se trouve placée l'œuvre d'Émile Ollivier seraitl'espace dans lequel cette littérature va désormais évoluer.

Avec la manie du préfixe post, on parle même de littératurepost-québécoise. Lise Gauvin, de son côté, déclare que lalittérature québécoise s’est décrispée, qu’elle est passée de sonépoque nationaliste à son époque nationale, c’est-à-dire qu’ellea acquis maintenant une pluralité et une polyvalence telles qu’ellese développe en dehors des consensus et peut se passer d’unrapport frileux, emphatique ou malheureux avec le nationalisme,en un mot, elle est ouverte au multiple. Pour reprendre uneexpression de Monique Larue, on dira qu’elle n’est plus faiteuniquement par des arpenteurs mais également par desnavigateurs.

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Joubert Satyre : Détenteur d’un doctorat en études françaises de l’Université deMontréal avec une thèse ayant pour titre Le baroque dans l’œuvre romanesque d’ÉmileOllivier (2003), Joubert Satyre est actuellement professeur adjoint à l’Université deGuelph où il enseigne la littérature française et la littérature antillaise.

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Valérie LOTODÉUniversité de la Sorbonne-Paris IV

Le rôle de la critique dans la réception de l’œuvreromanesque de Rachid Boudjedra

Résumé : La qualité littéraire des romans de Rachid Boudjedra ne suffit pas à expliquerl’accueil bienveillant que lui a réservé la critique française lors de la parution decertaines de ses œuvres. Son image d’écrivain « authentiquement » algérien ainsique le contexte politique ont également influencé la presse dans ses jugements. Lacritique, aussi bien journalistique qu’universitaire, n’échappe pas aux a prioriidéologiques et ce, depuis l’émergence de la littérature algérienne d’expressionfrançaise.

Algérie, auteur algérien, authenticité, critique, lecteur, Rachid Boudjedra, réception

« Face à une critique française, je dirais, traditionnelle, qui necherchait, dans les textes des écrivains "ex-colonisés" que desclefs pour interprétation sociologique immédiate, moi, qu’est-cequi m’animait donc? Un nationalisme à retardement? Non, biensûr, seulement la langue », déclare l’écrivaine algérienne AssiaDjebar (Djebar, 2000 : 18), qui reproche également à la critiquefrançaise de la considérer comme « la Musulmane de service »(Djebar citée par Bourget, 1997 : 15). De même, Tahar BenJelloun déclare en avoir assez d’être « l’Arabe de service » et depasser pour le « spécialiste » (Ben Jelloun cité dans ibid. : 15) del’immigration. La renommée acquise par certains écrivainsfrancophones n’empêche pas la critique littéraire de continuer àles cataloguer, les étiqueter en fonction de leurs originesculturelles1. Il est vrai que la critique littéraire, qu’elle soitscientifique ou vulgarisée, la presse et les médias de façongénérale circonscrivent les auteurs de langue française dans desaires géographiques et culturelles précises (Antilles, Québec,Maghreb…) et limitent parfois la portée de leurs œuvres à leurs

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1 Voir, à propos des étiquettes identitaires et de leur historicité, l’article de Halen,2001.

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dimensions ethnologique, sociologique ou politique, au détrimentde leur littérarité.

Nonobstant, on ne peut nier le fait que cette presse contribueà la promotion du champ littéraire francophone, en pleineévolution, et accroît la notoriété des écrivains de langue française.Ainsi être catalogué « auteur algérien », dans les années 90,constitue en France un argument de vente. L’actualité sanglantede l’Algérie attire l’attention du public sur Al Djazaïr et sur sesécrivains qui bénéficient, en Europe et en Amérique, d’un succèséditorial grandissant :

Il faut dire également que cette actualité algérienne est aussi une desraisons du net regain d’intérêt auquel on assiste depuis peu pour cequi concerne le Maghreb dans les circuits d’édition européens ouaméricains. Mais que l’attente de lecture qu’elle entraîne est beaucoupplus documentaire que littéraire. Quoiqu’il [sic] en soit la littératureen profite également, ne serait-ce que dans la multiplication destraductions de littérature maghrébine francophone en d’autreslangues européennes (Bonn, 1999 : 17).

Aussi le roman de Rachid Boudjedra intitulé La vie à l’endroit(1997) ainsi que ses essais FIS de la haine (1992) et Lettresalgériennes (1995) qui portent sur la guerre civile en Algériebénéficient-ils, lors de leur parution, d’une bonne réceptioncritique, car la presse et le public y découvrent la violence quesubit au quotidien la population. Ces ouvrages, écrits par unhomme du pays, ont valeur de témoignages, témoignages quiont une portée d’autant plus grande que l’écrivain est engagé. Ilest même condamné à mort par le Front Islamique du Salut,depuis la parution en 1983 de son roman L’insolation, et ne sedéplace plus sans revolver ni cyanure. Son appartenance à lasociété arabo-musulmane, doublée d’un engagement politique,donne l’impression à la critique d’être face à un écrivain« authentique ». Mais qu’entendent les journalistes par cettenotion ambiguë d’authenticité? Et dans quelle mesure l’œuvreboudjedrienne satisfait-elle leurs attentes?

Rachid Boudjedra, un « écrivain authentique »

D’une certaine façon, « La Répudiation » devrait faire date. C’est lepremier roman dont on peut dire qu’il soit authentiquement algérien[…] (Giron, 1969 : 4). La Répudiation est l’œuvre d’un écrivain

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authentique et, historiquement, nous avons avec ce livre le premierroman spécifiquement algérien. (Marotte, 1970 : 35.) […] [V]oici,explosivement, le premier roman authentiquement algérien, avecl’Algérie non pas comme sujet, discours ou histoire, mais commechair et comme supplice, comme mode de pensée et de refus, commemanière d’être et de vomir. (Gaugeard, 1969 : 3.) […] Il est rare qu’unhomme s’adresse à nous en évoquant le revolver et le cyanure qu’ilgarde à portée de main. Rachid Boudjedra n’avait pas besoin decela pour être un écrivain authentique (quatrième de couverture deBoudjedra, 1995) (dans tous ces extraits, l’italique est de nous).

Les journalistes voient en Rachid Boudjedra un parfait représentantde l’Algérie dans le domaine littéraire : il parle des siens, situe lecadre de ses fictions dans son pays natal, revisite l’histoirealgérienne et n’hésite pas à remettre en cause les piliers de sasociété ou à aborder crûment le thème de la sexualité en islam.Aussi son œuvre choque-t-elle autant qu’elle envoûte son lecteur.La répudiation séduit notamment un public français qui voit enBoudjedra un écrivain de la rupture et de la différence, du fait dela charge subversive de ses premiers romans et de l’épaisseurdu référent maghrébin. En Algérie, le succès de ce roman, quine s’est pas démenti depuis sa parution en 1969, s’explique parl’attente d’un dire d’effraction qui ne célèbre plus les valeurs dugroupe mais dit le mal-être de la femme et plus généralement del’individu face au conformisme collectif (voir Bonn, 1983 : 5). Uneautre partie du public algérien n’approuve pas, en revanche, lefait qu’on se permette de critiquer une société qui vient d’acquérirson indépendance. Il est trop tôt pour repenser une société quisort à peine de ses cendres. Charles Bonn pense d’ailleurs quel’auteur témoigne d’une certaine complaisance vis-à-vis du lecteuroccidental, en lui dévoilant l’intimité algérienne, le sang, le sexe,l’inceste, la répudiation, plus faciles à regarder lorsqu’il s’agit dela société de l’Autre. D’après le critique, Rachid Boudjedra faitpartie des écrivains qui « jouent docilement le jeu qu’on attendd’eux, non seulement dans leurs écrits, mais aussi dans leursprestations publiques » (Ibid.).

Il est vrai que l’écrivain se conforme – peut-être sans le savoirni le vouloir – aux attentes de la critique en quête d’une certaineauthenticité lorsqu’il met en avant son algérianité. Il affirme, parexemple, que son œuvre romanesque s’adresse avant tout à sesfrères de sang et de culture : « Le premier lecteur pour moi,déclare-il en 1992 au cours d’un colloque, c’est d’abord l’Algérien,ensuite le Maghrébin, ensuite l’Arabe, ensuite tous ceux qui

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veulent bien venir à mon texte » (Boudjedra, 1992 : 251). Il avaitdéjà exprimé cette idée en 1975, au moment de la parution deTopographie idéale pour une agression caractérisée :

En ce qui me concerne, je dis qu’au départ, je m’adresse à l’Algérien.J’écris ensuite pour tous les lecteurs potentiels qui vivent, au niveaudu Tiers-monde, les mêmes expériences, les mêmes problèmes quenous en Algérie. Il se trouve, ensuite, que d’autres publics, françaisou autres[,] vont venir s’intégrer dans le processus écrivains / lecteurs– Pour des raisons historiques, politiques ou littéraires toutsimplement. […] Je reste persuadé[,] quant à moi, que la sensibilitédu lecteur algérien, Tiers-mondiste, ou ami, rejoint la mienne(Boudjedra, 1975a : 30).

L’auteur assure, dans cet article, que ses œuvres postulent enpriorité un lecteur maghrébin avec lequel s’instaure une relationde complicité et de sympathie. Dès lors, il donne une image delui-même qui coïncide avec celle que la critique se fait d’un auteurmaghrébin : ce dernier doit non seulement inscrire sa fiction outre-Méditerranée ou évoquer les problèmes qui bouleversent sonpays, mais également s’adresser aux siens. L’authenticité d’unécrivain provient en partie de la capacité de ses textes à postulerun lecteur virtuel algérien. Nous ne parlons pas ici du publicréel, mais d’un lecteur abstrait que les théoriciens de la lectureont défini sous le terme de « narrataire extradiégétique » (GérardGenette), de « lecteur implicite » (Wolfgang Iser), de « lecteurabstrait » (Jaap Lintvelt) ou encore de « Lecteur Modèle »(Umberto Eco). Cette figure textuelle peut présenter des traitscaractéristiques, notamment une identité culturelle, qu’il estpossible de dégager grâce à des indices textuels.

Certains romans convoquent, en effet, la part d’algérianité dulecteur lorsqu’ils font référence par exemple au patrimoine littérairearabo-musulman. Les lecteurs de La macération, de La prise deGibraltar et de Fascination relisent ou découvrent des œuvresaussi prestigieuses que L’histoire des Arabes et des Berbères d’IbnKhaldoun ou les Voyages d’Ibn Batouta. Ils poursuivent alors ledialogue intertextuel avec ces derniers et confrontent leur partd’algérianité aux textes les plus subversifs de la littérature arabe,dans la mesure où ces œuvres proposent une vision critique del’histoire arabo-berbère. Les romans réactualisent aussi despersonnages célèbres. Dans L’insolation, le fameux poète perseOmar Khayyâm est réincarné, tandis que la figure populaire deDjoha est remise au goût du jour. La tradition orale est ainsi

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réhabilitée. L’auteur multiplie également les rapprochements avecLes mille et une nuits, recueil écrit lors de l’âge d’or de la culturearabo-musulmane du VIIIe au XIIe siècles. Rachid Boudjedra seprésente, par conséquent, comme un digne héritier de lalittérature populaire et savante arabo-berbère, même s’il écrit enfrançais.

Le romancier ne convie jamais, en revanche, son lecteur à undialogue intertextuel avec les écrivains francophones ouarabophones de la période coloniale. Le lecteur est donc amenéà refuser toute image exotique des peuples maghrébins, imagequi s’est constituée en France dès l’époque romantique dans lapeinture (Eugène Delacroix, Eugène Fromentin…) et dans leslettres (Guy de Maupassant, André Gide…) pour répondre à unecuriosité suscitée par le début de la colonisation en 1830. Certes,Eugène Fromentin est cité dans La pluie, mais en tant que peintrede l’exotisme oriental. Quant à André Gide, ce n’est pas un hasardsi ses écrits sont rapportés, dans La répudiation, par l’amantefrançaise qui continue à percevoir l’Algérie comme un lieupittoresque : « [T]ous riaient devant l’énervement de mon amanteeuropéenne, qui venait me voir en m’apportant des fleurs et desfruits, ainsi que des citations de Gide sur Biskra, griffonnées surune page d’écolier débutant » (Boudjedra, 1969 : 147). DansFascination, c’est encore une étrangère, Olga, qui offre au maladedes « citations de Gide sur Biskra, griffonnées sur une paged’écolier débutant, parce qu’elle voulait lui faire plaisir et qu’elleconnaissait quelques mots de français. » (Boudjedra, 2000 : 129.)En définitive, le romancier s’inspire d’un patrimoine littéraire arabo-musulman antérieur à l’occupation européenne et ferme laparenthèse coloniale. Il conteste ainsi toute une période littéraireet historique au cours de laquelle la société algérienne a étédéstructurée et son identité brisée et préfère privilégier le dialogueintertextuel avec des écrivains de la période précoloniale, ainsiqu’avec ses contemporains.

L’œuvre romanesque boudjedrienne se nourrit en effet desouvrages de celui qu’on considère comme le père de la littératuremaghrébine de langue française : Kateb Yacine. Cette dimensionfondatrice lui vient en partie du renversement qu’il opère de tousles modèles narratifs, et principalement descriptifs, qui luipréexistaient et du fait qu’il a permis le développement dans lechamp littéraire algérien d’un faisceau de références à des textes

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issus d’Algérie même, notamment dans Nedjma, plus qu’à desœuvres familières à la culture humaniste du lecteur français (voirBonn, Garnier et Lecarme, 1997 : 190).

L’année 1989 a vu disparaître deux des pères fondateurs de lalittérature algérienne moderne : Mouloud Mammeri et Kateb Yacine.[…] Kateb Yacine a donné à la littérature maghrébine son texte leplus tumultueux et peut-être le plus dense et le plus accompli. Nedjmaest en effet souvent désigné comme le texte fondateur de la littératurealgérienne de langue française. […] Il a fallu attendre toutefois 1956pour que Nedjma vienne, par la complexité de sa quête et la superbeéchevelée de son écriture, fonder une maturité et une origine littéraires.Pour la première fois dans la littérature maghrébine, l’expression del’intérieur fracture la syntaxe qui la porte et fait éclater du même coupcet « indigénisme » qui sous-tend jusqu’aux meilleures œuvres desannées 50 (Djaout, 1990 : 49-50).

Nedjma devient un roman-phare, inépuisable, une sourceoriginelle à laquelle les écrivains maghrébins d’aprèsl’Indépendance viennent se ressourcer et emprunter certainsmotifs, personnages ou expressions : « Sans Nedjma peut-êtreque nous autres écrivains maghrébins de la génération del’indépendance, nous n’aurions pas écrit ce que nous avons écrit.Comme dit Abdellatif Lâabi "nous descendons tous du manteaude Nedjma!" » (Ben Jelloun, 1990 : 15-16.) Tahar Djaout et TaharBen Jelloun, en désignant explicitement Nedjma comme le textefondateur de la littérature maghrébine, montrent bien que cetteœuvre demeure essentielle pour tous les écrivains qui seréclament de l’aire géographique et culturelle du Maghreb.Aujourd’hui encore le roman de Kateb Yacine sert de référence.Le jeune romancier algérien Salim Bachi ne nomme-t-il pas lafemme mystérieuse et sensuelle, dans Le chien d’Ulysse (2001),« Nedjma »? Joli clin d’œil au maître incontesté.

[S]i Nedjma instaure le mythe de la littérature algérienne, le mythedonc d’une identité littéraire, s’il est le mythe d’origine du romanalgérien de langue française en tant que texte, le roman de Kateb tirejustement sa force de sa fonction mythique même. Le geste desKeblouti y développait, pour la première fois dans le cadre d’un roman,une mythologie des origines, au-delà d’une tribu particulière, du paystout entier. Nedjma, en ce sens, a pu être interprétée comme uneallégorie de l’Algérie, et le récit des aventures de l’héroïne et de sesquatre amants faisait passer le temps historique du roman à ladimension exemplaire du temps mythique, générateur de l’identitécollective (Bonn, 1985 : 264).

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Nedjma est une femme, une amante, une maîtresse convoitéemais jamais conquise; même son époux Kamel n’a pas suconquérir son cœur. Mais la quête amoureuse des amants deNedjma n’est pas vaine, puisqu’elle s’accompagne d’unedécouverte de leur généalogie, de leur véritable ascendance etde leur histoire collective. La descendante de l’ancêtre Kebloutet de la Française incarne, grâce à sa double origine culturelle,le pays dans sa diversité et sa complexité : elle est l’Algériequ’aucun colonisateur n’a su assujettir; elle incarne une nationtoute nouvelle qu’il va falloir protéger. Ces interrogationsconvoquent en premier lieu un lecteur virtuel algérien quis’interroge sur le devenir et la spécificité culturelle de son pays.

Les analogies entre Nedjma et les premiers romans deBoudjedra s’opèrent sur le plan thématique et formel. L’expression« le cercle des représailles », utilisée dans La répudiation à proposde la haine des fils envers leur père, reprend par exemple le titred’une pièce de Kateb Yacine. Une des expressions récurrentesde La répudiation et de L’insolation, le « Clan », appartient aussiau lexique katebien. Les points de comparaison portent à la foissur le vocabulaire, les personnages, les motifs (notamment celuidu sang) et sur les thèmes (en particulier la claustration de lafemme)2. Ces liens intertextuels sont suffisamment visibles pourne pas échapper à l’attention du lecteur averti, invité à relire uneœuvre où se pose la question même de la maghrébinité.

Grâce à quantité de clins d’œil à l’œuvre de Kateb, RachidBoudjedra acquiert par conséquent un statut d’auteur modernedu Maghreb. Son œuvre romanesque entre dans la sphère de lalittérature maghrébine et, de surcroît, algérienne. La critique peutainsi présenter Rachid Boudjedra comme un digne successeurde Kateb Yacine, dont l’œuvre exprime un imaginaire (au sensd’un ensemble de représentations stéréotypées3) arabo-musulman tout en utilisant la langue de Voltaire. Elle crée unefiliation que Rachid Boudjedra revendique d’ailleurs et assure àce dernier une reconnaissance littéraire.

2 Pour compléter cette étude, consulter la thèse d’Ibrahim-Ouali, 1998 : 129-134 etBonn, 1990 : 114, 112-116.

3 Notre conception de l’imaginaire rejoint celle de Chebel : « L’imaginaire est un réeltransformé en représentation, une histoire cumulée qui continue à agir en nous, àl’instar d’une communication supra-langagière qui n’exclut point la langue. Ses contenussont essentiellement abstraits : symboles, images, idées…, mais son impact est"concret", disons "effectif", car seul un acte humain qui ne produit pas de sens est unacte mort. » (1993 : 370)

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En définitive, la critique journalistique considère comme« authentiquement algérien » l’écrivain de nationalité algériennequi puise son inspiration non seulement dans sa culture originellemais aussi dans la littérature contemporaine, c’est-à-dire dans lepatrimoine littéraire ante et post colonial. Rachid Boudjedracorrespond alors à l’idée que la critique se fait de l’auteur algérien.

Elle encense donc ce créateur qui comble parfaitement sesattentes. Tel n’a pas été le cas pour l’écrivain marocain DrissChraïbi à qui Salim Jay a reproché d’internationaliser ses thèmesdans Un ami viendra vous voir (1966). L’intrigue de ce roman sedéroule en France : l’émission télévisée de Christophe Bell, magnatde l’information et président d’une puissante société de médias,se propose de pénétrer dans les foyers et de faire parler desgens ordinaires sur leurs problèmes. Il s’entretient ainsi avec RuthAnderet, une femme moderne qui semble tout avoir pour êtreheureuse, métier, compte en banque, mari, enfant, mais qui n’endemeure pas moins insatisfaite. Ruth se rend très vite compteque cette émission ne lui apporte rien : l’entretien découpe savie en tranches et l’illustre techniquement par de longuespublicités, comme si elle n’était qu’un pur produit commercial.Une fois l’équipe partie, Ruth tue sauvagement son enfant dansun accès de folie et se fait ensuite soigner par le psychiatre Daniels.Le docteur découpe aussi tranche par tranche la vie de cettefemme jusqu’à ce qu’il se rende compte du caractère vain de sesenquêtes. Il se rend alors compte que la patiente doit êtreenvisagée non comme un sujet d’analyse mais comme un êtrehumain. Le romancier porte en résumé un regard dur sur la sociétéde l’Autre et sur le statut de la femme moderne qui, malgré sonindépendance matérielle et sa liberté de mouvements, resteassujettie et soumise à de nouveaux carcans. Mais le romanciersemble avoir eu le tort de mettre en scène des personnagesoccidentaux qui évoluent en France, si l’on en juge par la réactionde certains critiques. Bien que Driss Chraïbi porte un jugementsévère sur la société moderne occidentale, Salim Jay ne peuts’empêcher de penser que l’auteur « des pages les plusvigoureuses et mordantes (Le passé simple, Les boucs) de lalittérature maghrébine d’expression française » (Jay, 1967 : 39) arenié son passé pour participer à « l’élaboration d’une œuvre"intégrale" à la littérature française de langue française […]. [L]esréactions du public marocain à la lecture d’Un ami… indiquent

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clairement que, dans son pays, pour son pays, IL EST MORT »(Ibid. : 39).

Pour un auteur aussi représentatif de la littérature marocaine,auteur qui a marqué sa génération, il est très difficile de situer safiction hors des frontières nationales sans donner à son public lesentiment d’une trahison odieuse et d’un asservissement à lalittérature française. La réception critique d’Un ami viendra vousvoir de Chraïbi qui a souhaité « dépasser l’œuvre decirconstance » (Chraïbi, 1966 : 43) et s’attaquer à des sujets deportée universelle montre clairement qu’un auteur maghrébin sedoit de parler des siens pour être lu et considéré comme tel. Enconclusion, la critique n’hésite pas à radier de la liste des écrivainsnationaux un artiste qui ne comble pas ses attentes. RachidBoudjedra dont le premier roman est aussi iconoclaste que celuide son collègue marocain aurait peut-être subi le même sort s’ilavait situé ces fictions hors de l’Algérie ou des pays d’immigrationalgérienne. Mais aucun de ses romans ne propose une intriguehors des frontières d’Al Djazaïr ou ne porte exclusivement surl’Autre.

Influence de la politique sur la réception critique

L’attachement de Rachid Boudjedra aux lieux et aux thèmesattendus ne l’expose pas à la vindicte de la critique, bien aucontraire. La censure en Algérie de La répudiation qui circulemalgré tout sous le manteau crée un effet de curiosité en Franceautour d’un roman peu orthodoxe. De plus, la presse françaisede gauche, ravie de découvrir un texte qui défende et illustre sesidées, a réservé au livre un accueil bienveillant. Les nombreuxarticles consacrés à La répudiation dans cette presse sont, eneffet, particulièrement élogieux :

N’entre pas qui veut dans ce beau livre […]. À ce délire verbal il n’étaitpas nécessaire de fournir une justification, de sous-entendre que celuiqui raconte se trouve dans un état mental précaire, qu’il lui arrive defabuler, de confondre les divers temps de sa biographie, au fond, defaire du roman sur le roman […]. L’écriture chatoyante de RachidBoudjedra convient à ces évocations. Le réalisme s’épanouit chezlui, comme chez Baudelaire, à qui il fait penser parfois, en fleursluxuriantes […]. Il serait injuste, comme la tentation en vient forcément,de parler à son propos d’orientalisme et de folklore […]. La critiquesociale n’est pas douteuse : la tradition musulmane est sclérose

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absolue, porte close à toute révolution véritable. Sans doute est-cedans cet esprit qu’il faut aborder la partie obscure du récit (Freustié,1969 : 41-42).

Jean Freustié du Nouvel Observateur ne se contente pas icid’admirer le style et le thème de l’ouvrage; il anticipe d’éventuellescritiques, en y répondant déjà. Il récuse tout article qui mettraiten cause l’équilibre mental du romancier et ne saurait distinguerla véritable folie de l’invention littéraire. Il réfute aussi les articles« injuste[s] » qui dénonceraient le réalisme outrancier, l’aspectfolklorique ou la critique sociale. Quant à Luc Estang du Populairedu Centre, il souligne « la force du récit », la façon dont l’auteur« suggère admirablement les choses » : « Au fond, les raisins dela colère juvénile ont le même goût sous tous les soleils! » (Estang,1969 : 10), conclut-il. La revue Rouge (quotidien de la liguecommuniste révolutionnaire) conseille aussi vivement Larépudiation : « [à] lire ou à relire sans tarder » (P. C., 1976 : 10). Leton change radicalement dans les revues d’extrême droite. Citonspar exemple un extrait très éloquent de l’Unité française, Organedu Parti national populaire de juin 1970, qui classe La répudiationdans la catégorie des « livres à ne pas lire » : « Je regrette, pourla tenue de ce journal, et par prudence aussi, de ne pouvoirdonner ici quelques échantillons plus précis de ce tissu d’ordures.Nous, nous serions censurés. » (Clouzot, 1970 : 9.) La virulencedes propos révèle le manque de partialité du critique qui confondrubrique littéraire et chronique politique.

La presse de gauche trouve en Boudjedra un interlocuteurprivilégié. Ce dernier ne dénonce-t-il pas en effet la répressionsexuelle de la femme et en filigrane le coup d’État de HouariBoumediene de juin 1965, qui exile la gauche du pouvoir?

La « réaction » qu’avait constitué [sic] jusqu’au lancement de laRévolution agraire – toujours selon les mêmes clichés – le régimemilitaire du président Boumédienne venait donc à point nommé pour« résoudre » cette contradiction doctrinale : la répression sexuelledevenait le fait, non plus d’une société avec laquelle nos anciennessolidarités se vivaient de plus en plus malheureuses, mais d’uneconspiration patriarcale des « mâles, alliés aux mouches et à Dieu »,selon l’expression de La Répudiation, « conspiration » dont le coupd’État installait le pouvoir tout en exilant la gauche politique(Bonn, 1983 : 4).

L’action des « Membres Secrets du Clan », à qui incombe « lalourde charge de diriger un État dont les citoyens étaient tous

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plus ou moins récalcitrants » (Boudjedra, 1969 : 215), représentele régime du président Boumediene durant lequel des opposantspolitiques étaient enfermés dans des villas. La fiction rejoint ici laréalité puisque Rachid Boudjedra en tant que communiste futgardé au secret comme son personnage Rachid, pendant neufmois, après le coup d’État.

En outre, Jean Déjeux fait en 1973 le constat suivant : « Lagauche exploite maintenant le roman de Boudjedra : la religion,l’Islam, la morale sont opprimantes; on l’a toujours dit; vous levoyez bien! » (Déjeux, 1973 : 381.) Le critique dénonce larécupération politique du roman tant par la gauche que par ladroite, « à l’affût de peintures et de descriptions qui corroborentleur manière de voir les "autres" » (Ibid.) et à la recherche d’écritsqui stigmatisent « les maux de la tribu » (Renaud, 1969 : 5-6) ou« la morale des ancêtres » (Revel, 1969 : 119), selon lesexpressions de journalistes de l’époque. Le roman est, en somme,utilisé pour argumenter et illustrer des idées politiques.

La presse s’empare aussi d’un autre roman de RachidBoudjedra intitulé Topographie idéale pour une agressioncaractérisée (1975b) afin d’alimenter le débat politique. Cetteœuvre donne lieu dans la presse de gauche française à denombreux articles très louangeurs :

[C]e nouveau récit mythologique, s’il plonge ses racines dans lesorigines de la littérature occidentale, s’ancre aussi dans la réalité laplus explosive, la plus scandaleuse, sous son apparence anodine :« Paris 26 septembre 1973. Temps chaud. Température à midi : 26°.Nombre d’heures d’ensoleillement : 9 » Temps chaud, oui, puisquec’est justement l’époque de la grande flambée raciste […] [sic](Limousin, 1975 : 29).

La presse de droite fait au contraire peu cas de ce livre dont ellen’apprécie pas le discours sociopolitique qui sous-tend la fictionromanesque :

Ce livre se veut un immense cri contre le racisme. Ce n’est qu’unesuite de phrases incohérentes et un pamphlet parfaitement injustecontre un pays qui accueille, ne l’oublions pas, des millions d’Arabes,leur permettant ainsi d’échapper à la misère de leur pays d’origine.Inutile de dépenser 34 francs (Labat, 1975 : 15).

Il faut rappeler que le roman paraît en plein débat surl’immigration algérienne en France. Dans les années soixante-

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dix, l’émigration ne cesse de progresser, malgré l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 qui limite la liberté de circulationprévue par les accords d’Evian et les contrôles plus sévères auxfrontières. Le chef d’État algérien dénonce en termes sévères, àl’ouverture d’une Conférence sur ce thème, le 12 janvier 1973,les insultes et les assassinats dont sont victimes les Algériens enFrance, à la suite, selon lui, des décisions du gouvernement denationaliser les ressources pétrolifères4. Après la guerre israélo-arabe de juin 1967, l’Algérie décide effectivement de nationaliserles activités de raffinage-distribution de Mobil et d’Esso (voir Stora,1994 : 37, 42). La France réagit vivement à cette décolonisationpétrolifère et boycotte l’essence algérienne.

Topographie idéale pour une agression caractérisée illustredonc parfaitement le discours du chef d’État algérien puisqu’ildénonce les assassinats et les préjugés dont sont victimes lesimmigrés. Un article d’El Moujabid qui contient des extraits d’un« communiqué officiel » (Boudjedra, 1975b : 233) sur lasuspension de l’émigration en France, décidée en septembre1973 par le pouvoir algérien, est d’ailleurs inséré dans le récit :

Par ailleurs, le Conseil de la révolution et le Conseil des ministres ontétudié la situation devenue dramatique, de l’émigration algérienne enFrance, notamment après la vague de racisme qui s’est abattue surnos travailleurs à la veille de la tenue de la quatrième Conférence ausommet des pays non alignés. […] Des mesures conservatoires ontété envisagées et il a été décidé en l’occurrence la suspensionimmédiate de l’émigration algérienne en France en attendant que lesconditions de sécurité et de dignité soient garanties par les autoritésfrançaises aux ressortissants algériens (Boudjedra, 1975b : 233).

Charles Bonn remarque qu’à l’époque les idées de la gauchefrançaise correspondent à celles du pouvoir algérien :

4 Consulter Boumediene : « Que signifie la nationalisation du pétrole et celle dequelques petites usines pour les peuples [sic] algérien et français? Je suis persuadéqu’il ne s’agit là que de questions secondaires en [sic] égard aux relations humainesqui doivent dépasser tout autre domaine. / L’Algérien est maintenant un citoyen ausens le plus complet du terme. / Imaginez le scandale qui se serait produit si la policealgérienne venait à interpeller un coopérant français et à le tuer dans ses locaux. Ceserait alors la "fin du monde". C’est pour cette raison que je peux dire que le sang ducitoyen algérien est du même poids et de la même valeur que celui de tout citoyenfrançais. / En évoquant ce sujet, notre espoir est que l’émigration algérienne doit êtreconvenablement traitée et que toutes les conditions garantissant sa sécurité et sadignité soient réunies […]. Je citerai le dernier [problème] dont la victime a été unémigrant algérien. Ce genre d’incidents pourrait se produire dans notre pays. Mais ledrame est que ce citoyen a été tué en un lieu officiel par des éléments dont la missionest de veiller sur la sécurité du citoyen algérien qui n’est plus le "Français-musulman"d’antan, d’avant 1954. » (1973 : 12-14.)

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Là, aucune contradiction entre les analyses de la gauche françaiseet celles du pouvoir algérien. D’ailleurs, la recrudescence des attentatsracistes en France n’est-elle pas la conséquence de la décision anti-impérialiste du pouvoir algérien enfin rallié, de nationaliser leshydrocarbures? (Bonn, 1983 : 5.)

La gauche (qui fait partie de l’opposition sous la présidence deGiscard d’Estaing) est en effet plus favorable à l’immigrationalgérienne5. Aussi le roman bénéficie-t-il d’un bon accueil par lapresse de gauche et développe-t-il en même temps un discoursconforme à celui du discours politique algérien :

Discours de conformité idéologique manifestant grâce à l’émigré-immigré providentiel la nouvelle alliance entre le discours du pouvoiralgérien et celui de la gauche française, écriture codée manifestantla littérarité française pour le lecteur algérien, et le bon élève un peuanachronique pour le lecteur français, Topographie idéale pour uneagression caractérisée a réussi ce tour de force de permettre laréinsertion de l’auteur de La répudiation dans son pays : n’y occupe-t-il pas à présent un poste envié? (Bonn, 1983 : 9.)

Il est vrai que Topographie idéale pour une agression caractériséedonne une nouvelle direction à l’œuvre romanesque de RachidBoudjedra. Son regard critique se pose désormais sur la sociétéde l’Autre et dénonce l’aspect inhumain de son modernisme quiexclut et broie l’individu non initié à ses règles. Le romancondamne non seulement un aspect du modèle économiquefrançais mais aussi la vague de racisme, vexations et insultes,que subissent de plein fouet les travailleurs immigrés algériensqui vivent ou tentent de survivre dans un environnement hostile :« Il ne comprend pas que c’est là que nous sommes devenusfous, vivant – malgré les insinuations du muezzin au sujet desgamines séduites et transformées en pensionnaires des maisonscloses – dans des mansardes sordides, pour éviter les hôtels,non moins sordides mais soumis à des contrôles policiersincessants, avec brimades, insultes et exactions »(Boudjedra, 1975b : 149-151). Prostitution, bidonvilles, maladiesgraves, travail de forçat, froid, faim et détresse attendent le futur

5 « La Gauche en général, et le Parti socialiste en particulier, ont tissé au fil desannées, des relations suivies, et de plus en plus intensives avec le Parti algérien aupouvoir, le F.L.N., et en ce qui concerne plus spécialement l’échange de vuepériodique sur la situation des émigrés avec l’appendice du F.L.N. en France :"l’Amicale des Algériens en Europe". […] [D]ès le 27 juin 1972, le Programme Communde gouvernement adopté conjointement par le Parti Communiste Français et le PartiSocialiste […] stipulera dans sa partie traitant des problèmes de l’emploi que : "leplan, prévoira le nombre de travailleurs immigrés accueillis chaque année afin dedéfinir les mesures économiques et sociales à prendre. Les travailleurs immigrésbénéficieront des mêmes droits que les travailleurs français. La loi garantira leursdroits politiques, sociaux et syndicaux" » (Benamrane, 1983 : 78).

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travailleur attiré par les promesses fallacieuses de la France quifait espérer à chaque arrivant les mêmes droits pour tous. Lediscours de Topographie idéale pour une agression caractériséeva donc, au moment de sa parution, dans le sens du pouvoiralgérien en démystifiant un certain discours sur l’Occident. Lecrime raciste d’un immigré algérien tué sauvagement dans lemétro parisien par une horde « l’acculant contre un mur, luifracassant la tête contre ses porosités » (Boudjedra, 1975b : 165)met à mal les vertus humanistes dont s’enorgueillissent lesOccidentaux. En ce sens, le roman confirme le discours dugouvernement qui découvre un auteur fort préoccupé par ledevenir de ses compatriotes et qui n’hésite pas à faire le procèsde la société moderne occidentale.

N’en déduisons pas toutefois que l’écriture de Topographieidéale pour une agression caractérisée serait, contrairement auxdeux premiers romans boudjedriens, une écriture d’allégeance.Certes, le roman profite largement du contexte politique lors desa publication. Mais l’auteur ne répond pas pour autant à unecommande sociale implicite. Il est extrêmement difficile de savoirs’il se plie au discours idéologique ou s’il évoque, sans se soucierde la réception du roman, les préoccupations sociopolitiques deses compatriotes. Au lieu de suspecter Rachid Boudjedra d’êtreun auteur de circonstance, de complaisance, on pourraitconsidérer a contrario que c’est la critique qui se rallie à sesidées et non l’inverse. Quant à son allégeance à la littératurefrançaise dont nous parle Charles Bonn, elle n’est qu’apparente.En empruntant de façon ostentatoire les techniques scripturairesdes Nouveaux Romanciers dans Topographie idéale pour uneagression caractérisée, l’auteur récuse l’écriture trop sophistiquéequi se révèle incapable d’interférer sur la destinée du personnagede l’émigré. Il dénonce surtout la vanité d’une écriture sans prisesur le réel (voir Ibrahim-Ouali, 1995 : 45-54).

Quoi qu’il en soit, il est clair que le contexte politique expliqueparfois la grande médiatisation de certains romans maghrébins6.Kateb Yacine était d’ailleurs très conscient de l’influence directedes événements historiques et politiques sur la réception de sonœuvre. Il déclare que « s’il n’y avait pas eu la guerre d’Algérie,Nedjma n’aurait pas été publié de si tôt » (Kateb, 1985 : 13). Deplus, « il fallait faire quelque chose de très difficile pour que les

6 Les citations suivantes des ouvrages de K. Yacine, de J. Déjeux et d’H. Gafaïtiproviennent de la thèse de Bourget, 1997 : 5, 6, 16, 24.

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gens les plus exigeants en matière littéraire soient obligés dereconnaître, non pas seulement un livre, mais l’expression d’unpays » (Kateb Yacine cité par Déjeux, 1993b : 125). La politiqueinfluence non seulement la critique littéraire, la réception, maisaussi la création littéraire. Hafid Gafaïti constate aussi que lacritique, à la parution en 1982 du Fleuve détourné de RachidMimouni, a failli à sa mission qui consiste à juger une œuvrelittéraire :

Le fleuve détourné est paru dans une conjoncture politiqueparticulièrement dominée par le désaccord algéro-français sur le prixdu gaz notamment. Ainsi, la presse de droite n’a pas eu la pudeur decontenir ses griefs contre la volonté d’indépendance économique etpolitique de l’Algérie alors même qu’elle était supposée traiter delittérature (Gafaïti, 1991 : 33).

Littérature, critique et politique irrémédiablement liées

L’attribution des prix littéraires dépend aussi de facteurs quiéchappent totalement à l’écrivain. Jean Déjeux déplore quel’attribution du Goncourt au marocain Tahar Ben Jelloun fassepenser à « une contre-offensive contre l’apartheid et contre lesdéclarations anti-émigration maghrébine en France du FrontNational » (Déjeux, 1993b : 253-254) :

Il suffit, en effet, que les Français décernent un Prix à un auteurmaghrébin de langue française pour que les jalousies, rivalités,sarcasmes et procès d’intention surgissent et se déchaînent contreeux et contre le lauréat. Quand aucun Prix n’est attribué on écrit alorsdans la presse : « ils nous en veulent », « c’est du racisme », de ladiscrimination, le rejet, parce que « nous sommes arabes »! Quandun Prix est accordé : « c’est de la récupération », de l’embrigadement,de l’aliénation, de l’utilisation de « l’Arabe de service », etc. (Ibid.)

Carine Bourget précise que l’« attribution du Goncourt a fait seproliférer les études sur La nuit sacrée (et le roman dont il est lasuite), alors que beaucoup s’accordent sur le fait que des œuvresantérieures de Ben Jelloun étaient plus méritantes du prix »(Bourget, 1997 : 16). Peu importe si c’est vrai ou non, l’essentielest d’être conscient que la valeur littéraire d’une œuvre ne semesure pas à sa réception commerciale ou médiatique.

Par ailleurs, il existe actuellement un autre « trio explosif » :islam, littérature et politique.

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Pour les écrivains musulmans, l’Islam transforme le couple littérature /politique en un trio explosif. Les démêlées [sic] d’auteurs tels queSalman Rushdie et Tasleema Nasreen avec des autorités religieuses(et l’indignation qui s’ensuit particulièrement en Occident qui se posecomme le défenseur de la liberté d’expression) ne font qu’accentuerl’antagonisme entre l'Islam et le monde occidental. Depuis lesdernières décennies, l’Islam fait fréquemment la une de l’actualitéaussi bien en France qu’aux États-Unis, où les médias le présententcomme une menace au monde occidental et à ses valeurs modernes.L’islam est une religion qui touche aussi bien à l’organisation socialeet politique, et bien souvent, les deux se trouvent inextricablemententremêlés, ce qui contribue à alimenter les tensions (Ibid. : 6-7).

L’écrivain peut s’enfermer dans sa tour d’ivoire, mais son œuvren’en demeure pas moins ouverte à l’interprétation des autres.

La critique de la littérature maghrébine d’expression françaisereste porteuse d’une idéologie et ce, depuis sa création.Rappelons que la critique de la littérature maghrébined’expression française s’est créée dans un contexte dedécolonisation, afin de reconnaître cette littérature nationaleémergente que le pouvoir colonial a d’ailleurs tenté de récupérer.

Il faudrait se remémorer l’accueil réservé par la presse françaised’Algérie à La colline oubliée de Mouloud Mammeri puisqu’après [sic]avoir souligné que ce roman est un véritable témoignage sur lapsychologie des populations algériennes, J. Pomier en déduit laconclusion suivante : « N’est-ce pas un acte évidemment dans la lignede cet algérianisme si légèrement déclaré caduc par certains. L’œuvrede Mammeri, elle en prolonge l’efficace [sic] et le renouvelle avecbonheur. » / Mouloud Mammeri, écrivain algérianiste, c’est le comble!(Mouzouni, 1985 : 34.)

La presse française a tenté de présenter l’écrivain berbèreMouloud Mammeri comme un algérianiste, c’est-à-dire un écrivaineuropéen d’Algérie qui « se donne pour fonction de fonderidéologiquement, historiquement et culturellement une patriealgérienne placée sous le signe de la symbolique du conquérant »(Lanasri, 1995 : 8). La critique a eu tendance à ne pas reconnaîtrela littérature algérienne de langue française écrite pendant lapériode coloniale, de peur d’être taxée de néocolonialiste, commesi cette littérature de langue française s’était créée ex nihilo. AhmedLanasri observe que la période de l’entre-deux-guerres demeureméconnue et oubliée, faisant ainsi apparaître les événementspolitiques et littéraires comme « spontanés » : « Le premiernovembre 1954 [date de l’insurrection dans les Aurès et en GrandeKabylie et de la création de l’Armée de libération nationale], le

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premier roman de Mouloud Féraoun [sic] en 1950 [La terre et lesang] apparaissent ainsi comme des générations spontanées quioccultent l’ insémination fécondatrice des décenniesprécédentes » (Ibid. : 7). La critique littéraire ne cherche pas àretrouver les influences et les filiations littéraires qui pourraientexister entre les écrivains algériens des années 50 et ceux del’entre-deux-guerres, considérant ces écrivains algériens formésà l’école française comme les bons élèves des écrivainscoloniaux :

La littérature maghrébine française est née en tant que telle (il y avaitdéjà des écrivains avant, mais non perçus comme tels par la critique)dans les années 50, au moment où la relation entre la France et sescolonies entrait dans cette phase de turbulences qui allait mener auxIndépendances. C’est-à-dire que d’emblée elle surgit d’une relationproblématique, ou le devenant. Elle répondait alors, nous ditAbdelkebir Khatibi dans sa thèse Le roman maghrébin, à l’attente d’uneminorité de lecteurs français favorables à la décolonisation, désireuxde trouver des arguments culturels à opposer au discours dominantqui glorifiait l’œuvre coloniale (Bonn, 1996 : 14-15; les italiques sontde nous).

Littérature et politique sont trop mêlées pour que la critiquelittéraire prenne en considération les écrivains algériens de lapériode coloniale. Elle doit au contraire contenter l’opinion etopposer à la littérature d’avant-guerre celle émergente des années50. Ces écrivains indigènes sombrent alors dans l’oubli ou sontdéfinitivement assimilés aux auteurs coloniaux, afin que surgissenettement la différence entre la littérature exprimant l’idéologiedes colons et la littérature algérienne de langue française, supportdiscursif des revendications nationales.

Ahmed Lanasri regrette que les critiques tels que AbdelkabirKhatibi, dans Le roman maghrébin (1968), et Charles Bonn, dansLa littérature algérienne et ses lectures (1974), ne mentionnentpas les contemporains autochtones des écrivains« algérianistes », excepté Jean Amrouche (Lanasri, 1995 : 129).Il désapprouve le fait que Jean Déjeux, dans La littératuremaghrébine de langue française (1973), n’ait pas cherché àdécouvrir davantage ces auteurs algériens de l’entre-deux-guerreset se soit contenté des « comptes rendus des œuvres […] [et]des études de la période considérée et émanant bien sûr, d’auteurscoloniaux » (Ibid. : 257). Le père Déjeux a, d’après lui, occultél’aspect subversif de cette littérature, en sélectionnant les

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passages à la gloire de la France coloniale. Cette littérature del’entre-deux-guerres gêne les critiques de l’époque coloniale etde l’Algérie indépendante, coloniaux et anticoloniaux, car ellen’exprime pas un discours clair. Son ambiguïté provient justementde son contexte de production. Elle paraît dans une périodecharnière de l’histoire coloniale, « entre celle de l’épopée guerrièrede la résistance à l’envahisseur et celle de la confrontation arméede la libération […] où le vaincu tente d’instaurer le dialogueavec l’occupant et où le vainqueur semble avoir définitivementassuré sa domination sur le pays » (Ibid. : 131). La résistancearmée à l’occupant s’épuise après la Première Guerre et lesautochtones se lancent alors dans une autre bataille : celle de lareconnaissance des droits, notamment du droit des peuples àdisposer d’eux-mêmes selon la fameuse déclaration de ThomasWoodrow Wilson7, et celle de l’élargissement des droits politiquesde l’indigène et de son accession au statut de citoyen françaissans perdre son statut personnel de musulman. Cette littératurede l’entre-deux-guerres ne peut dénoncer l’idéologie coloniale.Mais elle « introduit aux niveaux thématique et idéologique uncertain nombre de distorsions qui, replacées dans le cadre obligéde la soumission à l’idéologie dominante, donnent à cetteproduction son ambiguïté spécifique » (Ibid. : 8).

En somme, la critique littéraire de la littérature maghrébine enlangue française possède depuis son commencement des a prioriidéologiques qui orientent les discours à des fins politiques. Il nefaut donc pas négliger le contexte politique et social lors de laparution de certains romans maghrébins, contexte qui expliqueparfois l’excellente réception que leur a accordée la critiquefrançaise. La répudiation et Topographie idéale pour une agressioncaractérisée, en particulier, ont correspondu à un moment donnéet précis aux attentes de la presse française de gauche. D’unepart, ces romans montrent de l’intérieur les travers de la sociétéalgérienne et sont de véritables témoignages; d’autre part, ilsévoquent des sujets, notamment le statut de la femme, quiinterpellent particulièrement le public. Les critiques journalistiquesde l’époque sont alors très souvent élogieuses : le roman Larépudiation est qualifié de « fascinant » (Collectif, 1970 : 796),l’auteur de courageux.

7 Le cinquième point des « Quatorze points du président Wilson », discours prononcéle 8 janvier 1918 au congrès de Washington, concerne l’étude des revendicationscoloniales conformément aux intérêts des populations. Voir Rain, 1945 : 20.

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La réception de La répudiation n’est toutefois pas la même enFrance et en Algérie, car ce roman livre au voyeurisme occidentaldes scènes d’intimité familiale normalement protégée du regardde l’Autre. Aussi le roman a t-il choqué la bienséance en Algérieet séduit en revanche le lecteur français qui a toujours l’impressiond’entrer par effraction dans les romans boudjedriens, d’être voyeuret de ne pas être le lecteur souhaité par le texte. Et c’est justementce qui plaît à la critique française et algérienne : l’impression quedes œuvres romanesques sollicitent un lecteur virtuel algérien.Ainsi, Rachid Boudjedra incarne parfaitement, aux yeux desjournalistes et du public, l’auteur algérien authentique puisqu’ilsemble ne pas écrire pour les Autres mais pour les siens.

Professeure certifiée en lettres modernes, Valérie Lotodé termine actuellement sathèse de doctorat sur le lecteur virtuel de Rachid Boudjedra au Centre internationald’études francophones, à l’Université Sorbonne-Paris IV. Elle a publié des articlesdans plusieurs revues internationales : Le Maghreb littéraire. Revue canadienne deslittératures maghrébines (Toronto), Expressions maghrébines. Revue de la Coordinationinternationale des chercheurs sur les littératures maghrébines (Tallahassee), Algérie.Littérature / Action (Paris).

Références

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Cristina MINELLELucie PICARDet aliiUniversité de Bologne, Italie

Stratégies de légitimation et modalités deréception des littératures francophones en Italie

Résumé : Cette étude constitue une synthèse des résultats d’un projet de recherchecollectif; elle fait le point sur la diffusion actuelle des littératures francophones enItalie. Le dépouillement des revues, l’inventaire des sites Web, l’analyse des cataloguesdes maisons d’édition, ainsi que des enquêtes menées auprès des universités et descentres culturels ont permis de brosser un tableau général assez clair, bien queprovisoire, d’une situation en mutation constante.

Italie, légitimation, littératures francophones, réception

La place accordée aux littératures francophones en Italie, ainsi que l’état de leur diffusion actuelle, ont fait l’objet, durant

l’année académique 2001-2002, d’une recherche menée par lesdoctorantes en littératures francophones de l’Université deBologne1. Les résultats obtenus ont été présentés et commentésune première fois dans le cadre d’une journée d’étude qui a eulieu à Bologne en juin 2002 et qui comportait une dizained’interventions. La communication qui suit en propose unesynthèse visant à faire ressortir quelques caractéristiquesimportantes d’une situation qui s’est par ailleurs révélée multiformeet différenciée.

Une première constatation s’impose au chercheur qui entendanalyser la circulation des œuvres francophones en Italie : legrand public connaît peu ces œuvres, tout comme il ignoresouvent ce que l’étiquette « littératures francophones » (letteraturefrancofone) désigne. Prenant acte de cet état de choses, notre

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1 Barbara Canapini, Anusca Ferrari, Paola Ghinelli, Barbara Giannerini, Maria ChiaraGnocchi, Cristina Minelle, Maria Clara Pellegrini, Lucie Picard, Manuela Stacchini,Francesca Torchi.

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groupe a choisi de consacrer son étude aux instances delégitimation qui constituent l’interface entre les corpus en questionet le lectorat non spécialisé. Dans cette optique, nous avons misde côté tout ce qui concerne la diffusion en langue originale destextes puisqu’elle concerne d’une part les experts ou les amateurs,d’autre part l’école, ce dernier domaine tout à fait crucial, maistrop vaste pour être abordé dans le cadre d’un projet de recherched’une durée de un an. Nous nous sommes de plus limitées, enconsidération de ces contraintes de temps, aux œuvres provenantde régions faisant partie de ce que Jean-Marc Moura appelle la« francophonie d’implantation » (1999 : 29 et suiv.)2.

On sait que, en dehors de l’Hexagone, les champs littérairesfrancophones font preuve d’une autonomie relative et d’une faibleinstitutionnalisation (à l’exception notable des champs québécoiset franco-canadien) et que, à cause de leur statut périphérique,les littératures francophones parviennent difficilement à conquérirun espace propre, légitime et reconnu, au sein du champ français.Compte tenu de ces considérations, nous avons élaboré notrestratégie de recherche à partir d’une réflexion sur le conceptd’espace. Les enquêtes ont été organisées autour de deux axesprincipaux, qui constituent deux modalités spatiales : laprovenance géographique des œuvres et les espaces concretset symboliques que sont les canaux de légitimation littéraire. Nousavons ainsi pris en considération :

1. les centres culturels et les revues qui contribuent à ladivulgation des textes littéraires francophones;

2. les maisons d’édition qui ont publié des traductions d’œuvresou des études critiques qui leur sont consacrées;

3. les départements universitaires qui sont responsables de ladiffusion des littératures francophones;

4. les sites Internet créés en Italie ou traduits en italien.

Nous avons privilégié une perspective synchronique : c’est doncessentiellement le tableau de la situation actuelle que nous avonsbrossé. Nous nous sommes également livrées à une premièretentative d’interprétation critique des données recueillies, ainsiqu’à une analyse du péritexte de quelques œuvres, afin de mettreen lumière les dynamiques complexes qui règlent les processusde légitimation et de diffusion des littératures francophones en

2 Nous avons abordé les aires francophones du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne,des Caraïbes et du Québec.

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Italie. Nous n’avons pas analysé tous les canaux pour toutes leslittératures francophones; nous nous sommes plutôt intéresséesaux secteurs qui manifestent une vitalité particulière3.

Du point de vue de la diffusion des littératures francophones,l’Italie, au même titre que tous les pays qui ne font pas partie dubinôme Francophonie / France, constitue une sorte de « troisièmepôle » aux traits spécifiques. Sa situation ne va pas sans paradoxe :d’un côté, le public italien ignore les caractéristiques du systèmelittéraire et éditorial français (qui conditionne largement la diffusiondes littératures francophones dans le monde, et qui, il convientde le souligner, diffère considérablement du système italien); del’autre, les produits littéraires francophones qui lui parviennentpassent pour la plupart à travers ce système et sa logique propre.Par ailleurs, si la France est responsable d’un premier filtre, l’étapesuccessive de sélection et de classification des textes dans lemonde littéraire et éditorial italien se fonde sur des critères, descatégories et des stratégies qui sont propres à ce champ et quipeuvent ne pas coïncider avec ceux auxquels sont habitués leslecteurs tant francophones que français.

Les littératures francophones et le monde éditorial italien

Depuis quelques années, on assiste en Italie à une croissanceimportante de l’intérêt pour les littératures francophones. Lesannées 1990 ont été les années du boom de cet intérêt et del’essor des initiatives les mieux structurées et coordonnées : celane signifie pas qu’auparavant il n’y avait pas de projets visant à laconnaissance et, successivement, à la diffusion des littératuresfrancophones, mais que les responsables actuels cherchent àétablir une continuité dans les efforts de divulgation de ces corpus,par la fondation de revues4 et par la constitution de collectionsde volumes de littérature francophone5.

3 Par exemple, nous avons pu observer que les revues consacrées à l’Afrique sontassez nombreuses et dynamiques, tandis que pour le Québec, il n’existe que la Rivistadi Studi Canadesi publiée par l’Associazione Italiana di Studi Canadesi (Associationitalienne d’études canadiennes).

4 En effet, la plupart des revues italiennes qui s’occupent, entièrement ou en partie,des littératures francophones, ont été fondées dans les années 1990.

5 Citons, pour ce qui concerne les textes québécois, la collection « Betula » de Hortus-Conclusus / Sinnos et la collection « Laurentide » de L’Harmattan Italia et du CISQ(Centro interuniversitario di Studi Quebecchesi).

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L’intérêt pour les littératures francophones naît souvent de laconjoncture historique et culturelle ou encore de l’actualité : c’estpar exemple dans le contexte de la guerre d’Algérie qu’ont étépubliées les premières traductions italiennes d’œuvresfrancophones, des œuvres algériennes dont le propos étaitsouvent lié à la situation sociopolitique du pays. Ce n’est pas unhasard non plus que l’on enregistre à l’heure actuelle un intérêtsignificatif pour les littératures francophones africaines ouantillaises : le phénomène des migrations de masse des peuplesdes pays économiquement défavorisés, qui n’a touché querécemment l’Italie (contrairement à ce qui s’est passé en Franceou en Allemagne), a attisé la curiosité des lecteurs à l’égard dupatrimoine culturel des immigrés. Les évènements du11 septembre 2001, en mettant en lumière les aspects dramatiquesdes rapports entre l’Occident et divers groupes appartenant à lasphère orientale-musulmane, ont accentué le sentiment d’unenécessité d’en savoir plus sur les cultures qui s’y rattachent :dans ce cas aussi, le marché du livre a subi les conséquences dela situation sociopolitique, et les littératures de certains secteursde la francophonie en ont tiré parti. Citons, à titre d’exemple, lecas du roman Le bonheur a la queue glissante d’Abla Fahroud,Libanaise émigrée au Québec : la traduction de ce roman, quin’était pas prévue pour 2002, a été sollicitée et réalisée dans desdélais très brefs (voir Fahroud, 2002).

Mais l’intérêt pour ces littératures est également (surtout, pourcertaines régions de la francophonie) créé par les professionnelsdu secteur, c’est-à-dire les responsables des maisons d’édition,les universitaires, les passionnés de littérature et les traducteurs,qui agissent en tant que médiateurs. Ils sont médiateurs d’abordparce qu’en Italie, le français n’étant pas la langue maternelle, laconnaissance des ouvrages (mieux, leur diffusion hors des circuitsacadémiques qui privilégient la lecture des textes originaux enfrançais) passe par la conversion linguistique du français à l’italien.Deuxièmement, ils sont médiateurs parce que ce sont eux quigénéralement signent les préfaces, conseillent les responsablesdes maisons d’édition à propos des livres à traduire, dirigent lescollections, écrivent les dossiers et les articles dans les revues.Autrement dit, ils sont les premiers responsables de la diffusion,mais aussi de la critique de ces littératures, où par « critique » onn’entend pas seulement les essais, les articles et les commentaires

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explicitement critiques, mais aussi le filtre que ces choixreprésentent pour le lecteur italien, qui lit en italien.

Il résulte de façon assez évidente de nos recherches que cesprofessionnels-médiateurs sont très peu nombreux et toujoursles mêmes. Ce qui n’est pas nécessairement une donnéenégative : il s’agit en général de personnes très motivées etpassionnées; c’est grâce à elles que la diffusion des littératuresfrancophones en Italie devient de plus en plus importante. Cesagents cherchent actuellement à fonder et à consolider desstructures, de façon à ce que cet intérêt croissant puisse comptersur un réseau aux assises de plus en plus solides. Étant donnéque les gens qui s’occupent activement de littératuresfrancophones sont peu nombreux, on courait en effet le risqueque la relève soit difficile, ou inexistante : le grand travail qu’ilsont accompli pendant les dernières années vise donc à créerune base de public assez large, et à former des figuresprofessionnelles qui puissent poursuivre cette œuvre de diffusion(notre doctorat constitue à cet égard une réalisation concrète etdurable).

La personnalisation qui informe les mécanismes de légitimationdes littératures francophones en Italie est l’un des facteurs quiexpliquent le caractère fragmentaire du panorama des traductions,où l’on note de « grands absents » : Mongo Beti n’est traduitqu’une seule fois, en 1960 (Il re miracolato: cronaca africana,Milano, Feltrinelli, d’après l’original Le roi miraculé. Chroniquedes Essazam), pour retomber aussitôt après dans l’oubli; demême, il existe une seule traduction italienne d’Édouard Glissant,et il s’agit de la traduction d’un essai, Introduction à une poétiquedu divers (Poetica del diverso, Roma, Meltemi)6; enfin, MohammedDib n’a été traduit qu’en 2002 par une petite maison d’édition deSan Marino, l’AIEP (Un’estate africana, d’après l’original Un étéafricain).

Dans les petites maisons d’édition, le choix des textes à traduiredépend en général du responsable de la collection, de l’orientationque celui-ci ou celle-ci entend privilégier et de ses préférences :à titre d’exemple, c’est l’engouement pour la littérature desCaraïbes du directeur des Edizioni Lavoro de Rome qui a causé

6 La traduction du volume Le quatrième siècle est actuellement sous presse aux éditionsLavoro de Rome (Édouard Glissant, Il quarto secolo, traduit par Elena Pessini,publication prévue pour 2003).

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une réorientation des publications en faveur de ce corpus, audétriment du corpus du Maghreb, qui était auparavant privilégié.En général, les petites maisons d’édition italiennes qui ont publiédes textes littéraires francophones ont fait preuve d’un intérêtpour la littérature d’une certaine région, non pour un auteur ouun livre. En revanche, les grandes maisons d’édition ont tendanceà publier surtout les auteurs qui ont remporté des prix : Einaudi,par exemple, publie les ouvrages d’écrivains lauréats de prixlittéraires français (par exemple l’Antillais Patrick Chamoiseau oule Marocain Tahar Ben Jelloun). Selon les responsables desventes des droits d’auteur du Seuil et de Denoël7, l’intérêt desgrandes maisons d’édition italiennes serait « monographique »,focalisé seulement sur quelques noms qui jouissent d’une bonnerenommée à l’étranger.

Par ailleurs, les traductions peuvent dépendre de l’intérêt pourle récit en soi, indépendamment de son origine géolinguistique :c’est le cas principalement des œuvres provenant du Québec.En effet, si l’on met de côté les titres parus dans les collectionsde L’Harmattan Italia et de Hortus Conclusus / Sinnos – trèsrécentes d’ailleurs –, les livres québécois dont il existe unetraduction italienne ont paru grâce à des maisons d’éditionchaque fois différentes, ce qui semble exclure un intérêt pourl’auteur même. Il va de soi, enfin, que les éditeurs privilégient lestextes dont les thématiques dominantes sont susceptibles d’attirerle public : le grand nombre de titres maghrébins traduits dont lesujet est l’exil, le déchirement linguistique, la recherche desorigines, etc., témoigne amplement de cette pratique.

Cette dernière remarque introduit la question épineuse durapport à la stéréotypie : pour ce qui concerne des régions de lafrancophonie comme l’Afrique subsaharienne, le Maghreb et lesCaraïbes, l’exploitation des stéréotypes demeure une tentationforte, tant pour les animateurs des maisons d’édition que pourles critiques qui présentent les textes aux lecteurs. Le paratexteconstitue un espace privilégié pour l’affirmation (ou la négation)du stéréotype, en particulier la couverture (qui reprend souventdes images devenues des clichés, comme la neige en référenceau Québec ou la femme à moitié dénudée pour ce qui est desCaraïbes), la traduction des titres et le péritexte. Par le biais des

7 Martine Heissat (Seuil) et Marie-Françoise Botharel (Denoël). Entrevues réalisées parAnusca Ferrari au Salon du livre de Paris, avril 2002.

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entrevues menées auprès de quelques responsables de la diffusiondes littératures francophones en Italie, nous avons constaté uneabsence de consensus quant à l’attitude à adopter à cet égard.Certains prônent un usage publicitaire du stéréotype destiné àfavoriser la « rencontre » entre le lecteur et l’œuvre, un procédéqu’ils jugent inoffensif puisque la lecture effective se chargeraitsuccessivement de le neutraliser; d’autres estiment au contraireque le stéréotype représente une entrave à la réception adéquatedu texte et utilisent les outils de la critique pour mettre le lecteuren garde contre cet écueil; d’autres enfin proposent la lecture decertaines œuvres francophones dans le cadre d’une stratégieplus vaste de lutte contre les préjugés (il arrive par exemple quele paratexte d’une traduction présente le livre comme un outil depromotion du multiculturalisme). Dans les cas extrêmes, on courtle risque que le stéréotype conditionne le travail de traductionou la sélection même des textes à traduire. On viserait ainsi unhorizon d’attente (vrai ou présumé) de lecteurs qui ne cherchentque la confirmation d’images et d’idées déjà connues. À l’inverse,nous avons relevé une attitude qui correspond à ce que RuthAmossy (1991) appelle l'« obsession du stéréotype », et quiconsiste à éviter toute forme de renvoi à la spécificité culturelleau nom d’une volonté explicite de combattre les préjugés. Cetteoption donne parfois lieu à des situations paradoxales, commel’illustre le cas suivant : en 1993, les éditions Mondadori de Milanpublient un recueil collectif de nouvelles intitulé Racconti dall’Africa(Nouvelles d’Afrique), volume qu’ils dotent d’une introductionextrêmement bien documentée (de Cristiana Pugliese; voirA.A.V.V., 1993). L’auteure de cette introduction, une spécialistedes littératures africaines, s’emploie à défendre l’individualité dechacun des artistes représentés et la multiplicité des réalitésafricaines à un point tel qu’on est amené à se questionner quantà la pertinence du critère même qui a présidé au rassemblementdes textes qui composent le recueil!

Notre enquête visait à étudier la diffusion des littératuresfrancophones en Italie : nous avons découvert, toutefois, que lesœuvres francophones parviennent à notre péninsule à traversdes parcours variés, selon des classifications qui peuvent renvoyer,selon les cas, aux littératures postcoloniale, féminine, etc. Ilconvient de préciser que les maisons d’édition et les revues liéesau monde universitaire privilégient des catégories tels le

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postcolonialisme ou l’insularité, tandis que les maisons d’éditionqui visent un public plus large cataloguent leurs livres selon desétiquettes de littérature féminine, littérature pour enfants, etc. Lestextes francophones des Caraïbes offrent un bon exemple decette situation : lorsqu’ils sont traduits en italien, leur« francophonie d’origine » est souvent occultée au profit d’unevalorisation de la réalité géoculturelle locale, du postcolonialisme,de la vision féminine, ou encore du réalisme magique. De la mêmemanière, le roman Les fous de Bassan d’Anne Hébert n’a ététraduit que grâce à l’initiative de la directrice de la maison d’éditionTufani, Luciana Tufani, qui s’occupe de littérature féminine et quia remarqué l’absence, parmi les traductions italiennes, desromancières québécoises. La difficulté des littératuresfrancophones à être reçues comme « produit francophone » estencore plus marquée pour les régions du Maghreb et de l’Afriqueau sud du Sahara : dans les deux cas, la coprésence de plusieurscommunautés linguistiques est gommée lors des traductions oudes commentaires dans les revues. Par exemple, plusieurscollaborateurs de revues s’occupent de littérature maghrébine sansdistinction entre littérature francophone et arabophone. En cequi concerne l’Afrique au sud du Sahara, on tend souvent àparler d’Afrique tout court, et à privilégier, de surcroît, le corpusanglophone.

Les littératures francophones sur la Toile d’Italie

Parallèlement à l’étude concernant les canaux de légitimationlittéraire traditionnels, nous avons exploré les sites en langueitalienne visant au rayonnement culturel de la francophonie. Cevolet de la recherche nous a imposé toute une série deconsidérations théoriques préalables, car la portée planétaire dece canal de diffusion ne permet pas un traitement des donnéessemblable à celui des autres canaux : comment parler, en effet,de visibilité de la francophonie en Italie lorsqu’il est question duWorld Wide Web? N’est-ce pas contradictoire? La spécificité dumoyen nous a amenées à l’envisager de façon différente, enassumant dès le début son caractère global commecaractéristique structurale et incontournable.

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D’après une étude réalisée en 1998 sous l’égide de l’Agenceuniversitaire de la Francophonie en collaboration avec l’Unionlatine, on assiste à une progression lente mais significative de lavisibilité de la francophonie en ligne. Une première constatations’impose lorsqu’on étudie la présence francophone dans Internet :de nombreux circuits de diffusion de la culture francophone n’ontpas leur source en France. Ce phénomène de décentralisationest bien sûr fondamental dans l’analyse de la situation italienne.

Parmi les sites en langue italienne, ce sont ceux qui concernentl’école qui offrent la gamme la plus vaste de données sur lafrancophonie; ces sites constituent de véritables archivesdidactiques, d’un niveau remarquable. Plusieurs bibliothèquesitaliennes offrent également la possibilité de repérer facilementdes ressources francophones. Enfin, les sites liés au Vatican et àl’église catholique abordent la francophonie par le biais de lasituation socio-économique des pays dits « en voie dedéveloppement », tandis que les sites des ambassades offrentune perspective intergouvernementale8.

Internet constitue également un moyen pour s’informer au sujetde la formation universitaire qui concerne les littératuresfrancophones : la Toile constitue de ce fait une voie privilégiéede diffusion et de légitimation de ce corpus. Nous avons analyséles ressources concernant le monde universitaire dans Interneten essayant d’imaginer les exigences d’un étudiant ou d’unchercheur qui veut entamer ou approfondir des études dans ledomaine francophone en Italie. Le site <www.universities.com>s’est révélé un outil essentiel puisqu’il offre un panorama de toutesles universités italiennes, permettant ainsi à l’étudiant d’accéderdirectement à tous les sites existants.

Cinq universités italiennes (Bologne, Palerme, Bari, Milan,Florence) offrent un doctorat qui permet d’approfondir laconnaissance des littératures francophones. Fait intéressant,chacune de ces universités propose une dénomination différentepour son doctorat. Le seul qui concerne exclusivement etexpressément les littérature francophones est celui de Bologne,dans le cadre duquel nous travaillons. Ce doctorat a été instituéen 1985, il est le premier exemple italien d’une formation de

8 L’ambassade française joue un rôle de premier plan avec son site <www.france-italia.it>; les sites de l’ambassade canadienne en Italie (www.canada.it) et del’ambassade suisse méritent également d’être mentionnés.

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troisième cycle consacrée à la francophonie littéraire. Il bénéficied’une visibilité dans Internet grâce au site <www.lingue.unibo.it/francofone>.

Le doctorat en littérature française et littératures francophonesoffert par l’université de Palerme est moins documenté en ligne,mais les informations qu’on est en mesure d’obtenir laissententrevoir un intérêt privilégié pour les littératures maghrébine etbelge d’expression française. La dénomination des doctoratsproposés par les universités de Bari et de Milan (doctorat enfrancesistica, c’est-à-dire en études françaises) ne suggère aucunintérêt spécifique pour la francophonie, mais une analyse plusapprofondie révèle plusieurs projets de recherche qui s’yrattachent. À Bari, il existe depuis 1999 un département de langueset littératures romanes et méditerranéennes qui accorde une placeimportante à la littérature maghrébine francophone. Milan a uneapproche plus complète de la littérature d’expression françaisegrâce à une vocation comparatiste. Florence, enfin, présente undoctorat en langues et cultures de la Méditerranée qui inclut lalittérature maghrébine d’expression française.

La formation de premier et de deuxième cycles avait jusqu’àtout récemment un statut unitaire en Italie (l’étudiant devaitobligatoirement rédiger un mémoire pour obtenir son diplômeuniversitaire)9. Parmi les programmes offerts, il en existe unevingtaine en Italie dont l’objet principal est l’étude des littératuresfrancophones. Il est à remarquer que l’organisation de chaqueprogramme dépend essentiellement des intérêts des enseignants;de plus, pour des raisons géographiques et historiques, leurdistribution sur le territoire italien est inégale : le sud se distinguepar un intérêt pour la dimension méditerranéenne des productionslittéraires; au nord, on privilégie plutôt l’expression en languefrançaise; au centre, la francophonie littéraire est moins présente.

Il existe par ailleurs des centres et des instituts de rechercheuniversitaires qui, quoique n’étant pas chargés de l’organisationdes programmes, exercent une influence quant à leur orientationscientifique. Le CISQ (Centro Interuniversitario di StudiQuebecchesi), pour ne donner qu’un exemple, joue un rôleimportant en ce qui concerne les initiatives liées à la littérature

9 Depuis deux ou trois ans, le monde universitaire italien subit des transformationsradicales, mais ces changements étant tout récents, il ne paraît pas possible de tirerdes conclusions à propos de la nouvelle orientation.

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québécoise – colloques, séminaires et, plus récemment, unecollection de traductions chez L’Harmattan Italia –, mais aussi àla coordination entre les différents groupes de recherche italiens,présents dans plusieurs universités. Le choix des aires culturellesétudiées par ces centres est lié aux possibilités de coopération etaux subventions économiques provenant des pays dont ilss’occupent (d’où le nombre relativement élevé, en Italie, de centresétudiant le Québec).

Conclusions

Le travail que nous avons effectué au cours de l’annéeacadémique 2001-2002, et qui s'est poursuivi jusqu’en 2003,représente, malgré ses limites, une entreprise de « pionnières ».En effet, si l’étape du repérage de l’information nous a étégrandement facilitée par l’existence d’outils précieux, notammentla bibliographie Francesistica qui répertorie les traductionsd’œuvres et les études critiques appartenant à l’ensemble dudomaine des études françaises, nous avons néanmoins réalisé lepremier bilan relatif aux littératures francophones extra-européennes en Italie, et la première tentative de « problématiser »la situation, grâce à l’enquête qualitative et à la réflexion critique.Cette première étape fera l’objet d’une publication collective.

Nous espérons que le projet puisse avoir des suites : l’enquêteauprès des agents culturels (universitaires ou non) mériterait d’êtrepoursuivie, ainsi que l’analyse des discours crit iquesaccompagnant les textes (on pourrait par exemple l’étendre àd’autres médias, comme la radio et la télévision). Pour ce qui estdu milieu scolaire, que notre recherche n’a pas directementabordé, il semble être une véritable pépinière d’initiatives visant,au nom des valeurs du multiculturalisme, à faire connaître lescultures émergentes.

Les multiples facettes de la présence des œuvres francophonesen Italie, et le fait que nous les ayons examinées à la loupe dansle cadre de notre étude (dont, nous le rappelons, cet article nereprésente qu’une synthèse), ne doivent pas faire oublier qu’ils’agit d’un phénomène aux dimensions extrêmement réduites,quoiqu’une croissance soit amorcée, dont les développements

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sont impossibles à prévoir. Toutefois, au fil de la recherche, ilnous a semblé que s’esquissait un cadre pour une réflexion plusvaste dont l’ambition serait de rendre compte du devenir deslittératures francophones en-dehors du binômeFrance / Francophonie; qu’il conviendrait d’étudier ce troisièmepôle, dont l’Italie ne constitue qu’un cas particulier, que cetroisième pôle posséderait en propre une série de problèmesinexistants là où le français n’est pas une langue étrangère.

Notre projet contient donc in nuce le dépassement du contextenational vers une perspective plus vaste. Dès lors, undéveloppement possible de notre recherche serait un colloquequi réunirait des chercheurs provenant de divers paysn’appartenant pas à l’univers francophone pour réfléchir etéchanger sur les stratégies de légitimation et les modalités deréception des littératures francophones à l’étranger, à la recherchedes convergences et des disparités.

Cette recherche nous a fait découvrir le rôle essentiel et originalque jouent les structures et les protagonistes de la diffusion deslittératures francophones en Italie. S’il est indéniable que la plupartdes œuvres parviennent à notre péninsule à travers le filtre dumonde culturel français, il ne reste pas moins que le panoramaitalien n’est pas la reproduction en miniature du panoramafrançais. D’abord, parce qu’une seconde sélection s’y opère,suivant des critères que la France ne partage pas nécessairement.Ensuite, parce que les responsables de la promotion de lalittérature francophone de telle ou telle région interagissent parfoisdirectement avec leurs vis-à-vis italiens (c’est ce qui arrive dansle cas des littératures québécoise et canadienne). Enfin, il existemême des initiatives de publication d’inédits francophones : parexemple, les éditions bilingues de la maison d’édition La Rosa deTurin comptent des œuvres francophones inédites d’auteurs aussiimportants que Sony Labou Tansi, Zadi Zaourou et AnthonyPhelps, pour ne citer que ceux-là10.

10 Anthony Phelps, Immobile viaggiatrice di Pica, Torino, La Rosa, 2000 (coll. « Tracce »)(original inédit : Immobile voyageuse de Pica; traduction et direction d’Antonella Emina;note introductive de Sergio Zoppi); Sony Labou Tansi, Il quarto lato del triangolo,Torino, La Rosa, 1997 (coll. « Tracce ») (original inédit : Le quatrième côté du triangle;traduction d’Antonella Emina; sous la direction de Sergio Zoppi et d’Antonella Emina);Bottey Zadi Zaourou, Il segreto degli dei, Torino, La Rosa, 1999 (coll. « Tracce »)(original inédit : Le secret des dieux; traduit et annoté par Nataša Raschi; noteintroductive d’Anna Paola Mossetto).

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Si le conditionnement exercé par les instances littérairesfrançaises et francophones s’avère déterminant, il serait par ailleursinadéquat de considérer le minuscule pôle italien comme unesuccursale dépourvue d’autonomie.

Cristina Minelle termine actuellement un doctorat en littératures francophones àl’Université de Bologne; sa thèse porte sur les rapports entre la nouvelle et le fragmentdans le Québec des années 1980-1995. Dans le cadre du projet « Littératuresfrancophones en Italie », elle s’est intéressée aux traductions d’œuvres québécoises;les résultats de sa recherche ont servi à la réalisation du volume Traductions italiennesd’œuvres québécoises (en collaboration avec Anne de Vaucher Gravili) publié dans lacollection du Centre interuniversitaire d’études québécoises à l’occasion du Salon dulivre de Turin 2003.

Lucie Picard est boursière du doctorat en littératures francophones de l’Universitéde Bologne et rédige actuellement une thèse sur la poésie de Rina Lasnier. Elles’intéresse également à la dramaturgie et collabore aux travaux de l’ERTEF del’Université de Turin. Elle a publié des études consacrées à des textes de poètes(É. Nelligan, R. Giguère) et de dramaturges (C. Fréchette, W. Mouawad) québécois.Elle a contribué au projet « Littératures francophones en Italie » en réalisant une analysedu péritexte destiné aux traductions italiennes d’œuvres provenant des pays de l’Afriquesubsaharienne francophone.

Références

A.A.V.V. (1993). Racconti dall’Africa, Milano, Mondadori (coll. « Oscar narrativa »).

AMOSSY, Ruth (1991). Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan(coll. « Le texte à l’œuvre »).

FAHROUD, Abla (2002). La felicità scivola tra le dita, traduit par Elettra Bordino Zorzi,Rome, Sinnos.

Francesistica. Bibliografia delle opere e degli studi di letteratura francese e francofonain Italia, vol. I, 1992, sous la direction de G. Bogliolo, P. Carile, M. Matucci, 1980-1989, Fasano-Genève, Schena-Slatkine; vol. II, 1990-1994, sous la direction deG. Bogliolo, P. Carile, M. Matucci, Fasano-Genève, Schena-Slatkine, 1996; vol. III :Francesistica. Bibliografia delle opere e degli studi di letteratura francese e francofonain Italia / Bibliographie des œuvres et des études de littérature française et francophoneen Italie, 1995-1999, sous la direction de G. Benelli, G. Bogliolo, P. Carile, G. Giorgi,M. Matucci, B. Papasogli, Torino-Paris, L’Harmattan Italia-L’Harmattan, 2001.

MOURA, Jean-Marc (1999). Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris,Presses Universitaires de France (coll. « Écritures francophones »).

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Ching SELAOUniversité de Montréal

Y a-t-il une réception critique de la littérature vietnamiennefrancophone?

Résumé : En examinant les travaux consacrés à la littérature vietnamienne francophone,cette étude propose d’analyser les trois approches que privilégie la critique :sociohistorique, « essentialiste » et féministe. Sans nier leurs contributions importanteset intéressantes, l’objectif de cet article est de souligner le manque de rigueur théoriqueet de pertinence de certaines lectures qui donnent parfois l’impression de présenteret de promouvoir ce corpus plutôt que de l’étudier. De ce constat, une questions’impose : y a-t-il une réception critique de la littérature vietnamienne francophone?

« Âme vietnamienne », approche historique, critique, discours féministe, littérature,Vietnam

À l’heure où les littératures francophones antillaise, africaine et maghrébine font l’objet d’une réception critique importante,

le roman vietnamien de langue française demeure un corpuspeu connu. Si Bùi Xuân Bâo écrivait en 1974 : « Les œuvresécrites en français par des Vietnamiens constituent par leurnombre et leur qualité une littérature qui a sa raison d’être ausein de la communauté nationale et ses titres de noblesse ausein de la littérature universelle. » (Bùi, 1976 : 633), il n’en restepas moins que ces écrits sont encore aujourd’hui généralementméconnus. De fait, peu nombreux sont les lecteurs quiconnaissent Pham Van Ky, Pham Duy Khiem ou Ly Thu Ho.Couronné par le grand prix du roman de l’Académie françaisepour Perdre la demeure, publié en 1961, Pham Van Ky estpourtant considéré comme le plus grand écrivain vietnamienfrancophone. Pour sa part, Pham Duy Khiem, auteur notammentde Nam et Sylvie (1957) et de La place d’un homme (1958),représente également l'une des figures majeures de cettelittérature1. Ly Thu Ho, quant à elle, est la première femme

1 Il faut ici noter, à regret, que le statut de « premier vietnamien normalien » de celui-ci et son amitié avec Léopold Sédar Senghor et Georges Pompidou semblent retenirautant, sinon plus, d’attention que ses écrits.

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vietnamienne ayant publié des romans en français à Paris.Lorsqu’ils ne sont pas ignorés, ces auteurs sont parfois victimesd’erreurs absurdes. En effet, l’édition de 1975 du Petit Robert 2confond Pham Duy Khiem et Pham Van Ky, le premier, d’aprèscet ouvrage de référence déjà établi, écrivant parfois sous le nomdu second. Dans l’édition revue et corrigée de 1984, le dictionnairetente d’effacer la méprise en faisant disparaître Pham Van Ky,mais en attribuant un de ses romans, Frères de sang (1947), àPham Duy Khiem (Yeager, 1987 : 2). Finalement, les récenteséditions du Petit Robert des noms propres ont mis un terme à cequiproquo avec une solution fort efficace : exclure Pham DuyKhiem du dictionnaire. Cet exemple souligne non seulement laméconnaissance des œuvres vietnamiennes, mais pose aussi leproblème de la reconnaissance de ses auteurs : quelle placeoccupent-ils dans le concert des littératures francophones?

Si, depuis quelques années, une attention croissante est prêtéeà ce corpus – marginal à l’intérieur d’autres littératures souventmarginalisées –, le peu de qualité et le manque de rigueurthéorique de certains articles et de certaines thèses de doctoratsuscitent des interrogations qui, plutôt que de légitimer l’étudede cette littérature, justifie le désintérêt et l’indifférence de lacritique. Alors que plusieurs attestent de la qualité littéraire de cecorpus, peu de critiques en analysent les œuvres, limitant souventleurs études à une présentation, voire à une promotion de celui-ci. Ce constat nous oblige à poser la question qui sert de titre àcet article : « Y a-t-il une réception critique de la littératurevietnamienne francophone? » Dans les pages qui suivent, il s’agirad’examiner les lectures réductrices qui, nées d’un désir de rétablirla place de la littérature vietnamienne au sein des littératuresfrancophones, ne parviennent qu’à diminuer sa valeur littéraire.Sans, bien entendu, nier les contributions pertinentes etintéressantes, le but de cet article est toutefois d’interroger leslectures discutables et, par la même occasion, le regain d’intérêtmanifesté ces dernières années pour cette littérature : ne sert-ilpas à combler un vide du paysage postcolonial francophone? Sitel est le cas, doit-on excuser, sous le prétexte d’une entreprisetout à fait légitime, les lacunes et les interprétations fort peuconvaincantes de quelques travaux? En insistant sur les troisapproches privilégiées pour l’analyse de ce corpus –sociohistorique (parallèlement à la notion de « littérature

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d’idées »), « essentialiste » et féministe –, cet article tente de fairele point sur les questions que provoquent certaines analyses.

La perspective sociohistorique

Dans un chapitre des Littératures de langue française hors deFrance, Bùi Xuân Bâo offre une introduction historique de lalittérature vietnamienne d’expression française. S’inscrivant àl’intérieur d’une anthologie, l’article résume brièvement les œuvrespoétiques et romanesques, tout en accordant une place auxaspects biographiques des auteurs importants. Suivant l’évolutionhistorique du Vietnam, ce bref aperçu de huit pages ouvre lavoie à une critique qui lira désormais ce corpus comme destémoignages de la « réalité vietnamienne » (Bùi, 1976 : 633). Àl’instar de Bùi Xuân Bâo, mais dans le cadre d’un article plussubstantiel, Thuong Vuong-Riddick insiste sur l’importance ducontexte sociohistorique vietnamien dans son analyse du « dramede l’occidentalisation » dans trois romans de Pham Van Ky. Si lechoc de la rencontre de l’Orient et de l’Occident mis en scènepar Pham Van Ky est habilement étudié par la critique, il fauttoutefois remarquer l’importance accordée à la dimensionhistorique qui l’emporte sur la dimension littéraire. Au sujet deFrères de sang (1947), elle écrit : « Mais parler d’étudeethnographique, d’œuvre d’art, c’est laisser de côté la dimensionhistorique et dramatique qui constitue l’essentiel de ce roman dudéchirement et de la mauvaise conscience. » (Vuong-Riddick,1978 : 144.) Cette affirmation est problématique dans la mesureoù parler d’un roman en le qualifiant d’« étude ethnographique »,c’est déjà diminuer sa valeur littéraire. En outre, s’il est vrai quele roman se situe à un moment important de l’histoire du Vietnam,c’est-à-dire au début de la guerre d’Indochine en 1945, le villageoù se passe l’action est justement décrit par le narrateur commeétant « un modèle de pérennité » (Pham Van Ky, 1947 : 26), unlieu où le mode de vie des villageois ne semble pas être touchépar les bouleversements politiques en cours. Dans la même veine,elle note à propos de Perdre la demeure (1961) que c’est unroman d’aventures qui « fournit pourtant une étude descomportements et des mentalités particulièrement remarquable »(Vuong-Riddick, 1978 : 149). Or, insister sur les aspectsethnographiques et historiques de ces romans, n’est-ce pas

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entériner l’idée que les littératures francophones n’ont intérêt qu’àêtre lues à l’intérieur de ces considérations? Et comme le dit sibien la critique elle-même au terme de son article – ce qui paraîtréfuter l’argument de son analyse : « Ce lieu imaginaire, idéal,où les contradictions peuvent coexister, c’est aussi la littérature,utopie toujours nécessaire. »2 (Ibid. : 152.)

À ce jour, un seul livre seulement porte entièrement sur leroman vietnamien francophone, celui de Jack Yeager, TheVietnamese Novel in French: A Literary Response to Colonialism.Dans cet ouvrage incontournable pour ses recherchesbibliographiques, la perspective sociohistorique adoptée parYeager s’inscrit dans la continuité des articles de Thuong Vuong-Riddick. La première partie du livre est consacrée à la culture, àl’histoire, à l’évolution de la littérature nationale en langueschinoise (chu nom) et vietnamienne (quoc-ngu), ainsi qu’àl’émergence du roman vietnamien francophone. Situant ce corpusdans un contexte précis, Yeager réserve la deuxième partie deson essai à une analyse thématique détaillée des romans : laconfrontation des cultures orientale et occidentale, l’impact de laréalité sociopolitique et l’importance du personnage féminin.Selon lui, son approche est justifiée par la récurrence de cesthèmes qui forment la « spécificité » de ces romans (1987 : 6-7).

Dans son désir de mettre en valeur l’originalité du corpus étudié,Yeager souligne également son hybridité en rappelant que leroman est un genre occidental introduit par les Français, un genreque les auteurs vietnamiens manipulent par ailleurs selon desvaleurs esthétiques propres à la littérature vietnamienne.Empruntant le genre romanesque à la tradition française tout enconservant un style vietnamien, « [t]hese works are neither fullyVietnamese nor fully French3. » (Ibid. : 7.) Certes, Yeager n’estpas le seul à mettre en relief le métissage d’une littérature

Ching Selao

2 Thuong Vuong-Riddick est aussi l’auteure d’un article fort intéressant sur la symboliquedu corps dans Frères de sang et Perdre la demeure de Pham Van Ky. S’inspirant dece que Marcel Mauss a appelé « les techniques du corps », elle analyse lecomportement corporel des personnages en lien avec les changements sociaux etculturels du Vietnam. Cependant, encore ici, elle réduit la lecture des romansvietnamiens francophones à l’approche sociohistorique, comme le prouve cet extraittiré de sa conclusion : « Quant aux autres textes du champ encore si peu étudié dureste de la littérature francophone vietnamienne, ils peuvent être regroupés suivantles grandes étapes historiques du Vietnam lui-même, avec l’avènement de lacolonisation, l’accession à l’indépendance, l’intervention américaine, la réunificationdu pays. Ces étapes correspondent aux différentes phases de l’évolution du "corpssocial" lui-même. » (1979 : 176.)

3 [ces œuvres ne sont ni entièrement vietnamiennes ni entièrement françaises.]

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francophone. Or, la question de l’hybridité des textes n’est passans ambiguïté. En effet, le critique lui-même ne tarde pas àmentionner que ce sont les auteurs – et non pas tant les romans– qui sont des « métis culturels » (Ibid. : 8). Si le contenu desromans, c’est-à-dire les mœurs, les conflits politiques, lespersonnages principaux et leur ambivalence par rapport auxvaleurs modernes et aux traditions confucéennes sont décritsdans un contexte vietnamien, le style et la structure semblentdavantage empruntés à la littérature occidentale. Yeager précisel’héritage oral et poétique de la tradition littéraire vietnamiennedes textes francophones (Ibid. : 40), mais son essai – remarquablepour son survol historique de l’évolution des mouvementslittéraires au Vietnam – n’est pas, à ce propos, aussi persuasifqu’il le voudrait. De fait, il n’est pas sûr que ce qui relève d’uncaractère « vietnamien » ne soit pas simplement les thèmes et lesproblèmes que rencontre la société vietnamienne aux prises avecla colonisation.

L’analyse textuelle de Yeager semble d’ailleurs confirmer lafiliation des romans à un héritage littéraire français, ce qu’ilannonçait déjà dans son introduction : « The VietnameseFrancophone novel appears to be an imitation of its Frenchmodels, especially eighteenth- and nineteenth-century socialnovels related by third person narrators or confessions told inthe first person4. »5 (Ibid. : 7) Alors que l’élan poétique des auteursfrancophones est principalement justifié par l’importance de lapoésie au Vietnam avant la conquête coloniale, le renvoi auxécrivains français est, pour sa part, beaucoup plus clair. Ainsi,Balzac, Stendhal et Zola sont les grands modèles de ces textesqui peignent la « réalité » (Ibid. : 91). L’un des premiers romansvietnamiens francophones, Le roman de Mademoiselle Lys (1921)de Nguyen Phan Long, est notamment qualifié par le critique de« style véritablement stendhalien » (« true Stendhalian fashion »),(Ibid. : 125). En outre, la référence à ces écrivains canoniques lui

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4 [Le roman vietnamien francophone se présente comme une imitation de ses modèlesfrançais, en particulier des romans sociaux des dix-huitième et dix-neuvième sièclesrelatés par des narrateurs à la troisième personne ou des confessions racontées à lapremière personne.]

5 Il n’y a pas que le roman francophone qui soit perçu comme une imitation de sonmodèle français puisque Yeager spécifie que les années 1930 – la période la plusimportante du XXe siècle de la littérature vietnamienne en quoc-ngu (littéralement :« langue nationale »), selon Bùi Xuân Bâo – se développent par la découverte, latraduction et l’imitation de la littérature française (Yeager, 1987 : 37).

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permet, au terme de son étude, de légitimer son approchesociohistorique :

The novels treated in this study have then in a sense become historicallandmarks, artifacts and documents of the past, of interest to socialhistorians. But being grounded in a historical moment or a specificculture does not lessen their value. If this were the case, Stendhal’sLe Rouge et le noir, as a Chronique de 1830, or Balzac’s novels wouldnot be considered as they are today6. (Ibid. : 163-164.)

Le renvoi explicite aux écrivains français devenus des classiquesmet ici l’accent sur la valeur littéraire des textes qui sont pourtantempreints de valeurs esthétiques vietnamiennes. De touteévidence, Yeager tente de souligner, par l’entremise d’une logiquedu métissage, le côté subversif de ce corpus qui, insiste-t-il toutau long du livre, se situe entre les littératures vietnamienne etfrançaise, tout en s’inspirant des deux. Or, est-il vrai que « themere fact of Vietnamese authors writing in French challengesartistic preconceptions7 » (Ibid. : 164)?

Dans sa thèse de doctorat qui porte le titre Vietnamese Novelsin French: Rewriting Self, Gender and Nation, Sharon Julie Lim-Hing soulève un autre problème que pose l’analyse de Yeager.En notant que ce dernier mentionne pertinemment que le faitd’écrire dans une langue étrangère ne soit pas un phénomènenouveau au Vietnam puisque l’élite vietnamienne a pendantplusieurs siècles écrit en chinois, elle relève toutefois l’argumentparadoxal qui consiste à accorder au français le pouvoir libérateurau complexe d’infériorité des Vietnamiens dont il est lui-mêmel’origine (Lim-Hing, 1993 : 118-119). Yeager précise effectivementque pour les Vietnamiens éduqués, l’emploi de la langue françaiseest une manière de rompre avec un héritage culturel inutile dansune société moderne industrialisée (1987 : 52), tout en suggérantque le français est un instrument, voire une arme, qui permet auxauteurs vietnamiens – qu’il dit pourtant être intellectuellementcolonisés par la culture française (Ibid. : 51) – de s’ériger contrela suprématie et l’impérialisme français en valorisant la culture et

Ching Selao

6 [Les romans traités dans cette étude sont en un sens devenus des points de repèrehistoriques, des artefacts et des documents du passé d’un intérêt pour les historiens.Mais le fait qu’ils soient ancrés dans un moment historique ou une culture spécifiquene diminue pas leur valeur. Si tel était le cas, Le rouge et le noir de Stendhal, en tantque Chronique de 1830, ou les romans de Balzac ne seraient pas considérés commeils le sont aujourd’hui.]

7 [le seul fait que les auteurs vietnamiens écrivent en français défie les préconceptionsartistiques]

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le peuple vietnamiens. Sans adhérer au ton quelque peu déplaisantde Lim-Hing qui note que « [s]uch a mishmash of logic makes fora spoilt broth8 » (1993 : 119), il importe néanmoins de remarquerle manque de cohérence de cette hypothèse. De plus, elle signaleà juste titre les signes apparents d’un complexe d’infériorité quise manifeste par une complaisance des auteurs en quêted’approbation du lectorat français : « Earlier writers’ work is riddledwith self-conscious, often self-deprecating comparisons betweenAsian and European culture9. » (Ibid. : 120.) En ce sens, plusqu’une arme dirigée contre l’Autre, la langue française est unearme tournée contre soi-même.

Si Lim-Hing fait montre d’un sens critique et lucide, on nepeut cependant pas dire que les explications qu’elle-mêmepropose soient dénuées de contradictions. En apportant desprécisions sur son premier chapitre, elle écrit :

This short historical overview attempts to provide a context forunderstanding Vietnamese works in French. It is meant to fill in theblanks in our knowledge about Vietnam, not necessarily to providekeys to reading Vietnamese literature in French; though the twosubjects are related, they are not the same10. (Ibid. : 3)

D’une part, est-il essentiel de préciser que la littératurevietnamienne francophone, bien qu’étroitement liée à un contextehistorique qui l’a fait naître, se distingue de l’histoire du Vietnam :cela est une évidence. D’autre part, si les repères historiques nesont pas là pour ouvrir des pistes à l’interprétation des textes,pourquoi dès lors leur consacrer près de soixante pages de sathèse (p. 11 à 69)? Qui plus est, sa présentation de la littératuredu Vietnam (en quoc-ngu et en français), qui est étroitement miseen parallèle avec l’histoire du pays, occupe plus de cinquantepages (p. 70 à 125).

Sans nier l’importance de l’histoire dans la formation de cecorpus qui n’existerait pas sans le contexte politique et historique

Y a-t-il une réception critique de la littérature vietnamienne francophone?

8 [un tel méli-mélo de logique gâche la sauce]

9 [L’œuvre des premiers écrivains témoigne d’un manque d’assurance et est parseméede comparaisons entre les cultures asiatique et européenne souvent en défaveur dela première.]

10 [Ce bref survol historique tente de fournir un contexte afin de comprendre les œuvresvietnamiennes de langue française. Il est destiné à combler les lacunes dans nosconnaissances sur le Vietnam et non nécessairement à fournir les clés permettantd’interpréter la littérature vietnamienne francophone, car bien que les deux sujetssoient reliés, ils ne sont pas le même.]

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qu’a été la colonisation française au Vietnam, il importe néanmoinsde relever l’incohérence de certaines affirmations. Lim-Hing note,en réaction contre le peu d’attention accordée à la littératurevietnamienne francophone :

The few instances in which Vietnamese novelists in French have beendiscussed were single articles that attempted to cover all Vietnamesewriters in French, or anthologies that survey all Francophone literature.This reflects one of the two Western European approaches to thirdworld literature in general, and that is to ignore the heterogeneity ofthird world subjects. The other tendency is to read third world literatureas mere anthropological reporting with no true literary merit11.(Ibid. : 2.)

Il est ici difficile de ne pas être d’accord avec Lim-Hing, maisalors qu’elle accuse la critique de lire les romans vietnamiensfrancophones comme des rapports anthropologiques n’ayantaucun mérite littéraire, elle-même souligne que :

Vietnamese novels of French expression provide an unprecedentedopportunity to explore the intersection of several factors as theytraverse the production of fiction : indigenous history, colonialism,(internalized) racism, language and culture acquisition and rejection,the notion of gender, and the definition of subjectivity in a societybeing transformed into modern state12. (Ibid. : 8; je souligne.)

En examinant les aspects qu’elle nous invite à explorer, il sembleque cette « occasion sans précédent » qu’offrent les romansvietnamiens francophones ne soit pas étrangère à l’anthropologie.À la différence de Yeager qui ne rejette pas l’idée que ce corpuspuisse être considéré comme des documents historiques ousociologiques, Lim-Hing dénonce le regard anthropologique touten l’encourageant elle-même.

Sa remarque sur les critiques qui essaient d’aborder tous lesauteurs dans le cadre d’un seul article est toutefois très

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11 [Les rares occasions où les romanciers vietnamiens francophones ont été abordéssont le fait d’articles ayant tenté de traiter de tous les écrivains vietnamiens de languefrançaise ou d’anthologies présentant toute la littérature francophone. Cela reflète unedes deux approches européennes occidentales face à la littérature du tiers-monde engénéral, qui consiste à ignorer l’hétérogénéité des sujets du tiers-monde. L’autretendance est de lire la littérature du tiers-monde comme un simple rapportanthropologique sans véritable valeur littéraire.]

12 [Les romans vietnamiens d’expression française offrent une occasion sans précédentd’explorer le croisement de plusieurs éléments traversant la production littéraire :l’histoire indigène, le colonialisme, le racisme (intériorisé), l’acquisition et le refus dela langue et de la culture, la notion d’identité sexuée et la définition de la subjectivitédans une société en voie de modernisation.]

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juste (Ibid. : 2). À ce sujet, l’article d’Alain Guillemin, « La littératurevietnamienne francophone. Entre colonialisme et nationalisme »,constitue un bon exemple. Ce dernier nomme tous les auteursimportants de ce corpus, de Pham Van Ky à Linda Lê, en passantpar Pham Duy Khiem, Cung Giu Nguyen et Ly Thu Ho, et retraceles circonstances historiques et politiques de l’émergence de cettelittérature. Privilégiant lui aussi une approche sociohistorique,Guillemin distingue trois périodes chronologiques qui définissentles courants de cette littérature : « de 1913 à 1945, une littératuresous influence coloniale, à l’école de l’Occident; de 1945 à 1975,une littérature à la recherche de sa vocation nationale etuniverselle, à l’épreuve des guerres, coloniale, étrangère et civile;de 1975 à 1997, une littérature en quête d’une nouvelle identité. »(Guillemin, 1999 : 270.) Autrement dit, les romans, les récits, lesnouvelles et les poèmes en langue française mais écrits par desauteurs vietnamiens forment une « chronique des souffrancesd’un peuple témoin et victime des grands conflits politiques etidéologiques du XXe siècle » (Ibid. : 274). Il est sûrement réducteurde parler de « chronique » (Ibid. : 272, 274) ou de « littérature detémoignage » (Ibid. : 270) dans une étude qui tente de rétablir laplace des textes vietnamiens francophones. En outre, si lalittérature vietnamienne francophone reflète effectivement cestendances, elle n’est par ailleurs aucunement chronologique dansson approche de ces thématiques. Au contraire, celles-ci seretrouvent souvent entremêlées dans un seul roman. De même,un récit écrit pendant la première période et influencé par lavision coloniale, peut aussi très bien s’inscrire dans ce queGuillemin appelle « la quête d’une nouvelle identité »,caractéristique de la dernière période13.

Fortement inspiré de l’ouvrage de Yeager, l’article de Guilleminressemble à un résumé de The Vietnamese Novel in French. Maistandis que Yeager procède à une analyse détaillée des romans,celui-ci ne fait que les présenter. Il est clair que les contraintesd’un article ne permettent pas l’étude de plusieurs textes, maisque Guillemin ait choisi de présenter les auteurs plutôt qued’analyser un corpus délimité est un signe qu’en France, plusqu’en Amérique du Nord, les recherches universitaires en sontencore à un état embryonnaire, à une promotion de cettelittérature. Un des rares endroits où le critique offre une analyse

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13 À titre indicatif, et pour ne mentionner que ceux-là, on peut ici renvoyer aux romansde Trinh Thuc Oanh et Marguerite Triaire, En s’écartant des ancêtres (1939) et Laréponse de l’Occident (1941).

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textuelle est le début de l’article, qui commence par un passagede Frères de sang de Pham Van Ky. La citation évoque leschangements corporels du narrateur à son retour de la métropole,ce qui permet à Guillemin de montrer les troubles identitairesque trahissent « les techniques du corps » examinées par MarcelMauss (Ibid. : 267). L’interprétation est en soi intéressante, maiselle semble emprunter à l’article de Thuong Vuong-Riddick, quirelève le même passage de Frères de sang (1979 : 167).Étrangement, pourtant, le critique ne fait aucune référence à cetteétude.

La contribution de Guillemin incite parfois au questionnementquant à sa connaissance de certains romans. Il écrit que malgréla fascination pour l’Occident et ses femmes, « ni Nguyên ManhTuong, ni Hoang Xuan Nhi, ni Pham Duy Khiem, ni Pham VanKy ne [se] sont coupés de leurs cultures d’origine et [sic]empêchés de revenir au Vietnam » (1999 : 272). Afin d’appuyerses dires, il cite dans une note à la fin de l’article les textes quirelatent un retour au pays : Sourires et larmes d’une jeunesse14

de Nguyen Manh Tuong, Les cahiers intimes de Heou Tam deHoang Xuan Nhi, Nam et Sylvie de Pham Duy Khiem et Des femmesassises çà et là de Pham Van Ky. Or, il s’avère que dans Desfemmes assises çà et là, le narrateur ne retourne pas au pays –ce que la quatrième de couverture révélait déjà – et ce, en dépitdes missives de sa mère lui rappellant qu’elle l’attend pour mouriret qui, finalement, meurt d’« avoir attendu à mort […] le filsoublieux de son orient » (Ibid. : 246-247).

En voulant aborder tous les textes, Guillemin ne réussit qu’àdonner l’impression qu’il ne les a peut-être pas tous lus. Ainsi,au sujet de l’importance du personnage féminin dans cettelittérature, il réitère l’argument de Yeager et donne des exemples :

Du roman Mademoiselle Lys15 de Nguyên Phan Long, en 1921[,] àFuir de Linda Lê, en 1988, en passant par En s’écartant des ancêtres,(1939) et La réponse de l’Occident (1941) de Trinh Thuc Oanh etMarguerite Triaire, Des femmes assises çà et là (1964) de Pham VanKy, [les femmes] sont, en quelque sorte, à la fois le symbole et lamétaphore du Vietnam. (Ibid. : 273.)

Ching Selao

14 Pour ce titre, Guillemin écrit à tort « Sources et larmes d’une jeunesse » (278). Onremarque également une erreur par rapport au titre de Ly Thu Ho, Au milieu ducarrefour, que le critique appelle « Au milieu du gué » (272).

15 Encore ici, le critique se méprend quant au titre qui n’est pas Mademoiselle Lys,mais bien Le roman de Mademoiselle Lys.

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Cet extrait serait tout à fait pertinent sans la mention du secondroman de Linda Lê, Fuir, dont le personnage principal non nomméest un homme qui tente d’échapper à son passé et à un Japonaisqui le poursuit. Exilé d’un pays que le roman suggèreimplicitement être le Vietnam, ce narrateur masculin est pourtantun signe évident de la résistance de l’auteure face au piège del’autobiographie, une résistance qu’elle gardera pour ses écritsultérieurs les plus autobiographiques.

Une littérature d’idées

La confusion entre l’auteur et le narrateur n’est pas rare lorsqu’ils’agit de lire un corpus comme une littérature de témoignage16.Dans une thèse consacrée à la vie de Nguyen Manh Tuong et,dans une moindre mesure, à son œuvre, Bac-Sy Nguyenlehieuconfond lui aussi constamment l’auteur à ses personnages. Decet écrivain francophile, Nguyenlehieu écrit : « [Nguyen ManhTuong] rejetait la conception de déracinement et embrassaitouvertement la culture française, la proposant comme modèle àsuivre pour le Viêt-nam. » (2000 : 61) En appui à cette affirmation,ce dernier cite un extrait d’un recueil de nouvelles, Sourires etlarmes d’une jeunesse (1937), dans lequel un personnagevietnamien exprime son amour et son admiration pour Paris :« J’aime Paris […]. À cause d’elle, je suis ce que je suis. Elle m’acréé. » (Ibid.) Il suggère donc que celui qui dit ici « je » est NguyenManh Tuong. Or, ce même « je », du même récit, n’est plusNguyen Manh Tuong aux pages 63-64 de sa thèse : le « je »appartient désormais à un quelconque « étudiant annamite ». Lecritique, dans un geste tout à fait légitime, distancie l’auteur despropos désobligeants de cet étudiant annamite face à la sociétévietnamienne, sans toutefois rester cohérent dans son analyse.À propos du passage dans lequel le personnage exprime sa hainede la société annamite, Nguyenlehieu commente : « Tuong peutaimer la France mais il aime aussi sa famille et n’a pas encore euraison de détester son pays. Il voulait donc s’éloigner du sujet à

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16 Le témoignage est évidemment à entendre au sens étroit du terme, c’est-à-dire undocument qui prétend dire la « vérité » ou du moins ce que l’auteur a vu et vécu. SiJacques Derrida a tenté de redéfinir le témoignage en soulignant que ce dernierporte toujours en lui la possibilité d’être hanté par la fiction, la dissimulation, lemensonge, bref, par la littérature, « de l’innocente ou perverse littérature qui joueinnocemment à pervertir toutes ces distinctions » (1998 : 31) – définition qui rejoint lamanière dont Linda Lê conçoit l’autobiographie –, le témoignage entendu ici supposenon seulement une représentation fidèle de la société en question mais aussi desconnaissances susceptibles d’alimenter le savoir sur l’Autre.

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la première personne dans Philosophie. C’était un "étudiantannamite", précisa le narrateur Tuong[,] voulant dire clairementque ce n’était pas son propre portrait. » (Ibid. : 64) Il est clair queTuong, l’écrivain, peut aimer la France sans détester son pays.Cependant, dans la mesure où Nguyenlehieu l’a déjà associé aupersonnage qui dit aimer Paris et que ce personnage estl’« étudiant annamite » qui dit détester la société annamite,comment Nguyen Manh Tuong peut-il être le personnage quiaime Paris sans être celui qui hait son pays puisque c’est lemême personnage dans la nouvelle intitulée « Philosophie deseptième étage »? Et si Nguyen Manh Tuong est le narrateurobjectif qui rapporte les propos d’un « étudiant annamite »,comme le suggère la citation ci-dessus, il ne peut dans ce casêtre celui qui fait l’éloge de Paris; par conséquent, le récit nepeut être utilisé pour confirmer l’amour de l’écrivain pour la sociétéfrançaise.

Il importe peu de savoir si les propos de ce personnagecorrespondent à ceux de l’auteur, mais il apparaît essentiel desouligner la non-pertinence de cette interprétation. Une thèsesur Nguyen Manh Tuong était certes la bienvenue, puisqu’ildemeure un écrivain vietnamien important dont l’œuvre n’a suscitéaucun intérêt, à une exception près17. Toutefois, il est décevantde constater le manque de rigueur de cette étude qui, plutôt qued’analyser les écrits, résume la vie et les livres de l’auteur. Cettethèse consacre toute sa première partie au contextesociohistorique du Vietnam, sans faire de lien avec les écritsabordés dans les deux autres parties. L’analyse textuelle se réduitd’ailleurs à un résumé des œuvres qui ne s’appuie que trèsrarement sur un ouvrage théorique littéraire : la première référenceà un ouvrage qui ne soit ni historique ni politique n’apparaît qu’àla page 188, où il est brièvement question de Jean-Paul Sartre,qu’il mentionne en passant, et de l’engagement dans Qu’est-ceque la littérature?; la seconde n’apparaît qu’au douzième chapitreintitulé « Autobiographie », où il renvoie à Philippe Lejeune à quiil réserve tout au plus quelques paragraphes (Ibid. : 210-211,216)18.

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17 L’exception est l’article de Marie-Paule Ha (2001). Dans cette analyse des Sourireset larmes d’une jeunesse, Ha examine le retour au pays en lien avec la peur desprotagonistes de retourner à un état primitif. Cet article intéressant met en relief lecomplexe d’infériorité et le mimétisme, analysés par Frantz Fanon dans Peau noire,masques blancs (1952) et par Albert Memmi dans Portrait du colonisé (1952),qu’incarnent les personnages.

18 Pour une division chronologique et historique des œuvres vietnamiennes

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Dans son introduction, Nguyenlehieu précise que les multipleset longues citations sont justifiées par la difficulté de mettre lamain sur les écrits de Nguyen Manh Tuong (Ibid. : 18) – ce quiparaît raisonnable –, mais le problème n’est pas celui des longuescitations mais celui de l’absence d’analyse critique. Alors qu’ilcommente à peine les multiples citations, certains de sesarguments font preuve d’une redondance remarquable. Parexemple, au sujet du court texte « Déracinement? », inclus dansSourires et larmes d’une jeunesse, et dans lequel le narrateurattaque explicitement Maurice Barrès pour ses opinions anti-humanistes dans Les déracinés (1897), l’auteur de la thèse répèteà plusieurs reprises que Nguyen Manh Tuong conteste la positionde Barrès, sans jamais pousser plus loin sa réflexion (Ibid. : 61,75, 108, 147, 192). De plus, il omet par moments de préciser d’oùviennent ses sources. Ainsi, concernant le « style fleuri » del’écrivain entre les années 30 et 40, il cite un commentateur quiaurait noté : « "Abus des belles phrases et étalage un peu indiscretdes citations." » (Ibid. : 228.) Non seulement il ne spécifie pasd’où provient cette phrase, mais il ne mentionne même pas lenom du critique en question. De même, on retrouve une citationen anglais dont on ignore tout de la référence, si ce n’est qu’elleappartient à un auteur russe qui n’est pas nommé (Ibid. : 218).Sans m’attarder davantage sur les lacunes de cette thèse, il estintéressant de mettre en relief un point que soulève Nguyenlehieu,à savoir que « les œuvres de Tuong sont d’abord des œuvresd’idées puis secondairement des œuvres littéraires. » (Ibid. : 184.)

L’accent mis sur les idées plutôt que sur la qualité littérairedes textes francophones n’est pas propre à Nguyenlehieu : cetargument est partagé par plusieurs, entre autres, par BernardHue dans ses Littératures de la péninsule indochinoise. Dans cetouvrage volumineux qui regroupe les Vietnamiens francophoneset les nombreux Français ayant écrit sur l’Indochine, il offre, avecl’aide de ses collaborateurs, une imposante histoire littéraire dela francophonie indochinoise. Pour Hue, les écrits d’auteursvietnamiens francophones s’inscrivent « tout naturellement, dansle champ de la littérature d’idées, et d’abord d’idées politiques »(1999 : 102). Dès lors, il supplante la littérarité au profit de

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francophones, Nguyenlehieu cite « l’étude [la] plus complète de la francophonie auViet-nam par Nguyên xuân Bao [sic] » (Nguyenlehieu, 2000 : 96). Il s’agit ici de BùiXuân Bâo et de son introduction dans Littératures de langue française hors de France.Il est étonnant que Nguyenlehieu considère ce rapport de quelques pages comme« de loin le plus complet » (96). Si le livre de Yeager (1987) est inclus dans sabibliographie, il ne le cite nulle part dans sa thèse.

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l’« authenticité », en soulignant la position privilégiée des auteursvietnamiens d’offrir des témoignages dépourvus d’imagescoloniales, donc « authentiques », mais dépourvus aussi de« qualité spécifiquement littéraire » (Ibid. : 181), ces textes, affirme-t-il, se confinant dans « les limites de l’actualité, de l’historicité,de l’anecdote » (Ibid.). Pour lui, si exotisme rime effectivementavec érotisme, exotisme doit par ailleurs s’opposer à réalisme.Ainsi, les auteurs vietnamiens rejoignent la cohorte des auteursfrancophones de toutes les anciennes colonies :

Et c’est probablement ces facteurs peu favorables à l’éclosionimmédiate d’une grande littérature, que sont l’actualité etl’engagement idéologique (pro- ou anti-colonial) qui a [sic] conduitla littérature francophone, sans distinction d’origine des auteurs, àune impasse, celle de l’art au service des idées, du texte instrumentde combat19. (Ibid. : 354.)

Selon Hue, le corpus vietnamien sert à contester les valeurscoloniales et, en ce sens, son intention de sortir d’une perspectivecoloniale est indéniable, mais ses arguments ne sont pas toujoursconvaincants. En dénonçant ce qu’il appelle la « vision préconçuede critique littéraire gouverné par une axiologie exclusivementoccidentale et morale » (Ibid. : 244) de Louis Malleret, auteur deL’exotisme indochinois dans la littérature française depuis 1860(1934), il pose cette question concernant le roman Bà-Dâm (1930),écrit en collaboration par Albert de Teneuille et Truong Dinh Tri :

S’agit-il bien, dans l’esprit des deux auteurs, de réduire le mariagemixte, époux vietnamien / épouse française, à une fantaisieromanesque dans l’esprit de l’Occidentale et à une absence d’affectionprofonde chez son mari? Et peut-on adhérer à cette idée qu’il s’agitnécessairement d’une union précaire? Ces unions précaires, assureMalleret, trouvent, à brève échéance, leur fin naturelle dans laséparation20. (Hue, 1999 : 244.)

Loin de vouloir défendre la posture coloniale de Malleret, la lecturede Bà-Dâm m’oblige toutefois à répondre par l’affirmative à cesquestions. Le roman suggère en effet que la magie du mariage

Ching Selao

19 Hue reprend ici un argument qu’avait déjà émis Auguste Viatte sur l’engagement decette littérature, mais celui-ci était plus explicite, donnant en exemple des noms (NguyenTien Lang, Pham Van Ky et Pierre Do Dinh, notamment) et spécifiant également cequi différencie les auteurs vietnamiens de ceux du Maghreb ou d’Afrique noire : « il nes’agissait pas pour eux de préparer une révolution, mais de la faire comprendre au-dehors et après coup […]. » (Viatte, 1980 : 100.) Mais puisqu’il ne s’agit pas depréparer une révolution, mais seulement de la faire comprendre après coup et au-dehors, peut-on véritablement parler d’engagement, engagement à une cause actuellepour laquelle les écrivains militent et combattent?

20 Les italiques sont de B. Hue et soulignent les extraits empruntés à Malleret.

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de Janine avec Sao repose sur les fantasmes orientalistes quenourrit la jeune française pour le lointain, une « fantaisieromanesque » qui perd de son charme à son arrivée enIndochine21. Quant à l’absence d’affection de Sao, le narrateurindique clairement que son comportement vient de sa « race » :« Le jeune homme, malgré son modernisme, ne pouvait échapperà l’emprise. La race, indéracinable, revivait en lui. » (Teneuille etTruong, 1930 : 107.) Toute la partie du roman qui se déroule enIndochine présente d’ailleurs Sao à l’image de l’Asie :impénétrable et impassible.

Le reproche adressé à Malleret ne devrait pas porter sur savision réductrice du mariage mixte, car cette vision est cellequ’offre le roman lui-même, mais sur sa façon d’acquiescer auxpréjugés racistes. Plutôt que d’infirmer ou, du moins, interrogerles représentations clichées du roman, Malleret en profite pourvaloriser la culture européenne. S’il admet que Sao a sans douteéprouvé un attachement sincère pour Janine, au début, il préciseque c’est grâce à « des idées et des sentiments reçus d’uneéducation occidentale » (Malleret, 1934 : 175). Soulignant de plusbelle l’impossibilité des Jaunes d’aimer, il en conclut que Janine« retournera, un jour, au Blanc, à l’homme de sa race, seul capablede lui révéler les violences et les orages de la passion » (Ibid. : 176).Ces propos peuvent sembler risibles, mais ils rejoignent pourtantceux d’Albert de Teneuille et de Truong Dinh-Tri qui, dans leurpréface, écrivent :

Certains indigènes, naturalisés, élevés dans les écoles de la métropole,imprégnés de civilisation occidentale, valent beaucoup d’Européensau point de vue intellectuel et moral.

Toutefois, sont-ils capables de faire des époux pour les jeunesFrançaises et qu’advient-il de ces dernières lorsqu’ils les emmènentlà-bas […]? Le bonheur de bien des femmes blanches dépend de laréponse. (1930 : 7-8; je souligne.)

Il est surprenant que ces mots révélateurs, de même que lesnombreux extraits du roman en défaveur du mariage mixte, aientpu échapper à Bernard Hue qui – faut-il ici rapidement sauteraux conclusions? – ne cite Bà-Dâm qu’à travers Malleret. Parailleurs, son désir d’attribuer au roman une ouverture qu’il n’a

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21 Les paroles de Mme Dermont font explicitement référence à cette « fantaisieromanesque » : « Ah! vous êtes toutes les mêmes! Là-bas, en France, l’orientalismepuisé dans les romans, l’aventure, le mirage, vous fascinent. Mais la réalité estautrement plate et douloureuse… » (Teneuille et Truong, 1930 : 180-181).

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pas face au mariage entre Vietnamien et Française estemblématique de la volonté d’accorder à ce corpus une fonctionutilitaire. Puisque son intérêt ne réside pas dans sa valeur littéraire,il doit par conséquent servir à quelque chose et, dans ce cas,c’est au rapprochement des cultures.

L’« âme vietnamienne » ou le discours essentialiste

Rares sont les critiques qui ne mettent pas en valeur la fonctionutilitaire de la littérature vietnamienne francophone. Reflet de laréalité, « engagement » à une cause et outil de compréhensionet de rapprochement culturel, tels sont les motifs les plus souventévoqués. Selon Pham Dan Binh,

ces écrivains tentent de concilier [l’héritage culturel vietnamien] avecla nouvelle culture qu’ils ont acquise et de dissiper l’incompréhensiondont eux-mêmes ou leurs semblables sont l’objet dans les conflitsculturels ou historiques, aux prises avec la civilisation occidentale ouavec les différents régimes socio-politiques. Telles se révèlent lesraisons les plus fréquentes qui ont motivé l’éclosion de leurs œuvres.(1996 : 220-221.)

Encore ici, il s’agit de lire ce corpus comme une littérature detémoignage. L’article de Pham Dan Binh ressemble plus à uneprésentation des auteurs, accompagnée d’un court résumé desromans importants, que d’une étude textuelle. S’il consacre lespages 221 à 223 à une brève analyse textuelle de quelquespoèmes de Nguyên Van Xiêm et de Pham Van Ky pour soulignerla filiation du premier à Baudelaire et celle du second à Rimbaud,Mallarmé et Valéry, il est plutôt expéditif quand vient le momentd’aborder le roman, genre ayant pourtant été le plus exploité parles auteurs vietnamiens. Il cite ici et là des extraits, mais cepanorama relève davantage d’une promotion du corpus qued’une réflexion théorique. À l’instar des chapitres du livre deBernard Hue consacrés aux auteurs vietnamiens et de l’articled’Alain Guillemin, celui-ci ne fait qu’introduire les auteurs et lesœuvres, ce qu’un Bùi Xuân Bâo avait déjà fait… vingt ans plustôt!

Il faut néanmoins remarquer la façon dont Pham Dan Binhinsiste sur l’« âme vietnamienne ». Le conte, la légende et le romansont autant de genres explorés par les écrivains qui, d’après lui,

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aspirent à « révéler cette âme profonde du peuple [vietnamien] »(Ibid. : 224). Il ajoute également que l’utilisation du français permetà ceux-ci de « faire connaître au lecteur occidental l’âmevietnamienne » (Ibid.). En outre, le recours aux aspectsautobiographiques dans plusieurs romans atteste du désird’authenticité des auteurs, désir d’authenticité dans leurstémoignages sur les conflits culturels et idéologiques (Ibid. : 225).En précisant que « les écrivains vietnamiens n’ont de cesse demarquer leur spécificité » (Ibid. : 224), Pham Dan Binh soulignepar la même occasion leur « volonté de s’affirmer comme autreet d’être accepté comme tel » (Ibid. : 225). Dans cette veine, ceux-ci revendiqueraient une altérité, une spécificité propre à dévoilerl’« âme vietnamienne ». Ce type de raisonnement est essentialistepuisque le seul élément sur lequel il se base pour attribuer auxauteurs la possibilité de dire l’« âme vietnamienne » est leur origineet, qui plus est, il présuppose qu’il y a bel et bien une « âmevietnamienne ».

Alors que les propos de Pham Dan Binh indiquent que lesauteurs vietnamiens peuvent « authentiquement » écrire sur leVietnam et son peuple, certaines affirmations relevées dans lathèse de Nguyen Hong Nhiem vont encore plus loin : ellessuggèrent qu’il y a une manière « orientale » ou « occidentale »de lire l’œuvre romanesque de Pham Van Ky et que chacunedépend, en grande partie, de l’origine du critique. Il est difficilede ne pas remarquer la partialité de l’auteure de cette thèse quicommence d’abord par se demander comment elle présenteraPham Van Ky « à l’orientale » : « Comment, à notre façon, c’est-à-dire autrement que le font les éditeurs de Paris, commentprésenter, au lecteur d’Occident, la biographie d’un des nôtres? »(Nguyen Hong Nhiem, 1982 : 6; je souligne) Interpellant ici unlecteur oriental, elle s’adressera plus loin à un lecteur occidentaldans sa description du narrateur des deux premiers romans dePham Van Ky :

[…] il s’agit ici, dans [Frères de sang et Celui qui régnera], d’unoccidentalisé néophyte, qui commet les mêmes erreurs – maisinversées – que vos premiers extrêmes-orientalistes. Ceux-ci s’étaienttrompés, en partie ou en tout, sur nos peuples et nos cultures parceque souvent intéressés par les différences, en dernier lieuinanalysables, bien plus que par les similitudes, faciles à formuler,mais qui cessent d’être justes dès qu’on les force un peu. (Ibid. :115; je souligne.)

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Comment ne pas réagir à l’emploi des adjectifs possessifs quitrahit un parti pris de la critique et qui établit une frontière entrele peuple extrême-oriental, auquel elle s’identifie clairement, et lelecteur? N’y a-t-il pas un paradoxe à dénoncer les extrêmes-orientalistes qui ont trop insisté sur les différences et, en mêmetemps, de tracer les limites du « nous » et du « vous », confirmantdès lors les différences?

Plus loin, Nguyen Hong Nhiem « signale ce qui a échappéaux critiques d’Occident » (Ibid. : 270), c’est-à-dire que « chacundes huit chapitres qui composent Des femmes assises çà et là,porte, comme en-tête, non les chiffres habituels, mais l’un deshuit trigrammes du Pa-Koua, "l’Échiquier des échiquiers," d’aprèsPham Van Ky. » (Ibid.) Du paragraphe qui ouvre ce roman, elleinvente une interprétation différente qu’aurait donnée un« étudiant américain d’Amherst » par opposition à « l’étudiantevietnamienne qu[’elle est] » (Ibid. : 273). Il semble que toute lecturesoit, dans une certaine mesure, subjective et ce, malgré le tonobjectif qu’adopte le critique, mais que ce qui différencie unelecture d’une autre n’est pas lié à la nationalité. Il y a ce quej’appellerai une vision « asiocentriste » dans la façon dont NguyenHong Nhiem tente de mettre en valeur l’originalité de son analyse,comme si le fait qu’elle-même soit originaire du Vietnam luiconférait quelque habileté à mieux lire les romans de Pham VanKy.

Pourtant, si sa thèse offre une étude intéressante de la structuredes romans de cet écrivain selon les principes des jeux d’échecs,elle n’est pas sans reproches. De fait, tout au long de sa thèse,Nguyen Hong Nhiem mentionne que les romans de Pham VanKy sont autobiographiques, sans jamais recourir aux théories del’autobiographie. Et, tout en répétant qu’elle ne répètera jamaisassez que, par opposition au Moi inné oriental, le Je du narrateurest un Je acquis à l’école de l’Occident, elle n’analyse toutefoispas la construction de ce Je en lien avec les écrits occidentaux.D’une part, elle souligne : « Bien sûr, il s’agit du Je, tel que l’aforgé l’Occident, soit à travers son Église, soit au cours dudéveloppement de sa philosophie, de sa psychologie, de sapsychanalyse, etc. » (Ibid. : 113); et d’autre part, elle précise :« Je me bornerai, dans le cadre assigné à ma thèse […] à analyserseulement la structure des romans […]. Aux plus qualifiés que

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moi je laisse la tâche de juger, dans quelque perspective globale,les éléments littéraires, historiques, philosophiques, religieux »(Ibid. : 118). Dans la mesure où la thèse étudie la confrontationde l’Orient et de l’Occident à partir justement de la dualité du Jeet du Moi, comment peut-elle faire abstraction de cet héritageoccidental et affirmer, par la même occasion, que « le couplehaïssable, tout occidental, du Je / Moi, [est] inconnu de nosancêtres » (Ibid. : 202)? Si le Je / Moi est inconnu en Extrême-Orient et qu’elle admette ne pas tenir compte de ce que la penséeoccidentale en a dit, Nguyen Hong Nhiem souligne ainsi unelacune qui met en cause le fond même de sa thèse.

Étant l'une des premières thèses consacrées à un auteurvietnamien francophone, avec celle de Yeager dont le livre estune version remaniée, l’étude de Nguyen Hong Nhiem soulèvede nombreuses questions, tant sur le plan théorique queméthodologique. A déjà été mentionné le renvoi constant au« nous » qui exclut le lecteur occidental – encore faudrait-il savoirce qu’elle entend par « occidental », car si Pham Van Ky, qu’elleinclut dans ce « nous », est bien né au Vietnam, son éducation,sa formation, voire ses amis étaient principalement occidentaux,comme le note Nguyen Hong Nhiem elle-même qui spécifie que« [c]e mur occidental l’isolait pour ainsi dire de la face cachée ducolonialisme » (Ibid. : 121). Mais ce qui apparaît d’autant plusdérangeant, ce sont les commentaires personnels (par exemple :« Et je pleurerai à chaudes larmes, à [l]a mort [d’Eliane], au dernierchapitre. C’est dire qu’il ne faut pas se fier à la sécheresse demon analyse, ni y voir le ton général du roman [Des femmesassises çà et là]. » (Ibid. : 321)) et, surtout, ses propres élémentsbiographiques qu’elle insère dans une thèse de doctorat. Dansl’introduction – et non dans les pages de remerciements, ce quiaurait peut-être été plus approprié –, Nguyen Hong Nhiem confiequ’en 1975, « l’émigrée qu[’elle] étai[t] » (Ibid. : 1) se retrouvaitdans des « circonstances tragiques » (Ibid.) en débarquant auxÉtats-Unis, de sorte qu’elle entreprit une maîtrise et ensuite unethèse doctorale « qui répond[ait] à une nécessité intérieure »(Ibid. : 2). Justif iant son intérêt d’étudier le conflitOccident / Extrême-Orient, elle déclare que « ce conflit est chevilléau corps et à l’âme de tout Asiatique » (Ibid.; je souligne) et qu’ellele porte encore en elle. En outre, elle évoque son passage auCouvent des Oiseaux de Dalat (Ibid.) et le fait que Pham Van Ky

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soit né dans la même province, Bình-Dinh, que son père (Ibid. :4, 8). Cette propension à révéler les détails de sa vie dans lecadre d’une thèse de doctorat est à mon avis déplacée, car elleencourage ainsi le regard ethnologique porté sur les auteurs etles critiques, en l’occurrence, vietnamiens. Ainsi, non seulementlit-on les romans comme des témoignages, mais les thèses dedoctorat peuvent également être considérées comme des écritstestimoniaux, si bien qu’une question s’impose : si l’auteure dela thèse n’était pas vietnamienne, les membres du jury auraient-ils accepté l’intrusion de ces éléments autobiographiques22?

Cette étude n’a donné lieu à aucune critique quant auxinterrogations qu’elle suscite. Yeager ne renvoie à celle-ci quedans une note à la fin de son livre, où il résume très brièvementson contenu (1987 : 206), et en annexe, où il remercie NguyenHong Nhiem pour sa bibliographie exhaustive sur Pham Van Ky(Ibid. : 166). Pham Dan Binh (1996 : 220) et Alain Guillemin (1999 :268), de leur côté, ne font que mentionner qu’elle est la seulethèse exclusivement consacrée à Pham Van Ky. Cela peuts’expliquer par le caractère subjectif de l’acte de la lecture ousimplement par les contraintes qu’imposent les limites d’un articleou d’un livre, mais la raison peut aussi, à mon sens, se trouverailleurs : soit que cette thèse n’ait pas fait l’objet d’une lectureattentive, soit que le manque de critique participe de la promotionde la littérature vietnamienne francophone. En effet, il ne seraitpas étonnant qu’une sorte d’indulgence soit manifestée à l’égardde cette thèse – ou à l’égard d’autres travaux –, motivée par undésir de voir ce corpus reconnu, comme si le regard critiqueporté sur les recherches en cours allait à l’encontre de salégitimation. Déjà ignorée par la critique, quel est l’intérêt desouligner les interprétations problématiques qu’entraîne cettelittérature?

La critique féministe : l’exemple de Métisse blanche

Le processus vers une forme de reconnaissance du corpusvietnamien ne peut pourtant se faire que si l’on s’arrête pour

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22 Si les lecteurs avaient donné quelques remarques ou manifesté quelque réticencepar rapport à ces détails autobiographiques, Nguyen Hong Nhiem l’aurait sûrementmentionné puisqu’elle n’hésite pas à inclure, à l’intérieur de sa thèse, les commentairesde son directeur de recherche, Thomas Cassirer (34, 35, 327), ainsi que ceux d’unautre membre de son jury, Marie-Rose Carré (82). Il me semble qu’elle aurait puremanier sa thèse en tenant compte de ces commentaires sans recopier textuellement,dans le corps même de la thèse, ces remarques qu’elle cite entre guillemets et,surtout, sans nous préciser que ce sont des notes en marge (327).

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examiner et questionner certains discours. Depuis quelquesannées, la critique universitaire privilégie le discours féministe etmanifeste un intérêt marqué pour le corpus féminin, bien que laproduction féminine en soit une restreinte, que l’on peut résumeren trois ou quatre noms : Trinh Thuc Oanh – qui n’a écrit qu’encollaboration avec Marguerite Triaire –, Ly Thu Ho, Kim Lefèvreet Linda Lê, cette dernière exprimant une vive résistance à êtrecatégorisée comme « écrivaine vietnamienne francophone »(Yeager, 1997 : 257). Dès lors, on ne peut que s’étonner del’enthousiasme de Yeager qui donne à ce corpus une ampleurqu’il n’a pas. Dans un article publié dans Présence Francophoneen 1993, la première phrase qu’on y lit est : « Depuis la fin desannées 30, les écrivaines vietnamiennes contribuent d’une façonremarquable à la production littéraire francophone qui s’estdéveloppée face au colonialisme français en Asie du Sud-Est[…]. » (Yeager, 1993 : 131; je souligne)

Tandis que l’œuvre complexe et captivante de Linda Lê, dontl’écriture traduit un refus de complaisance, a donné lieu auxanalyses d’approches diverses les plus intéressantes (Yeager,1997; Delvaux, 2001; Ollier, 2001) et que Nathalie Nguyen (2000)a habilement analysé Printemps inachevé de Ly Thu Ho, le romanMétisse blanche de Kim Lefèvre a par ailleurs suscité des lecturesféministes discutables. Certes, on peut déceler dans cetteapproche un désir de former une communauté où il s’agit pourles femmes de dénoncer des inégalités qui les concernent toutes.Mais ce désir de communauté trahit parfois une positioneurocentriste qui ne fait qu’entériner la « supériorité » de la cultureou de l’identité occidentales. La « Préface » de la critique féministeMichèle Sarde à Métisse blanche de Lefèvre me sembleemblématique d’une telle posture. Précisant que ce livre offre« un Viêt-nam authentique » (Lefèvre, 1989 : 8), « neuf au regardoccidental » (Ibid.), celle-ci insiste de façon dérangeante surl’« aliénation » de la femme vietnamienne, qui forme dans sespropos un tout homogène incarné par le personnage de la mère23.Ainsi, à partir d’un récit qui raconte l’exclusion et l’humiliationd’une métisse rejetée par les communautés vietnamienne etfrançaise d’un Vietnam colonisé et en guerre, Sarde fait le procèsdes sociétés asiatiques. Sans dire mot du sentiment d’infériorité

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23 Elle écrit, par exemple : « Dans une société hiérarchisée et dure aux femmes qui netolère ni l’écart sexuel ni le métissage […]. » (7); à peine une page plus loin, elleajoute : « Dans cette communauté endogame, intolérante à la différence, […] la femmeest un être réduit quotidiennement à la passivité et à la soumission […]. » (8), et

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de la narratrice par rapport aux Français qui la rejettent aussi,mais que la protagoniste excuse clairement alors qu’ellecondamne les Vietnamiens, la préfacière conclut que Métisseblanche est un « témoignage sur la xénophobie et la discriminationdans les sociétés non occidentales » (Ibid. : 12). En contrepointaux injustices de ces sociétés, elle termine sa préface sur l’élogede la France ouverte et accueillante qui a permis à la narratricede connaître la « liberté individuelle que l’occident a inventée24 »(Ibid.).

Cette préface, de même que certains propos flatteurs de lanarratrice par rapport à la France et aux Français25, a certainementjoué un rôle considérable dans l’accueil favorable de ce romanautobiographique, presque best-seller en France, ce qui n’estpas rien pour la première publication d’une auteure absolumentinconnue. Le compte rendu de Jiann-Yuh Wang, au titre fortévocateur : « Du malheur de l’exclusion à l’héroïsme de ladifférence… Ou comment l’Eurasienne Kim Lefèvre, "bâtarde,métisse et fille", donc trois fois maudite, réussit à se forger uneidentité », s’inscrit dans la confirmation du discours de Sarde(Wang, 1989 : 61). Pour sa part, Yeager, tout en offrant uneanalyse plus nuancée, qualifiera cette préface d’« excellente »(1996 : 224). Mettant en valeur le côté subversif de Métisse blanchequi « brouille les lignes » entre les identités raciales et sexuelles,Yeager suggère que la présence de la protagoniste métissebouleverse les catégories de la société vietnamienne traditionnelleet du colonialisme (Ibid. : 219), sans par ailleurs insister sur larécupération du discours colonial dominant qui justifie l’exclusionde la métisse jaune. Nathalie Nguyen porte également, à partirdu même livre, un regard sévère sur la société vietnamienne :« [Lefèvre] was not only female and illegitimate, handicaps enoughin Vietnamese society, but she bore the added burden of hermixed blood26 » (2001). La réception de Métisse blanche montreà quel point il est facile de lire un texte littéraire comme un

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encore : « […] dans une société où les femmes se doivent d’être douces et passivementaimantes » (10).

24 L’erreur terminologique de Sarde (lapsus?) d’appeler les amérasiens des eurasiens(9) trahit sa position eurocentriste puisque ce dernier terme renvoie à une Europeblanche et nie par conséquent les métis de père afro-américain qui ont la peau noire.

25 À titre d’exemple, on peut citer : « Car ce que le Viêt-nam m’avait refusé, la Franceme l’a accordé : elle m’a reçue et acceptée. » (340.)

26 [Lefèbvre n'était pas seulement fille et illégitime, ce qui représente assez de handicapsdans la société vietnamienne, mais elle portait de plus le fardeau de son métissage]

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document « vrai » sur le Vietnam et comment celui-ci peut donnerlieu à des attaques contre une autre société. L’approche féministedes littératures francophones force au questionnement : commentinterpréter les romans dans lequel il est question des femmesd’un autre pays sans nous conforter dans notre positionprivilégiée, en d’autres mots, sans parler de nous tout enprétendant parler d’elles?

Conclusion

La réception de la littérature vietnamienne francophone n’estpas sans susciter quelques interrogations, et ce survol a voulumettre en relief les difficultés de sa légitimation, difficultés qui nesont pas étrangères à celles qu’ont pu rencontrer les autreslittératures francophones, notamment du Maghreb, de l’Afriqueet des Antilles, qui ont aussi souvent été étudiées (et le sontencore) selon les approches sociohistorique, « essentialiste » ouféministe. Mais tandis que la réception de ces littératures a dépassél’étude des œuvres elles-mêmes et en est déjà à l’analyse de sesdiscours critiques, le corpus vietnamien demeure en quêted’analyse textuelle. En insistant sur les lectures qui soulèventdes questions, mon but n’est pas de nier la pertinence de certainesétudes, mais de demander si quelques travaux intéressantssuffisent pour parler d’une réception critique. Qui plus est,puisque la littérature vietnamienne est marginale au sein deslittératures francophones parfois marginalisées, les critiques quis’y intéressent ne devraient-ils pas faire preuve d’encore plus devigilance? On peut constater que les articles récemment publiéssont rédigés par des critiques dont les recherches ne portentpas spécifiquement sur ce corpus, ce qui n’est pas une mauvaisechose en soi, mais qui nous oblige à nous demander si l’attentionactuellement portée à cette littérature se maintiendra ou si ellene sera qu’un phénomène de passage. En somme, plutôt qu’unefermeture, cet article se veut une ouverture sur un débat qui n’apas encore eu lieu, celui de la réception critique de la littératurevietnamienne francophone.

Doctorante à l’Université de Montréal, Ching Selao y effectue des recherches sur lalittérature vietnamienne francophone. Elle a participé à plusieurs colloques, dont lescongrès du CIEF (Conseil international d’études francophones) et de l’ACFAS(Association canadienne-française pour l’avancement des sciences) et écrit des articlessur Kim Lefèvre, Linda Lê, Trinh Thuc Oanh et Marguerite Triaire, ainsi que sur AssiaDjebar et Jacques Derrida. Elle est également collaboratrice au magazine culturelSpirale.

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Étude de littérature

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Isabelle FAVREUniversité de Reno

Linda Lê : Schizo-positive?

Résumé : Dans son roman intitulé Calomnies, Linda Lê propose une version littérairede l’interprétation de la schizophrénie. Ses personnages mettent tour à tour en scèneles théories de Deleuze et Guattari ainsi que celles de Ronald Laing. Le résultat est untableau prenant, intense et animé qui expose les multiples facettes de la folie ainsique ses différents stades, tout en laissant planer une certaine ambiguïté sur la lignede démarcation entre folie et santé mentale.

Calomnies, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Linda Lê, Ronald Laing, schizophrénie,Vietnam

La force des textes de Lê réside en partie dans l’effet de choc qu’ils produisent sur le lecteur. Il ne s’agit ni de brutalité ni

de violence thématique particulièrement insoutenable, mais plutôtde secousses émotionnelles discontinues qui apparaissent etdisparaissent au gré des multiples lignes narratives quis’entrecoupent dans le texte. Les personnages de Lê entraînenttoujours avec eux des histoires étranges, fortes et dérangeantesdont l’impact provoque une sorte de stupeur à la réception. Quefaire de toutes ces images, de tous ces fantasmes et de ces contesà mi-chemin entre délire et réalité? Dans l’essai qui suit, j’aimeraistenter de démontrer comment, dans Calomnies (Paris, ChristianBourgois, 1993)1, Linda Lê donne visage et vie à deux approchesde la schizophrénie, sujet fascinant qui ne cesse de résister àl’interprétation. Selon Deleuze et Guattari, l’analyse de laschizophrénie se situe sur le plan de l’intensité et du désir; RonaldLaing, quant à lui, concentre son attention sur la distance, l’écart,l’espace qui se situe entre le monde et le schizophrène. De fait, lemot « schizophrène » apparaît de façon fréquente sous la plumeou dans les propos de Linda Lê. Dans Calomnies il renvoie à ce« je » transfuge de jeune femme écrivain qui migre de livre enlivre, toujours en butte avec sa famille vietnamienne, ses souvenirs,sa vie actuelle et ses pensées bouillonnantes. Il renvoie également

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1 Les références ultérieures à cet ouvrage seront dorénavant indiquées entreparenthèses, sans autre mention.

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à l’oncle, celui pour lequel l’adjectif se transforme en nom et lequalificatif, en statut : le schizophrène de cette histoire.

Les définitions courantes de la schizophrénie s’épellent entermes de dissociations et de ruptures; la schizo-analyse deDeleuze et Guattari propose en revanche une approcheassociative des productions schizophrènes. Il s’agit d’unesynthèse dans laquelle toute production de sens résulte en un« plus de vie » que les auteurs posent de la façon suivante : « Lasynthèse productive, la production de production, a une formeconnective : "et", "et puis" […] » (1976 : 11)2. Dans cette optique,la coupure schizophrène ne divise plus : elle multiplie, elle crée,et la force qui l’anime s’appelle désir. « Le désir fait couler, couleet coupe » (Ibid.). Si le concept de machine et de machinedésirante nous rappelle une modernité peut-être dépassée, il n’endemeure pas moins que les romans de Lê semblent parfoisrésulter de la mise en contact de pulsions tout à la fois génialeset démentes qui machinent son texte en le faisant éclater en unemyriade d’histoires hallucinantes qui malgré tout, semblent tenirentre elles par une opération textuelle qui renvoie à une autreremarque des deux théoriciens : « Le désir ne cesse d’effectuerle couplage de flux continus et d’objets partiels essentiellementfragmentaires et fragmentés » (Ibid.).

La structure de Calomnies correspond effectivement à cetteconstruction du désir : l’un des flux continus qui alimente cetexte est constitué d’une longue réflexion ardue et fragmentée ausujet de la folie elle-même. Cette réflexion prend comme point dedépart « l’oncle fou », qui apparaît en ouverture de roman etincarne le « je » du narrateur :

Ils ne m’auront pas laissé tranquille.

Dix ans enfermé dans cette colonie de demeurés, dix ans à côtoyerdes toqués, des épileptiques, des séniles, des trépanés, des géniesqui ont raté leur vocation. (9.)

Au second chapitre, le « je » de l’interné est déjà une autre. Ils’agit d’une jeune parisienne obnubilée par de brèves apparitionsd’un voisin qu’elle appelle « l’homme au chien », avec lequel ellen’entre pas vraiment en contact (et qui restera secondaire), maisqui la poursuit dans ses rêves. La suite de cette histoire sera

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2 Les références ultérieures à cet ouvrage seront dorénavant indiquées ainsi : (DG :page).

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racontée par fragments, tantôt par « elle », tantôt par l’oncle quien prend connaissance par lettre interposée. Il s’agit d’une longuelettre de la nièce à son oncle, dans laquelle l’expéditrice parle desa vie et de son désir de revoir cet oncle disparu, institutionnalisé,puis ignoré par le reste de sa famille depuis de nombreusesannées. Avec cette lettre, l’oncle se trouve soudainementconnecté, reconnecté à sa nièce, à son passé, à la présence del’homme au chien : il redevient machine, connexions, productionde sens et producteurs de fragments. Le texte tout entier résultede la remise en marche des discours qui fluent, coulent et seglissent de toutes parts autour et au-delà du couplage oncle-nièce.

L’oncle était parvenu à faire cesser les voix, il s’était glisséhors discours, et présentait aux regards ce corps sans organesque L’anti-Œdipe présente comme une identité lisse sur laquellele monde ne semble avoir aucune prise : « Aux machines-organes,le corps sans organes oppose sa surface glissante, opaque ettendue. Aux flux liés, connectés et recoupés, il oppose son fluideamorphe indifférencié » (DG : 15). Pour les auteurs, le corps sansorgane semble constituer un état qui se rapproche de la quêtemétaphysique :

D’une certaine manière, il vaudrait mieux que rien ne marche, rienne fonctionne. Ne pas être né, sortir de la roue des naissances, pasde bouches pour téter, pas d’anus pour chier. Les machines seront-elles assez détraquées, leurs pièces assez détachées pour se rendreet nous rendre au rien? (DG : 14).

Dans l’optique de la nièce, l’oncle tient son prestige du faitqu’il est sorti du cycle familial; de plus, il est détenteur de lavérité concernant sa propre naissance. Elle doute en effet queson père vietnamien resté au pays ne soit son « vrai » père, et laseule personne digne de confiance dans cette quête identitaireest l’oncle fou. L’oncle sait, il tient la clé d’un mystère qui obsèdela nièce et prend le nom de quête du père mais surtout, il vit surun autre plan dans cet état de folie qui la fascine et l’attire. Si lepersonnage est attiré par la folie, le texte l’est encore plus. Eneffet, Lê explore de façon saisissante et de l’intérieur, l’être-au-monde du schizo. « Le corps sans organes est un œuf […] »(DG : 26) écrivent Deleuze et Guattari. La mise en relation de lafolie et de l’œuf apparaît également plusieurs fois dans le texte

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de Lê : « Je me défends, je me protège, comme un oiseau couveson œuf (même s’il est pourri). Le moindre bruit, le moindremouvement de mes semblables sont des coups portés à monintégrité » (26). Cette attitude de repli que l’on qualifie souventd’autistique est perçue par Lê comme garante d’une pureté detype presque mystique, rappelant l’attitude détachée de toutecontingence qui caractérise le corps sans organe de Deleuze etGuattari. En effet, le roman de Lê nous montre en détail un hommesoumis aux tâches les plus sales – telles que le tri des drapssouillés de l’asile – que rien ne semble rebuter, sa vraie vie étantailleurs.

Toutefois, l’auteure prend également soin de ne pas positiverbéatement la folie en nous faisant partager non seulement ce quin’atteint pas le fou, mais également ce qui le touche au plusprofond de lui-même, dans sa coquille. Comme la réception dela lettre et le silence tapageur qui l’entoure. L’oncle connaît lesstratégies d’évitement face aux bruits, mais il se montre désemparéà la vue des signes. Il fait le sourd, mais ne sait comment jouer àl’aveugle. La lettre apparaît au deuxième paragraphe du premierchapitre; il observe l’écriture, l’expéditeur; rien ne peut luiéchapper, il ne peut s’échapper de rien, cette lettre lui éclate enplein visage. Au troisième chapitre, elle n’est toujours pas ouverte;l’oncle semble faire diversion en énumérant méticuleusement sesfaits et gestes quotidiens ainsi que les détails de l’enveloppe :« Je remonte chez moi, la lettre à la main, je n’ai aucune envie del’ouvrir. Je rentre dans ma chambre. Je pose la lettre sur la table,contre le mur, sans l’ouvrir, et je vais me coucher » (18). Surtout,mettre de l’ordre dans la suite des événements qui aboutissentau dénouement de toute cette histoire : « Au matin, la lettre esttoujours là » (18). Elle aurait pu ne pas l’être, car pour l’oncle lesobjets vivent, désirent et agissent. Cette incapacité de fairecoïncider, de joindre l’objet à ses propriétés, souligne le faitqu’effectivement l’oncle « disjoncte ». Lê ne tente pas du tout defaire le portrait d’un individu « normal » psychiatrisé. Au contraire,tout comme Deleuze et Guattari, elle semble fascinée par cesécarts de la perception, même si par moments – ce qui est assezrare chez elle – elle ne cherche pas à les interpréter; elle s’efforceplutôt de trouver la forme appropriée, ce qui se traduit par desphrases courtes, coupées assez abruptement. Ce débit saccadé,minimaliste, et dans un sens particulièrement clair et concis,

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véhicule l’angoisse du schizo en même temps que sa focalisationextrême sur l’objet. Pour Deleuze et Guattari, la relation qui existeentre l’oncle et la lettre atteint un niveau d’intensité telle, qu’ils’établit un contact vivide entre objet et sujet : « Rien ici n’estreprésentatif, mais tout est vie et vécu […] Expérience déchirante,trop émouvante, par laquelle le schizo est le plus proche de lamatière, d’un centre intense et vivant de la matière […] » (DG : 26).

L’oncle vit cette lettre, leur face à face engendre un degréd’intensité dont l’ampleur dépasse le sens commun, plaçant leschizo dans une réalité non pas régressive, mais progressive,comme le suggère cette remarque de L’anti-Œdipe : « Commenta-t-on pu figurer le schizo comme cette loque autiste, séparée duréel et coupée de la vie? […] lui qui s’installait à ce pointinsupportable où l’esprit touche la matière et en vit chaqueintensité, la consomme? » (DG : 26).

Dans le roman de Lê, la lettre est l’objet porteur et déclencheurde toutes les histoires à venir contenues dans le livre. L’oncle abien senti que ce morceau de papier fonctionne comme une cléqui va l’ouvrir, ou en termes deleuziens, qu’elle est la connexionqui va remettre en marche toutes sortes de flux contenus dansson corps sans organe. Car pour Deleuze et Guattari, laschizophrénie n’est pas un état, et le schizo n’est pas une finalité :il fait partie d’un processus et comme tel, il évolue et changeconstamment. Le corps sans organe lui aussi a la possibilité dese mettre en relation, de se coupler aux machines désirantes.Dans ce roman, les lignes discursives se rapportant aux momentsde folie, disons « pures », sont certainement les plus abstraites,les plus difficiles à saisir et peut-être aussi les plus intrigantes,car elles nous conduisent précisément vers la schizo-analyse.Toutefois, la parole du fou va se connecter à d’autres discoursse référant à des sujets beaucoup plus concrets, et cela, Deleuzeet Guattari l’ont également souligné : « On n'a jamais fait del’histoire autant que le schizo, et de la manière dont il en fait »(DG : 28). La « manière » dont le personnage psychiatrisé de Lêva faire de l’histoire pourrait correspondre au fonctionnement dela machine célibataire de L’anti-Œdipe. Cette machine possèdel’intensité du corps sans organe, jointe à la force pure de lamachine désirante. Selon les auteurs, il s’agit là d’une expressionqui tiendrait presque du merveilleux psychique puisque la

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machine célibataire « manifeste quelque chose de nouveau, unepuissance solaire » (DG : 25). Dans Calomnies, ce que va raconterl’oncle n’a à première vue rien de « solaire » : les couleurs de seshistoires se situent dans les tons les plus sombres, lorsqu’ellesne virent pas au rouge sang. La question posée par sa nièce :« qui est mon vrai père? » connecte l’oncle sur la « vraie » histoirede l’occupation vietnamienne. Le personnage de Lê va faire del’histoire à sa manière, c’est-à-dire de l’intérieur. Si par momentsle texte présente un individu – l’oncle – dont le comportementsignale le déséquilibre mental, lorsqu’il lui donne la parole, ladémence se déplace du sujet sur l’objet. Ainsi en va-t-il de sonrécit de guerre. Il le raconte à travers l’idylle de la mère de laprotagoniste avec un représentant gradé de l’armée étrangère.Les références ne manquent pas : la mère conduisait une luxueuseStudebaker noire pour aller voir son amant dans « l’hôtelréquisitionné » où il lui offrait champagne, bijoux, robes de soie.Ils écoutaient des airs à la mode aux titres anglais. Puis les« hommes en noir » (54) ont pris le pouvoir et « l’homme de goût »(46) est rentré chez lui. Mais comme souvent chez Linda Lê, si laréférence renvoie à une réalité historique ou politique, le telos deson roman n’est ni culturel ni politique en soi. Le texte se construitet se concentre sur les réactions et les relations des individus encontexte, mais pas vraiment sur le contexte lui-même. Ladescription des amants de guerre faite par l’oncle expose deuxindividus intégrés, correspondant aux normes de leurs deuxsociétés respectives. Lui : soldat étranger, gradé et influent. Elle :charmante, attirante, membre de la classe moyenne vietnamienne.Le regard que portera sur eux le « fou » de Linda Lê corresponddans ces moments-là davantage aux théories de Laing qu’à cellede Deleuze.

Dans Le moi divisé, Laing (1970) accorde une grandeimportance à l’être au monde du schizophrène, aux possibilitésqui lui sont données ou refusées de se rapprocher desévénements et des personnes qui l’entourent, de façon à comblerce vide qui le sépare de sa propre existence et de celle des autres.Lê nous présente un personnage qui s’exprime sur un ton ironiqueet douloureux, soulignant ainsi la distance et la séparation quiexiste entre le personnage et le sujet de son discours. Tout indiquel’abîme entre lui et le monde. L’oncle commence par aborder cecouple sur le mode déclaratif, en insistant lourdement sur

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l’émetteur par la répétition forcée de « Sa mère dit » (46), tout enoubliant le récepteur, comme si le message se perdait en coursde route, dans l’immensité qui sépare leurs deux vies et leursdeux mondes respectifs. Les déclarations maternelles au sujetde l’amant se résument en formules aussi claires que brèves,allant de « Un vrai gentleman » (46) à un « Un homme sensible,délicat »(46), sans oublier « Un homme de goût » (46). Un pointclôt chacune de ces remarques. Suit une parenthèse,dans laquelle l’oncle s’enferme et d’où il observe le schismemachiavélique qui traverse le jeu des deux amants. Le fou de Lêsouligne alors la schizophrénie ambiante :

Sa mère dit, Un amant de première classe. (De la main gauche, ilcaressait la jambe de son grand amour de guerre, mais sa main droiten’oubliait pas qu’il y avait ailleurs une victoire à remporter – il claquaitdes doigts et des centaines de bombes se déversaient sur le Pays)(46).

La distance établie par le mode déclaratif est brisée par lecontenu des analyses entre parenthèses. Le ton se veut ironiquemais il monte, et les exemples de cruauté sur fond de fin’amors’accumulent dans le texte. La révolte de l’oncle face à l’égoïsmeet à la perversion de cette liaison implique toute une famille quin’a cessé de l’écraser à coups de morale et de vertus. DansSagesse, déraison et folie, Laing pose une question apparemmentnaïve : « D’où venaient-ils, ces patients extérieurs qui avaientd’abord été des personnes? » (1986 : 18). C’est précisément ceque le texte de Lê nous montre : l’existence du schizo dans lemonde d’avant. La douleur existentielle de son personnagesemble être en rapport direct avec les manifestations de mauvaisefoi dont l’oncle est le témoin. C’est bien le désir qui anime cepersonnage, mais dans ces moments-là, il s’agit d’un désiréthique, un désir de justice immense dont l’ampleur n’estcomparable qu’à la monstruosité et à l’hypocrisie qui l’entourent.

Le sentiment d’injustice demande le témoignage et la réponsed’autrui, sans quoi l’horreur du spectacle se retourne contre lespectateur qui se sent effectivement coupé du monde, séparé dela vie qui pulse tout autour de lui. Dans son soliloque, l’oncle enappelle donc à sa nièce; il décrit le parcours politique d’unefamille opportuniste dépourvue de tout charisme. De nouveau, ilutilise la répétition d’une formule précédant l’énumération

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accablante de comportements familiaux illogiques, immoraux etirresponsables, mais cette fois le leitmotiv répétitif implique sanièce : « Elle ne peut tout de même oublier » (55) ou « feindre »ou « faire semblant ». L’oncle ne peut se résoudre à être le seulspectateur conscient du manque de compassion familiale faceaux viols de paysannes, face aux pelotons d’exécution, face auxbombes, face à la douleur d’un peuple. Tout comme le témoinqu’il appelle « ne peut pas » feindre l’indifférence et l’aveuglement,lui « ne peut pas » être seul face au monde. C’est bien une pertede pouvoir qui le rend fou : la perte de ne pouvoir s’associer auxindividus et aux groupes auxquels il appartient, la perte de nepouvoir se lire dans le regard d’autrui; ces pertes créent cet espacebéant, cette antre sombre dans lequel il tombe qui n’est autreque la distance immense entre lui et le monde dont parle Laing.

Les romans de Lê sont toujours hantés par la perte, celle quirevient comme un leitmotiv étant la mort du père. Dans Calomnies,il s’agit de retrouver le père – ou plutôt un père –, mais cettequête de vie aboutit également au deuil. Il ne s’agit pas d’undeuil biologique, ni à mon avis d’un deuil politique, mais plutôtd’un deuil éthique qui affecte les deux protagonistes; chez l’oncle,il se matérialise par une descente dans la folie. Si Deleuzes’insurge contre une interprétation de la schizophrénie perçuecomme une fin en soi, le roman de Lê insiste sur le fait qu’elle aun début. L’oncle parle de son « plongeon d’il y a quinze ans »(127). Ce qu’il décrit comme une chute ponctuelle délimiteclairement le moment où la perception de lui-même et du mondechange radicalement de plan. Le fondement de son moi,patiemment construit sur un système de valeurs personnelles etcollectives, s’effondre un jour sous ses pieds : « Le chemin estlong entre les vertiges que connaît une détraquée en puissanceet la chute au fond du trou » (106). L’oncle et sa nièce « ladétraquée en puissance » jouent tout au long de ce texte un jeuentre la distanciation et le rapprochement. Elle se sent prochede lui, car tous deux ont adopté des valeurs diamétralementopposées à celles de leur famille; il sait qu’elle est fascinée par samarginalité, mais il la soupçonne de l’utiliser comme « le fou deservice » dans lequel elle peut se projeter de temps à autre, entredeux succès littéraires. Toutefois, si la distance entre les vertigeset la chute est immense, il n’en reste pas moins qu’ils se trouventtous les deux sur le même chemin.

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Le parcours de la nièce se rapproche de celui de l’oncle dansle sens où elle aussi observe le monde à partir d’une grille devaleurs personnelles. Le contexte passe du Vietnam des années 60au Paris contemporain, les souvenirs de l’oncle alternent avecles réflexions au quotidien de sa nièce et de cet ami parisien quipourrait être lu comme une extension du « je » de la protagoniste :ne dit-elle pas « Ricin est ma conscience » (61)? Un tel choixnarratologique nous éloigne d’une gril le d’analyse« vietnamienne » ou « culturelle » et met l’accent sur d’autresaspects, tels que les rouages des pouvoirs collectifs et individuelset leur impact sur les personnages du texte. Dans ce roman, lanièce et l’oncle sont présentés comme des individus en lutteconstante avec les discours dominants; tous deux se montrentprofondément concernés et atteints par les modèles de penséeet les attitudes qui régissent le climat sociopolitique dans lequelils vivent. Selon la psychanalyse traditionnelle, le moi tented’opérer une médiation entre les valeurs surmoïques et le ça. Ils’agit effectivement de trouver un équilibre, et lorsque l’oncleparle de sa chute, il semble qu’elle résulte du spectacle d’actionsindividuelles et collectives qu’il ne peut ni comprendre ni assimiler,et qui finissent par le briser. Plutôt que de s’éloigner ou de sedégager du / des discours collectifs – comme le ferait par exempleun personnage postmoderne –, l’oncle internalise des événementsqui le choquent jusqu’à le faire tomber. Quant à sa nièce, lelecteur peut effectivement croire qu’elle se trouve sur le mêmechemin : elle paraît elle aussi bousculée – littéralement pourrait-on dire – par le monde qui l’entoure; dans son cas, il s’agit del’univers du mot écrit. À travers elle, Lê va s’adonner à une revueférocement critique de la presse, de l’édition et même du genrelittéraire. Afin de parer à une réduction du récit de l’oncle entermes de « discours victimaire », l’auteure va utiliser son autreprotagoniste, la nièce, pour exposer de façon acerbe et percutanteles revers de la victimisation et du politiquement correct occidental.Tout comme l’oncle, la nièce (et son alter ego Ricin) accordeune grande attention aux mobiles qui génèrent les actions dontelle est témoin. C’est ainsi qu’elle décrit la réception médiatiquedes boat people en France. De nouveau, le style se veut déclaratif :les phrases sont précises, descriptives et elles tentent – toutcomme dans le récit de l’oncle – d’établir une distance entrel’informateur et l’information :

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Ils ont franchi les mers sur ces embarcations. Les gens d’ici se sontfrottés les mains. Ils voyaient là des victimes idéales qu’ils baptisaientles combattants de la liberté. […] Ils se sont à leur tour entassés surdes bateaux surchargés de caméras et d’appareils photos, c’était àqui aurait les premières images de ces victimes aux yeux si doux, sitristes. Puis la mode changea. (43.)

Après avoir dénoncé la cruauté et l’hypocrisie des faiseurs deguerre, le texte déboute « les faiseurs de victimes » qui opèrentde façon beaucoup plus sournoise. Lê consacre tout un chapitreaux différentes figures de ce que l’on pourrait appeler « la prisede pouvoir par compassion ». Dans Calomnies, les parallèlesstylistiques entre les récits de guerre et les récits de compassionsont très clairs : on assiste tout d’abord à l’exposition des faits,suivie de très près par le déploiement de commentaires percutantsqui bousculent le factuel et le remplacent par une explosion derévolte ironique. Lê emmène donc son lecteur en tournée littéraire;elle lui fait découvrir sa version d’une certaine forme de littératurede voyage en commentant le travail de ceux qu’elle appelle « lesvedettes de bidonvilles » (37), ces écrivains qui « enfilent leurhabit de baroudeur et s’improvisent envoyés spéciaux de lasouffrance planétaire » (38). Et comme si elle désirait cerner lesrouages internes de la compagnie « Compassion & Frères, S. A. »,elle démontre comment journalistes, écrivains et organisationshumanitaires font preuve d’une collaboration que l’on pourraitlittéralement qualifier d’enrichissante, puisque au cours de leursentretiens, « Les vedettes des bidonvilles s’empressent d’ajouterqu’ils verseront une partie de leur droits d’auteur à l’organisationhumanitaire qui saurait les courtiser et leur offrir une place parmises membres fondateurs » (38). Un chapitre entier est consacréà exposer l’autre face de ces nouvelles valeurs qui passent pourcaritatives et font désormais partie du code contemporain de ladéontologie postmoderne. Ce que Lê dénonce avec véhémence,c’est une hiérarchie cachée, une prise de pouvoir parcondescendance. En termes d’analyse transactionnelle, l’auteures’insurge contre un type de rapport qui ne se situe pas d’adulteà adulte, mais qui s’auto-assigne les bénéfices moraux d’unemission parentale bienveillante et salvatrice, reléguant l’autre dansle rôle du protégé. Ce jeu parent / enfant, ou cette infantilisationde l’autre, est rendu particulièrement clair par l’analyse sansconcession de la figure du parrain, exposée par Ricin : « La cliquedes parrains dénichés par les organisations humanitaires ne

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compte que des parvenus qui, au lieu de s’acheter une bonnebouteille, se paie le luxe de chambouler le destin d’un négrillonrescapé d’un bordel ou d’un fouilleur de poubelles entaulé pardes missionnaires. » (37.)

À nouveau, Lê réagit fortement à l’aspect contradictoire ouschizoïde de l’hypocrisie; cette fois, elle utilise une échelle devaleurs très littérale qui ironise sur le bénéfice moral certain qu’ily a à investir dans les œuvres d’auto-gratification. La révolte duparrainé rejoint celle de l’interné : dans les deux cas l’individu setrouve privé de son autonomie; il s’agit d’une entreprise dedépersonnalisation qui empêche le moi de s’affirmer dans sonauthenticité et son originalité. Pas étonnant donc de retrouver lepersonnage de l’éditeur – qu’elle appelle le Conseiller – dûmentreprésenté en tête de liste des parrains les plus rejetés. Ricin :« Le conseiller veut te faire passer pour sa protégée – l’écrivainoriginaire des anciennes colonies, le petit oiseau affamé, la jeunefemme fragile qu’il parraine. » (37.) De là à comparer l’éditeur aumissionnaire et l’écrivain « des colonies » au fouilleur de poubelles,il n’y a qu’un pas, et Lê le franchit allègrement…

La fin de Calomnies nous renvoie dans le mystère et l’intensitéde la souffrance psychique poussée à l’extrême, puisque l’onclefinira par s’immoler en mettant le feu, tout autour de lui, à ceslivres qu’il aimait tant. Ce tableau tragique fait d’attraction et derépulsion renvoie à l’image de la machine célibataire; l’imagelaisse le lecteur songeur et peut-être un peu « déséquilibré »,pour utiliser une terminologie proche des propos de Deleuze etGuattari, puisqu’il renvoie à l’image ultime de la machinecélibataire pour laquelle toute forme d’intensité, mêmedouloureuse, résulte comme le disent les auteurs en « une sérieouverte d’éléments intensifs, tous positifs, qui n’expriment jamaisl’équilibre final d’un système » (DG : 26).

Les deux personnages principaux de Calomnies partagent lemême sentiment de révolte et d’impuissance par rapport au mondedans lequel ils vivent. Lê nous entraîne par moments au cœur del’expérience schizophrène, mais elle expose également son lecteurà l’entre-deux et à l’avant de la démence, ce territoire ambigu oùl’injustice et l’hypocrisie sociales manifestent leurs proprestendances schizoïdes. C’est ainsi que l’un des personnages se

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livre à une critique acerbe et percutante des va-t-en guerre, tandisque l’autre fustige avec la même énergie – peut-être celle dudésespoir – le monde des lettres et celui des nouveaux sauveursde l’humanité. Leurs discours respectifs positivent par le négatif,par ce qui ne fait précisément pas partie des valeurs dominantes,comme une éthique de respect dans laquelle on ne prendraitpas l’autre pour un fou.

Isabelle Favre enseigne la littérature française / francophone à l’Université de Renodans le Nevada. Originaire de Suisse romande, elle est l’auteure de La différancefrancophone (University Press of the South, 2001) et De la Guyane à la diasporaafricaine : écrits du silence (Éditions Karthala, 2002), écrit en collaboration avec FlorenceMartin.

Références

DELEUZE, Gilles et Félix GUATARRI (1976). L’anti-Œdipe, Paris, Minuit.

LAING, Ronald (1986). Sagesse, déraison et folie : la fabrication d’un psychiatre, Paris,Seuil.

-- (1970). Le moi divisé : de la santé mentale à la folie, Paris, Stock.

LÊ, Linda (1993). Calomnies, Paris, Christian Bourgeois.

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Thomas C. SPEAR (éd.) (2002). La culture française vue d’ici etd’ailleurs, préface d’Édouard Glissant et postface de Maryse Condé,Paris, Karthala, 258 p.

Oui ou non la France s’est-elle défaite de la logique impérialiste dansles rapports qu’elle entretient avec ses ex-colonies et, de manière plusgénérale, avec le monde dit francophone? A-t-elle repensé sa vision del’identité et de la culture pour l’adapter au cadre nouveau des identités etcultures postcoloniales et de la mondialisation? Ainsi pourraient êtreformulées les questions qui animent les témoignages et analyses rassembléset édités par Thomas Spear sous le titre : La culture française vue d’ici etd’ailleurs.

Livre-partition de 13 écrivains et critiques qui sont, de « par la force desparcours géographiques variés et des racines culturelles transportées ettransposées », des véritables « bâtards du monde », le livre s’articule surdeux points liés.

D’une part, en une sorte de diagnostic, l’on montre que la politiquefrançaise de la langue et de l’identité, depuis l’époque colonialejusqu’aujourd’hui, est sous-tendue par une logique réductrice ethégémonique qui ne laisse pas de place à la pluralité linguistique et culturelle.Comme le dit François Paré, le rêve aux fondements essentialistes « de lanation unitaire continue d’habiter la conscience [hexagonale] […] Et lamultiplicité des langues et des expressions culturelles continue de s’offrir àcette conscience comme une terrible source de confusion et d’errements »(142), ou de « pollution de l’identité nationale » (207). D’où les multiplesstratégies déployées pour sauvegarder l’homogénéité. Entre autres, MireilleRosello parle des chartes et législations autoritaires visant « à réduire l’usagede l’anglais » en France (193) et à maintenir l’homogénéité de la languefrançaise aux dépens des particularités régionales françaises etfrancophones. André Ntonfo note que « malgré l’institutionnalisation de laFrancophonie, on continue aujourd’hui à pratiquer dans les institutionsscolaires et universitaires des programmes ne tenant aucun compte de lagrande diversité et des nombreuses spécificités du monde francophone »(102). Partant de la situation des jeunes Maghrébins de France à qui l’onne semble pas avoir reconnu la légitimité de la présence dans la métropole,Alec Hargreaves montre que la France s’accroche encore à sauvegarder« une culture statique et cloisonnée dont les frontières seraient identiquesà celles du territoire national. Pour les populations venues de l’extérieur, laseule porte d’accès à la nation ou à l’identité française est « l’abandon deleur culture d’origine et l’adoption de la culture majoritaire » (208).

La marginalisation des œuvres des auteurs étrangers ou issus del’immigration pousse Patricia-Pia Célérier à se demander s’il ne faut pascarrément se défaire de cette notion de francophonie servant à masquer

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« pour le grand public la résistance à la différence de l’establishmentculturel » de la « mère patrie francophone » (162). « Force centripète, écrit-elle, la francophonie donne une image fausse de la France dont elle distillesavamment et donc jugule la pluralité » (162). En somme, à un premierniveau, certaines analyses montrent que dans la vision de l’establishmenthexagonal, la France apparaît comme le centre dont le monde francophoneest la périphérie. En outre, le déploiement harmonieux de la culture, de lalangue et de l’identité françaises semble incompatible avec l’idée del’hybridité culturelle ou de métissage. C’est en ce sens que la francophonieinstitutionnelle apparaît comme un outil stratégique pour assurer lasuprématie de la culture et l’homogénéité de la langue françaises à traversle monde.

C’est précisément contre cette représentation d’une culture et d’uneidentité françaises / francophones totalitaires, aux « prétentions ataviques »(Glissant), que, d'autre part, un bon nombre d’essais s’insurgent. Analysantles traces qu’ont laissées en elles la langue, la culture et l’éducationfrançaises qui ont fait d’elles des participantes à la culture et à l’identitéfrançaises, et partant de leur réalité multilingue et multiculturelle, Assibad’Alméida, Elisabeth Mudimbe-Boyi, Marlène Barsoum, Gisèle Pineau, entreautres, dénoncent la mauvaise foi de l’establishment hexagonal qui cachele vrai visage, multiculturel et multilingue, de la France et de la Francophonie.Plus précisément, Assiba d’Alméida, Mudimbe-Boyi et Gisèle Pineaumontrent que, contrairement à ce que disent ceux qui sont encore dansune perspective essentialiste, leur appartenance à la culture et à l’identitéfrançaises s’articule sans tension ni déchirement avec d’autresappartenances culturelles. Comme le dit d’Alméida, seule la languefrançaise ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble de leur réalité culturelleet demeure de ce fait réductrice (56). Mudimbe-Boyi qui, dès l’enfance, aappris à naviguer entre le français, « langue paternelle, de la colonisation,bref langue de l’autorité, et le tshiluba, langue maternelle, sans oublier lekikongo et le lingala, pense que la formulation la plus proche de son identitéest : « Africaine-noire-américaine-francophone » (93). L’identitéfrancophone apparaît ainsi comme une composante comme les autres,c’est-à-dire sans suprématie.

En somme, le point de vue à partir duquel s’effectue une redéfinitionde l’identité et de la culture françaises comme réalité plurielle est ledécentrement à la fois géographique et culturel par rapport au nombrilismehexagonal. Joëlle Vitiello l’exprime bien dans sa contribution. Sonexpérience en Californie lui a permis de redécouvrir son héritageméditerranéen gommé en France et de réfléchir sur la fluidité des frontièresculturelles. La réalité d’une culture française plurielle et transnationale verslaquelle pointent tous les essais se trouve exprimée dans sa phrase :« L’identité et la nationalité ne coïncident pas forcément parce qu’il existeun autre espace, né du choc impérialiste avec d’autres cultures et des

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discours idéologiques transmis par le biais du système éducatif ainsi quel’itinéraire individuel » (159). Ainsi se trouve défini un des défis del’Hexagone : opérer un véritable décentrement pour se laisser métisser parsa propre francophonie interne comme externe.

Mais le livre, qui à certains moments fait penser à La malédictionfrancophone d’Ambroise Kom et à l’invitation qui y est faite aux Africainsde se décentrer par rapport à la France en se connectant à d’autres centres,tourne autour d’un autre défi que suggèrent bien les contributions d’AndréNtonfo et de Patricia-Pia Célérier : il s’agit de la place réelle faite à la littératuredite francophone dans les départements de Français. Ces départementsdans lesquels la littérature française occupe le centre, la périphérie étantlaissée aux littératures dites francophones, ne sont-ils pas régis par la mêmelogique contre laquelle ce livre s’est écrit? L’on voit bien qu’il y a encore duchemin à faire.

Kasereka KavwahirehiUniversité d’Ottawa

Comptes rendus

Remember Mongo Beti, mémorial réalisé par Ambroise Kom, Bayreuth,Bayreuth African Studies 67, 2003, 290 p.

La vie après la vie!

Par la qualité et par la quantité des gens qui y ont contribué, RememberMongo Beti permet de se faire une meilleure idée de l’aura d’un écrivainqui, aux quatre coins du monde, n’a laissé personne de ceux qu’il arencontrés indifférents.

Les entrées de l’immense édifice que représente le mémorial RememberMongo Beti dont Ambroise Kom est le maître d’ouvrage sont multiples.Une porte, celle d’une image d’Épinal qui fait de Mongo Beti un êtrelunatique, d’un commerce difficile, à la limite de la paranoïa, m’a semblé laplus opportune à emprunter pour en finir avec les médisances, les cancanset les détails qui pourraient distraire les esprits faibles et qui serventgénéralement d’ultime argument aux personnes de mauvaise foi, à courtd’argument.

Rencontres

Thierno Monenembo, Bessora, Emmanuel Dongala, Jean Metellus,Maryse Condé, Christophe Chomant, Abdourahman A. Waberi, Eloïse Brièresont quelques-uns des collaborateurs de ce mémorial qui ont une ou

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plusieurs fois rencontré le célèbre écrivain camerounais. Si l’on ne peutsoupçonner autant de personnalités d’origines si diverses, de profils sidifférents et dont on est presque sûr qu’elles ne se connaissent pas entreelles pour être de connivence, leur témoignage sur le caractère de MongoBeti n’en est que plus pertinent. « Méfiant en présence de l’homme » commele trouve le neurologue et linguiste Jean Metellus, l’immense écrivaincamerounais l’était effectivement. Mais n’eût-il pas été niais d’embrassersans discernement le tout-venant comme si ses positions et ses prises deposition arrangeaient tout le monde, comme s’il n’avait pas lui-mêmeconscience des enjeux de ses combats? Or, cette précaution d’usage prise,Mongo Beti savait se montrer courtois, convivial et même hospitalier, commeen témoignent les personnalités évoquées plus haut dont les chemins ontrencontré les siens. L’atteste à suffisance et de manière exemplaire l’invitationreçue en 2000 de Maryse Condé, organisatrice d’un colloque aux États-Unis, que Mongo Beti avait pourtant, quelques années auparavant, traitéede façon injurieuse de « Scarlett O’Hara de banlieue ».

Ainsi était Mongo Beti, direct, franc, disant tout leur fait à ceux qu’il avaiten face de lui. L’anecdote que rappelle Christophe Chomant, l’un de sesanciens élèves, est à cet égard à la fois marrante et édifiante. Un matin,dans une classe de son lycée à Rouen, devant des élèves qui ne semblaientpas particulièrement intéressés par son cours et qui le laissaient voir, MongoBeti partit de cette tirade abrupte : « Vous êtes dans cette classe 40 crétinsqui me font chier! »

Assurément, Mongo Beti n’était pas un ange. Mais y aurait-il eu unintérêt qu’il le fût? Tous les anges se ressemblent. Mongo Beti avait trop decaractère pour passer incognito, pour ressembler à un autre, pour êtreinterchangeable. Les contributeurs au mémorial ont le mérite d’avoir restituéla vérité sur l’homme Mongo Beti qui apparaît portraitisé par plusieurs mainsdont les premières procèdent à l’esquisse et les autres affinent ou renforcentles traits, soulignent tel ou tel autre trait particulier, jettent de la lumière surl’ensemble.

Le mémorial Remember Mongo Beti est impressionnant par la sommed’intelligences qu’il rassemble, 26 au total qui, toutes ou presque, déclarentavoir contracté des dettes envers lui.

Dettes

Dans la lointaine Guinée que l’audace de Sékou Touré condamnera àl’autarcie, au milieu d’auteurs aussi célèbres que Tourgueniev, Wright etGiraudoux, c’est envers Mongo Beti que Thierno Monenembo contracterasa première dette en lisant Ville cruelle. Plus tard, grâce à Remember Ruben,Mongo Beti sera le thérapeute qui guérira l’écrivain guinéen de la nausée

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de la trahison postcoloniale que lui causeront les anciens révolutionnairesdevenus de petits bourgeois roulant en Cadillac. Au Congo, pourEmmanuel Dongala aussi, « au commencement, il y eut [...] Mongo Beti ».Plutôt que son œuvre qu’elle découvrira par la suite, c’est le nom de MongoBeti duquel est baptisé une classe de 3e du très catholique collège RapondaWalker qui fascinera d’abord la jeune Bessora. À ce moment-là, « Le Christ,Victor Hugo, Mongo Beti, [...] se confondaient dans [son] esprit. Ils devaienthabiter le même espace, du côté des morts, place des Immortels. » C’estaprès avoir lu Trop de soleil tue l’amour que Bessora, devenue célèbregrâce à 53 cm, entre en littérature. Au Cameroun, une dette de moindreimportance, si on la mesure à la notoriété encore en cours de façonnementde son débiteur, est humblement payée par Guy Olama qui, dans sesannées de lycée, « appart[enait] au club des lecteurs du père de Perpétueet l’habitude du malheur » et à qui « Le pauvre Christ de Bomba [a donné]la passion de l’écriture ». Devenu aujourd’hui écrivain et éditeur, le FrançaisChristophe Chomant a, lui, payé publiquement et à deux reprises sa detteà Mongo Beti du vivant de ce dernier. Une première fois, en 1997, en luidédiant son premier roman, La petite lézarde, une seconde fois de façonplus spectaculaire par une lettre datée du 17 mars 1999 et adressée àBernard Pivot qui s’apprêtait à recevoir sur son célèbre plateau l’auteur deRemember Ruben. « C’est grâce à monsieur Mongo Beti, écrit Chomant,que j’ai continué d’écrire des poèmes, nouvelles et romans... ». Chomantraconte par la suite à Ambroise Kom comment Mongo Beti l’a fait naître àla littérature en ronéotypant ses premières œuvres et en les discutant avecses condisciples pendant un cours de français.

Influences

Si ses aînés Monenembo et Dongala l’ont découvert pendant leursannées de lycée, c’est à l’université que Boubacar Boris Diop, lui, adécouvert Mongo Beti, cet « authentique écrivain » pour qui « la littératuren’était [...] pas un jeu, un moyen de se faire décerner à peu de frais unbrevet d’intellectuel avant d’entrer dans la danse de la servitude ». C’estrendu également à l’université, une vingtaine d’années après BoubacarBoris Diop, qu'Abdourahman Waberi s’imposera la lecture gourmande del’œuvre de Mongo Beti, comme une indispensable ration culturelle,nécessaire à son équilibre d’homme. Malgré la distance et l’intermittencede leurs rencontres, l’Américaine Eloïse Brière confesse qu’« avoir connuMongo Beti a transformé [son] parcours intellectuel ». Mais l’influence deMongo Beti, déclare cette enseignante des littératures francophonesd’Afrique et des Amériques à l’université de New York à Albany, est plusétendue : l’auteur du Pauvre Christ de Bomba « a contribué à transformerles études françaises aux États-Unis ». Pour Rose Nia Ngongo Tekam,Mongo Beti n’est rien moins que l’une des trois lumières qui éclairent samarche existentielle.

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Entre reconnaissance de dette et confession d’influence se situe lacontribution de Célestin Monga qui doit à Ville cruelle sa sortie del’adolescence, son éveil à la vie consciente et à son auteur d’avoirpromptement mobilisé les médias occidentaux après que l’économiste futenlevé par la police, aux aurores d’un jour de mars 1987. Mongo Beti faitmontre de la même fidélité à l’égard de Guy Ossito Midiohouan, arrêté etincarcéré au Gabon pour avoir envoyé une contribution à Peuples noirs –Peuples africains, la revue éditée par l’écrivain camerounais. Cette revuefut, au prix de lourds sacrifices, l’un des terrains de combat d’AlexandreBiyidi qui lui reconnaissait l’avantage sur la littérature d’échapper à lapolysémie, aux interprétations multiples et par conséquent à ladémobilisation.

Combats

Qui mieux qu’Odile Biyidi pouvait témoigner de l’esprit et du sens ducombat de Mongo Beti, de ses douleurs? « Il est particulièrement adéquat,écrit-elle, de parler de Mongo Beti en termes sartriens parce que c’estprobablement Sartre qui a le mieux exprimé les rapports entre la liberté etl’esclavage ». Habité d’un singulier esprit de liberté, Mongo Beti, poursuitson épouse, « n’était pas heureux, il n’a jamais été heureux parce qu’ilassumait pleinement cet "être de malheur" qui lui était échu. En rentrantdans son pays, Mongo Beti mettait un terme à un long exil et à unedouloureuse séparation d’avec sa mère, être cher s’il lui en restât. Ce retourétait aussi pour l’écrivain l’occasion de contribuer à la modification de lastructure mentale de ses concitoyens, le moyen de les rendre capablesd’indignation, de les pousser à payer le prix pour vivre debout.

Faudrait-il, au final, blâmer Ambroise Kom d’avoir contribué à faireretourner Mongo Beti au pays natal, tant les pages écrites du cahier de ceretour sont chargées de tristesse et d’amertume, comme le montrent AndréNtonfo et Patrice Nganang? Ce « retour au pays, confie Odile Biyidi, [...] aété un long calvaire [...] Il a vécu ses dernières années, poursuit-elle, dansun labeur incessant, dans la solitude, la déception et le désespoir ». Lecomble a été mis à cette ingratitude de ses concitoyens à l’occasion desobsèques de Mongo Beti, devenu aussi pauvre que le Christ de Bomba.Mais si « ce Protée surgi de douloureuses abysses africaines n’était riend’autre qu’un prophète, un visionnaire », comme le suggère Thomas MpoyiBuatu, alors qui s’étonnerait de son destin singulier et surtout de sa solitude,presque en tous points semblable à celle du Christ du « Mont des Oliviers »que décrit Vigny, mieux ressemblant à celle du Christ des Évangiles, suivipar des foules de son vivant, lesquelles se sont réduites, comme une peaude chagrin, pour n’être plus constituées que d’un carré de fidèles à samort. Mais il n’en a pas fallu plus de douze pour que la bonne nouvelle serépande jusqu’aux quatre coins du monde. En tout cas, Abel Eyinga, l’unde ses plus fidèles amis de toujours, voit déjà des disciples de l’écrivain en

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provenance des quatre coins de la planète emprunter la voie étroite quimène à Akométam, lieu de pèlerinage pour tous les hommes qui sereconnaîtront dans ce prophète laïc de la liberté que les feux de la rampen’ont pas ébloui, que la gloire n’a pas grisé. Les tréteaux de la scènepublique sur laquelle nous portons tous, plus ou moins habilement, desmasques ne l’ont pas contrefait. Grâce à Mongo Beti, nous avonsl’assurance que l’inconsistance et la félonie ne sont pas consubstantiellesà notre race. Et si Ambroise s’appelait plutôt Pierre?

Marcelin Vounda Etoa

Comptes rendus

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IndexDescripteurs

africanité 98Ahmadou Kourouma 84Algérie 131Allah n’est pas obligé 84« âme vietnamienne » 165approche historique 165auteur algérien 131authenticité 131

Calomnies 191conceptions de l’identité 53critères 98critique 98, 131, 165critique d’humeur 11critique des sources 11

discours critique 35discours féministe 165discours fondateur de

la mondialité 53divergences 112

écriture 84Émile Ollivier 121étude thématique 11

Félix Guattari 191fétichisme du signifiant 11fétichisme du signifié 11francophonie 11, 84

Gilles Deleuze 191

histoire de l’écriture 11

identité 11institution littéraire 63intertextualité 11Italie 152

lecteur 131

légitimation 63, 152légitimation littéraire 121Léopold Sédar Senghor 98Linda Lê 191littérarité 112littérature 165littérature d’exil 121littérature migrante 121littératures francophones 35, 152

médias 84médiations 11modes de savoir rationaliste

et mythique 53mythes judéo-chrétien et

africains 53

nationalité et littérature 121négritude 98

oralité 11, 112

poésie 98préface 63Présence africaine 35

Rachid Boudjedra 131réactions au racisme 53réception 35, 63, 84, 98, 131, 152réception critique 112repères 98revue 35Ronald Laing 191

schizophrénie 191Simone Schwart-Bart 112

témoignage 112tradition 11Vietnam 165, 191violence 84

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212 Index

Noms

AAbanda, Jean-Marie 100Adotevi, Stanislas 100Alexander, Douglas 55, 58, 59Alexis, Jacques Stephen 44Amossy, Ruth 158Amrouche, Jean 147Anozie, Sunday O. 57, 58Antoine, Régis 114Apollinaire, Guillaume 106Arnold, A. James 114

BBachelard, Gaston 18, 53, 60Bachi, Salim 136Badum Melady, Margaret 105Bakhtine, Mikhaïl 18, 53, 57, 59Balzac, Honoré de 169Bernabé, Jean 114, 118Barrès, Maurice 177Barthes, Roland 17, 18Batouta, Ibn 134Baudelaire, Charles 102, 180Bazié, Isaac 8, 84, 91, 96Bedarida, Catherine 123Bemba, Sylvain 21, 80Ben Jelloun, Tahar 131, 136, 145,

157Benamrane, Djilali 143Beniamino, Michel 5, 36Beyala, Calixthe 20, 86Bhêly-Quénum, Olympe 54, 101Bisanswa, Justin K. 6, 7, 11, 12, 33,

84Blachère, Jean Claude 79Blair, Dorothy S. 105Bokiba, André-Patient 21, 67, 73,

74, 77, 109Bolamba, Antoine 74, 77Bombardier, Denise 86Boni, Tanella 81Bonn, Charles 132, 133, 136, 137,

140, 142-144, 147Bonnet, Véronique 123

Botharel, Marie-Françoise 157Boudjedra, Rachid 131-135, 137,

139-144, 149Boumediene, Houari 140, 142Bourget, Carine 131, 145Brière, Eloïse 123Brossard, Nicole 125Buchet-Rogers, Nathalie 117Bùi, Xûan Bâo 165, 167, 169, 177,

180

CCamus, Albert 106Canapini, Barbara 152Carré, Marie-Rose 184Cassirer, Thomas 184Cauvin, Paul 124Certeau, Michel de 18Césaire, Aimé 14, 41, 42, 47, 48, 100,

102, 109Chabaneix, Philippe 102Chamoiseau, Patrick 114, 117-119,

157Charpentier, Gilles 55, 57, 58Chartier, Monique 60Chartrand, Robert 123Chebel, Malek 137Chevrier, Jacques 13, 15, 17, 20Chraïbi, Driss 138, 139Clancier, Georges-Emmanuel 102,107, 108Claudel, Paul 102, 106Clavreuil, Gérard 113Clouzot, Marcel 140Combe, Dominique 5Condé, Maryse 114Confiant, Raphaël 114, 118, 119Coppermann, Annie 88Couchoro, Félix 75-77Crémazie, Octave 126

DDadié, Bernard 56, 81Dakeyo, Paul 81

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213Présence Francophone

Damas, Léon-Gontran 102, 109Danielson, J. David 115, 118Decaunes, Luc 102Déjeux, Jean 141, 144, 145, 147Delacroix, Eugène 135Deleuze, Gilles 125, 190-195, 197,

200Delvaux, Martine 185Dembélé, Sidiki 63-65, 71Depestre, René 42Dérive, Jean 14Derrida, Jacques 18, 175, 187Desjeux, Chantal 104Dévesa, Jean-Michel 20, 21Diabaté, Massa Makan 80, 81Diakhate, Lamine 101Dib, Mohammed 156Diop Alioune 38-41, 49Diop, Boubacar Boris 81Diop, David 45Diop, Papa Samba 75Djaout, Tahar 136Djebar, Assia 131, 187Djoha 134Do Dinh, Pierre 178Dogbé, Yves-Emmanuel 78Dominique, Max 124Doutéo, Bertin-B. 73, 74Dubois, Jacques 25, 32, 46, 92Duchet, Claude 25Duhamel, Georges 64, 65, 71Dumas, Pierre-Raymond 124Dupront, Alphonse 19

EEco, Umberto 134Éluard, Paul 106Emina, Antonella 163Emmanuel, Pierre 101Estaing, Giscard d’ 143Estang, Luc 140Ewandé, Daniel 77

FFabo, Paul 71Fahroud, Abla 155

Fanon, Frantz 44, 176Favre, Isabelle 190, 201Ferrand, Christine 91Ferrari, Anusca 152, 157Feustié, Jean 140Finbert, Elian J. 72Finnegan, Ruth 119Flaubert, Gustave 30Fréchette, Carole 164Fromentin, Eugène 135

GGafaïti, Hafid 144, 145García Márquez, Gabriel 21, 124,

125Garneau, Saint-Denys 126Garnier, Xavier 136Garrot, Daniel 106Gaugeard, Jean 57, 133Gauvin, Lise 90, 93, 94, 119, 128Gawdat Osman, Gusine 105Gbanou, Sélom Komlan 7, 63, 82Genette, Gérard 11, 12, 16, 20, 63,

70, 134Ghinelli, Paola 152Giannenni, Barbara 152Gide, André 135Giguère, Roland 164Giron, Roger 132Glissant, Édouard 156Gnocchi, Maria Chiara 152Godbout, Jacques 126Grandpré, Pierre de 104Grass, Gunter 106Grize, Jean-Blaise 28Grosjean, Jean 102Guattari, Félix 125, 190-194, 200Guèvremont, Germaine 125Guibert, Armand 102-105, 107Guillemin, Alain 173, 174, 180, 184Guingané, Jean-Pierre Daogo 81

HHa, Marie-Paule 176Halen, Pierre 5, 36, 131Harel, Simon 121, 122

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214 Index

Hausser, Michel 105Hébert, Anne 126, 159Heissat, Martine 157Hoang, Xuan Nhi 174Howlette, Jacques 40Hue, Bernard 177-180Hugo, Victor 106

IIbrahim-Ouali, Lila 137, 144Irele, Abiola 41, 105Iser, Wolfgang 134

JJahn, Janheinz 43, 104, 105Jakobson, Roman 32Jauss, Hans Robert 31, 32, 68Jay, Salim 138Jewsiewicki, Bogumil 12Joachim, Paulin 101Joppa, Francis 55, 56Joseph, Gaston 66Joubert, Jean-Louis 5Julien, Charles-André 68, 70Jurt, Joseph 92

KKadima-Nzuji, Mukala 72, 73Kane, Mohamadou 17, 41, 45, 47,

48, 60Kechichian, Patrick 88Kesteloot, Lilyan 13, 15, 104, 105Khaldoun, Ibn 134Khatibi, Abdelkabir 147Khayyâm, Omar 134Kichenapanaïdou, Anne 88, 89Kimoni, Iyay 14Kiswa, Claude 26Koné, Amadou 17Kourouma, Ahmadou 20, 60, 61,

86-91, 93, 94Kristeva, Julia 26

LLabat, Guy Victor 141Lacan, Jacques 19

Lafarge, Claude 37, 46Laing, Ronald 190, 195, 197Lalonde, Robert 125Lambert, Fernando 8, 98, 110Lanasri, Ahmed 146, 147Larches, Georges 102Larue, Monique 128Lasnier, Rina 164Laye, Camara 55Lê, Linda 173, 175, 185, 187, 190-

200Leahy, David 122Lebaud, Geneviève 105Lebel, Roland 66Lecarme, Jacques 136Leclerc, Gérard 64, 78Leenhardt, Jacques 24Lefèvre, Kim 185, 187Lejeune, Philippe 176Leusse, Hubert de 104, 105Lévi-Strauss, Claude 18, 53, 57, 59Lévy-Bruhl, Lucien 56Lim-Hing, Sharon Julie 170-172Limousin, Christian 141Lintvelt, Jaap 134Lomami-Tsibamba, Paul 71, 72Lopes, Henri 20, 21, 80, 81Loret, Eric 93Lotodé, Valérie 8, 131, 149Ly, Thu Ho 165, 173, 174, 185Lyr, René 71

MMagneau, Richard A. 104Makouta-Mboukou 14Mallarmé, Stéphane 16, 180Malleret, Louis 178, 179Malvezzi, Gabriella 105Mammeri, Mouloud 146Maran, René 65-69, 72Marcotte, Gilles 123Marotte, Clément 133Marquet, Marie-Madeleine 105Martel, Lydia 7, 53, 61Martel, Réginald 123Martin, Florence 201

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215Présence Francophone

Masegabio 26Mateso, Locha 39Mathieu, Louise G. 123Maupassant, Guy de 135Mauriac, François 73Mauss, Marcel 168, 174Melançon, Joseph 46Melone, Thomas 43, 105Memmi, Albert 56, 176Métellus, Jean 114Midiohouan, Ossito 14, 21, 65, 66Mimouni, Rachid 145Minelle, Cristina 152, 164Miron, Gaston 127Molière 71Molinié, Georges 85, 86, 94, 95Mongo Beti 20, 56, 81, 156Montesquieu 66, 121Mopékissa, Anasthasie 81Mossetto, Anna Paola 163Mouawad, Wajdi 164Moura, Jean-Marc 5, 153Mouralis, Bernard 20, 45Mouzouni, Lahsen 146Mpiku, Joseph Mbelolo Ya 55Mpondo, Simon 43, 44Mudimbe, V. Y. 12, 20, 26-29, 49

NN’Diaye, Simone 101Navarro, Pascale 91Ndao, Cheik Aliou 81Ndébéka, Maxime 80Ndiaye, Christiane 8, 60, 61, 112,

120Ndiaye, Papa Gueye 105Ndiaye, Sada Weindé 81Nelligan, Émile 164Nepveu, Pierre 122, 125, 128Ngal, Georges 17Nguyen, Cung Giu 173Nguyen, Hong Nhiem 181-184Nguyen, Manh Tuong 174-177Nguyen, Nathalie 185, 186Nguyen, Phan Long 169Nguyen, Tien Lang 178

Nguyên, Van Xiêm 180Nguyenlehieu, Bac-Sy 175-177Nkashama, Pius Ngandu 61, 85, 86Ntsoni, Marcel 21

OOkechukwu Mezu, S. 101, 105Okeh, Peter Igbonekwu 54, 55Ollier, Leakthina Chau-Pech 185Ollivier, Émile 8, 121-128Ouologuem, Yambo 57, 58Oyono, Ferdinand 55, 56, 58, 59

PPéguy, Charles 102Pellegrini, Maria Clara 152Pepin, Ernest 114Périer, Gaston-D. 71, 72Perse, Saint-John 102, 106Pessini, Elena 156Pham, Dan Binh 180, 181, 184Pham, Duy Khiem 165, 166, 173,

174Pham, Van Ky 165-168, 173, 174,

178, 180-184Phelps, Anthony 163Picard, Lucie 152, 164Pierre-Louis, Ulysse 45Pigeon, Gérard Georges 54, 55Pilon, Jean-Guy 126Pompidou, Georges 165Porra, Véronique 65, 67Proust, Marcel 106Prudencio, Eustache 77, 78Pugliese, Cristiana 158

RRabéarivelo, Jean-Joseph 77Rabemananjara, Jacques 73Rain, Pierre 148Raschi, Nataša 163Renaud, Tristan 141Revel, Jean-François 141Ricard, Alain 74-76Richard, Jean-Pierre 16Riesz, János 66

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216 Index

Rimbaud, Arthur 180Rinn, Michael 94Robbe-Grillet, Alain 23, 25Robin, Régine 122, 125Roger, Jacques 16Rosello, Mireille 116Rouch, Alain 113Rouch, Jean 43Roux, Jean-Louis 92Rubango, Nyunda ya 21Rwanika, Drocella Mwisha 21

SSainte-Beuve 11Sarde, Michèle 185Sartre, Jean-Paul 67-70, 102, 176Satyre, Joubert 8, 121, 129Schaeffer, Jean-Marie 31Schwartz-Bart, Simone 8, 112-119Selao, Ching 9, 165, 187Sembène, Ousmane 56Semujanga, Josias 6, 7, 10, 35, 51Senghor, Léopold Sédar 8, 26, 65,

67-71, 77-79, 81, 98-110, 165Simon, Sherry 122Snyder, Émile 105Socé, Ousmane 56, 57Soulages, Pierre 106Soulié, Jean-Paul 123Soyinka, Wole 100, 109Sperber, Dan 28Stacchini, Manuela 152Stendhal 169Stora, Benjamin 142

TTagore, Rabindranath 67, 69Tansi Niane, Djibril T. 81Tansi, Sony Labou 20, 21, 26, 29,

60, 61, 81, 163Tassinari, Lamberto 122Tati-Loutard, Jean-Baptiste 21, 80Tcheuyap, Alexie 114, 117-119Tchicaya U Tam’si 77, 79, 81, 106,

109Teneuille, Albert de 178, 179

Thibaudet, Albert 11Tillot, Renée 105, 106Torchi, Francesca 152Towa, Marcien 100, 105Triaire, Marguerite 173, 185, 187Trinh, Thuc Oanh 173, 185, 187Truong, Dinh Tri 178, 179Tufani, Luciana 159Tynianov, Iouri 32Tyrolien, Guy 80

VValéry, Paul 180Vaucher Gravili, Anne de 164Verlaine, Paul 26Viatte, Auguste 178Villemaire, Yolande 125Vuong-Riddick, Thuong 167, 168,

174

WWang, Jiann-Yuh 186Warner, Keith G. 105Washington Bâ, Sylvia 105, 107Wilson, Deirdre 28Woodrow Wilson, Thomas 148Wylie, Hal 114

YYacine, Kateb 135-137, 144, 145Yeager, Jack 166, 168-170, 172-

174, 177, 183-186

ZZadi Zaourou, Bottey 162Zola, Émile 169Zoppi, Sergio 163

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ABSTRACTS

Justin K. BISANSWAUniversité Laval

L’aventure du discours critique

Abstract: The text traces the course of African Literature’s critical adventure. For along time, studies have been focused on African identity. The critic is often ethnologic,anthropological, cultural and attracted by exoticism. The critic is also attentive toeverything that indicates the difference with occidental culture and without which theAfrican text would only be an outline. There is also the frequent intrusion of emptyconcepts in African Literature criticism (for example : tradition, relatives, ethnic group,oral character, traditional religion, African rhythm, solidarity, communion betweenthe living and the dead). From the criticism of humor and sources, to criticism ofpsychology and intertextuality, viewed as the archetype’s wild quest, African Literature’shistory is made of thematic studies attached to the fetishism of the signified. It is alsoscaled-down to a series of monographs which reel off diachronic periods andmovements.

Connotation, Criticism of Sources, French-Speaking Communities, History of Writing,Humor Criticism, Intertextuality, Mediations, Oral Character, Thematic Study, Tradition

Josias SEMUJANGAUniversité de Montréal

La rhétorique de la réception des œuvres francophones dans Présence africaine

Abstract: This article analyses the Reception discourse towards African and CaribbeanLiteratures in French. We will analyse some articles published in Présence africaine toshow how this journal played a leading part in the promotion of African and CaribbeanLiteratures in French since its beginning in 1947 to now.

African, Caribbean, Criticism Discourse, Francophone Literatures, Présence africaine

Lydia MARTELUniversité Laval

Présupposés idéologiques et discours critique dans Présence Francophone

Abstract: This paper illustrates the way Humanities’ categories have allowed us toread traces of cultural crossing in African fiction since the 70s. Many articles publishedin Présence Francophone turn the 19th century’s anthropological model around, whilstothers oppose Judeo-Christian and African myths. Some propose a monolithic visionof identity, until in-between positions appear, revealing the many elements of identityin a much easier way. Among these components, the Western and African modes of

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218 Abstracts

knowing are pointed out by studies relying on the works of Lévi-Strauss, Bachelardand Bakhtine.

Conceptions of Identity, Founding Discourse of Globality, Judeo-Christian and AfricanMyths, Rationalistic and Mythical Modes of Knowing, Reactions to Racism

Sélom Komlan GBANOUUniversität Bayreuth

Discours préfaciels et réception en littérature africaine de langue française

Abstract : Decisive instance between the text and its reader, the preface plays animportant role in the reception of the literary work, as Gerard Genette emphasizes inhis essay Seuils (1987). The present analysis proposes a reading of the stategiesused in the prefaces of francophone African Literature from colonial times to thepresent. Who introduces whom? Why and how? These are a few of the questions thisarticle deals with.

Literary Institution, Legitimization, Preface, Reception.

Isaac BAZIÉUQAM

Écritures de violence et contraintes de la réception : Allah n’est pas obligé dansles critiques journalistiques française et québécoise

Abstract : The treatment of violence in Francophone Literatures is not only a thematicissue but becomes a writing project that reveals different textual forms as well. Thosetexts in which violence appears in both aspects – themes and forms – require a particularkind of reception. This article deals with the newspaper’s reception of "Allah n’est pasobligé". The comparison between Quebec’s and France’s journalistic criticism pointsout that the complexity of Kourouma’s text allows readers to activate several levels ofreception: a very contextualized historical one and an aesthetic one. The interactionbetween those two critical spheres illustrates the complexity of a properly criticalreception in Quebec’s journalistic criticism.

Violence, Francophone Literature, Journalistic Reception

Fernando LAMBERTUniversité Laval

La critique et Léopold Sédar Senghor / Léopold Sédar Senghor et la critique

Abstract: L. S. Senghor has maintained a double relation with criticism: his poeticalwork has provoked plentiful critical production and the poet has always been indialogue with his critical examiners. Furthermore, he has practised literary criticismhimself. Criticism relating to Senghor comes from two quite different sources. From1945 to 1960, the European criticism is outstanding, while the African criticism confinesitself more to peripheral questions in the Senghorian poetical work: French language

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and "Negritude". The withdrawal of the poet from the political stage in 1980 is asignificant date for critical production in Africa. Let us add that the Senghorian criticismhas known a worthy renewal of interest in the last few years. To complete thispresentation in a useful way, a place has to be made to the practise of criticism bySenghor.

Africanity, Criterion, Literary Reception, Negritude, Poetry, Reference Marks

Christiane NDIAYEUniversité de Montréal

Simone Schwarz-Bart : quel intérêt? Classer l’inclassable

Abstract: Critics do not agree on what constitutes the interest of the works of Schwarz-Bart. However, four major tendencies are apparent in the many critical studies of herworks: some are interested in the "creole experience" her novels are said to portray,others in the "feminine experience", while others again in the "mythological" dimensionand the question of what is borrowed from oral literature. These different approchesinterpret the works of Schwarz-Bart essentially in the perspective of "testimony" and,even though there is a consensus as to the originality of her writing, there is littleanalysis of the specific techniques which characterise the aesthetics of Schwarz-Bart,except to conclude that her works achieve an exceptionally successful reconciliationof the conventions of oral and written literature. But is oral literature a literature of"testimony"? The very definition of what constitutes "literarity" in Schwarz-Bart’s works– and perhaps that of Caribbean Literature in general – thus appears to be problematicin the critical readings of the works of this Guadeloupean writer.

Critical Interpretation, Divergence, Literarity, Orality, Testimony

Joubert SATYREUniversité de Guelph

Réceptions de l’œuvre d’Émile Ollivier : de la difficulté de nommer l’écrivainmigrant

Abstract: Who is a migrant writer? That’s the question asked by Québec institutionswhich legitimatize literature, including journalistic critics and scholars. The aim of ourpaper is to make an inventory of the terms employed by these institutions to nameÉmile Ollivier (1940-2002), an Haitian novelist who has been exiled in Québec sincethe mid-sixties. These terms reveal a discontent and vagueness in the attempt to linkthe novelist to a nationality or a country. Between appropriation and dismissal, thismultiplicity symbolizes a resistance to frankly consider this writer as a Quebecer. Wealso refer to the "in-between" of all exile experience.

Literary Legitimacy, Literature of Exile, Literature of Immigration, Nationality andLiterature

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Valérie LOTODÉCentre international d’études francophonesUniversité de la Sorbonne-Paris IV

Le rôle de la critique dans la réception de l’œuvre romanesque de RachidBoudjedra

Abstract: The favorable reception given by French criticism to some of RachidBoudjedra’s novels can’t be explained by their literary quality only. In fact, the media’sopinion has been influenced by the image of the "authentically Algerian writer" thatBoudjedra conveyed, as well as by the political context. Since the emergence ofAlgerian Literature in French journalistic and academic literary criticism, critics arebounded by ideological a priori.

Algerian Writer, Authenticity, Lector, Literary Criticism, Rachid Boudjedra, Reception

Cristina MINELLELucie PICARDet autresUniversité de Bologne, Italie

Stratégies de légitimation et modalités de réception des littératures francophonesen Italie

Abstract: This paper offers an overview of a broad research project concerned withthe current diffusion of Francophone Literatures in Italy. The study comprises severalcomponents: a review of the academic literature; a survey of relevant websites; theanalysis of publisher’s catalogues; archival analysis and face-to-face research atUniversities and other Francophone cultural centres. Through a multi-disciplinaryapproach, the study offers an articulate though lively account of the state ofFrancophone Literatures in Italy.

Francophone Literatures, Italy, Reception, Recognition

Ching SELAODoctorante à l’Université de Montréal

Y a-t-il une réception critique de la littérature vietnamienne francophone?

Abstract: Three approaches seem to characterize the reception of VietnameseLiterature in French: socio-historical, "essentialist" and feminist discourses. This articleproposes to analyse the lack of theoretical thought and pertinence in some of theworks published on the subject, which appear to introduce and promote this literaturerather than study it. Without denying contributions that are indeed interesting, thispaper, however, emphasizes works that raise questions and oblige us to ask: is therea critical reception of Vietnamese Francophone Literature?

Criticism, Feminist Discourse, Historical Approach, Literature, Vietnam, "VietnameseSoul"

Abstracts

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Isabelle FAVREUniversité de Reno

Linda Lê : Schizo-positive?

Abstract: In her novel entitled "Calomnies", Linda Lê depicts a "mad uncle" and ayoung female writer fascinated with her uncle’s marginality. In this book, Lê presentsa complex view of schizophrenia. Sometimes, the actions and thoughts of the uncleare reminiscent of Deleuze and Guattari’s concepts such as le corps sans organe andla machine célibataire. Some other times however, Lê pays attention to the past ofthe uncle and shows how, in Vietnam, he witnessed the hypocrisy of his family duringthe war. These passages are then closer to Laing’s theories, since the environmentand conditions in which he lived seemed to have impacted his mental state. Hisniece’s attitude towards the Parisian monde des lettres and towards the occidentalbien-pensants is very similar to her uncle’s attitude in the sense that she too feelsalienated and cut from the world around her. In doing so, Lê sometimes blurs thefrontier between mental sanity and dementia.

Deleuze and Guattari, Linda Lê, Ronald Laing, Schizophrenia, Vietnam

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222INSTRUCTIONS AUX AUTEURS

1. Page de titre. Inscrire sur la première page, en haut à gauche, vos nom,adresse et courriel; plus bas, le titre (60 lettres au maximum) de l’article suividu résumé et des descripteurs.2. Résumé. Fournir un résumé de l’article (50 à 100 mots) et en donner uneversion anglaise.3. Descripteurs. Identifier de 5 à 10 descripteurs (ou mots clés) qui situent lecontenu (domaine géographique, sujet, auteurs, théorie, etc.). En donner unetraduction anglaise.4. Mise en page. Présenter le manuscrit dactylographié à double interligneavec marge de 3 cm, 25 lignes par page. On doit pouvoir en faire desphotocopies claires.5. Intertitres. Coiffer d’intertitres les principales parties de l’article.6. Citations. Lorsqu’une citation a plus de 4 lignes, la mettre en retrait sansguillemets, suivie de l’appel de la référence (voir no 11). Mettre entre crochets [ ]les lettres et les mots ajoutés ou changés dans une citation, de même que lespoints de suspension indiquant l’omission de un ou plusieurs mots.7. Tableaux. Rendre les tableaux et les graphiques lisibles au premier coupd’œil.8. Mise en relief. Mettre en italique les titres de livres, revues et journaux, lesmots étrangers, les mots et expressions qui servent d’exemples dans le texte;mais « mettre entre guillemets » (sans les souligner) les titres d’articles, poèmeset chapitres de livres ainsi que les mots et expressions qu’on désire mettre enrelief. Dans une étude de linguistique, <mettre entre parenthèses pointues ouanti-lambdas> la signification d’un mot ou d’une expression.9. Informations sur l’auteur. Indiquer votre profession et vos principalespublications. De 25 à 50 mots.10. Notes. Numéroter consécutivement les notes du début à la fin de l’article.La première peut servir à identifier le fonds qui a subventionné la recherche oula société devant laquelle a été présenté le texte sous forme de communication.L’appel de note doit suivre le mot avant toute ponctuation. Ne pas indiquer lesréférences en note de bas de page, mais insérer les appels dans le texte et lesréférences complètes dans la liste des références (voir nos 11 et 12).11. Appel des références. Appeler les références dans le texte (non pas ennote au bas de page) en plaçant entre parenthèses le nom de l’auteur, l’annéede publication et le numéro de la page : (Auteur, année : page).12. Liste des références. Dresser la liste des œuvres citées et des publicationsutilisées pour préparer l’étude; les classer dans l’ordre alphabétique desauteurs, par ordre décroissant d’année de publication. Si plusieurs ouvragesd’un même auteur sont publiés la même année, indiquer une lettre aprèsl’année pour les distinguer.

Exemples : ARNOLD, A. James (1995). « The Gendering of Créolité »,dans Maryse CONDÉ et Madeleine COTTENET-HAGE (dir.), Penser lacréolité, Paris, Karthala, 1995 : 21-40.DÉJEUX, Jean (1989a). « L’accord culturel franco-algérien de 1983 »,Présence Francophone, Sherbrooke, no 34 : 91-104.

13. Copie informatique. Tous les textes acceptés pour publication devront êtrefournis dans un fichier, systèmes IBM compatible ou Macintosh.

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223CHEMINEMENT DES ARTICLES

1. Appel de textes. Présence Francophone souhaite recevoir de ses lecteurs etde ses abonnés des articles originaux (30 pages au maximum) et des comptesrendus. Les textes doivent se conformer à la Politique rédactionnelle pour lecontenu et aux Instructions aux auteurs pour la forme. La revue ne publie pasd’entrevues. Elle accepte les textes envoyés par télécopieur, par courriel etles textes sur disquette (WordPerfect ou Word).

2. Accusé de réception. Sur réception d’un texte, on fait parvenir un accusé deréception.

3. Première lecture. L’article est lu en premier lieu par un membre du comitéde rédaction qui évalue sa conformité avec la Politique rédactionnelle de larevue. Si le texte n’est pas retenu, l’auteur en est informé. Le manuscrit n’estpas retourné.

4. Deuxième lecture. L’article est ensuite soumis à un comité de lecture,regroupant des spécialistes du sujet, pour évaluation et commentaires (il estdonc important de présenter un texte clair qui puisse être photocopié).

5. Décision de publier. Sur réception des évaluations des membres du comitéde lecture, le comité de rédaction décide de publier ou non l’article. L’auteurest informé de la décision et reçoit un résumé des parties pertinentes desévaluations. On peut demander à l’auteur de retravailler son article ou de leprésenter en se conformant aux Instructions aux auteurs.

6. Intervention du comité de rédaction. La rédaction se réserve le droit demodifier les titres, intertitres, résumés et descripteurs.

7. Assignation au numéro. L’article prêt pour publication est assigné à un numérode la revue en tenant compte de la place disponible et de l’intérêt de l’article.

8. Épreuves. Les épreuves sont envoyées à l’auteur pour correction. Celui-cidoit les retourner dans les plus brefs délais.

9. Durée du cheminement. Le temps écoulé entre la réception de l’article et sapublication peut varier de quelques mois à une année ou deux, selon l’état dumanuscrit, les corrections exigées, la rapidité de l’auteur à nous répondre etl’espace disponible dans la revue.

10. Exemplaires en hommage. L’auteur d’un article reçoit deux exemplaires dunuméro où a paru son article.

11. Reproduction d’un texte. Toute reproduction de l’article dans une autrepublication doit faire mention de sa publication antérieure dans PrésenceFrancophone.

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TARIFS D’ABONNEMENT

Individuel Institutionnel

Un an 30 $ US 40 $ US

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Achat d’un numéro : 20 $ + frais de port

Tarif aérien : ajoutez 10 $ pour l’abonnement de un an et 25 $ pour un abonnement de trois ans.

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Les chèques ou mandats doivent être faits à l’ordre duCollege of the Holy CrossPrésence FrancophoneCollege of the Holy CrossWorcester, MA 01610-2395États-Unis

ACHAT DES ANCIENS NUMÉROSS’adresser à l'Université de Sherbrooke, Département des Lettres et Communication,Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Sherbrooke (Québec), J1K 2R1 Canada

Série complèteNuméros 1 à 25 : 100 $ • Numéros 26 à 52 : 200 $

Envoyez-moi la 1re série complète _____ Envoyez-moi la 2e série complète _____Envoyez-moi les numéros suivants : _____,_____,_____,_____,_____,_____

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