cimer, jean, de la litérature au cinéma

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Cimer, Jean, De La Litérature Au Cinéma

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  • ZI-

    DBYjDTBG ILL - LendingCall #: PN 1995.3 .C535 2012

    Location: 5TH

    Journal Title: Entre litterature et cinema: les affiniteselectives; echanges, conversions, hybridations IISSN:

    Volume: Issue:MonthlYear: 2012 Pages: Chapter 3

    Article Author: CIMer, Jean, author.Article Title: De la litterature au cinema: la notion d'auteur{( sous la guillotine du sens

    nyuBRIGHAM YOUNG

    UNIVERSITY

    Harold B. Lee Library

    ILL Number: 1500858831111111111111111111111111111111111111111111111111111111

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  • Chapitre 3

    De la litterature au cinema:la notion d'auteur sous la guillotinedu sens 102

    Nous avons tente au chapitre precedent de comprendre l'evolutiondes possibilites du cinema en fonction des attentes suscitees en sesbalbutiements: nous avons vu que Ie commencement absolu reve parlesavant-gardes a tres vite perdu de sa purete, et que l'opposition simpleentre deux modes de perception et de representation se complique tresrapidement aussi, de rnerne que le passage du texte a l'ecran ne se faitpas forcernent dans Ie sens que l'on imagine, ni forcernent en faveurdu mouvement; autrement dit, parce qu'elle implique des parametreshistoriques, sociologiques, economiques et culturels, I'histoire desrelations entre litterature et cinema ne s'accornmode guere de la Iignedroite.

    Nous souhaiterions a present envisager ces rapports a travers Ieprisme d'une categorie bien connue dans l'histoire de l'art et de la litte-

    102. Ce chapitre est une version remaniee de I'artide sulvant: De la lltterature au cinema: 13notion d'auteur SOU$ laguil/otine du sensr , in I.:Aulorite en liuerature (SOllS la direction d'Emma-nuel Bouju. Presses Unlversttaires de Rennes, coll. ( Interferences ,2010, p. 451-462).

  • rature, celle de I'auteur - dont I'evolution est desorrnais correctementbalisee, tandis que sa definition de base ne pose pas de problerne par-ticulier aux theoriciens ou aux historiens de la litterature, Or, du faitque la realisation d'un film implique un certain nombre doperationsdistinctes, les contours de cette categorie se sont precises tardivementdans le do maine du cinema - et sous une influence une fois encorefortement ambivalente.

    En elfet, la notion d'auteur au cinema s'est forgee en Franceapresla Seconde Guerre mondiale sur Ie modele litteraire, et sous l'irnpul-sion de critiques (et futurs cineastes) qui militaient pourtant en faveurd'une autonomisation du medium cinematographique 11Iegard desartsreconnus, et en priorite la litterature. Plutot que de retracer complete-ment I'histoire de cette notion d'auteur, nous tenterons ici d'examinerIedeveloppement de ce paradoxe et ses consequences: j'essaierai d'abordde comprendre comment Ie modele litteraire a permis de conceptua-liser I'emancipation d'un art nouveau.?" et de tracer des perspectivespour Ies futurs cineastes de la Nouvelle Vague. ],observerai alors com-ment Ie cineaste, dans Ie temps rneme OU se constitue son autorite juri-dique, a pu imposer son autonomie esthetique 11la faveur de gestes derupture et d'actes de desacraiisation et de recyclage - c'est dans cetteperspective que je me pencherai en particulier sur A bout de souJJleet la legende de son tournage. Nous examinerons parallelernent com-ment, debarrassee de sa prothese d'origine litteraire, la camcra-stylo va donne au cineaste la possibilite de fonder une autorite qui ne doitplus rien it la Iitterature'v', merne et surtout lorsqu'il lui emprunte sonrnateriau et ses outils. En elfet, nous verrons pour finir que l'auteur defilm impose Ie cineaste dans l'histoire de I'art it partir du moment auson engagement et ses responsabilites sont apprecies en fonction d'une

    103. ]usqu'au debut des annees solxante, on parle encore volontiers du cinema comme dun ...artjeune . qui seralt dans lenfance.104'. Luc M~ullet montrera comment un grand cineaste peut ecrtre ( avec les pieds I) (non pasles srens. mars ceux de ses personnages) dans un article intitule: Sam Fuller Sur les brisees deMarlowe, Cahiersdu Cinema n 93. mars 1959, p. 14. '

    58 I Entretitterature et cinema. les affinites electives

  • rnaniered'intervenir, non plus dans l'ordre du discours moral ou poli-tique,mais dans l'ordre du langage cinematographique.

    1. AVEC ET CONTRE LA LITTERATURE:METAPHORE DE LA CAMERA-STYLO

    Rappelons pour commencer que l'histoire du cinema est fortementliee it la reconnaissance econornique, juridique et artistique de I'auteurde films: au debut du xxr stecle, le film nest pas forcement identifiecamme une oeuvre!", et Ie cineaste nest pas identifie comme auteur,de sorte que des proces (pour plagiat notamment) se montent dans laplusgrande confusion en dehors de toute legislation specifique, sur deslois de... 1791 et 1793. Tandis que le copyright s'appiique aux Etats-Unis it la production cinernatographiqus et donne tous les droits auproducteur.!" on do it attendre en France la loi de mars 1957 pour quece que nous appelons aujourd'hui sereinement un cineaste so it desi-gn" seulement comme co-auteur du film aux cotes des auteurs du sce-nario, de l'adaptation, du texte parle, de la musique!", Le producteur,quant it lui, est alors designe comme le cessionnaire de Iceuvre,

    lOS.jean-Jacques Meusy cite un arret du tribunal correcnonnel de Lourdes, sulvant lequelle filmest une ceuvre purement rnecanique ne pouvant faire [objet d'une representation. au sensdonne a ce mot par Ie code penal (cite d'apres lexcellent ouvrage de Jean-Pierre [eancolas. Jean-Jacques Meusy, Vincent Pinel: Iauteur deftlm, description d'un combat, Aries, SACD; Actes Sud/Institut Lumiere, 1996. p. 22-23).106.Le copyright remonte au xvn" siecle, et a un edit de la reine Anne, qui octrote le droit de tirerccpie aux imprimeurs et non aux auteurs. II fournit encore la base du droit dans l'audtovisuel auxEtats-Unts. Rene Predal observe joliment: II En somme Ie copyright decrete que I'auteur est celuiqui paie, c'est-a-dlre le producteur (Rene Predal: Le cinema d'auteur, une vieille lune?, Paris,Editions du Cerf coll. 7eArt, 2001, p. 47).107. Ont la qualite d'auteur d'une ceuvre cinernatographtque la au les perscnnes physiques quireahsent la creation intellectuelle de cette ceuvre.Aont presumes, sauf preuve contraire, coauteursdune ceuvre cinemarographtque realisee en collaboration: 1. L'auteur du scenario. 2. L'auteur deI'adaptation. 3. L'auteur du texte parle. 4. L'auteur des compositions musicales avec ou sans parolesrealisees specialement pour I'ceuvre. Le realisateur.lLorsque I'ceuvre cinematographique est tirt~ed'une ceuvre ou d'un scenario preexistants encore proteges, les auteurs des ceuvres originairessont assimiles aux auteurs de I'ceuvre nouvelle)} (article 14 de la loi du 11 mars 1957, cite d'apresUluteurdefilm, description d'un combat, op. cit., p. 148).

    De la litterature au cinema: Lanotion d'auteur so us Laguillotine du sens I 59

  • auquel reviennent /'initiative et la responsabilite de la realisationde

    l'ceuvre 108,Quelques mois apres la promulgation de cette loi, L'Express du

    3 octobre est titre: La nouvelle vague arrive "If". Nous allonspou-voir juger que la vague annoncee a par avance, et largement, debordelecadre que la legislation vient alors de donner a la notion d'auteur.Pourcomprendre les evenements en contexte, il faudrait peut-etre soulignerque, au moment OU la Nouvelle Vague deferle, se developpe uneope-ration complexe et hasardeuse parce qu'elle combine un double gestesimultane de capture d'heritages et de reniement des memes heritages,double geste dirige simultanernent vers la [itterature et vers l'histoire

    du cinema.Les critiques (et futurs cineastes) de la Nouvelle Vague (Claude Cha-

    brol, Iean-Luc Godard, Jacques Rivette, Eric Rohmer, Francois Truffaut)ont pro cede a fa promotion culturelle du cinema en utilisant le pres-tige de la litterature avec beaucoup d'habilete : cet effort est evidem-ment beaucoup plus spectaculaire chez Iean-Luc Godard, mais dansl'ensemble on s'ernploie a exhausser la valeur nouvelle d'un cineaste (laforce d'un nom) en actionnant Ie levier de la comparaison - chargeed'assurer Ie transfert de qualite du nom de l'ecnvain vers Ie nom ducineaste. La procedure peut prendre evidernrnent toutes les formesrhetoriques imaginables - je prendrai ici pour exemple Ie cas d'un texteconsacre par [ean-Luc Godard a Joseph Mankiewicz, qui me semblebien illustrer la methode et ses enjeux:

    les grincheux affirment volontiers que Ie cinema est inferieur au roman,pour ne pas dire ala litterature: ils lui reprochent de manquer de Stendhal,de Proust. de Giraudoux; ils pretendent que Ie jour ou il en trouvera, tout

    108. In ex~enso: ~~ ~~o~ucteurd'uneoeuvrecinematograpluque est la personne physique oumo~ale qur ~rend 1initiative er la responsabilite de la realisation de l'ceuvre. {... J Les auteursde Ioeuvre cmematograp~ique autres que l'auteur de compositions musicales sont lies au pro-~~cteu~p~run .contrat qUI. s~ufclauses contratres, emporte cession a son profit du droit exclusifexploitation cJn~n.latographlque (ibid., article 17 de la rneme lei).

    :.09. ~~r le~ conditions sociales et culturelles de ce deferlement. voir les premiers chapitres durvre Antoine de Baecque: La NouveJie Vague, Portrait d'une jeunesse (Paris, Flarnmarion, 1998).

    60 I Entre litterature et cinema. les affinites electives

  • ira bien. Mais il se trouve justement qu'avec Joseph L. Mankiewicz on setrouve en presence d'un Giraudoux de la camera 110.

    Dans cette entreprise, iI s'agit bien d'instrumentaliser Ie prestigede la Iitterature en Ie liquidant'". Au moment ou la Nouvelle Vagues'imposeet simultanement se desunit - puis que tel est le principe de lavague-, la conclusion de Iean-Luc Godard est tres juste et tres claire aproposdu combat de l'auteur de film:

    Nous avons gagne en faisant admettre Ie principe qu'un film de Hitchcock,parexemple, est aussi important qu'un livre d'Aragon. Les auteurs de film,grace a nous, soot entres definitivement dans l'histoire de l'art 112.

    En quittant Ie terrain de la reconnaissance culturelle, on peut obser-ver que le discours critique s'appuie egalement sur la litterature pourconceptualiser la tache de l'auteur de film sur Ie terrain cette fois de lacreation. Or il nest pas tout a fait innocent de designer l'acte cinernato-graphique comme une ecriture ; en effet, l'analogie etait disponible,et on vient de voir qu'elle pouvait etre utile pour activer la reconnais-sance symbolique du cinema. Mais, sans tester Ie moindre critere devalidation, on afait comme si elle etait pertinente egalement sur Ie plande la creation, ce qui revient a [aire comme si les dispositions du Ian-gagegarantissaient la legitimite ou l'efficacite du dispositif rhetorique :il se trouve que Ie filage de la metaphore peut etre a la fois tres efficacedun point de vue argumentatif et un peu pernicieux d'un point de vuetheorique et conceptuel. Le moment est venu de citer, aux abords de saconclusion, Ie fameux manifeste d'Alexandre Astruc auquel mon titrefaisaitallusion:

    110. Iean-Luc Godard: Un athlete complet - J. L. Mankiewicz. Un Americain bien tranquillein Arts n" 679 (22 juillet 1958), repris dans lean-Luc Godard par lean-Lac Godard, tome I, Paris,Cahiers du Cinema, 1998, p. 144.Ill. Surcette question, je me permets de renvoyer 11 un de mes articles: Pour une rhetorique dutexte et de ltmage, in Godard et ie metier dartiste (Actes du colloque de Cerisy), textes reurus etpresentes par G. Delavaud, J.-P.Esquenazi, M.-F. Grange, L'Harmattan, 2001. p. 55~69.112. Iean-Luc Godard: Trutfaut representera [a France a Cannes avec Les 400 coups , Arts,n719, 22 avril 1959, repris dans lean-Luc Godard par tean-Luc Godard, tome 1, Paris, Cahters duCinema, 1998, p. 194).

    De[a litteratureau cinema: la notion d'auteur sous ta guillotine du sens I 61

  • La mise en scene nest plus un moyen d'iUustrer ou de presenter une scene,mais une veritable ecrtture. L'auteur ccrit avec la camera comme unen.vain avec son stylo 113.

    Le modele de i'autorite litteraire (autorite tres insouciante en Ioccur-rence) feconde les quatre pages du critique en lui fournissant un cadreconceptuel confortable et un dispositif rhetorique de belle intentionetde belle apparence. Mais cette facilite est aussi un facteur d'assujettisse-ment du cinema aux techniques du recit iitteraire, et a la productiondusens, dans la mesure OUIe film est par un texte traite comme un texte,autrement dit comme une simple collection de mots, comme un simple

    assemblage de signes.Nous etions en 1948. A la fin de la deuxierne moitie de l'histoire

    du cinema, cest-a-dire cinquante ans plus tard exactement, jean-LucGodard fournit un com menta ire un peu amer du texte d'Alexandre

    Astruc:

    et la camera stylo/c'est Sartre/qui a refill' l'idee/au jeunel AlexandreAstruc/pour que la camera tornbe/sous la guillotine/du sens/et ne senreleve pas 114.

    A la fin de I'histoire du cinema, Iean-Luc Godard nous laisse doneentrevoir, d'une part ce que la frequentation de la litterature a pu cau-ter au cinema: une assignation a residence dans les lotissements bienquadrilles du langage verbal et de la narration; et d'autre part, iI nouslaisse imaginer ce qu'aurait pu etre l'histoire du cinema s'il s'etait tenua distance de la litterature. Mais cette notion d'auteur s'est definie aussidans (avec et contre) l'Histoire du cinema.

    1:3. Alexandre Astruc. II ~aissance dune nouvelle avant-garde : la camera-style. I..:ecranfranflli5n 144,30 mars 1948, repns dans Du stylo a La camera ... Etde la camera au stylo (Paris, LArchipe!,1992. p. 327).114. Iean-Luc Godard: Histoire(s) du cinema, volume 2, Paris, Gallimard-Gaumont, 1998, p.I46.

    62 I Entretitterature et cinema. les affinites electives

  • 2. AVEC ET CONTRE LE CINEMA:LA NOTIOND'AUTEUR AU BANC D'ESSAI DE L'ADAPTATION

    Pourfairevite en essayant de rester precis, on pourrait dire que la notiond'auteursest precisee en France dans la mise en relation avec deux sys-ternes: Ie systerne hollywoodien (l'industrie du revel au sein duquel lescritiques ont appris 11distinguer des auteurs; le systerne francais quipeut d'ailleurs presenter les memes structures dans un habillage plusartisanal. A relire les textes de Godard, Rohmer, Rivette, Truffaut, ilapparaitbien vite que la politi que des auteurs nest pas une politiquequi consisterait 11defendre les auteurs, cornrne ont pu le faire une suc-cessiond'associations depuis le debut du xx' slecle, mais une politi quequi consiste 11les inventer - les choisir, designer et promouvoir. Le cri-tere de definition de l'auteur ainsi entendu, c'est Ie style , autrementappele la mise en scene 115; ce critere est interessant d'abord parcequ'ilpresente une tres grande plasticite, et ensuite parce qu'il soustrait laselectionde I'auteur et son evaluation 11quatre menaces contigues: 1.Latyrannie econornique de la production, qui proportionnerait la grandeurde I'auteur 11la grandeur de son budget ou de ses recettes; 2. La pressionculturelle de Iecriture: ce n'est pas forcernent Ie scenario qui fait la dif-ference, et certains textes sont tres cia irs sur ce point, comme celui queFrancoisTruffautconsacre 11un film de Jacques Becker:

    En depit de son scenario triture par dix au douze personnes, dix ou douzepersonnes de trap excepte Becker, Ali Saba est Ie film d'un auteur, unauteur parvenu a une maitrise exceptionnelle, un auteur defilms 116.

    3. L'accident d'un mauvais film: on peut ainsi defendre un mauvais filmd'auteur plutot qu'un bon film industriel. C'est la toute puissance d'une

    115. Voir par exernple Jacques Rivette; Mizoguchi vu d'ici , Cahiers du Cinema n 81, mai 1958,pages 28-30. Dans son introduction, le critique fait apparaltre que, si I'on peut etre touche par les histoires totalement etrangeres a nos cceurs, a nos mceurs au habitudes , racontees I( en unelangue inconnue 'It, cest parce qu'il nous parle un langage farnlller : Lequel ? Le seul auqueldoive somme route pretendre un cineaste : celui de la mise en scene (p. 28).116. Francois Truffaut : AJiSaba et la 'Politique des Auteurs' (Cahiers du Cinema n- 44, fevrier1955, p. 47).

    De la litterature au cinema: la notion d'auteur sous la guillotine du sens I 63

  • autorite critique autoproclarnee qui se porte alors garante deI'autori~cinernatographique, en relativisant !'importance de certains criteres:Iefilm de Jacques Becker est un peu rate, son scenario est un peubade,mais ce nest pas si grave, parce que son auteur s'appelie JacquesBeckffet non pas Jean Delannoy. 4. La normalisation du style: ce nest pasforciment l'efficacite narrative ou la fluidite de la mise en scene qui importe;on se montre plus attentif ala singularisation du style qu'a lamaitrisedessavoir-faire d'une profession.

    La question de l'adaptation est un bane d'essai lnteressant pourla notion d'auteur parce qu'elle permet de tester concreternent et encontexte un certain nombre de parametres participant a sa definition,En premier lieu, l'autonomie du cineaste: a compter du momentouIetexte source n'est pas ecrit par Ie cineaste, on peut se demander queUeest la part de Iiberte, mais aussi quelle est la part propre d'une autoritepartagee, ou d'une autorite sous tutelle - souvenons-nous qu'auxdebu~du cinema, des fabricants de films ayant adapte des oeuvres Iitteraires,ont ete inquietes juridiquement pour avoir mis en circulation deseditions illegales des oeuvres visees'". En second lieu, la division des taches(que l'auteur complet de Ia Nouvelle Vague contestera): elleprovoqued'une autre facon un partage de I'autorite et, juridiquement, la multiplication des co-auteurs; en particulier, la separation de l'ecriture du seenario et de la realisation sera recusee, pratiquement, par la NouveUeVague, apres stigmatisation sur le terrain critique des scenaristesde la tradition de la qualite )}: Jean Aurenche et Pierre Bost, Jacques Sigurdet Henri Jeanson pour ne citer que Ies plus connus ... Ensuite, la question de I'adaptation per met de tester la resistance de l'ancienne gene-ration: Claude Autant-Lara, Rene Clement, Jean Delannoy, YvesNle-gret, Marcel Paglierol18 seront reiegues au rang de < fonctionnaires dela

    117. Sur ce point, je ren~Oie encore a L:Auteur du film, description d'un combat (op. cit.).118. Ce sont les noms cites par Francois Trutfaut dans ( Une certaine rendance du cinema franIfai,., article cite. II leur oppose Jean Renoir, Robert Bresson, Jean Cocteau, Jacques Becker, AbelGanee, Max Ophuls, Jacques Tati, Roger Leenhardt.

    64 I Entrelitterature et cinema. les affinites electives

  • camera 119 au pretexte de cette meme division des taches. Enfin, le pro-blemede la specificite du medium cinernatographique ne doit pas etreoublie:comment mieux apprecier la specialite ou Ie style de l'auteur defilmque, par soustraction, dans un film qui doit son sujet, son scenario,sesdialogues, ses personnages, etc. a un texte litteraire ?

    On peut comprendre que l'adaptation ait retenu l'attention des defen-seurs de la ({politique des auteurs , et concentre l'energie des pole-miques, de ce point de vue, Ie texte de Francois Truffaut (janvier 1954)est assez exemplaire: tres soigneusement prepare (relu et corrige pen-dant plus dun anl20), ce texte un peu embarrassant d'un point de vueethique'", d'une grande violence et d'une grande efficacite argumenta-tive,developpe un requisitoire implacable contre les litterateurs , etplaideen faveur d'une concentration des pouvoirs, qui doivent reveniren leur totalite vers la personne unique de ['auteur, autrement appele homme de cinema , et seul garant possible d'une creativite specifi-quement cinematographique : je ne puis croire , souligne FrancoisTruffaut, a la co-existence pacifique de la Tradition de la Oualite etdun cinema dauteurs 122.

    On voit donc bien comment Ie modele litteraire programme Iela-boration de la notion d'auteur au cinema; mais la specification de lanotion exige la destruction de ce modele, et la liquidation d'un heri-tage et d'une tradition. De fait, Ie texte de Francois Truffaut n'avait paspour cible l'adaptation en tant que telle, mais une certaine tendancedu cinema francais : la tradition de la qualite . La mise en scene de

    119. Francois Truffaut: (( Valls etes taus temoins dans ce proces : Ie cinema francais creve SOllS lesfausses legendes , Arts, Special Festival de Cannes, 15 mai 1957, repris dans Le Plaisir des yeux,Ecrits sur Ie cinema, (Cahiers du Cinema, 1987, repris dans 1a collection Petite bibliotheque desCahters du Cinema I), 2000, p. 338).120. Sur la genese de ce texte, on peut consulter Ie livre d'Antolne de Baecque et Serge 'Ioubiana:Francois Truffaut (Paris, Gallimard, coll. Biographies p. 108-119) et Ie texte d'Antoine deBaecque: Centre la Qualite fram;aise: autour d'un article de Franc;ois Truffaut (Cinematheque,n' 4, automne 1993, p. 44-66).121. Par exemple, Fran

  • cette double operation (destruction des rnodeles/dispersion d'heritage)se realise exemplairement dans un film a ce titre decisif dans I'histoiredu cinema, mais aussi dans i'histoire des rapports entre litteratureetcinema; A bout de souffle de Iean-Luc Godard (1960).

    3. A BOUT DE SOUFFLE: LA LEGENDED'UN TOURNAGEET L'INVENTION D'UN AUTEUR

    A la fin de The man who shot Liberty Valance (John Ford, 1946),ledirec'teur du journal qui va publier I'histoire du senateur conclut une discus-sian sur I'etablissement des faits de la rnaniere suivante: Whenthelegend becomes fact, print the legend. Dans notre perspective, ilpeutetre interessant de partir de Ia legende qui s'est construite a partirdutau mage dA bout de souffle - tout a fait insolite par sa methode, mar-quee par l'impreparation, J'improvisation, qu'on presente aujourd'huicomme une sorte d'amateurisme genial'". Une petite enquete permetde verifier que, merne si elles ant ete fortement deformees, et orches-trees par Jean- Luc Godard lui-rneme jusqu'a la sortie du film, un certainnombre des anomalies legendaires sont averees'", D'abord, siA bOlltdesouffle n'est pas un film sans scenario - la production et Ie plan de tour-nage ant ete montes a partir d'un veritable scenario -, Ie detail (et l'im-portance) des scenes n'etait pas fixe, et Ie texte des dialogues netait pasecrit, de sorte que l'auteur du film, [ean-Luc Godard, devait en ecrireune partie au dernier moment - ce qui revient a dire que, pour partie,l'autorire de I'auteur se mesure et s'authentifie negativement: lorsquiln'y avait rien a tourner, on ne tournait pas'". Cette anornalie, qui pour-

    123. La Iegende de ce rournage a en partie ele fixee par Claude Ventura et Xavier Villetard, dansuncres beau film intitule: Chamhre 12, hotel de Suede (La Sept/Tete Europe, 1993). U est interessantde norer que cette version fait desorrnets autortre, au sens au Ie film est cite regulleremem pourattester de tel ou tel fait; autrement dn, la legende est trnpnmee.124. j'utiltse ici la documentation tres precise presentee par Alain Bergala (Godard au travail,les annees 60. Paris . Editions Cahiers du Cinema. 2006) et Michel Marie (A bout de souJfle.Paris.Nathan, coli. t< Synopsis ". 1999).125. On remarquera aussi que I'auteur descend dans son film pour en modifier Ie scenario en coursderoute, puisque c'est un passant incarne par Jean-Luc Godard qui denonce Michel Poiccard a la police...

    66 I Entre titterature et cinema. Les affinites electives

  • rait sembler anecdotique, revet au contraire une grande importance:pourquoi? Tout simplement parce que [ean-Luc Godard, dans la pre-parationde son premier long-rnetrage, court-circuite l'etape de l'ecri-tureet met en scene Ie sacrifice de la pre-scription < litteraire , commesi precisernent Ie texte, ou Ie detail de la scenographie, avaient moinsd'importance que la realite ephernere captee sur Ie tournage ou que lacapture elle-meme. Cette audace deguisee de negligence etait neces-sairepour abolir la pratique Iitteraire de l'ecriture cinernatographique.

    A l'autre extremite de la preparation du film, la repartition desnoms sur l'affiche originale apporte d'autres informations: l'affichedu film presente, comme scenarists, non pas un scenariste de metier,maisFrancois Truffaut, et comme conseiller technique , non pas untechnicien patente, mais Claude Chabrol; autrement dit, derriere lesetiquettes professionnelles, 11la place des professionnels de la pro-fession (selon la formule de Iean-Luc Godard) se presentent ostensi-blement des auteurs, des auteurs de films. La substitution (ou Ie jeu deprete-noms) est d'autant plus instructive qu'elle opere une falsification:dans les faits, Francois Trulfaut ne s'est pas du tout occupe du scenarioapres l'avolr cede a [ean-Luc Godard (pas plus que Claude Chabrol n'aceuvrea la preparation du film). Ainsi, le simple dechiffrernent de l'af-fichedevoile un geste important qui est l'unification de la fonction d'au-teurpuisque Iean-Luc Godard, auteur cornplet (com me on disait 11Iepoque), soccupe en fait de tout.

    En regardant le film 11present, d'autres anomalies se revelent: lesdefauts s calcules du scenario lui-rneme, puis du montage et des rae-cords ont beaucoup alimente la legende de la preparation du film'>, etdeconstruisent d'abord quelque peu la chaine des relations de cause 11effet,puis soulignent fortement la dimension meta-cinernatographiquedu film: autrement dit, pour gloser la formule de Jean Mitry, les jumpcutset Ie non-raccordernent des plans empechent Ie monde de s'orga-

    126. Par exemple, dans Ie film de Claude Ventura et Xavier Villetard, Jean-Paul Belmondo, inter-prete de Michel Poiccard dans A bout de souffle, rappelle que son agent souhaitait que le film nesorttt jamais, pensant qu'il allait ruiner sa carriere.

    De La litterature au dnema: La notion d'auteur so us la guillotine du sens I 67

  • niser normalement en recit du xrx-siecle, et menacent en retourlaconsistance du monde que nous habitons - a cet egard aussi I.disinvol-ture est lourde de consequences127, Ainsi peut-on dire de tous lesper-sonnages du film ce que la receptionniste de l'hotel dit de Tolmatschof: II est Ia, mais II n'est pas la. De fait I'auteur nest plus celuiqui,ens'effacant, garantit la coherence du tissu fictionnel, et la credibilitedununivers, mais au contra ire celui qui, en s'exhibant, manifeste I'exercicede son autorite sur la conduite d'un jeu: on peut en effet reconnaitrevisuellement dans son propre film l'auteur du film denoncant sonper-sonnage principal it la police!".

    127 . Le roman susctte un monde tandis que I tilnlse selon une cert ' ttnuite L e .m nous met en presence d'un monde qutl orga-

    ame con mur c. e roman est un eci .. d:qui sorganise en recit {lean Mit . Esthet" r ell qUi sorgamse en mon e. /efi/m un mantlecoli. 7" Art, 2001, p. 450). ry. tque et psychoLogie du cinema. Paris. Editions duCert128. De meme. on peut reconnaitre sa votx o>ff, - , quesnonnant Iecrtvatn dans 1a scene de I'interview

    68 Entre Iitteratura et cinema les affinite-s e-l tt. ec ves

  • Ladencnciaticn du personnage par son auteur: A bout de souffle, Jean-Luc Godard, 1959

    Le transfert d'autorite (entre litterature et cinema) s'effectue a tra-vers la figure de l'ecrivain Parvulesco interroge par Patricia au coursdune conference de presse a Orly:

    De la litterature au cinema: La notion d'auteur sous la guillotine du sens I 69

  • l'interview de l'ecrivain Parvulescodans A bout de souffle(Jean-Luc Godard, 1959)

    Remarquons d'abord que l'ecnvain authentique - Jean Parvulesco_ est mterprete par un cineaste, qui est un veritable auteur de films,etrepresente une figure tutelaire importante pour [ean-Luc Godard.Enoutre, cet auteur de films se fait appeler Jean-Pierre Melville depuisque,entre en Resistance en 1942, iJ a ernprunte son nom it ce grand ecrivainamericain qu'il admirait'''. Il s'agit donc bien d'etablir, dans la fiction,une sorte de genealogie tres significative dans l'Histoire comme dansl'Histoire du cinema. Pendant cette scene, comme si un ccrivain pou-vait encore se porter garant de l'ordre du monde, Parvulesco-Melvillesubit un questionnaire integral, dont les questions fusent indistincte-ment du hors-champ; de fait, iJ fournit avec beau coup d'aplornb expli-

    129. Faur-Ii souJigner I'importance de la litterature pour Iean-Luc Godard? II rappelle vo[ontiersque son ambition premiere (au temps de la critique) etait de pubJier un roman chez Gallimard'(

  • cationset maximes sur tous les sujets, Mais ce discours de l'ecrrvain estsimultanementdeconstruit par la mise en scene cinernatographique: lefractionnement de l'entretien, Ie decoupage siderant, et l'utilisation duhers-champlui donnent une existence centrale, certes, sur le plan de laverbalisation,mais totalement residuelle et parodique sur Ie plan de lamiseen scene - en l'occurrence, !'image de [ean-Luc Godard de-figureIe texte prononce par son acteur, pour transformer radicalement sonsysterne de figuration I,.. De la litterature au cinema, le transfert d'au-torite s'est accompli en modifiant Ie regime d'autorite lui-merne : c'estcette double procedure qu'A bout de souJfle met en ceuvre.

    4. REFORMULATION NEO-FORMALISTE:LES RESPONSABILITES DE L' AUTEUR

    Parallelementa l'invention de l'auteur, on sait que la critique modernedu cinema s'est imposee aux methodes anciennes dans Ie cadre d'unaffrontement qui a pris une forme politique. Antoine de Baecque abienmontre la necessite, pour les critiques et futurs cineastes que sontGodard, Truffaut, Rivette, Rohmer, de s'extraire des pesanteurs ideo-logiques qui minent alors la vision des films pour mieux com prendreet evaluer leur seule forme 131. II s'agtt de s'ecarter de la critique desgenres, de la critique the mati que (portee vers un cinema des grandssujets, qu'il s'agirait d'executer), de la critique politisee (la defense ducinema stalinien dans les colonnes des Lettres francaises par exernple),afinde promouvoir une critique des formes elles-rnemes, en postulant

    130, Au cours dune discussion avec Marguerite Duras (qui vient de publier Emily L. aux Editionsde Minuit), leen-Luc Godard constate la dlfficulte de parler du cinema (qui tient a I'heterogenettedu langage verbal et du langage cinematographique}: puis il precede a cette conversion: Quandlentends Emily L., je vois Ie L, et [en fais un tableau de Duchamp. Duras/Godard. 2 au 3choses qu'ils se sent dltes , Texto, emission Oceaniques, 28 decembre 1987. repris dans lean-LucGodard par tean-Luc Godard, tome II [19841998j, Cahiers du Cinema, 1998, p. 142.131. Antoine De Baecque: La Ctnephilie - Invention d'un regard, histoire d'une culture, 1944-/968(Paris, Fayard, coil. to( Histoire de la pensee , 2003, p. 87).

    De la litterature au cinema: la notion d'auteur sous La guillotine du sens I 71

  • que ces formes instruisent une vision du monde'". C'est ainsiqueIedesengagernent politique fonde les bases de la politique desauteurss,par laquelle les jeunes critiques des Cahiers du Cinema s'engagentadefendre des films, non Iorsqu'ils se detachent d'une productionparleur qualite, mais au contraire (quels que soient leurs defauts) lorsqu't1sse rattachent it un ensemble appartenant IIun auteur" veritable'"Oncomprend bien IIquelle vigilance Ie critique est oblige par cettenouvellepolitique qui Ie tient II I'ecart de Ja politique traditionnelle'",

    Mais insistons sur Ie fait que I'exercice de cette vigilance ne profitepas seulement IIIeioge des elus ou III'accablement des reprouves.Carlesoptions formalistes qui ont demode la critique thernatique serontseulescapables de prendre en charge les evenernents cmemarographiques lesmoins innocents sur Ie plan politique. Pendant I'ete au iI prepareAbolilde souffle, c'est IIpropos a'Hiroshima mon amour en effel que [ean-IucGodard reformule I'axiome de Luc Moullet en proposant que {{lestra-veilings sont affaire de morale "IJS Deux ans plus tard, Jacques Rivettereprend I'axiorne en question IIpropos cette fois d'un film de Gille Pon-tecorvo, Kapo, qui retrace la vie d'une jeune italienne deportee. OrIetitre de I'article de Jacques Rivette ne vise pas {{I'abjection nazie,maiscelle d'un metteur en scene qui, realisant un film edifiant sur lescamps,se per met d'execurer des mouvements d'appareil conventionnelsafinde

    132. Voir la mise au point d'Andre Bazin, qui se tient a distance des choix d'objet des jeunesTurcs , rnais se fait l'avocat de leur methode dans un texte intitule: Comment peut-onetrehftchcocko-hewksien j . Cahiers du Cinema n 44, fevrler 1955, p. 17-18.133. Ie renvole de nouveau au texte de Francois Truffaut, Ali Baba et la 'politique des auteurs'Cahiers du Cinema n" 44. fevrter 1955. p. 45-47. Les termes de I'engagement sonr assez clairs.e-diBaba eut-Il ere rate que je leusse quand meme defendu en vertu de la Po/itique des Auteursquemes congeneres en critique et moi-meme pratiquons (p. 47).134. Antoine De Baecque souligne l'abstention complete des critiques des Cahiers du Cinema,qui voient dans les annees cinquante proliferer petitions et manifestes sans jamais les signer(LetCaMers du Cinema, Hisloire d'une revue. tome I, Paris, tdHions Cahiers du cinema, 1991, p. 169).135. Hiroshima. notre amoun~, table ronde reunissant Eric Rohmer, Jean-Lue Godard, PierreKast. Jacques Rivette. Jacques Doniol-VaJcroze, Cahiers du Cinema n 97, juillet 1959, p. 5. La prcrposition de Luc Moul/et. suivant laquelJe la morale est affaire de travelHngs visait it soulignerque la dimension politique et morale thematisee dans les films de Samuel Fuller est sans impor-tance devant la morale portee par Ie style du cineaste (~{Sam Fuller, Sur les brisees de Marlowe,Cahiers du Cinema n 93, mars 1959, p. 14).

    72 I Entre titterature et cinema, les affinites electives

  • dramatiserIe suicide d'une detenue'". On pourrait ajouter plus gene-ralementque le traitement convenu du recit, ainsi que l'usage ordinairede la rhetorique cinernatographique, au lieu de donner acces a ce mal-heur sans reference, annulent sa singularite dans l'agitation du spec-tacle - et voila en quoi reside l'abjection: une violence exceptionnelleestpriseen charge normalement par Ie discours cinernatographique. Cequiest remarquable par ailleurs dans la reflexion particuliere de JacquesRivette,c'est quelle prepare la formulation generale des enjeux csthe-tiques,ethiques, spirituels d'une approche formelle ou neoformaliste""ducinema:

    on a beaucoup cite, a gauche et a droite, line phrase de Moullet: La moraleest affaire de travellings (au la version de Godard: les travellings sont affairede morale); on a voulu y voir Ie cornble du formaltsme, alors quon enpourrait plutot critiquer l'exces terroriste , pour reprendre la termino-logie paulhanienne 138.

    Dans un article publie a titre posthume dans la revue Trafic en 1992,SergeDaney rendra hommage au texte de Jacques Rivette en expliquantSonimportance pour l'initiation d'un jeune cinephile a la comprehen-siondu cinema moderne :

    sl je n'appliquai pas l'axiome du travelling de Kapo aux seuls films queleur sujet expcsait a l'abjection, c'est que jetais tente de l'appliquer a tousles films 139.

    136.II l'homme qui decide, a ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer Ie cadavre en

  • Sans avoir vu Ie film de Gillo Pontecorvo (ni Ie fameux travellingquil'a revolte lui aussi it la lecture du texte de Rivette), Serge DaneyI'opposeaux Contes de La Lune vague apres Lapluie (Kenji Mizoguchi, 1959)enmontrant comment l'impassibilite de la camera face it la mort d'unper-sonnage preserve la qualite d'evenement de I'evenement:

    La faute a Ia camera? En dissociant celle-ci des gesticuJations desacteursMizoguchi procedair exactement a I'inverse de Kapo. Au lieu du coupdcilenjoliveur de plus, un regard qui 'fait sembi ant de ne rien voir;quiprete-rerait n'avoir rien YU et qui, de ce fait, montre I'evenement en traindeseproduire comme evenement, cest-a-dire ineluctablernent et de biaisH11,

    140. Ibid.

    74 I Entre Iitterature et cinema. les affinites electives

    Le travelling de Kapo(Gillo Pontecorvo, 1961)

  • Leprocessus dont nous venons de retablir la genealogie me sembleinteressantpour deux raisons articulees. La premiere est la plus evi-dente: ala fin des annees cinquante une certaine critique de cinemaseprepare a l'abandon des grilles d'analyse en vigueur pour apprehen-der Ie cinema a partir des formes propres qu'il elabore - et il y auraitsansdoute moyen d'extraire des textes critiques de la Nouvelle VagueIemateriau necessaire a. construire en faveur d'un nouveau cinema unrecueilcomparable a celui d'Alain Robbe-Grillet intitule Pour un Nou-veauRoman.Mais la rupture theorique ou conceptuelle nest pas abso-lue (pas plus d'ailleurs que du cote du Nouveau Roman): ce qui mesembleremarquable dans Ie merne processus, c'est la capacite critique'"devider certaines notions de leur contenu pour les recharger d'un toutautre sens - et Ie retournement opere autour de la question morale aucinemaest tout a fait comparable a celui qui sest opere autour de l'enga-gement en iitterature ala merne epoque'
  • transgresse ouvertement les regles de I'art (savoir-faire techniques,ecriture d'inspiration litteraire) pour imposer dans I'executiondugestecinematographique I'arbitraire d'une decision personnelle - quipeutetre decision de ne pas ...

    Ainsi, si Ion porte son attention du cote de ]ean-Luc Godardplu-tot que de Francois Truffaut (pour distinguer deux grandes tendances),I'auteur de cinema en France est peut-etre celui dont Ia nuque napascede sous Ie couperet du sens, parce qu'il s'est acquis une sorte d'immu-nite : son oeuvre, quon n'essaie plus de rapporter it un acte decriture.nepeut plus etre indexee sur la pen see discursive, reduite a la productiond'un sens quon pourrait extraire de I'ceuvre, resumer ou expliciter-rappelons-nous qu'au debut de I'ete du tournage dA bout de souffle,la table ronde consacree par les Cahiers du Cinema itHiroshimamonamour commence sur ces mots d'Eric Rohmer: Tout Ie monde, jepense, sera d'accord, si je dis pour commencer qu'Hiroshima est unfilmdont on peut tout dire. '43 En I'occurrence, i'imprevisible creativiteducineaste Alain Resnais desarconnait une equipe pourtant fortementconstituee: et il faudrait interpreter dans cette perspective l'abandonprogressif de l'activite critique par les cineastes de la Nouvelle Vague:Ie regne du discours s'interrornpt ou commence celui de la realisation.

    En arriere-plan de ces manceuvres complexes, organisees de maniereplus intuitive que calculee, se profile I'idee que l'autorite nest pas unpouvoir qui s'exercerait sous Ia forme du controle de certaines tech-niques et de certains codes (tradition de la qualite), mais plutot souslaforme tres instruite du relitchement regie des savoir-faire qui favoriseI'exposition du film a un ordre des choses et un ordre de la creationque Ies figures ordinaires du langage cinematographique et du langageverbal sont impropres it manifester. Souvenons-nous d'Alain Resnais:iI ne s'agtt pas pour autant de deprecier le langage cinernatographiqceau profit de la fameuse ontologie de !'image cinernatographique s

    143 ... Hiroshima, notre amour, Cahiers du Cinema n" 97, juiJIet 1959, p. 1.

    76 I Entre litterature et cinema. Les affinites electives

  • quis'imposerait en quelque sorte rnecaniquernent!". Au contraire - et13se definit peut-etre la specificite de la notion d'auteur incarnee parIean-LucGodard -, ce qui peut nous redonner Ie monde, ce serait unlangagecinernatographique renove, en quelque sorte detache de sonauteur: c'est Ie film qui pense, moi je n'ai pas a penser , conclura-t-ilpour nous'