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ÉVALUATION, CONFORMISME ET PRÉDATION DE LA PENSÉE Raphaël Draï Presses Universitaires de France | « Cités » 2009/1 n° 37 | pages 135 à 144 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130572510 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-135.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Raphaël Draï, « Évaluation, conformisme et prédation de la pensée », Cités 2009/1 (n° 37), p. 135-144. DOI 10.3917/cite.037.0135 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.219.228.118 - 18/05/2015 03h26. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.219.228.118 - 18/05/2015 03h26. © Presses Universitaires de France

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ÉVALUATION, CONFORMISME ET PRÉDATION DE LA PENSÉERaphaël Draï

Presses Universitaires de France | « Cités »

2009/1 n° 37 | pages 135 à 144 ISSN 1299-5495ISBN 9782130572510

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-135.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Raphaël Draï, « Évaluation, conformisme et prédation de la pensée », Cités 2009/1 (n° 37),p. 135-144.DOI 10.3917/cite.037.0135--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manièreque ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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RAPHAËL DRAÏ

I. ÉVALUATIONS ET IDÉOLOGIE

DE LA PUISSANCE

Depuis quelques années, les procédures et les procédés regroupés sous lelabel « évaluation » sont loin de faire l’unanimité au sein de la « cité scien-tifique », au moins dans le domaine des sciences humaines et sociales,et notamment en philosophie. Comment expliquer un tel climat et depareilles réticences face à des procédures qui semblent marquées au coindu bon sens ? En effet, dans quelque domaine que ce soit, nul ne sauraits’ériger en juge et partie de sa propre cause. Se vouloir enseignant et cher-cheur, c’est s’engager dans un domaine qui s’expose par définition aujugement d’autrui. Surtout lorsque ce domaine correspond à une carrièreappelant des avancements statutaires et financiers. Pour nous y limiter,l’un des plus graves griefs adressé par exemple à l’avancement quasi auto-matique, celui qui résulte, à moins de faute grave, d’un statut « mécani-sant » le corps professoral et de celui des chercheurs, est précisément de nepas tenir compte, ou très peu, de la différence d’investissement personnelqui peut affecter tel ou tel enseignant, tel ou tel chercheur. Cependant, ilfaut prendre garde en l’occurrence à ce que Sartre – que l’on nouspermettra de citer ici et que nous retrouverons – nomme des « récur-rences » – autrement dit, des interactions circulaires de négativités inertes.Ainsi, le principe d’égalité dont se prévalait dès l’origine le statut de la

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fonction publique se formulait à la lumière de celui de non-discriminationentre fonctionnaires dévolus en corps au service de l’État et donc au biencommun. Pourtant, ce même souci de justice et d’égalité s’est avéré à sontour injuste, couvrant les atonies, camouflant, parfois, de flagrantes stéri-lités – éditoriales notamment – qui ne pouvaient pas ne pas affecter, entreautres, le contenu des enseignements dispensés au niveau du doctorat, nila notoriété de l’institution concernée – université ou grand organisme derecherche – dans un univers toujours plus globalisé, ouvert aux échanges,et de plus en plus concurrentiel parce que de plus en plus comparatif. Nuln’ignore la cruauté de certains « classements » par la presse internationaleet leur impact sur les orientations des étudiants. De pareilles procéduresn’ont eu longtemps rien de forcément rédhibitoire, puisque, par le turn-over des responsabilités, les « évalués » d’une année pouvaient devenir lesévaluateurs de l’année suivante, et vice versa, dans le respect pointilleux duprincipe d’indépendance qui s’attache aux professions en cause, comme l’arappelé sans ambiguïté le Conseil constitutionnel. Alors, si la rationalité etle « fair play » sont à ce point honorés et patents, pourquoi aujourd’huitant de débats et un si lourd malaise se traduisant par de fortes manifesta-tions publiques et de substantielles pétitions ? Sans doute faut-il reconsi-dérer la notion même d’ « évaluation », terme équivoque, à mi-chemin dela simple appréciation et du jugement proprement dit, celui-ci ne pouvantse réduire à celle-là dans ce qu’il est convenu d’appeler un État de droit. Àmoins de laisser se réinstaurer subrepticement les pratiques erratiques dubon plaisir et les conduites parfaitement arbitraires qui déconsidèrent lepostulat même de l’existence d’une cité scientifique et d’une « commu-nauté de chercheurs », pour reprendre cette terminologie quelque peuidéaliste. Certes, l’on minimisera un tel risque en rappelant que l’évalua-tion à finalité scientifique se reconnaît à ses critères objectifs, à ses formesde notations vérifiées – bref, à ses techniques impartiales, énoncées audemeurant dans un dispositif parfaitement légal. Mais qui ne saitaujourd’hui, au moins depuis les travaux de l’École de Francfort, quetoute technique s’adosse à une idéologie qu’elle met en œuvre en se préva-lant naturellement de l’intérêt général ? Or c’est cette idéologie elle-même,rattachée à tort ou à raison au libéralisme, lui-même identifié, toujours àtort ou à raison, à la dérégulation et à l’irrespect des personnes, qui seretrouve à son tour contestée, pour ne pas dire violemment rejetée.Remake de « l’arroseur arrosé », voilà que l’idéologie de l’évaluation fait,récursivement, l’objet de l’évaluation de ses destinataires lorsque ceux-ci

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estiment qu’ils en pâtissent injustement. Dans ces conditions, faut-ilnécessairement imputer un pareil rejet à des facteurs en somme peuavouables : la crainte du jugement d’autrui, le débusquage des rentes desituation, la prolongation mortelle des routines, au détriment d’unerecherche qui s’assigne désormais des objectifs mondiaux ? Plus un débatest difficile, acharné parfois, plus il faut savoir ne pas le développer à unniveau trivial. À n’en pas douter, le tir de barrage dirigé actuellementcontre l’évaluation se rapporte parfois à un pareil état d’esprit, pour ne pasdire à cette mentalité : égocentrée et corporatiste. Elle peut également seprévaloir de motifs d’un ordre plus élevé et notamment celui de faire jourà cette préoccupation face à laquelle il serait difficile et même dangereuxde rester passifs et complaisants : rien de moins que la prédation de lapensée sous prétexte de son « soupesage » intellectuel. Comme l’on vit untemps où l’usage des mots se détache de leur sens et parfois le controuve, ilimporte alors de rappeler que toute évaluation méritant ce nom doit serapporter, au-delà de ses modes opératoires, à des valeurs dont le nombrese décompte sur les doigts d’une main : le bien, le beau, le bon, le juste,l’aimable aussi. Et c’est le rôle de la pensée respectée dans son être mêmeque d’en mieux faire connaître le contenu et les modalités d’application.La recherche de la force pour la force et la volonté de puissance n’y parais-sent que de second rang et seulement à l’appui de celle-ci. D’où cetteinterrogation : les difficultés actuelles ne proviennent-elles pas aussi d’unrenversement de cet ordre de priorités lorsque la recherche de la puissanceet de la performance semble avoir pris le pas sur toute autre considérationintellectuelle et scientifique, mais cela, répétons-le, au risque d’une préoc-cupante prédation de la pensée ? Lorsque l’évaluation se dévalue ? Onaura donc compris qu’il ne s’agit pas ici de récuser le principe d’un juge-ment entre pairs qui rappellerait à sa manière le haut temps de lachevalerie, avec ses codes d’honneur et ses titres mérités. Il s’agit plutôtd’attirer l’attention sur ce qui, sous couvert d’évaluation « objective »,favoriserait une pareille prédation, causant des dommages qui seraientpour le coup, eux, irréversibles.

Commençons par les représentions, puisque, comme l’enseignaitRaymond Aron reprenant Schopenhauer, si le monde est le produit denos volontés, il peut être aussi obscurci par nos représentations initiales.À cet égard, comment se représente le plus souvent tel groupe d’expertssoudain commis à l’évaluation de collègues, dotés d’un même statut et seréclamant, comme eux, du principe constitutionnel d’indépendance ?

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Car de leur bonne, moyenne ou mauvaise évaluation dépendent finale-ment la vie et de la mort d’unités parfois fort anciennes et qui n’ont pastoujours démérité. Des super spécialistes ? Des juges ? Des inquisiteurs ?Une sorte de police scientifique ? Il est en effet deux sortes d’évalua-tions : les unes se veulent incitatrices, correctrices en cas de besoin, et seterminent le plus souvent par une décision de soutien, serait-elle assortiede propositions pour un sérieux remaniement ; les autres s’annoncentéliminatrices, létales et, en réalité, ne font mettre qu’en paroles lesmarches funèbres des sociétés « pénuriques » où sévit ce que nous avonsappelé ailleurs la « gouvernance négative » dans laquelle ce qui estaccordé aux uns doit d’abord avoir été enlevé ou refusé aux autres1. Sansdoute n’est-il pas inutile de faire état d’une double expérience en lamatière, expérience d’évaluateur puis d’évalué, ce qui autorise une visionbinoculaire.

Mon expérience d’évaluateur s’est constituée au cours des mandats quej’ai pu exercer de doyen, de premier vice-président du conseil scientifique– pour l’ensemble des disciplines enseignées à l’université concernée – etd’expert auprès de la Direction de la recherche et des études doctorales(DRED). Dans l’exercice de ces trois responsabilités, parfois cumulées parles nécessités, il m’a été donné d’avoir, avec les instances universitaires etministérielles concernées, à juger de dossiers d’habilitation pour desrenouvellement de diplômes, pour la création ou le renouvellementd’équipes, pour l’affectation de budgets souvent fort serrés, pour des avan-cements personnels, parfois au rang de professeur de classe exceptionnelle.Sans ériger le moins du monde cette expérience en modèle, j’ai encoreprésents à l’esprit les critères qui déterminaient nos décisions : ne pasporter de jugement sur la nature des disciplines en cause, autrement ditsur le bien-fondé de leur raison d’être, fût-ce à cause de la « babélisation »actuelle des savoirs et de ce que Kant nommait le « conflit des facultés » ;soutenir les créations d’équipes constituées autour d’un axe de recherchedigne de ce nom en termes de travail et non pas de « logo » publicitaire ;tenir le plus grand compte des publications non seulement des équipesconcernées, mais aussi des chercheurs à titre personnel dont il convenaitde lire les travaux pour leur valeur intrinsèque. Quelques années plus tard,ces responsabilités ayant trouvé leur terme, et ayant fait le choix intellec-tuel et scientifique – sur les mêmes critères – de me rattacher à d’autres

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1. Voir Cités, no 18, « Le dépérissement de l’État », 2004.

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équipes pour la poursuite de mes recherches personnelles, je me suisretrouvé dans la position, souvent annoncée avec quelque rudesse, d’êtreévalué. Point d’observation particulièrement instructif. Selon les équipesen question et leur section de rattachement, j’ai pu constater en ce sens degrandes différences d’approche et de comportement. Pour l’une d’entreelles notamment, vouée à l’anthropologie psychanalytique pluridiscipli-naire, il semblait que son sort avait été scellé par avance, qu’aucune argu-mentation n’aurait su entamer cet arrêt de mort ; que, dans un climatproprement kafkaïen, les forces de ladite équipe étaient systématiquementminimisées et ses inévitables faiblesses maximisées. Il n’est jusqu’à la liste,impressionnante, des livres publiés par les membres de cette équipe qui neleur était imputée à ... charge. Je dis bien des livres, de cela qui juge, infine, et pour chacun à son échelle, de la prétention d’une collectivitéhumaine à constituer ce qu’il est convenu de nommer une « civilisation ».Qui faut-il mettre en cause ? La caractérologie de maints de ces « évalua-teurs » plutôt adonnés au règlement de compte entre sectateurs de telle outelle discipline et qui paraissaient en outre au cours d’auditions menées àla va-vite, harassés de travail ? Ou bien de l’idéologie dont ils se faisaientl’instrument ? C’est surtout cette sorte d’évaluation qui conduit alors auxobservations suivantes.

En premier lieu, elle entend rationaliser au nom des pouvoirs publicsl’allocation de ressources publiques jugées raréfiées dans une économiepublique en crise depuis plus de trente ans, et de plus en plus déficitaire.Cause et effet de cette situation – qui ne peut tout de même pas êtreimputée à la malveillance des dieux de l’Olympe –, l’État qui doit y faireface tente de compenser ces pénuries durables par une recherche systéma-tique de la puissance. Mais, comme toujours, les politiques de puissance nepeuvent s’empêcher de sacrifier à Moloch. À ressources constantes, sinonfondantes, l’on cherchera donc à réduire des effectifs brutalement qualifiésde pléthoriques pour mieux doter d’autres équipes jugées, elles, plus« innovantes », plus « performantes ». Mais que veulent dire ces mots ?Pour les appliquer à des ensembles humains, encore faut-il prêcherd’exemple. La pire des plaies qui afflige la démocratie post-totalitaire,n’est-ce pas l’écart flagrant entre les valeurs affichées d’un côté et de l’autreles comportements qui les déjugent ? Car depuis cet automne tout parti-culièrement l’idéologie de l’évaluation a subi un camouflet planétaire.Depuis le déclenchement de la « crise » financière, fiduciaire et boursièremondiale, l’écart susmentionné entre valeurs et conduites est devenu

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criant. La captation parfois cynique de termes aussi vitaux que ceuxd’ « innovation » et de « performance » n’a pas été pour rien dans ceteffondrement mondial qualifié parfois de « systémique ». Qui pouvait sedire plus « compétent », plus « performant », plus « innovant » que lesdispensateurs de prêts douteux, cependant « titrisés » – autrement dit,élevés à la dignité de créances juridiquement validées par de plus hautesinstances et ensuite mélangés à des fonds plus sains ? Aurait-on vouludéclencher intentionnellement un séisme mondial qu’on ne s’y serait paspris autrement. Pourtant les avertissements contre le simplisme des« évaluations » n’ont pas manqué non plus, ni la mise en garde desinstances expertes « supposées tout savoir », au point de juger les autres desi haut et de si loin qu’elles en perdaient le sens des réalités. Dans sonautobiographie si riche d’informations à ce sujet1, l’ancien président de laRéserve fédérale américaine (FED), Allan Greespan, livre ce jugementparticulièrement inquiétant au sujet du fonctionnement de l’économiemondiale : celle-ci est maintenant devenue si complexe qu’il est de plus enplus difficile, pour ne pas dire impossible, d’établir la moindre relationentre une situation donnée et les causes qui l’ont produite ! Plus récem-ment encore, interrogé sur les causes plus précises de la crise mondiale encours, il avouait « n’y plus rien comprendre »... Vous avez dit « compé-tent »... Mais cette mise en cause ne saurait demeurer au niveau d’ins-tances ou de personnalités transformées en boucs émissaires. C’est bien lestravers d’une idéologie qu’il s’agit de sonder encore plus profondément s’ilse peut.

Jetons à cet effet un coup d’œil sur les réactions à la panique potentiel-lement suicidaire engendrée par le battement d’ailes du « papillon » cheraux théoriciens du chaos, un papillon voletant en l’occurrence dans l’im-mobilier américain. Depuis plus de vingt ans, l’on ne cesse de proclamerla fin de l’État, la nécessité de lui tenir la bride, de « dégraisser lemammouth », de laisser libre cours à l’innovation, à la compétence indivi-duelle, au mérite enfin libéré, comme on l’a dit, des automatismes del’avancement pour être évalué en cas de besoin par des cabinets privés dontl’on ne s’est guère soucié du pedigree. En l’occurrence, ce n’est pas le prin-cipe salutaire de l’auto-organisation qui s’expose à la critique mais le défautde réciprocité qui ruine la solidité de tout système vivant quel qu’il soit.Certes, l’on prendra garde à ne pas détacher la tristement célèbre faillite

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1. Le temps des turbulences, Paris, Hachette Pluriel, 2008.

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du groupe Enron de son contexte, mais l’on ne peut non plus dissimuler àquel point cette faillite-là avait déjà révélé l’impéritie, pour ne pas dire lacorruption, de ces « cabinets » devenus les nouveaux « sujets supposéssavoir » de l’infaillible science, et rémunérés à des niveaux qui dépassenteux aussi leurs propres performances finales. D’où cette question : à moinsque l’omniscience souffre d’intermittences et de syncopes, où se trou-vaient ces « hyper-experts » durant la crise « systémique » des « sub-primes » puis lors de l’effondrement soudain de Lehmann Brothers, deFortis ou de Dexia ? Sans parler de l’affaire Madoff, de l’ « affaire Kerviel »ou du trou noir de près d’un milliard d’euros causé en quelques coups defil et quelques mails à la vénérable Caisse d’Épargne transformée en vieilledame indigne ? Et l’État lui-même, tuteur des politiques de recherchescientifique qui se détachent mal d’une recherche de la puissance pour sesvertus économiques supposées, où en est à présent son idéologie de réfé-rence ? L’an dernier encore, on prônait en son nom le libéralisme néopro-videntiel, récusant les emplois aidés, l’assistanat social, le parasitismefiscal. Certes, François Mitterrand en son temps avait jeté l’éponge enavouant : « On a tout essayé. » Pour sa part, Jacques Chirac avaitmanœuvré au plus près mais sans éviter des grèves mémorables. L’équipeprésidentielle nouvelle allait déclasser tout le dispositif du traitementsocial du chômage, convaincue à son tour que l’innovation, la perfor-mance, évaluée l’épée dans les reins, y compris celles des ministres de laRépublique, allait modifier de fond en comble le « New Deal » desannées 1980 devenu sénescent. Mais, pour paraphraser ce grand piloteque fut Saint-Exupéry, la réalité nous en apprend plus que tout, parcequ’elle nous résiste. Qu’a déclaré le président de la République actuel dansles Ardennes, meurtries et angoissées, durant le calamiteux automne 2008afin de justifier la recréation pour le moins inattendue du système desemplois aidés ? « Il faut être pragmatique. » Ainsi, des années d’idéologiede l’évaluation « objective » – et quelquefois arrogante – ont conduit à larésurrection d’un pragmatisme qui n’a rien à voir avec celui de James oude Dewey, mais tout avec la politique de l’au-jour-le-jour, cette dernièrese présenterait-elle sous les dehors les plus volontaristes. La crise actuellen’est pas seulement celle de la Bourse. Elle signalise l’échec de tous lesdogmatismes dont celui de l’évaluation à sens unique. Pourtant, il n’estjamais sain de se donner raison sur les ruines d’un univers.

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II. IMPRÉVISIBLE, LA PENSÉE...

Toutes ces catastrophes, crises et autres courses vers l’abîme ne sont-ellespas imputables d’abord et avant tout à un inquiétant échec de la pensée ? Lamise en question des enseignants, des chercheurs et, plus largement, desintellectuels, aggravant leur propre déclassement social, était déjà un symp-tôme alarmant. Quelle peut être l’issue d’un pareil effondrement, encoreplus préoccupant que celui de grandes institutions bancaires ? Le renforce-ment des évaluations aux objectifs intangibles et aux pratiques encore plusbrutales ?Est-ce de cette façon que l’on remédiera au défaut de pensée déjà misen évidence ? Combien faudra-t-il de milliards volatilisés pour comprendreque le sang, la monnaie, l’information, les mots, les images, les idées ne sontpas des marchandises ; qu’un intellectuel ne se lance pas sur le marché desbiens culturels ou supposés tels comme un téléphone portable ; qu’un ensei-gnant ne se chronomètre pas comme un skieur ? Combien de points audessous du degré zéro de croissance créatrice faudra-t-il cumuler encore pourcomprendre que, si un enseignant doit être un chercheur, un chercheur nesaurait penser pour ainsi dire le petit doigt sur la couture du pantalon ?Encore une fois, il ne s’agit pas de plaider pour une recherche déréalisée, sansattache dans la société, sans souci de ses applications. Mais pourquoi celles-cine seraient-elles affectées qu’à la recherche d’une puissance étatisée destinéepour l’essentiel à compenser une impuissance handicapante dans la concur-rence féroce qui se livre sur les marchés de la mondialisation ? Qu’à uneaveugle fuite en avant ? Il n’est de pensée que fondamentalement libre etdésintéressée. Pourquoi la thématique du désintéressement serait-elleglorifiée dans la philosophie de Levinas et oubliée dans la vie courante dontne se dissocie pas la vie scientifique ? Évaluer les uns et les autres à partir decritères ou de normes que le doute n’effleure pas quant à leur pertinence,n’est-ce pas en réalité s’affilier à la secte de Procuste dont l’idéologie est on nepeut plus simple : quand c’est trop court, on allonge de force ; si c’est troplong, on coupe, dans les effectifs, dans les budgets, dans les idéaux qui sont lesang de la recherche ? Où se révèle alors dans sa gravité le décalage civilisa-tionnel relevé plus haut : d’un côté – et au bénéfice formel de la démocratiecréatrice –, l’apologie verbale de la déconstruction, des marges, des inters-tices respiratoires ; de l’autre, la pratique de la toise, du formatage et, finale-ment – volens nolens –, du « rentrez dans les rangs » ?

A-t-on bien pris la mesure du risque de véritable infantilisation que cette« évaluation » induit lorsqu’elle contraint in fine à ne plus penser et écrire

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au regard de cela seul qui compte : l’objet d’une recherche digne de ce nomassumée non par un chercheur au sens bureaucratisé mais par un cherchant,au sens archimédien et socratique1 ? Par exemple, la pratique consistant àétablir des listes de publications officiellement déclarées « savantes » – cetteépithète correspondant d’ailleurs à un véritable arrêt sur image – et propresà fournir les fondements objectifs de l’avancement aux points (!) – si ce n’estaux poings – semble on ne peut plus objective. Ne faut-il pas en ce domainefaire la différence entre des « critères » éditoriaux rassurants et une idéologieéditoriale à son tour sécuritaire ? Établir des listes officielles de revues accor-dant par leur seul titre un label de scientificité fait penser en outre à la poli-tique des salons au XIXe siècle ou, plus exactement, au détournement de leurusage premier qui était de présenter publiquement toutes les œuvres qui sevoulaient des créations en laissant les visiteurs qui se pressaient par dizainesde milliers, si ce n’est plus, les découvrir2. Bien sûr, il ne suffit pas de seproclamer chrétien pour s’identifier à Jésus, ni peintre pour s’identifier àManet, ni psychanalyste pour se confondre avec Freud. Mais imagine-t-onJésus, Manet, Freud, Picasso, Valéry, Proust, ou Newton, sans parler deSocrate, Soljenitsyne, ou de Keynes, solliciter en vue de leur « avancement »le passage sous le portique des revues officielles de leur temps ou de parlercomme il eût convenu aux oreilles de leurs juges d’un moment ? L’Univer-sité et les grands organismes de recherche doivent demeurer avant tout deschamps de pensée. Autrement la pensée ira s’exercer ailleurs. L’exercice dela pensée est inhérent à la condition humaine et celle-ci débordera tous leslieux où l’on prétendrait l’assigner à résidence et la contraindre à s’exprimerautrement qu’à sa manière : là où on l’attend, et parfois même là où on l’en-tend le moins. Révérence gardée pour nos institutions : ni Proust, niMalraux, ni Aragon, ni Camus n’ont fait partie d’aucune académie et Sartrea refusé le prix Nobel précisément parce que la pensée, telle qu’elle s’incarnedans une œuvre neuve, si elle a une valeur n’a pas de prix.

La mise aux normes de la pensée peut produire des effets irréversibles. Sielle se veut « sélective », elle s’inspire sans doute moins d’Einstein que deDarwin et renforcera ce darwinisme mal entendu plus qu’on ne s’en doute.Le promoteur de la sélection naturelle, ou artificielle, a bien montré que laconcurrence laplusmortellene se développequ’entre ceuxqui finissentpar se

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Évaluation, conformismeet prédation de la pensée

R. Draï

1. Pour reprendre ici la terminologie forgée par Bruno Étienne.2. Thierry de Duve, Voici. Cent ans d’art contemporain, Bruxelles-Paris, Ludion-Flammarion,

2000 et Zola, « Le Jury », in Salons et études de critiques d’art, Œuvres Complètes, tome 12, Cercledu livre Précieux, 1969, p. 789.

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ressembleràunpoint telqu’ilne soitmêmeplus indispensablede les cloner.Si,par de tels procédés, l’on s’imagine pouvoir faire apparaître, comme despépites d’or sur un tamis, les meilleurs éléments d’une communauté de cher-cheurs, l’on risque également de se méprendre. Montesquieu nous enavertit : il faut laisser s’écrirequarante livresordinairespourque lequaranteetunième ait une chance d’être particulièrement bon. La vie n’est rien si ellen’est d’abord un flux. Un flux qui ne doit pas s’interrompre. Si les tenants del’idéologie de l’évaluation croient reconstituer le jardin d’Éden au centreduquel se trouvait l’Arbre de la connaissance, il faut rappeler que ce site étaitirrigué non pas par un, ni deux, ni trois, mais par quatre flux de pensée quiensuite, en leur fluence, faisaient circulerdans l’univers toutes les richesses decelui-ci qui autrement se fussent alluvionnées dans quelque lieu stagnantpour s’y dégrader. Nul n’est contraint de se dire penseur et tous ceux qui écri-ventne fontpas forcément lemêmemétier.Lapenséen’estpasun« produit »que l’on peut calibrer par avance. À cet égard, on a maintes fois attiré l’atten-tion des philosophes sur l’usage abusif du terme de « concept », mis actuelle-ment à toutes les sauces marketing qui lui font perdre non seulement son sensobvie – pauvre Hegel ! – mais en outre le délestent de l’exigence de penséeendurante qu’il convoie1. De même, étymologiquement, « évaluer » signifievérifier dans un objet donné les valeurs qu’il est présumé avoir incorporées.Par définition, une valeur n’a de sens que si elle est partagée et donc si ellerésulte d’un dialogue préalable, lequel, comme tout dialogue véritable, peuts’avérer tendu, puisque chacun – et non pas un seul des protagonistes – s’yexpose loyalement et librement. Car il n’est pas de recherche sans imagina-tionetpasd’imaginationsans liberté.Uneévaluationcaporaliséeprocéderaitplutôt d’un réalisme myope, sans rivages et sans horizon. Il n’est pas besoind’être gros joueur pour parier que si elle s’imposait elle ne tarderait pas àengendrer, le pire des conformismes : celui que sécrète finalement la peur del’Autre, par ailleurs si fortement magnifié dans les discours officiels – autre-ment dit, la crainte de cet être étrange qui, comme Galilée, voit le ciel autre-ment qu’à l’habitude, ou comme Matisse qui ne peint pas la femme allongéesur le sofa mais le tableau formé par ses bras relevés autour de sa tête et quepersonne encore n’avait aperçu, ou comme Freud qui, lorsqu’il étudiait lapsychiatrie à Paris auprèsde Charcot, avait rapidementpris conscience que le« maître » avait parfaitement compris l’étiologie sexuelle de l’hystérie maisqu’il n’osait pas en parler publiquement.

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Chronique intellectuelle

1. La France au crépuscule. Précis de recomposition, Paris, PUF, 2003.

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