bosteels la lecon de ranciere

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  • 7/27/2019 BOSTEELS La Lecon de Ranciere

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    Intervention au colloque Jacques Rancire et la philosophie au prsentCerisy-la-Salle (20-24 mai 2005)

    La leon de Rancire:Malaise dans la politique ou on a raison de se msentendre

    Bruno BosteelsCornell University

    Ltudiant perptuel

    Jacques Rancire nous a-t-il une leon donner ? A premire vue la rponse cette question ne peut tre que ngative et la question mme en rsulte quelque peuincongrue. Toute luvre de ce penseur ne mne-t-elle pas justement au point o il nousfaut rompre avec lide hirarchique que prsuppose le fait davoir une leon enseigner quelquun dautre? En commenant par La leon dAlthusser, o il fait tomber un parun les habits neufs de son ancien matre, jusqu son commentaire impitoyable proposde laLeon sur la leon de Pierre Bourdieu loccasion de lentre de celui-ci au Collgede France, il semble en effet que toute la machine pdagogique qui tourne autour delide de donner ou de faire une leonleon de choses tout autant que leon de mots

    ne peut quinviter les attaques et les anathmes, avec ou sans rancune, de la part deRancire. Avoir une leon donner prsuppose toujours une distance, mme minimale,entre lenseignant et les sujets ou les objets enseigns, entre le savoir et le non-savoir, ouentre le matre savant et les masses ignorantes, alors que cette distance, nous le savonsaussi, avec un savoir singulier qui nest ni strictement philosophique ni purementhistorique parce que justement il dfait toutes les figures de matrise qui sont encoreassocies aux disciplines formelles de la philosophies et de lhistoirenous savons aussi,donc, que cette distance est ce que les crits de Rancire essaient le plussystmatiquement et le plus obstinment abolir, sans pour autant vouloir la combler.

    Dans un entretien rcent, Rancire en fait termine par se dcrire non pas commeun matre mais comme un tudiant, selon limage peut-tre un peu strotype, en fin decomptes, de ltudiant perptuel. Je suis dabord un tudiant , dit-il : Jappartiens cette catgorie de gens qui sont des tudiants perptuels et dont par consquent le destinprofessionnel est denseigner les autres . 1 Le destin professionnel de Rancire, commecelui sans doute de beaucoup dentre nous, peut certes mener du statut dtudiant celuidenseignant, mais cela ne signifie aucunement quil ait une quelconque leon enseigner nous ou ses propres tudiants, dailleurs nombreusement prsents aussi ce colloque.

    1 Jacques Rancire, Politics and Aesthetics: An Interview , The One or the Other : French PhilosophyToday, numro spcial dit par Peter Hallward,Angelaki : Journal of the Theoretical Humanities 8, 2003,p. 194. Je remercie mon ami Peter Hallward de mavoir donn lire la transcription originelle de cetentretien qui a eu lieu Paris, le 29 aot 2002.

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    Or, il est tout aussi vrai, et je ne dois pas vous le rappeler, quau centre de lapense de Rancire se trouve celui qui est peut-tre son texte le plus lumineux : Le matreignorant. Sous-titr Cinq leons sur lmancipation intellectuelle, ce livre peut doncaussi se lire comme une reconfiguration de lide mme de la leon. Disons, peut-tre passa Leon sur la leon lui, mais certainement quelque chose du genre que jai appel La leon de Rancire , tout en me demandant sil y a une raison derrire la rime avecLa leon dAlthusser. Jajouterai encore que dans les chapitres de ce dernier livre, cest--dire, dans Leon dorthodoxie , Leon de politique , Leon dautocritique et Leon dhistoire , nous assistons un dplacement la fois profond et subtil, de sorteque lauteur donnant la dernire leon nest pas du tout le mme que celui qui venait dedonner la premire. Il arrive plutt que cest maintenant le disciple qui dans lacte duparricide obligatoire termine par enseigner quelques leons dhistoire son vieux matreafin de mieux dmasquer lapolitisme de celui-ci, tel quil se cache derrire lorthodoxieaffiche (en ralit le rvisionnisme) de sa soi-disante autocritique.

    Pourtant, il faut aussitt ajouter ceci, qui peut sembler svre mais qui nest paspour autant moins vident : cest que Rancire, malgr lemploi magistral du styleindirect libre, nest pas Jacotot. NiLa Msentente ne se lit la faon de Tlmaque dansles classes de celui-ci, ni Rancire nest-il jamais aller enseigner le franais, que je sache, mes pauvres compatriotes flamands Louvain. Le sien nest donc pas exactement lerle du matre ignorant. Rancire se prsente plutt comme une sorte dtudiantimaginaire de Jacotot : quelquun qui, de faon dlibrment anachronique, nous donnequelques leons sur la nouvelle ide de la leon selon ce matre ignorant-l. Autrementdit, Jacotot sert aussi Rancire comme ce quon pourrait appeler, suivant lexemple delAnti-Dhring de Engels, sonAnti-Althusser.

    La double opration

    La difficult quil y a cerner sil y a ou pas une leon de Rancire est intimement lie une deuxime difficult, celle de dcider sil est philosophe ou historien, antiphilosopheou contrephilosophe, critique dart ou archiviste des luttes populaires. Ici encore, il fautdire que luvre de Rancire introduit un drglement irrparable dans le partagecloisonn des disciplines avec leur frontires entre le dicible et lindicible, le propre etlimpropre, le lgitime et lillgitime. Justement, en donnant du jeu, ou en jouer surlintervalle entre plusieurs discours, il sagit toujours de dranger les rgimes de pensequi assigneraient des manires de faire, de dire et de voir un ensemble fixe decomptences, de qualits ou de proprits.

    Sil est donc hors question de penser la singularit de cette uvre en termesdisciplinaires, il est peut-tre plus opportun de se poser la question du mode doprationde Rancire. Je pense notamment cette description, vers la fin de La leon dAlthusser,o lauteur en guise de conclusion et peut-tre mme en vue dun futur programmedtudes sexplique sur la mthode quil vient de suivre tout au long du livre. Je cite cepassage assez long qui mrite dtre lu et retenu en dtail :

    [] ce discours ne prtend pas nier le cercle dans lequel il est pris mais enrendre perceptible la clture que le dogmatisme cherche perptuellement effacer; contribuer llucidation de ce pouvoir qui permet aux

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    professeurs de soutenir luniversalit de leur discours de la garantie deparler au nom des masses. A cette fin on a tent ici sur un discoursexemplaire une double opration: on sest efforc de le rinsrer dans sonhistoire, dans le systme des contraintes pratiques et discursives qui lerendent nonable. On a cherch surprendre ses articulations en lecontraignant rpondre dautres questions que celles des partenaires decomplaisance quil stait choisis, en rinscrivant son argumentation dansces chanes de paroles o se sont formules et se formulent encore lesncessits de loppression et les esprances de la libration. Non pas unerfutation, car il ne sert rien de rfuter les dogmatismes. Plutt une miseen scne visant drgler le fonctionnement dun de ces discoursmarxistes savants qui occupent notre espace thorique pour rendre visible,dans le discours de la rvolution, la conscration de lordre existant. Paro lon voudrait simplement faire cho ce qui, dans la disparit des luttes

    et des interrogations de notre prsent, cherche sexprimer de libertneuve.2

    Pour Rancire, il sagira sans doute toujours de suivre cette double opration:rinsrer, dun ct, et drgler, de lautre. A ces deux oprations, dont on sent bien quelarticulation est toujours prcaire, risquant assez facilement de scarteler avant debasculer dans lhypostase dune seule dentre elles, correspondent deux objets, ou deuxconcepts: dune part, les contraintes, rsultats de la rinscription, et de lautre, la libert,principe du drglement ou du dplacement. En fait, la libert vient en quelque sorteredoubler la contrainte, en contraignant les contraintes discursives et pratiquesantrieurement tablies, afin de leur trouver des partenaires indsirables ou du moins

    surprenants.Au systme des contraintes, en un sens assez proche de Michel Foucault, rpond

    donc la surprise dune rinscription inattendue, tout comme la libert ou les esprances delibration se font entendre ds quon dplace mme lgrement la machine de la ncessitet de loppression.

    Cest dailleurs ce double jeu, entre la contrainte et la libert, qui permetdapprcier la force ou loriginalit dune pense. Ainsi Rancire crit-il en avant-proposLe Philosophe et ses pauvres quun des partis pris de sa lecture, loin de ne point poser un auteur dautres questions sinon celles quil stait poses lui-mme , consistaitprcisment apprendre que la force dune pense tenait plutt sa capacit dtredplace, comme peut-tre la force dune musique sa capacit dtre joue sur dautres

    instruments que les siens .3

    Esthtique et/ou politique

    Par rapport cette double opration qui, me semble-t-il, caractrise aujourdhuiencore lentreprise de pense de Rancire, je voudrais cependant insister sur la prsencedune profonde asymmtrie entre le traitement de lart et celui de la politique.

    2 Rancire,La leon dAlthusser(Paris : Gallimard, 1974), p. 226.3 Rancire,Le Philosophe et ses pauvres (Paris : Fayard, 1983), p. 13.

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    En effet, malgr la suggestion dune parfaite homologie ou du moins dunparalllisme implicite, il me semble que lart et la politique ne sont pas deux domaines,ou deux matrices, qui recevraient par ailleurs une et mme approche de lecture chezRancire. Il sagit bien plutt de comprendre comment lart et la politique donnent lieu deux approches ou deux tendances foncirement ingales et asymmtriques.

    Ainsi, si bien lart se dcline selon lordre vaguement historique de trois rgimesdidentification (le rgime thique, le rgime reprsentatif et le rgime esthtique), sansquil nexiste aucune essence propre de lart en soi, jinsisterais malgr tout sur le faitquil nen va pas de mme dans la politique. Cest--dire, surtout dans La Msentente :Politique et Philosophie, il semble parfaitement possible de dfinir ce quil y a despcifique quant la politiquespcificit marquant un propre qui, ft-ilconstitutivement impropre (point auquel dhabitude senchane prcismentlhomologie avec lart, notamment sous le rgime esthtique) nen est pas moinsuniversellement identifiable ou sparable comme tel. Ainsi, la triade politique (larchi-

    politique, la para-politique et la mta-politique), quoiquen apparence historique aussi ence sens quelle est originellement associe aux trois noms successifs de Platon, dAristote(ou Hobbes) et de Marx, ne fonctionne pas de la mme faon que les trois rgimesdidentification de lart. A en croire certaines affirmations de La Msentente, il sembleplutt quil y aurait, malgr tout, une essence ou un noyau rationnel de la politique,essence ou noyau qui seraient ensuite recouverts, dnis, refouls ou obscurmentdsigns par le traitement politico-philosophique dans ses trois formes dominantes.

    Nous obtenons, donc, une insurmontablepluralitdes rgimes didentification delart, la dmultiplication tant elle-mme leffet par excellence dun rgime historiqueparmi dautres, tandis que la politique permet daffirmer le noyau dune politicitproprement dite qui, quoique jamais naturelle, reste pour ainsi dire invariant travers

    lhistoire puisquau fond il sagit de la condition non historique et apolitique de lapolitique mme, soit ce qui est voil par les trois formes qua prises la philosophiepolitique. Dailleurs, ces trois formes, que je sache, ne sont jamais appeles des rgimes et on comprend bien pourquoi : cest un dernier signe, ou peut-tre unsymptme de plus, de lasymmtrie entre lart et la politique, savoir, la profusion delemploi du terme rgime pour le premier, et sa relative absence dans le traitement dela deuxime, pour lequel le terme ferait sans doute trop tatique .

    Un nominalisme restreint

    Arrtons-nous encore un moment sur cette asymmtrie, aussi bien pour contextualiser la

    question de la mthode que pour souligner la singularit de la politique (ou de sontraitement) vis--vis de lart au sein de la pense de Rancire.

    En effet, suivant la premire partie de sa double opration, Rancire sest toujoursmontr admirablement consquent pour dire quil ny a pas la science ou le peuple ou lemarxisme mais tout au plus une srie variable de contraintes pratiques et discursives, oupour le dire avec son vocabulaire plus rcent, une srie de rgimes de visibilit etdintelligibilit qui permettent des manires de faire, de voir et de dire en en excluantdautres. Appelons cela le principe dun certain nominalisme, dont je proposerai laformule concentre qui suit : il nest duniversel au singulier que dans la pluralit desmodes, des lieux, et des oprations qui sont chaque fois particuliers. Formule dans

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    laquelle certains auront sans doute reconnu cette autre formule qui leur tait commune lpoque: luniversel nexiste que dans le spcifique, cest--dire, dans une structurecomplexe de surdtermination, mais je passe l-dessus.

    Pour mmoire, je rappelle quand mme quelques exemples de ce que jappelle,dun nom sans doute mal choisi, la tendance nominaliste chez Ranciretendance quilpartage non seulement avec Althusser mais aussi et peut-tre avant tout avec Foucault.4Voici donc une premire srie de citations, beaucoup dentre elles tires de La leondAlthusserainsi que de la trs utile dition du volumeLes Scnes du peuple.

    Dabord, quant lhomme :

    [] ce nest pas lHomme qui fait lhistoire, ce sont les hommes, cest--dire les individus concrets, ceux qui produisent leurs moyens dexistence,ceux qui se battent dans la lutte des classes. Marx ne va pas plus loin dansla critique de Feuerbach.5

    Puis, propos de la science :

    Il ny a nulle part de pratique scientifique pure ; celle-ci a ses formesdexistence dans un systme de rapports sociaux dont les propositions,enchanements, expriences ( partir desquels se constitue lidal de lascience) ne sont que des lments.6

    Ou encore :

    La science napparat pas en face de lidologie comme son autre, elle

    apparat lintrieur dinstitutions et dans des formes de transmission ose manifeste la domination idologique de la bourgeoisie.7

    Ensuite, sur la catgorie du temps:

    Le temps nexiste pas mais seulement des temps dont chacun est toujourslui-mme une manire de lier plusieurs lignes de temps, plusieurs formesde temporalit.8

    Et, en nous rapprochant de la question politique qui est au centre de notreinterrogation de luvre de Rancire, la fameuse voix du peuple :

    4 Je pense non seulement au fameux nonc althussrien selon lequel Marx devait lui apprendre que lenominalisme est la voie royale vers le matrialisme, dire vrai cest une voie qui ne dbouche que sur soi,et je ne connais gure deforme plus profonde du matrialisme que le nominalisme, mais en outre la trsbelle analyse du nominalisme de Foucault faite par Etienne Balibar, dans Foucault et Marx. Lenjeu dunominalisme, Michel Foucault philosophe (Paris : Seuil, 1989), pp. 54-76. Pour laffirmation dAlthusser,voir Lavenir dure longtemps (Paris: Stock/IMEC, 1992), p. 243 et lanalyse de Warren Montag, Althusser's Nominalism: Structure and Singularity (1962-6) ,Rethinking Marxism 10, 1998, pp. 64-73.5 Rancire,La leon dAlthusser, pp. 26-27.6 Ibid., p. 254n.7 Ibid., p. 250.8 Rancire, Prface : Les gros mots ,Les Scnes du Peuple (Lyon : Horlieu Editions, 2003), p. 7.

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    Lhistoire pratique dans les Rvoltes logiques le rpterait : il ny a pasde voix du peuple. Il y a des voix clates, polmiques, divisant chaquefois lidentite quelles mettent en scne.9

    Pour arriver enfin la question du marxisme lui-mme :

    Le marxisme du camp nest ni un vain ornement ni une dviation qui netoucherait pas la pure essence du marxisme. Soit, mais cela veut direaussi quil ny a point de pure essence du marxisme mais des marxismes,montages dtermins de schmes thoriques et de pratiques de pouvoir,quil ny a aucune fatalit du marxisme qui rendrait compte globalementdes formes dasservissement produites par des pouvoirs marxistes oujustifies par des discours marxistes.10

    En somme, il ny a pas seulement une logique la rvolte, par opposition audogme marxiste-lniniste qui veut que la rvolte nest que pure spontanit vanouissantequitte en concentrer la discipline rvolutionnaire grce au parti davant-garde, mais enoutre il y a aussi toujours une rvolte entre plusieurs logiques. Comme on peut lire dansLa leon dAlthusser, il y a toujours une pluralit des conceptualits ou, pouremployer une expression de La Msentente, se rfrant la politique lge dumilitantisme, une multiplicit de modes et de lieux, de la rue lusine ou luniversit .11

    Cest sans doute ce got pour la pluralit de pratiques, de discours et de mises enscne qui explique aussi lemploi fait de la figure du banquet comme lieu du mixte et

    du mlang. Outre dans le chapitre sur Platon pour Le Philosophe et ses pauvres, o lonpeut lire : Lordre que le banquet instaure est celui du mlange. Si la cit commenaitavec la claire distribution des travailleurs utiles, la politique commence avec la foulebigarre des inutiles qui viennent sy mler ,Rancire exprime le principe festif de cemlange de faon particulirement loquente dans son texte sur Andr Glucksmann pourles Rvoltes Logiques : Le discours des intellectuels rvolutionnaires est toujours unhabit dArlequin, cousu de logiques diffrentes 12.

    Ceci dit, et jen viens maintenant au point dexception, soit la limite dunominalisme gnralis, il semble bien que quand on arrive la politique, notammentdansLa Msentente, Rancire change son multicolore habit dArlequin pour un costumegris-clair plutt monochrome.

    La Msentente, de ce point de vue, prsente sans doute une anomalie dans luvrede Rancire. Lui qui aura converti une certaine timidit personnelle en llvant au rangdun vritable principe mthodologique, lui qui tout rcemment encore affirme que lapuret axiomatique nest pas de mise pour y substituer limpurification de trames et de

    9 Ibid., 11.10 Rancire, La bergre au Goulag , Les Scnes du Peuple, p. 314. Par rapport ce geste rcurrent depluralisation nominaliste, nous pourrions rpter le doute de Rancire lui-mme : On ne change pas lanature dun concept en le mettant au pluriel. Tout au plus peut-on la masquer (La leon dAlthusser, p.261).11 Rancire,La leon dAlthusser, p. 154.12 Rancire, La bergre au Goulag , p. 317

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    configurations divers, celui-l mme ne semble prouver aucune pudeur devantlnonciation axiomatique de ce que cest que la politique proprement dite dans LaMsentente et, certes dans une moindre mesure, ce que cest que le politique dans Auxbords du politique.

    Ces noncs, vous les connaissez tous. Donc je nen citerai que quelques-unsparmi les plus significatifs titre dexemples. Cela permettra en outre dapprcier l effet spcial de la rptition, proche dune sorte de litanie profane:

    Il y a de la politiqueet pas simplement de la dominationparce quil y aun mauvais compte dans les parties de tous.13

    Il y a de la politique quand il y a une part des sans-part, une partie ou unparti des pauvres.14

    Or il ny a de politique que par linterruption, la torsion premire quiinstitue la politique comme le dploiement dun tort ou dun litigefondamental.15

    Il y a de la politique simplement parce quaucun ordre social nest fonden nature, quaucune loi divine nordonne les socits humaines.16

    Il y a de la politique parce quelorsquelordre naturel des rois pasteurs,des seigneurs de guerre ou des possdants est interrompu par une libertqui vient actualiser lgalit dernire sur laquelle repose tout ordresocial.17

    Il y a de la politique lorsque la logique suppose naturelle de ladomination est traverse par leffet de cette galit. Cela veut dire quilny a pas toujours de la politique. Il y en a mme peu et rarement.18

    Il y a de la politique quand la contingence galitaire interrompt comme libert du peuple lordre naturel des dominations, quand cetteinterruption produit un dispositif spcifique : une division de la socit enparties qui ne sont pas de vraies parties ; linstitution dune partie quisgale au tout au nom dune proprit qui ne lui est point propre, etdun commun qui est la communaut dun litige.19

    Il y a de la politique parce que ceux qui nont pas droit tre comptscomme tres parlants sy font compter et instituent une communaut par lefait de mettre en commun le tort qui nest rien dautre que laffrontement

    13 Rancire,La Msentente : Politique et Philosophie (Paris : Editions Galile, 1995), p. 29.14 Ibid., p. 31.15 Ibid., p. 33.16 Ibid., p. 36.17 Ibid., p. 37.18 Ibid.19 Ibid., pp. 38-39.

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    mme, la contradiction de deux mondes logs en un seul : le monde o ilssont et celui o ils ne sont pas, le monde o il y a quelque chose entre eux et ceux qui ne les connaissent point comme tres parlants etcomptables et le monde o il ny a rien.20

    Il y a de la politique en raison dun seul universel, lgalit, laquelle prendla figure spcifique du tort. Le tort institue un universel singulier, ununiversel polmique, en nouant la prsentation de lgalit, comme partdes sans-part, au conflit des parties sociales.21

    Ou encore, cette autre formule rcurrente, quoique moins sujette la rptitionincantatoire :

    La politique prcisment commence l o lon cesse dquilibrer des

    profits et des pertes, o lon soccupe de rpartir les parts du commun,dharmoniser selon la proportion gomtrique les parts de la communautet les titres obtenir ces parts, les axiaqui donnent droit communaut.22

    La politique commence par un tort majeur: le suspens mis par la libertvide du peuple entre lordre arithmtique et lordre gomtrique.23

    Il ny a de cit que politique et la politique commence avec la contingencegalitaire.24

    Le rgne de l humanitaire commence en revanche l o les droits de

    lhomme sont coups de toute capacit de singularisation polmique deleur universalit, o la phrase galitaire cesse dtre phrase, interprtedans largumentation dun tort qui manifeste son effectivit litigieuse.25

    Bien sr, La Msentente, comme presque tous les livres de Rancire selon lavisde lauteur lui-mme, est aussi une intervention conjoncturelle, lie dans ce casparticulier la domination du modle de la dmocratie dite consensuelle dont il cherche saffranchir sans pour autant tomber dans lautre extrme qui poserait lantrioritabsolue de limprsentable ou du sublime. Se maintenir galement loign de ladiscussion consensuelle et du tort absolu, dit-il propos de la tche dune logique de lamsentente et je reviendrai sur cette opration, autre constante de la pense de Rancire,

    qui consiste occuper lentre-deux, ou le non-lieu entre deux positions, selon la formulebien connue du ni ni qui se veut en mme temps refus catgorique de la faussealternative ou bien ou bien. Lutte sur deux fronts, disait-on il ny a pas si longtemps :ni opportunisme de gauche ni opportunisme de droite ; ni aventurisme anarchique ni

    20 Ibid., pp. 49-50.21 Ibid., pp. 63-64.22 Ibid., p. 24.23 Ibid., p. 40.24 Ibid., p. 7.25 Ibid., p.172.

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    dogmatisme orthodoxe. Ou encore: ni apocalyptiques ni intgrs. Cest lintrieur dunetelle lutte quil faut situer lemploi singulier fait de la notion de la politique dans LaMsentente.

    En critiquant lusage de la politique ou le politique, il ne sagit donc pas defustiger le philosophe en raison dun quelconque essentialisme. Mon problmevidemment nest pas non plus avec la formalisation dallure axiomatique. Je veux toutjuste minterroger sur les consquences, pour la politique en tant que pense-pratique, dustyle il y a de la politique quand ou la politique commence l o . Formule,cette dernire, qui par ailleurs rappelle cette autre phrase favorite, celle qui justementouvre le premier chapitre de La Msentente sous le titre Le commencement de lapolitique : Commenons donc par le commencement .26

    Finalement, ma question sera la suivante : quel est, au juste, le statut de cet il ya ou de ce commencement ? Sagit-il dun principe thorique ou dun faithistorique, dun commencement logique ou dun dbut chronologique, dune condition

    transcendentale ou dune donne vnementielle ? Ou, dernire possibilit, peut-on tenirles deux la fois dans un mlange singulierautre banquet cette fois-cimthodologiquequi pourrait mme tre constitutif du style de pense de Rancire?

    Le gauchisme spculatif

    Je voudrais aborder cette question plus large en minterrogeant sur un seul deseffets possibles du nominalisme restreint de Rancire, savoir, le risque quil y a tomber dans ce que lauteur lui-mme, dansLa leon dAlthusser, donc presque vingt ansavant la rapparition de cette mme expression sous la plume dAlain Badiou, dans samditation sur Lintervention au centre de LEtre et lvnement, appelle le

    gauchisme spculatif .27Je crains en effet que la dfinition de la politique selon La Msentente,

    notamment lintrieur de lopposition la politique/la police ne soit par trop facilementassimilablemme si cela serait toute vidence une lecture injusteau schmegauchiste qui jadis opposait, par exemple, la plbe et lEtat.

    26 Ibid., p. 19. Voir aussi Lthique de la sociologie , dans Les Scnes du peuple : Commenons par lecommencement : la dissimulation de la politique que Durkheim aurait opre pour faire accepter lasociologie lUniversit (p. 355). Ou le dbut dans Le Philosophes et ses pauvres : Au commencementil y aurait quatre personnes (p. 17). Ou encore, dans Le destin des images (Paris : La Fabrique, 2003) : Partons donc du commencement (p. 9).27 Rancire crit : La double vrit althussrienne aprs Mai 68 se trouve clate entre deux ples : legauchisme spculatif des appareils idologiques omnipotents et le jdanovisme spculatif de la lutte desclasses dans la thorie qui interroge chaque mot pour lui faire avouer sa classe (La leon dAlthusser, p.146). La dfinition du concept selon Badiou est la suivante : On peut appeler gauchisme spculatiftoutepense de ltre qui se soutient du thme dun commencement absolu. Le gauchisme spculatif imagine quelintervention ne sautorise que delle-mme, et brise avec la situation sans autre appui que son proprevouloir ngatif. Ce pari imaginaire sur une nouveaut absolue casser en deux lhistoire du monde --mconnat que le rel des conditions de possibilit de lintervention est toujours la circulation dunvnement dj dcid, et par consquent le prsuppos, ft-il implicite, quil y a dj eu uneintervention. Le gauchisme spculatif est fascin par lultra-un vnementiel, et croit pouvoir, en son nom,rcuser toute immanence au rgime structur du compte-pour-un .Cf. Ltre et lvnement (Paris :Editions du Seuil, 1988), p. 232. Pour un commentaire plus dtaill, voir Bruno Bosteels, The SpeculativeLeft , South Atlantic Quarterly 104 (2005), pp. 751-767.

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    Ce risque est dautant plus frappant et lobjection peut paratre dautant plusinjuste, dans la mesure o cest Rancire lui-mme qui, de faon par ailleurs tout faitmagistrale, nous donne les clefs ncessaires pour dmanteler le schmatisme de cetteprsentation.

    Voyons une dernire srie de citations, toutes extraites cette fois-ci de larticle La bergre au Goulag . Largument principal de cet article, vous vous en souvenezsans doute, veut que le livre de Glucksmann, La cuisinire et le mangeur dhomme, nepropose quune version pure de la contradiction dont en revanche il faudrait rtablirla complexit dialectique :

    Tout le livre est un effet organis selon une pure de la contradiction :dun ct, le pouvoir et le discours des matres (philosophes, rois,jacobins, marxistes) organis selon les rgles de la contrainte tatique ;de lautre la classe du non-pouvoir, la plbe, pure gnrosit, dont le

    discours exprime le seul dsir de ntre pas opprim.28

    Il revient Lnine davoir parmi les premiers dnonc la fausse dialectique de cegenre doppositions dualistes : Dun ct et de lautre, lun et lautre. Cest deleclectisme. La dialectique exige une considration complexe des relations dans leurdvloppement concret et non pas une combinatoire de morceaux pars .29 Rancire, lui,propose plusieurs rfutations de cette image en faux de la contradiction :

    Tout serait simple assurment si lon pouvait se mouvoir dans cettecontradiction pure : la rvolte des damns de ltat contre unpouvoir dEtat reprsent par le social-fascisme. Mais la ralit nest pas

    telle.30

    Ralit : quil ny a pas de principe de subversion que se tire jamaisdautre chose que des pratiques de la rsistance, quil ny a pas dau-deldu partage chaque instant et pour chacun renouvel de la servitude ou durefus ; pas de mouvement de lhistoire, de ruse de la raison qui puissejamais justifier loppression et la servitude. Mythe : lincarnation de cepartage dans la pure opposition du pouvoir et de la plbe.31

    La plbe : les exclus du pouvoir ? Mais qui est totalement exclu dupouvoir ? [] Un tel partage nest possible quau prix didentifier

    simplement la ralit du pouvoir avec la face visible de lappareil dEtat.32

    Nulle part ne se joue le conflit du pouvoir et du non-pouvoir. Partout latche tatique se heurte non la plbe mais des classes, des corporations,

    28 Rancire, La bergre au Goulag , pp. 317-318.29 V. I. Lnine, Dialectics and Eclecticism , Collected Works vol. 32 (Moscou : Progress, 1960), p. 93.30 Rancire, La bergre au Goulag , p. 322.31 Ibid., p. 329.32 Ibid., p. 318.

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    des collectivits avec leurs rgles, leurs formes de reconnaissance et dedmocratie, mais aussi dexclusion voire doppression.33

    Les discours den-bas sont encore des discours de pouvoir et cest parrapport cette ralit que lon peut penser la position de discours commecelui de Marx.34

    Nous voici bien au cur de notre question. En effet, arriv lui-mme au centre desa critique au discours des nouveaux philosophes , exemplifi par Glucksmann,Rancire nous propose une leon, aprs tout, dans laquelle il faut encore et toujourscouter lcho de la pense de Marx :

    Leon peut-tre de cet affrontement : quil ny a jamais ni pur discours dupouvoir proltaire ni pur discours de son non-pouvoir; ni conscience den-

    bas qui se suffirait soi-mme ni science que lon pourrait importer. Laforce de la pense de Marxmais peut-tre aussi son caractreintenablerside sans doute dans leffort de tenir ces contradictions,dnoues depuis dans les fictions policires des pouvoirs proltariennes oules rveries pastorales du non-pouvoir plbien.35

    Au lieu dpurer la contradiction, il faudrait donc la tenir, mme si en dernier lieucest intenable : trouver le nud ou le point de nouage entre le pouvoir et la rsistance,entre le pouvoir et le non-pouvoir, entre lEtat et la plbe. Sinon, ces dualismestomberaient tout droit dans le pige du gauchisme spculatif, selon un schma manichentoujours aussi radical et profond quil est inoprant.

    Or, justement, je me demande dans quelle mesure lauteur deLa Msentente, pourdes raisons sans doute circonstancielles, aurait lui aussi mconnu la leon voque il y aun instant. Lopposition, pour plus contrarie quelle soit, entre la police en tant quepartage ordonn du sensible et la politique en tant quinscription dune part des sans-parts, ne sapproche-t-elle pas dangereusement de cette pure de la contradiction quiserait caractristique du gauchisme spculatif ? La Msentente, que ce soit par son styleassertif ou cause de ses fins tactiques et stratgiques, reste peut-tre enferm dans lesrets dune contradiction qui sest dnoue elle aussi dans lesfictions policires, dun ct,et les rveries politiques dune part des sans-part, de lautre.

    Mais lessai de Rancire sur Glucksmann nest pas la seule clef notredisposition pour reconstruire une espce de critique de la raison gauchiste . Mme

    lintrieur de La Msentente, nous pouvons trouver des arguments qui vont lencontredune lecture simplement gauchiste. Dabord, parce que la police ne sidentifie pas sansplus avec ce quon appelle l appareil dtat . Ensuite, parce quelle nest pas non plusla nuit o tout se vaut : Il y a de la moins bonne et de la meilleure police. 36 Enfin,parce que lantagonisme entre la police et la politique, comme deux logiques htrognesde ltre-ensemble humain, est loin dtre le dernier mot du livre. Rancire insiste au

    33 Ibid., p. 319.34 Ibid.35 Ibid.36 Rancire,La Msentente, p. 54.

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    moins aussi fortement sur la ncessit du nouage, de la rencontre ou de lentrelacemententre ces deux logiques, sans quoi la politique naurait aucun effet sur la situation dedpart. Autrement dit, mme si lon veut tout prix maintenir les deux termes dontlauteur est le premier remarquer les problmes, il faut absolument quil y aitinscription, ou vrification, dun certain effet de retour de la politique sur la police. Onnoubliera pas davantage que, si la politique met en uvre une logique entirementhtrogne celle de la police, elle est toujours noue elle, crit Rancire, et plusloin : La politique agit sur la police. Elle agit dans des lieux et avec des mots qui leursont communs, quitte refigurer ces lieux et changer le statut de ces mots .37 Poser laradicale tranget des deux logiques, lgalitaire et la social-policire, sans permettrequelles ne fassent jamais nud sauf par trahison, aurait en ce sens t la limitation laplus grave par exemple de lentreprise de Jacotot.

    Pourtant, il nen reste pas moins queLa Msentente ce propos laisse flotter uneambigut fondamentale. Le livre peut certainement rcuser lopposition purement

    extrieure entre la police et la politique qui le rapprocherait du gauchisme spculatif.Ainsi, pour cet ancien maoste, un continue se diviser en deux. Il ny a pas deux fois un.Do son insistance sur les motifs de la scission originaire et de la torsion ; do, aussi,son recours au double sens de partage : communaut et sparation. Cest dire quendernire instance, ce dont il sagit est toujours de tenir lintenable, de mesurer le communde deux incommensurables, de penser ensemble le rapport et le non-rapport.

    Voyons par exemple la manire dont Rancire refuse dopposer la pure idalit dela doctrine et le mixte impur de la ralit :

    Il ny a pas, dun ct, le peuple idal des textes fondateurs et, de lautrect, le peuple rel des ateliers et des faubourgs. Il y a un lieu dinscription

    de la puissance du peuple et des lieux o cette puissance est rpute sanseffet.38

    Penser la politique signifie toujours avoir suivre ce genre dactions en retour etdeffectivits torduesou, linverse, leur absentement. Ceci, en fin de compte, estparfaitement en rgle avec le principe nominaliste. Au lieu de penser en oppositionspurifies du genre le peuple contre le pouvoir, il faut tudier les lieux o lunparadoxicalement sinscrit dans lautre, ainsi que les modes historiques de cetteinscription.

    Mais cela nempche que dans dautres fragments du mme livre, justement en cequi concerne les deux logiques de ltre-ensemble humain, cest de nouveau lpure,

    voire le manichisme, qui priment sur le partage et lentrelacement :

    Il y a dun ct donc cette logique qui compte les parts des seules parties,qui distribue les corps dans lespace de leur visibilit ou de leur invisibilitet met en concordance les modes de ltre, les modes du faire et les modesdu dire qui conviennent chacun. Et il y a lautre logique, celle qui

    37 Ibid., pp. 55-56.38 Ibid., p. 126.

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    suspend cette harmonie par le simple fait dactualiser la contingence delgalit, ni arithmtique ni gometrique, des tres parlants quelconques.39

    O lon saperoit quon est loin den avoir fini avec les tentations du gauchismespculatif et ses oppositions duelles. Cest peut-tre le prix payer si lon veut prserverle tranchant polmique de la discussion politique contre lidylle consensuelle dont LaMsentente, comme nous lavons vu, cherche interrompre les clbrations bavardes.

    Penser au prsent ou lge du sensible

    Je ne voudrais cependant pas en rester l, dans une simple critique du gauchisme dont jaimoi-mme montr la mesure dans laquelle elle pourrait tre de mauvaise foi, tant donnle travail de longue haleine depuisLa leon dAlthusserjusquLa Msentente contre lafausset de sa logique. Ce qui mimporte bien plus, cest dabord la reconstruction de ce

    que Jacques Rancire lui-mme, dans un article crit avec Danielle, appelle la traversedu gauchisme , traverse historique ou gnalogique qui, par contrecoup, est supposeexpliquer la lgende des philosophes .

    Aussi Jacques et Danielle suggrent-ils dans leur article pour Rvoltes logiquesque la nouvelle philosophie pose seulement un enjeu pour la pense contemporainedans la mesure o elle provoque une occultation de lhistoire militante de Mai 68 etlaprs-Mai. Cest cette occultation ou cette liquidation de lhistoire quilsproposent de dsamorcer en essayant de rapprendre quelques leons dhistoire de lapolitique :

    Lenjeu pour nous rside dans cette occultation de lhistoire militante que

    produit le discours sur le Goulag : occultation de la conjonction des luttestudiantes et populaires, de la rencontre des intellectuels militants et desmasses, des tentatives pour mettre en cause le mcanisme de lareprsentation : la place apparat la figure duneplbe que lintellectuelreprsente comme il reprsentait hier le proltariat, mais dune manirequi justement dnie la reprsentation, la plbe signifiant la fois toute lapositivits des souffrances et des rires populaires et la part de refus, dengativite que chacun porte en lui, ralisant lunit immdiate delintellectuel et du peuple ; liquidation par simple dngation des objectifset des aspirations des luttes ainsi que des problmes rencontrs [].40

    Maintenant, pour lpoque plus rcente, pouvons-nous esprer, non pas un traitde savoir-vivre lusage des jeunes gnrations, mais une analyse historico-conceptuellepareille celle prsente par Danielle et Jacques Rancire dans La lgende desphilosophes ?

    Jexprime simplement mon dsir quun jour nous puissions lire la lgende ,maintenant au sens positif comme ce qui est vraiment lire , concernant le long etsinueux trajectoire qui mne par exemple de La nuit des proltaires, en passant parLes

    39 Ibid., p. 50.40 Jacques Rancire (avec Danielle Rancire), La lgende des philosophes. Les intellectuels et la traversedu gauchisme ,Les Scnes du Peuple, pp. 307-308.

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    Rvoltes logiques, jusqu La Msentente. Or, cet apprentissage de lhistoire, dont latche pour lge post-gauchiste est encore tout fait devant nous, pose galement unproblme dordre mthodologique et philosophique. Il sagit, comme je lai dj annonc,de penser le statut exact de l il y a , ou du commencement et de la fin , que cesoit dans lart ou dans la politique, tels quils sont accueillisnon sans un considrableembarraspar la philosophie.

    Ce problme, concernant le rapport entre lart ou la politique et lhistoricit deleurs concepts et leurs pratiques, nest certainement pas exclusif de la pense de Rancireet il me semble quil se prsente dune manire au moins aussi aigu pour quelquuncomme Badiou. Cest dire aussi que dans leur attaques rciproques, celle de Badiou dansAbrg de mtapolitique contre l apolitisme de Rancire et celle de Rancire dansMalaise dans lesthtique contre l esthtisme de Badiou, ce qui reste non-dit ou cachderrire cet entrecroisement concerne justement lautre plelart ou le rgimeesthtique pour Rancire et la politique pour Badiou tant les conditions de vrit ou les

    rgimes de pense dans lesquels lun et lautre ont fait preuve dune nouvelleconfiguration de lhistoricit, autrement absente ou du moins insuffisamment laboredans le chiasme polmique tel quil nous a t donn.41

    En guise de conclusion, je voudrais donner un court exemple de cette nouvelleconfiguration et des tches quelle nous impose : cest le cas ou lexemple de Mallarm.La tche principale consiste sentendre propos de la double valeur de Mallarm : nonseulement comme pote-penseur de lvnement en soi mais en mme temps commenovateur lintrieur de la posie franaise post-romantique.

    Pour Badiou, le premier volet de cette double lecture semble absorber tout intrtpossible pour le deuxime. Mallarm est un penseur de lvnement-drame, crit-ildansLtre et lvnement, et il continue :

    Un coup de ds conjoint lemblme du hasard celui de la ncessit, lemultiple erratique de lvnement la rtroaction lisible du compte.Lvnement dont il sagit dans Un coup de ds est donc la productiondun symbole absolu de lvnement. Lenjeu du lancer des ds du fonddun naufrage est de faire vnement de la pense de lvnement.42

    Or, il sagit en outre de comprendre le lien entre cette pense-posie delvnementialit de lvnement, dune part, et de lautre, la fonction de cette posiecomme un vnement parmi dautres dans lhistoire de la posie moderne. Sur ce lien,videmment, le lecteur ne trouvera pas grand-chose sil limite sa recherche Ltre et

    lvnement.Par contre, cest le deuxime volet de la question qui reoit beaucoup plus

    dattention, devenant mme une des hypothses centrales, dans le petit livre de Ranciresur Mallarm. Celui-ci reste sans aucun doute le grand pote de lvnementialit delvnement dont les sirnes seraient lemblme par excellence : Mallarm lestransforme en emblmes du pome lui-mme, puissance dun chant qui sait en mme

    41 Voir Badiou, Rancire et la communaut des gaux et Rancire et lapolitique , dans Abrg demtapolitique (Paris : Editions du Seuil 1998), pp. 121-138 ; Rancire, Linesthtique dAlain Badiou :les torsions du modernisme ,Malaise dans lesthtique (Paris : Editions Galile, 2004), pp. 87-119.42 Badiou,Ltre et lvnement, p. 215.

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    temps se faire entendre et se transformer en silence.43 Mais, il faut aussitt ajouter queselon cette lecture la valeur vnementielle du pome est insparable du rapport toutaussi singulier quil tablit avec le lieu et le moment de son apparition :

    Le pome chappe labme qui lattend parce quil a modifi le modemme de la fiction, substitu la grande pope odyssenne le chantdune sirne vanouissante. Ce que la sirne mtaphorise, ce que le pomeeffectue, cest alors trs prcisment lvnement et le risque calcul dupome dans une poque et un milieu mental non encore prts lesaccueillir.44

    Ce ne sont que des indications. Mais partir delles on pourrait nanmoinsformuler la thse dune dcision philosophique de grande envergure. Tout cela pour dire,finalement, que la valeur du il y a de la posie mallarmenne , comme au fond de tout

    il y a de ce genre, est indissociablement structurelle et vnementielle,transcendentale ethistorique. A chaque fois quil y a un vnement, en politique peut-trenon moins quen posie, cest un bouleversement de principe dont il faut par ailleursreconstruire aussi le lien avec lhistoire.

    Comme dans le double jeu de la libert et des contraintes, une chose nexclutcertainement pas lautre mais, au contraire, la prsuppose. Sinon, dans labsence dunetelle articulation que jappelerais volontiers dialectique en un sens nouveau, ce seraitencore une fois ou bien la libert ou bien les contraintes pratiques et discursives quisaffirmeraient de faon exclusive. Ce qui nous ramnerait au schme gauchiste.

    En revanche, sagissant de politique, cest Badiou dans ses travaux rcents quiparadoxalement a contribu plus dlments pour reconstituer le lien entre histoire et

    politique que Rancire. Je pense notamment ses confrences sur la Commune et sur laRvolution culturelle, fortement marques par la catgorie de mode historique de lapolitique , propose par Sylvain Lazarus dans son Anthropologie du nom.45 Une tellehistoire de diffrents modes politiques serait videmment trs difficile reprer partir deLa Msentente. Dans ce livre, il y a bel et bien des ges comme par exemple lge marxiste ou lge nihiliste , tout comme larticle avec Danielle dans LesRvoltes logiques trace la gnalogie de lge post-gauchiste , mais en dernireinstance, lhistoire ne semble vraiment dterminer que les poques successives durecouvrement de la politique dont le livre essaie de dfinir la proprit impropre quiest aussi le secret dernier de tout ordre social, savoir, la pure et simple galit denimporte qui avec nimporte qui , qui sert comme fondement et gouffre premier .46

    Plus haut, jai mentionn la tactique qui consiste se situer dans lentre-deux dedeux positions extrmes dj donnes. Pour La leon dAlthusser, il sagissait de garderle tranchant du discours de son matre sans tomber ni dans le thoricisme pur ni dans

    43 Rancire,Mallarm. La politique de la sirne (Paris : Hachette, 1996), p. 24.44 Ibid., p. 25.45 Badiou,La Rvolution culturelle : La dernire rvolution ? (Les Confrences du Rouge-Gorge 2002) et

    La Commune de Paris : Une dclaration politique sur la politique (Les Confrences du Rouge-Gorge,2003). Voir aussi Sylvain Lazarus, Singularit et modes historiques de la politique , Anthropologie dunom (Paris : Editions du Seuil, 1996), pp. 88-94.46 Rancire,La Msentente, p. 116 et passim.

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    le bavardage culturel .47 Pareillement, avecLa Msentente il sagit dtre ni du ct dela communicabilit rationnelle ni du ct de limprsentable absolu ; ni dans lesociologisme prt--porter ni dans lhyperbole de lvnement pur. Or, pour que lapromesse dun tertium datursoit tenable, mme si le lieu o se donne ce troisime ,comme ce tiers peuple entre la police et la politique, est un non-lieu, il me semble quela question de lhistoricit de la pense simpose comme une question impostergable. Ilnous faut alors comprendre ce que cela peut bien vouloir dire que de penser souscondition de certaines transformations en art ou en politique. Non seulement : Quest-ceque penser au prsent ? Mais aussi et surtout : quest-ce que penser au prsent souscondition de certains vnements du pass, que ce soit court terme ou selon une longuedure ?48

    Le risque dune rponse trop rapide ces questions est clair : lhistoricit de lartou de la politique se rduirait au simple historicisme, lvnement se rabattrait sur lesystme des circonstances qui lont rendu possible, et la radicalit de la rupture se

    diluerait dans leau proverbiale qui court toujours vers le mme moulin. Pourtant, il sepeut que le prix payer pour ne pas prendre en compte ces mmes questions soit bienplus haut encore : une radicalit qui tourne vide, une pense du pur il y a de lart etde la politique coup de toute inscription en un lieu et selon des modes historiquesspcifiques, et finalement la retombe dans le faux attrait dun certain gauchismespculatif dont notre poque, lge nihiliste du tournant thique et de la post-dmocratie,avait tout bonnement cru faire lconomie.

    47 Rancire,La leon dAlthusser, p. 205.48 La figure qui pourrait bien rsumer lenjeu de cette question est bien sr Michel Foucault. Pendant trs

    longtemps le modle mme du travail de Rancire, Foucault est aussi mentionn dans La lgende desphilosophes comme un des intellectuels responsables, peut-tre son insu et malgr lui, pour la liquidation de lhistoire militante en France. Sil y a eu parmi les penseurs de lpoque, un duquel jait, un moment donn, assez proche cest plutt Foucault. Et il y a quelque chose qui est rest en moi deleffort archologique de Foucault, la volont de penser les conditions de possibilit de telle ou telle formednonc et de constitution dobjet , dit Rancire dans son entretien avec Peter Hallward, mais aprs les nouveaux philosophes cette influence peut sembler suspecte: Or cest dabord sur le discours etlintervention de Foucault que sappuient aujourdhui les nouvelles figures magistrales et prophtiques delintellectuel : cest comme application dune thorie gnrale du savoir/pouvoir que se donne lanalyse dusystme concentrationnaire sovitique comme ralisation du savoir des matres-penseurs. Et cest de mmesur les analyses de Foucault que sappuient ceux qui prophtisent la venue de lAnge, la rvolutionculturelle libre par lvanouissement du vieux savoir de lHomme ou la barbarie dun pouvoir co-extensif lordre social ( La lgende des philosophes , pp. 300-301).