bakhtine le marxisme et la philosophie du langage

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Page 1: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

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LE SENS COMMUN

mikhail bakhtine

(V. n. volochînov)

le marxismeet la philosophie

du ian:^ageessai d'application de la méthode

sociologique en linguisthiue

«•An LF.S EDITIONS DE MINUIT /

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le marxisme

et la philosophie du langage

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mikhail bakhtine

(v. n. volochinov)

le marxismeet la philosophie du langage

essai d'application de la méthodesociologique en linguistique

préface de roman Jakobson

traduit du russe et présenté par marina yaguello

LES ÉDITIONS DE MINUIT

Page 8: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

Titre de l'édition originale

Marksizm i filosofija jazyka

Première édition sous le nom de VolochinovLeningrad, 1929

1977 pour la traduction by Les Editions de Minuit7, rue Bernard-Palissy - 75006 Paris

Tous droits réservés pour tous paysISBN 2-7073-0151-5

Page 9: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

préface

Dans le livre publié sous la signature de V. N. Volo-chinov à Leningrad en 1929-30 dans deux éditions succes-

sives sous le titre Marksizm i filosofija jazyka (« Marxismeet philosophie du langage »), tout, depuis la page detitre, ne peut que surprendre.

On finit par découvrir que le livre en question et plu-

sieurs autres ouvrages publiés à la fin des années vingt et

au début des années trente sous le nom de Volochinov,

comme par exemple un volume sur la doctrine du freu-

disme (1927) et quelques essais sur le langage dans la

vie et dans la poésie, ainsi que sur la structure de

l'énoncé, furent en vérité composés par Bakhtine (1895-

1975), l'auteur d'oeuvres déterminantes sur la poétique

de Dostoïevski et de Rabelais. A ce qu'il semble, Bakhtine

se refusait à faire des concessions à la phraséologie de

l'époque et à certains dogmes imposés aux auteurs. Les

adeptes et disciples du chercheur, en particulier, V, N.

Volochinov (né en 1895, disparu vers la fin de 1930),

ont tenté un compromis qui, sous un pseudonyme scru-

puleusement gardé et grâce à une retouche obligatoire

du texte et même du titre, permettrait de sauver l'essen-

tiel du grand travail.

Ce qui pourrait également surprendre des lecteurs moins

au fait de l'histoire de l'obscurantisme que de celle de

la pensée scientifique, c'est la disparition complète du

nom même de ce chercheur éminent dans toute la presse

russe pendant presque un quart de siècle (jusqu'à 1963) ;

quant à son livre sur la philosophie du langage, on ne

le trouve mentionné au cours de la même époque que

dans quelques rares études linguistiques de l'Occident.

Récemment, on en a donné quelques citations dans des

publications soviétiques d'un tirage insignifiant, comme

le recueil dédié au 75^ anniversaire de Bakhtine et publié

à 1 500 exemplaires (Tartu, 1973).

L'ouvrage en question est reproduit dans la série Janua

Linguarum (La Haye-Paris, 1972) et traduit en anglais

Page 10: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

(New York, 1972) mais avec d'autres chefs-d'œuvre de

la pensée théorique russe d'entre les deux guerres, ce

travail reste encore à peu près inaccessible aux lecteurs

de son pays natal.

Malgré toute la singularité de la biographie du livre et

de son auteur, c'est par la nouveauté et l'originalité de

son contenu que le volume surprend encore le plus tout

lecteur à l'esprit ouvert. Ce volume dont le sous-titre

porte : « Les problèmes fondamentaux de la méthodesociologique dans la science du langage » anticipe sur

les exploits actuels accomplis dans le domaine de la

sociolinguistique, et surtout réussit à devancer les recher-

ches sémiotiques d'aujourd'hui et à leur assigner de nou-

velles tâches de grande envergure. La « dialectique dusigne », et du signe verbal, en particulier, qui est étudiée

dans le livre garde ou plutôt acquiert une grande valeur

suggestive à la lumière des débats sémiotiques actuels.

Dostoïevski est le héros favori de Bakhtine et la

définition qu'il en donne se trouve être en même tempsla caractéristique la plus juste de la méthodologie scien-

tifique propre à l'explorateur : « Rien ne lui semble

accompli ; tout problème reste ouvert, sans fournir la

moindre allusion à une solution définitive. » Selon

Bakhtine, dans la structure du langage, toutes les notions

substantielles forment un système inébranlable, constitué

de paires indissolubles et solidaires : la reconnaissance

et la compréhension, la cognition et l'échange, le dialogue

et le monologue, qu'ils soient énoncés ou internes, l'inter-

locution entre le destinateur et le destinataire, tout signe

pourvu de signification et toute signification attachée au

signe, l'identité et la variabilité, l'universel et le particu-

lier, le social et l'individuel, la cohésion et la divisibilité,

renonciation et l'énoncé.

Ce qui attire surtout l'attention et la pensée créatrice

du lecteur, c'est la partie finale du livre, oia l'auteur dis-

cute le rôle fondamental et varié de la citation, soit

patente, soit latente, dans nos énoncés et interprète les

divers moyens qui servent à adapter au contexte du dis-

cours ces emprunts multiformes et continuels.

Roman Jakobson.

Page 11: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

introduction

I. Bakhtine, l'homme et son double.

M. M. Bakhtine naît en 1895 à Orel dans une famille

de vieille noblesse ruinée, d'un père employé de banque.

Il passe son enfance à Orel et son adolescence à Vilno

et Odessa. Il étudie à l'université d'Odessa, puis de

Saint-Pétersbourg, d'où, il sort diplômé d'histoire et de

philologie en 1918. En 1920, il s'installe à Vitebsk, où

il occupe divers postes d'enseignement. Il y épouse en

1921 Hélène Okolovitch, qui sera sa fidèle collaboratrice

pendant un demi-siècle. Bakhtine fait alors partie d'un

petit cercle d'intellectuels et d'artistes parmi lesquels

on trouve Marc Chagall et le musicologue Sollertinsky,

ami intime de Chostakovitch. Ce cercle comprend égale-

ment un jeune professeur au conservatoire de musique de

Vitebsk, V. N. Volochinov, ainsi que P. N. Medvedev,

employé dans une maison d'édition. Tous deux devien-

dront les élèves, les amis dévoués et de fervents admira-

teurs de Bakhtine. Ce cercle, connu sous le nom de

« cercle de Bakhtine », est un creuset d'idées novatrices

à une époque qui en compte beaucoup, particulièrement

dans les domaines de l'art et des sciences humaines. Bien

que contemporain des mouvements formaliste et futuriste,

il s'en démarque nettement.

En 1923, atteint d'osthéomyélite, Bakhtine retourne à

Petrograd. Bans l'impossibilité de travailler régulière-

ment, il semble avoir été alors dans une situation maté-

rielle difficile. Ses disciples et admirateurs Volochinov et

Medvedev l'ont suivi à Petrograd. Animés à la fois par

le désir de venir en aide financièrement à leur maître et

de répandre ses idées, ils s'offrent comme prête-noms afin

de rendre possible la publication de ses premiers ouvrages.

Frejdizm (Le freudisme, Leningrad, 1925), et Le marxisme

et la philosophie du langage (Leningrad, 1929) sortent

Page 12: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

SOUS le nom de Volochinov. Formalnyj metod v literatu-

rovedenije, kriticeskoje vvedenije v sotsiologiceskuju

poetiku (La méthode formaliste appliquée à la critique

littéraire), qui constitue une critique des formalistes, est

publié en 1928, toujours à Leningrad, sous la signature

de Medvedev '.

Pourquoi donc Bakhtine ne publie-t-il pas sous son

propre nom ? Le doute n'est pas permis quant à la

paternité de ses œuvres. Le contenu s'inscrit parfaitement

dans la ligne de ses publications signées et on dispose

par ailleurs de témoignages directs. En tout cas, à l'époque,

le secret est bien gardé, puisque Boris Pasternak, dansune lettre adressée à Medvedev, manifeste son enthou-

siasme et son admiration pour l'œuvre présumée de ce

dernier et avoue qu'il était loin de se douter qu'en

Medvedev se cachait « un tel philosophe ». Alors, pour-

quoi ce jeu de prête-nom ? Selon le professeur V . V . Iva-

nov, élève et ami de Bakhtine, il y aurait deux ordres

de motifs : tout d'abord, Bakhtine aurait refusé les modi-

fications imposées par l'éditeur ; de caractère intransi-

geant, il aurait préféré ne pas publier plutôt que de chan-

ger une virgule ; Volochinov et Medvedev auraient alors

proposé d'endosser les modifications. L'autre ordre de

motifs serait plus personnel et lié au caractère deBakhtine, à son goût du masque et du dédoublement et

aussi, semble-t-il, à sa profonde modestie de scientifique.

Il aurait professé qu'une pensée véritablement novatrice

n'a pas besoin, pour être assurée de durer, d'être signée

par son auteur. A cet égard, le professeur Ivanov le

compare à Kierkegaard, qui s'est également caché sous

des pseudonymes. Quoi qu'il en soit, en 1929, l'année

même où Volochinov signe Le marxisme et la philosophie

du langage, Bakhtine publie enfin un premier livre sous

son propre nom Problemy tvorcestva Dostojevskovo (Les

problèmes de la création chez Dostoïevski^). Il consa-

1. Ce troisième ouvrage a été réédité en 1971 dans la revue Trudypo znakovym sistcmam, Université de Tartu, 1971. Les deux autres

n'ont jamais été réimprimés. Mouton (La Haye) a publié en 1972un fac-similé de l'édition de 1929 du Marxisme et la philosophie dulangage. C'est à partir de ce texte qu'a été établie la présente édition.

2. Traduction française sous le titre : Problèmes de la poétique deDostoïevski, Lausanne, L'Age d'homme, 1970.

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Page 13: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INTRODUCTION

crera le reste de sa vie de chercheur à l'analyse stylistique

et littéraire.

Volochinov et Medvedev disparaissent dans les annéestrente. Bakhtine vit à ce moment-là à la frontière de la

Sibérie et du Kazakhstan, à Koustandi. Tout en enseignant,

il commence à composer sa monographie sur Rabelais.

En 1936, il est nommé à l'Institut pédagogique deSaransk. En 1937, il s'installe non loin de Moscou, à

Kimr, où il vivra une vie effacée jusqu'en 1945, ensei-

gnant au lycée local et participant aux travaux de l'Institut

de littérature de l'Académie des sciences de l'U. R. S. S.

Il y soutient sa thèse sur Rabelais en 1946. De 1945 à

1961, date de son départ à la retraite, il enseigne de nou-

veau à Saransk, terminant sa carrière à l'université de

cette ville.

A partir de 1963, il commence à jouir d'une certaine

notoriété, surtout après la réédition de son ouvrage sur

Dostoïevski (1963) et de sa thèse sur Rabelais Tvorcestvo

François Rabelais i narodnaja kultura srednevekovja i

Renesansa (François Rabelais et la culture populaire duMoyen Age et de la Renaissance) , Moscou, 1965^.

En 1969, il s'installe à Moscou, où il publie des

contributions dans les revues Voprosy literatury et

Kontekst. Il meurt à Moscou en 1975 des suites d'une

longue maladie.

IL Le marxisme et la philosophie du langage.

Il est difficile d'affirmer avec certitude quelles parties

du texte sont dues à Volochinov. Toujours selon le pro-

fesseur Ivanov, qui tient l'information de Bakhtine lui-

même, le titre et certaines parties du texte liées au choix

de ce titre sont de Volochinov. Il ne saurait être question,

bien entendu, de remettre en question les convictions

marxistes de Bakhtine ; le livre est marxiste de bout en

bout. Il n'en reste pas moins que, comme le souligne

Jakobson dans sa préface, le plus surprenant dans ce livre

c'est bien son titre, le contenu étant beaucoup plus riche.

3. Traduction française sous le titre : François Rabelais et la culture

populaire sous la Renaissance, Gallimard, 1970.

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Page 14: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

que la couverture ne le laisse espérer. Bakhtine y exposebien la nécessité d'une approche marxiste de la philoso-

phie du langage, mais il touche en même temps pratique-

ment à tous les domaines des sciences humaines, entre

autres la psychologie cognitive, l'ethnologie, la pédagogie

des langues, la communication, la stylistique, la critique

littéraire et pose en passant les fondements de la sémiolo-

gie moderne. Il a d'ailleurs de tous ces domaines une-,

vision remarquablement unitaire et très en avance sur

son temps. Cependant, et le sous-titre, Essai d'application

de la méthode sociologique en linguistique, est à cet

égard révélateur, c'est avant tout un livre sur les rapports

du langage et de la société, placé sous le signe de la

dialectique du signe, comme effet des structures sociales.

Le signe et dénonciation étant de nature sociale, dans

quelle mesure le langage détermine-t-ïl la conscience,

l'activité mentale, dans quelle mesure l'idéologie déter-

mine-t-elle le langage ? 1^elles sont les questions qui cons-

tituent le fil directeur du livre. Ces questions que l'huma-

nité s'est posées maintes fois avant lui, bakhtine est le

premier à les aborder dans une perspective marxiste. Il est

donc indispensable de situer sa réflexion par rapport à la

question fondamentale que soulève Vapplication de l'ana-

lyse marxiste à la langue — la langue est-elle une super-

structure ? — et donc par rapport à la controverse de la

linguistique soviétique à ce sujet, controverse à laquelle

Staline mit fin en 150 avec A propos du marxisme en

linguistique '',

En même temps, il faut noter que, par sa critique de

Saussure — représentant le plus éminent de ce que

bakhtine nomme l'objectivisme abstrait — et des excès

du structuralisme naissant, il précède de près de cinquante

ans les orientations de la linguistique moderne. On verra

que les deux aspects se rejoignent.

Bakhtine pose avant tout la question des données

réelles de la linguistique, de la nature réelle des faits de

langue. La langue est bien, comme pour Saussure, un

fait social, dont l'existence se fonde sur les besoins de la

communication. Mais, contrairement à la linguistique uni-

fiante de Saussure et de ses héritiers, qui fait de la langue

4. Traduction française aux Editions de la NouveHe Critique, 1950.

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Page 15: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INTRODUCTION

un objet abstrait idéal, se consacre à elle comme systèmesynchronique homogène et rejette ses manifestations (la

parole) comme individuelles, Bakhtine, lui, met justement

tout l'accent sur la parole, sur renonciation, et en affirme

la nature sociale, non individuelle, la parole étant liée

indissolublement aux conditions de la communication, qui

sont toujours liées aux structures sociales.

Si la parole est bien le moteur des changements linguis-

tiques, elle n'est pas le fait des individus ; en effet, le motest l'arène oîi s'affrontent les accents sociaux contradic-

toires, les conflits de langue reflètent les conflits de classe

à l'intérieur même du système : communauté sémiotique et

classe sociale ne se recouvrent pas. ha communicationverbale, inséparable des autres formes de communication,

implique conflit, rapports de domination et de résistance,

adaptation ou résistance à la hiérarchie, utilisation de la

langue par la classe dominante pour renforcer son pouvoir,

etc. Lorsque, à des différences de classe, correspondent

des différences de registre ou même de système (ainsi, la

langue sacrée des prêtres, le « terrorisme verbal » de la

classe cultivée, etc.), ce rapport est encore plus évident,

mais Bakhtine s'intéresse d'abord aux conflits à l'intérieur

d'un même système. Tout signe est idéologique ; l'idéolo-

gie est un reflet des structures sociales ; donc, toute modi-

fication de l'idéologie entraîne une modification de la

langue. L'évolution de la langue obéit à une dynamiqueconnotée positivement, contrairement à la conception

saussurienne. La variation est inhérente dans la langue

et reflète des variations sociales ; si l'évolution obéit

bien pour une part à des lois internes (réfection ana-

logique, économie), elle est surtout régie par des lois

externes, de nature sociale. Le signe dialectique, mou-vant, vivant, s'oppose au « signal » inerte qui se dégage

de l'analyse de la langue comme système synchronique

abstrait. Ce qui amène Bakhtine à s'en prendre à la notion

de synchronie. Fait remarquable , Bakhtine ne critique pas

Saussure au nom de la théorie marxiste, largement procla-

mée, il le critique sur son propre terrain ; c'est-à-dire

qu'il trouve la faille dans le système d'opposition langue/

parole, synchronieIdiachronie .

Sur le plan scientifique, objectif, le système synchro-

nique est une fiction ; en effet, à aucun moment le sys-

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Page 16: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

terne n'est réellement en équilibre, ce sur quoi tous les

linguistes sont bien d'accord. Mais, pour le locuteur-audi-

teur na'if, usager de la langue, la langue n'est pas non plus

un système stable et abstrait de signaux constamment

égaux à eux-mêmes et dégagés par des procédures d'ana-^

lyse distributionnelle . La forme linguistique est toujours

perçue, au contraire, comme un signe changeant. L'intona-

tion expressive, la modalité appréciative sans laquelle il

ne saurait y avoir d'énonciation , le contenu idéologique,

la mise en relation avec une situation sociale déterminée,

affectent la signification. La valeur nouvelle du signe, par

référence à un « thème » toujours nouveau, est l'unique

réalité pour le locuteur-auditeur. Seule la dialectique peut

résoudre la contradiction apparente entre l'unicité et la

pluralité de la signification. L'objectivisme abstrait favo-

rise arbitrairement l'unicité, afin de pouvoir « enfermer le

mot dans un dictionnaire ». Le signe est par nature vivant

et mobile, pluri-accentuel ; la classe dominante a intérêt

à le rendre mono-accentuel. Il s'agit bien là d'une cri-

tique du distributionnalisme « neutre ».

Selon Bakhtine, la linguistique saussurienne (l'objecti-

visme abstrait), qui croit se démarquer des procédures de

la philologie, ne fait, en réalité, que les perpétuer. D'où la

critique implicite de la notion de « corpus », pratique

réductionniste qui tend à « réifier » la langue. Toute énon-

ciation, faisant partie d'un processus de communication

ininterrompu, est un élément du dialogue, au sens large

du terme, englobant les productions écrites. Le corpus

fait des énonciations des monologues. En ce sens, la

démarche des linguistes est la même que celle des philo-

logues. D'où l'idée toujours réitérée que le corpus, fonde-

ment de la linguistique descriptive et fonctionnaliste, mène

au descriptivisme abstrait et fait du signe un signal

(analyse distributionnelle, établissement de classes de

contextes et de classes d'unités fournissant implicitement

une norme, même si la méthode se veut « objective » et

« non normative » dans la mesure où l'on s'abstient d'évo-

quer des règles à caractère prescriptif). Les impératifs péda-

gogiques ne sont pas sans influence sur la pratique du

linguiste, dans la mesure où l'on cherche à transmettre un

objet-langue aussi homogène que possible.

Bakhtine met également en évidence l'inadéquation de

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Page 17: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INTRODUCTION

toutes les procédures d'analyse linguistique (phonétiques,morphologiques et syntaxiques) pour rendre compte derenonciation complète, que celle-ci soit un mot, une phraseou une suite de phrases. L'énonciation, comprise commeune réplique du dialogue social, est l'unité de hase de la

langue, qu'il s'agisse de discours intérieur (dialogue avec

soi-même) ou extérieur. Elle est de nature sociale, donc ^

idéologique. Elle n'existe pas en dehors d'un contexte ^

social, puisque chaque locuteur a un « horizon social ».

On a toujours un interlocuteur, au moins potentiel. Lelocuteur pense et s'exprime pour un auditoire social bien

défini. « La philosophie marxiste du langage doit poser

comme base de sa doctrine l'énonciation comme réalité dela langue et comme structure socio-idéologique. »

« Le signe et la situation sociale sont indissolublement

liés. » Or, tout signe est idéologique. Les systèmes sémio-

tiques servent à exprimer l'idéologie et sont donc modelés

par celle-ci.. Le mot est le signe idéologique par excellence,

,il enregistre les moindres variations des relations sociales ;

mais cela ne vaut pas seulement pour les systèmes idéolo-

giques constitués, puisque V « idéologie du quotidien »,,

qui s'exprime dans la vie courante, est le creuset ou se\

forment et se renouvellent les idéologies constituées. -

Si la langue est déterminée par l'idéologie, la conscience,

donc la pensée, V « activité mentale », qui sont condition-

nées par le langage, sont modelées par l'idéologie. Pour-

tant, toutes ces relations sont des interrdations récipro-

ques, orientées, il est vrai, mais n'excluant pas une action

en retour. Le psychisme et l'idéologie sont en « interaction

dialectique constante ». Ils ont pour terrain commun le

signe idéologique : « Le signe idéologique est vivant du

fait de sa réalisation dans le psychisme, et, réciproquement,

la réalisation psychique vit de l'apport idéologique. » Laquestion interdit un traitement schématique. En réalité,

la distinction essentielle que fait Bakhtine est entre « acti-

vité mentale du moi », non modelée idéologiquement,

proche de la réaction physiologique de l'animal, caracté-

ristique de l'individu peu socialisé, et « activité mentale

du nous », forme supérieure impliquant la conscience de

classe. « La pensée n'existe pas en dehors de son expres-

sion potentielle et par conséquent en dehors de l'orienta-

tion sociale de cette expression et de la pensée elle-même. »

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Page 18: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

On ne peut pas non plus traiter schématiquement la

question de la langue comme superstructure. Dans les

années 20, au moment oit Bakhtine compose son ouvrage,

deux tendances s'affrontent en linguistique, le formalisme

et le sociologisme dit « vulgaire », le marrisme. Nicolas

Marr pousse l'assimilation de la langue à une superstruc-

ture jusqu'à des conséquences extrêmes : existence de lan-

gues de classe et de grammaires de classe indépendantes et

théorie de l'évolution « par bonds » ; cette théorie est

difficile à corroborer dans les faits : à toute révolution

dans la base devrait correspondre une évolution aussi sou-

daine de la langue. Telle est en tout cas l'image, sans

doute partiellement déformée, qu'on peut se faire de la

théorie de Marr à partir de la controverse de 1930.

Bakhtine, lui, insiste sur la notion de processus ininter-

rompu. Pour lui, le mot véhicule de façon privilégiée l'idéo-

logie, l'idéologie est une superstructure ; les transforma-

tions sociales de la base se reflètent dans l'idéologie et

donc dans la langue qui les véhicule. Le mot sert d' « indi-

cateur » des changements. Bakhtine n'affirme jamais que

la langue est une superstructure au sens étroit défini par

Marr et qui donnera lieu en 1930 à la condamnation sans

appel de Staline : en tout état de cause, la base et les

superstructures sont en interaction. En revanche, il affirme

nettement que la langue n'est pas assimilable à un instru-

ment de production. Or, c'est précisément cette assimi-

lation que formulera Staline, dans une tentative pour

donner de la langue une image unifiante, homogène, neutre

à l'égard de la lutte des classes, par où. il rejoint paradoxa-

lement l'objectivisme abstrait. On sait sur quelles motiva-

tions de politique intérieure (la question des langues

nationales en U. R. S. S.) reposait son argumentation.

Bakhtine dénonce le danger de toute systématisation ou

formalisation outrancière des théories nouvelles : un sys-

tème qui se fige perd sa vitalité, sa dynamique dialectique.

Le reproche pourrait s'adresser aussi bien à Marr qu'à

Staline. Bakhtine définit la langue comme expression des

relations et luttes sociales, véhiculant et subissant l'effet de

cette lutte, servant à la fois d'instrument et de matériau.

Son œuvre restant inconnue du public soviétique commedu public occidental, seul l'affrontement de positions

extrêmes a retenu l'attention. Tous ceux qui trouvaient

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Page 19: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INTRODUCTION

gênant de considérer la langue comme une superstructure

ont poussé un soupir de soulagement en 130 et se sont

empressés d'oublier le rapport de la langue aux structures

sociales jusqu'à une époque assez récente, avec l'émergence

de la socioiinguistique comme linguistique et non commevariante périphérique, sinon carrément anecdotique \

Bakhtine donne aux thèses développées dans les deux

premières parties du livre une application pratique dans

la troisième qu'il consacre à l'étude de la transmission du

« discours d'autrui ». Ce faisant, il s'attache à démontrer

la nature sociale et non individuelle des variations stylis-

tiques. En effet, la façon d'intégrer le « discours d'autrui »

au contexte narratif reflète les tendances sociales de l'inter-

action verbale à une époque et dans un groupe social

donné. Il s'appuie pour étayer sa thèse sur des citations

tirées de Pouchkine, Dostoïevski, Zola, Thomas Mann,

c'est-à-dire des œuvres d'individus qu'il replace dans le

cadre de leur époque et donc de l'orientation sociale qui

s'y manifeste. Il aborde également le rôle du « narra-

teur », se substituant à l'auteur dans le récit avec les inter-

férences que cela implique. C'est certainement là une de

ses contributions les plus originales. Il n'y a pas pour lui

de frontière nette entre grammaire et stylistique. Le

discours indirect constitue un discours emboîté à l'intérieur

duquel se manifeste une interaction dynamique. Le passage

du style direct au style indirect ne se fait pas de façon

mécanique (cela lui fournit l'occasion de critiquer les

exercices scolaires « structuraux », critique qui reste tout à

fait pertinente aujourd'hui). Ce passage implique analyse

et reformulation complète accompagnées d'un déplacement

et/ou d'un entrecroisement des « accents appréciatifs »

(modalité) .

L'analyse stylistique, partie intégrante de la linguistique,

apparaît comme la préoccupation essentielle de Bakhtine.

La linguistique — comme, semble-t-il, pour Saussure ^ —

5. Voir à ce sujet, en France, les positions de Cohen, Mounin, Mar-

cellesi, Gardin, Dubois, Calvet, Encrevé, etc. Je citerai simplement

Marcel Cohen : « Il reste à voir dans quelle mesure le langage, comme

la science, débouche dans la superstructure par certains des aspects

de son emploi, en se trouvant lié à des institutions proprement dites

ou à des éléments idéologiques. » {Matériaux pour une sociologie du

langage, Maspero, 1956).

6. Voir L.J. Calvet, Pour et contre Saussure, Payot, 1976.

17

Page 20: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

apparaît comme l'outil privilégié et indispensable pourmener à bien les travaux d'analyse littéraire qui occuperont

la plus grande partie de sa vie. Comme Saussure, c'est, par

de nombreux côtés, un homme du XIX" siècle, un hommede cabinet, à la culture encyclopédique, un véritable

« non-spécialiste ». C'est souvent parmi eux qu'on trouve

les meilleurs spécialistes d'une discipline.

Marina Yaguello.

Bibliographie

V. V. Ivanov, « Bahtine i semiotiki » (Bakhtine et la sémiotique),

Rossia, 1, Naples, 1975 ; « Znacenije idej Bahtina znake, vyskazy-

vanije i dialoge dlja sovreniennoj semiotiki » (La signification des idées

de Bakhtine sur le signe, renonciation et le dialogue pour la sémiotique

moderne), Trudy po znakovym sistemam, 1, Université de Tartu, 1973.

Voir également Ocerki po istorii semiotiki v SSSR (Esquisse d'une

histoire de la sémiotique en U. R. S. S.), Moscou, 1976.

18

Page 21: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

avant-propos

Dans le domaine de la philosophie du langage, il n'existe

pas à l'heure actuelle une seule analyse marxiste. Qui plus

est, dans les travaux marxistes consacrés à d'autres ques-

tions, proches de celles du langage, on ne trouve sur celui-ci

aucune formulation un tant soit peu précise ou développée.

Il va donc de soi que la problématique de notre travail,

qui défriche en quelque sorte un terrain vierge, ne peut se

situer qu'à un niveau très modeste. Il ne saurait être

question d'une analyse marxiste systématique et définitive

des problèmes de base de la philosophie du langage. Unetelle analyse ne pourrait résulter que d'un travail collectif

de longue haleine. Pour notre part, nous avons dû nous

limiter à la simple tâche qui consiste à esquisser les orien-

tations de base que devrait prendre une réflexion appro-

fondie sur le langage et les procédures méthodologiques

à partir desquelles cette réflexion doit s'établir pour abor-

der les problèmes concrets de la linguistique.

Notre problème a été rendu particulièrement complexe

par le fait qu'il n'existe pas à ce jour, dans la littérature

marxiste, de description définitive et universellement recon-

nue de la réalité spécifique des problèmes idéologiques.

Dans la plupart des cas, ceux-ci sont perçus comme des

manifestations de la conscience, c'est-à-dire comme des

phénomènes de nature psychologique. Une telle concep-

tion a constitué un obstacle majeur à l'étude correcte des

aspects spécifiques des phénomènes idéologiques, lesquels

ne peuvent nullement être ramenés aux particularités de

la conscience et du psychisme. C'est pourquoi le rôle de la

langue, comme réalité matérielle spécifique de la création

idéologique, n'a pu être apprécié à sa juste valeur.

Il faut ajouter à cela que, dans tous les domaines aux-

quels les pères fondateurs, Marx et Engels, ont peu tou-

ché, ou pas du tout, se sont solidement implantées des

19

Page 22: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

catégories de type mécaniste. Ces domaines se trouventdonc, pour l'essentiel, au stade du matérialisme mécanistepré-dialectique. Tous les domaines de la science des idéolo-

gies se trouvent encore dominés de nos jours par la

catégorie de la causalité mécaniste. Par ailleurs, la concep-

tion positiviste de l'empirisme n'a pas encore disparu, qui

s'incline devant le « fait », compris non dialectiquement

mais comme quelque chose d'intangible et d'immuable.L'esprit philosophique du marxisme n'a encore pratique-

ment pas pénétré dans ces domaines.

Pour ces raisons, nous nous sommes trouvés dans l'im-

possibilité presque totale de nous appuyer sur des résul-

tats précis et positifs qui auraient été acquis dans les

autres sciences ayant trait à l'idéologie. Même la critique

littéraire, qui est pourtant, grâce à Plekhanov, la plus

développée de ces sciences, n'a rien pu fournir d'utile à

notre sujet d'étude.

Ce livre se présente essentiellement comme un travail

de recherche, mais nous avons essayé de lui donner uneforme accessible au grand public. Dans la première partie

de notre travail, nous nous efforçons de montrer l'impor-

tance des problèmes de la philosophie du langage pour le

marxisme dans son ensemble. Cette importance, nousl'avons dit, est encore loin d'être suffisamment appréciée.

Et pourtant, les problèmes de la philosophie du langage

se trouvent au point de convergence d'une série de domai-

nes essentiels pour la conception marxiste du monde,domaines dont certains jouissent, à l'heure actuelle,

d'un grand intérêt de la part de notre opinion publique.

Il convient d'ajouter que, ces dernières années, les pro-

blèmes fondamentaux de la philosophie du langage ont

acquis une acuité et une importance exceptionnelles. Onpeut dire que la philosophie bourgeoise contemporaine est

en train de se développer sous le signe du mot. Encorecette nouvelle orientation de la pensée philosophique del'Occident n'en est-elle qu'à ses débuts. La lutte acharnée

dont le « mot » et sa situation dans le système sont l'enjeu

ne peut se comparer qu'à celle qui a opposé au MoyenAge réalistes, nominalistes et conceptualistes. De fait,

nous assistons à une renaissance, dans une certaine mesure,

de la tradition des écoles philosophiques du Moyen Age

20

Page 23: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

AVANT-PROPOS

dans le réalisme des phénoménologues et le conceptualisme

des néo-kantiens.

En linguistique proprement dite, après l'ère positiviste,

marquée par le refus de toute théorisation des problèmesscientifiques, à quoi s'ajoute, chez les positivistes tardifs,

une hostilité à l'égard des problèmes de vision du monde,on assiste à une nette prise de conscience des fondementsphilosophiques de cette science et de ses rapports avec les

autres domaines de la connaissance. Cela a servi de révé-

lateur à la crise que traverse la linguistique, dans son inca-

pacité à résoudre ces problèmes de façon satisfaisante.

Montrer la place des problèmes de la philosophie du lan-

gage dans l'ensemble de la vision du monde marxiste, tel

est l'objectif de notre première partie. C'est pourquoi elle

ne contient pas de démonstrations et ne propose pas deconclusions définitives. L'intérêt se porte plus sur le lien

entre les problèmes que sur le lien entre les faits étudiés.

La seconde partie s'efforce de résoudre le problèmefondamental de la philosophie du langage, à savoir le

problème de la nature réelle des phénomènes linguistiques.

Ce problème constitue l'axe autour duquel tournent toutes

les questions essentielles de la pensée philosophico-lin-

guistique de notre temps. Des problèmes aussi fondamen-taux que celui de Vévolution de la langue, de Vinteractionverbale, de la compréhension, le problème de la significa-

tion et bien d'autres encore se ramènent à ce problèmecentral. Bien entendu, nous n'avons fait qu'esquisser les

principales voies qui mènent à sa résolution. Toute unesérie de questions restent en suspens. Toute une série dedirections de recherche, indiquées au début, restent inex-

plorées. Mais il ne pouvait en être autrement dans un petit

livre qui s'efforce, pratiquement pour la première fois,

d'aborder ces problèmes d'un point de vue marxiste.

Dans la dernière partie de notre travail, on trouvera

une étude concrète d'une question de syntaxe. L'idée

directrice de toute notre recherche, le rôle productif et la

nature sociale de renonciation, demande à être étayée par

des exemples concrets : il est indispensable de montrerson importance, non seulement sur le plan général de la

vision du monde et pour les questions de base de la

philosophie du langage, mais aussi pour toutes les ques-

tions, aussi particulières soient-elles, de la linguistique.

21

Page 24: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Si cette idée est juste et féconde, elle doit être en effet

applicable à tous les niveaux. Mais le thème de la troisième

partie, le problème de Vénonciation rapportée, a lui-même

une signification profonde qui dépasse de loin le cadre

de la syntaxe. Toute une série d'aspects essentiels de la

création littéraire, le discours du héros (la structuration

du héros d'une façon générale), le récit poétique, la styli-

sation, la parodie ne constituent que des réfractions diver-

ses du « discours d'autrui ». Il est donc indispensable de

comprendre ce mode de discours et les règles sociologiques

qui le régissent pour analyser de façon féconde les aspects

de la création littéraire que nous avons cités.

La question qui est traitée dans la troisième partie n'a

fait l'objet d'aucune étude dans la littérature linguistique.

Ainsi, le discours indirect libre — que Pouchkine uti-

lisait déjà — n'a été mentionné ni décrit par personne.

De même que n'ont jamais été étudiées les variantes très

diverses du discours direct et du discours indirect.

L'orientation de notre travail va de la sorte du général

au particulier, de l'abstrait au concret : des questions de

philosophie générale aux questions de linguistique géné-

rale ; à partir de là, nous abordons enfin une question

spécifique qui se trouve à cheval sur la grammaire (la

syntaxe) et la stylistique.

22

Page 25: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

première partie

la philosophie du langage et sonimportance pour le marxisme

Page 26: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage
Page 27: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 1

étude des idéologies

et philosophie du langage

Les problèmes de la philosophie du langage ont depuis

peu acquis une actualité et une importance exceptionnelles

pour le marxisme. Dans la plupart des secteurs les plus

importants de son développement scientifique, la méthode

marxiste se heurte directement à ces problèmes et ne peut

poursuivre son avance de façon efficace sans les soumettre

à un examen spécifique et leur trouver une solution.

Pour commencer, les bases d'une théorie marxiste de

la création idéologique — celles des études sur la connais-

sance scientifique, la littérature, la religion, la morale,

etc. — sont étroitement liées aux problèmes de philoso-

phie du langage. Un produit idéologique appartient à une

réahté (naturelle ou sociale), comme n'importe quel corps

physique, instrument de production ou produit de consom-

mation, mais de surcroît, et contrairement à eux, il reflète

et réfracte une autre réalité qui lui est extérieure. Tout

ce qui est idéologique possède un réfèrent et renvoie à

quelque chose qui se situe hors de lui. En d'autres termes,

tout ce qui est idéologique est un signe. Sans signes, point

d'idéologie. Un corps physique ne vaut qu'en tant que

lui-même, il ne signifie rien mais coïncide entièrement avec

sa nature propre. Il n'est pas, dans ce cas, question d'idéo-

logie.

Cependant, tout corps physique peut être perçu comme

un symbole : il en est ainsi de la symbolisation par un

objet unique donné du principe d'inertie et de nécessité

dans la nature (déterminisme). Et toute image artistico-

symbolique à laquelle un objet physique particulier donne

25

Page 28: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

naissance est déjà un produit idéologique. L'objet physique

est alors converti en signe et, sans cesser pour autant

d'être une partie de la réalité matérielle, il reflète et

réfracte dans une certaine mesure une autre réalité.

Il en va de même d'un instrument de production. Unoutil, en lui-même, n'a pas de sens précis, il n'a qu'une

fonction : jouer tel ou tel rôle dans la production. L'outil

joue ce rôle comme la chose particulière qu'il est, sans

refléter ou représenter autre chose. Un outil peut cepen-

dant être également converti en signe idéologique : c'est,

par exemple, le cas de la faucille et du marteau, emblèmede l'Union soviétique. Ici, la faucille et le marteau possè-

dent un sens purement idéologique. Tout instrument de

production peut de même se parer d'un sens idéologique :

les outils qu'utilisait l'homme préhistorique étaient cou-

verts de représentations symboliques et d'ornements,

c'est-à-dire de signes. Mais, ainsi traité, l'outil ne devient

pas pour autant un signe lui-même.

D'un autre côté, il est possible de donner à l'outil une

forme artistique, en assurant une adéquation harmonieuse

de la forme à la fonction dans la production. Dans ce cas,

il se produit quelque chose comme un rapprochement

maximum, presque une fusion, entre le signe et l'outil.

Mais nous discernons encore ici une ligne de partage

conceptuelle distincte : l'outil, en tant que tel, ne devient

pas signe et le signe, en tant que tel, ne devient pas

instrument de production.

N'importe quel produit de consommation peut de la

même façon être transformé en signe idéologique. Le pain

et le vin, par exemple, deviennent des symboles religieux

dans le sacrement chrétien de la communion. Mais le pro-

duit de consommation en tant que tel n'est pas du tout unsigne. Les produits de consommation, comme les outils,

peuvent être associés à des signes idéologiques, mais la

ligne de démarcation conceptuelle entre eux n'est pas

effacée par cette association. Le pain a une forme parti-

culière, et cette forme n'est pas seulement justifiée par la

fonction de produit de consommation qu'il remplit : elle

a aussi, pour primitive qu'elle soit, une valeur de signe

idéologique (par exemple : le pain ayant la forme du

chiffre huit ou d'une rosette).

Ainsi, à côté des phénomènes naturels, du matériel tech-

26

Page 29: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ETUDE DES IDEOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGE

nologique et des produits de consommation, il existe ununivers particulier, Vunivers des signes.

Les signes aussi sont des objets matériels, spécifiques,

et, nous l'avons vu, tout produit naturel, technologique ou

de consommation peut devenir signe, acquérant ainsi unsens qui dépasse ses particularités propres. Un signe

n'existe pas seulement comme partie de la réalité, il en

reflète et réfracte une autre. Il peut distordre cette réalité,

lui être fidèle, ou encore la percevoir d'un point de vue

spécial, etc. Tout signe est soumis aux critères de l'évalua-

tion idéologique (c'est-à-dire : est-il vrai, faux, correct,

justifié, bon ? etc.). Le domaine de l'idéologie coïncide

avec celui des signes : ils se correspondent mutuellement.

Là où l'on trouve le signe, on trouve aussi l'idéologie.

Tout ce qui est idéologique possède une valeur sémiotique.

Dans le domaine des signes, c'est-à-dire dans la sphère

idéologique, régnent de profondes différences, puisque ce

domaine est à la fois celui de la représentation, du symbole

religieux, de la formule scientifique et de la forme juri-

dique, etc. Chaque champ de créativité idéologique a son

propre mode d'orientation vers la réalité, chacun réfracte

sa réalité à sa manière propre. Chaque champ dispose de

sa propre fonction dans l'ensemble de la vie sociale. C'est

leur caractère sémiotique qui place tous les phénomènes

idéologiques sous la même définition générale.

Chaque signe idéologique est non seulem.ent un reflet,

une ombre de la réalité, mais aussi un fragment matériel

de cette réalité. Chaque phénomène fonctionnant commesigne idéologique a une incarnation matérielle, qu'il s'agisse

de son, de masse physique, de couleur, de mouvement du

corps ou de toute autre chose. En ce sens, la réalité du

signe est entièrement objective et se prête donc à une

méthode d'étude unitaire et objective. Un signe est un

phénomène du monde extérieur. Le signe lui-même et tous

les effets qu'il produit (toutes ces actions, réactions et

nouveaux signes qu'il fait naître dans le milieu social envi-

ronnant) apparaissent dans l'expérience extérieure. C'est

là un point très important. Cependant, aussi élémentaire

et évident que cela puisse paraître, l'étude des idéologies

n'a pas encore tiré jusqu'à présent toutes les conclusions

qui en découlent.

La philosophie idéaliste et la vision psychologiste de

27

Page 30: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

la civilisation situent l'idéologie dans la conscience \

L'idéologie, affirment-elles, est un fait de conscience, l'as-

pect extérieur du signe est simplement un revêtement, unmoyen technique de réalisation de l'effet intérieur, c'est-à-

dire de la compréhension. L'idéalisme et le psychologisme

oublient que la compréhension elle-même ne peut se mani-

fester que par l'intermédiaire d'un matériau sémiotique

(par exemple, le discours intérieur), que le signe s'oppose

au signe, que la conscience elle-même ne peut surgir et

s'affirmer comme réalité que par l'incarnation matérielle

dans des signes. La compréhension d'un signe consiste,

après tout, dans le rapprochement entre le signe appré-

hendé et d'autres signes déjà connus ; en d'autres termes,

la compréhension est une réponse à un signe à l'aide designes. Et cette chaîne de créativité et de compréhensionidéologiques, se déplaçant de signe en signe vers un nou-

veau signe, est unique et continue : d'un maillon denature sémiotique (et donc également de nature matérielle),

nous passons sans interruption à un autre maillon stricte-

ment de même nature. Nulle part la chaîne ne se brise,

nulle part elle ne s'enfonce dans l'existence intérieure, de

nature non matérielle et non incarnée dans des signes.

Cette chaîne idéologique s'étend de conscience indivi-

duelle en conscience individuelle, les rattachant les unes

aux autres. Les signes n'émergent en définitive que du pro-

cessus d'interaction entre une conscience individuelle et

une autre. Et la conscience individuelle elle-même est

pleine de signes. La conscience ne devient conscience

qu'une fois emplie de contenu idéologique (sémiotique)

et, par conséquent, seulement dans le processus d'inter-

action sociale.

Malgré leurs différences méthodologiques profondes, la

1. Notons que l'on peut détecter un changement de perspective sur

ce point dans le néo-kantisme moderne. Je pense au récent livre

d'Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, vol. I, 1923

(traduction française, La philosophie des formes symboliques, I, Lelangage, Ed. de Minuit, 1972). Quoique continuant à se situer sur le

terrain de la conscience, Cassirer considère que son trait dominant est

la représentation. Chaque élément de conscience représente quelque

chose, est le support d'une fonction symbolique. Le tout existe dans

ses parties, mais une partie n'est compréhensible que dans le tout.

Selon Cassirer, l'idée est aussi sensorielle que la matière ;pourtant,

l'aspect sensoriel introduit ici, est celui du signe symbolique, c'est

une sensorialité représentative.

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Page 31: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ETUDE DES IDEOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGE

philosophie idéahste et le psychologisme en matière de

civilisation commettent tous deux la même erreur fonda-

mentale. En situant l'idéologie dans la conscience, elles

transforment l'étude des idéologies en étude de la cons-

cience et de ses lois : peu importe que cela soit fait en

termes transcendentaux ou en termes empirico-psycholo-

giques. Cette erreur est non seulement responsable d'une

confusion méthodologique concernant l 'interrelation entre

des domaines différents de la connaissance, mais aussi

d'une distorsion radicale de la réalité étudiée. La création

idéologique, fait matériel et social, est introduite de force

dans le cadre de la conscience individuelle qui, pour sa

part, est privée de tout support dans la réalité. Elle devient

tout ou rien.

Pour l'idéalisme, elle est devenue tout : située quelque

part au-dessus de l'être et le déterminant. En fait, cette

souveraine de l'existence n'est jamais, dans la théorie idéa-

liste, que l'hypostase d'un lien abstrait entre les formes et

les catégories les plus générales de la création idéologique.

Pour le positivisme psychologiste, au contraire, la cons-

cience se ramène à rien : simple conglomérat de réactions

psychophysiologiques fortuites qui, par miracle, aboutit

à une création idéologique signifiante et unifiée. La régu-

larité sociale objective de la création idéologique, dès lors

qu'on l'a interprétée à tort comme étant en conformité

avec les lois de la conscience individuelle, doit nécessaire-

ment être exclue de sa place réelle et transportée, soit

vers l'empyrée superexistentiel du transcendantalisme, soit

dans les replis présociaux de l'organisme psychophysiolo-

gique, biologique.

L'idéologique en tant que tel ne saurait être expliqué

en termes de racines supra- ou infra-humaines. Sa place

réelle est dans ce matériau social particulier de signes

créés par l'homme. Sa spécificité est précisément dans ce

fait qu'elle se situe entre des individus organisés, qu'elle

est le moyen de leur communication.

Les signes ne peuvent apparaître que sur un terrain

interindividuel. Du reste, c'est un terrain qui ne peut pas

être baptisé « naturel » au sens courant du mot ^: il ne

2. La société est bien entendu également une partie de la nature,

mais une partie qui en est qualitativement séparée et distincte et qui

possède ses propres systèmes de lois spécifiques.

29

Page 32: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

suffit pas de mettre en présence deux homo sapiens pour

que naissent des signes. Il est essentiel que ces deux indi-

vidus soient socialement organisés, qu'ils forment un

groupe (une unité sociale) : c'est uniquement à cette condi-

tion que peut se constituer un système de signes. Nonseulement la conscience individuelle ne peut rien expli-

quer, mais au contraire elle doit être expliquée elle-même

à partir du milieu idéologique et social.

La conscience individuelle est un fait socio-idéologique.

Tant que ce fait et toutes les conséquences qui en décou-

lent n'auront pas été reconnus, il ne sera pas possible de

construire une psychologie objective ou une étude objec-

tive des idéologies.

C'est précisément le problème de la conscience qui a

créé les plus grandes difficultés et engendré la formidable

confusion que l'on rencontre dans toutes les discussions

concernant tant la psychologie que l'étude des idéologies.

Dans l'ensemble, la conscience est devenue Vasylum igno-

rantiae de tout édifice philosophique. Elle a été trans-

formée en dépotoir pour tous les problèmes non résolus,

tous les résidus objectivement irréductibles. Au lieu

d'essayer de trouver une définition objective de la cons-

cience, on s'en est servi pour rendre subjectives et fluides

des notions jusque-là solides et objectives.

La seule définition objective possible de la conscience

est d'ordre sociologique. La conscience ne peut pas dériver

directement de la nature comme a tenté et tente encore

de le montrer le matérialisme mécaniste naïf et la psycho-

logie contemporaine (sous ses différentes formes : biolo-

gique, behavioriste, etc.). L'idéologie ne peut pas dériver

de la conscience, comme prétendent le faire croire l'idéa-

lisme et le positivisme psychologiste. JLa conscience prend

forme et existence dans les signes créés par un groupe

organisé au cours de ses relations sociales. La conscience

individuelle se nourrit de signes, elle y trouve la matière

de son développement, elle reflète leur logique et leurs

lois. La logique de la conscience est la logique de la

communication idéologique, de l'interaction sémiotique

d'un groupe social. Si nous privons la conscience de son

contenu sémiotique et idéologique, il n'en reste rien. Elle

ne peut trouver asile que dans l'image, le mot, le geste

signifiant, etc. En dehors de ces matériaux, il n'y a que

30

Page 33: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ETUDE DES IDEOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGE

l'acte physiologique nu, non éclairé par la conscience,

dénué du sens que lui donnent les signes.

Ce que nous venons de dire nous amène au principe

méthodologique suivant : l'étude des idéologies ne dépenden rien de la psychologie et n'a nullement besoin d'elle.

Comme nous verrons, c'est plutôt le contraire qui est

vrai : la psychologie objective doit s'appuyer sur l'étude

des idéologies. La réalité des phénomènes idéologiques est

la réalité objective des signes sociaux. Les lois de cette

réalité sont les lois de la communication sémiotique et

sont directement déterminées par l'ensemble des lois socia-

les et économiques. La réalité idéologique est une super-

structure située directement au-dessus de la base écono-

mique. La conscience individuelle n'est pas l'architecte de

cette superstructure idéologique, mais seulement un loca-

taire habitant l'édifice social des signes idéologiques.

En préalable donc, séparant les phénomènes idéolo-

giques de la conscience individuelle, nous les en rattachons

d'autant plus fermement aux conditions et aux formes de

la communication sociale. L'existence du signe n'est jamais

que la matérialisation de cette communication. C'est là

que réside la nature de tous les signes idéologiques.

Mais cet aspect sémiotique et ce rôle continu de la

communication sociale comme facteur conditionnant

n'apparaît nulle part plus clairement et plus complètement

que dans le langage. Le mot est le phénomène idéologique

par excellence. L'entière réalité du mot est absorbée par

sa fonction de signe. Le mot ne comporte rien qui ne

soit lié à cette fonction, rien qui n'ait été engendré par l

elle. C'est le mode de relation sociale le plus pur et le ^

plus sensible.

La valeur exemplaire, la représentativité du mot commephénomène idéologique et l'exceptionnelle netteté de sa

structure sémiotique devraient déjà nous donner suffisam-

ment de raisons pour mettre le mot au premier plan dans

l'étude des idéologies. C'est précisément dans le mot que

se révèlent le mieux les formes de base, les formes idéolo-

giques générales de la communication sémiotique.

Mais le mot n'est pas seulement le signe le plus pur,

le plus démonstratif, c'est en outre un signe neutre. Tous

les autres systèmes de signes sont spécifiques de telle ou

telle sphère de la création idéologique. Chaque domaine

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Page 34: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

possède son propre matériel idéologique et formule des

signes et des symboles qui lui sont spécifiques et nesont pas applicables à d'autres domaines. Le signe est

alors créé par une fonction idéologique spécifique et

demeure inséparable d'elle. Le mot, au contraire, est

neutre face à toute fonction idéologique spécifique. Il

peut remplir des fonctions idéologiques de toutes sortes :

esthétique, scientifique, morale, religieuse.

Il existe en outre une part très importante de la commu-nication idéologique qui ne peut pas être rattachée à unesphère idéologique particulière : il s'agit de la commu-nication dans le cadre de la vie courante. Ce type de

communication est extraordinairement riche et important.

D'une part, il est relié directement aux processus de pro-

duction et, d'autre part, il touche aux sphères des diver-

ses idéologies spécialisées et formalisées. Nous revien-

drons dans le chapitre suivant sur ce domaine spécial queconstitue l'idéologie du quotidien. Contentons-nous pourl'instant de noter que le matériau privilégié de la commu-nication dans la vie courante, quotidienne, est le mot.

C'est précisément dans ce domaine que se situent la

conversation et ses formes comme mode de discours.

Il est une autre propriété du mot, de la plus haute

importance et qui fait de lui le premier moyen de la

conscience individuelle. Bien que la réalité du mot, commecelle de n'importe quel signe, résulte du consensus entre

les individus, un mot est en même temps produit par

les moyens propres à l'organisme individuel, sans aucunrecours à un quelconque appareillage ou à toute autre

sorte de matériel extra-corporel. Cela a déterminé le rôle

du mot comme matériau sémiotique de la vie intérieure,

de la conscience (discours intérieur). En fait, la conscience

ne pouvait se développer qu'en ayant à sa disposition unmatériau flexible, véhiculé par le corps. Et le mot était

exactement ce type de matériau. Le mot est, pour ainsi

dire, utilisable comme signe intérieur ; il peut fonction-

ner comme signe sans expression externe. C'est pourquoi

le problème de la conscience individuelle comme du motintérieur (comme signe intérieur en général) constitue l'un

des problèmes fondamentaux de la philosophie du langage.

Il est clair d'emblée que ce problème ne peut pas être

correctement abordé si l'on recourt aux concepts usuels

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Page 35: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ÉTUDE DES IDÉOLOGIES ET PHILOSOPHIE DU LANGAGE

de mot et de langue tels qu'ils ont été définis par la

linguistique non sociologique et par la philosophie dulangage. Il faut, pour comprendre son fonctionnementcomme outil de la conscience, faire une analyse profondeet aiguë du mot comme signe social. C'est grâce à ce rôle

exceptionnel d'outil de la conscience que le mot fonctionnecomme élément essentiel accompagnant toute création

idéologique, quelle qu'elle soit. Le mot accompagne et

commente tout acte idéologique. J,ÊS.__processus decompréhension de tous les phénomènes idéologiques Tuntabîéàu,"unlnorcëàûnîe'mû^lque;niîrnt

tement humain) ne peuvent opérer sans la participation

du_ discours intérieur. Toutes Tes manifestations de la

création idéologique, lous les signes non verbaux, baignent

dans le discours et ne peuvent en être ni entièrement iso-

lées ni entièrement séparées.

Cela ne signifie pas, bien entendu, que le mot puisse

supplanter n'importe quel autre signe idéologique. Aucundes signes idéologiques spécifiques, fondamentaux, n'est

entièrement remplaçable par des mots. Il est en dernière

analyse impossible de rendre de façon adéquate une compo-sition musicale ou une représentation picturale à l'aide de

mots. Les mots ne peuvent pas se substituer entièrement

à un rituel religieux. Il n'y a même pas de substitut ver-

bal réellement adéquat pour le geste humain le plus sim-

ple. Nier cela mènerait au rationalisme et au simplisme

le plus vulgaire. Néanmoins, chacun de ces signes idéolo-

giques, et bien qu'ils ne soient pas remplaçables par des

mots, s'appuie en même temps sur les mots et est accom-

pagné par eux, de la même façon que le chant est accom-

pagné par la musique.

Aucun signe émanant d'une culture, une fois compris

et doté d'un sens, ne demeure isolé : il devient partie de

Vunité de la conscience verbalement constituée. La cons-

cience a le pouvoir de l'aborder sous une forme verbale.

Ainsi, des ondes croissantes d'échos et de résonances ver-

bales, comme les rides concentriques à la surface de l'eau,

façonnent pour ainsi dire chacun des signes idéologiques.

Toute réfraction idéologique de l'être en cours de forma-

tion, quelle que soit la nature de son matériau signifiant,

s'accompagne d'une réfraction idéologique verbale, phé-

nomène obligatoirement concomitant. Le mot est présent

33

Page 36: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

dans tous les actes de compréhension et dans tous les

actes d'interprétation.

Toutes les propriétés du mot que nous venons d'exami-

ner — sa pureté sémiotique, sa neutralité idéologique, son

implication dans la communication humaine courante, sa

possibilité d'intériorisation et, finalement, sa présence obli-

gatoire, comme phénomène accompagnateur, dans tout acte

conscient — , font de lui l'objet fondamental de l'étude des

idéologies. Les lois de la réfraction idéologique de l'être

dans la loi et la conscience, ses formes et ses mécanismes,

doivent être étudiés avant tout à partir du matériau que

constitue le mot. La seule façon d'amener la méthodesociologique marxiste à rendre compte de toutes les pro-

fondeurs et de toutes les subtilités des structures idéolo-

giques « immanentes » est de partir de la philosophie dulangage conçue comme philosophie du signe idéologique.

Et cette base de départ doit être tracée et élaborée par

le marxisme lui-même.

34

Page 37: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 2

du rapport entre Tinfrastructure

et les superstructures

. L'un des problèmes fondamentaux du marxisme, celui

Ides rapports entre l'infrastructure et les superstructures,

se trouve étroitement lié, dans toute une série de ses

aspects essentiels, aux problèmes de la philosophie dulangage. Le marxisme a donc tout à gagner à la résolution

ou tout au moins au traitement un tant soit peu appro-

fondi de ces questions. Chaque fois que se pose la ques-

tion de savoir comment l'infrastructure détermine l'idéo-

logie, on retrouve cette réponse juste mais par trop

générale et, partant, ambiguë : « la causalité ». S'il faut

entendre par là la causalité mécaniste, comme cela a été

le cas jusqu'à présent dans le courant positiviste de l'école

naturaliste, alors une telle réponse se révèle radicalement

mensongère et en contradiction avec les fondements

mêmes du matérialisme dialectique.

La sphère d'application de la catégorie de la causalité

mécaniste est extrêmement limitée ; dans les sciences

naturelles elles-mêmes, elle se réduit de plus en plus à

mesure que le matérialisme dialectique élargit son champd'application et approfondit ses thèses. Il est hors de

question, a fortiori, d'appliquer cette catégorie inerte aux

problèmes fondamentaux du matérialisme historique et à

toute la science des idéologies.

La mise en évidence d'un rapport entre l'infrastructure

et quelque phénomène isolé, détaché de son contexte

idéologique complet et unique, ne présente aucune valeur

i cognitive. Avant tout, il est indispensable d'établir le

\ sens d'une transformation idéologique donnée dans le

\ contexte de l'idéologie correspondante, considérant que

toute sphère idéologique se présente comme un ensemble

unique et indivisible dont tous les éléments réagissent à

35

Page 38: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

une transformation de l'infrastructure. C'est pourquoi

toute explication doit tenir compte de la différence quan-

titative entre les sphères d'influence réciproque et suivre

pas à pas toutes les étapes de la transformation. C'est

seulement à cette condition que l'analyse débouchera, nonsur la convergence superficielle de deux phénomènesfortuits et situés sur des plans diflérents, mais sur unprocessus d'évolution sociale réellement dialectique, pro-

cédant de l'infrastructure et prenant forme dans les super-

structures.

Ignorer la spécificité du matériau sémiotique idéologi-

que, c'est réduire le phénomène idéologique, c'est, soit neprendre en considération et n'expliquer que sa valeur déno-

tative rationnelle (par exemple, le sens directement repré-

sentatif d'une œuvre littéraire quelconque : Roudine =« l'homme de trop * ») cette composante étant alors miseen relation avec l'infrastructure (ici, l'appauvrissement

de la noblesse, d'où le thème de « l'homme de trop »

dans la littérature), soit, au contraire, n'isoler que la

composante superficielle, « technique », du phénomèneidéologique (exemple : la technique architecturale, ouencore la technique des colorants chimiques) et, dans ce

cas, cette composante se déduit directement du niveau

technique de la production.

L'une et l'autre méthode de déduction de l'idéologie à

partir de l'infrastructure passent à côté de la substance

du phénomène idéologique. Même si la correspondance

établie est juste, même si « l'homme de trop » est eflec-

tivement apparu dans la littérature en liaison avec la déca-

dence économique de la noblesse, premièrement, il n'en

découle nullement que les secousses économiques corres-

pondantes engendrent par un phénomène de causalité

mécaniste des « hommes de trop » dans les pages des

romans (l'inanité d'une telle supposition est absolument

évidente) et, deuxièmement, cette correspondance elle-

* Titre d'un célèbre roman de Tourgueniev, qui constitue la confes-

sion de toute une génération, celle des années 1830, connue dansl'histoire russe sous le nom de « génération idéaliste » et marquée par

son incapacité à agir. On peut en rapprocher les personnages d' « Oblo-mov » dans Oblomov de LA. Gontcharov, « Deltov » dans A qui

la faute ? de A. I. Herzen, « Bazarov » dans Pères et fils de Tour-gueniev (N.d.T.).

36

Page 39: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURES

même n'a aucune valeur cognitive tant qu'on n'a explicité

ni le rôle spécifique de « l'homme de trop » dans la

structure de l'œuvre romanesque, ni le rôle spécifique duroman dans l'ensemble de la vie sociale.

N'est-il pas évident qu'entre la transformation de la

structure de l'économie et l'apparition de « l'homme de

trop » dans le roman il y a un long cheminement qui passe

par une série de sphères qualitativement différenciées,

chacune étant dotée d'une série de règles spécifiques et

d'un caractère propre ? N'est-il pas évident que « l'hommede trop » n'est pas apparu dans le roman de façon indé-

pendante et sans aucun lien avec les autres éléments cons-

titutifs du roman ? Bien au contraire, le roman dans son

ensemble s'est restructuré comme un tout unique, orga-

nique, soumis à ses propres lois spécifiques. Tous les

autres éléments du roman, sa composition, son style, se

sont reconstruits en conséquence. Mais cette restructura-

tion du roman s'est accomplie, en outre, en liaison étroite

avec les autres transformations dans l'ensemble de la

littérature.

Le problème de la relation réciproque entre l'infra-

structure et les superstructures, problème des plus com-

plexes et qui exige, pour sa résolution féconde, une masse

énorme de matériaux préliminaires, peut justement être

éclairci, dans une large mesure, par l'étude du matériau

verbal.

De fait, l'essence de ce problème, sur le plan qui nous

intéresse, se ramène à la question de savoir comment la

réalité (l'infrastructure) détermine le signe, comment le

signe reflète et réfracte la réalité en devenir.

Les caractéristiques du mot en tant que signe idéolo-

gique, telles que nous les avons mises en évidence dans le

chapitre premier, en font un matériau des plus adéquats

pour orienter le problème sur le plan des principes. Cen'est pas tant la pureté sémiotique du mot qui nous

importe dans la relation en question que son omniprésence

sociale. Tant il est vrai que le mot se glisse littéralement

dans toutes les relations entre individus, dans les rapports

de collaboration, dans les relations à base idéologique,

dans les rencontres fortuites de la vie quotidienne, dans

les relations à caractère politique, etc. Les mots sont tissés

d'une multitude de fils idéologiques et servent de trame

37

Page 40: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

à toutes les relations sociales dans tous les domaines. Il

est donc clair que le mot sera toujours l'indicateur le

plus sensible de toutes les transformations sociales, mêmelà où elles ne font encore que poindre, où elles n'ont pas

encore pris forme, là où elles n'ont pas encore ouvert la

voie à des systèmes idéologiques structurés et bien formés.

Le mot constitue le milieu dans lequel se produisent de

lentes accumulations quantitatives de changements qui

n'ont pas encore eu le temps d'acquérir une nouvelle qua-

lité idéologique, qui n'ont pas encore eu le temps d'engen-

drer une forme idéologique nouvelle et achevée. Le motest capable d'enregistrer les phases transitoires les plus

infimes, les plus éphémères, des changements sociaux.

Ce qu'on appelle la psychologie du corps social et qui

constitue, selon la théorie de Plekhanov et de la majorité

des marxistes, une sorte de maillon intermédiaire entre

la structure socio-politique et l'idéologie au sens étroit duterme (la science, l'art, etc.) se réalise, se matérialise, sous

forme d'interaction verbale. Si on la considère en dehors

de ce processus réel de communication et d'interaction

verbale (ou, plus généralement, sémiotique), la psychologie

du corps social se transforme en un concept métaphysique

ou mythique (« l'âme collective », « l'inconscient collec-

tif », « l'esprit du peuple », etc.).

La psychologie du corps social ne se situe pas quelque

part à l'intérieur (dans les « âmes » des individus en

situation de communication), elle est au contraire entière-

ment extériorisée : dans le mot, dans le geste, dans l'acte.

Il n'y a rien en elle d'inexprimé, d'intériorisé ; tout est en

surface, tout est dans l'échange, tout est dans le matériau,

et principalement dans le matériau verbal.

Les rapports de production et la structure socio-poli-

tique qu'ils conditiorment directement déterminent tous

les contacts verbaux possibles entre individus, toutes les

formes et les moyens de la communication verbale : au

travail, dans la vie politique, dans la création idéologique.

De leur côté, tant les formes que les thèmes des actes de

parole se révèlent être les conditions, les formes et les

types de la communication verbale.

La psychologie du corps social, c'est justement d'abord

le milieu ambiant des actes de parole de toutes sortes, et

c'est dans ce milieu que baignent toutes les formes et

38

Page 41: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURES

aspects de la création idéologique ininterrompue : les

conversations de couloirs, les échanges d'opinions authéâtre ou au concert, dans les différents rassemblementssociaux, les échanges purement fortuits, le mode de réac-

tion verbale face aux réalités ^e la vie et aux événementsdu quotidien, le discours intérieur et la conscience desoi, le statut social, etc. La psychologie du corps social

se manifeste essentiellement dans les aspects les plus divers

de « énonciation » sous la forme de différents modesde discours, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs. Cedomaine n'a été l'objet d'aucune étude jusqu'à présent.

Toutes ces manifestations verbales sont, bien entendu,

liées aux autres types de manifestations et interactions de

nature sémiotique, au mime, au langage gestuel, auxgestes conditionnés, etc.

Ces formes d'interaction verbale sont très étroitement

liées aux conditions d'une situation sociale donnée et

réagissent de façon très sensible à toutes les fluctuations de

l'atmosphère sociale. C'est ainsi qu'au sein de cette

psychologie du corps social matérialisée dans le mot s'accu-

mulent des changements et des glissements à peine sensi-

bles, qui, plus tard, trouvent leur expression dans les

productions idéologiques achevées.

De ce qui vient d'être dit on peut déduire les faits sui-

vants. La psychologie du corps social doit être étudiée

de deux points de vue : premièrement, du point de vue de

son contenu, c'est-à-dire de ceux de ses thèmes qui y sont

actualisés à tel ou tel moment ; et, deuxièmement, dupoint de vue des types et formes de discours à travers

lesquels ces thèmes prennent forme — sont commentés,

se réalisent, sont ressentis, sont pensés.

Jusqu'à présent, l'étude de la psychologie du corps

social était Hmitée au premier point de vue, c'est-à-dire

à la mise en évidence de la seule thématique qui y est

contenue. Qui plus est, la question même de savoir oii

chercher des documents objectifs, c'est-à-dire l'expression

matérialisée de la psychologie du corps social, ne se posait

même pas dans toute sa clarté. Et, là, les concepts de

« conscience », « psychisme » et « monde intérieur » ont

joué un rôle déplorable, en supprimant la nécessité de

rechercher les formes matérielles précises de l'expression

de la psychologie du corps social.

39

Page 42: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Pourtant, cette question des formes concrètes a unesignification immédiate. Il n'est question, bien entendu, ni

des sources de notre connaissance de la psychologie ducorps social à telle ou telle époque (par exemple : Mémoi-res, lettres, œuvres littéraires), ni des sources de notre

compréhension de « l'esprit de l'époque », Il est question

très précisément des formes mêmes de la concrétisation

de cet esprit, c'est-à-dire des formes de la communication

dans le cadre de la vie et au moyen de signes. La typo-

logie de ces formes est l'un des problèmes les plus vitaux

pour le marxisme.

Dans ce qui suit, en liaison avec le problème de renon-

ciation et du discours, nous toucherons également au pro-

blème des registres linguistiques. A ce propos, nous ferons

simplement la remarque suivante. Chaque époque et

chaque groupe social a son répertoire de formes de dis-

cours dans la communication socio-idéologique. A chaque

groupe de formes appartenant au même registre, c'est-à-

dire à chaque forme de discours social, correspond ungroupe de thèmes. Entre la forme de communication (par

exemple, relations entre collaborateurs dans un contexte

purement technique), la forme d'énonciation (« courte

réplique » en « langage d'affaires ») et enfin le thème,

il existe une unité organique que rien ne saurait détruire.

C'est pourquoi la classification des formes d'énonciation

doit s'appuyer sur une classification des formes de la

communication verbale. Ces dernières formes sont entière-

ment déterminées par les rapports de production et la

structure socio-politique. Une analyse plus fine révélerait

l'importance incommensurable de la composante hiérar-

chique dans le processus d'interaction verbale, quelle

influence puissante exerce l'organisation hiérarchisée des

rapports sociaux sur les formes de renonciation. Le respect

des règles de « étiquette », du « bien parler » et les

autres formes d'adaptation de renonciation à l'organisation

hiérarchisée de la société ont une portée immense dans

le processus de mise en évidence des principaux modesde comportement \

1. Le problème des registres de la langue familière n'a commencéd'attirer l'attention des linguistes et philosophes que très récemment.

Léo Spitzer, dans un article intitulé « Italienische Umgangsprache »

40

Page 43: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURES

Tout signe, nous le savons, résulte d'un consensus entre

des individus socialement organisés au cours d'un proces-

sus d'interaction. C'est pourquoi les formes du signe sont

conditionnées autant par l'organisation sociale desdits

individus que par les conditions dans lesquelles l'inter-

action a lieu. Une modification de ces formes entraîne

une modification du signe. C'est justement l'une des tâches

de la science des idéologies que d'étudier cette évolution

sociale du signe linguistique. Seule cette approche peut

donner une expression concrète au problème de l'influence

mutuelle du signe et de l'être ; c'est seulement à cette

condition que le processus de détermination causale dusigne par l'être apparaîtra comme un véritable passage de

l'être au signe, comme un processus de réfraction réelle-

ment dialectique de l'être dans le signe.

Pour cela, il est indispensable d'observer les règles

méthodologiques suivantes :

1. Ne pas séparer l'idéologie de la réalité matérielle

du signe (en la plaçant dans le champ de la « conscience »

ou toute autre sphère fuyante et indéfinissable).

2. Ne pas couper le signe des formes concrètes de la

communication sociale (étant entendu que le signe fait

partie d'un système de communication sociale organisée

et n'a pas d'existence en dehors de ce système, sinon

comme objet physique).

3. Ne pas couper la communication et ses formes de

leur base matérielle (l'infrastructure).

Se réalisant dans le processus de la relation sociale,

tout signe idéologique, y compris le signe linguistique, est

marqué par l'horizon social d'une époque et d'un groupe

social donnés. Jusqu'à présent, il a été question de la

forme du signe tel qu'il est déterminé par les formes de

l'interaction sociale. Nous allons maintenant aborder un

autre aspect, celui du contenu du signe et de l'indice de

valeur qui affecte tout contenu.

A chaque étape du développement de la société on

(1922) a été l'un des premiers à aborder ce problème de façon sérieuse,

quoique dénuée d'approche sociologique. Il sera cité plus loin, ainsi

que ses précurseurs et émules.

41

Page 44: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

trouve des groupes d'objets particuliers et limités qui sont

exposés à l'attention du corps social et qui, de ce fait,

prennent une valeur particulière. Seul ce groupe d'objets

donnera naissance à des signes, deviendra un élément de

la communication par signes. Comment peut-on déterminei

ce groupe d'objets « valorisés » ?

Pour que l'objet, à quelque sphère de la réalité qu'il

appartienne, entre dans l'horizon social du groupe et

déclenche une réaction sémiotico-idéologique, il est indis-

pensable qu'il soit lié aux conditions socio-économiques

essentielles dudit groupe, qu'il touche de près ou de loin

aux bases de son existence matérielle. Bien entendu, l'arbi-

traire individuel ne saurait jouer ici aucun rôle, puisque

le signe se crée entre individus, dans le milieu social;

il est donc indispensable que l'objet acquière une signi-

fication interindividuelle ; c'est alors seulement qu'il

pourra donner lieu à la formation d'un signe. En d'autres

termes, ne peut entrer dans le domaine de Vidéologie, yprendre forme et s'y enraciner, que ce qui a acquis unevaleur sociale.

C'est pourquoi tous les indices de valeur à caractère

idéologique, bien que réalisés par la voix des individus

(par exemple, dans le mot) ou plus généralement par unorganisme individuel, constituent des indices de valeur

sociaux, avec des prétentions au consensus social, et

c'est seulement au nom de ce consensus qu'ils s'extério-

risent dans le matériau idéologique.

Admettons qu'on nomme la réalité qui donne lieu à la

formation d'un signe le thème du signe. Chaque signe

constitué possède son thème. Ainsi, chaque manifesta-

tion verbale a son thème ^.

Le thème idéologique est toujours affecté d'un indice

de valeur social. Bien entendu, tous ces indices de valeur

sociaux des thèmes idéologiques parviennent également

jusqu'à la conscience individuelle, qui, nous le savons, est

toute idéologie. Là, ils deviennent, en quelque sorte, des

indices de valeur individuels, dans la mesure où la cons-

cience individuelle les absorbe comme les siens propres,

mais leur source ne se trouve pas dans la conscience

2. Le rapport du thème au sémantisme propre des mots constituant

renonciation sera repris plus loin en détail.

42

Page 45: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURES

individuelle. L'indice de valeur est par nature inter-

individuel. Le cri de l'animal, en tant que pure réaction

d'un organisme individuel à la douleur, est dénué d'indice

de valeur. C'est un phénomène purement naturel. Le cri

ne dépend pas de l'atmosphère sociale ; c'est pourquoiil ne reçoit pas même l'ébauche d'une formalisation sémio-

tique.

Le thème et la forme du signe idéologique sont indisso-

lublement liés et ne peuvent, bien entendu, être distingués

que dans l'abstrait. Tant il est vrai qu'en dernière

analyse ce sont les mêmes forces et les mêmes conditions

matérielles qui donnent vie à l'un et à l'autre. En fin de

compte, ce sont les mêmes conditions économiques qui

associent un nouvel élément de la réalité à l'horizon

social, qui le rendent socialement pertinent, et ce sont les

mêmes forces qui créent les formes de la communication

idéologique (cognitive, artistique, religieuse, etc.), les-

quelles déterminent à leur tour les formes de l'expression

sémiotique.

Ainsi, les thèmes et les formes de la création idéolo-

gique grandissent dans le même berceau et constituent au

fond les deux facettes d'une seule et même chose. Ceprocessus d'intégration de la réalité dans l'idéologie, la

naissance des thèmes et celle des formes, c'est sur le

terrain du mot qu'il est le plus facile de les observer.

Ce processus de devenir idéologique s'est reflété dans

la langue, à une vaste échelle, dans le monde et l'histoire;

il est l'objet d'étude de la paléontologie des significations

linguistiques, qui met en évidence l'intégration de pans

de la réalité non encore différenciés dans l'horizon social

des hommes préhistoriques. Il en est de même, à une

échelle plus réduite, pour l'époque contemporaine, puis-

que le mot, comme nous savons reflète finement les glisse-

ments les plus imperceptibles de l'existence sociale.

L'être, reflété dans le signe, ne fait pas que s'y refléter,

il s'y réfracte également. Qu'est-ce qui détermine cette

réfraction de l'être dans le signe idéologique ? L'affronte-

ment d'intérêts sociaux contradictoires dans les limites

d'une seule et même communauté sémiotique, c'est-à-dire

la lutte des classes.

Classe sociale et communauté sémiotique ne se recou-

43

Page 46: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

vrent pas. Nous entendons par le second terme la commu-nauté utilisant un seul et même code de communicationidéologique. Ainsi, des classes sociales différentes usent

d'une seule et même langue. En conséquence, dans tout

signe idéologique s'affrontent des indices de valeur contra-

dictoires. Le signe devient l'arène où se déroule la lutte

des classes. Cette pluriaccentuation sociale du signe idéo-

logique est un trait de la plus haute importance. De fait,

c'est cet entrecroisement des indices de valeur qui rend

le signe vivant et mobile, capable d'évoluer. Le signe, s'il

est soustrait aux tensions de la lutte sociale, s'il paraît

être à l'écart de la lutte des classes, s'étiolera immanqua-blement, dégénérera en allégorie, deviendra l'objet d'étude

des philologues et ne sera plus un outil rationnel et vivant

pour la société, La mémoire de l'histoire de l'humanité est

pleine de ces signes idéologiques défunts, incapables de

constituer une arène pour l'affrontement des accentuations

sociales vivantes. C'est seulement dans la mesure où le

philologue et l'historien en conservent la mémoire, qu'il

subsiste encore en eux quelques lueurs de vie.

Mais cela même qui rend le signe idéologique vivant et

changeant en fait un instrument de réfraction et de défor-

mation de l'être, La classe dominante tend à conférer au

signe idéologique un caractère intangible et au-dessus des

classes, afin d'étouffer ou de chasser vers l'intérieur la

lutte des indices de valeur sociaux qui s'y poursuit, afin

de rendre le signe monoaccentuel.

En réalité, tout signe idéologique vivant a deux visages,

comme Janus. Toute critique vivante peut devenir louange,

toute vérité vivante ne peut manquer de paraître à certains

le plus grand des mensonges. Cette dialectique interne dusigne ne se révèle entièrement qu'aux époques de crise

sociale et de commotion révolutionnaire. Dans les condi-

tions habituelles de la vie sociale, cette contradiction

enfouie dans tout signe idéologique ne se montre pas à

découvert, parce que, dans l'idéologie dominante établie,

le signe idéologique est toujours quelque peu réaction-

naire et s'efforce, pour ainsi dire, de stabiliser le stade

antérieur du courant dialectique de l'évolution sociale,

d'accentuer la vérité d'hier comme étant valide aujour-

d'hui. D'où le caractère réfractant et déformant du signe

idéologique dans les limites de l'idéologie dominante,

44

Page 47: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DU RAPPORT ENTRE INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURES

C'est ainsi que se présente le problème du rapport

entre l'infrastructure et les superstructures. Nous n'avons

pris en considération que la concrétisation de certains des

aspects de ce problème et nous avons tenté de tracer la

voie que doit emprunter une recherche féconde dans ce

domaine. Il était essentiel de montrer la place de la

philosophie du langage dans cette problématique. L'étude

du signe linguistique permet d'observer le plus facilement

et de la façon la plus approfondie la continuité du pro-

cessus dialectique d'évolution qui va de l'infrastructure

aux superstructures. C'est sur le terrain de la philosophie

du langage qu'il est le plus facile de déraciner l'explica-

tion par la causalité mécaniste des phénomènes idéologi-

ques.

45

Page 48: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 3

philosophie du langageet psychologie objective

L'une des tâches les plus essentielles et les plus urgentes

du marxisme est de constituer une psychologie véritable-

ment objective. Cependant, celle-ci doit avoir des fonde-

ments non pas physiologiques ou biologiques mais socio-

logiques. Le marxisme se trouve, de ce fait, confronté à

une lourde tâche, la recherche d'une approche objective,

mais néanmoins fine et souple, du psychisme subjectif

conscient de l'homme, lequel est soumis d'habitude auxméthodes de l'introspection.

Ni la biologie ni la physiologie ne sont en mesure de

résoudre ce problème. La conscience constitue un fait

socio-idéologique et n'est pas accessible par des méthodesqui seraient empruntées à la physiologie ou aux sciences

naturelles. Il est impossible de réduire le fonctionnement

de la conscience à de quelconques processus se déroulant

à l'intérieur du champ clos d'un organisme naturel vivant.

Les processus qui déterminent pour l'essentiel le contenu

du psychisme se déroulent non dans l'organisme mais en

dehors de lui, quoique l'organisme individuel y prennepart. Le psychisme subjectif de l'homme ne constitue pas

un objet d'analyse pour les sciences naturelles, commes'il s'agissait d'une chose ou d'un processus naturels. Lepsychisme subjectif est l'objet d'une analyse idéologique,

d'oh découle une interprétation socio-idéologique . Le phé- /

nomène psychique une fois compris et commenté ne se

prête qu'à une explication par des facteurs sociaux,

lesquels déterminent la vie concrète d'un individu donnédans les conditions du milieu social \

1. Nous avons esquissé les problèmes de la psychologie contempo-raine dans notre ouvrage Frejdizm (Le freudisme), esquisse critique,

Leningrad, 1927. Voir en particulier le chapitre 2, « Deux orienta-

tions de la psychologie contemporaine ».

46

Page 49: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

Le premier et principal problème qui se pose, dans cette

optique, est celui de l'appréhension objective du « vécu

intérieur ». Il est indispensable d'intégrer le « vécu inté-

rieur » dans l'unicité du vécu extérieur objectif.

Quelle partie de la réalité relève du psychisme subjec-

tif ? La réalité du psychisme intérieur est celle du signe.

En dehors du matériau sémiotique, il n'est pas de psy-

chisme. On peut parler de processus physiologiques, de

processus du système nerveux, mais pas de psychisme

subjectif, celui-ci étant un trait particulier de l'être, radi-

calement difiérent, tant des processus physiologiques qui

se déroulent dans l'organisme, que de la réalité extérieure

à l'organisme, réalité à laquelle le psychisme réagit et qu'il

reflète d'une manière ou d'une autre. Par nature, le psy- .

chisme subjectif est localisé à cheval sur l'organisme et

le monde extérieur, pour ainsi dire à la frontière de ces

deux sphères de la réalité. C'est là qu'a lieu la rencontre

entre l'organisme et le monde extérieur, mais cette

rencontre n'est pas physique : l'organisme et le mondese rencontrent dans le signe. L'activité psychique constitue

l'expression sémiotique du contact de l'organisme avec le

milieu extérieur. C'est pourquoi le psychisme intérieur ne

doit pas être analysé comme une chose, il ne peut être

compris et analysé que comme signe.

L'idée d'une psychologie d'analyse et d'interprétation

est très ancienne et son histoire est très instructive. Il

est caractéristique que c'est en liaison avec les exigences

méthodologiques des sciences humaines, c'est-à-dire des

sciences qui s'occupent des idéologies, que cette idée a

reçu, ces derniers temps, son argumentation la plus appro-

fondie. L'un des défenseurs les plus ardents et les mieuxarmés de cette idée, à notre époque, a été Wilhelm Dilthey.

Pour lui, l'activité psychique subjective ne se définit pas ^

en termes d'existence, comme pour une chose, mais en !

termes de signification. Si nous perdons de vue cette signi-

fication, si nous tentons d'atteindre la réalité pure de

l'activité mentale, nous nous trouvons, en vérité, selon

Dilthey, devant un processus physiologique de l'organisme,

nous perdons de vue l'activité mentale, de même que, si

nous perdons de vue la signification du mot, nous perdons

le mot lui-même pour n'avoir plus qu'un son physique

47

Page 50: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

nu accompagné du processus physiologique de sa produc-

tion. Ce qui fait du mot un mot, c'est sa signification. Cequi fait de l'activité psychique une activité psychique,

c'est également sa signification. Et on ne peut s'en abstraire

sans perdre du même coup la substance même de la vie

psychique intérieure. C'est pourquoi le but de la psycho-

logie ne saurait être d'expliquer les phénomènes psychi-

ques par la causalité, comme s'ils étaient analogues à des

processus physiques ou physiologiques. Le problème de

la psychologie consiste à décrire avec discernement, à

disséquer et à expliquer la vie psychique comme s'il

s'agissait d'un document soumis à l'analyse du philologue.

Selon Dilthey, seule une psychologie descriptive et expli-

cative de ce type peut servir de base aux sciences humaines

ou aux « sciences de l'esprit », comme il les nomme ^

Les idées de Dilthey se sont révélées très fécondes et

continuent à ce jour d'avoir de nombreux partisans parmi

les chercheurs en sciences humaines. On peut dire que la

quasi-totalité des savants allemands contemporains qui

s'occupent de philosophie sont plus ou moins sous l'in-

fluence des idées de W. Dilthey ^

La théorie de Wilhelm Dilthey s'est formée sur unterrain idéaliste et ses émules sont restés sur ce terrain.

L'idée d'une psychologie d'analyse et d'interprétation est

étroitement liée aux prémisses idéalistes de la pensée et

apparaît à beaucoup comme une idée spécifiquement idéa-

liste. Il est vrai qu'étant donné la forme sous laquelle la

psychologie interprétative s'est créée et s'est développée

jusqu'à présent, elle est idéaliste et, partant, inacceptable

pour le matérialisme dialectique. Mais, le plus inacceptable

de tout, c'est la primauté méthodologique de la psychologie

sur l'idéologie. Selon les vues de Dilthey et des autres

représentants de la psychologie interprétative, celle-ci doit

être à la base de toutes les sciences humaines. L'idéologie

découle de la psychologie, elle est son expression et sa

matérialisation, et non le contraire. Il est vrai qu'entre

2. Voir à ce propos l'article en langue russe de Frischeizen-Keller

dans Logos, 1912-1913, vol. 1 et 2.

3. Sur l'influence de Dilthey en tant qu'initiateur de ce courant,

voir Oskar Wahlzehl, Wilhelm Hundolf, Emil Ehrmattinger et al. Nousne citerons que les représentants les plus en vue des sciences humainesdans l'Allemagne contemporaine,

48

Page 51: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

le psychisme et l'idéologie on a opéré un rapprochement,on a trouvé un dénominateur commun, la signification, quidistingue l'un et l'autre également du reste de la réalité,

mais c'est la psychologie, non l'idéologie, qui donne le

ton de ce rapprochement.

^En outre, dans les idées de Dilthey et des autres, il

n'est tenu aucun compte du caractère social du signe. Enfin,

et cela constitue le proton pseudos, le premier mensongede toute leur conception, le lien indispensable entre le

signe et la signification n'est pas compris. La nature spé-

cijfique du signe n'est pas perçue.

En réalité, la mise en relation de l'activité mentale et

du mot ne constitue, chez Dilthey, qu'une simple analogie,

destinée à éclairer une idée, et d'ailleurs on ne la trouve

qu'assez rarement dans son œuvre. Il est très loin detirer de cette comparaison les conclusions qui s'imposent.

En outre, ce n'est pas le psychisme qu'il explique à

l'aide du signe, mais, au contraire, en bon idéaliste, c'est

le signe qu'il explique par le psychisme. Le signe nedevient signe chez Dilthey que pour autant qu'il sert à

l'expresion de la vie intérieure. Cette dernière confère

au signe une signification qui lui est inhérente. Ici, la

construction de Dilthey incarne une tendance communeà l'ensemble du courant idéaliste, qui consiste à priver detout sens, de toute signification le monde matériel auprofit d'un « esprit » hors du temps et de l'espace.

Si l'activité mentale a une signification, si elle n'est pas

seulement une réalité isolée — et en cela Dilthey a rai-

\ son — , alors, d'évidence, l'activité mentale doit obligatoi-

rement se manifester sur le terrain sémiotique. Tant il est

vrai que la signification ne peut appartenir qu'au signe,

à défaut de quoi elle n'est que fiction. La signification

constitue l'expression du rapport du signe, comme réalité

isolée, à une autre réalité, par lui remplaçable, représen-

table, symbolisable. La signification est la fonction dusigne ; c'est pourquoi il est impossible de se représenter

la signification (se présentant comme purement relation-

nelle, fonctionnelle) en dehors du signe, comme quelque

chose d'indépendant, de particulier. C'est aussi inepte que

de considérer la signification du mot « cheval » commeétant le cheval particulier que j'ai sous les yeux. Si tel

49

Page 52: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

était le cas, on pourrait, par exemple, ayant mangé unepomme, annoncer qu'on a mangé, non une pomme, mais

la signification du mot « pomme », Le signe est une unité

matérielle discrète, mais la signification n'est pas unechose et ne peut être isolée du signe comme si elle était

une réalité indépendante ayant une existence en dehors dusigne. C'est pourquoi, si l'activité mentale a un sens, si

elle peut être comprise et expliquée, elle doit être livrée à

l'analyse par l'intermédiaire du signe réel et tangible.

Il nous faut insister sur le fait que non seulement

l'activité mentale s'exprime extérieurement à l'aide dusigne (puisque aussi bien on s'exprime pour les autres par

les mots, la mimique du visage ou tout autre moyen)mais encore, que pour l'individu lui-même, elle n'existe

que sous forme de signes. En dehors de ce matériau sémio-

tique, l'activité mentale, comme telle, n'existe pas. En ce

sens, toute activité mentale est expressive, c'est-à-dire

constitue une expression potentielle. Toute pensée, toute

émotion, tout mouvement volontaire sont expressifs, Lafonction expressive ne peut être séparée de l'activité

mentale sans altérer la nature même de celle-ci "*,

Ainsi, il n'existe pas de fossé entre l'activité psychiqueintérieure et son expression, il n'y a pas de rupture qua-

litative d'une sphère de la réalité à une autre. Le passage

de l'activité mentale intérieure à son expression extérieure

s'accomplit dans le cadre d'un même domaine qualitatif,

il se présente comme un changement quantitatif. Il est

vrai que, souvent, au cours du processus d'expression

extérieure, il s'opère un passage d'un code à un autre (par

exemple : code mimique/code linguistique), mais l'ensem-

ble du processus ne sort pas du cadre de l'expression

sémiotique.

Qu'est-ce qui constitue le matériau sémiotique du psy-

chisme ? Tout geste ou processus de l'organisme : la

4. L'idée de la valeur expressive de toutes les manifestations de la

conscience n'est pas étrangère au néo-kantisme. A côté des travauxdéjà cités de Cassirer sur le caractère expressif de la conscience (la

conscience en tant que mouvement expressif), on peut citer le systèmeformulé par Hermann Cohen, dans la troisième partie de Aesthetikdes reinen Gefiihls. Il n'en reste pas moins que cette idée débouchemoins que toute autre sur des conclusions correctes. La substance dela conscience reste malgré tout au-delà de l'être.

50

Page 53: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

respiration, la circulation du sang, les mouvements ducorps, l'articulation, le discours intérieur, la mimique,la réaction aux stimuli extérieurs (par exemple la lumière)

bref, tout ce qui s'accomplit dans l'organisme peut deve-

nir matériau pour l'expression de l'activité psychique,

étant donné que tout peut acquérir une valeur sémiotique,

tout peut devenir expressif.

Il est vrai que chacun de ces éléments n'est pas d'égale

valeur. Pour un psychisme un tant soit peu développé,

différencié, un matériau sémiotique fiin et souple est indis-

pensable, et il faut, en outre, que ce matériau se prête

à une formalisation et à une différenciation dans le milieu

social, dans le processus de l'expression extérieure. C'est

pourquoi le mot {le discours intérieur) s'avère être le

matériau sémiotique privilégié du psychisme. Il est vrai

que le discours intérieur s'entrecroise avec une massed'autres réactions gestuelles ayant une valeur sémiotique.

Mais le mot se présente comme le fondement, la char-

pente de la vie intérieure. L'exclusion du mot réduirait

le psychisme à presque rien, alors que l'exclusion de tous

les autres mouvements expressifs ne l'amoindrirait guère.

Si nous nous détournons de la fonction sémiotique dudiscours intérieur et de tous les autres mouvements expres-

sifs grâce auxquels se forme le psychisme, nous nous trou-

vons devant un processus physiologique nu, se déroulant

dans les limites de l'organisme individuel. Pour le phy-

siologiste, une telle abstraction est légitime et mêmeindispensable : seuls l'intéressent le processus physio-

logique et son mécanisme.

Pourtant, même pour le physiologiste, comme pour le

biologiste, il est important de prendre en compte la fonc-

tion sémiotique expressive (donc la fonction sociale) des

processus physiologiques correspondants. Il ne compren-dra pas sans cela, leur rôle biologique dans l'ensemble dufonctionnement de l'organisme. Sur ce point, même le

biologiste ne peut exclure le point de vue du sociologue,

il ne peut pas ne pas tenir compte du fait que l'organisme

humain n'appartient pas à un milieu naturel abstrait, mais

fait partie intégrante d'un milieu social spécifique. Cepen-

dant, une fois considérée la fonction sémiotique des pro-

cessus physiologiques correspondants, le physiologiste se

tourne vers l'observation de leurs mécanismes purement

51

Page 54: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

physiologiques (par exemple, le mécanisme des réflexes

conditionnés) et il s'abstrait complètement de leurs signi-

fications idéologiques changeantes, lesquelles sont sou-

mises à des lois socio-historiques. En un mot, le contenu

du psychisme ne l'intéresse pas.

Or, c'est justement le contenu du psychisme pris dans

sa relation à l'organisme individuel qui constitue l'objet

de la psychologie. Une science digne de cette dénomina-

tion n'a pas et ne peut pas avoir d'autre objet. D'aucuns

affirment que le contenu du psychisme n'est pas l'objet

de la psychologie ; cet objet ne serait que la fonction de

ce contenu dans le psychisme individuel. Tel est le point

de vue de la psychologie dite « fonctionnaliste ^ ». Selon

la doctrine de cette école, l'activité mentale contient deuxfacettes. Tout d'abord, il y a le contenu de l'activité

mentale. Celui-ci n'est pas psychique ; il s'agit d'un

phénomène physique vers lequel est orientée l'activité

mentale (par exemple, l'objet d'une perception), ouencore d'un processus cognitif, doté de son propre système

de lois logiques, ou bien encore d'une appréciation éthi-

que, etc. Cet aspect objectif, de contenu, de l'activité

m.entale relève de la nature, de la culture, de l'histoire

et, par voie de conséquence, de la compétence des dis-

ciplines scientifiques correspondantes, et non de la psycho-

logie.

L'autre facette de l'activité mentale, c'est la fonction

d'un contenu objectif donné dans le cloamp clos de la vie

psychique individuelle. L'objet de la psychologie est donc

l'activité mentale accomplie ou en train de s'accomplir

à propos de tout contenu extra-psychique. En d'autres

termes, l'objet de la psychologie fonctionnaliste n'est pas

le Quoi ? mais le Comment ? de l'activité mentale. Ainsi,

par exemple, le contenu d'un processus de pensée quel-

conque, son Quoi ? , n'est pas psychique et relève de la

compétence du logicien, du théoricien de la connaissance

(« gnoséologue ») ou du mathématicien (s'il s'agit de

pensée mathématique). Le psychologue, lui, n'étudie que

5. Les représentants les plus marquants de la psychologie fonc-

tionnaliste sont Stumpf et Meineng. La psychologie fonctionnaliste a été

fondée par Franz Brentano. A l'heure actuelle, elle constitue incontes-

tablement le courant dominant de la réflexion psychologique en Alle-

magne, même si ce n'est pas sous une forme tout à fait classique.

52

Page 55: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

le Comment ? de la matérialisation de la réflexion portant

sur les contenus objectifs en question (logiques, mathéma-tiques ou autres) dans les conditions d'un psychisme sub-

jectif individuel donné.

Nous ne nous occuperons pas ici des divergences, par-

fois très substantielles, dans la conception de la fonction

psychique qui existent parmi les tenants de cette école

et des tendances psychologiques qui s'en rapprochent.

Pour la tâche que nous nous sommes fixée, un exposé

des principes de base suffit. Il nous permettra d'éclairer

notre conception du psychisme et en quoi la résolution

du problème de la psychologie a une importance pour la

philosophie du signe, la philosophie du langage.

La psychologie fonctionnaliste s'est également formée et

développée sur les bases de l'idéalisme. Mais, dans cer-

tains de ses aspects, elle s'avère diamétralement opposée

à la psychologie interprétative de Dilthey. En fait,

si Dilthey s'efforçait, en quelque sorte, de ramener le psy-

chisme et l'idéologie à un dénominateur commun, la signi-

fication, la psychologie fonctionnaliste, au contraire, tente

de tracer une frontière de principe des plus rigides entre

le psychisme et l'idéologie, et cela à l'intérieur mêmedu psychisme. Tout ce qui est signifiant se trouve, en

fin de compte, exclu du champ psychique, tandis que

tout ce qui est psychique se trouve ramené au fonction-

nement pur et simple de contenus objectifs isolés formant

une espèce de constellation individuelle, dénommée « âmeindividuelle ». S'il faut parler ici de primauté, il est

certain que, dans la psychologie fonctionnaliste, contraire-

ment à la psychologie interprétative, c'est l'idéologie qui

a la primauté sur le psychisme.

On peut se demander, alors, quelle est la nature de la

fonction psychique ? Son type d'existence ? Nous ne

trouvons pas de réponse claire et satisfaisante à cette

question chez les tenants de la psychologie fonctionnaliste.

Sur ce point, ils manquent de clarté, on ne trouve chez

eux ni unité de vues ni accord. Mais il y a un point sur

lequel ils sont unanimes : la fonction psychique ne peut

pas être assimilée à un quelconque processus physiolo-

gique. De ce fait, la composante psychologique se démar-

que nettement de la composante physiologique. Mais la

question de savoir quelle sphère de la réalité relève de

53

Page 56: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

cette nouvelle qualité, dite psychique, n'est pas résolue

pour autant. Pas plus que n'est éclairci, chez eux, le pro-

blème de la réalité des phénomènes idéologiques.

Les fonctionnalistes ne fournissent de réponse nette

que dans les cas où l'activité mentale s'exerce sur des

objets naturels : à la fonction psychique s'oppose ici unêtre naturel, physique, un arbre, la terre, une pierre, etc.

Mais quelle forme peut prendre l'être idéologique face à

la fonction psychique ? La forme d'un concept logique,

d'une valeur éthique, d'une œuvre d'art, etc. ?

La plupart des représentants de la psychologie fonction-

naliste s'en tiennent à des vues idéalistes, essentiellement

kantiennes, sur ce problème ^. A côté du psychisme indi-

viduel et de la conscience subjective individuelle ils font

une place à la « conscience globale », la « conscience trans-

cendantale », le « sujet purement gnoséologique », etc.

C'est dans ce contexte transcendantal qu'ils localisent le

phénomène idéologique, par opposition à la fonction psy-

chique individuelle '.

Ainsi, le problème de la réalité idéologique reste sans

solution dans la psychologie fonctionnaliste. Il découle de

cette absence de compréhension du signe idéologique et

de la nature spécifique de son existence que là encore les

problèmes du psychisme demeurent insolubles. Ils ne

seront pas résolus tant que ne sera pas résolu le problème

de l'idéologie. Ces deux questions sont indissolublement

liées. L'histoire de la psychologie et l'histoire des sciences

touchant à l'idéologie (la logique, la théorie de la connais-

sance, l'esthétique, les sciences humaines, etc.) sont celles

d'une lutte incessante, d'une délimitation réciproque de

frontières et d'une absorption mutuelle entre ces deux

disciplines cognitives.

Tout se passe comme s'il existait une alternance pério-

dique du psychologisme spontanéiste, absorbant toutes les

sciences à orientation idéologique, et d'un antipsycholo-

gisme aigu, nettoyant le psychisme de son contenu et le

6. A l'heure actuelle, on trouve, à côté des fonctionnalistes et se

partageant le même terrain, les « phénoménologues », dont les prin-

cipes philosophiques généraux doivent beaucoup à Franz Brentano.

7. Les phénoménologues ne confèrent pas aux pensées idéologiques

une valeur ontologique, ils posent l'existence d'une sphère de l'être

idéal indépendante.

54

Page 57: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

ramenant à un lieu vide, purement formel (comme dans

la psychologie fonctionnaliste), ou encore à un physiolo-

gisme dénudé. Pendant ce temps, l'idéologie, privée par

l'antipsychologisme de sa place habituelle dans l'être

(c'est-à-dire dans le psychisme) n'a plus sa place nulle part

et se trouve contrainte d'émigrer de la réalité vers les

hauteurs transcendentales ou même carrément transcen-

dantes.

Au début du xx^ siècle, nous avons justement eudroit à une vague puissante (bien que ce ne fût pas

la première de l'histoire, loin de là) d'antipsychologisme.

Au cours des deux premières décennies du siècle, nousavons pu assister à des événements philosophiques et

méthodologiques de la plus haute importance ; citons les

travaux fondamentaux d'Husserl *, principal représentant

de l'antipsychologisme contemporain, les travaux de ses

disciples, les « intentionalistes » (phénoménologues), le

tournant brutalement antipsychologique des tenants

contemporains du néo-kantisme des écoles de Marburg et

Freiburg ', l'exclusion du psychologisme de tous les domai-nes de la connaissance, y compris la psychologie elle-

même (!).

A l'heure actuelle, la vague d'antipsychologisme est

en train de retomber. Une vague nouvelle et, en appa-

rence, très puissante de psychologisme s'apprête à prendrela relève. La variété de psychologisme à la mode s'appelle

la philosophie existentielle. Sous cette étiquette, le psy-

chologisme le plus débridé reprend, à une vitesse accélérée,

toutes les positions qu'il a dû abandonner il y a peu detemps dans les sphères de la philosophie et des sciences

touchant à l'idéologie *°. Cette vague de psychologisme

8. Voir le tome 1 de Recherches logiques (traduction russe de 1910),qui constitue en quelque sorte la bible de l'antipsychologisme contem-porain, de même que son article, « La philosophie comme science dela rigueur » in Logos, 1911, 1912, vol. 1.

9. Voir, par exemple, l'article très instructif de Rickert, chef del'école de Freiburg, « Deux approches de la théorie de la connais-

sance », dans le recueil Idées nouvelles en philosophie, n° 7, 1913.

Dans cette publication, Rickert, sous l'influence de Husserl, traduit

dans le langage de l'antipsychologisme sa conception plutôt psycholo-

giste à l'origine de la théorie de la connaissance. L'article éclaire les

rapports du néo-kantisme et du mouvement antipsychologiste.

10. On trouvera un survol complet de la philosophie existentielle,

survol, il est vrai, tendancieux et quelque peu dépassé, dans le livre

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Page 58: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

n'apporte avec elle aucune définition nouvelle de la réalité

psychique. Le psychologisme le plus récent, contrairement

à la vague précédente (deuxième moitié du xix" siècle),

qui était de nature positivo-empiriste (le représentant le

plus typique en est Bundt), est enclin à commenter l'être

intérieur, la « sphère de l'activité mentale », de façon

métaphysique.

Ainsi, l'alternance du psychologisme et de l'antipsycho-

logisme n'a pas débouché sur une synthèse dialectique. Laphilosophie bourgeoise n'a pas su, jusqu'à présent, donner

ni au problème de la psychologie ni à celui de l'idéologie

la solution qu'ils méritent.

Les deux problèmes doivent être argumentes conjoin-

tement. Nous affirmons qu'une seule et même clé ouvre

l'accès objectif aux deux sphères. Cette clé, c'est la

Sophie du signe, la philosophie du mot, en tant que signe

idéologique par excellence. Le signe idéologique est le

territoire commun, tant du psychisme que de l'idéologie;

c'est un territoire concret, sociologique et signifiant. C'est

sur ce territoire que doit s'opérer la délimitation des fron-

tières de la psychologie et de l'idéologie. Le psychisme ne

doit pas être une réplique dans le théâtre de l'univers, et

celui-ci ne doit pas servir de simple indication scénique

accompagnant le monologue psychique.

Mais, si la réalité du psychisme est une réalité sémio-

tique, comment délimiter la frontière entre le psychisme

subjectif individuel et l'idéologie au sens propre, puisque

celle-ci se présente également comme une réalité sémio-

tique ? Pour l'instant, nous n'avons fait qu'indiquer unterritoire commun. Il est indispensable maintenant de

tracer à l'intérieur de ce territoire une frontière adéquate.

Le fond de ce problème se ramène à la détermination de

la nature du signe intérieur (dans les limites du corps),

lequel est accessible dans sa réalité immédiate à l'introspec-

de Rickert La philosophie existentielle (« Académia », 1921). Le livre

de Spranger Lebensformen a exercé une influence énorme sur les

sciences humaines. À l'heure actuelle, tous les représentants les plus

en vue de la critique littéraire et de la linguistique allemandes se

trouvent plus ou moins sous l'influence de la philosophie existentielle.

Nous citerons Ehrmattinger {Das dichterische Kunstwerk, 1921), Hun-dolf (son livre sur Goethe et son livre sur Georg, 1916-1925), Hefele{Das Wesen der Dichtung, 1923), Wahlzehl {« Gehalt und Form »...

in Dichterische Kunstwerk, 1923), Vossler et les vosslériens, etc.

56

Page 59: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

tion. Du point de vue du contenu idéologique proprement

dit, il ne saurait y avoir de frontière entre le psychique et

l'idéologique. Tout contenu idéologique sans exception,

quel que soit le code par lequel il est véhiculé, peut être

compris, par conséquent psychiquement assimilé, c'est-à-

dire qu'il peut être produit par l'intermédiaire du signe

intérieur.

D'un autre côté, tout phénomène idéologique, au cours

du processus de sa création, passe par le psychisme, commepar une instance obligatoire. Répétons-le : tout signe idéo-

logique extérieur, quelle que soit sa nature, baigne dans

les signes intérieurs, dans la conscience. Il naît de cet océan

de signes intérieurs et continue à y vivre, car la vie dusigne extérieur est constituée par un processus sans cesse

renouvelé de compréhension, d'émotion, d'assimilation,

c'est-à-dire par une intégration réitérée dans le contexte

intérieur.

C'est pourquoi, du point de vue du contenu, il n'y a

pas de frontière de principe entre le psychisme et l'idéo-

logie. Il n'y a qu'une différence de degré : au stade dudéveloppement intérieur, l'idéologème, non encore exté-

riorisé sous forme de matériau idéologique, n'est qu'un

idéologème confus. Il ne peut s'affiner, se différencier,

s'affermir que dans le processus de l'expression idéolo-

gique. L'intention vaut toujours moins que la réalisation

(même mal venue). La pensée qui n'existe encore que dans

le contexte de ma conscience et qui n'est pas renforcée

dans le contexte de la science, comme système idéologique

cohérent, n'est qu'une pensée obscure et inachevée. Mais,

dans le contexte de ma conscience, cette pensée prendforme peu à peu en s'appuyant sur le système idéolo-

gique, car elle est elle-même engendrée par les signes

idéologiques que j'ai assimilés auparavant. Encore unefois, il n'y a pas ici de différence qualitative. Les pro-

cessus cognitifs issus des livres et du discours des autres

et ceux qui se déroulent dans ma tête appartiennent à

la même sphère de la réalité, et les différences qui existent

malgré tout entre la tête et les livres ne concernent pas

le contenu du processus cognitif.

Ce qui complique le plus le problème de la délimitation

du psychique et de l'idéologique, c'est le concept de

« individuel ». On établit habituellement une corrélation

51

Page 60: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

entre « individuel » et « social ». D'où la conclusion quele psychisme est individuel et l'idéologie sociale.

Cette conception se révèle radicalement fausse.

« Social » est en corrélation avec « naturel » : il ne s'agit

pas de l'individu en tant que personne, mais de l'individu

biologique naturel. L'individu en tant que détenteur des

contenus de sa conscience, en tant qu'auteur de ses

pensées, en tant que personnalité responsable de ses

pensées et de ses désirs, se présente comme un phénomènepurement socio-idéologique. C'est pourquoi le contenu

du psychisme « individuel » est par nature tout aussi

social que l'idéologie et l'étape elle-même de prise de

conscience par l'individu de son individualité et des

droits qui s'y attachent est idéologique, historique et entiè-

rement conditionnée par des facteurs sociologiques ^^.

Tout signe est social par nature et le signe intérieur nel'est pas moins que le signe extérieur.

Pour éviter les malentendus, il convient de faire tou-

jours une stricte distinction entre le concept d'individu

naturel isolé, non associé au monde social, tel que le

connaît et l'étudié le biologiste, et le concept d'indivi-

dualité, lequel se présente déjà comme une superstructure

idéologique sémiotique qui se place au-dessus de l'individu

naturel et est, par conséquent, sociale.

Ces deux acceptions du mot « individualité » (l'individu

naturel et la personnalité) sont habituellement mélangées,

avec ce résultat qu'on trouve constamment, dans la

réflexion de la plupart des philosophes et psychologues, unquaternio terminorum : tantôt on considère une acception,

tantôt on lui substitue l'autre.

Si le contenu du psychisme individuel est aussi social

que l'idéologie, d'un autre côté les manifestations idéo-

logiques sont aussi individuelles (au sens idéologique dece terme) que psychiques. Tout produit de l'idéologie

porte le sceau de l'individualité de son ou de ses créateurs,

mais ce sceau même est tout aussi social que toutes les

autres particularités et signes distinctifs des manifestations

11. Dans la dernière partie de cet ouvrage, nous verrons que les« droits » de l'auteur sur son propre discours sont tout relatifs etteintés idéologiquement, et que la langue met très longtemps à élaborerdes formes propres à exprimer clairement les aspects individuels dudiscours.

58

Page 61: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

idéologiques. Ainsi, tout signe, y compris celui de l'indi-

vidualité, est social.

Qu'est-ce qui constitue la difiérence entre le signe inté-

rieur et le signe extérieur, entre le psychique et l'idéolo-

gique ? La signification réalisée au moyen du mouvementintérieur s'adresse à l'organisme lui-même, à un individu

donné, et se détermine avant tout dans le contexte de

sa vie individuelle. Sur ce point, les vues des représentants

de l'école fonctionnaliste contiennent une part de vérité.

Il n'est pas admissible de refuser de distinguer la nature

spécifique du psychisme de celle des systèmes idéologiques.

Le caractère spécifique de l'entité psychique est tout à fait

compatible avec une conception idéologico-sociologique dupsychisme.

En fait, toute pensée à caractère cognitif se matérialise

dans ma conscience, dans mon psychisme, comme nous

l'avons dit, en s'appuyant sur le système idéologique de

la connaissance, dans lequel la pensée en question viendra

s'insérer. Ma pensée, en ce sens, appartient dès l'origine

au système idéologique et est soumise à ses lois. Mais,

dans le même temps, elle appartient également à un autre

système, tout aussi unique et possédant également ses

lois spécifiques, le système de mon psychisme. Le carac-

tère unique de ce système n'est pas déterminé seulementpar l'unicité de mon organisme biologique, mais par la

totalité des conditions vitales et sociales dans lesquelles

cet organisme se trouve placé. Le psychologue adoptera

donc, pour étudier ma pensée, une approche orientée vers

cette unicité organique de mon individu et vers ces condi-

tions spécifiques de mon existence. L'idéologue, aucontraire, ne s'intéressera à cette pensée que pour autant

qu'elle s'insère objectivement dans le système de la

connaissance.

Le système du psychisme, déterminé par des facteurs

organiques et biographiques, au sens large du terme, nereflète absolument pas le seul point de vue du psychologue.Il s'agit bien là d'une unité réelle, comme est réelle la

totalité des conditions de vie qui déterminent la vie del'individu. Plus le signe intérieur est étroitement lié à

l'unicité du système psychique et plus il est fortementdéterminé par la composante biologique et biographique,plus il est éloigné d'une expression idéologique bien for-

59

Page 62: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

mée. En revanche, dans la mesure où il est réalisé et

formalisé idéologiquement, le signe intérieur se libère,

pour ainsi dire, du contexte psychique qui le paralyse.

C'est cela qui détermine la différence entre les processus

de compréhension du signe intérieur (c'est-à-dire de l'acti-

vité mentale) et du signe extérieur purement idéologique.

Dans le premier cas, comprendre signifie mettre en rapport

un signe intérieur quelconque avec l'unicité des autres

signes intérieurs, c'est-à-dire l'appréhender dans le contexte

d'un psychisme donné. Dans le second cas, il s'agit d'ap-

préhender un signe donné dans le contexte idéologique

correspondant. Il est vrai que, même dans le premier cas,

il est indispensable de prendre en considération la signifi-

cation purement idéologique de cette activité mentale : à

moins de comprendre le contenu sémantique pur et simple

d'une pensée, le psychologue ne peut lui assigner uneplace dans le contexte du psychisme en question. S'il s'abs-

trait du contenu sémantique de cette pensée, il n'aura plus

affaire à une pensée, à des signes, mais au processus

physiologique nu de réalisation d'une pensée donnée, d'un

signe donné, dans l'organisme. C'est pourquoi la psycho-

logie cognitive doit s'appuyer sur une théorie de la

connaissance et sur la logique, tandis que la psychologie

dans son ensemble doit s'appuyer sur la science des

idéologies, et non le contraire. Il convient de dire quetoute expression sémiotique extérieure, par exemple

renonciation, peut prendre deux orientations : vers le

sujet et à partir de lui, ou bien vers l'idéologie. Dans le

premier cas, renonciation a pour but de traduire en signes

extérieurs des signes intérieurs, en tant que tels, et exige

de l'interlocuteur qu'il les rapporte à un contexte intérieur,

ce qui constitue un acte de compréhension purement psy-

chologique. Dans l'autre cas, c'est une compréhension

idéologique objective et concrète de l'énonciation qui est

requise ^^ C'est ainsi que l'on délimite le psychique et

12. Les énonciations du premier type peuvent être de deux sortes ;

elles peuvent servir à faire part du vécu mental (« Je suis gai »)

ou bien l'exprimer directement (« Hourrah ! ») avec des variantes

intermédiaires (« Je suis gai ! », avec une intonation exprimant très

fortement la gaieté). La distinction entre ces différents aspects a unegrande importance pour le psychologue et pour l'idéologue. Dans le

premier cas, il n'y a pas d'expression directe de l'impression vécue, et,

en conséquence, pas d'actualisation du signe intérieur. On a ici un

60

Page 63: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

l'idéologique ", Comment le psychisme, les signes inté-

rieurs sont-ils livrés à notre observation ? à notre étude ?

Dans sa forme pure, le signe intérieur, c'est-à-dire l'activité

mentale, n'est accessible qu'à l'introspection. Celle-ci

menace-t-elle l'unicité du vécu extérieur objectif ? Il n'en

est rien si la nature du psychisme et l'introspection elle-

même sont correctement comprises ^*. En réalité, l'objet

de l'introspection est bien le signe intérieur, lequel peut

également être, par nature, signe extérieur. Le discours

intérieur peut également être extériorisé. Au cours duprocessus d'auto-explicitation, le résultat de l'introspec-

tion doit obligatoirement s'exprimer sous une forme exté-

rieure ou en tout cas se rapprocher le plus possible dustade de l'expression extérieure. L'introspection en tant

que telle suit une orientation qui va du signe intérieur au

signe extérieur. L'introspection elle-même est, de ce fait,

dotée d'un caractère expressif. Elle constitue la compréhen-

sion par l'individu de son propre signe intérieur. C'est ce

qui la distingue de l'observation d'un objet ou d'un quel-

conque processus physiques. L'activité mentale n'est ni

visible ni directement perceptible, elle est, en revanche,

compréhensible. Ce qui veut dire qu'au cours du processus

d'auto-observation nous replaçons l'activité mentale dans

le contexte d'autres signes compréhensibles. Le signe doit

être éclairé par d'autres signes.

L'introspection constitue un acte de compréhension et,

de ce fait, s'effectue inévitablement avec une certaine

orientation idéologique. Elle sert, de la sorte, les intérêts

de la psychologie lorsqu'elle appréhende une activité men-tale donnée dans le contexte des autres signes intérieurs et

de façon à favoriser l'unicité de la vie psychique. Dans ce

cas, l'introspection éclaire les signes intérieurs à l'aide

résultat d'auto-observation (pour ainsi dire, la traduction du signe

en signe). Dans le second cas, l'auto-observation qui s'exerce sur l'ex-

périence intérieure se fraie un chemin vers l'extérieur et devient

objet de l'observation extérieure (il est vrai que, ce faisant, il s'opère

un changement de forme) ; dans le troisième cas, intermédiaire, le

résultat de l'auto-observation prend la coloration du signe intérieur

se frayant un chemin vers l'extérieur.

13. Nous avons exposé notre conception du contenu du psychismeet de l'idéologie dans Frejdizm, cf. le chapitre « Contenu du psy-

chisme comme idéologie ».

14. Cette menace se réaliserait si la réalité du psychisme était uneréalité de chose et non une réalité sémiotique.

61

Page 64: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

du système cognitif que constituent les signes psycho-

logiques, elle éclaire et difiérencie l'activité mentale, et

tend ainsi à en fournir une explication psychologique

satisfaisante. Telle est, par exemple, la tâche qu'on assigne

au cobaye qui se prête à une expérience psychologique. Les

déclarations du cobaye constituent une explication psycho-

logique, ou tout au moins l'ébauche d'une telle explication.

Mais l'introspection peut également être orientée diflé-

remment et tendre vers une auto-objectivation éthique, de

mœurs. Alors, le signe intérieur est intégré dans un sys-

tème d'appréciations et de normes éthiques, il est compris

et expliqué sous cet angle.

L'introspection comme les processus cognitifs peuvent

emprunter encore bien d'autres voies. Mais partout et

toujours l'introspection s'eflorce d'expliciter activement le

signe intérieur, de l'amener à un plus grand degré de

clarté sémiotique. Le processus atteint ses limites lorsque

l'objet de l'introspection devient parfaitement compréhen-

sible, lorsqu'il peut devenir également l'objet de l'obser-

vation objective habituelle, à caractère idéologique (et

sous une forme sémiotique).

De cette façon, l'introspection, en tant que concept

idéologique, est intégrée dans l'unicité du vécu objectif.

Il faut y ajouter encore ce qui suit : si l'on analyse uncas concret, il est impossible de tracer une frontière pré-

cise entre les signes intérieurs et extérieurs, entre l'in-

trospection et l'observation extérieure, qui fournit uncommentaire ininterrompu tant sémiotique que concret

aux signes intérieurs à mesure qu'ils sont décodés.

Le commentaire concret a toujours lieu. La compréhen-

sion de chaque signe, intérieur ou extérieur, s'eflectue en

liaison étroite avec toute la situation où prend forme le

signe en question. Cette situation, même dans le cas de

l'introspection, se présente comme la totalité des faits

qui constituent le vécu extérieur, qui accompagne et

éclaire tout signe intérieur. Cette situation est toujours

une situation sociale.

L'orientation que prend l'activité mentale à l'intérieur

de l'âme (l'introspection) ne peut être séparée de la réalité

de l'orientation qu'elle prend dans une situation sociale

donnée. C'est pourquoi un approfondissement de l'intros-

pection n'est possible qu'en liaison constante avec un

62

Page 65: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

approfondissement de la compréhension de l'orientation

sociale. S'abstraire de cette dernière amènerait à amortir

complètement l'activité mentale, comme c'est le cas lors-

qu'on s'abstrait de sa nature sémiotique. Nous le verrons

plus loin de façon détaillée, le signe et la situation sociale

où. il s'insère sont indissolublement liés. Le signe ne peut

pas être séparé de la situation sociale sans voir altérer sa

nature sémiotique.

Le problème du signe intérieur constitue l'un des pro-

blèmes essentiels de la philosophie du langage, puisque

aussi bien le signe intérieur par excellence est le mot, le

discours intérieur. Le problème du discours intérieur,

comme tous les problèmes examinés dans ce chapitre, est

de nature philosophique. Il se trouve à la croisée des

chemins de la psychologie et des sciences touchant à l'idéo-

logie. Il ne peut être résolu du point de vue des principes

méthodologiques que sur le terrain de la philosophie dulangage comme philosophie du signe. Comment définir le

mot dans son rôle de signe intérieur ? Sous quelle forme

se réalise le discours intérieur ? Quels sont ses liens avec

la situation sociale ? Quels sont ses rapports avec renon-

ciation ? Quelles méthodes employer pour découvrir ou si

l'on peut dire, pour saisir au vol, le discours intérieur ?

Seule une philosophie du langage élaborée peut répondre

à ces questions.

Prenons, par exemple, la deuxième question : sousquelles formes se réalise le discours intérieur ? Il est clair,

d'emblée, qu'aucune des catégories élaborées par la linguis-

tique pour analyser les formes de la langue extériorisée, dela parole (lexicologie, grammaire, phonétique) n'est appli-

cable au discours intérieur, et, à supposer qu'elles le soient,

elles devraient être radicalement redéfinies.

Une analyse plus approfondie révélerait que les formes

minimales du discours intérieur sont constituées par des

monologues entiers, analogues à des paragraphes, ou par

des énonciations entières. Mais elles rappellent encore

davantage les répliques d'un dialogue. Ce n'est pas par

hasard si les penseurs de l'Antiquité concevaient déjà le

discours intérieur comme un dialogue intérieur. Ces unités

ne se prêtent guère à une analyse en constituants gramma-ticaux (elles s'y prêtent à la rigueur dans certains cas, avec

de grandes précautions) et il n'existe pas entre elles, tout

63

Page 66: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

comme entre les répliques d'un dialogue, de liens gramma-ticaux ; ce sont des liens d'un autre ordre qui les régissent.

Ces unités du discours intérieur, qu'on pourrait appeler

impressions globales d'énonciations ^^^ sont liées l'une à

l'autre et se succèdent l'une à l'autre, non pas selon les

règles de la logique ou de la grammaire, mais selon des

lois de convergence appréciative (émotionnelle), de conca-

ténation dialogale, etc., et dans une dépendance étroite à

l'égard des conditions historiques de la situation sociale

et de tout le cours pragmatique de l'existence '^ Seule

l'explicitation des formes que prennent les énonciations

complètes et, en particulier, les formes du discours dia-

logué peut éclairer les formes du discours intérieur et la

logique particulière de l'itinéraire qu'elles suivent dans la

vie intérieure.

Tous les problèmes du discours intérieur que nous avons

mentionnés sortent, bien entendu, des limites de notre

recherche. Il est encore impossible, à l'heure actuelle, de

les traiter de manière satisfaisante. Il faudrait réunir

au préalable un immense corpus de données et éclaircir

d'autres problèmes élémentaires et fondamentaux de la

philosophie du langage, en particulier les problèmes de

renonciation. C'est ainsi, pensons-nous, qu'on peut résou-

dre le problème de la délimitation des frontières du psy-

chique et de l'idéologique sur le territoire unique qui les

englobe tous deux, celui du signe idéologique.

Cela nous permet également d'éliminer de façon dialec-

tique la contradiction entre le psychologisme et l'anti-

15. Le terme est emprunté à Homperz {Weltanschauungslehre). Lepremier à l'utiliser fut, semble-t-il, Otto Weinninger. L'impression totale

est une impression non encore isolée de l'objet total, qui donne enquelque sorte un avant-goût du tout, précédant et posant les fonde-ments de la cognition nette de l'objet. Par exemple, nous sommesquelquefois dans l'impossibilité de nous rappeler un mot ou uneappellation, bien que nous l'ayons « sur le bout de la langue », c'est-à-

dire que nous en avons déjà une « impression globale », mais qu'elle

ne peut déboucher sur une représentation concrète et différenciée. Lesimpressions globales, selon Homperz, jouent un grand rôle dans les

processus cognitifs. EUes constituent des équivalents psychiques desformes du tout, et confèrent à celui-ci son unicité.

16. La distinction généralement admise entre les différents ty'pes

de discours intérieur — visuel, auditif, et moteur — ne concernepas les concepts introduits ici. Dans le cadre de chacun de ces types,

le discours s'écoule sous forme d'impressions globales : visuelles, audi-

tives, motrices.

64

Page 67: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

psychologisme. L'antipsychologisme a raison de refuser de

déduire l'idéologie du psychisme. Au contraire, c'est le

psychique qui doit être déduit de l'idéologie. La psycho-

logie doit s'appuyer sur la science des idéologies. Le mot

a dû, à l'origine, naître et se développer au cours du pro-

cessus de sociaHsation des individus, pour être ensuite

intégré à l'organisme individuel et devenir parole inté-

rieure. Pourtant, le psychologisme a raison également : il

n'y a pas de signe extérieur sans signe intérieur. Le signe

extérieur incapable d'entrer dans le contexte des signes

intérieurs, c'est-à-dire d'être compris et éprouvé, cesse

d'être un signe, se transforme en une chose physique.

Le signe idéologique est vivant du fait de sa réalisation

dans le psychisme et, réciproquement, la réalisation psy-

chique vit de l'apport idéologique. L'activité psychique est

un passage de l'intérieur vers l'extérieur;pour le signe

idéologique, c'est le contraire qui se produit. Le psy-

chisme est exterritorial à l'organisme. C'est le social infiltré

dans l'organisme de l'individu. Et tout ce qui est idéo-

logique est exterritorial dans le domaine socio-économique,

puisque le signe idéologique, situé en dehors de l'orga-

nisme, doit pénétrer dans le monde intérieur pour réaliser

sa nature sémiotique.

De cette façon, il existe entre le psychisme et l'idéologie

une interaction dialectique indissoluble : le psychisme se

démet, se détruit, pour devenir idéologie, et réciproque-

ment. Le signe intérieur doit se libérer de son absorption

par le contexte psychique (biologique et biographique),

il doit cesser d'être éprouvé subjectivement pour devenir

signe idéologique. Le signe idéologique doit s'intégrer dans

le domaine des signes intérieurs subjectifs, doit résonner

de tonalités subjectives pour rester un signe vivant tl

éviter d'acquérir le statut honorifique de relique de musée

incompréhensible.

Cette interaction dialectique des signes intérieur et

extérieur, du psychisme et de l'idéologie, a maintes fois

attiré l'attention des penseurs ; cependant, elle n'a pas

été comprise correctement jusqu'à présent ni décrite de

façon adéquate. Son analyse la plus profonde et la plus

intéressante nous a été fournie il y a quelque temps par

le défunt philosophe et sociologue Georges Simmel. Celui-

ci a vu cette interaction sous un jour qui est caracté-

65

Page 68: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

ristique de toute la pensée bourgeoise contemporaine,

c'est-à-dire comme une « tragédie culturelle », ou, plus

exactement, comme une tragédie de la faculté créatrice

de la personnalité subjective. Selon lui, la personnalité

créatrice se détruit elle-même, ainsi que sa subjectivité

et son caractère personnel, à travers le produit objectif

qu'elle a elle-même créé. La naissance d'une valeur cultu-

relle objective se fait au prix de la mort de l'âme subjec-

tive. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de l'analyse

que fait Simmel de ce problème, analyse qui contient de

nombreuses observations justes et intéressantes ". Nousne noterons que le défaut principal de sa conception. Pourlui, entre le psychisme et l'idéologie, il existe un fossé

infranchissable. Il ne reconnaît pas de signe renvoyant

à la réalité qui soit commun au psychisme et à l'idéologie.

Par ailleurs, bien que sociologue, il n'en sous-estime pas

înoins la nature totalement sociale tant de la réalité psy-

chique que de la réalité idéologique. Et pourtant l'une

et l'autre réalités se présentent comme des réfractions

d'un seul et même être socio-économique. Il en résulte

que la contradiction dialectique vivante entre le psychisme

et l'être devient pour Simmel. une antinomie statique,

inerte, une « tragédie ». Cette antinomie inévitable, il a

le mérite d'essayer de la surmonter grâce à la dynamiquedu processus existentiel teinté de métaphysique.

Seul le recours au monisme matérialiste peut apporter

une solution dialectique à toutes les contradictions de

cet ordre. Sur un autre terrain, nous nous trouvons

contraints, soit d'ignorer les contradictions, de fermer les

yeux, soit de les transformer en antinomies sans issue, en

impasses tragiques ^^ En un mot, dans toute énonciation,

17. On peut trouver en traduction russe deux publications de Sim-mel consacrées à cette question : « La tragédie culturelle » in Logos,

1911-1912, vol. 2 et 3) et « Les conflits de la culture contemporainein Eléments de la connaissance, 1923, Petrograd) publié sous formede volume séparé avec une préface du professeur Sviatoslavsky. Sondernier livre, traitant de la même question du point de vue de la

philosophie existentielle, s'intitule Lebensanschauung, 1919. Cette idée

constitue le leitmotiv de la Vie de Gœthe du même Simmel, et, enpartie, de ses travaux sur Nietzsche, Schopenhauer, Rembrandt, Michel-

Ange. Il place à la base de sa typologie des individualités créatrices

les différents modes d'évacuation de ce conflit entre l'âme et sonobjectivation créatrice à travers les productions culturelles.

18. Dans la littérature philosophique russe, les problèmes de l'objec-

66

Page 69: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

PHILOSOPHIE DU LANGAGE ET PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

si insignifiante soit-elle, se renouvelle sans cesse cette syn-

thèse dialectique vivante du psychique et de l'idéologique,

de la vie intérieure et de la vie extérieure. En tout acte de

parole, l'activité mentale subjective se dissout dans le

fait objectif de l'énonciation ayant pris forme, tandis que

la parole énoncée se subjectivise dans l'acte de décodage

qui doit tôt ou tard provoquer l'encodage d'une réplique.

Chaque mot, nous le savons, se présente comme une arène

en réduction où s'entrecroisent et luttent les accents

sociaux à orientation contradictoire. Le mot s'avère, dans

la bouche de l'individu, le produit de l'interaction vivante

des forces sociales.

C'est ainsi que le psychisme et l'idéologie s'imprègnent

mutuellement dans le processus unique et objectif des

relations sociales.

tivation du psychisme subjectif à travers les productions idéologiques

et des contradictions et conflits qui en résultent sont traités particu-

lièrement par Fédor Steppoune (voir ses travaux dans Logos, 1911-

1912, vol. 2-4). Lui aussi donne à ces problèmes un éclairage tragique

et même mystique. Il ne sait pas les placer sur le plan de la réalité

matérielle objective, qui est pourtant le seul où ils pourraient trouver

une résolution féconde et sainement dialectique.

67

Page 70: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage
Page 71: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

deuxième partie

vers une philosophie marxistedu langage

Page 72: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage
Page 73: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 4

deux orientations

de la pensée philosophico-linguistique

Qu'est-ce qui constitue l'objet de la philosophie dulangage ? Oîj pouvons-nous trouver cet objet ? Quelle

est sa nature concrète ? Quelle méthodologie adopter pour

l'étudier ? Dans la première partie, introductive, de notre

étude, nous n'avons pas abordé ces questions concrètes.

Nous avons parlé de la philosophie du langage, du mot.

Mais qu'est-ce que le langage ? Qu'est-ce que le mot ? Il

n'est pas question, bien entendu, de formuler des défi-

nitions parfaites de ces concepts de base. Une telle formu-

lation ne peut être réalisée qu'à la fin, non au début de

notre recherche (pour autant qu'une définition scien-

tifique puisse jamais être considérée comme parfaite). Ala base de notre itinéraire il convient de poser non des

définitions mais des consignes méthodologiques : il est

indispensable, avant tout, de mettre la main sur l'objet

réel de notre recherche, il est indispensable de l'isoler de

son contexte et de délimiter au préalable ses frontières.

Au début de la démarche heuristique, ce n'est pas tant

l'intelligence qui cherche, construisant des formules et

des définitions, que les yeux et les mains, s'eflorçant de

saisir la nature réelle de l'objet ; mais voilà que, dans

notre cas, les yeux et les mains se retrouvent dans uneposition difficile : les yeux ne voient rien, les mains ne

peuvent rien tâter, c'est l'oreille, apparemment, qui est

la mieux placée, qui a la prétention d'entendre le mot,

d'entendre le langage. Et, de fait, les séductions de

l'empirisme phonétique superficiel sont très puissantes

en linguistique. L'étude de la face sonore du signe lin-

guistique occupe une place proportionnellement démesurée

en linguistique. Elle y donne souvent le ton et, dans la

71

Page 74: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

plupart des cas, cette étude est menée sans aucun lien

avec la nature réelle du langage en tant que code idéolo-

gique \ Le problème de la mise en évidence de l'objet

réel de la philosophie du langage est loin d'être résolu.

Chaque fois que nous tentons de limiter l'objet de la

recherche, de le ramener à un complexe objectif, matériel,

compact, bien défini et observable, nous perdons l'essence

même de l'objet étudié, sa nature sémiotique et idéolo-

gique. Si nous isolons le son comme phénomène purement

acoustique, nous n'en tirerons pas le langage comme objet

spécifique. Le son relève totalement de la compétence des

physiciens. Si nous mettons bout à bout le processus phy-

siologique de la production du son et le processus de

perception sonore, nous ne nous rapprocherons pas pour

autant de notre objectif. Si nous associons l'activité men-tale (les signes intérieurs) du locuteur et de l'auditeur,

nous serons en présence de deux processus psychophysiques

se déroulant chez deux sujets psychophysiologiquement

différents et d'un seul complexe sonore physique se

réalisant dans la nature selon les lois de la physique. Lelangage, comme objet spécifique, nous ne l'aurons toujours

pas trouvé. Et pourtant, nous avons déjà fait appel à trois

sphères de la réalité : physique, physiologique, psycho-

logique, et il en est résulté de façon satisfaisante unensemble complexe, aux composants nombreux. Mais ce

complexe est privé d'âme, ses différents éléments sont

alignés au lieu d'être reliés par un ensemble de règles

internes qui lui donnerait vie et le transformerait juste-

ment en un fait de langage.

Que faut-il ajouter de plus à cet ensemble déjà si

complexe ? Il doit avant tout être inséré dans un com-plexe plus large et qui l'englobe, c'est-à-dire dans la sphère

unique de la relation sociale organisée. De m.ême que,

pour observer le processus de la combustion, il convient

de placer le corps dans le milieu atmosphérique, de même,

1. Cela concerne avant tout la phonétique expérimentale, qui n'étu-

die pas en fait les sons de la langue, mais les sons produits par les

organes phonatoires et reçus par l'oreille indépendamment de leur place

dans le système de la langue et dans la construction des énonciations.

Par ailleurs, la science phonétique se donne beaucoup de mal pourrassembler en vue de leur étude d'immenses corpus de données sans

pour autant se doter d'une méthodologie de classification.

72

Page 75: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSÉE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

pour observer le phénomène de langage, il faut placer les

sujets émetteur et récepteur du son, ainsi que le son

lui-même, dans le milieu social. En efïet, il est indispen-

sable que le locuteur et l'auditeur appartiennent à la mêmecommunauté linguistique, à une société nettement orga-

nisée. De plus, il est indispensable que ces deux individus

soient intégrés dans l'unicité de la situation sociale immé-diate, c'est-à-dire qu'ils aient une relation de personneà personne sur un terrain bien défini. C'est seulement sur

ce terrain précis que l'échange linguistique est possible;

un terrain d'entente occasionnel ne s'y prête pas, mêmes'il y a communion d'esprit. Ainsi, l'unicité du milieu

social et celle du contexte social immédiat sont des condi-

tions tout à fait indispensables pour que le complexephysico-psycho-physiologique que nous avons défini puisse

être relié à la langue, à la parole, puisse devenir un fait

de langage. Deux organismes biologiques mis en présence

dans un milieu purement naturel ne produiront pas unacte de parole.

Mais, comme résultat de notre analyse, au lieu d'en

arriver à restreindre, comme il est souhaitable, l'objet de

notre recherche, nous l'avons élargi et compliqué considé-

rablement. En effet, le milieu social organisé dans lequel

nous avons inséré notre complexe et la situation d'échange

social la plus immédiate présentent eux-mêmes des compli-

cations extraordinaires, ils comportent des relations denatures très variées et à facettes multiples, et, parmi ces

relations, toutes ne sont pas nécessaires à la compréhensiondes faits de langue, toutes ne sont pas des éléments consti-

tutifs du langage. Enfin, l'ensemble de ce système com-plexe de phénomènes et de relations, de processus, etc.,

nécessite une réduction à un dénominateur commun. Tou-tes ses lignes doivent se rencontrer dans un centre unique,

le tour de magie que constitue le processus linguistique.

Dans la partie qui précède, nous avons exposé le pro-

blème du langage, c'est-à-dire que nous avons mis en évi-

dence le problème lui-même et les difficultés qu'il contient.

Quelles solutions la philosophie du langage et la linguis-

tique générale ont-elles déjà apportées à ce problème ?

Quels jalons ont-elles déjà posés sur le chemin de sa

résolution, qui nous permettent de nous orienter ? Nousn'avons pas l'intention de faire un historique complet de

73

Page 76: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

la philosophie du langage et de la linguistique générale,

ni même de présenter leur situation actuelle. Nous nous

bornerons à un analyse générale des grandes lignes de la

pensée philosophique et linguistique des temps nouveaux ^.

Dans la philosophie du langage et dans les divisions

méthodologiques correspondantes de la linguistique géné-

rale, nous nous trouvons en présence de deux orientations

principales pour ce qui est de résoudre notre problème,

qui consiste à isoler et à délimiter le langage comme objet

d'étude spécifique. Cela entraîne, bien entendu, une

distinction radicale entre ces deux orientations pour toutes

les autres questions qui se posent en linguistique. Nousappellerons la première orientation « subjectivisme idéa-

liste en linguistique », la seconde « objectivisme abs-

trait ^ ».

La première tendance s'intéresse à l'acte de parole, de

création individuelle comme fondement de la langue (au

sens de toute activité langagière, sans exception). Lepsychisme individuel constitue la source de la langue. Les

lois de la création linguistique — la langue étant une

2. Il n'existe pas à ce jour d'ouvrages spécialisés dans l'histoire dela philosophie du langage. On ne trouve de recherches fondamentalesque pour ce qui concerne la philosophie du langage et la hnguistiquedans l'antiquité, par exemple Steintahl, Geschichte der Sprachwissen-

schaft bei den Griechen und Komern, 1890. En ce qui concerne l'his-

toire européenne, il n'existe que des monographies de différents pen-

seurs et linguistes (sur Humboldt, Bundt, Marty, etc.). Nous auronsà en reparler. La seule esquisse un peu sérieuse de l'histoire de la

philosophie du langage et de la linguistique à ce jour se trouve dansle Hvre de Ernst Cassirer, ha philosophie des formes symboliques, I,

Le langage, chap. P"", « Le problème du langage dans l'histoire dela philosophie ». En langue russe, on trouvera une esquisse brèvemais sérieuse de la situation actuelle de la linguistique et de la philo-

sophie du langage dans l'article de R. Schorr, « Krisis sovremennojlingvistiki » (La crise de la linguistique contemporaine) in Jafeti-

ceskij Sbornik, V, 1927, p. 32-71). M. N. Peterson donne de son côté

dans un article intitulé « Jazyk sotsjal'noje javlenije » (Lalangue comme manifestation sociale) in Naucnyje zapiski instituta

jazykov i literatury, 1927, Moscou, p. 3-21, une vue d'ensemble, bienque très incomplète, des travaux linguistiques comportant une approchesociologique. Nous ne citerons pas de travaux sur l'histoire de la

linguistique.

3. Les deux termes, comme c'est presque toujours le cas avecce genre d'appellations, sont loin de couvrir tout le contenu et la

complexité des orientations définies. Nous le verrons, l'appellation dela première orientation est particuHèrement inadéquate. Mais noussommes incapable d'en trouver une meilleure.

74

Page 77: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

évolution ininterrompue, une création continue — sont

essentiellement des lois individualo-psychiques, et c'est

elles que doivent étudier le linguiste et le philosophe dulangage. Eclairer le phénomène linguistique signifie le

ramener à un acte de création individuelle raisonnée {sou-

vent même rationnelle). Tout le reste de la tâche du lin-

guiste n'a qu'un caractère préliminaire, constructif, des-

criptif, classificateur, il consiste simplement à préparer

l'explication exhaustive du fait linguistique comme prove-

nant d'un acte de création individuelle, ou bien à servir

les buts pratiques de l'acquisition d'une langue achevée.

La langue est, de ce point de vue, analogue aux autres

manifestations idéologiques, en particulier dans le domainede l'art et de l'esthétique.

Les positions fondamentales de la première tendance

sur la langue se ramènent aux quatre propositions sui-

vantes :

1. La langue est une activité, un processus créatif inin-

terrompu de construction (« energeia »), qui se matérialise

sous la forme d'actes de parole individuels.

2. Les lois de la création linguistique sont essentielle-

ment des lois individualo-psychologiques.

3. La création linguistique est une création raisonnée

analogue à la création artistique.

4. La langue, en tant que produit fini (« ergon »), entant que système stable {lexique, grammaire, phonétique)se présente comme un dépôt inerte, telle la lave refroidie

de la création linguistique , abstraitement construite parles linguistes en vue de son acquisition pratique commeoutil prêt à l'usage.

Wilhelm Humboldt fut parmi les représentants les

plus notoires de cette première tendance ''

; il en posa les

fondements. L'influence de la puissante pensée humbold-tienne dépasse de loin les limites de la tendance que nousvenons de décrire. On peut dire que toute la linguistique

après lui, et jusqu'à nos jours, se trouve sous son influence

déterminante. La pensée humboldtienne ne rentre pas dans

sa totalité dans le cadre des quatre propositions que nous

4. Hamannet Herder l'ont précédé sur cette voie.

75

Page 78: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

avons énoncées, elle est plus large, plus complexe et pré-

sente plus de contradictions ; c'est pourquoi Humboldta pu se faire l'initiateur de différents courants divergeant

profondément les uns des autres. Néanmoins, le noyau fon-

damental des idées humboldtiennes constitue l'expression

la plus forte et la plus profonde des tendances essentielles

de la première école que nous avons définie \ Dans la litté-

rature linguistique russe, le représentant le plus en vuede cette école est A. A. Potebnia et le cercle de ses dis-

ciples ^

Les adeptes plus tardifs de la première tendance n'ont

pas atteint, eux, la profondeur de vues et la synthèse

philosophique de Humboldt. Cette école de pensée s'est

notablement affaiblie, en particulier du fait de son passage

à un mode de pensée positiviste et superficiellement empi-

riste. Chez Steintahl déjà on ne trouve plus l'ampleur deHumboldt. En compensation nous arrive une grande

vague de précision et de systématisation méthodologique.

Pour Steintahl encore, le psychism.e individuel constitue

la source de la langue, cependant que les lois du déve-

loppement linguistique sont des lois psychologiques '.

5. Humboldt a exposé ses vues sur la philosophie du langage dans« Ueber die Verschiedeheiten des Sprachbaues », in VnrstudieEinleiftmg, zum Kawiwerk, gesam. Schriften (Akademie-Ausgabe) BdVI. Il existe une grande variété de travaux sur Humboldt. Citons le

Wilhelm von Humboldt de R Heim et, parmi les ouvrages plusrécents, le livre de Spranger portant le même titre (Berlin, 1909).Sur Humboldt et son influence sur la linguistique russe, citons :

B. Engelhardt, A. N. Vesselovsky (Petrograd, 1922). Il est paru récem-ment une étude très fine et pleine d'intérêt de G. Spiitt : Ynutrenna)aforma slova (Le langage intérieur), études et variations sur im thèmede Humboldt. L'auteur tente de retrouver les racines profondes dela pensée humboldtienne enfouies sous les interprétations tradition-

nelles (il existe plusieurs traditions d'interprétation de Humboldt). Laconception de Spâtt, très subjective, montre une fois de plus à quelpoint la pensée de Humboldt est complexe et pleine de contradictions

;

elle se prête à des variantes très libres.

6. Son reu^'re philosophique fondamentale est « Mvsl' i jazvk » (Lapensée et le langage). Académie des sciences. Les disciples de Potebnia,constituant l'école de Kharkhov, ont publié à intervalles irrésuliers

une revue intitulée Voprosy teorii i psichologija tvorcestva (Théorie et

psychologie de la création), où l'on trouve les oeuvres posthumes dePotebnia lui-même et des articles de ses élèves sur lui. Le principal

ouvrage de Potebnia expose les idées de Humboldt.7. A la base de la conception de Steintahl on trouve la théorie

psychologique de Herbart, qui s'efforce de construire toutes les donnéesdu psvchisme humain à partir des éléments dotés d'une représentation

et reliés par des liens associatifs.

76

Page 79: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

Dans le psychologisme empiriste de Bundt et de ses

disciples, on ne trouve plus les fondements de la première

école que sous une forme très atténuée. La doctrine de

Bundt se ramène à ceci : tous les faits de langue, sans

exception, se prêtent à une explication fondée sur la

psychologie individuelle sur une base volontariste *. Il est

vrai que Bundt, tout comme Steintahl, considère la langue

comme une émanation de la « psychologie des peuples »

{Volker psychologie) ou « psychologie ethnique ^ ».

Cependant, la psychologie des peuples bundtienne est

constituée par l'addition des psychismes séparés des indi-

vidus. Pour lui, seuls ceux-ci ont accès à la réalité dans

sa totalité.

Toutes ses explications des faits de langue, de mytho-

logie, de religion se ramènent à des explications purementpsychologiques. Bundt ne reconnaît pas l'existence d'un

ensemble de lois spécifiques, purement sociologiques,

inhérentes à tout signe idéologique et non réductibles à

de quelconques lois individualo-psychologiques.

Actuellement, la première tendance de la philosophie dulangage, ayant rejeté les voies du positivisme, est en train

de s'épanouir à nouveau et d'élargir sa vision de ces

problèmes dans l'école de Vossler. Celle-ci, appelée Idea-

listiche Neuphilologie, constitue incontestablement l'une

des orientations les plus fécondes de la pensée philoso-

phico-Iinguistique contemporaine. L'apport positif, origi-

nal, de ses disciples à la linguistique (en romanistique

et germanistique) est également très important. Il suffit denommer, à côté de Vossler lui-même, des disciples tels

que Léo Spitzer, Lorsk, Lerch, etc. Nous aurons à citer

chacun d'entre eux à maintes reprises.

L'ensemble de la conception linguistico-philosophique de

Vossler et de son école peut être résumée correctement par

8. Le volontarisme postule à la base du psychisme le libre arbitre.

9. Le terme de « psychologie ethnique » a été proposé par G. Spâtt

en remplacement du terme calqué sur l'allemand Volker Psychologie,

c'est-à-dire psychologie des peuples. Ce dernier terme n'est vraiment

pas satisfaisant et celui que propose Spatt nous paraît bien plus

heureux. Voir G. Spâtt. Vvedenije v etniceskuju psihologiju (Intro-

duction à la psychologie ethnique), Editions de l'Académie des arts

et lettres, Moscou, 1927. On trouve dans ce livre une critique defond de la pensée de Bundt, mais la construction qu'y substitue Spatt

n'est pas recevable non plus.

77

Page 80: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

l'exposé que nous avons fait des quatre propositions

fondamentales de la première école. Ce qui caractérise

avant tout l'école de Vossler, c'est le refus catégorique et

de principe du positivisme linguistique, qui ne voit pas

plus loin que les formes linguistiques (en particulier,

phonétiques, celles-ci étant les plus positives) et que

l'acte psychophysiologique qui les engendre ^^. D'oij l'ap-

parition au premier plan de la composante idéologique

signifiante de la langue. Le moteur principal de la création

se révèle être le « goût linguistique », variété particulière

du goût artistique. Le goût linguistique, c'est justement

cette vérité linguistique absolue qui donne vie à la langue

et que le linguiste s'efforce de découvrir dans chaque fait

de langue, afin de donner une explication adéquate de ce

fait.

« Seule peut prétendre à un caractère scientifique »,

dit Vossler, « une histoire de la langue qui examine toute

la hiérarchie causale pragmatique avec le seul but d'y

trouver un ordre esthétique, afin que la pensée linguis-

tique, la vérité linguistique, le goût linguistique, le sen-

timent linguistique ou, comme dit Humboldt, la forme

intérieure de la langue à travers ses transformations

conditionnées par des facteurs physiques, psychiques,

politiques, économiques et culturels en général, devien-

nent clairs et compréhensibles ". »

Ainsi, pour Vossler, les facteurs qui déterminent d'une

façon ou d'une autre les faits de langue (physiques, poli-

tiques, économiques, etc.) n'ont pas de signification directe

pour le linguiste ; seul importe pour lui le sens artistique

d'un fait de langue donné. Voici la conception qu'il a de

la langue, une conception purement esthétique. « L'idée

m.ême de langue », dit-il, « est par essence une idée

poétique ; la vérité de la langue est de nature artistique,

c'est le Beau doté du Sens '^ ».

10. Le premier ouvrage de Vossler, dans lequel il expose les fon-

dements de sa philosophie, Positivismus und Idealismus in der Sprach-

wissenschaft, Heidelberg, 1904, est consacré à la critique du positi-

visme en linguistique.

11. « Gramatika i istorija jazyka » (La grammaire et l'histoire de

la langue) in Logos, vol. 1, 1910, p. 170.

12. Ibid., p. 167.

78

Page 81: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

On comprend que ce n'est pas un système linguistique

fini, au sens de la totalité des traits phoniques gramma-

ticaux et autres, mais bien Vacte de création individuelle

de la parole {Sprache als Rede) qui sera pour Vossler le

phénomène essentiel, la réalité essentielle, de la langue.

Il s'ensuit que, dans tout acte de parole, ce qui importe,

du point de vue de l'évolution de la langue, ce ne sont

pas les formes grammaticales stables, effectives et commu-nes à toutes les autres énonciations de la langue en ques-

tion, mais bien la réalisation stylistique et la modification

des formes abstraites de la langue, à caractère individuel et

qui ne touchent que cette énonciation.

Seule cette individualisation stylistique de la langue

dans renonciation concrète est historique et réellement

productive. C'est là qu'a lieu l'évolution de la langue, qui

est étouffée ensuite par la formalisation grammaticale.

Tout fait grammatical a été, d'abord, fait stylistique. C'est

à cela que se ramène l'idée vosslérienne de la primauté dustylistique sur le grammatical '^. La plupart des recherches

linguistiques inspirées de la doctrine de Vossler se situent

à la frontière de la linguistique (au sens étroit) et de la

stylistique. Dans toute forme linguistique, les vosslériens

s'efforcent avec application de découvrir des racines idéo-

logiques signifiantes '*.

13. Nous reviendrons plus loin sur la critique de cette idée.

14. Les principaux travaux philosophico-linguistiques de Vossler parus

après l'ouvrage cité sont rassemblés dans le recueil Vhilosophie âer

Sprache (1920). Il s'agit là de la dernière publication de Vossler. Elle

donne une idée complète de ses conceptions en philosophie et en lin-

guistique générale. Parmi les travaux linguistiques caractéristiques de

la méthode vosslérienne, citons Frankreichs Kultur im Spiegel seiner

Sprachentwicklung, 1913. Le lecteur trouvera une bibliographie com-plète de Vossler, jusqu'à 1922, dans le recueil Idealistkhe Neuphilo-

logie (Festschrift fur Karl Vossler) qui lui est consacré (1922). Enlangue russe, on peut lire deux articles sur lui : l'article déjà cité

ainsi que « Otnosenije istorii jazykov istorii literatury » (Les rapports

de l'histoire des langues et de l'histoire de la littérature) in Logos,

1912-1913, vol. LIL Les deux articles donnent une idée des bases

de la théorie de Vossler. Les vues de Vossler et de ses disciples n'ont

jamais été discutées dans la littérature linguistique russe. On en trouve

simplement mention dans l'article de Jirmounsky sur la critique litté-

raire contemporaine en Allemagne. {Poetica, recueil III, 1927, « Aca-

demia »). R. Schorr, dans l'esquisse citée par nous, ne mentionneVossler que dans Avant-propos. Nous serons amené plus loin à

parler des travaux des continuateurs de Vossler qui ont un intérêt

philosophique et méthodologique.

79

Page 82: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Parmi les représentants contemporains de la première

orientation de la philosophie du langage, il convient de

nommer encore le philosophe et critique littéraire italien

Benedetto Croce, en raison de sa grande influence sur la

pensée philosophico-linguistique et la critique littéraire

en Europe. Les idées de Benedetto Croce sont, par de

nombreux côtés, proches de celles de Vossler. Pour lui

aussi la langue constitue un phénomène esthétique. Labase, le terme-clé de sa conception de la langue est le

mot « expression », Toute expression est d'abord de

nature artistique. En conséquence, la linguistique, commescience de l'expression par excellence, coïncide avec l'es-

thétique. Il s'ensuit que, pour Croce, l'acte de parole indi-

viduel constitue également le phénomène de base de la

langue '^

Passons à la définition de la seconde orientation de la

pensée philosophico-linguistique. Dans celle-ci, le centre

organisateur de tous les faits de langue, ce qui en fait

l'objet d'une science bien définie, se situe, au contraire,

dans le système linguistique, à savoir le système des formes

phonétiques, grammaticales et lexicales de la langue. Alors

que, dans la première orientation, la langue constitue unflot ininterrompu d'actes de parole, dans lequel rien ne

reste stable, ne garde son identité, pour la seconde orien-

tation la langue est un arc-en-ciel immobile qui dominece flot. Chaque acte de création individuel, chaque énon-

ciation, est unique et non réitérable, mais dans chaque

énonciation on trouve des éléments identiques à ceux d'au-

tres énonciations au sein d'un groupe de locuteurs donné.

Ce sont justement ces traits identiques, qui sont de ce

fait normalisés pour toutes les énonciations — traits

phonétiques, grammaticaux et lexicaux —,qui assurent

l'unicité d'une langue donnée et sa compréhension par

tous les locuteurs d'une même communauté.Si nous prenons un son quelconque de la langue, par

exemple le phonème / a / dans le mot raduga (arc-en-

15. On peut trouver en langue russe la première partie de l'Esthé-

tique de Benedetto Croce, « L'esthétique comme science de l'expres-

sion et comme élément de linguistique générale », Moscou, 1920. Ony découvre déjà les vues générales de Croce sur la langue et la lin-

guistique.

80

Page 83: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

ciel), le son produit par l'appareil articulatoire physiolo-

gique de l'organisme individuel est un son individuel et

unique propre à chaque sujet parlant. Autant de gens à

prononcer le mot raduga, autant de « a » particuliers de

ce mot (bien que l'oreille ne veuille ni ne puisse saisir

cette particularité). Le son physiologique (c'est-à-dire le

son produit par l'appareil physiologique individuel) est,

en fin de compte, aussi unique qu'est unique l'empreinte

digitale d'un individu donné, aussi unique que la composi-

tion chimique individuelle du sang de chaque individu

(bien que la science ne soit pas encore en mesure de

définir des formules individuelles du sang).

Cependant, est-ce que ces particularités individuelles

du son / a /, conditionnées, disons, par la forme unique

de la langue (organe), du palais et des dents des sujets

parlants (admettons que nous soyons à même de saisir et

de fixer toutes ces particularités), sont essentielles dupoint de vue de la langue ? Evidemment, elles ne présen-

tent aucun intérêt. Ce qui est essentiel, c'est Videntité

normalisée de ce son dans toutes les prononciations dumot raduga. Et cette identité normalisée constitue juste-

ment (puisqu'il n'existe pas d'identité de fait) l'unicité dusystème phonétique * de la langue (dans le cadre synchro-

nique) et assure la compréhension du mot par tous les

membres de la communauté linguistique. Ce phonème/ a / identifié par référence à une norme constitue donc

un fait de langue, un objet spécifique de la linguistique.

Cela s'étend légitimement à tous les autres éléments

de la langue. Partout, nous rencontrerons la même identité

normalisée des formes linguistiques (par exemple, les

schémas syntaxiques) à côté de la réalisation unique et

non réitérable de l'application individuelle d'une forme

donnée dans l'acte de parole unique. Le premier fait est

partie intégrante du système de la langue, le second se

rapporte aux processus individuels de la parole, condition-

nés (du point de vue de la langue comme système) par

des facteurs contingents, physiologiques et subjectivo-

psychologiques, dont on ne peut pas rendre compte avec

précision.

* On n'emploie pas encore le terme de « phonologie ». Rappelons

que cet ouvrage est antérieur aux travaux du Cercle phonologique de

Prague [N.d.T.).

81

Page 84: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Il est clair que le système linguistique, au sens défini

plus haut, est complètement indépendant de tous actes

de création individuelle, de toutes intentions ou visées.

Du point de vue de la seconde orientation, il ne saurait

être question d'une création raisonnée de la langue par le

sujet parlant '^. La langue s'oppose à l'individu, en tant

que norme indestructible, péremptoire, que l'individu ne

peut qu'accepter comme telle. Au cas oii l'individu n'inté-

grerait pas l'une ou l'autre forme linguistique en tant que

norme péremptoire, cette forme cesserait alors d'exister

pour lui comme forme de la langue pour devenir simple

potentiel de son appareil psychophysique individuel. L'in-

dividu reçoit de la communauté parlante un système lin-

guistique déjà constitué, et tout changement à l'intérieur

de ce système dépasse les bornes de sa conscience indivi-

duelle. L'acte individuel de prononciation de quelque son

que ce soit ne devient acte linguistique que dans la mesureoii il se rattache à un système linguistique immuable (à

un moment donné de son histoire) et péremptoire pourl'individu.

Quelles sont donc les lois qui gouvernent le système

interne de la langue ? Elles sont purement immanentes et

spécifiques, irréductibles à quelques lois idéologiques que

ce soit, artistiques ou autres. Toutes les formes de la

langue considérées à un moment précis (c'est-à-dire sur

le plan synchronique) sont indispensables les unes auxautres, se complètent mutuellement, et font de la langue

un système structuré obéissant à des lois linguistiques

spécifiques. Ces lois linguistiques spécifiques, contraire-

ment aux lois idéologiques — ayant trait aux processus

cognitifs, à la création artistique, etc. — ne peuventrelever de la conscience individuelle. Un tel système,

l'individu doit le prendre et l'assimiler dans son ensemble,

tel qu'il est. Il n'y a pas de place, ici, pour de quelconques

distinctions idéologiques, à caractère appréciatif : c'est

pire, mieux, beau, répugnant, etc. En fait, il n'existe qu'un

seul critère linguistique : c'est juste ou faux;

qui plus

16. Cependant, comme on le verra, sur le terrain du rationalisme tel

que nous l'avons décrit, les fondements de la seconde orientation dela pensée philosophico-linguis tique sont tout à fait compatibles avecl'idée d'une langue universelle rationnelle créée artificiellement.

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Page 85: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSÉE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

est, sous l'étiquette de correction linguistique, il faut

comprendre seulement la conformité à une norme donnée

du système normatif de la langue. On ne saurait, en

conséquence, parler de « goût linguistique » ni de vérité

linguistique. Du point de vue de l'individu, les lois lin-

guistiques sont arbitraires, c'est-à-dire privées de raison

d'être naturelle ou idéologique (par exemple, artistique).

Ainsi, entre la face phonétique du mot et son sens, il

n'y a aucun lien allant de soi, il n'y a pas de correspon-

dance de nature artistique. Si la langue, comme ensemble

de formes, est indépendante de toute impulsion créatrice

et de toute action de l'individu, il s'ensuit qu'elle constitue

le produit d'une création collective, qu'elle est un phéno-

mène social et qu'elle est, de ce fait, comme toute insti-

tution sociale, normative pour chaque individu.

Cependant, le système linguistique, unique et synchro-

niquement immuable, se transforme, évolue dans le pro-

cessus d'évolution historique d'une communauté linguis-

tique donnée, puisque l'identité normalisée du phonème,

telle que nous l'avons établie, est différente aux différentes

époques de l'évolution d'une langue. En un mot, la langue

a son histoire. Quelle idée peut-on se faire de cette

histoire du point de vue de la seconde orientation ?

Pour cette seconde orientation de la pensée philoso-

phico-linguistique, le fait le plus significatif est le fossé

qui sépare Vhistoire du système linguistique considéré de

l'approche non historique, synchronique. L'argumentation

fondamentale de la seconde orientation fait de ce fossé

dialectique un fossé infranchissable. Entre la logique qui

gouverne le système des formes linguistiques à un momentdonné de l'histoire et la logique (ou plutôt l'absence de

logique) de l'évolution historique de ces formes, il ne

peut rien y avoir de commun. Ce sont deux logiques diffé-

rentes. Ou plutôt, si nous reconnaissons l'une commeétant la logique, alors l'autre doit être définie commea-Iogique, c'est-à-dire comme la négation pure et simple

de la logique reçue.

En réalité, les formes qui constituent le système linguis-

tique sont mutuellement dépendantes et se complètent

comme les éléments d'une seule et même formule mathé-

matique. Le changement d'un des éléments du système

crée un nouveau système, de même que le changement

83

Page 86: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

d'un des éléments de la formule crée une nouvelle formule.

La relation et les règles qui gouvernent les rapports entre

les éléments d'une formule donnée ne s'étendent pas et

ne sauraient s'étendre au rapport du système ou de la

formule en question avec un autre système ou une autre

formule qui viendraient après eux.

On peut utiliser ici une analogie grossière, mais qui

exprime néanmoins avec suffisamment d'exactitude les

rapports qu'entretient la seconde orientation de la pensée

phiîosophico-linguistique avec l'histoire de la langue.

Comparons le système de la langue à la formule de réso-

lution du binôme de Newton. Cette formule est régie par

des règles très strictes, subordonnant tous les éléments

et les rendant immuables. Supposons qu'un élève, utili-

sant cette formule, se trompe — que, par exemple, il

confonde les signes et les exposants. Il en résulterait unenouvelle formule avec ses règles internes (cette formule,

bien entendu, ne convient plus à la résolution du binômede Newton, mais cela n'a pas d'importance pour notre

analogie). Entre la première et la deuxième formule, il

n'y a déjà plus de relation mathématique analogue à celle

qui régit les rapports internes de chaque formule.

Dans la langue, les choses se passent exactement de

la même façon. Les relations systématiques qui existent

entre deux formes linguistiques dans le système (en syn-

chronie) n'ont rien de commun avec les relations qui

unissent l'une quelconque de ces formes à son image trans-

formée à la période suivante de l'évolution historique de

la langue. Le germain d'avant le xvi' siècle conjugait :

ich was - tuir waren. L'allemand contemporain conjugue :

ich IVar - wir waren ; ich was s'est ainsi transformé en

ich war. Entre les formes : ich was - wir waren et ich

war - wir waren il existe un lien linguistique svstéma-

tique, les termes se complètent mutuellement. Ils sont

liés et sont complémentaires, en particulier, comme nom-

bres singulier et pluriel de la première personne dans la

conjugaison d'un seul et même verbe. Entre ich war -

wir waren d'une part et ich was (xv^ xvi^ siècles )-7<:^

war (contemporain) d'autre part, il y a une relation

différente, n'ayant rien de commun avec la première.

La forme ich war s'est formée par analogie avec wir

waren. Au lieu de ich was, on en est arrivé, sous l'in-

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Page 87: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

fluence de wir waren (on = des individus séparés) à

créer ich war '^ Le phénomène est devenu phénomènede masse, et le résultat est qu'une faute individuelle s'est

transformée en norme linguistique.

De cette façon, entre les deux relations :

1° ich was - wir waren (dans le cadre synchronique,

disons, du xv" siècle) ou bien ich war - wir waren (dans

le cadre synchronique du xix* siècle) et

2° ich was - ich war

wir waren (en qualité de facteur provoquantla réfection analogique), il existe des différences très pro-

fondes sur le plan des principes. La première relation,

synchronique, est régie par des rapports linguistiques sys-

tématiques entre éléments interdépendants et complémen-taires. Cette relation s'oppose à l'individu, en sa qualité

de norme péremptoire. La seconde relation (historique oudiachronique) est soumise à ses propres lois particulières,

très précisément aux lois de l'erreur analogique.

La logique de l'histoire de la langue est celle des

erreurs individuelles ou des déviations. Le passage deich was à ich war s'effectue hors du champ de la cons-

cience individuelle. Le passage est involontaire et passe

inaperçu, et c'est là la condition de sa réalisation. Achaque époque ne peut correspondre qu'une seule normelinguistique : soit ich was, soit ich war. A côté de la

norme, il n'y a place que pour l'entorse à la norme, mais

pas pour une autre norme, contradictoire (c'est pourquoiil ne saurait y avoir de « tragédie » linguistique). Si

l'entorse n'est pas perçue comme telle et, par voie deconséquence, n'est pas corrigée, et s'il existe un terrain

favorable à la généralisation de la faute (dans le cas consi-

déré, ce terrain favorable est l'analogie), alors cet écart

devient la nouvelle norme linguistique.

Ainsi, entre la logique de la langue, comme système deformes, et la logique de son évolution historique, il n'y a

aucun lien, il n'y a rien de commun. Les deux sphères

sont régies par des lois complètement différentes, par des

facteurs hétérogènes. Ce qui rend la langue signifiante

17. Les Anglais utilisent encore J was.

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Page 88: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

et cohérente dans le cadre synchronique est exclu et inutile

dans le cadre diachronique. Le présent de la langue et son

histoire ne se comprennent pas l'un l'autre et sont inca-

pables de se comprendre.

Nous remarquons la divergence très profonde qui existe,

justement sur ce point, entre la première et la seconde

orientation de la philosophie du langage. Pour la première

orientation, l'essence de la langue se trouve précisément

dans son histoire. La logique de la langue n'est nullement

celle de la répétition de formes identifiées à une norme,

mais bien un renouvellement constant, l'individualisation

des formes dans des énonciations stylistiquement uniques

et non réitérables. La réalité de la langue constitue égale-

ment son devenir. Entre un moment particulier de la vie

d'une langue et son histoire s'établit une communion totale.

Les mêmes motivations idéologiques régnent de part et

d'autre. Comme dirait Vossler, « le goût linguistique

crée l'unicité de la langue à un moment donné. Il crée et

assure de même l'unicité du devenir historique de la

langue ». Le passage d'une forme historique à une autre

s'efiFectue, essentiellement, dans les limites de la cons-

cience individuelle, puisque aussi bien, nous le savons,

toute forme grammaticale a été à l'origine, pour Vossler,

une forme stylistique libre.

La différence entre les deux orientations est très claire-

m.ent illustrée par ce qui suit : les formes normalisées,

responsables de l'immobilisme du système linguistique

{ergon), n'étaient, pour la première orientation, que des

débris pourrissants de l'évolution linguistique, de la vraie

substance de la langue, rendue vivante par l'acte de

création individuel et unique. Pour la seconde orientation,

c'est justement ce système de formes normalisées qui

devient la substance de la langue. La réfraction et la

variation à caractère individuel et créateur des formes

linguistiques ne constituent plus que des scories de la vie

de la langue (plus exactement, de l'immobilisme phéno-

ménal de celle-ci), des harmoniques inutiles et insaisissa-

bles du ton fondamentalement stable des formes linguis-

tiques. Nous pouvons ramener l'essentiel des vues de la

seconde orientation aux propositions suivantes :

\. La langue est un système stable, immuable, de for-

mes linguistiques soumises à une norme fournie telle

86

Page 89: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

quelle à la conscience individuelle et péremptoire pour

celle-ci.

2. Les lois de la langue sont essentiellement des lois

linguistiques spécifiques établissant des liens entre les

signes linguistiques à l'intérieur d'un système fermé. Ces

lois sont objectives par rapport à toute conscience sub-

jective.

3. Les liens linguistiques spécifiques n'ont rien à voir

avec des valeurs idéologiques (artistiques, cognitives ou

autres). On ne trouve à la base des faits de langue aucun

ressort idéologique. Entre le mot et son sens il n'y a

pas de lien naturel et compréhensible pour la conscience,

ni de lien artistique.

4. Les actes de parole individuels constituent du point

de vue de la langue, de simples réfractions ou variations

fortuites ou même des déformations des formes normali-

sées. Mais ce sont justement ces actes de paroles individuels

qui expliquent le changement historique des formes de

la langue ; en tant que tel, le changement est, du point

de vue du système, irrationnel et même dépourvu de sens.

Entre le système de la langue et son histoire il n'existe

ni lien ni communauté de mobiles. Ils sont étrangers l'un

à l'autre.

Le lecteur remarquera que les quatre propositions résu-

mant la seconde orientation de la pensée philosophico-

linguistique constituent l'antithèse des quatre propositions

correspondantes de la première orientation.

Le cheminement historique de la seconde orientation

est beaucoup plus difficile à suivre. On n'y trouve pas,

à l'aube de notre ère, de représentant ou de théoricien

dont la stature puisse se comparer à celle de Humboldt.

Il faut chercher les racines de cette orientation dans le

rationalisme des xvii*" et xviii^ siècles. Ces racines plon-

gent dans le terreau cartésien ^^ C'est Leibniz qui a exprimé

18. Il ne fait aucun doute qu'un lien interne unit en profondeur la

seconde orientation à la pensée cartésienne et à la vision générale dumonde du néo-classicisme, avec son culte de la forme figée, rationnelle

et immuable. Descartes lui-même n'a rien publié sur la philosophie dulangage, mais on trouve dans sa correspondance des remarques carac-

téristiques. Voir à ce propos le chapitre déjà cité de l'ouvrage de

Cassirer.

87

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LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

ces idées pour la première fois, de façon très claire, dans

sa théorie de la grammaire universelle.

L'idée d'une langue conventionnelle, arbitraire, est carac-

téristique de tout le courant rationaliste, ainsi que le paral-

lèle établi entre le code linguistique et le code mathéma-

tique. Ce n'est pas le rapport du signe à la réalité qu'il

reflète ou à l'individu qui l'engendre, mais la relation

de signe à signe à l'intérieur d'un système fermé, et

néanmoins accepté et intégré, qui intéresse l'esprit orienté

vers les mathématiques des rationalistes. En d'autres

termes, seule les intéresse la logique interne du système

de signes lui-même ; celui-ci est considéré, comme en

algèbre, tout à fait indépendamment des significations

idéologiques qui s'y rattachent. Les rationalistes sont

également enclins à prendre en considération le point

de vue du récepteur, mais surtout pas celui du locuteur

en tant que sujet exprimant sa vie intérieure, puisque le

signe mathématique peut moins que tout autre être inter-

prété comme l'expression du psychisme individuel ; or,

le signe mathématique était, pour les rationalistes, le

signe par excellence, le modèle sémiotique, y compris

pour la langue. C'est bien tout cela que nous trouvons

clairement exprimé dans l'idée leibnizienne de la gram-

maire universelle ^'.

Il convient ici de remarquer que la primauté du point

de vue du récepteur sur celui du locuteur est une cons-

tante de la seconde orientation. De ce fait, étant donnéle terrain choisi par celle-ci, le problème de l'expression

n'est jamais abordé, ni, par conséquent, celui de l'évo-

lution de la pensée et du psychisme subjectif tel qu'il

apparaît dans le mot (ceci est l'une des principales pré-

occupations de la première orientation).

L'idée de la langue comme système de signes arbi-

traires et conventionnels, essentiellement rationnels, a été

élaborée sous une forme simplifiée, dès le xviii^ siècle par

les penseurs du siècle des Lumières. Les idées qui consti-

tuent l'objectivisme abstrait ont vu le jour tout d'abord

19. On peut se familiariser avec ces vues de Leibniz en lisant l'ou-

vrage fondamental de Cassirer, Leibniz System in seinem Wissen-schaftlichen Grundlagen, Marburg, 1902.

88

Page 91: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

en France et y trouvent encore aujourd'hui leur terrain

d'élection ^.

Sans nous arrêter sur les étapes intermédiaires dudéveloppement de ces idées, nous passerons tout de suite

à la caractérisation de cette seconde orientation à l'époque

contemporaine. L'école dite de Genève, avec Ferdinand

de Saussure, se révèle comme l'expression la plus brillante

de l'objectivisme abstrait à notre époque. Les représen-

tants de cette école, en particulier Charles Bally, comptentparmi les plus grands linguistiques contemporains. Saus-

sure a donné à toutes les idées de la seconde orientation

une clarté et une précision remarquables. Ses formula-

tions des concepts de base de la linguistique sont deve-

nues classiques. De plus, il a mené toutes ses réflexions

jusqu'au bout, hardiment, dotant ainsi les traits essen-

tiels de l'objectivisme abstrait d'une netteté et d'une

rigueur exceptionnelles. Autant l'école de Vossler a peud'audience en Russie, autant l'école de Saussure y est

populaire et influente. On peut dire que la plupart des

représentants de notre pensée linguistique se trouvent

sous l'influence déterminante de Saussure et de ses élèves,

Bally et Sechehaye ^'. Nous nous arrêterons un peu plus

longuement sur les conceptions de Saussure, étant donnél'importance immense de leurs fondements théoriques pourtoute la seconde orientation et pour la linguistique russe.

Mais, là encore, nous nous limiterons aux positions philo-

sophico-linguistiques de base ^.

20. Il est intéressant de noter qu'à la différence de la seconde, la

première orientation s'est développée et continue de se développer

en Allemagne.

21. L'ouvrage de R. Schorr, Jazyk i obscestvo {Le langage et la

société), Moscou, 1926, se situe dans l'esprit de l'école de Genève.Schorr y fait une vive apologie des idées de base de Saussure, ainsi

que dans l'article déjà cité, « La crise de la linguistique contempo-raine ». Winogradoff se situe aussi comme un émule de l'école deGenève. Deux écoles linguistiques russes, l'école de Fortunatoff et

celle dite de Kazan (Krouchevsky et Baudouin de Courtenay), qui

constituent une expression éclatante du formalisme en linguistique,

s'intègrent parfaitement dans le cadre de la seconde orientation telle

que nous l'avons esquissée.

22. L'ouvrage théorique de base de Saussure, publié après sa mortpar ses élèves, s'intitule Cours de linguistique générale (1916). Nousle citerons ici dans l'édition Je 1922. On peut s'étonner que ce livre

compte tenu . de son énorme influence, n'ait toujours pas été traduit

89

Page 92: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Saussure pose le principe d'une distinction à trois

termes : le langage, la langue (comme système de formes)

et l'acte d'énonciation individuel, la parole {*) . La langue

et la parole sont les éléments constituants du langage,

compris comme la totalité (sans exception) de toutes les

manifestations — physiques, physiologiques et psychiques

— qui entrent en jeu dans l'activité langagière. Le langage

ne peut être, pour Saussure, l'objet de la linguistique.

Pris par lui-même, il est privé d'unité interne et de lois

indépendantes, autonomes. Il est composite, hétérogène.

Il est difficile de se retrouver dans sa composition contra-

dictoire. Il est impossible, si l'on reste sur le terrain dulangage, de donner une description adéquate des faits de

langue. Le langage ne peut pas être le point de départ

d'une analyse linguistique.

Quel est donc le cheminement méthodologique correct

que nous propose Saussure pour mettre en évidence l'ob-

jet spécifique de la linguistique ? Donnons-lui la parole :

« Il n'y a, selon nous, qu'une solution à toutes ces

difficultés [il s'agit des contradictions internes du "lan-

gage" comme point de départ de son analyse] : il faut se

placer, de prime abord sur le terrain de la langue et la

prendre pour norme de toutes les autres manifestations

du langage. En effet, parmi tant de dualités, la langue

seule paraît être susceptible d'une définition autonome

et fournit un point d'appui satisfaisant pour l'esprit. »

(F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 24;

italiques de Saussure.)

Quelle est donc, selon Saussure la distinction de prin-

cipe entre langage et langue ?

en russe. On peut trouver un bref exposé des vues de Saussure dansl'article déjà indiqué de Schorr et dans l'article de Peterson, « Obscajalingvistika » (Linguistique générale), 1923, vol. 6.

* Toutes les citations françaises du livre sont en français dansle texte original. Rappelons que le russe jazyk désigne le langage,

la langue, et la langue-organe, le russe rec désigne la parole, la langue,

le langage, le discours. J'ai traduit jazyk tantôt par « langage » commedans le titre, tantôt par « langue ». Cependant, pour supprimer l'am-

biguïté, Bakhtine a forgé un nom composé : jazyk-rec (le langage) qu'il

oppose à jazyk kak sistema form (la langue) et vyskazyvanje (renoncia-

tion ou acte de parole) (N. d. T.)

90

Page 93: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

« Pris dans son tout, le langage est multiforme et

hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois

physique, physiologique et psychique, il appartient encore

au domaine individuel et au domaine social ; il ne se

laisse classer dans aucune catégorie des faits humains,

parce qu'on ne sait comment dégager son unité.

La langue, au contraire, est un tout en soi et un prin-

cipe de classification. Dès que nous lui donnons la pre-

mière place parmi les faits de langage, nous introduisons

un ordre naturel dans un ensemble qui ne se prête à

aucune autre classification. » (Op. cit., p. 25.)

Ainsi, pour Saussure, il est indispensable de partir de

la langue comme système de formes dont l'identité se

réfère à une norme et d'éclairer tous les faits de langage

par référence à ses formes stables et autonomes (auto-

réglementées).

Ayant distingué la langue du langage, au sens de la

totalité, sans exception, des manifestations langagières,

Saussure va ensuite distinguer la langue des actes énoncia-

tifs individuels, c'est-à-dire de la parole :

« En séparant la langue de la parole, on sépare dumême coup : premièrement, ce qui est social de ce qui

est individuel ; deuxièmement, ce qui est essentiel de

ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.

La langue n'est pas fonction du sujet parlant, elle est

un produit que l'individu enregistre passivement ; elle

ne suppose jamais de préméditation et la réflexion n'y

intervient que pour l'activité de classement dont il sera

question.

La parole est au contraire un acte individuel de volonté

et d'intelligence dans lequel il convient de distinguer,

premièrement, des combinaisons, par lesquelles le sujet

parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer

sa pensée personnelle, deuxièmement, le mécanisme psy-

cho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combi-

naisons. » (Op. cit., p. 30.)

La parole telle que la comprend Saussure ne saurait

être l'objet de la linguistique ^. Dans la parole, les élé-

23. Saussure, il est vrai, admet la possibilité d'une autre linguistique,

celle de la parole, mais il ne dit pas en quoi elle pourrait consister.

91

Page 94: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

ments relevant de la linguistique ne sont constitués que

par les formes de langue normalisées qui s'y manifestent.

Tout le reste est « accessoire et accidentel ».

Soulignons cette thèse fondamentale de Saussure : la

langue s'oppose à la parole comme le social à l'indivi-

duel. La parole est de la sorte totalement individuelle.

Là se trouve, nous le verrons, le proton pseudos de

Saussure et de toute la tendance de l'objectivisme abstrait.

L'acte individuel de parole-énonciation, repoussé de façon

décisive en lisière de la linguistique, y retrouve cepen-

dant une place comme facteur indispensable de l'histoire

de la langue ^''. Cette dernière, conformément à l'esprit

de toute la seconde orientation, s'oppose rigoureusement

pour Saussure à la langue comme système synchronique.

Dans l'histoire de la langue, avec son caractère individuel

et accidentel, la parole est reine ; c'est pourquoi elle est

régie par des lois complètement différentes de celles qui

régissent le système de la langue.

« C'est ainsi que le "phénomène" synchronique n'a

rien de commun avec le diachronique (p. 129).

La linguistique synchronique s'occupera des rapports

logiques et psychologiques reliant des termes coexistants

et formant système, tels qu'ils sont perçus par la mêmeconscience collective.

La linguistique diachronique étudiera au contraire les

rapports reliant des termes successifs non perçus par

une même conscience collective, et qui se substituent

les uns les autres sans former système entre eux. »

{Op. cit., p. 140 ; italiques de Saussure.)

Ces vues de Saussure sur l'histoire sont très caracté-

ristiques de l'esprit rationaliste qui règne jusqu'à nos

jours sur la seconde orientation de la pensée philoso-

Voici ce qu'il écrit à ce sujet : « Il faut choisir entre deux routesqu'il est impossible de prendre en même temps ; elles doivent être

suivies séparément. On peut à la rigueur conserver le nom de linguis-

tique de la parole. Mais il ne faudra pas la confondre avec la Linguis-

tique proprement dite, celle dont la langue est l'unique objet » {op.

cit., p. 39).

24. Saussure dit : « Tout ce qui est diachronique dans la langue nel'est que par la parole. C'est dans la parole que se trouve le germede tous changements » {op. cit., p. 138).

92

Page 95: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

phico-Iinguistique et pour lequel l'histoire est un domaineirrationnel qui dénature la pureté logique du système

linguistique.

Saussure et son école ne sont pas seuls au pinacle

de l'objectivisme abstrait contemporain. A côté d'eux

nous voyons monter une autre école, l'école sociologique

de Durkheim. Nous y trouvons, comme linguiste, une

figure comme Meillet. Nous ne nous attarderons pas à

une description de ses conceptions ^. Elles s'insèrent

parfaitement dans le cadre des fondements déjà exposés

de la seconde orientation. Pour Meillet également la

«langue ne constitue pas un phénomène social du fait de

sa qualité de processus mais en tant que système stable

de normes linguistiques. La langue telle qu'elle se présente

de l'extérieur à la conscience individuelle et son caractère

contraignant constituent pour lui les traits sociaux fon-

damentaux de la langue.

Nous passerons sous silence les nombreuses écoles et

tendances de la linguistique qui n'entrent pas dans le

cadre des deux orientations que nous avons définies.

Nous dirons cependant quelques mots des néo-grammai-

1

riens, dont le mouvement constitue l'une des manifesta-

tions majeures de la linguistique de la seconde moitié

du XIX* siècle.

Par certaines de leur position, les néo-grammairiens

s'apparentent à la seconde orientation, dont ils mettent en

valeur la composante mineure, physiologique. L'individu j

créateur de la langue est essentiellement pour eux unêtre physiologique. D'un autre côté, dans le domaine psy-

chophysiologique, les néo-grammairiens se sont efforcés

de construire des lois linguistiques calquées sur les scien-

ces naturelles, c'est-à-dire immuables, complètement cou-

pées de tout libre arbitre des individus locuteurs. D'oià

l'idée néo-grammairienne des lois phonétiques (Laut-

gesetze ^^).

25. M. N. Peterson expose les vues de Meillet en liaison av^ec les

fondements de la méthode sociologique de Durkheim dans l'article

déjà cité, « La langue comme manifestation sociale ». Voir la biblio-

graphie qui y fait suite.

26. Les principaux travaux de la tendance néo-grammairienne sont

Osthoff ; Das physiologische und psychologische Moment in der

sprachlichen Formenbildung, Berlin, 1879 ; Brugman et Delbriick,

93

Page 96: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

En linguistique, comme dans toute science spécifique,

il existe essentiellement deux moyens pour se débarrasser

de la corvée que constitue l'obligation d'une réflexion

philosophique sérieuse, fondée sur des principes et consé-

quente. Le premier moyen consiste à ériger d'emblée tous

les principes en axiomes (académisme éclectique) ; l'autre

consiste à écarter tous les principes et à proclamer le fait

{factum) fondement et critère ultime de tout acte cogni-

tif (positivisme académique). L'effet philosophique des

deux procédés pour se débarrasser de la philosophie est

le même, puisque, dans le deuxième cas, on peut fourrer,

au cours de la recherche, dans le sac marqué « fait »»

tous les principes possibles et imaginables. Le choix de

l'un ou l'autre de ces moyens dépend entièrement du

tempérament du chercheur : les éclectiques sont plus

laxistes, les positivistes plus exigeants.

On trouve en linguistique de nombreuses productions

et même des écoles entières (écoles au sens d'étude

scientifico-technique) qui se dispensent de la tâche de se

donner une orientation philosophico-linguistique. Mais

elles n'entrent pas, bien entendu, dans le cadre de notre

exposé. Il y a, enfin, quelques linguistes et philosophes,

que nous n'avons pas mentionnés ici, par exemple Otto

Dietrich et Anton Marty, et que nous citerons plus loin

lors de notre analyse des problèmes de l'interaction lin-

guistique et de la signification.

Nous avons posé en début de chapitre le problème de

la mise en évidence et de la délimitation de la langue

comme objet spécifique de recherche. Nous avons essayé

de découvrir les jalons déjà posés sur la voie de la résolu-

tion de ce problème par les tendances de la pensée philo-

sophico-linguistique qui nous ont précédé. En fin de

compte, nous nous trouvons en face de deux catégories de

jalons posés dans des directions diamétralement oppo-

sées. Il s'agit, d'une part, des thèses du subjectivisme

individualiste et, d'autre part, des antithèses de l'objecti-

visme abstrait. Mais qu'est-ce qui s'avère être le véritable

Grundriss der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Spra-

chen (cinq volumes, 1886). Le programme des néo-grammairiens est

exposé dans l'Avant-propos du livre d'Osthoff et Brugmann, Morpho-

logische Untersuchungen, Leipzig, 1878.

94

Page 97: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

noyau de la réalité linguistique ? L'acte de parole indi-

viduel — renonciation — ou le système de la langue ?

Et quel est donc le mode d'existence de la réalité linguis-

tique ? Evolution créatrice ininterrompue ou immuabi-lité de normes identiques à elles-mêmes ?

95

Page 98: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 5

langue, langage et parole

Dans le chapitre précédent, nous nous sommes efforcés

de représenter de façon complètement objective les deuxorientations de la pensée philosophico-linguistique. Nousdevons maintenant les soumettre à une analyse critique en

profondeur. Cela fait, nous serons en mesure de répondre

à la question posée à la fin du chapitre 4. Commençons par

la critique de la seconde orientation, celle de l'objecti-

visme abstrait.

Avant tout, posons-nous la question suivante : Dansquelle mesure un système de normes immuables, c'est-à-

dire un système de langue, tel que le conçoivent les repré-

sentants de la seconde orientation est-il conforme à la

réalité ? Personne, parmi les représentants de l'objecti-

visme abstrait, ne confère, bien entendu, un caractère deréalité matérielle éternelle au système linguistique. Cesystème s'exprime, il est vrai, par des choses matérielles,

les signes, mais, comme système de formes normalisées, sa

réalité repose sur sa qualité de norme sociale. Les repré-

sentants de cette orientation soulignent constamment, et

cela représente l'une de leurs positions fondamentales, que

le système linguistique constitue un fait objectif externe

à la conscience individuelle et qu'il est indépendant de

cette conscience. Et, pourtant, la langue n'est perçue

comme système de normes rigides et immuables que par

la conscience individuelle et du point de vue de cette cons-

cience.

En réalité, si nous faisons abstraction de la conscience

individuelle subjective, s'opposant à la langue comme sys-

tème de normes imposées, si nous portons un regard véri-

tablement objectif sur la langue, un regard, pour ainsi

dire oblique ou plutôt dirigé d'en haut, nous ne trouverons

96

Page 99: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE^ LANGAGE ET PAROLE

pas trace d'un système de normes immuables. Au contraire,

nous serons confrontés à l'évolution ininterrompue des

normes de la langue. D'un point de vue réellement objectif,

si nous tentons de percevoir la langue en nous détachant

complètement de la perception qu'en aurait un individu

donné à un moment donné, la langue se présente comme uncourant évolutif ininterrompu. Pour l'observateur placé

au-dessus de la langue, le laps de temps dans les limites

duquel on peut construire un système synchronique de la

langue est une fiction.

Ainsi, d'un point de vue objectif, le système synchroni-

que ne correspond à aucun moment effectif du processus

d'évolution de la langue. Et, de fait, pour l'historien de

la langue qui adopte un point de vue diachronique, le

système synchronique n'a pas de réalité et n'a d'autre

rôle que celui de jalon reposant sur une convention et

servant à enregistrer les déviations qui se produisent à

chaque instant, dans la réalité. Le système synchronique

de la langue n'existe que du point de vue de la conscience

subjective du locuteur appartenant à une communautélinguistique donnée à un moment de l'histoire. Objective-

ment, ce système n'existe à aucun moment réel de l'histoire.

Nous pouvons admettre que, pour César, au moment où il

écrivait ses œuvres, la langue latine constituait un système

immuable et intangible de normes fixes, mais, pour l'his-

torien de la langue latine, au moment même ovi écrivait

César, il se produisait un processus ininterrompu de chan-

gement linguistique — même si l'historien n'est pas en

mesure de les enregistrer.

Tout système de normes sociales se trouve dans uneposition analogue ; il n'existe que par rapport à la cons-

cience subjective des individus appartenant à la collectivité

régie par ces normes. Tels sont les systèmes de normes

morales, juridiques, esthétiques (il en existe), etc. Bien

entendu, ces normes sont variées. Elles diffèrent par le

degré de contrainte qu'elles imposent, par l'étendue de

leur diapason social, leur degré de réalité sociale, qui est

fonction de leur rapport plus ou moins lointain à l'infra-

structure, etc. Mais, en tant que normes, elles relèvent

de la même catégorie. Elles n'ont d'existence que par

rapport à la conscience subjective des individus d'une

communauté donnée. Est-ce qu'il s'ensuit que ce rapport

97

Page 100: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

de la conscience subjective à la langue en tant que systèmeobjectif de normes intangibles est privé de toute objecti-

vité ? Non, bien entendu. Correctement compris, ce rap-

port peut être un fait objectif. Supposons que nous disions :

la langue, comme système de normes immuables et intan-

gibles, a une existence objective. Nous ferions là une gros-

sière erreur. En revanche, si nous disons que la langue

constitue, par rapport à la conscience individuelle, unsystème de normes immuables, que tel est le mode d'exis-

tence de la langue pour tout membre d'une communautéImguistique donnée, alors nous aurons exprimé une rela-

tion parfaitement objective. C'est une autre question desavoir si le fait par lui-même est correctement établi, s'il

est bien vrai que la langue se présente pour la conscience

du locuteur comme un système de normes immuables et

immobiles. Nous laisserons cette question en suspens pour

l'instant. Notre but, en tout cas, est d'établir une certaine

relation objective.

Quelle est la position des tenants de l'objectivisme abs-

trait sur ce point ? Est-ce qu'ils affirment que la langue

est un système de normes fixes objectives et intangibles

ou bien se rendent-ils compte que ce n'est le cas que pour

la conscience subjective des locuteurs d'une langue donnée ?

Voici quelle réponse on peut apporter à cette question :

la plupart des tenants de l'objectivisme abstrait ont ten-

dance à affirmer la réalité et l'objectivité immédiates de la

langue comme système de formes normalisées. Chez ces

représentants de la seconde orientation, l'objectivisme

abstrait devient tout bonnement hypostatique. D'autres

représentants de la même orientation (par exemple MeJllet)

sont plus critiques et se rendent bien compte de la nature

abstraite et conventionnelle du système linguistique. Néan-moins, aucun des objectivistes abstraits n'est parvenu à

une compréhension claire et précise du fonctionnement

intrinsèque de la langue comme système objectif. Ils hési-

tent dans la plupart des cas entre les deux acceptions dumot « objectif » tel qu'il est appliqué au système linguis-

tique : l'acception qu'on pourrait mettre entre guillemets

(exprimant le point de vue de la conscience subjective

du locuteur) et celle sans guillemets (objectif au sens pro-

pre). Même Saussure procède ainsi. Il ne résout pas la

question clairement,

98

Page 101: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE, LANGAGE ET PAROLE

Nous devons maintenant nous demander si la langue

existe réellement pour la conscience subjective du loaiteur

uniquement comme système objectif de formes normali-

sées et intangibles. L'objectivisme abstrait a-t-il saisi correc-

tement le point de vue de la conscience subjective dulocuteur ? Le mode d'existence de la langue dans la cons-

cience langagière subjective est-il bien tel ? A cette ques-

tion, nous sommes contraint de répondre par la négative.

La conscience subjective du locuteur ne se sert pas de la

langue comme d'un système de formes normalisées. Un tel|

système n'est qu'une abstraction, dégagée à grand-peine~j

par des procédures cognitives bien déterminées. Le sys-

tème linguistique est le produit d'une réflexion sur la

langue ; celle-ci ne procède nullement de la conscience du

locuteur d'une langue donnée et ne sert pas les buts de

la communication pure et simple .

En réalité, le locuteur se sert de la langue pour ses

besoins énonciatifs concrets (pour le locuteur, la construc-

tion de la langue est orientée vers l'énonciation, vers la

parole). Il s'agit, pour lui, d'utiliser les formes normalisées

(admettons pour l'instant leur légitimité) dans un contexte

concret donné. Pour lui, le centre de gravité de la langue

n'est pas situé dans la conformité à la norme de la forme

utilisée, mais bien dans la nouvelle signification que celle-ci

prend en contexte. Ce qui importe, ce n'est pas l'aspect de '

la forme linguistique, qui reste immuable dans tous les

cas, quels qu'ils soient, oii celle-ci est utilisée. Non, pour

le locuteur, ce qui importe, c'est ce qui permet à la forme

linguistique de figurer dans un contexte donné, ce qui fait

d'elle un signe adéquat dans les conditions d'une situation

concrète donnée. Pour le locuteur, la forme linguistique

n'a pas d'importance en tant que signal stable et toujours

égal à lui-même mais en tant que signe toujours changeant

et souple. Tel est le point de vue du locuteur. /

Mais le locuteur doit également tenir compte du point devue de l'auditeur et décodeur. Serait-ce là qu'entre en jeu .

la norme linguistique ? Eh bien, non, il n'en est pas

vraiment ainsi. Il est impossible de ramener l'acte dedécodage au fait d'identifier une forme linguistique utilisée

par le locuteur comme forme familière, connue, comme onidentifie, par exemple, un signal auquel on n'est pas encore

suffisamment habitué ou une forme d'une langue mal

99

/

Page 102: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

connue. Non, l'essentiel du problème du décodage ne se

ramène certes pas à l'identification de la forme utilisée,

mais bien à sa compréhension dans un contexte concret

précis, à la compréhension de sa signification dans uneénonciation donnée. En bref, il s'agit de percevoir soncaractère de nouveauté et non seulement sa conformité à

la norme. Autrement dit, le récepteur, appartenant à la

même communauté linguistique, considère également la

forme linguistique utilisée comme un signe changeant et

souple et non comme un signal immuable et toujours égal

à lui-même. --

Le processus de décodage (compréhension) ne doit en

aucun cas être confondu avec le processus d'identification.

Ce sont deux processus profondément différents. Ondécode le signe, on ne fait qu'identifier le signal. Le signal

est une unité à contenu immuable, il ne peut rien remplacer,

rien refléter ni réfracter ; il constitue simplement un outil

technique pour désigner tel ou tel objet (précis et

immuable) ou tel ou tel événement, tout aussi précis et

immuable \ Le signal ne saurait relever du domaine de

l'idéologie, il relève du monde des objets techniques, des

instruments de la production au sens large du terme. Sont

plus encore éloignés de l'idéologie les signaux auquels a

affaire la réflexologie. Ces signaux, considérés par rapport

à l'organisme qui les éprouve, à qui ils s'adressent, n'ont

rien à voir avec les techniques de production. Dans ce cas,

ils ne constituent plus des signaux, mais des stimuli d'un

genre particulier. Ils ne sont instruments de production

que dans les mains humaines de l'expérimentateur. Seuls

un malheureux concours de circonstances et les pratiques

indéracinables de la réflexion mécaniste ont pu induire

certains chercheurs à faire de ces « signaux » la clé, prati-

quement, de la compréhension du langage et du psychisme

humains (du discours intérieur).

Tant qu'une forme linguistique ne constitue qu'un signal

et n'est perçue par l'auditeur que comme telle, elle n'a pas

1. Karl Biihler fait dans son article « Vom Wesen der Syntax »,

dans Festschrift fur Karl Vossler, p. 61-69, des distinctions intéres-

santes et astucieuses entre le signal et ses combinaisons (dans le

domaine maritime, par exemple) d'une part et la forme linguistique

et ses combinaisons d'autre part, en liaison avec les problèmes desyntaxe.

100

Page 103: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE, LANGAGE ET PAROLE

pour lui de valeur linguistique. La « signalité » pure

n'existe pas, même dans les phases initiales de l'appren-

tissage du langage. Même à ce stade, la forme est orientée

par le contexte, elle constitue déjà un signe, bien que la

composante de « signalité » et d'identification qui lui est

corrélative soit réelle. Ainsi, l'élément qui fait de la forme

linguistique un signe n'est pas son identité comme signal,

mais sa mutabilité spécifique ; de même que ce qui cons-

titue le décodage de la forme linguistique, ce n'est pas le

fait d'identifier le signal, mais le fait de comprendre le mot

dans son sens particulier, c'est-à-dire de saisir l'orientation

qui est donnée au mot par un contexte et une situation

précis, une orientation vers l'évolution et non vers l'immo-

bilisme ^.

Il n'en découle pas que la composante de « signalité »

et son corrélat, l'identification, n'existent pas dans la lan-

gue. Ils existent bien, mais ne sont pas des constituants

de la langue comme telle. La composante de « signalité »

est dialectiquement déplacée, engloutie par la nouvelle

qualité du signe (c'est-à-dire de la langue comme telle).

Le signal et l'identification sont dialectiquement extraits,

dans la langue maternelle, c'est-à-dire précisément pour les

membres d'une communauté linguistique donnée. Dans le

processus d'assimilation d'une langue étrangère, la « signa-

lité » et l'identification sont éprouvées, ressenties, ne sont

pas encore dominées ; la langue n'est pas encore devenue

langue. L'assimilation idéale d'une langue est atteinte lors-

que le signal est complètement enfoui sous le signe, et

l'identification sous la compréhension ^

2. Nous verrons plus loin que c'est justement la compréhension

au sens propre, la compréhension de l'évolution, qui se trouve à la

base de la réponse, c'est-à-dire de l'interaction verbale. Il est impos-

sible de délimiter strictement l'acte de compréhension et la réponse.

Tout acte de compréhension est une réponse, dans la mesure où il

introduit l'objet de la compréhension dans un nouveau contexte, le

contexte potentiel de la réponse.

3. Le point de vue que nous avançons se trouve, dans la pratique,

et bien qu'il ne soit pas étayé théoriquement, à la base de toutes les

méthodes saines d'enseignement des langues vivantes étrangères. Ces

méthodes se ramènent en substance à la familiarisation de l'enseigné

avec chaque forme de la langue insérée dans un contexte et une situa-

tion concrets. Ainsi, on n'introduit un mot nouveau que par l'inter-

médiaire d'une série de contextes où il figure. Grâce à quoi la com-posante d'identification du mot normalisé est associée d'emblée et

dialectiquement intégrée aux composantes de mutabilité contextuelle,

101

Page 104: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Ainsi, dans la pratique vivante de la langue, la consciencelinguistique du locuteur et de l'auditeur, du décodeur, n'a

pas affaire à un système abstrait de formes normalisées,

mais au langage au sens de la totalité des contextes possi-

bles de telle ou telle forme. Pour l'individu parlant sa

langue maternelle, le mot ne se présente pas comme unmot tiré du dictionnaire, mais comme faisant partie des

énonciations les plus variées des locuteurs A, ou appar-

tenant à la même communauté linguistique, ainsi que des

multiples énonciations de sa propre pratique linguistique.

Pour passer de ce mode de perception du mot à celui qui

le considère comme une forme fixe faisant partie dusystème lexical d'une langue donnée — tel qu'on le trouve

dans le dictionnaire— , il faut adopter une démarche parti-

culière, spécifique. C'est pourquoi les membres d'une

communauté linguistique ne perçoivent normalementjamais le caractère contraignant de normes linguistiques

péremptoires. La forme linguistique ne fait sentir sa signi-

fication normative que dans les moments de conflit,

moments rarissimes et non caractéristiques de l'usage dela langue (pour l'homme contemporain, il s'agit essentielle-

ment de l'expression écrite). Il faut encore ajouter à cela

un concept des plus importants : en fait, la conscience

langagière des sujets parlants n'a que faire de la forme de

la langue en tant que telle, ni de la langue en elle-même.

En réalité, la forme linguistique, nous venons de le

montrer, s'offre toujours aux locuteurs dans le contexte

d'énonciations précises, ce qui implique toujours uncontexte idéologique précis. Dans la réalité, ce ne sont

pas des mots que nous prononçons ou entendons, ce sont

des vérités ou des mensonges, des choses bonnes ou mau-vaises, importantes ou triviales, agréables ou désagréables,

etc. Le mot est toujours chargé d'un contenu ou d'un sens

de différence et de nouveauté. Alors que le mot isolé de son contexte,inscrit dans un cahier et appris en correspondance avec sa significa-

tion en russe, devient pour ainsi dire signal, devient une chose unique,et, au cours du processus de compréhension, la composante d'identi-fication prend trop de poids. En bref, une méthode saine et corrected'enseignement pratique exige que la forme ne soit pas assimilée dansle système abstrait de la langue, comme une forme toujours égale

à elle-même, mais dans la structure concrète de renonciation, commeun signe souple et changeant.

102

Page 105: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE, LANGAGE ET PAROLE

idéologique ou événementiel. C'est ainsi que nous le

comprenons et nous ne réagissons qu'aux paroles qui

éveillent en nous des résonances idéologiques ou ayant trait

à la vie.

Le critère de correction ne s'applique à l'énonciation quedans des situations anormales ou particulières (par exem-ple, l'étude d'une langue étrangère). Dans des conditions

normales, le critère de correction linguistique cède la place

au critère purement idéologique : que l'énonciation soit

correcte nous importe moins que sa valeur de vérité ou de

mensonge, son caractère poétique ou vulgaire, etc. '*. Lalangue, dans son usage pratique, est inséparable de son

contenu idéologique ou ayant trait à la vie. Pour séparer

abstraitement la langue de son contenu idéologique ouexpérientiel, il faut élaborer des procédures particulières

non conditionnées par les motivations de la conscience dulocuteur.

Si nous érigeons cette séparation abstraite en principe, si

nous accordons un statut séparé à la forme linguistique vide

d'idéologie, ce que font certains des représentants de la

seconde orientation, nous ne trouvons plus que des signaux

et non des signes du langage. La séparation de la langue

et de son contenu idéologique constitue l'une des erreurs

les plus grossières de l'objectivisme abstrait.

Ainsi, pour la conscience des individus qui la parlent,

la langue ne se présente absolument pas comme un système

de formes normalisées. Le système linguistique tel qu'il est

construit par l'objectivisme abstrait n'est pas directement

accessible à la conscience du sujet parlant défini par sa

pratique vivante de la communication sociale.

En quoi consiste donc ce système ? Il est clair depuis

le début que ce système résulte d'une analyse abstraite,

qu'il se compose d'éléments isolés abstraitement des unités

réelles de la chaîne parlée, des énonciations. Toute procé-

dure abstraite, pour être légitime, doit être justifiée par unbut théorique et pratique précis. Une démarche abstraite

peut être féconde ou stérile, elle peut être utile pour cer-

tains buts et certaines tâches et pas pour d'autres.

4. C'est pourquoi, comme nous verrons, il est impossible de tomberd'accord avec Vossler sur l'existence d'un « goût linguistique » spéci-

fique et déterminé qui ne se confonde pas à chaque instant avec un« goût » idéologique spécifique (artistique, cognitif, éthique, etc.).

103

Page 106: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

^J''

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Quels sont donc les buts que poursuit l'analyse abstraite

de la langue qui débouche sur le système synchronique ?

En quoi ce système se révèle-t-il productif et utile ? A la

base des méthodes de réflexion linguistique qui débouchent

sur une construction de la langue comme système de formes

normalisées, on trouve les procédures pratiques et théori-

ques élaborées pour l'étude des langues mortes, qui se

sont conservées dans des documents écrits. Il faut souli-

gner avec vigueur que cette approche philologique a été

(^o'^'^J déterminante pour la pensée linguistique du monde euro-

^ péen. Cette pensée est née et s'est nourrie des cadavres

de ces langues écrites. Presque toutes les catégories essen-

tielles, les approches fondamentales et les pratiques de

cette pensée ont été élaborées au cours du processus de

résurrection de ces cadavres. Le philologisme se révèle un

trait inévitable de toute la linguistique européenne, condi-

tionnée qu'elle est par les destinées historiques qui ont

présidé à sa naissance et à son développement. Aussi loin

que nous portions nos regards, vers les temps les plus

reculés, pour suivre l'évolution des catégories et des

méthodes linguistiques, nous trouvons toujours des philo-

logues. Les Alexandrins étaient philologues, de même que

les Romains et les Grecs (Aristote en est un exemple typi-

que), et l'Inde en avait aussi.

Nous pouvons affirmer que la linguistique apparaît oii

et quand sont apparues des exigences philologiques. Les

impératifs de la philologie ont engendré la linguistique,

l'ont bercée et ont laissé dans ses langes le sifflet de la

philologie. Ce sifflet a pour fonction d'éveiller les morts.

Mais, pour se rendre maître de la parole vivante, avec son

évolution ininterrompue, ce sifflet manque de puissance

sonore.

L'accadémicien Nicolas Marr souligne très justement

cette essence philologique de la pensée linguistique indo-

européenne.

« La linguistique indo-européenne, disposant d'un objet

de recherche déjà constitué et formalisé depuis long-

temps, à savoir les langues indo-européennes des épo-

ques historiques, et, qui plus est, tirant toutes ses conclu-

sions des formes figées de langues écrites, parmi les-

quelles les langues mortes sont les plus favorisées, a

été, de toute évidence, incapable de décrire le processus

104

Page 107: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE, LANGAGE ET PAROLE

d'apparition du langage en général et l'origine des diffé-

rentes formes qu'il prend ^. »

Ou bien encore :

« Ce qui crée les plus grands obstacles [pour l'étude

du langage primitif], ce n'est pas la difficulté des recher-

ches en elle-même ou bien l'insuffisance du corpus de

données, c'est notre mode de pensée scientifique, forgé

par une vision du monde traditionnellement philologique

ou culturo-historique ; cette pensée n'a pas été nourrie

d'une conception ethno-linguistique de la parole vivante,

de ses débordements créateurs irrépressibles ^. »

Ces paroles de N. Marr nous paraissent justes, non seule-

ment pour ce qui est des études indo-européennes, qui ont

donné le ton à la linguistique contemporaine, mais égale-

ment pour toute la linguistique, telle que nous la connais-

sons par l'histoire. Oui, la linguistique est partout l'enfant/,

de la philologie. Soumise aux impératifs de la philologieyi

elle s'est toujours appuyée sur des énonciations constituant,/

des monologues fermés, par exemple des inscriptions sur

des monuments anciens, comme s'il s'agissait de la réalité

la plus immédiate. C'est en travaillant sur des monologues

morts, ou plutôt sur des corpus d'énonciations de ce type,

ayant pour unique point commun l'usage de la même lan-

gue, que la linguistique a élaboré ses méthodes et ses

catégories .

Et pourtant l'énonciation-monologue est déjà en elle-

même une abstraction, une abstraction qui, à vrai dire, va

de soi. Toute énonciation-monologue, même s'il s'agit d'une

inscription sur un monument, constitue un élément inalié-

nable de la communication verbale. Toute énonciation,

même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque

chose et est construite comme telle. Elle n'est qu'un| ^/ ,>

maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription

prolonge celles qui l'ont précédée, engage une polémique

avec elles, s'attend à des réactions actives de compréhen-

sion, anticipe sur celles-ci, etc. Toute inscription constitue

5. N. Marr, Po etapan jafeticeskoj teorii {Les étapes de la théorie

japhétique), 1926, p. 269.

6. Ibid., p. 94-95.

105

Page 108: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

une partie inaliénable de la science ou de la littérature oude la vie politique. Une inscription, comme toute énon-ciation-monologue, est prévue pour être comprise, elle est

orientée vers une lecture dans le contexte de la vie scien-

tifique ou de la réalité littéraire du moment, c'est-à-dire

dans le cadre de l'évolution de la sphère idéologique dontelle est partie intégrante.

Le philologue-linguiste l'arrache à cette sphère réelle,

l'appréhende comme un tout isolé, qui se suffit à lui-

même, et ne lui applique pas une compréhension idéolo-

gique active, mais au contraire une compréhension totale-

ment passive, ne comportant pas l'amorce d'une réponse,

alors qu'une compréhension véritable en impliquerait une.

Cette inscription isolée, le philologue se contente de la

comparer, en tant que document linguistique, à d'autres

inscriptions, dans le cadre général d'une langue donnée.

C'est au cours d'un tel processus de comparaison et

d'éclairage mutuel des énonciations d'une langue donnéeque les méthodes et les catégories de la pensée linguistique

, se sont constituées. Une langue morte se présente de toute

' évidence comme une langue étrangère pour le linguiste qui

1l'étudié. C'est pourquoi il est impossible d'affirmer que le

système des catégories linguistiques constitue le produit de

la réflexion épistémologique du locuteur d'une langue

donnée. Il ne s'agit pas d'une réflexion sur la perception

ce la langue maternelle, non, c'est plutôt la réflexion d'une

conscience qui lutte pour se frayer un chemin dans le mondemystérieux d'une langue étrangère.

La compréhension inévitablement passive du philologue-

linguiste se projette sur l'inscription elle-même, sur l'objet

de l'étude linguistique, comme si cette inscription avait

été prévue dès l'origine pour être appréhendée de cette

manière, comme si elle avait été écrite pour les philolo-

gues. Il en résulte une théorie complètement fausse de la

compréhension, laquelle est non seulement le fondement

des méthodes d'interprétation linguistique des textes, mais

également de toute la sémasiologie européenne. Tout l'en-

seignement portant sur le sens et le thème du mot est

empreint de cette conception fausse de la compréhension

comme acte passif, une compréhension du mot qui exclut

par avance et par principe toute réplique.

Nous verrons plus loin que ce type de compréhension

106

Page 109: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE, LANGAGE ET PAROLE

qui exclut par avance toute réplique n'a rien à voir avec

la compréhension du langage. La compréhension de ce

dernier se confond avec une prise de position active

vis-à-vis de ce qui est dit et compris. La compréhension

passive se caractérise justement par une perception nette

de la composante normative du signe linguistique, c'est-à-

dire sa perception comme objet-signal ; corrélativement,

l'identification prend le pas sur la compréhension.

Ainsi, c'est la langue morte-écrite-étrangère qui sert de

base à la conception de la langue issue de la réflexion

linguistique. L'énonciation isolée-jigée-monologuée , coupée

de son contexte langagier et réel, à laquelle s'oppose, non

une réponse potentielle active mais la compréhension

passive du philologue, tels sont les données ultimes et

le point de départ de la réflexion linguistique.

La réflexion linguistique, née au cours du processus

d'acquisition d'une langue étrangère dans un but de recher-

che, a servi encore d'autres buts, non plus de recherche

mais d'enseignement ; il ne s'agit plus de déchiffrer unelangue, mais, une fois déchiffrée, de l'enseigner. Les ins-

criptions tirées de documents heuristiques se transforment

en échantillons scolaires, en classiques de la langue.

Le second problème fondamental de la linguistique :

créer l'outillage indispensable à l'acquisition de la langue

déchiffrée, codifier cette langue dans le but de l'adapter

aux besoins de la transmission scolaire, a marqué lourde-

ment de son sceau la pensée linguistique. La phonétique,

la grammaire, le lexique, ces trois divisions du système de

la langue, les trois centres organisateurs des catégories

linguistiques, se sont formés en fonction des deux tâches

assignées à la linguistique : l'une heuristique et l'autre

pédagogique.

Qu'est-ce qu'un philologue ? Quelles que soient les

différences profondes, d'ordre culturel et historique, qui

séparent les prêtres hindous des savants linguistes contem-

porains, le philologue reste toujours et partout le devin

qui s'efforce de pénétrer le « mystère » de lettres et de

mots étrangers et le maître qui transmet ce qu'il a décrypté

ou hérité de la tradition. Les prêtres ont été, toujours et

partout, les premiers philologues et les premiers linguistes.

L'histoire ne connaît pas un seul peuple dont les écritures

107

Page 110: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

sacrées ou les traditions n'aient pas été rédigées dans unecertaine mesure dans une langue étrangère et incompréhen-

sible pour le profane. Percer le mystère des écritures

saintes, telle a justement été la tâche des prêtres-philo-

logues.

C'est sur ce terrain également que s'est développée la

philosophie du langage depuis les temps les plus reculés :

l'enseignement védique du mot, l'enseignement du logos

chez les penseurs grecs les plus anciens et la philosophie

biblique du mot.

Pour comprendre ces philosophèmes, il convient de ne

pas perdre de vue le fait qu'il s'agit de philosophèmes

de mots étrangers. Prenons un peuple ne disposant que

de sa langue maternelle, pour qui le mot ne peut être quecelui de la langue maternelle, qui n'est pas exposé au motétranger, cryptique, un tel peuple n'aurait jamais créé detels philosophèmes ^. Il y a là un trait stupéfiant : depuis

l'antiquité la plus reculée et jusqu'à nos jours la philo-

sophie du mot et la réflexion linguistique se fondent spéci-

fiquement sur l'appréhension du mot étranger et sur les

problèmes que pose à la conscience la langue étrangère, à

savoir le décryptage et l'enseignement de ses résultats.

Le prêtre védique et le linguiste-philologue contemporain

sont fascinés et subjugués dans leur réflexion sur le lan-

gage par un seul et même phénomène : celui du mot étran-

ger cryptique.

Le mot de la langue maternelle est perçu tout à fait

différemment, avec plus de précision ; il n'est pas habituel-

lement perçu comme étant chargé de toutes les catégorisa-

tions qu'il a engendrées dans la réflexion linguistique et

qu'il engendrait autrefois dans la réflexion philosophico-

religieuse des Anciens. Le mot de la langue maternelle

est perçu comme un frère, comme un vêtement familier,

mieux encore, comme l'atmosphère habituelle dans laquelle

nous vivons et respirons. Il ne présente pas de mystère.

Ce pourrait être le cas dans la bouche d'un étranger, dou-

7. Dans la religion védique, le mot sacré, dans l'usage qu'en fait

l'initié, le serviteur consacré, le prêtre, devient maître de l'Etre, des

dieux et des hommes. Le prêtre omniscient se définit ici comme celui

qui dispose du mot, et c'est en cela que réside son pouvoir. On trouve

cet enseignement dans les Védas. Quant au philosophème du logos

en Grèce ancienne et à l'enseignement du logos à Alexandrie, ils

sont universellement connus.

108

Page 111: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE^ LANGAGE ET PAROLE

blement étranger par sa position hiérarchique, s'il s'agit,

par exemple, d'un chef ou d'un prêtre, mais, dans ce cas,

le mot change de nature, il se transforme extérieurement

ou se détache de son usage quotidien (il devient tabou dans

la vie courante ou bien s'archaïse), cela à condition que

le mot en question ne soit pas, à l'origine, un mot étranger

dans la bouche du chef-envahisseur. C'est dans ces condi-

tions seulement que naît le « » : incipit philosophia,

incipit philologia.

Le fait que la linguistique et la philosophie soient orien-

tées vers le mot étranger n'est pas le produit du hasard oud'un choix arbitraire de la part de ces deux sciences. Non,cette orientation reflète l'immense rôle historique qu'a joué

le mot étranger dans le processus de formation de toutes

les civilisations de l'histoire. Ce rôle a été dévolu au motétranger dans toutes les sphères de la création idéologique

sans exception, depuis la structure socio-politique jusqu'au

code des bonnes manières. C'est bien le mot étranger qui

a été le véhicule de la civilisation, de la culture, de la

religion, de l'organisation politique (les Sumériens vis-à-

vis des Sémites babyloniens ; les Japhétiques vis-à-vis des

Hellènes ; Rome, le christianisme vis-à-vis des peuples

barbares ; Byzance, les « Varègues » et les tribus slaves

du sud vis-à-vis des Slaves de l'Est, etc.). Ce rôle organi-

sateur grandiose du mot étranger, ce mot qui charrie avec

lui des forces et des structures étrangères, ce mot queparfois un jeune peuple envahisseur a trouvé sur le terri-

toire occupé par lui d'une culture ancienne et puissante

(cette dernière asservit alors, pour ainsi dire depuis sa

tombe, la conscience idéologique du peuple envahisseur)

a eu pour résultat le fait que, dans la conscience histo-

rique des peuples, le mot étranger s'est fondu avec l'idée

du. pouvoir, l'idée de la force, l'idée de sainteté, l'idée

de la vérité, et a obligé la réflexion linguistique à s'orienter

de façon privilégiée vers son étude.

Et pourtant la philosophie du langage et la linguistique

n'ont pas encore pris conscience aujourd'hui de l'immense

rôle idéologique joué par le mot étranger. La linguistique

continue à lui être assujettie. Nous avons là, pour ainsi

dire, la dernière vague apportée par le flot jadis créateur

et vivant de la parole étrangère, la dernière péripétie de

sa carrière dictatoriale et génératrice de culture.

109

Page 112: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

C'est pourquoi la linguistique, étant elle-même le pro-

duit du mot étranger, est encore très loin de comprendre

correctement le rôle de celui-ci dans l'histoire de la

langue et de la conscience linguistique. Au contraire, les

études indo-européennes ont abouti à l'élaboration de

catégories d'analyse de l'histoire de la langue qui excluent

complètement toute appréciation correcte du rôle du motétranger. Et pourtant, nous l'avons vu, ce rôle est immense.

L'idée du croisement de langues (de l'interférence lin-

guistique) comme facteur essentiel de l'évolution des

langues, a été mise en avant avec toute la clarté voulue

par Nicolas Marr. Il a également reconnu ce facteur commeessentiel à la résolution du problème de l'origine du lan-

gage.

« L'interférence en général », écrit-il « comme facteur

provoquant l'apparition de formes et de types linguisti-

ques différents, est la source de la formation d'aspects

nouveaux ; cela s'observe et s'étudie dans toutes les

langues japhétiques, et c'est là une des plus grandes

réussites de la linguistique japhétique. (...) C'est un fait

qu'il n'existe pas de langue onomatopéique primitive,

commune à tous les peuples et, comme on le verra, elle

n'a jamais existé ni pu exister. La langue est une créa-

tion de la société, née de l'intercommunication entre

les peuples, provoquée par des impératifs économiques;

la langue constitue un sous-produit de la communication

sociale, qui implique toujours des populations nom-breuses *. »

Dans son article intitulé « De l'origine du langage »,

il dit :

« ... En un mot, la conception qu'a de telle ou telle

langue la soi-disant culture nationale, comme langue

maternelle de masse de toute la population, est anti-

scientifique et irréaliste. Pour l'instant, l'idée d'une lan-

gue nationale commune à toutes les castes, à toutes les

classes, est une fiction. Mieux encore : de même que la

stratification de la société au cours des premières étapes

du développement procède des tribus, c'est-à-dire en fait

8. N. Marr, Po etapam jafeticeskoj teorii (Les étapes de la théorie

japhétique), p. 268.

110

Page 113: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE^ LANGAGE ET PAROLE

de conceptions tribales — celles-ci n'étant pas simples

pour autant — par voie de croisement, de même, les

langues tribales concrètes et, a fortiori, les langues natio-

nales, présentent des types de langue croisés, ces croise-

ments étant constitués d'éléments simples dont l'associa-

tion est à la base de toute langue. L'analyse paléontolo-

gique du langage humain ne va pas plus loin que la mise

en évidence de ces éléments issus des tribus, mais la

théorie japhétique y mène de façon directe et décidée, en

sorte que la question de l'origine du langage sa ramène

à celle de l'apparition de ces éléments, qui ne sont autres

que les dénominations tribales ^. »

Les problèmes de la signification du mot et de l'origine

du langage sortent du cadre de notre recherche. Nousn'examinerons pas ici la théorie du mot étranger chez les

Anciens ^° et nous nous contenterons d'esquisser les caté-

gories issues de l'étude du mot étranger qui ont servi de

base à l'objectivisme abstrait ; nous résumerons ainsi

l'exposé qui précède et le compléterons par une série de

points substantiels ^':

1. Dans les formes linguistiques, la composante norma-tive et stable prévaut sur le caractère changeant.

2. L'abstrait prévaut sur le concret.

3. Le systématique abstrait prévaut sur la vérité histo-

rique.

4. Les formes des éléments prévalent sur celles de

l'ensemble.

5. La substanciation de l'élément linguistique isolé rem-

place la dynamique de la parole.

9. Ibid.. p. 315-316.

10. Ainsi, la perception du caractère magique du mot chez les pre-

miers hommes est fortement maïquée par le mot étranger. Nous avonsen vue ici la totalité des phénomènes concomitants.

11. Il ne faut pas oublier que l'objectivisme abstrait sous sa formerénovée reflète la position du mot étranger au stade où il a perdudans une large mesure, son caractère autoritaire et ses forces créatrices.

De plus, la spécificité de l'appréhension du mot étranger est atténuéedans l'objectivisme abstrait du fait que toutes les catégories fonda-mentales issues de la réflexion de cette école ont été étendues auxlangues vivantes et maternelles. En effet, la linguistique étudie les

langues vivantes comme si elles étaient mortes et la langue maternelle

comme si elle était étrangère. C'est pourquoi le système construit parl'objectivisme abstrait diffère des philosophèmes du mot étranger éla-

borés par les Anciens.

111

Page 114: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

6. Univocité du mot plutôt que polysémie et pluri-

accentuation vivantes.

7. Représentation du langage comme un produit fini,

se transmettant de génération en génération. - _^

8. Incapacité de comprendre la langue de Vintérieu^.

Arrêtons-nous brièvement sur chacune de-ces-^atticu-

larités de la réflexion sur le mot étranger.

La première se passe d'explication. Nous avons déjà

montré que la compréhension qu'a l'individu de sa langue

n'est pas orientée vers l'identification des éléments norma-

lisés du discours, mais vers l'appréciation de leur nouvelle

qualité contextuelle, La construction d'un système de

formes soumises à une norme est une étape indispensable

et importante dans le processus de déchiffrage et de trans-

mission d'une langue étrangère.

Le deuxième point va également de soi si l'on se

réfère à ce que nous avons déjà exposé. L'énonciation-

monologue finie constitue, en fait, une abstraction, Laconcrétisation du mot n'est possible que par l'inclusion

de ce mot dans le contexte historique réel de sa réalisation

primitive. Dans l'énonciation-monologue isolée, les fils qui

reliaient le mot à toute l'évolution historique concrète

ont été coupés.

Troisième point, le formalisme et le systématisme cons-

tituent les traits typiques de toute réflexion s'exerçant

sur un objet tout prêt, pour ainsi dire figé. Cette dernière

particularité se manifeste de différentes façons. Il est

caractéristique qu'habituellement, sinon toujours, c'est

la pensée d'autrui qui est systématisée. Les créateurs

— initiateurs de nouveaux courants idéologiques —n'éprouvent jamais le besoin de formaliser ceux-ci systé-

matiquement, La systématisation commence dès lors qu'on

se sent sous la domination d'une pensée autoritaire reçue

telle quelle. Il faut que se termine l'époque de créativité;

c'est alors seulement que commence la systématisation-

formalisation ; c'est l'affaire des héritiers et des épigones

dominés par la parole d'autrui qui a cessé de résonner.

L'orientation du courant en évolution ne peut jamais

être formaliste et systématisante. C'est pourquoi la

réflexion grammaticale formaliste et systématisante s'est

développée dans toute sa plénitude et toute sa vigueur sur

le terrain des langues mortes, et, qui plus est, seulement

112

Page 115: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE^ LANGAGE ET PAROLE

dans les cas où ces langues ont perdu jusqu'à un certain

point leur emprise et leur caractère autoritaire sacré. Laréflexion grammaticale à caractère formalo-systématique a

été contrainte inévitablement d'adopter à l'égard des lan-

gues vivantes une position conservatrice et académique,

c'est-à-dire de traiter la langue vivante comme si elle était

achevée, ce qui implique une attitude hostile vis-à-vis de

toutes les innovations linguistiques. La réflexion linguis-

tique à caractère formalo-systématique est incompatible

avec une approche historique et vivante de la langue.

Du point de vue du système, l'histoire se présente toujours

comme une série de destructions dues au hasard.

Quatrièmement, la linguistique, nous l'avons vu, est

orientée vers l'étude de i'énonciation-monologue isolée.

On étudie des documents historiques vis-à-vis desquels

le philologue adopte une attitude de compréhensionpassive. Ainsi, tout le travail se déroule dans les limites

d'une énonciation donnée. Les limites elles-mêmes derenonciation en tant que tout ne sont guère perçues. Letravail de recherche se ramène à l'étude des liens imma-nents à l'intérieur du territoire de l'énonciation. Tous les

problèmes de ce qu'on pourrait appeler la « politique

extérieure » de l'énonciation demeurent en dehors duchamp de l'observation. Par conséquent, toutes les rela-

tions qui sortent des limites de I'énonciation-monologue

constituent un tout. Il va de soi que ce tout lui-même,

ainsi que ses formes, restent également en dehors duchamp de la réflexion linguistique. Et, de fait, celle-ci ne

s'aventure guère au-delà des éléments constitutifs de

I'énonciation-monologue. Sa portée maximale est celle de

la phrase complexe (la période). La construction de l'énon-

ciation complète, la linguistique en laisse la responsabilité

à d'autres disciplines : la rhétorique et la poétique. Elle-

même est incapable d'aborder les formes de composition

du tout. C'est pourquoi il n'y a d'une manière générale

aucun lien ni aucune transition progressive entre les

formes des éléments constituant l'énonciation et les formes

du tout dans lequel celle-ci s'insère. Il y a un fossé entre

la syntaxe et les problèmes de la composition du discours.

Cela est tout à fait inévitable, car les formes de l'énoncia-

tion constituant un tout ne peuvent être perçues et com-prises qu'en liaison avec les autres énonciations complètes

113

Page 116: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

^

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

^ dans le cadre d'une sphère idéologique unique. Ainsi, les

formes de l'énonciation artistique, de l'œuvre littéraire,

Inè^peuvent être appréhendées que dans l'unicité de la vie

'littéraire en liaison permanente avec les autres formes

littéraires. Si l'on enferme l'œuvre littéraire dans l'unicité

de la langue comme système, si on l'étudié comme un

document linguistique, on ruine l'approche de ses formes

dans le cadre global de la littérature. Il y a un abîme entre

les deux approches : celle qui réfère l'œuvre au système

linguistique et celle qui la réfère à l'unicité concrète de

la vie littéraire. Cet abîme est impossible à franchir sur

la base de l'objectivisme abstrait.

Cinquièmement, la forme linguistique ne constitue

qu'un élément isolé abstraitement du tout dynamique de

la parole, de renonciation. Bien entendu, cette démarche

abstraite se révèle légitimée lorsqu'elle sert des objectifs

linguistiques déterminés. Cependant, l'objectivisme abs-

trait dote la forme linguistique d'une substance propre,

en fait un élément réellement isolable, capable d'assumer

une existence historique séparée, indépendante. Cela se

comprend parfaitement, puisqu'on nie au système, en tant

que tout, le droit au développement historique. L'énon-

ciation en tant que tout n'existe pas pour la linguistique.

En conséquence, il ne subsiste que les éléments du système,

c'est-à-dire les formes linguistiques isolées. Elles seules

peuvent soutenir le choc de l'histoire.

De cette façon, l'histoire de la langue devient l'histoire

de formes linguistiques séparées (phonétiques, morpholo-

giques et autres), se développant au mépris du système

dans son ensemble, et en dehors de toute référence à

renonciation concrète '". Vossler dit très justement, à pro-

pos de l'histoire de la langue telle que la conçoit l'objec-

tivisme abstrait :

« On peut comparer grossièrement l'histoire de la

langue, telle que nous la montre la grammaire historique,

à l'histoire du costume ; cette dernière n'est pas un reflet

de la conception de la mode ou du goût d'une époque;

elle nous fournit des listes ordonnées chronologiquement

et géographiquement de boutons, d'épingles, de chapeaux

12. L'énonciation ne constitue que le milieu indifférent oii s'opère le

changement des formes de la langue.

114

Page 117: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE^ LANGAGE ET PAROLE

et de rubans. En grammaire historique, ces boutons et

rubans s'appellent, par exemple, /e/ ouvert ou fermé,

/t/ sourd ou /d/ sonore, etc. '^. »

Sixième point. Le sens du mot est entièrement déter-miné par son contexte. En fait, autant de contextes, autant

!

';

de significations possibles ^'*, Néanmoins, le mot ne cesse

pas pour autant d'être un. Il ne se désagrège pas en autant

de mots qu'il existe de contextes où il peut s'insérer. Bien

entendii.,_çette^iinicité du mot n'est pas seulement assurée

par l'unicité de s^alrmiiposirton phonétique, il y a aussi une

unicité inhérente à toutes ses significations. Commentconcilier la polysémie du mot érigée en principe et son

unicité ? C'est ainsi que nous pouvons formuler, grossière-1

ment et de façon élémentaire, le problème fondamental de '

la sémantique. Ce problème ne peut être résolu que par

la dialectique. Quels procédés emploie l'objectivisme abs-

trait ? Il met l'accent sur la composante d'unicité du mot

au détriment de la pluralité de ses significations. Cette

pluralité est perçue comme analogue à des harmoniques

occasionnelles d'un seul et même signifié stable et ferme.

L'attitude du linguiste est diamétralement opposée à l'atti-

tude de compréhension vivante qui caractérise les sujets

parlants engagés dans un processus de communication ver-

bale. Lorsqu'il aligne les contextes possibles d'un mot

donné, le philologue-linguiste met l'accent sur le facteur

de conformité à la norme ; ce qui l'intéresse, c'est d'extraire,/

de ces contextes mis côte à côte une détermination hors

contexte, afin de pouvoir enfermer le mot dans un diction-

naire. Ce processus d'isolement du mot, de stabilisation de

sa signification hors contexte, se renforce encore par la

juxtaposition des langues, c'est-à-dire par la recherche du

mot parallèle dans une autre langue. La recherche linguis-

tique construit la signification à partir du point de conver- ,'

gence d'au moins deux langues. Ce travail du linguiste se

complique encore du fait qu'il crée la fiction d'un découpage

unique de la réalité, reflété dans la langue. C'est l'objet

unique, toujours égal à lui-même, qui assure l'unicité du

13. Cf. l'article de Vossler déjà cité « Grammaire et histoire de la

langue », p. 170.

14. Nous ne nous occuperons pas pour l'instant de distinguer la

signification et le thème. Ce sera l'objet du chapitre 7.

115

Page 118: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

sens. La fiction du mot qui décalque la réalité contribueencore plus à geler sa signification. L'association dialecti-

que de l'unicité et de la pluralité devient impossible sur

cette base.

Nous citerons encore une autre erreur grossière del'objectivisme abstrait : dans l'esprit de ses représentants,

les différents contextes où apparaît un mot quelconquesont disposés sur un seul et même niveau. Ces contextes

donnent naissance à une série d'énonciations fermées qui

s'autocensurent et vont toutes dans la même direction.

Dans la réalité, c'est loin d'être le cas : les contextes possi-

bles d'un seul et même mot sont souvent en opposition.

Les répliques d'un dialogue en constituent un cas classique.

Ici, un seul et même mot figure dans deux contextes enlutte l'un contre l'autre. Il est vrai que le dialogue cons-

titue un cas particulièrement évident et ostentatoire de

contextes orientés différemment. On peut dire, cependant,

que toute énonciation réelle, quelle qu'en soit la forme,

contient toujours, de façon plus ou moins nette, l'indica-

tion de l'accord avec quelque chose ou du refus de quelque

chose. Les contextes ne sont pas simplement juxtaposés,

comme s'ils étaient indifférents les uns aux autres, mais

ils se trouvent dans une situation d'interaction et de lutte

tendue et ininterrompue. Le déplaceinent de l'accent de

valeur du mot d'un contexte à l'autre est totalement ignoré

par la linguistique et ne trouve aucun écho dans l'ensei-

gnement sur l'unicité de la signification. Bien que les

accents de valeur soient privés de substance, c'est la plura-

lité d'accents du mot qui rend celui-ci vivant. Le problème

de la jpluri-accentuation doit être lié étroitement à celui de

la polysémie. C'est seulement ainsi que les deux problèmes

pourront être résolus. Or, ce lien est absolument impossi-

ble à établir sur la base de l'objectivisme abstrait, étant

donné ses principes. La linguistique se débarrasse des

accents de valeur en même temps que de l'énonciation (la

parole '^).

Septièmement, selon l'enseignement de l'objectivisme

abstrait, la langue, en tant que produit fini se transmet

de génération en génération. Bien entendu, les représen-

tants de la seconde orientation considèrent cette transmis-

15. Les positions exprimées ici seront étayées dans le chapitre 7.

116

Page 119: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE, LANGAGE ET PAROLE

sion de la langue telle un objet, par héritage, sous unangle métaphysique ; mais, cette assimilation ne constitue :

pas seulement chez eux une métaphore. En donnant corps;

au système de la langue et en traitant les langues vivantes

comme si elles étaient mortes et étrangères, l'objectivisme

abstrait coupe la langue du courant de la communication

verbale. Ce courant va de l'avant de façon continue, alors

que la langue, telle un ballon, rebondit de génération en

génération. Et, pourtant, la langue avance en mêmetemps que ce courant et en est inséparable. En fait, la

langue ne se transmet pas, elle dure et perdure sous la

forme d'un processus d'évolution ininterrompu. Les indi-

vidus ne reçoivent pas en partage une langue prête à

l'usage, ils prennent place dans le courant de communi- ;'

cation verbale, ou, plus exactement, leur conscience ne i

sort des limbes et ne s'éveille que grâce à son immersion

dans ce courant. C'est seulement au cours du processus

d'acquisition d'une langue étrangère que la conscience

constituée — grâce à la langue maternelle — se trouve

en présence d'une langue toute faite, qu'il ne lui reste plus

qu'à assimiler. La langue maternelle n'est pas acquise par v

les individus, c'est en elle et par elle qu'a lieu leur premier

éveil ^^

Huitième point. L'objectivisme abstrait, nous l'avons

vu, ne sait pas lier l'existence de la langue dans le cadre

abstrait de la synchronie avec son évolution. En tant que

système de formes soumises à des normes, la langue existe

pour la conscience du locuteur ; en tant que processus

d'évolution, elle n'a d'existence que pour l'historien. Ce

qui exclut la possibilité d'associer activement la conscience

du locuteur au processus d'évolution historique. La

conjonction dialectique de la nécessité et de la liberté,

plus, si j'ose dire, la responsabilité en matière de langue,

devient alors impossible. C'est le règne d'une conception

purement mécaniste de la nécessité dans le domaine de

la langue. Il ne fait aucun doute que ce trait de l'objec-

tivisme abstrait est lié à l'orientation irresponsable de cette

école vers les langues mortes.

16. Le processus d'assimilation de la langue maternelle par l'enfant )

est un processus d'intégration progressive de l'enfant dans la commu- !

nication verbale. Au fur et à mesure de cette intégration, sa conscience,'

se forme et reçoit son contenu.(

117

Page 120: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Il nous reste à tirer les conclusions de notre analyse

critique de l'objectivisme abstrait. Le problème que nousavons posé au début du quatrième chapitre, celui de la

réalité des phénomènes linguistiques comme objet d'étude

spécifique et unique, se trouve incorrectement résolu. Lalangue, comme système de formes renvoyant à une norme,n'est qu'une abstraction, qui ne peut être démontrée sur

le plan théorique et pratique que sous l'angle du décryp-

tage d'une langue morte et de l'enseignement de celle-ci.

Ce système ne peut servir de base à la compréhensionet à l'explication des faits de langue dans leur vie et leur

évolution. Au contraire, il nous éloigne de la réalité évo-

lutive et vivante de la langue et de ses fonctions sociales,

quoique les partisans de l'objectivisme abstrait aient des

prétentions à la signification sociologique de leur point

de vue. A la base des fondements théoriques de l'objecti-

visme abstrait, nous retrouvons les prémisses d'une vision

du monde rationaliste et mécaniste, qui sont moins quetous autres favorables à une conception correcte de l'his-

toire ; or, la langue est un phénomène purement historique.

Serait-ce que les principes fondamentaux de la première

orientation, celle du subjectivisme individualiste, sont les

bons ? Peut-être est-ce bien lui qui a réussit à toucher du

doigt la véritable nature du langage ? Ou la vérité se

trouve-t-elle à mi-chemin, constituant un compromis entre

la première et la deuxième orientation, entre les thèses

du subjectivisme individualiste et les antithèses de l'objec-

tivisme abstrait ?

Nous supposons qu'ici comme partout la vérité ne se

trouve pas exactement dans le juste milieu, dans uncompromis entre la thèse et l'antithèse ; la vérité se trouve

au-delà, plus loin, elle manifeste un refus égal de la thèse

comme de l'antithèse, et constitue une synthèse dialec-

tique. Les thèses de la première orientation, ncros le ver-

rons dans le chapitre suivant, ne soutiennent pas mieuxla critique que celles de la seconde.

Nous désirons maintenant attirer l'attention sur ce qui

suit : l'objectivisme abstrait, considérant que seul le

système linguistique peut rendre compte des faits de lan-

gue, a repoussé l'énonciation, l'acte de parole, commeétant individuel. C'est là, nous l'avons dit, que se trouve

le proton pseudos, le « premier mensonge », de l'objecti-

118

Page 121: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LANGUE^ LANGAGE ET PAROLE

visme abstrait. Le subjectivisme individualiste, au contraire,

ne prend en compte que la parole. Mais lui aussi consi-

dère l'acte de parole comme individuel et c'est pour cela

qu'il s'efforce de l'expliquer par les conditions de la vie

psychique individuelle du sujet parlant. C'est là son proton

pseudos à lui.

En réalité, l'acte de parole, ou, plus exactement son

produit, renonciation, ne peut nullement être considéré

comme individuel au sens étroit de ce terme ; il ne peut

être expliqué par référence aux conditions psychophysio-

logiques du sujet parlant. L'énonciation est de nature

sociale. Cette thèse, il nous appartient de l'étayer dans

le prochain chapitre.

119

Page 122: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 6

rinteraction verbale

La seconde orientation de la pensée philosophico-

linguistique, est liée, nous l'avons vu, au rationalisme et

au néo-classicisme. La première orientation, celle du sub-

jectivisme individualiste, est liée au romantisme. Le roman-tisme fut, dans une large mesure, une réaction contre le

mot étranger et la domination qu'il exerce sur les catégo-

ries de pensée. Le romantisme a été très nettement uneréaction contre la dernière récidive du mot étranger pourexercer sa domination culturelle : contre les époques dela Renaissance et du classicisme. Les romantiques ont

été les premiers philologues de la langue maternelle, les

premiers à tenter de réorganiser totalement la réflexion

linguistique sur la base de l'activité mentale en langue

maternelle, prise comme médium du développement dela conscience et de la pensée. Il est vrai que les

romantiques n'en sont pas moins restés des philologues

au sens étroit du terme. L'effort de révolutionner la

réflexion sur la langue, qui s'était formée tout au long

des siècles et était toujours demeurée conservatrice, était,

bien entendu, au-dessus de leurs forces. Néanmoins, de

nouvelles catégories furent introduites dans la réflexion

linguistique, qui donnèrent ensuite naissance aux particu-

larités spécifiques de la première orientation. Il est carac-

téristique que les représentants du subjectivisme indivi-

dualiste, qui sont spécialistes de langues modernes, sont

encore aujourd'hui principalement des romanistes (Vossler,

Léo Spitzer, Lorck et al.).

Cependant, le subjectivisme individualiste s'appuie éga-

lement sur l'énonciation-monologue comme point de départde sa réflexion sur la langue. Il est vrai que ses représen-

tants ont abordé la langue, non du point de vue du phi-

120

Page 123: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

lologue à la compréhension passive, mais du point de vue

du locuteur lui-même, exprimant sa propre pensée, en

quelque sorte de l'intérieur.

Comment se présente l'énonciation-monologue du point

de vue du subjectivisme individualiste ? Nous avons vu

qu'elle se présente comme un acte purement individuel,

comme une expression de la conscience individuelle, de

ses visées, de ses intentions, de ses impulsions créatrices,

de ses goûts, etc. La catégorie de l'expression est cette

catégorie générale, de rang supérieur, qui englobe l'acte

de parole, renonciation.

Mais qu'est-ce donc que l'expression ? En voici la défi-

nition la plus simple et la plus grossière : tout chose qui,

s'étant formée et déterminée d'une façon ou d'une autre

dans le psychisme de l'individu, s'extériorise objectivement

pour autrui à l'aide de l'un ou l'autre code de signes exté-

rieurs.

L'expression comporte donc deux facettes : le contenu

(intérieur) et son objectivation extérieure pour autrui (ou

bien encore pour soi-même). Toute théorie de l'expression,

quels que soient le raffinement et la complexité des

formes qu'elle peut prendre, doit tenir compte, inévita-

blement, de ces deux facettes : tout l'acte expressif se

joue entre elles. Par conséquent, la théorie de l'expression

doit admettre que le contenu à exprimer peut se constituer

et exister en dehors de l'expression, qu'il commence à

exister sous une forme donnée, pour passer ensuite à une

autre forme. Car, s'il en allait autrement, si le contenu

à exprimer existait dès l'origine sous la forme de l'expres-

sion, s'il y avait entre le contenu et l'expression un passage

quantitatif (au sens d'un éclaircissement, d'une différen-

ciation, etc.), alors tout la théorie de l'expression s'effon-

drerait. La théorie de l'expression suppose inévitablement

un certain dualisme entre ce qui est intérieur et ce qui est

extérieur, avec une primauté certaine du contenu intérieur,

étant donné que tout acte d'objectivation (expression)

procède de l'intérieur vers l'extérieur. Ses sources sont

intérieures. Ce n'est pas un hasard si la théorie du subjec-

tivisme individualiste, comme toutes les théories de l'ex-

pression, n'a pu se développer que sur un terrain idéaliste

et spiritualiste. Tout ce qui est essentiel est intérieur, ce

qui est extérieur ne devient essentiel qu'au titre de récep-

121

Page 124: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

tacle du contenu intérieur, de moyen d'expression del'esprit.

Il est vrai qu'en s 'extériorisant le contenu intérieur

change d'aspect, puisqu'il est contraint de s'approprier le

matériau extérieur, lequel dispose de ses propres règles,

qui sont étrangères à la pensée intérieure. Au cours duprocessus de maîtrise du matériau, de sa soumission, de

sa transformation en médium obéissant de l'expression,

le contenu de l'activité mentale à exprimer change de

nature et se trouve acculé au compromis. C'est pourquoi

l'idéalisme, qui a donné naissance à toutes les théories de

l'expression, a engendré également des théories rejetant

complètement l'expression, considérée comme déformation

de la pureté de la pensée intérieure \ En tout cas, toutes les

forces créatrices et organisatrices de l'expression sont bien

à l'intérieur. Ce qui est extérieur ne constitue que le maté-

riau passif de ce qui est à l'intérieur. Pour l'essentiel,

l'expression se construit à l'intérieur ; son extériorisation

n'en constitue que la traduction. Il en résulte que la

compréhension, le commentaire et l'explication du fait idéo-

logique doivent être dirigés vers l'intérieur, c'est-à-dire aller

en sens inverse de l'expression : procédant de l'objecti-

vation extérieure ; l'explication doit s'infiltrer vers ses

racines formatrices internes. Telle est la conception de

l'expression dans le subjectivisme individualiste.

La théorie de l'expression qui sert de fondement à la

première orientation de la pensée philosophico-linguistique

est radicalement fausse. L'activité mentale — le contenuà exprimer et son objectivation externe — sont créés, onl'a vu, à partir d'un seul et même matériau, puisqu'il

n'existe pas d'activité mentale sans expression sémiotique.

Par conséquent, il faut éliminer d'emblée le principe d'une

distinction qualitative entre le contenu intérieur et l'expres-

sion extérieure. Qui plus est, le centre organisateur et

formateur ne se situe pas à l'intérieur, c'est-à-dire dans

le code des signes intérieurs, mais bien à l'extérieur. Cen'est pas l'activité mentale qui organise l'expression, mais

1. « La pensée exprimée par la parole est un mensonge » (Tchout-chev). « Oh, si seulement on pouvait exprimer son âme sans paroles. »

(Fet). Ces deux déclarations sont typiques du romantisme idéaliste.

122

Page 125: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

au contraire c'est l'expression qui organise l'activité men- j^ I

taie, qui la modèle et détermine son orientation. ^

Quelle que soit la composante de l'expression-énoncia-

tion que nous considérions, elle sera déterminée par les

conditions réelles de renonciation en question, c'est-à-dire

avant tout par la situation sociale la plus immédiate.

En effet, l'énonciation est le produit de l'interaction

de deux individus socialement organisés et, même s'il n'y

a pas un interlocuteur réel, on_peut_substituer à celui-ci

le représentant moyen du groupe social auquel appartient

le locuteur. Le mot s'adresse à un interlocuteur ; il est,

fonction de la personne de cet interlocuteur : il variera ^^/^selon qu'il s'agit d'un homme du même groupe social ou r^,

pas, selon qu'il est inférieur ou supérieur dans la hiérarchie ^t'

sociale, selon qu'il est lié ou non au locuteur par des liens

sociaux plus ou moins étroits (père, frère, mari, etc.) Il

ne peut y avoir d'interlocuteur abstrait ; nous n'aurions

pas de langage commun avec un tel interlocuteur, ni au

sens propre ni au sens figuré. Si nous avons la prétention

quelquefois de penser et de nous exprimer urhi et orbi,

en réalité, nous voyons bien sûr « la ville et le monde »

au travers du prisme du milieu social concret qui nous

englobe. Dans la plupart des cas, il faut supposer en outre

un certain horizon social défini et établi qui détermine la

création idéologique du groupe social et de l'époque à

laquelle nous appartenons, un horizon contemporain de

notre littérature, de notre science, de notre morale, de

notre droit.

Le monde intérieur et la réflexion de chaque individu

sont dotés d'un auditoire social propre bien établi, dans

l'atmosphère duquel se construisent ses déductions inté-

rieures, ses motivations, ses appréciations, etc. Plus l'in-

dividu est acculturé, plus l'auditoire en question se

rapproche de l'auditoire moyen de la création idéologique,

mais en tout cas l'interlocuteur idéal ne peut sortir des

frontières d'une classe et d'une époque bien définies.

Cette orientation du mot en fonction de l'interlocuteur

a une grande importance. En fait, tout mot comporte deux

faces. Il est déterminé tout autant par le fait qu'il procède

de quelqu'un que par le fait qu'il est dirigé vers quelqu'un.

Il constitue justement le produit de l'interaction du locu-

teur et de l'auditeur. Tout mot sert d'expression à l'un

123

Page 126: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

par rapport à l'autre. A travers le mot, je me définis par

rapport à l'autre, c'est-à-dire, en dernière analyse, vis-à-

vis de la collectivité. Le mot est une sorte de pont jeté

entre moi et les autres. S'il prend appui sur moi à uneextrémité, à l'autre extrémité il prend appui sur moninterlocuteur. Le mot est le territoire commun du locuteur

et de l'interlocuteur.

Mais comment se défiit le locuteur ? En effet, si le

mot ne lui appartient pas complètement, puisqu'il se

situe dans une espèce de zone frontalière, il lui en revient

néanmoins une bonne moitié. A un certain moment, le

locuteur est incontestablement seul maître du mot, qui est

alors sa propriété inaliénable. Cet instant est celui del'acte physiologique de matérialisation du mot. Mais la

catégorie de la propriété n'est pas applicable à cet acte,

dans la mesure où il est purement physiologique.

Si, au contraire, nous considérons, non pas l'acte phy-

sique de matérialisation du son, mais la matérialisation dumot comme signe, alors la question de la propriété devient

beaucoup plus compliquée. Outre le fait que le mot,comme signe, est extrait par le locuteur d'un stock social

de signes disponibles, la réalisation de ce signe social dans

renonciation concrète est elle-même entièrement déter-

minée par les relations sociales. L'individualisation sty-

listique de renonciation dont parlent les vosslériens cons-

titue justement ce reflet de l'interrelation sociale, dans le

contexte de laquelle se bâtit une énonciation donnée. Lasituation sociale la plus immédiate et le milieu social plus

large déterminent entièrement, et cela de l'intérieur, pourainsi dire, la structure de Vénonciation .

En vérité, quelle que soit renonciation considérée,

même s'il ne s'agit pas d'une information factuelle (la

communication, au sens étroit), mais de l'expression ver-

bale d'un besoin quelconque, par exemple la faim, il est

certain qu'elle est entièrement orientée socialement. Elle

est déterminée tout d'abord de la façon la plus immédiate

par les participants à l'acte de parole, proches et éloignés,

en liaison avec une situation bien précise ; la situation

f^içonne renonciation, lui imposant telle résonance et pas

telle autre, par exemple l'exigence ou la requête, l'affir-

mation de droits ou la prière demandant grâce, un style

alambiqué ou simple, l'assurance ou la timidité, etc. La

124

Page 127: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

situation et les participants les plus immédiats déter-

minent la forme et le style occasionnels de renonciation.

Les couches plus profondes de sa structure sont déter-

minées par les contraintes sociales plus substantielles et

plus durables auxquelles le locuteur est soumis.

Si nous prenons renonciation au stade initial de son

développement, « dans l'âme », le fond des choses n'en

sera pas changé, étant donné que la structure de l'activité

mentale est tout aussi sociale que celle de son objectivation

extérieure. Le degré de conscience, de clarté, d'achèvement

formel de l'activité mentale est directement proportionnel

à son degré d'orientation sociale.

En fait, la simple prise de conscience, même confuse,

d'une sensation quelconque, disons la faim, peut se passer

d'une expression extérieure mais non d'une expression

idéologique ; tant il est vrai que toute prise de conscience

implique discours intérieur, intonation intérieure et style

intérieur, même rudimentaires. La prise de conscience de

la faim peut s'accompagner de déprécation, de rage, de

regret ou d'indignation. Nous n'énumérons ici que les

nuances les plus grossières et les plus marquées de l'into-

nation intérieure ; en réalité, l'activité mentale peut être

ponctuée d'intonations fines et complexes. L'expression

extérieure, dans la plupart des cas, ne fait que prolonger et

éclaircir l'orientation prise par le discours intérieur, et

les intonations qu'il contient.

De quelle manière la sensation intérieure de la faim

sera-t-elle ponctuée ? Cela dépend en même temps de la

situation immédiate oij se situe la perception et de la

situation sociale de l'affamé en général. En eflet, ce sont

là les conditions qui déterminent dans quel contexte

appréciatif, sous quel angle social, la sensation de la faim

sera reçue. Le contexte social immédiat détermine quels

seront les auditeurs possibles, amis ou ennemis, vers qui

seront orientées la conscience et la sensation de la faim :

est-ce qu'on lancera ses imprécations contre la nature

ingrate, contre soi-même, la société, un groupe social

déterminé, un individu donné ? Bien entendu, il faut

distinguer des degrés dans la conscience, la clarté, la diffé-

renciation de cette orientation sociale du vécu mental.

Mais il est sûr que hors d'une orientation sociale à carac-

tère appréciatif il n'est pas d'activité mentale. Même les

125

Page 128: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

pleurs du nourrisson sont orientés vers la mère. On peut

décrire la faim en y adjoignant un appel à la révolte, à

l'agitation ; l'activité mentale sera alors structurée en

fonction d'un appel potentiel, en vue de provoquer

l'agitation ; la prise de conscience peut prendre la forme

de la protestation, etc.

Dans la relation à un auditeur potentiel (qui est quelque-

fois tout à fait réel), on peut distinguer deux pôles, deux

limites, à l'intérieur desquelles se font la prise de cons-

cience et le façonnage idéologique. L'activité mentale

oscille de l'un à l'autre. Appelons par convention ces deux

pôles activité mentale du moi tt activité mentale du nous.

En fait, l'activité mentale du moi tend vers l'auto-

élimination ; à mesure qu'elle se rapproche de sa limite,

elle perd son modelage idéologique et par conséquent son

degré de conscience, se rapprochant ainsi de la réaction

physiologique de l'animal. L'activité mentale dilapide alors

son potentiel, son ébauche d'orientation sociale et perd

par là même sa représentation verbale. Des activités men-

tales séparées ou même des séquences entières peuvent

tendre vers le pôle du moi, gâchant ainsi leur clarté et

leur modelage idéologique, faisant la preuve que la cons-

cience est incapable de s'enraciner socialement ^.

L'activité mentale du nous n'est pas une activité à

caractère primitif, grégaire : c'est une activité différen-

ciée. Mieux encore, la différenciation idéologique, la crois-

sance du degré de conscience, sont directement propor-

tionnels à la fermeté et à la stabilité de l'orientation

sociale. Plus la collectivité à l'intérieur de laquelle l'indi-

vidu s'oriente est forte, bien organisée et différenciée,

plus le monde intérieur de celui-ci est net et complexe.

Différents degrés de l'activité mentale du nous et diffé-

rents types de modelage idéologique sont possibles.

Admettons que l'homme affamé prenne conscience de

sa faim au milieu d'une foule hétéroclite d'affamés dont

l'état est dû au hasard (malchanceux, mendiants, etc.).

L'activité mentale de cet individu isolé, déclassé, aura

une coloration spécifique et va tendre vers des formes

2. Sur la possibilité pour une série de réactions sexuelles humainesd'échapper au contexte social et la perte qui y est liée de la verbalisa-

tion consciente du vécu, voir^ Frejdizm^ op. cit., p. 135-136.

126

Page 129: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

idéologiques déterminées, dont la gamme peut être assez

étendue : la résignation, la honte, le sentiment de dépen-

dance et bien d'autres tonalités teinteront son activité

mentale. Les formes idéologiques correspondantes, c'est-à-

dire l'aboutissement de cette activité mentale, seront,

selon les cas, soit la protestation individualiste du gueux,

soit la résignation mystique du pénitent.

Admettons maintenant que l'afîamé appartienne à unecollectivité où la faim n'est pas due au hasard, oii elle

est une réalité collective, mais oii cependant il n'existe

pas de lien matériel solide entre les affamés, de sorte queceux-ci ont faim chacun de leur côté. C'est, le plus souvent,

la situation des paysans. La collectivité (le mir -) éprouve

la faim, mais ses membres sont matériellement isolés, ils

ne sont pas liés par une économie commune, chacun

supporte la faim dans le petit monde clos de sa propre

exploitation. Les membres de la collectivité ne sont pas

soudés par l'unité d'action. Dans ces conditions prédo-

minera une conscience de la faim faite de résignation,

mais dépourvue de sentiment de honte ou d'abaissement :

chacun se dit : « Puisque tout le monde souffre en silence,

alors moi aussi. » C'est sur ce terrain que se développent

les systèmes philosophiques et religieux fondés sur le

fatalisme et la résignation dans l'adversité (les premiers

chrétiens, les tolstoïens, etc.).

C'est d'une tout autre manière que la faim sera ressen-

tie par les membres d'une collectivité unie par des liens

matériels objectifs (bataillon de soldats, ouvriers réunis à

l'intérieur de l'usine, journaliers dans une grande exploi-

tation agricole de type capitaliste, enfin classe sociale tout

entière une fois qu'a mûri en elle la notion de « classe

pour soi »). Dans ce cas, ce sont les tonalités de la pro-

testation active et sûre d'elle-même qui prédominerontdans l'activité mentale ; il n'y aura pas de place pour unementalité résignée et soumise. C'est là qu'on trouve le

terrain le plus favorable à un développement net et bien

formé idéologiquement de l'activité mentale ^

* Organisme de propriété collective rurale avant la révolution de1917 (N.d.T.)

3. On peut recueillir des données intéressantes concernant l'ex-

pression de la faim dans les œuvres d'un célèbre linguiste contempo-rain, membre de l'école de Vossler, Léo Spitzer : Italienische Kriegs-

127

Page 130: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Tous les types d'activité mentale que nous avons exa-

minés, avec leurs intonations principales, engendrent des

modèles et des formes d'énonciations correspondants. Par-

tout, la situation sociale détermine quel modèle, quelle

métaphore, quelle forme d'énonciation serviront à expri-

mer la faim à partir des orientations intonatives de l'acti-

vité mentale.

Il faut classer à part Vactivité mentale pour soi. Elle

se distingue nettement de l'activité mentale du moi telle

que nous l'avons définie plus haut. L'activité mentale

individualiste est parfaitement difiérenciée et définie.

L'individualisme est une forme idéologique particulière de

l'activité mentale du nous de la classe bourgeoise (on

trouve un type analogue dans la classe féodale-aristocra-

tique). L'activité mentale de type individualiste est carac-

térisée par une orientation sociale solide et affirmée. Cen'est pas à l'intérieur, au plus profond de la personnalité

qu'est puisée la confiance individualiste en soi, la cons-

cience de sa propre valeur, mais bien à l'extérieur ; il

s'agit de l'explicitation idéologique de mon statut social, de

la défense par la loi et toute la structure de la société d'un

bastion objectif, de ma position économique individuelle.

La personnalité individuelle est tout aussi socialement

structurée que l'activité mentale de type collectiviste :

l'explicitation idéologique d'une situation économiquecomplexe et stable est projetée dans l'âme individuelle.

Mais la contradiction interne qui est inscrite dans ce type

d'activité mentale du nous, tout comme dans la structure

sociale correspondante, fera éclater tôt ou tard son mode-lage idéologique.

On trouve une structure analogue dans l'activité men-

tale pour soi isolée (« la capacité et la force de se sentir

dans son droit en tant qu'individu isolé », attitude culti-

vée en particulier par Romain Rolland, et en partie égale-

ment par Tolstoï). L'orgueil qu'implique cette position

solitaire s'appuie également sur le « nous ». Cette variante

de l'activité mentale du nous est caractéristique de l'in-

gejangenebriefe et Die Umschreibungen des Begriffes Hunger. Le pro-

blème foodamental exposé est l'adaptation souple du mot et de la

représentation aux conditions d'une situation exceptionnelle. L'auteur,

toutefois, manque d'une approche sociologique en profondeur.

128

Page 131: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

telligentsia occidentale contemporaine. Les paroles de

Tolstoï affirmant qu'il existe une pensée pour soi et unepensée pour le public impliquent une confrontation entre

deux conceptions du public. Ce « pour soi » tolstoïen, en

réalité, ne fait qu'indiquer une conception sociale de

l'auditeur qui lui est propre. La pensée n'existe pas en

dehors de son expression potentielle et par conséquent en

dehors de l'orientation sociale de cette expression et de

la pensée elle-même.

Ainsi, la personnalité qui s'exprime, saisie, pour ainsi

dire de l'intérieur, s'avère être entièrement un produit de

l'interrelation sociale. L'activité mentale intérieure dusujet constitue, tout autant que l'expression extérieure,

un territoire social. De même que tout l'itinéraire qui

mène de l'activité mentale (le « contenu à exprimer ») à

son objectivation externe ( « énonciation ») se situe

entièrement en territoire social. Lorsque l'activité men-tale s'actualise sous la forme d'une énonciation, l'orienta-

tion sociale à laquelle elle est soumise se trouve compliquée

d'une adaptation au contexte social immédiat de l'acte deparole, et avant tout aux interlocuteurs concrets.

Tout cela donne un éclairage nouveau au problème dela conscience et de l'idéologie. En dehors_^e son objec-

tivation, de sa réalisation dans un matériau déterminé (le

geste, la parole, le cri), la conscience est une fiction. Cen'est qu'une construction idéologique incorrecte, créée '

sans tenir compte des données concrètes de l'expression

sociale. Mais, en tant qu'expression matérielle structurée

(à l'aide du mot, du signe, du croquis, de la peinture, duson musical, etc.), la conscience constitue un fait objectif

et une force sociale immense. Il faut noter que cette

conscience ne se situe pas au-dessus de l'être et ne peut

en déterminer la constitution, puisqu'elle est elle-même

une partie de l'être, une de ses forces ; et c'est pourquoila conscience a une existence réelle et joue un rôle dans

l'arène de l'être. Tant que la conscience reste enfermée

dans la tête de l'être conscient, avec un embryon d'expres-

sion sous forme de discours intérieur, elle n'est encore

qu'à l'état d'ébauche, son rayon d'action est encore limité.

Mais, une fois passée par toutes les étapes de l'objec-

tivation sociale, une fois entrée dans le système puissant

de la science, de l'art, de la morale et du droit, la cons-

129

Page 132: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

cience devient une force réelle, capable même d'exercer

une action en retour sur les bases économiques de la vie

sociale. Bien entendu, cette force se matérialise dans des

organisations sociales déterminées, elle se renforce d'une

expression idéologique solide (la science, l'art, etc.) mais,

même sous la forme originelle confuse de la pensée qui

vient de naître, on peut déjà parler de fait social et nond'acte individuel intérieur.

L'activité mentale tend dès l'origine vers une expression

externe pleinement actualisée. Mais il lui arrive aussi

d'être bloquée, freinée ; dans ce dernier cas, l'activité

mentale débouche sur une expression entravée (nous nenous occuperons pas ici du problème très complexe des

causes et des conditions du bloquage). L'expression unefois matérialisée exerce un effet en retour sur l'activité

mentale : elle se met alors à structurer la vie intérieure,

à lui donner une expression encore plus déjSnie et plus

stable.

Cette action en retour de l'expression bien formée sur

l'activité mentale (c'est-à-dire l'expression intérieure) a

une importance énorme, dont on doit toujours tenir

compte. On peut dire que ce n'est pas tant l'expression

qui s'adapte à notre monde intérieur que notre monde inté-

rieur qui s'adapte aux possibilités de notre expression, à

.ses voies et orientations possibles. Nous appellerons la

totalité de l'activité mentale centrée sur la vie quotidienne

ainsi que l'expression qui s'y rattache : idéologie du quo-

tidien, pour la distinguer des systèmes idéologiques

constitués tels que l'art, la morale, le droit, etc. L'idéo-

logie du quotidien constitue le domaine de la parole

intérieure et extérieure désordonnée et non fixée dans

un système, qui accompagne chacun de nos actes ou gestes

et chacun de nos états de conscience. Etant donné la

nature sociologique de la structure de l'expression et de

l'activité mentale, nous pouvons dire que l'idéologie duquotidien correspond pour l'essentiel à ce qu'on désigne,

dans la littérature marxiste, sous le nom de « psychologie

sociale ». Dans ce contexte particulier, nous préférons

éviter le mot « psychologie », car seul importe pour nousle contenu du psychisme et de la conscience ; or ce contenu

est totalement idéologique, étant déterminé par des fac-

teurs non individuels et organiques (biologiques, physio-

130

Page 133: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

logiques) mais purement sociologiques. Le facteur indi-

viduel-organique n'est pas pertinent pour la compréhension

des forces créatrices et vivantes essentielles du contenu de

la conscience.

Les systèmes idéologiques constitués de la morale

sociale, de la science, de l'art et de la religion se cristalli-

sent à partir de l'idéologie du quotidien, exercent à leur

tour sur celle-ci une forte influence en retour, et donnent

ainsi normalement le ton à cette idéologie. Mais, en mêmetemps, ces produits idéologiques constitués conservent en

permanence un lien organique vivant avec l'idéologie duquotidien ; ils se nourrissent de sa sève, car, en dehors

d'elle, ils sont morts, comme sont mortes, par exemple,

l'œuvre littéraire achevée ou l'idée cognitive si celles-ci

ne sont pas soumises à une évaluation critique vivante.

Or, cette évaluation critique, qui est la seule raison

d'être de toute production idéologique, s'opère dans la

langue de l'idéologie du quotidien. Celle-ci place l'œuvre

dans une situation sociale donnée. L'œuvre établit ainsi

des liens avec le contenu de la conscience des sujets

récepteurs tout entier et n'est appréhendée que dans le

contexte de cette conscience qui lui est contemporaine.

L'œuvre est interprétée dans l'esprit de ce contenu de la

conscience (des sujets récepteurs) et reçoit d'elle un nouvel

éclairage. C'est en cela que réside la vie de l'œuvre idéo-

logique. A chaque époque de son existence historique,

l'œuvre est amenée à établir des contacts étroits avec

l'idéologie changeante du quotidien, à s'en imprégner, à

se nourrir de la sève nouvelle qui est sécrétée. C'est

seulement dans la mesure oii l'œuvre est capable d'établir

un tel lien organique et ininterrompu avec l'idéologie duquotidien d'une époque donnée qu'elle est capable devivre à cette époque (cela, bien entendu, dans les limites

d'un groupe social donné). Ce lien rompu, elle cesse

d'exister, car elle cesse d'être appréhendée comme idéolo-

giquement signifiante.

Dans l'idéologie du quotidien, il faut distinguer plu-

sieurs niveaux. Ils sont déterminés par l'échelle sociale

qui sert à mesurer l'activité mentale et l'expression, et par

les forces sociales par rapport auxquelles ils ont directe-

ment à s'orienter.

L'horizon dans lequel telle ou telle activité mentale ou

131

Page 134: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

expression se matérialise peut être, nous l'avons vu, plus

ou moins large. Le petit monde de l'activité mentale peut

être borné et confus, son orientation sociale peut être

accidentelle, peu durable et pertinente seulement dans le

cadre de la réunion fortuite et pour un temps limité de

quelques personnes. Bien entendu, les activités mentales

qui sont le fruit du hasard sont tout de même teintées

sociologiquement et idéologiquement, mais elles se situent

déjà à la frontière du normal et du pathologique. L'acti-

vité mentale fortuite reste coupée de la vie spirituelle

des individus. Elle n'est pas capable de se consolider et

de trouver une expression complète et différenciée. Car,

si elle n'est pas dotée d'un auditoire social déterminé,

sur quelles bases peut-elle se différencier et prendre uneforme achevée ? La fixation d'une telle activité mentale est

encore plus impossible par écrit, et a fortiori sous formeimprimée. L'activité mentale née d'une situation fortuite

n'a pas la moindre chance d'acquérir une force et uneaction durables sur le plan social.

Ce type d'activité mentale constitue le niveau inférieur,

celui qui glisse et change le plus rapidement dans l'idéo-

logie du quotidien. Par conséquent, nous placerons à ce

niveau toutes les activités mentales et pensées confuses et

informes qui s'allument et s'éteignent dans notre âme ainsi

que les paroles fortuites ou inutiles. Nous avons affaire à

des avortons de l'orientation sociale, incapables de vivre,

qu'on peut comparer à des romans sans héros ou à des

représentations sans spectateurs. Ils sont privés de toute

logique ou unicité. Il est extrêmement difficile de perce-

voir dans ces lambeaux idéologiques des lois sociologiques.

Au niveau inférieur de l'idéologie du quotidien, on nepeut saisir que des règles statistiques : c'est seulement à

partir d'une grande masse de produits de cet ordre qu'onpeut découvrir les grandes lignes d'un ordre socio-écono-

mique. Bien entendu, dans la pratique, il est impossible

de découvrir les prémisses socio-économiques d'une acti-

vité mentale ou d'une expression isolées.

Les niveaux supérieurs de l'idéologie du quotidien qui

sont en contact direct avec les systèmes idéologiques sont

substantiels et ont un caractère de responsabilité et de

créativité. Ils sont beaucoup plus mobiles et sensibles queles idéologies constituées. Ils sont capables de répercuter

132

Page 135: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

les changements de l'infrastructure socio-économique plus

rapidement et plus nettement. C'est là justement que

s'accumulent les énergies créatrices à l'aide desquelles

s'effectuent les révisions partielles ou totales des systèmes

idéologiques. Lors de leur apparition, les nouvelles forces

sociales trouvent leur première expression et leur mode-lage idéologique à ces niveaux supérieurs de l'idéologie

du quotidien avant de parvenir à envahir l'arène de

l'idéologie officielle constituée. Bien entendu, au cours

de la lutte, au cours du processus d'infiltration progressive

dans les institutions idéologiques (la presse, la littéra-

ture, la science), ces nouveaux courants de l'idéologie duquotidien, pour révolutionnaires qu'ils soient, sont soumis

à l'influence des systèmes idéologiques en place, et assi-

milent partiellement les formes, usages et approches

idéologiques qui y sont accumulés.

Ce qu'on nomme habituellement « individualité créa-

trice » constitue l'expression du noyau central solide et

durable de l'orientation sociale de l'individu. Nous yplacerons avant tout les couches supérieures, les mieuxformées, du discours intérieur (idéologie du quotidien)

dont chaque représentation, chaque intonation sont passées

par le stade de l'expression, ont en quelque sorte supporté

l'épreuve de l'expression externe. Nous y placerons égale-

ment les mots, les intonations et les mouvements inté-

rieurs qui ont passé avec succès l'épreuve de l'expression

externe à une échelle sociale plus ou moins grande, qui

se sont bien frottés à la société, et sont marqués par des

réactions et des répliques, par le rejet ou le soutien de

l'auditoire social.

Bien sûr, aux niveaux inférieurs de l'idéologie du quo-

tidien, le facteur biographique et biologique joue unrôle important, mais au fur et à mesure de l'intégration

de renonciation dans le système idéologique, l'importance

de ce facteur décroît. Si, par conséquent, aux niveaux

inférieurs de l'activité mentale et de l'expression (énon-

ciation), les explications à caractère biologique et bio-

graphique peuvent apporter quelque chose, aux niveaux

supérieurs le rôle de ces explications est on ne peut plus

modeste. La méthode sociologique objective règne ici

sans partage.

133

Page 136: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Ainsi, la théorie de l'expression qui sous-tend le sub-

jectivisme individualiste doit être complètement repoussée.

Le centre nerveux de toute énonciation, de toute expres-

sion, n'est pas intérieur, mais extérieur : il est situé dans

le milieu social qui entoure l'individu. Seul le cri animal,

inanalysable, procède de l'intérieur, de l'appareil physio-

logique de l'individu isolé. C'est une réaction physiolo-

gique pure et non marquée idéologiquement. En revanche,

renonciation humaine la plus primitive, bien que réalisée

par un organisme unique est toujours, pour ce qui est deson contenu, de sa signification, régie en dehors de l'indi-

vidu par les conditions extra-organiques du milieu social.

L'énonciation en tant que telle est un pur produit del'interaction sociale, qu'il s'agisse d'un acte de parole

déterminé par la situation immédiate ou par le contexte

plus large que constitue l'ensemble des conditions de vie

d'une communauté linguistique donnée.

L'énonciation unique (la parole), contrairement à la

théorie de l'objectivisme abstrait, n'est nullement im fait

individuel, qui, du fait de son individualité, ne se prête

pas à l'analyse sociologique. En efifet, si tel était le cas,

ni la somme de ces actes individuels, ni les caractéristiques

abstraites communes à tous ces actes individuels (les

formes normalisées) ne seraient à même de déboucher sur

un produit social.

Le subjectivisme individualiste a raison de soutenir queles énonciations isolées constituent la substance réelle dela langue et que c'est à elles qu'est dévolue la fonction

créatrice dans la langue. Mais il a tort quand il ignore

et est incapable de comprendre la nature sociale de l'énon-

ciation et qu'il essaie de déduire cette dernière du mondeintérieur du locuteur, en tant qu'expression de ce mondeintérieur. La structure de l'énonciation et celle de l'activité

mentale à exprimer sont de nature sociale. Le modelagestylistique de l'énonciation est de nature sociologique et

la chaîne parlée elle-même, à laquelle se ramène en der-

nière analyse la réalité de la langue, est sociale. Chaquemaillon en est social, ainsi que toute la dynamique de

son évolution.

Le subjectivisme individualiste a tout à fait raison de

dire qu'on ne peut couper une forme linguistique de

son contenu idéologique. Tout mot est idéologique et

134

Page 137: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

toute utilisation de la langue est liée à l'évolution idéo-

logique. Il a tort de dire que ce contenu idéologique peut

également se déduire des conditions du psychisme indi-

viduel.

Le subjectivisme individualiste a tort en ce que, tout

comme l'objectivisme abstrait, il se fonde principalement

sur l'énonciation-monologue. Il est vrai que certains

vosslériens se mettent à aborder le problème du dialogue,

ce qui les amène à une compréhension plus juste de l'inter-

action verbale. Nous en citerons pour exemple le livre

de Léo Spitzer Italienische Umgangsprache, on l'on trouve

une tentative d'analyse des formes de l'italien utilisé

dans la conversation, en liaison étroite avec les conditions

d'utilisation et avant tout la situation sociale de l'inter-

locuteur ". Néanmoins, la méthode de Léo Spitzer est

psychologico-descriptiviste . Il ne tire de son analyse

aucune conclusion sociologique cohérente. L'énonciation-

monologue demeure la base de la réalité linguistique pour

les vosslériens.

Otto Dietrich a posé le problème de l'interaction ver-

bale avec une très grande clarté ^ Il prend comme point

de départ la critique de la théorie de l'énonciation

comme moyen d'expression. Pour lui, la fonction centrale

du langage n'est pas l'expression, mais la communication.

Cela l'amène à prendre en compte le rôle de l'auditeur.

Le couple locuteur-auditeur constitue, pour Dietrich, la

condition nécessaire du langage. Toutefois, il partage pourl'essentiel les prémisses psychologiques du subjectivisme

individualiste. En outre, les recherches de Dietrich sont

dénuées de toute base sociologique bien définie.

Le moment est venu de répondre aux questions quenous avons posées au début du quatrième chapitre. La

4. Sous ce rapport, la construction du livre est elle-même intéres-

sante. Il se divise en quatre parties. En voici les titres : « I. Formesd'introduction du dialogue. II. Locuteur et interlocuteur : a) égards

pour le partenaire ; b) économie et gaspillage dans l'expression ; c) imbri-

cation des discours contradictoires. III. Locuteur et situation. IV. Fin

du dialogue. » Hermann Wunderlich a précédé Spitzer sur la voie

de l'étude de la langue de la conversation courante dans les conditions

réelles de la communication. Cf. son livre : Unsere Umgangsprache(1894).

5. Voir Die Problème der Sprachpsychologie, 1914.

135

Page 138: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

véritable substance de la langue n'est pas constituée par

un système abstrait de formes linguistiques ni par l'énon-

ciation-monologue isolée, ni par l'acte psycho-physiolo-

gique de sa production, mais par le phénomène social de

l'interaction verbale, réalisée à travers Vénonciation et

les énonciations. L'interaction verbale constitue ainsi la

réalité fondamentale de la langue.

Le dialogue, au sens étroit du terme, ne constitue, bien

entendu, qu'une des formes, des plus importantes il est

vrai, de l'interaction verbale. Mais on peut comprendrele mot « dialogue » dans un sens élargi, c'est-à-dire nonseulement comme l'échange à haute voix et impliquant

des individus placés face à face, mais tout échange ver-

bal, de quelque type qu'il soit.

Le livre, c'est-à-dire l'acte de parole imprimé, constitue

également un élément de l'échange verbal. Il est l'objet

de discussions actives sous forme dialoguée et, en outre,

il est fait pour être appréhendé de manière active, pour

être étudié à fond, commenté et critiqué dans le cadre

du discours intérieur, sans compter les réactions impri-

mées, institutionnalisées, telles qu'on les trouve dans les

différentes sphères de la communication verbale (critiques,

comptes rendus exerçant une influence sur les travaux

suivants, etc.). En outre, l'acte de parole sous forme de

livre est toujours orienté en fonction des prises de parole

antérieures dans la même sphère d'activité, tant celles de

l'auteur lui-même que celles d'autres auteurs : il découle

donc de la situation particulière d'un problème scien-

tifique ou d'un style de production littéraire. Ainsi, le

discours écrit est en quelque sorte partie intégrante d'une

discussion idéologique à une grande échelle : il répond

à quelque chose, il réfute, il confirme, il anticipe sur les

réponses et objections potentielles, cherche un soutien,

etc.

Toute énonciation, quelque signifiante et complète

qu'elle soit par elle-même, ne constitue qu'une fraction

d'un courant de communication verbale ininterrompu

(touchant à la vie quotidienne, la littérature, la connais-

sance, la politique, etc.). Mais cette communication verbale

ininterrompue ne constitue à son tour qu'un élément de

Vévolution tous azimuts et ininterrompue d'un groupe

social "donné. De là découle un problème important :

136

Page 139: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

l'étude des relations entre l'interaction concrète et la

situation extralinguistique immédiate, et, par-delà celle-ci,

le contexte social élargi. Ces relations prennent des formes

diverses, et les différents éléments de la situation reçoi-

vent, en liaison avec telle ou telle forme, une signifi-

cation différente (ainsi, les liens qui s'établissent avec

les différents éléments d'une situation d'échange artisti-

que diffèrent de ceux de l'échange scientifique). Jamais

la communication verbale ne pourra être comprise et

expliquée en dehors de ce lien avec la situation concrète.

La communication verbale est inextricablement entrelacée

avec les autres types de communication et croît avec eux

sur le terrain commun de la situation de production. Onne peut évidemment isoler la communication verbale de

cette communication globale en perpétuelle évolution.

Grâce à ce lien concret avec la situation, la communica-

tion verbale s'accompagne toujours d'actes sociaux de

caractère non verbal (gestes du travail, actes symboliques

composant un rituel, cérémonies, etc.), dont elle ne cons-

titue souvent que le complément, et au service desquels

elle se trouve.

La langue vit et évolue historiquement dans la commu-nication verbale concrète, non dans le système linguis-

tique abstrait des formes de la langue, non plus que dans

le psychisme individuel des locuteurs.

D'oia il découle que l'ordre méthodologique pour l'étude

de la langue doit être le suivant :

1. Les formes et les types d'interaction verbale en liai- ,

son avec les conditions concrètes où celle-ci se réalise. I

2. Les formes des énonciations distinctes, des actes

de parole isolés, en liaison étroite avec l'interaction dont /ils constituent les éléments, c'est-à-dire les catégories d'ac-

tes de parole dans la vie et dans la création idéologique

qui se prêtent à une détermination par l'interaction V"

verbale.

3. A partir de là, examen des formes de la langue dans ^'

leur interprétation linguistique habituelle.

C'est dans ce même ordre que se déroule l'évolution

réelle de la langue : les relations sociales évoluent (en

fonction des infrastructures), puis la communication et

l'interaction verbales évoluent dans le cadre des relations

137

Page 140: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

sociales, les formes des actes de parole évoluent du fait

de l'interaction verbale, et le processus d'évolution est

reflété, enfin, dans le changement des formes de la

langue.

Il découle de tout ce que nous avons dit que le problèmedes formes de renonciation prise comme un tout acquiert

une importance énorme. Nous avons déjà indiqué que,

ce qui manque à la linguistique contemporaine, c'est uneapproche de l'énonciation en soi. Son analyse ne vapas plus loin que la segmentation en constituants immé-diats. Et pourtant les unités réelles de la chaîne parlée

sont les énonciations. Mais, justement, pour étudier les

formes de ces unités, il convient de ne pas les séparer

du courant historique des énonciations. En tant que tout,

renonciation ne se réalise que dans le courant de la com-munication verbale, puisque le tout est déterminé par ses

limites, lesquelles sont formées par les points de contact

d'une énonciation donnée avec le milieu extraverbal et

verbal (c'est-à-dire les autres énonciations).

Le premier mot et le dernier, le début et la fin d'une

énonciation, nous permettent déjà de poser le problème

du tout. Le processus de la parole, compris au sens large

comme processus d'activité langagière tant extérieure

qu'intérieure, est ininterrompu, il n'a ni début ni fin,

L'énonciation actualisée est comme une île émergeant d'un

océan sans limites, le discours intérieur. Les dimensions ,

et les formes de cette île sont déterminées par la situation i\

de renonciation et par son auditoire. La situation et l'audi-,]

toire contraignent le discours intérieur à s'actualiser en

une expression extérieure définie, qui s'insère directement

dans le contexte inexprimé de la vie courante, se réalise

en ce dernier par l'action, le geste ou la réponse verbale

des autres participants à la situation d'énonciation, La

question fermée, l'exclamation, l'ordre, la requête, voilà

des énonciations complètes typiques de la vie courante.

Toutes (en particulier les ordres, les requêtes) exigent uncomplément extraverbal tout comme une amorce non ver-

bale. Ces types de discours mineurs de la vie quotidienne

sont modelés par le frottement de la parole contre le milieu

extraverbal et contre la parole d'autrui. Ainsi, la forme de

l'ordre est déterminée par les obstacles qu'il peut ren-

contrer, le degré de soumission du récepteur, etc. Le mode-

138

Page 141: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

lage des énonciations répond ici à des particularités for-

tuites et non réitérables des situations de la vie courante.

On ne peut parler de formules spécifiques, de stéréotypes

dans le discours de la vie quotidienne que pour autant

qu'il existe des formes de vie en commun un tant soit peuréglées, renforcées par l'usage et les circonstances. Ainsi,

on trouve des types particuliers de formules stéréotypées

servant aux besoins de la conversation de salon, futile et i

ne créant aucune obligation, où tous les participants sont

familiers les uns aux autres et où la différenciation prin-

cipale est entre hommes et femmes. On trouve élaborées'

des formes particulières de mots-allusions, de sous-enten-

dus, de réminiscences de petits incidents sans aucune

importance, etc. Un autre type de formule s'élabore dans

la conversation du mari avec sa femme, du frère avec la

sœur. Des gens tout à fait étrangers les uns aux autres

et rassemblés par hasard (dans une queue, une entité quel-

conque) commencent, construisent et terminent leurs décla-

rations et leurs répliques de façon complètement différente.

On trouve encore d'autres types dans les veillées à la cam-

pagne, les kermesses populaires en ville, chez les ouvriers

conversant à l'heure du déjeuner, etc. Toute situation

inscrite durablement dans les mœurs possède un auditoire

organisé d'une certaine façon et par conséquent un certain

répertoire de petites formules courantes. Partout, la for-

mule stéréotypée se cantonne à la place qui lui est dévolue /

dans la vie en société, réfléchissant idéologiquement le type,/

la structure, les objectifs et la composition sociale dugroupe. Les formules de la vie courante font partie dumilieu social, ce sont des éléments de la fête, des loisirs,

des relations qui se nouent à l'hôtel, dans les ateliers, etc.

Elles coïncident avec ce milieu, sont délimitées et déter-

minées par lui dans tous leurs aspects. De même, on

constate des registres différents sur les lieux de la pro-

duction et dans les milieux d'affaires. Pour ce qui est

des formes de la communication idéologique au sens précis

du terme, les formes des déclarations politiques, des actes

politiques, des lois, des formules, les formes des énon-

ciations poétiques, des traités savants, etc., toutes ces for-

mes ont été l'objet de recherches spécialisées en rhétorique /.

et poétique. Mais, nous l'avons dit, ces recherches sont |'^

complètement coupées, d'une part des problèmes de lan-

139

Page 142: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

gue, et d'autre part de ceux de la communication sociale.

Une analyse féconde des formes de renonciation complètecomme unité de base réelle de la chaîne parlée n'est pos-

sible que si l'on reconnaît l'unité-énonciation pour unemanifestation purement sociologique. La philosophie

marxiste du langage doit justement poser comme base desa doctrine renonciation comme réalité du langage et

comme structure socio-idéologique.-

Ayant démontré la structure sociologique de renoncia-

tion, revenons maintenant aux deux orientations de la

pensée philosophico-linguistique pour tirer des conclusions

définitives,

La linguiste moscovite R. Schorr, qui appartient à la

seconde orientation de la pensée philosophico-linguistique

(objectivisme abstrait), termine par les mots suivants unebrève esquisse de la situation de la linguistique contem-

poraine :

« "La langue n'est pas une chose {ergon), mais bien

( une activité naturelle de l'homme, allant de soi {ener-

jgeia)", proclamait la recherche linguistique romantique

du xix^ siècle. C'est tout autre chose que dit la

linguistique théorique contemporaine : "La langue n'est

pas une activité individuelle (energeia), mais un acquis

historico-culturel de l'humanité (ergon)" ^. »

Cette conclusion nous stupéfie par sa partialité et son

a-priorisme. Sur le plan des faits, elle est complètementfausse. En effet, l'école de Vossler se rattache également

à la linguistique théorique contemporaine, étant à l'heure

actuelle en Allemagne l'un des mouvements les plus puis-

sants de la pensée linguistique. Il est inadmissible de

réduire la linguistique à l'une seulement de ses orienta-

tions. Sur le plan de la théorie, il nous faut réfuter tant

la thèse que l'antithèse présentées par Schorr. En effet,

ni l'une ni l'autre ne rendent compte de la véritable nature

de la langue.

Nous allons nous efforcer de formuler notre propre

point de vue sous la forme des propositions suivantes :

6. Article déjà cité de Schorr, « La crise de la linguistique contem-poraine », p. 71.

140

Page 143: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

L INTERACTION VERBALE

1. La langue comme système stable de formes dont

l'identité repose sur une forme n'est qu'une abstraction

savante, qui ne peut servir que des buts théoriques et pra-

tiques particuliers. Cette abstraction ne rend pas compte

de façon adéquate de la réalité concrète de la langue.

2. La langue constitue un processus d'évolution inin-

terrompu, qui se réalise à travers l'interaction verbale

sociale des locuteurs.

3. Les lois de l'évolution linguistique ne sont nulle-

ment des lois individualo-psychologiques, elles ne sauraient

être coupées de l'activité des sujets parlants. Les lois de

l'évolution linguistique sont par essence des lois socio-

logiques.

4. La créativité de la langue ne coïncide pas avec la

créativité artistique ou toute autre forme de créativité

idéologique spécifique. Mais, en même temps, la créativité

de la langue ne peut être comprise indépendemment des

contenus et valeurs idéologiques qui s'y rattachent. L'évo-

lution de la langue, comme toute évolution historique, peut

être perçue comme une nécessité aveugle de type méca-

niste, mais elle peut devenir aussi « une nécessité à fonc-

tionnement libre », une fois devenue nécessité consciente

et désirée.

5. La structure de renonciation est une structure pure-

ment sociale. L'énonciation, comme telle, ne devient effec-

tive qu'entre locuteurs. Le fait de parole individuel (au

sens étroit du mot individuel) est une contradictio in

adjecto.

141

Page 144: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

yV

chapitre 7

thème et signification dans la langue

'^ Le problème de la signification est l'un des plus ardus

en linguistique. Sa résolution va nous permettre de mettre

en évidence avec une clarté particulière le monologuismeborné des linguistes. En eflet, la théorie qui s'appuie sur

une compréhension passive ne nous donne pas les moyensd'aborder les fondements et les caractéristiques essentielles

de la signification linguistique. Dans les limites de notre

recherche, nous serons contraints de nous en tenir à unexamen très bref et superficiel de cette question. Nousessayerons simplement de tracer les grandes lignes d'une

recherche productive dans ce domaine.

Une signification, un sens, définis et uniques s'attachent

à chaque énonciation constituant un tout. Nous appellerons

le sens de renonciation complète son thème \ Le thèmedoit être unique. Dans le cas contraire, nous n'aurions

aucune base pour définir renonciation. Le thème de renon-

ciation est en fait, tout comme renonciation elle-même,

individuel et non réitérable. Il se présente comme l'expres-

sion d'une situation historique concrète ayant donné nais-

sance à une énonciation. L'énonciation « Quelle heure

est-il ? » prend à chaque fois un sens différent, et a, par

conséquent, dans notre terminologie, un autre thème, qui

dépend de la situation historique concrète (historique, à

une échelle microscopique) au cours de laquelle elle est

prononcée et dont elle constitue en fait un élément.

Il s'ensuit que le thème de l'énonciation est déterminé

non seulement par les formes linguistiques qui entrent

, 1. Cette appellation est bien entendu sujette à caution. Pour nous,le terme de « thème » couvre également sa réalisation ; c'est pourquoiil importe de ne pas le confondre avec le thème d'une œuvre d'art.

jLe terme qui s'en rapproche le plus est « unicité thématique ».

I

'

142

Page 145: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

THEME ET SIGNIFICATION DANS LA LANGUE

dans sa composition (les mots, les formes morphologiques

ou syntaxiques, les sons, les intonations) mais également

par les éléments non verbaux de la situation. Il est impos-

sible de comprendre renonciation si l'on perd de vue

ces éléments de la situation, de même que si l'on perd de

vue ses mots les plus importants. Le thème de l'énonciation

est concret, concret comme cet instant historique auquel

renonciation appartient. Seule l'énonciation prise dans

toute son ampleur concrète, comme phénomène historique,

possède un thème. Telle est la nature du thème.

Cependant, si nous nous limitions au caractère non réité-

rable et historiquement unique de chaque énonciation

concrète, nous serions de bien piètres dialecticiens. En plus

du thème, ou, plus exactement, à l'intérieur du thème,

renonciation est également dotée d'une signification. Par

signification, à la différence du thème, nous entendons

les éléments de l'énonciation qui sont réitérables et iden-

tiques chaque fois qu'ils sont réitérés. Bien entendu, ces

éléments sont abstraits : fondés sur une convention, ils

n'ont pas d'existence concrète indépendante, ce qui ne les

empêche pas de former une partie inaliénable, indispen-

sable, de l'énonciation. Le thème de l'énonciation est en

fait inanalysable. La signification de l'énonciation, au

contraire, peut être analysée en une suite de significations

attachées aux éléments linguistiques qui la composent.

Le thème de l'énonciation « Quelle heure est-il ? », pris

en liaison indissoluble avec la situation historique concrète,

ne peut être segmenté. La signification de l'énonciation

« Quelle heure est-il ? » est, elle, identique dans tous les

cas historiques elle est prononcée ; elle se composedes significations de tous les mots qui en font partie, des

formes de leurs relations morphologiques et syntaxiques,

de l'intonation interrogative, etc.

Le thème est un système de signes dynamique et

complexe, qui s'efforce de coller de façon adéquate auxconditions d'un moment donné de l'évolution. Le thèmeest une réaction de la conscience en devenir à l'être en

\ devenir. La signification est un appareil technique de réa-

lisation du thème. Bien entendu, il est impossible de tracer

une frontière mécanique absolue entre la signification et

le thèm.e. Il n'y a pas de thème sans signification, et inver-

sement. En outre, il est impossible de désigner la signi-

I^^^

143

r/^

Page 146: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

fication d'un mot isolé (au cours par exemple de l'ensei-

gnement d'une langue étrangère) sans en faire l'élément

d'un thème, c'est-à-dire sans construire une énonciation,

un « exemple ». D'un autre côté, le thème doit s'appuyer

sur une certaine stabilité de la signification ; dans le cas

contraire, il perdrait son lien avec ce qui précède et ce

qui suit, c'est-à-dire qu'il^ perdrait, en somme, son sens.

L'étude des langues des peuples primitifs et la paléon-

tologie contemporaine des significations nous amènent à

conclure à ce qu'on appelle la « complexité » de la pensée

primitive. L'homme préhistorique utilisait un seul et mêmemot pour désigner des manifestations très diverses, qui,

de notre point de vue, ne présentent aucun lien entre elles.

De plus, un seul et même mot pouvait désigner des

concepts diamétralement opposés : le haut et le bas, la

terre et le ciel, le bien et le mal, etc.

« Il suffit de dire », dit Nicolas Marr, « que la

paléontologie linguistique contemporaine nous donne la

possibilité d'accéder, grâce à ses recherches, aux époques

où les tribus n'avaient à leur disposition en tout et pour

tout qu'un seul mot pour couvrir toutes les significations

dont l'humanité avait conscience^ ».

Mais, nous demandera-t-on, est-ce qu'un mot omni-

signifiant est réellement un mot ? Eh bien, oui, il l'est.

Nous dirons, qui plus est, que, si un complexe sonore

quelconque comportait une seule signification inerte et

immuable, alors ce complexe ne serait pas un mot, ne serait

pas un signe, mais seulement un signal \ La multiplicité

des significations est l'indice qui fait d'un mot un mot.

Concernant le mot omnisignifiant dont parlait Marr, nous

pouvons dire ceci : Un tel mot, en fait, n'a pratiquement

pas de signification : c'est un thème pur. Sa signification

est inséparable de la situation concrète où il se réalise.

Sa signification est autre à chaque fois, de même que la

2. « Les étapes de la théorie japhétique », loc. cit., p. 278.

3. Il ressort clairement de ceci que même le mot de l'époque la

plus reculée de l'humanité dont parle Marr ne ressemble en rien ausignal auquel certains essayent de réduire la langue. En effet, le signal,

qui est porteur de toutes les significations, est moins apte que tout

autre à s'adapter aux conditions changeantes de la situation et, de fait,

le changement du signal est le remplacement d'un signal par un autre.

144

Page 147: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

THEME ET SIGNIFICATION DANS LA LANGUE

situation est autre. De cette façon, le thème engloutit,

dissout en lui la signification, ne lui laissant pas la possi-

bilité de se stabiliser et de se raffermir un tant soit peu.

Mais, à mesure que le stock de complexes sonores s'élargit,

les significations commencent à se stabiliser en suivant

les lignes de l'utilisation thématique principale de tel

ou tel mot qui se répète le plus souvent dans la vie de la

communauté.Le thème, nous l'avons dit, se rattache à l'énonciation

complète ou bien au mot isolé, à condition qu'il constitue

à lui tout seul une énonciation complète. Ainsi, par exem-

ple, le mot omnisignifiant de Marr constitue toujours uneénonciation complète (dans la mesure oià il n'a pas de

signification stable). La signification appartient à chaque

élément ainsi qu'à la totalité des éléments dans leur rap-

port au tout. Il est clair que, si nous nous abstrayons

complètement du rapport au tout, nous perdons la signi-

fication. C'est bien pour cela qu'on ne peut pas tracer defrontière nette entre le thème et la signification.

La manière la plus correcte de formuler l'interrelation

du thème et de la signification est la suivante ; le thèmeconstitue le degré supérieur réel de la capacité de signifier

linguistique. En fait, seul le thème signifie de façon déter-

minée. La signification est le degré inférieur de la capacité

de signifier. La signification ne veut rien dire en elle-même,

elle n'est qu'un potentiel, une possibilité de signifier à

l'intérieur d'un thème concret. La recherche de la signifi-

cation de tel ou tel élément linguistique peut, selon la

définition que nous avons donnée, aller dans deux direc-

tions : vers le degré supérieur, le thème : dans ce cas,

il s'agira de la recherche de la signification contextuelle

d'un mot donné dans les conditions d'une énonciation

concrète. Ou bien elle peut tendre vers le degré inférieur,

celui de la signification : dans ce cas, il s'agira de la recher-

che de la signification du mot dans le système de la langue,

en d'autres termes la recherche du mot figurant dans undictionnaire.

Pour constituer une science de la signification solide,

il importe de bien distinguer entre le thème et la signi-

fication et de bien comprendre leur interrelation. Personnejusqu'à présent n'a compris l'importance de cette démar-che. On ne trouve pas de distinction satisfaisante entre

145

Page 148: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

la signification usuelle et la signification occasionnelle,

entre la signification de base et la signification marginale,

entre dénotation et connotation, etc.

On trouve, à la base de toutes les distinctions de ce

type, une tendance absolument injustifiée à assigner unevaleur fondamentale à l'élément central, usuel, de la signi-

fication, qui est en outre considéré comme ayant uneexistence réelle et stable. Pis encore, le thème, qu'il nesaurait être question de ramener à une signification occa-

sionnelle ou marginale, n'est pas compris.

La distinction entre le thème et la signification prend un

,éclairage particulier en liaison avec le problème de la

{compréhension, auquel nous toucherons brièvement ici.

Nous avons déjà eu l'occasion de mentionner le mode decompréhension passive, excluant a priori tout réponse, qui

est le propre des philologues. Une compréhension authen-

tique, active, contient déjà l'ébauche d'une réponse. Seule

la compréhension active nous permet de saisir le thème,

car l'évolution ne peut être appréhendée qu'à l'aide de

l'évolution elle-même. Comprendre renonciation d'autrui

signifie s'orienter par rapport à elle, la replacer dans uncontexte adéquat. A chaque mot de renonciation à décoder

nous faisons correspondre une série de mots à nous, for-

mant une réplique. Plus il y en a, et de plus substantiels,

plus profonde et réelle est notre compréhension.

De cette façon, chaque élément isolable et doté de

signification de renonciation ainsi que renonciation dans

son ensemble se trouvent transférés dans un autre contexte,

un contexte actif de réplique. La compréhension est une

forme de dialogue ; elle est à renonciation ce que la répli-

que est à la réplique dans le dialogue. Comprendre, c'est

opposer à la parole du locuteur une contre-parole. C'est

seulement lorsqu'on décode une langue étrangère qu'on

cherche pour chaque mot un mot équivalent dans sa pro-

pre langue. C'est pourquoi il n'y a pas lieu de dire que

la signification appartient au mot en propre. En réalité,

celle-ci appartient au mot en tant que trait d'union entre

les interlocuteurs, c'est-à-dire qu'elle ne s'actualise que

dans le processus de compréhension active, impliquant

une réponse. La signification n'est pas dans le mot ni

dans l'âme du locuteur, non plus que dans l'âme de l'inter-

146

Page 149: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

THEME ET SIGNIFICATION DANS LA LANGUE

locuteur. La signification est l'efiet de l'interaction dulocuteur et du récepteur, s'exerçant sur le matériau d'un

complexe sonore donné. C'est l'étincelle électrique qui ne

jaillit que lors du contact de deux pôles opposés. Ceuxqui ne tiennent pas compte du thème, qui n'est accessible

que par un acte de compréhension active, comportant uneréplique, et qui s'efforcent, pour déterminer la signification

du mot, d'atteindre sa valeur inférieure, celle qui est tou-

jours stable et égale à elle-même, c'est comme s'ils cher-

chaient à allumer une lampe après avoir coupé le courant.

Seul le courant électrique de la communication verbale

fournit au mot la lumière de sa signification.

Passons maintenant au problème de l'interrelation

entre l'appréciation et la signification, qui joue un rôle

très important dans la science des significations. Tout motactualisé comporte non seulement un thème et une signi-

fication au sens objectif, de contenu, de ces termes, mais

également un accent de valeur ou appréciatif, c'est-à-dire

que, lorsqu'un contenu objectif est exprimé (dit ou écrit)

par la parole vivante, il est toujours accompagné d'un

accent appréciatif déterminé. Sans accent appréciatif, il

n'y a pas de mot.

En quoi consiste cet accent et quel est son rapport à

la face objective de la signification ? Le niveau le plus net,

qui est en même temps le plus superficiel de l'apprécia-

tion sociale contenue dans le mot est transmis à l'aide

de l'intonation expressive. Dans la plupart des cas, l'into-

nation est déterminée par la situation immédiate et sou-

vent par ses circonstances les plus éphémères. Il est vrai

que l'intonation peut aussi être plus substantielle. Voici

un cas classique d'utilisation de l'intonation dans le dis-

cours familier. Dans le Journal d'un écrivain, Dostoïevski

raconte :

« Un dimanche, à la nuit tombée, j'ai eu l'occasion defaire quelques pas à côté d'un groupe de six ouvriers enétat d'ébriété, et je me suis brusquement rendu comptequ'il est possible d'exprimer n'importe quelle pensée,

n'importe quelle sensation, et même des raisonnementsprofonds, à l'aide d'un seul et unique substantif, le plus

simple qui soit [il s'agit d'un mot de cinq lettres très

commun]. Voilà qu'un des gars prononce avec aplomb

147

Page 150: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

et énergie ce substantif pour exprimer, à propos de quel-

que chose dont il avait été question auparavant, la déné-

gation la plus méprisante. Un autre lui répond en répé-

tant le même substantif, mais sur un ton et avec unesignification tout à fait difiérentes, pour contrer la

dénégation du premier. Le troisième gars commence brus-

quement à s'exciter contre le premier, il intervient bruta-

lement et avec passion dans la conversation et lui

lance le même substantif, qui prend alors le sens d'une

engueulade. Là-dessus, le second gars intervient de nou-

veau pour injurier le troisième, celui qui l'a ofiensé :

"Ça va pas, mec ? pour qui tu t'prends ? on discute tran-

quillement et toi tu t'sens plus, voilà que tu m'engueu-

les !" Seulement, cette pensée, il l'exprime à l'aide dumême petit mot magique que précédemment, qui dési-

gne de façon tellement simple un certain objet ; en mêmetemps, il lève le bras et l'abat sur l'épaule du gars. Maisvoilà que le quatrième petit gars, le plus jeune de tout

le groupe, qui s'était tu jusqu'alors et qui apparemmentvient de trouver la solution au problème qui était à

l'origine de la dispute, s'écrie sur un ton ravi, en levant

la main : ... "Eurêka !" pensez-vous ? Il a trouvé ? Non,ce n'est pas '"Eurêka" qu'il crie ; il se contente de répé-

ter toujours le même substantif exclu du dictionnaire, unseul mot, mais sur un ton d'exclamation ravie, avec

transport et, semble-t-il, trop fort, car le sixième gars,

le plus grincheux et le plus âgé des six, le prend de

travers et écrase en un instant l'enthousiasme du jeune

blanc-bec en répétant d'une voix de basse imposante

et sur un ton râleur... toujours le même substantif, inter-

dit en présence des dames, pour dire en clair : "Pas la

peine de t'arracher la gorge, on a compris !" C'est ainsi

que, sans prononcer un seul autre mot, ils ont répété six

fois de suite leur mot préféré, l'un après l'autre, et ils

se sont compris. »

Les six « prises de parole » des ouvriers sont toutes

différentes, en dépit du fait que toutes ne consistent

qu'en un seul et même mot. Ce mot, en fait, ne consti-

tue qu'un support de l'intonation. La conversation est

menée au moyen d'intonations exprimant les apprécia-

tions des locuteurs. Ces appréciations, ainsi que les into-

nations correspondantes, sont entièrement déterminées

par la situation sociale immédiate dans le cadre de

laquelle se déroule la conversation ; c'est pourquoi elles

148

Page 151: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

THEME ET SIGNIFICATION DANS LA LANGUE

n'ont pas besoin d'un support concret. Dans le registre

familier, l'intonation n'a souvent rien à voir avec le con-

tenu du discours. Le matériau intonatif accumulé intérieu-

rement trouve souvent un exutoire dans des construc-

tions linguistiques qui ne sont pas du tout adaptées à

l'intonation en question. En outre, l'intonation ne s'in-

tègre pas au contenu intellectuel, objectif, de la cons-

truction. Lorsqu'on exprime ses sentiments, on donnesouvent à un mot qui est venu à l'esprit par hasard uneintonation expressive et profonde. Or, souvent, il s'agit

d'une interjection ou d'une locution vides de sens. Toutle monde ou presque a ses interjections et locutions favo-

rites ; il arrive qu'on utilise de façon courante un mot très

chargé sémantiquement pour résoudre de façon purementintonative des situations ou des crises de la vie quoti-

dienne, qu'elles soient mineures ou graves. On trouve,

servant de soupapes de sécurité intonatives, des expres-

sions telles que « C'est ça, c'est ça », « Oui, oui », « Voilà,

voilà », « Eh bien, eh bien », etc. Le redoublement habi-

tuel de ces petits mots, c'est-à-dire l'allongement artifi-

ciel de la représentation sonore dans le but de donnerà l'intonation aaccumulée un exutoire, est tout à fait

caractéristique. Bien entendu, on peut prononcer le mêmepetit mot favori avec une infiité d'intonations différen-

tes, selon les différentes situations ou humeurs qui peuvent

se présenter.

Dans tous ces cas, le thème inhérent à toute énoncia-

tion (puisque les énonciations de chacun des six ouvriers

possèdent leur propre thème) se réalise entièrement au

moyen de la seule intonation expressive, sans l'aide de

la signification des mots, et sans charnières grammaticales.

Les accents appréciatifs de cet ordre et les intonations

correspondantes ne peuvent guère dépasser les limites

étroites de la situation immédiate et d'un petit cercle

social intime. On peut les qualifier d'auxiliaires margi-

naux des significations linguistiques.

Pourtant, tel n'est pas toujours le cas. Quelle que soit

renonciation, quelle que soit l'ampleur de son contenusémantique et de l'audience sociale dont elle jouit,

l'appréciatif y joue toujours un rôle important. Il est vrai

que l'intonation ne rend pas de façon adéquate la valeur

appréciative ; celle-ci sert avant tout à orienter le choix

149

Page 152: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

et la distribution des éléments les plus chargés de sens derenonciation. On ne peut construire d'énonciation sans

modalité appréciative. Toute énonciation comprend avant

tout une orientation appréciative. C'est pourquoi, dans

renonciation vivante, chaque élément contient à la fois unsens et une appréciation. Seuls les éléments abstraits

considérés dans le système de la langue et non dans la

structure de l'énonciation se présentent comme dénués detoute valeur appréciative. Du fait de la construction

d'un système linguistique abstrait, les linguistes en sont

arrivés à séparer l'appréciatif du significatif, et à consi-

dérer l'appréciatif comme un élément marginal de la

signification, comme l'expression d'une relation individu-

elle entre le locuteur et l'objet de son discours ^

Un linguiste russe, G. Spatt, parle de l'appréciatif

comme d'une valeur connotative du mot. Il s'attache à

établir une distinction entre la signification objective

(dénotative) et la connotation appréciative, qu'il place

dans des sphères différentes de la réalité. Une telle démar-cation entre le dénotatif et l'appréciatif nous paraît tout

à fait illégitime ; elle est fondée sur le fait que les fonc-

tions les plus profondes de l'appréciation ne sont pas

perceptibles dans le discours en surface. Et pourtant la

signification objective se forme grâce à l'appréciatif;

celui-ci indique qu'une signification objective donnée est

entrée dans l'horizon des locuteurs, tant dans l'horizon

immédiat que dans l'horizon social élargi d'un groupesocial donné. De plus, c'est à l'appréciatif qu'est dévolu le

rôle créateur dans les changements de signification. Lechangement de signification est toujours en fin de compteune réévaluation : le déplacement d'un mot donné d'uncontexte appréciatif à un autre. Le mot est soit élevé à

un rang supérieur, soit rabaissé à un rang inférieur. Isoler

la signification de l'appréciation amène immanquablementau fait que la première, privée de sa place dans l'évolution

sociale vivante (oij elle est toujours entremêlée avec l'ap-

préciation), devient objet ontologique, se transforme en unêtre idéal, coupé de l'évolution historique.

4. C'est ainsi qu'Anton Marty définit l'appréciatif, après avoir

effectué une analyse fine et détaillée du sémantisme des mots. Voir

A. Marty, Untersuchungen xur Grundlegung der allgemeine Grammatikund Sprachphilosophie, HaUe, 1908.

150

Page 153: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

THEME ET SIGNIFICATION DANS LA LANGUE

C'est justement pour comprendre l'évolution historique

du thème et des significations qui le composent qu'il

est indispensable de tenir compte de l'appréciation sociale.

L'évolution sémantique dans la langue est toujours liée

à l'évolution de l'horizon appréciatif d'un groupe social

donné;quant à l'évolution de l'horizon appréciatif, au

sens de la totalité de tout ce qui a un sens, qui est

important aux yeux d'un groupe donné, elle est entière-

ment déterminée par l'élargissement de l'infrastructure

économique. L'éleveur de bétail des premiers temps de

l'humanité n'avait guère de préoccupations, il n'existait

pas grand-chose qui le touchât réellement. Tout ce qui

se passe jusqu'aux extrémités les plus reculées de la terre,

jusqu'aux lointaines étoiles, concerne directement l'hom-

me de la fin de l'ère capitaliste. Cet élargissement de

l'horizon appréciatif s'effectue de manière dialectique. Les

nouveaux aspects de l'existence, qui ont été intégrés

dans le cercle de l'intérêt social, qui sont devenus objets

de la parole et de l'emphase de l'homme, ne laissent pas

en paix les éléments qui se sont intégrés à l'existence

avant eux ; au contraire, ils entrent en lutte avec ces

éléments, les soumettent à une réévaluation, les font chan-

ger de place à l'intérieur de l'entité de l'horizon apprécia-

tif. Cette évolution dialectique se reflète dans l'évolution

sémantique. Une nouvelle signification se découvre dans

l'ancienne et à l'aide de l'ancienne, mais en vue d'entrer

en contradiction avec cette dernière et de la reconstruire.

D'où une lutte incessante des accents dans chaque aire

sémantique de l'existence. Il n'y a rien dans la composition

du sens qui puisse se placer au-dessus de l'évolution, qui

soit indépendant de l'élargissement dialectique de l'hori-

zon social. La société en devenir s'élargit pour intégrer

l'être en devenir. Rien ne peut rester stable dans ce

processus. C'est pourquoi la signification, élément abstrait

égal à lui-même, est engloutie par le thème, et déchirée

par ses contradictions vivantes, pour revenir enfin sous

la forme d'une nouvelle signification avec une stabilité

et une identité toujours aussi provisoires.

151

Page 154: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage
Page 155: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

troisième partie

vers une histoire des formesde renonciation dans les

constructions syntaxiques

essai d'application de la méthodesociologique aux problèmes syntaxiques

Page 156: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage
Page 157: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 8

théorie de renonciationet problèmes syntaxiques

Il n'existe pas d'approche féconde des problème syn-

taxiques qui soit fondée sur les principes et méthodes

traditionnels de la linguistique et en particulier de l'objec-

tivisme abstrait, oli ces méthodes et ces principes ont

trouvé leur expression la plus claire et la plus consé-

quente. Les catégories de base de la pensée linguistique

contemporaine, qui ont été élaborées principalement à

partir de la linguistique comparée des langues indo-eu-

ropéennes, sont de bout en bout phonétiques et morpho-

logiques. Cette pensée, qui s'est nourrie de phonétique et

de morphologie comparées, n'est capable de voir les autres

traits de la langue qu'à travers la lorgnette des formes

phonétiques et morphologiques. C'est à travers cette

même lorgnette qu'elle essaie d'entrevoir les problèmes

de syntaxe, ce qui amène à en faire des problèmes de

morphologie \ C'est pourquoi la syntaxe se trouve bien

mal lotie, ce que la plupart des chercheurs en langues

indo-européennes reconnaissent bien volontiers. Cela se

comprend parfaitement si l'on se souvient des caractéris-

tiques fondamentales de l'appréhension des langues mor-

tes, appréhension qui est gouvernée à la base par les

buts du déchiffrement de ces langues et de leur ensei-

gnement ^

1. Cette tendance cachée à traiter la syntaxe comme la morphologie

a pour conséquence que la réflexion scolastique règne dans la syntaxe

plus que partout ailleurs en linguistique.

2. Il faut y ajouter les buts particuliers de la linguistique comparée :

l'établissement de la parenté des langues et de leur hiérarchie géné-

tique. Ces buts renforcent encore plus la place privilégiée de la

phonétique dans la réflexion linguistique. Nous n'avons pas pu malheu-

reusement, dans le cadre de cet ouvrage, toucher aux problèmes de

155

Page 158: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Pourtant, les problèmes de syntaxe sont d'une impor-

tance majeure pour la compréhension de la langue et de son

évolution étant donné que, de toutes les formes de la lan-

gue, les formes syntaxiques se rapprochent le plus des traits

concrets de renonciation, des actes de parole. Toutes

les analyses syntaxiques du discours constituent des ana-

lyses du corps vivant de renonciation ; aussi est-il encore

plus difficile de les ramener à un système abstrait de

la langue. Les formes syntaxiques sont plus concrètes

que les formes morphologiques ou phonétiques et sont

plus étroitement liées aux conditions réelles de la parole.

C'est pourquoi, dans notre réflexion sur les faits vivants

de la langue, nous avons justement donné la priorité

aux formes syntaxiques sur les formes morphologiques

ou phonétiques. Mais il découle tout aussi clairement

de ce que nous avons dit que l'étude productive des

formes syntaxiques n'est possible que dans le cadre de

l'élaboration d'une théorie de renonciation. Tant que

renonciation considérée comme un tout restera terra inco-

gnita pour le linguiste, il ne saurait être question d'une

compréhension réelle, concrète, non scolastique des for-

mes syntaxiques. Nous avons déjà dit que renonciation

complète occupe une bien piètre position en linguistique.

On peut même dire carrément que la pensée linguistique

a perdu sans espoir de retour la perception de la parole

considérée comme un tout.

C'est en milieu de phrase que le linguiste se sent le

plus à l'aise. Plus il se rapproche des frontières du dis-

cours, de renonciation complète, moins sa position est

sûre. Il n'est pas armé pour aborder le tout. Aucune des

catégories linguistiques ne convient à la détermination dutout. En effet, les catégories linguistiques, telles qu'elles

sont, ne sont applicables qu'à l'intérieur du territoire de

renonciation. Ainsi les catégories morphologiques n'ont de

sens qu'à l'intérieur de renonciation ; elles refusent de

servir à déterminer celle-ci dans son entier. Il en va de

la linguistique comparée, malgré son importance immense pour la phi-

losophie du langage et la place qu'elle occupe dans la recherche lin-

guistique contemporaine. Il s'agit d'un problème très complexe et,

pour le traiter, même de façon superficieUe, aurait fallu élargir

nettement le champ de ce livre.

156

Page 159: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

THEORIE DE L ENONCIATION ET PROBLEMES SYNTAXIQUES

même des catégories syntaxiques, par exemple celle dela proposition. Elle ne détermine la proposition qu'à l'in-

térieur de renonciation, comme un des éléments de celle-ci

mais pas comme un tout.

Pour se convaincre de 1' « élémentarité » fondamen-

tale de toutes les catégories linguistiques, il n'est que de

prendre renonciation complète (de manière toute relative

d'ailleurs, étant donné que toute énonciation fait partie

du processus de parole) constituée par un seul mot. Nousaurons tout de suite la preuve, si nous appliquons à ce

mot toutes les catégories linguistiques, que celles-ci ne

déterminent le mot qu'en tant qu'élément possible dudiscours, mais non en tant qu 'énonciation complète. Cet

élément supplémentaire qui fait de ce mot une énon-

ciation complète reste inaccessible à toutes les catégo-

risations ou déterminations linguistiques, quelles qu'elles

soient. L'expansion de ce mot jusqu'à une proposition

complète avec tous ses constituants (selon la méthode des

présupposés), ne nous donne toujours qu'une simple pro-

position, sûrement pas une énonciation. Quelques caté-

gories linguistiques que nous utilisions pour analyser

cette proposition, nous ne trouverons jamais ce qui fait

d'elle, justement, une énonciation complète. De cette

façon, si nous restons dans les limites des catégories

grammaticales effectives de la linguistique contempo-

raine, nous ne mettrons jamais la main sur l'énonciation

complète insaisissable. Les catégories de la langue nous

tirent obstinément de l'énonciation et de sa structure

vers le système abstrait de la langue.

En fait, ce n'est pas seulement l'énonciation complète^

mais l'ensemble des parties un tant soit peu autonomesde l'énonciation-monologue, qui échappent à toute déter-

mination linguistique. Il en est ainsi des paragraphes,

qu'on peut séparer les uns des autres par des alinéas.

La composition syntaxique de ces paragraphes est extrê-

mement variée. Leur contenu va d'un mot unique à ungrand nombre de propositions complexes. Dire qu'unparagraphe doit contenir l'expression d'une pensée com-plète ne rime à rien. En effet, il nous faut une détermi-

nation reposant sur la langue elle-même : le caractère

d'achèvement d'une pensée ne constitue en aucun cas une

157

Page 160: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

détermination d'ordre linguistique. Si, comme nous le

posons, il est possible de séparer complètement les déter-

minations linguistiques des idéologiques, il n'est pas

possible non plus de substituer les uns aux autres.

Pénétrant plus avant dans l'essence linguistique des

paragraphes, nous nous convaincrons que, dans certains

de leurs traits essentiels, ils sont analogues aux répliques

d'un dialogue. Il s'agit, en quelque sorte, de dialogues

afiaiblis et transformés en énonciations-monologues. A la

base de la division du discours en parties, dénomméesparagraphes dans leur forme écrite, on trouve l'ajuste-

ment aux réactions prévues de l'auditeur ou du lecteur.

Plus l'ajustement à l'auditeur et la prise en compte de ses

réactions sont faibles, plus le discours sera d'un bloc et

moins il y aura de paragraphes.

Voici des types classiques de paragraphes : question-

réponse (l'auteur fait les questions et les réponses), adden-

dum, prévision des critiques possibles, découverte dans

son propre discours de contradictions ou d'incohérences

apparentes, etc. ^

Le cas oii l'on prend pour objet de son commentaire

son propre discours ou une partie de ce discours (par

exemple, le paragraphe précédent) est particulièrement

répandu. Il s'opère par là un transfert de l'attention dulocuteur de l'objet du discours au discours lui-même

(réflexion sur son propre discours). Ce changement dupôle d'intérêt du discours est conditionné par l'attention

de l'auditeur. Si le discours ne tenait aucun compte de

l'auditeur (ce qui est, bien sûr, impensable) la possibi-

lité de sa décomposition en constituants serait proche de

zéro.

Naturellement, nous ne nous occupons pas ici des ana-

lyses particulières, conditionnées par les tâches et les

buts de domaines idéologiques spécifiques, telles que, par

3. Nous ne faisons qu'esquisser ici le problème des paragraphes.

Nos affirmations peuvent paraître dogmatiques, étant donné que nous

ne les prouvons pas ni ne les étayons avec des matériaux ad hoc. Deplus, nous simplifions le problème. Dans les textes écrits, l'alinéa

qui signale les paragraphes permet de décomposer le discours-mono-

logue de diverses façons. Nous n'aborderons ici qu'un des principaux

types de décomposition du discours, impliquant la prise en compte

de l'auditeur et la compréhension active de celui-ci.

158

Page 161: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

THEORIE DE L ENONCIATION ET PROBLÈMES SYNTAXIQUES

exemple, la décomposition strophique du discours en

vers et les analyses purement logiques du type : prémis-

ses/déductions ; thèse/antithèse, etc.

Seule l'étude des formes de la communication verbale

et des formes correspondantes de renonciation complète

peut éclairer le système des paragraphes et tous les problè-

mes analogues. Tant que la linguistique orientera ses

recherches vers l'énonciation-monologue isolée, elle res-

tera incapable d'aborder ces questions en profondeur.

L'élucidation des problèmes plus élémentaires de la syn-

taxe n'est possible, elle aussi, que sur la base de la

communication verbale. Il faut opérer une révision scrupu-

leuse de toutes les catégories linguistiques fondamentales

qui aille dans ce sens. L'intérêt qui s'est manifesté récem-

ment en syntaxe pour les intonations et les tentatives

corrélatives afin de renouveler la détermination des unités

syntaxiques au moyen d'une prise en compte plus fine

et plus différenciée de l'intonation nous paraissent peufécondes. Elles ne peuvent le devenir qu'à condition de

comprendre correctement les bases de la communication

verbale.

Les chapitres suivants de notre étude sont précisément

consacrés à un problème de syntaxe spécifique. Il est quel-

quefois important de jeter un jour nouveau sur un fait

très connu et apparemment correctement étudié par uneproblématisation renouvelée, d'y mettre en lumière de

nouveaux aspects à l'aide d'une série de questions bien

orientées. Cela est particulièrement utile dans les domai-

nes ou la recherche croule sous le poids d'une masse de

descriptions et de classifications pointilleuses et détail-

lées mais dénuées de toute orientation. Une telle problé-

matisation renouvelée peut mettre en évidence un cas en

apparence particulier et d'intérêt secondaire comme ayant

une signification profonde pour la science. On peut ainsi,

grâce à un problème bien posé, mettre au jour un potentiel

méthodologique enfoui.

Un fait « nodal » de cet ordre, hautement productif,

se présente à nous, celui du discours d'autrui ; nous enten-

dons par là les schémas linguistiques (discours direct,

discours indirect, discours indirect libre), les modifica-

tions de ces schémas et les variantes de ces modifications,

159

Page 162: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

que nous rencontrons dans la langue, servant à la trans-

mission des énonciations d 'autrui et à l'intégration de

ces énonciations, en tant qu'émanant d'autrui, dans uncontexte monologué cohérent. L'intérêt méthodologique

exceptionnel que présentent ces faits n'a jamais été appré-

cié à sa juste valeur. On n'a pas su voir dans cette

question de syntaxe à première vue secondaire les problè-

mes d'une portée immense qu'elle pose à la linguisti-

que *; et c'est justement l'orientation sociologique qu'a

pris l'intérêt scientifique pour la langue qui a permis de

découvrir toute la signification méthodologique et l'as-

pect révélateur de ces faits.

Doter d'une orientation sociologique le phénomène de

transmission de la parole d'autrui, tel est le problèmeauquel nous allons nous consacrer maintenant. A travers

ce problème, nous tenterons de tracer les voies de la

méthode sociologique en linguistique. Nous n'avons pas

la prétention de faire de grandes déductions positives à

caractère historique. Les matériaux que nous avons ras-

semblés suffisent pour exposer le problème et montrer à

quel point il est indispensable de l'orienter sociologique-

ment ; mais ils sont loin d'être suffisants pour en tirer

des généralisations historiques de grande portée. Cesdernières resteront à l'état d'hypothèses préliminaires.

4. Pechkovsky, par exemple, ne consacre dans sa Syntaxe que quatrepages à la question. Voir A. M. Pechkovsky, Ruskij sintaksis v naucnomosvescenije (La syntaxe russe à la lumière de la science), Moscou,1920, p. 465-468.

160

Page 163: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 9

Le "discours d^autrui''''

Le discours rapporté, c'est le discours dans le discours,

Vénonciation dans renonciation, mais c'est, en mêmetemps, un discours sur le discours, une énonciation sur

Vénonciation.

Ce dont nous parlons ne constitue que le contenu dudiscours, le thème de nos paroles. Un exemple d'un thèmequi n'est qu'un thème serait, par exemple, « la nature »,

« l'homme », « la proposition subordonnée » (l'un des

thèmes de la syntaxe). Mais le discours d'autrui constitue

plus que le thème du discours ; il peut faire son entrée

dans le discours et sa construction syntaxique pour ainsi

dire « en personne », en tant qu'élément constitutif par-

ticulier. En outre, le discours rapporté conserve son auto-

nomie structurale et sémantique sans pour autant altérer

la trame linguistique du contexte qui l'a intégré. Qui plus

est, renonciation rapportée, du fait qu'elle n'est plus que

le thème du discours, ne peut être caractérisée que super-

ficiellement. Pour pénétrer dans le vif de son contenu,

il est indispensable de l'intégrer dans la construction dudiscours narratif. Si l'on reste dans les limites de la repré-

sentation thématique du discours rapporté, on peut répon-

dre aux questions « Comment » et « De quoi parlait

Untel ? », mais « Que disait-il ? », on ne peut le décou-

vrir qu'au moyen de la transmission de ses paroles, au

besoin sous la forme du discours indirect.

Cependant, dans la mesure oti elle est un élément struc-

tural du discours narratif, puisqu'elle y est effectivement

intégrée, l'énonciation rapportée constitue en même temps

le thème du discours narratif, elle fait partie intégrante

de son unicité thématique, en qualité d'énonciation rap-

portée;quant à son thème propre, il constitue le thème

du thème que constitue le discours rapporté.

161

Page 164: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Le discours rapporté est conçu par le locuteur commerenonciation d'un autre sujet, complètement indépendante

à l'origine, dotée d'une construction complète et se situant

en dehors du contexte narratif. C'est à partir de ce statut

d'autonomie que le discours d'autrui passe dans le contexte

narratif, tout en conservant son contenu et au moins des

rudiments de son intégrité linguistique et de son autonomie

structurale primitives. L'énonciation du narrateur, ayant

intégré dans sa composition une autre énonciation, élabore

des règles syntaxiques, stylistiques et compositionnelles

pour assimiler partiellement cette dernière, pour l'associer

à sa propre unicité syntaxique, stylistique et composition-

nelle, tout en conservant, au moins sous une forme rudi-

mentaire, l'autonomie primitive du discours d'autrui, faute

de quoi celle-ci ne pourrait être appréhendée complète-

ment.

Dans les langues modernes, certaines variantes du dis-

cours indirect, en particulier le discours indirect libre, ont

une tendance inhérente à transférer l'énonciation rap-

portée du domaine de la construction linguistique au

plan thématique, de contenu. Pourtant, même là, la dilu-

tion de la parole rapportée dans le contexte narratif ne

s'effectue pas et ne saurait s'effectuer complètement : non

seulement le contenu sémantique mais aussi la structure

de renonciation rapportée restent relativement stables,

si bien que la substance du discours d'autrui demeure

palpable, comme un tout qui se suffit à lui-même. Il se

manifeste ainsi, dans les formes de transmission du

discours d'autrui, un rapport actif d'une énonciation à

une autre, et cela non pas sur le plan thématique, mais

par l'intermédiaire de constructions stables relevant de

la langue.

Ce phénomène de la réaction du mot à mot est, cepen-

dant, radicalement différent de ce qui se passe dans le

dialogue. Là, les répliques sont grammaticalement sépa-

rées et ne sont pas intégrées dans un contexte unique.

En effet, il n'existe pas de formes syntaxiques dont la

fonction soit de construire l'unicité du dialogue. Si le

dialogue se présente dans le contexte du discours nar-

ratif, nous avons simplement affaire à un cas de discours

direct, c'est-à-dire une des variantes du phénomène que

nous avons étudié.

162

Page 165: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE « DISCOURS D AUTRUI »

Le problème du dialogue commence à attirer de plus en

plus l'attention des linguistes et, quelquefois, il se trouve

même carrément au centre des préoccupations en linguis-

tique '. Cela est parfaitement compréhensible, étant donné

que l'unité de base réelle de la langue-parole {Sprache als

Rede), n'est pas, comme nous savons, l'énonciation-mono-

logue unique et isolée, mais bien l'interaction d'au moins

deux énonciations, c'est-à-dire le dialogue. Mais une étude

féconde du dialogue suppose qu'on examine de plus près

les formes du discours rapporté, dans la mesure oii les

tendances fondamentales et constantes de Vappréhension

active du discours d'autrui s'y manifestent. Or, ce moded'appréhension se révèle également fondamental pour le

dialogue.

Comment appréhendons-nous réellement le discours

d'autrui ? Comment le sujet récepteur éprouve-t-il renon-

ciation d'autrui dans sa conscience, laquelle s'exprime au

moyen du discours intérieur ? Comment le discours est-il

activement absorbé par la conscience et quelle influence

a-t-il sur l'orientation des paroles que le récepteur pronon-

cera ensuite ? Nous trouvons justement dans les formes

du discours rapporté un document objectif qui éclaire ce

problème. Ce document, si nous savons le lire, nous donne

des indications, non pas sur les processus subjectivo-

psychologiques passagers et fortuits qui se déroulent dans1' « âme » du récepteur, mais sur les tendances sociales

stables caractéristiques de l'appréhension active du dis-

cours d'autrui qui se manifestent dans les formes de la

langue. Le mécanisme de ce processus ne se situe pas dans

l'âme individuelle, mais dans la société, laquelle ne choisit

et ne grammaticalise — c'est-à-dire n'associe aux struc-

tures grammaticales de la langue — que ceux des éléments

de l'appréhension active, appréciative, de l'énonciation

1. Dans la littérature linguistique russe, on ne trouve qu'une étude

consacrée au problème du dialogue : L. P. Jakoubinsky, « djalo-

giceskoj reci » (Du discours dialogué), in Ruskaja rec, Petrograd, 1923.

Dans le livre de V. Vinogradofï Poesija Anny Ahmatovoj (La poésie

d'Anna Akhmatova), Leningrad, 1925 (voir le chapitre « Les grimaces

du dialogue »), on trouve des remarques intéressantes de caractère

semi-linguistique et semi-stylistique. Les linguistes allemands de l'école

de Vossler travaillent activement sur le dialogue à l'heure actuelle;

voir, en particulier l'article déjà cité : « Die uneigentliche direkte

Rede » dans Festschrift fur Karl Vossler, 1922).

163

Page 166: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

d'autrui qui sont socialement pertinents et constants, et

qui, par conséquent, ont leurs fondements dans l'existence

économique d'une communauté linguistique donnée.

Bien entendu, entre l'appréhension active du discours

d'autrui et sa transmission à l'intérieur d'un contexte il

existe des différences substantielles. Il convient d'en tenir

compte. Toute transmission, en particulier sous forme

écrite, a son but spécifique : récit, rapport d'audience,

polémique scientifique, etc. En outre, le rapport est fait

à l'intention d'une tierce personne, c'est-à-dire du desti-

nataire effectif des paroles rapportées. Cette orientation

vers un tiers est d'une importance primordiale : elle ren-

force l'influence des forces sociales organisées sur le moded'appréhension du discours. Dans une situation d'échange

dialogué effectif, lorsque nous répondons à un interlocu-

teur, nous ne reprenons pas habituellement les paroles

mêmes qu'il a prononcées dans notre propre discours.

Nous ne le faisons que dans des cas exceptionnels : pouraffirmer que nous avons compris correctement, pour pren-

dre l'interlocuteur au mot, etc. Il faut tenir compte de

toutes ces caractéristiques de la situation de transmission.

Mais cela n'altère en rien l'essence du problème. Les

conditions de transmission et ses buts ne contribuent à

actualiser que ce qui est déjà inscrit dans les tendances de

l'appréhension active, dans le cadre du discours intérieur;

or, ces dernières ne peuvent se développer à leur tour quedans les limites des formes de transmission du discours

existant dans la langue.

Nous sommes loin, bien sûr, d'affirmer que, par exem-

ple, les formes syntaxiques des discours direct ou indirect

expriment de façon directe et immédiate les tendances et

les formes de l'appréhension active et appréciative de

renonciation d'autrui. Il est évident que le processus n'a

pas lieu directement sous forme de discours direct ou indi-

rect. Il ne s'agit là que de schémas stables. Mais il faut

dire que ces schémas et leurs variantes n'ont pu apparaître

et se constituer que suivant les directions tracées par les

tendances dominantes de l'appréhension du discours

d'autrui ; en outre, dans la mesure oii les schémas sont

constitués et effectifs dans la langue, ils exercent une

influence régulatrice, stimulante ou freinante, sur le déve-

loppement des tendances de l'appréhension appréciative,

164

Page 167: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE « DISCOURS D'autrui »

dont le terrain d'action est justement défini par ces formes.

La langue n'est pas le reflet des hésitations subjectivo-

psychologiques, mais des relations sociales stables des

locuteurs. Selon les langues, selon les époques ou les

groupes sociaux, selon que le contexte a telle ou telle

destination spécifique, on voit dominer tantôt une forme,

tantôt une autre, tantôt telles variantes, tantôt telles

autres. Tout cela est indicatif de la faiblesse ou de la

vigueur des tendances de l'inter-orientation sociale des

locuteurs, puisque les formes linguistiques constituent les

empreintes stables de ces tendances de toute éternité. Si,

dans certaines conditions bien déterminées, une forme

quelconque se trouve reléguée à l'arrière-plan (par exem-

ple, certaines variantes du discours indirect dans le romanrusse contemporain, qui sont justement de type rationalo-

dogmatique), cela témoigne alors du fait que les tendances

dominantes de la compréhension et de l'appréciation de

renonciation d'autrui ont du mal à se manifester sous

ces formes, car celles-ci les freinent, ne leur donnent pas

assez de champ.Toute l'essence de l'appréhension appréciative de renon-

ciation d'autrui, tout ce qui peut être significatif idéologi-

quement a son expression dans le discours intérieur. Celui

qui appréhende renonciation d'autrui n'est pas un être

muet, privé de la parole, c'est au contraire un être rempli

de paroles intérieures. Toute son activité mentale, ce qu'on

peut nommer le « fond aperceptif », est médiatisée pour

lui par le discours intérieur et c'est par là que s'opère la

jonction avec le discours appréhendé de l'extérieur. Laparole va à la parole. C'est dans le cadre du discours

intérieur que s'effectue l'appréhension de dénonciation

d'autrui, sa compréhension et son appréciation, c'est-à-dire

l'orientation active du locuteur. Ce processus s'effectue

sur deux plans : d'une part, renonciation d'autrui est

replacée dans le contexte de commentaire réel (qui se

confond en partie avec ce qu'on appelle le fond aperceptif

de la parole) ; dans la situation (interne et externe), unlien est établi avec l'expression faciale, etc. En mêmetemps, la réplique se prépare {Gegenrede). Ces deux opéra-

tions, la réplique intérieure et le commentaire actualisé^

2. Le terme est emprunté à L. P. Jakoubinsky ; cf. loc. cit.

165

Page 168: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

sont, bien entendu, fondues organiquement dans l'unicité

de appréhension active et ne sont isolables que de façon

abstraite. Les deux plans de l'appréhension s'expriment,

s'objectivent, dans le contexte narratif qui englobe le

discours rapporté. Quelle que soit la spécificité de l'orien-

tation d'un contexte donné, qu'il s'agisse d'une œuvrelittéraire, d'un article polémique, de la plaidoirie d'un

avocat, etc., nous y distinguerons nettement deux tendan-

ces : le commentaire actualisé d'une part, et la réplique

d'autre part, l'une des deux dominant habituellement

l'autre. Le discours rapporté et le contexte narratif sont

unis par des relations dynamiques complexes et tendues.

On ne saurait rien comprendre au problème de la trans-

mission du discours sans en tenir compte.

L'erreur fondamentale des chercheurs qui se sont déjà

penchés sur les formes de transmission du discours d'au-

trui, est d'avoir systématiquement coupé celui-ci ducontexte narratif. D'où le caractère statique des recherches

dans ce domaine (cela s'applique également à toutes les

recherches en syntaxe). Et pourtant l'objet véritable de

la recherche doit être justement l'interaction dynamique de

ces deux dimensions, le discours à transmettre et celui qui

sert à la transmission. En effet, ils ont une existence

réelle, ils ne se forment et ne vivent qu'à travers cette

interrelation et non de façon isolée. Le discours rapporté

et le contexte de transmission ne sont que les deux termes

d'une interrelation dynamique. Cette dynamique, à son

tour, reflète la dynamique de l'interrelation sociale des

individus en communication verbalo-idéologique. (Bien

entendu, il s'agit là des tendances essentielles et constantes

de cette communication.)

Dans quelle direction peut se développer la dynamique

de l'interrelation entre le discours narratif et le discours

rapporté ? Nous sommes en présence de deux orientations

principales :

Premièrement, la tendance fondamentale de la réaction

active au discours d'autrui peut viser à conserver à ce

dernier son intégrité et son authenticité. La langue peut

s'efforcer de délimiter le discours rapporté par des limites

nettes et stables. Dans ce cas, les schémas linguistiques et

leurs variantes ont pour fonction d'isoler plus nettement

et plus strictement le discours rapporté, de le protéger

166

Page 169: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE « DISCOURS D AUTRUI »

d'une infiltration par les intonations propres à l'auteur,

de simplifier et de consolider ses caractéristiques linguis-

tiques individuelles.

Telle est la première orientation ; il convient de dis-

cerner nettement dans ce cadre jusqu'à quel point l'appré-

hension sociale du discours d'autrui est différenciée dans

une communauté linguistique donnée, Jusqu'à quel point

les expressions, les particularités stylistiques du discours,

la coloration lexicale, etc., sont perçues distinctement et

ont une signification sociale. Ou bien alors le discours

d'autrui n'est appréhendé que comme un acte social

complet, comme une prise de position inanalysable dulocuteur, c'est-à-dire que seul le Quoi ? du discours est

appréhendé, tandis que le Comment ? reste en dehors duchamp de la compréhension. Ce type d'appréhension et

de transmission du discours d'autrui linguistiqucment

dépersonnalisé et allant droit au sens objectif domine en

ancien et moyen français (dans ce dernier cas, on constate

un développement important des variantes du discours

indirect sans sujet apparent ^). Nous retrouvons ce mêmetype dans les documents russes anciens, à cela près qu'il

n'existe pratiquement pas de schéma de discours indirect.

Le type dominant y est celui du discours direct à sujet

non apparent (au sens linguistique *).

Dans le cadre de la première orientation, il convient

de discerner également le degré de fermeté idéologique,

le degré d'autoritarisme et de dogmatisme qui accompagne

l'appréhension du discours. Plus la parole est dogmatique,

moins l'appréhension appréciative admet le glissement du

vrai au faux, du bien au mal, et plus les formes de trans-

mission du discours d'autrui seront impersonnelles. Eneffet, si toutes les appréciations sociales doivent constituer

3. Sur certaines particularités de l'ancien français dans ce domaine,

voir plus loin. Sur le discours rapporté en moyen-français, voir

Gertraud Lerch, « Die uneigentliche direkte Rede » in Festschrift fur

Karl Vossler, 1922. p. 112 sq. Voir également Karl Vossler, Frankreichs

Kultur im Spiegel seiner Sprachentwicklung, 1913.

4. Par exemple, dans le « Dit de la bataille d'Igor » [célèbre épopée

russe du XII' siècle, anonyme, qui constitue le premier documentécrit en langue russe {N.d.T.)'], on ne recense pas un seul cas de

discours indirect, en dépit de l'utilisation abondante dans ce documentde la « parole d'autrui ». On trouve très rarement le discours indirect

dans les annales du Moyen Age. Le discours d'autrui est toujours

introduit sous forme de masse compacte, fermée et peu individualisée.

167

Page 170: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

des alternatives nettes et tranchées, il n'y a pas de place

pour une attitude positive et attentive à toutes les compo-

santes individualisantes de renonciation d'autrui. Un tel

dogmatisme autoritaire est caractéristique des textes écrits

en moyen-français, ainsi que de nos propres documents

anciens. Le xvii° siècle en France et le xviii' chez nous

sont marqués par un dogmatisme rationaliste qui traite

de façon semblable, quoique avec des orientations difié-

rentes, la composante individuelle du discours. Dans le

cadre du dogmatisme rationaliste, ce sont les variantes

objectivo-analytiques du discours indirect et les variantes

rhétoriques du discours direct qui dominent ^ Les fron-

tières qui séparent le discours rapporté du reste de renon-

ciation sont tranchées et infranchissables.

Cette première orientation de la dynamique de l'inter-

relation verbale de l'énonciation narrative et du discours

rapporté, nous serions tentés de l'appeler, reprenant le

terme du critique d'art Wolflin, le « style linéaire » {der

lineare Stil) de transmission du discours d'autrui. Sa ten-

dance principale est la création de contours extérieurs nets

autour du discours rapporté, répondant à une faiblesse

du facteur individuel interne. Dans le cas où il y a homo-généité stylistique complète de tout le texte (l'auteur et

ses héros parlent la même langue), le discours construit

comme étant celui d'autrui atteint une sobriété et une

plasticité maximales.

Dans la seconde orientation de la dynamique de l'inter-

relation de l'énonciation et du discours rapporté, nous

remarquons des processus de caractère directement opposé.

La langue élabore des moyens plus fins et plus souples

pour permettre à l'auteur de glisser ses répliques et ses

comm^entaires dans le discours d'autrui. Le contexte narra-

tif s'efforce de défaire la structure compacte et close dudiscours rapporté, de le résorber, d'effacer ses frontières.

Nous pouvons appeler ce style de transmission du discours

d'autrui le « style pittoresque ». Sa tendance est à l'atté-

nuation des contours extérieurs nets de la parole d'autrui.

En outre, le discours lui-même est bien plus individualisé.

Les différents aspects de l'énonciation peuvent être fine-

5. Le discours indirect est presque absent de la littérature russe à

l'époque classique.

168

Page 171: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE « DISCOURS d'AUTRUI »

ment mis en évidence. Ce n'est pas seulement son sens

objectif qui est perçu, l'assertion qui y est contenue, mais

aussi toutes les particularités linguistiques de sa réalisation

verbale.

On trouve également, dans le cadre de cette seconde

orientation, une variété de types. Le narrateur peut

gommer délibérément les frontières du discours rapporté,

afin de le colorer de ses intonations, de son humour, de

son ironie, de sa haine, de son ravissement ou de son

mépris. Ce type est caractéristique de l'époque de la

Renaissance (en particulier en français), de la fin duxv!!!*" siècle et de presque tout le xix'. Le dogmatisme

autoritaire et rationaliste tend à s'ejŒacer complètement

dans ce cas. Ce qui domine, c'est un certain relativisme des

appréciations sociales, ce qui est très favorable à uneappréhension positive et intuitive de toutes les nuances

linguistiques individuelles de la pensée, des opinions, des

sentiments. C'est sur ce terrain que se développe la « colo-

ration » de renonciation d'autrui, amenant quelquefois à

l'affaiblissement de la composante sémantique du mot(par exemple, dans l'école naturaliste, et chez Gogol lui-

même, les paroles des héros perdent quelquefois complète-

ment leur sens objectif, devenant des objets décoratifs,

au même titre que le costume, l'aspect extérieur, les élé-

ments constituant un tableau de mœurs, etc.).

Mais il existe également un autre type, où la dominante

du discours est transférée au discours rapporté, qui

devient, de ce fait, plus fort et plus actif que le contexte

narratif qui l'encadre, qui se met, en quelque sorte, à

résorber ce dernier. Le contexte narratif perd la grande

objectivité qui lui est normalement inhérente par rapport

au discours rapporté ; dans ces conditions, le contexte

narratif sera appréhendé et prendra conscience de lui-

même, en qualité de « discours d'autrui », tout aussi

subjectif que le vrai. Dans les œuvres littéraires, cela se

manifeste souvent, au niveau de la composition, par

l'apparition d'un « narrateur » remplaçant l'auteur propre-

ment dit. Son discours est tout aussi individualisé, tout

aussi « coloré » et tout aussi dépourvu d'autoritarisme

idéologique que le discours des personnages. La position

du narrateur est délicate et, dans la plupart des cas, il

parle le langage des héros représentés. Il n'est pas à même

169

Page 172: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

d'opposer à leurs positions subjectives un monde plus

autoritaire et plus objectif. C'est ainsi que se présente le

récit chez Dostoïevski, Andrei Belyi, Remizov, Sollogoub

et chez les romanciers russes contemporains *.

Si l'offensive du contexte narratif contre le discours

rapporté porte la marque d'un idéalisme ou d'un collecti-

visme discrets concernant l'appréhension du discours

( d 'autrui, la décomposition du contexte narratif témoigne

) d'une position d'individualisme relativiste dans l'appréhen-

sion du discours. A renonciation rapportée subjective

s'oppose un contexte narratif consciemment tout aussi

subjectif et ayant un caractère de commentaire et de répli-

que.

Toute la seconde orientation est caractérisée par undéveloppement remarquable des modèles mixtes de trans-

mission du discours : le discours indirect sans sujet appa-

rent et, en particulier, le discours indirect libre, qui est

la forme ultime d'affaiblissement des frontières du discours

6. Il existe une littérature assez abondante sur le rôle du narrateur

dans l'épopée. Citons l'ouvrage fondamental de Friedemann, Die Ro!e

des Erzàhlers in der Epik, 1910. Chez nous, ce sont les formalistes

qui ont éveillé l'intérêt pour le narrateur. Vinogradofi a défini le style

narratif chez Gogol comme « zigzagant constamment de l'auteur auxhéros » (cf. Gogol' natural'naja skola (Gogol et l'école naturaliste).

Dans son ouvrage sur Dostoïevski, B. M. Engelhardt indique très juste-

ment que « chez Dostoïevski on ne trouve pour ainsi dire pas de

description objective du monde extérieur, ce qui suscite l'accumulation

de plans distincts de la réalité dans l'œuvre littéraire ». Chez certains

écrivains influencés par Dostoïevski, cela amène une décomposition del'être tout à fait typique. Cette « décomposition de l'être », Engelhardt

l'observe dans Mel'kij bes (Le petit diable) de Sollogoub et dans

Pétersbourg de André Belyi (voir Engelhardt, « Ideologiceskij romanDostojevskovo » (Dostoïevski et le roman idéologique) dans le recueil

Dostoïevski, II, 1925, p. 94). Voici comment BaUy définit le style

de Zola : « Personne plus que Zola n'a usé et abusé du procédé qui

consiste à faire passer tous les événements par le cerveau de ses

personnages, à ne décrire les paysages que par leurs yeux, à n'énoncer

des idées personnelles que par leur bouche. Dans ses derniers romans,

ce n'est plus une manière, c'est un tic, c'est une obsession. DansRome, pas un coin de la ville éternelle, pas une scène qu'il ne voie

par les yeux de son abbé, pas une idée sur la religion qu'il ne formule

par son intermédiaire » G. R. M., VI, 417 (citation empruntée à

E. Lorck, Die erlebte Rede, p. 64). Un article très intéressant d'Ilia

Grouzdeff est consacré au problème du narrateur : « prijomah

hudozestvennovo povestvovanija » (Les procédés de la narration lit-

téraire) in Zapiski peredviznovo Teatra, Petrograd, 1922, n° 40, 41, 42.

Toutefois, aucun de ces travaux n'aborde le problème de la transmis-

sion du discours sous l'angle de la linguistique.

170

Page 173: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE « DISCOURS D AUTRUI »

rapporté. Les variantes des discours direct et indirect qui

prédominent sont celles qui sont souples et perméables

aux tendances du contexte narratif (discours direct dis-

persé, les formes verbales analytiques du discours indi-

rect, etc.).

Au cours de l'examen de ces tendances de l'appréhension

active du discours rapporté, il convient de tenir compte à

chaque instant de toutes les particularités des faits de

langue étudiés. Le but que poursuit le contexte narratif

est particulièrement important. Sous ce rapport, le dis-

cours littéraire transmet beaucoup plus finement que les

autres toutes les transformations dans l'inter-orientation

socio-verbale. Le discours rhétorique, à la différence dudiscours littéraire, par la nature même de son orientation,

n'est pas aussi libre dans sa manière de traiter les paroles

d'autrui. La rhétorique exige qu'on perçoive de façon nette

les frontières du discours d'autrui. Il a, de façon inhérente,

le sentiment aigu de la propriété de la parole et un souci

pointilleux de l'authenticité. Le propre de la langue de la

rhétorique judiciaire est un sentiment très précis de la

subjectivité verbale des parties en présence dans un procès,

par rapport à l'objectivité du jugement. La rhétorique

politique lui est analogue. Il est important de déterminer

le poids spécifique des discours rhétorique, judiciaire oupolitique dans la conscience linguistique d'un groupe

social donné à une époque donnée. D'un autre côté, il

importe de toujours prendre en compte la situation socialo-

hiérarchique de la parole en cours de transmission. Plus

la parole rapportée est perçue comme se plaçant à un haut

niveau hiérarchique, plus ses frontières sont nettes et

moins elle est accessible à une tendance au commentaireet à la réplique. Ainsi, à l'intérieur du cadre du néo-clas-

sicisme, dans les genres mineurs, on observe des écarts

considérables par rapport au style linéaire rationalo-dog-

matique de transmission du discours d'autrui. Il est carac-

téristique que ce soit justement dans les fables et les

contes de La Fontaine que le discours indirect libre a

atteint au départ son développement maximal.

Pour résumer ce que nous venons de dire sur les ten-

dances possibles de l'interrelation dynamique du discours

rapporté et du contexte narratif, nous pouvons proposerce classement par périodes : le dogmatisme autorkaire,

171

Page 174: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

caractérisé par un style monumental, linéaire et imperson-

nel de transmission du discours d'autrui (Moyen Age),

le dogmatisme rationaliste avec son style linéaire plus

fin et plus net (xvii" et xviii" siècles), Vindividualisme

réaliste et critique, avec son style imagé et sa tendance à

l'infiltration du discours rapporté par les répliques et

commentaires de l'auteur (fin xviii" et xix* siècles) et,

enfin, l'individualisme relativiste, avec sa dilution ducontexte narratif ( époque contemporaine).

La langue n'existe pas par elle-même, mais par rapport

à renonciation concrète en tant que manifestation indivi-

duelle, par rapport au fait de parole concret. C'est seule-

ment au travers de l'énonciation que la langue s'associe à

la communication sociale, se pénètre de ses forces vives,

devient réalité. Les conditions de la communication ver-

bale, ses formes, les moyens de difiérenciation, sont déter-

minés par les conditions socio-économiques de l'époque.

Les conditions changeantes de la communication socio-

verbale sont précisément déterminantes pour les chan-

gements de formes que nous avons étudiés en ce qui

concerne la transmission du discours d'autrui. En outre,

il nous semble que les types de rapports socio-idéologi-

ques qui se modifient au cours de l'histoire se manifestent

avec un relief particulier dans ces formes de perception

par la langue elle-même de la parole d'autrui et de la

personnalité du locuteur.

172

Page 175: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 10

discours indirect, discours direct

et leurs variantes

Nous avons établi les tendances fondamentales de la

dynamique de l'orientation réciproque du discours rap-

porté et du discours narratif. Cette dynamique trouve

son expression linguistique concrète dans les schémas

de transmission du discours d'autrui et dans les variantes

des schémas de base, qui constituent, en quelque sorte,

les indicateurs du rapport de force qui s'établit entre le

contexte narratif et le discours rapporté à un momentdonné du développement de la langue.

Nous allons maintenant donner une brève esquisse des

schémas et de leur principales variantes du point de vue

des tendances que nous avons indiquées.

Avant tout, il faut dire quelques mots du rapport des

variantes au schéma de base. On peut le comparer au

rapport entre la réalité vivante du rythme et l'abstrac-

tion que constitue la métrique. Le schéma ne se réalise

que sous la forme d'une variante particulière. C'est dans

les variantes que s'accumulent les changements, au cours

des siècles et des décennies, et que se stabilisent les nou-

velles habitudes de l'orientation active à l'égard du dis-

cours d'autrui, lesquelles se fixent ensuite sous forme dereprésentations linguistiques durables dans les schémas

syntaxiques. Les variantes, quant à elles, se trouvent à

la frontière de la grammaire et de la stylistique. Quelque-fois, il peut y avoir controverse sur le point de savoir si

une forme de transmission du discours d'autrui constitue

un schéma de base ou une variante, s'il s'agit d'une ques-

tion de grammaire ou de stylistique. Il y eut, par exemple,une controverse de cet ordre au sujet du discours indirect

libre en français et en allemand entre Bally, d'une part,

Kalepky et Lorck, d'autre part. Bally refusait d'y voir un

173

Page 176: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

schéma syntaxique à part entière et le considérait commeune simple variante stylistique. De notre point de vue, il

est impossible et méthodologiquement irrationnel d'établir

une frontière stricte entre la grammaire et la stylistique,

entre le schéma grammatical et sa variante stylistique.

Cette frontière est instable dans la vie même de la langue,

où certaines formes se trouvent dans un processus de

grammaticalisation, tandis que d'autres sont en cours de

dégrammaticalisation, et c'est justement ces formes ambi-

guës, ces cas limites, qui présentent le plus d'intérêt pour

le linguiste, c'est justement là qu'on peut capter les ten-

dances de l'évolution de la langue \

Nous limiterons notre esquisse des schémas des discours

direct et indirect à la langue russe littéraire. Nous ne

tenterons d'ailleurs pas d'en énumérer toutes les variantes

possibles. Seul nous intéresse l'aspect méthodologique de

la question.

Les schémas syntaxiques de transmission du discours

d'autrui sont, comme on sait, très peu développés dans la

langue russe. En dehors du discours indirect libre, qui est

privé de tous indices syntaxiques nets (comme c'est aussi

le cas en allemand), il existe deux schémas : le discours

direct et le discours indirect. Mais il n'existe pas entre

ces deux schémas de difiérences frappantes comme c'est le

cas pour d'autres langues. Les indicateurs du discours

indirect sont faibles et, dans le cours de la conversation,

ils peuvent être facilement confondus avec ceux du dis-

cours direct ^.

1. On entend souvent critiquer Vossler et les vosslériens parce

qu'ils s'occupent davantage de stylistique que de linguistique propre-

ment dite. En réalité, l'école de Vossler s'intéresse à des problèmes qui

sont à cheval sur les deux disciplines, ayant compris leur importance

méthodologique et heuristique, et nous voyons là matière à admirer

cette école. Il est seulement malheureux qu'en expliquant ces phéno-

mènes les vosslériens mettent, comme nous savons, au premier plan

les facteurs subjective-psychologiques et les données stylistiques indi-

viduelles.

2. Dans de nombreuses autres langues, le discours indirect se dis-

tingue nettement par la syntaxe du discours direct (par l'emploi des^

temps, des modes, des conjonctions, des anaphoriques, etc.), en sorte

qu'il constitue un schéma complexe de transmission indirecte du dis-^

cours. Dans notre langue, même les quelques malheureux indices dudiscours indirect que nous venons de mentionner disparaissent souvent,

174

Page 177: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT^ DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

L'absence de concordance des temps et la non-utilisation

du subjonctif prive notre discours indirect d'identité pro-

pre et ne crée pas un terrain favorable au développement

fructueux de variantes importantes et intéressantes. Enfait, nous nous trouvons contraints d'affirmer la prédomi-

nance absolue en russe du discours direct. Il n'y a pas eu,

dans notre langue, de période cartésienne, rationnelle, au

cours de laquelle le « contexte narratif », rationnel, sûr

de lui et objectif, aurait analysé et décomposé le contenu

objectif du discours d'autrui et aurait ainsi créé des

variantes complexes et intéressantes du discours indirect.

Toutes ces particularités de la langue russe créent unesituation extrêmement favorable à un style imagé (pitto-

resque) de transmission du discours d'autrui, assez flaccide

et flou, il est vrai, sans perception des frontières et des

oppositions à surmonter (contrairement aux autres lan-

gues). Ce qui domine, c'est un mode d'interaction et d'in-

terpénétration extrêmement léger du discours narratif et

du discours rapporté. Cela est lié au rôle peu significatif

qu'a joué la rhétorique dans notre langue littéraire, mar-

quée par un style linéaire de transmission des paroles

d'autrui, comportant des intonations peu subtiles et nette-

ment univoques.

Nous exposerons tout d'abord les caractéristiques dudiscours indirect, qui constitue le schéma le moins élaboré

dans la langue russe. Nous commencerons par une petite

critique adressée à A. M. Pechkovsky. Ayant remarquéque nos formes de discours indirect sont peu élaborées, il

fait la remarque suivante, qui nous paraît un peu dépla-

cée :

« Il suffit d'essayer de transmettre tant bien que mal le

discours direct, qui est le plus répandu, de façon indi-

recte, pour se convaincre que le discours indirect est

étranger à la langue russe *. » {La syntaxe du russe à la

lumière de la science, éd., p. 554.)

en sorte que le discours indirect se confond avec le discours direct.

Ossip, par exemple, dans Le Révizor de Gogol dit : « L'aubergiste

a dit que je ne sers pas à manger tant que vous n'aurez pas réglé

votre ardoise. » (Pevhkovsky, La Syntaxe russe, p. 553.)* Suit un exemple, qu'on pourrait approximativement traduire de la

façon suivante : « L'âne ayant pressé son front contre la terre, dit :

175

Page 178: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Si Pechkovsky avait la même expérience de

transformation du discours indirect en français, en obser-

vant simplement les règles grammaticales, il serait arrivé

aux mêmes conclusions. S'il avait essayé, par exemple, de

mettre au discours indirect le discours direct ou même le

discours indirect libre dans les fables de La Fontaine (cette

dernière forme est très répandue chez La Fontaine), il

en serait résulté des constructions grammaticalement tout

aussi correctes mais stylistiquement tout aussi inadmissi-

bles que dans son exemple russe. Et cela en dépit du fait

qu'en français le discours indirect libre est très proche dudiscours indirect (même temps et même personne). Touteune série de mots, d'expressions, de tournures qui convien-

nent parfaitement au discours direct et indirect libre

paraîtront tout à fait étranges si on les transpose tels

quels au discours indirect. Pechkovsky fait en l'occurrence

une erreur typique pour un « grammairien ». La transpo-

sition mot pour mot, par des procédés purement gramma-ticaux, d'un schéma à un autre, sans opérer les modifica-

tions stylistiques correspondantes, n'est rien de plus

qu'une méthode scolaire d'exercices grammaticaux, péda-

gogiquement mauvaise et inadmissible. Une telle appli-

cation des schémas n'a rien à voir avec leur utilisation

vivante dans la langue. Les schémas expriment une ten-

dance à l'appréhension active du discours d'autrui. Chaqueschéma recrée à sa manière renonciation, lui donnant

ainsi une orientation particulière, spécifique. Si la langue,

à un stade donné de son développement, perçoit renon-

ciation d'autrui comme un tout compact, inanalysable,

immuable et impénétrable, elle ne comportera aucun

schéma en dehors de celui, primitif et inerte, du discours

direct (style monumental). C'est ce point de vue de

l'immuabilité de l'énonciation d'autrui, de sa transmission

rigoureusement mot pour mot, qu'adopte Pechkovsky pour

son expérience, mais en même temps il essaie d'appliquer

le schéma du discours indirect. Le résultat obtenu ne

prouve nullement que le discours indirect est étranger à

la langue russe. Au contraire, il prouve qu'en dépit du

« Que c'est impeccable, qu'à dire vrai, on peut l'écouter sans ennui,

mais que c'est dommage, qu'il est encore loin de valoir le coq, qu'il

faut qu'il se fasse encore la main, qu'il prenne des leçons du coq. »

176

Page 179: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT^ DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

faible degré de développement du schéma indirect en

russe, celui-ci est néanmoins suffisamment spécifique pour

rendre impossible la transposition mot pour mot de n'im-

porte quel énoncé au discours direct \

L'expérience spécifique effectuée par Pechkovsky témoi-

gne de son ignorance totale de la signification linguistique

propre au discours indirect. Cette signification réside dans

la transmission analytique du discours d'autrui. L'emploi

du discours indirect ou de l'une de ses variantes implique

une analyse de renonciation simultanée et inséparable de

l'acte de transposition. Seules varient la profondeur et les

orientations de l'analyse, La tendance analytique du dis-

cours indirect se manifeste avant tout par le fait que tous

les éléments émotionnels et affectifs du discours ne se

transposent pas tels quels au discours indirect, dans la

mesure oii ils ne sont pas exprimés dans le contenu mais

bien dans les formes de dénonciation . De formes de dis-

cours ils deviennent contenu avant de passer dans uneconstruction indirecte, ou bien encore ils se trouvent

transposés dans la proposition principale en tant qu'expan-

sion-commentaire du verbe introducteur. Par exemple,

l'énoncé au discours direct : « Comme c'est bien ! Ça,

c'est une réalisation ! » ne peut être transposé de la façon

suivante : « Il a dit que comme c'est bien et que ça c'est

une réalisation », mais, ou bien par : « Il a dit que c'était

très bien et que c'était une grande réalisation », ou bien

par : « Il a dit d'un ton enthousiaste que c'était bien et

que c'était une grande réalisation. »

Toutes les abréviations, ellipses, etc., qui sont possibles

dans le discours direct, pour ce qui est des éléments

émotionnels et affectifs, ne sont pas admissibles au discours

indirect à cause de sa tendance analytique. Ces éléments

n'entrent dans sa construction que sous une forme com-plète et élaborée. Dans l'exemple de Pechkovsky, l'excla-

mation de l'âne : « Impeccable ! » ne peut être directe-

ment intégrée au discours direct sous la forme : « Il dit

qu'impeccable... » mais seulement sous la forme : « II

dit que c'est impeccable », ou même « Il dit que le

3. L'erreur de Pechkovsky que nous analysons ici montre une fois

de plus à quel point le fossé entre la grammaire et la stylistique est

préjudiciable au plan de la méthode.

177

Page 180: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

rossignol chante impeccablement... ». De même qu'il est

impossible d'intégrer directement « à dire vrai ». Ouencore l'expression « quel dommage », qui ne peut être

rendue par « que quel dommage », etc.

Il va de soi que toute expression des intentions du locu-

teur qui passe par la construction ou par des traits accen-

tuels ne peut pas être transposée sans transformations.

Ainsi les particularités de construction et d'intonation des

énoncés interrogatifs, exclamatifs ou impératifs, ne sont

pas conservées au discours indirect, et n'apparaissent que

dans le contenu.

Le discours indirect prête une oreille différente au

discours d'autrui, il intègre activement et actualise dans

sa transmission d'autres éléments et nuances que les

autres schémas. C'est pourquoi la transposition telle quelle,

mot pour mot, de l'énonciation construite selon un autre

schéma n'est possible que dans les cas où l'énonciation

directe se présente déjà à l'origine sous une forme un tant

soit peu analytique, cela dans les limites, bien sûr, des

possibilités analytiques du discours direct. L'analyse est

l'âme du discours indirect.

Si l'on examine de plus près l'expérience de Pechkovsky,

on remarque que la « coloration » lexicale de mots tels que

« impeccablement » et « il s'est fait la main » ne sont pas

tout à fait compatibles avec l'esprit analytique qui carac-

térise le discours indirect. Ce sont là des mots trop

« pittoresques ». Telle est la clé du « registre linguis-

tique » (individuel ou idiosyncratique) du personnage-

âne ; ces mots font plus que transmettre le contenu séman-

tique objectif de l'énonciation. On est tenté de les rem-

placer par des mots de sens équivalent (« bien », « faire

des progrès »), ou, si l'on veut conserver ces idiomes dans

la construction indirecte, de les mettre entre guillemets.

Et, au cours de la lecture à haute voix, on prononcera de

façon légèrement différente les mots indiqués, pour donner

à entendre par l'intonation que ces expressions sont

empruntées directement au discours du personnage, que

l'on élève une sorte de barrière autour d'elles. Mais nous

entrons ici dans le vif du sujet, à savoir la nécessité de

distinguer les deux orientations que peut prendre la ten-

dance analytique dans le discours indirect et les deux prin-

cipales variantes correspondantes.

178

Page 181: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT, DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

En fait, l'analyse de la construction indirecte peut

prendre deux voies diflérentes, ou, plus exactement, elle

peut porter sur deux objets fortement difiérenciés. L'énon-

ciation d'autrui peut être appréhendée comme une prise

de position à contenu sémantique précis du locuteur,

auquel cas, à l'aide de la construction indirecte, on trans-

pose de façon analytique sa composition objective exacte

(ce qu'a dit le locuteur). Ainsi, dans l'exemple considéré,

il est possible de transmettre exactement le sens objectif

de l'appréciation du chant du rossignol par l'âne. Mais onpeut aussi appréhender et transmettre de façon analytique

renonciation d'autrui en tant qu'expression qui caracté-

rise non seulement l'objet du discours (qui est, en fait,

mineur) mais également le locuteur lui-même : son registre

individuel ou idiosyncratique (ou bien l'un et l'autre), son

état d'âme, exprimé non dans le contenu mais dans les

formes du discours (par exemple, parler saccadé, choix del'ordre des mots, intonation expressive, etc.), sa capacité

ou son incapacité à bien s'exprimer, etc.

Ces deux objectifs de la transmission indirecte analy-

tique sont profondément et fondamentalement différents.

Dans un cas, le sens est décomposé en constituants séman-

tiques, en éléments objectifs ; dans l'autre, l'énonciation

elle-même, en tant que telle, est analysée en niveaux

linguistico-stylistiques. C'est cette analyse qui constitue

l'aboutissement logique de la seconde tendance. Concur-

remment avec cette analyse à caractère stylistique s'opère

cependant, dans ce type de transmission indirecte, uneanalyse objective du discours d'autrui ; il en résulte doncune décomposition analytique du sens objectif ainsi quede son mode de représentation verbal.

Nous appellerons la première variante discours indirect

objecto-analytique et la seconde discours indirect verbalo-

analytique. La variante objecto-analytique appréhende

l'énonciation d'autrui au plan purement thématique , tandis

qu'elle reste sourde et indifférente à tout ce qui n'a pas

une signification thématique. Les aspects de la construction

verbale formelle qui ont une signification thématique,

c'est-à-dire qui sont nécessaires à la compréhension de la

position sémantique du locuteur, notre variante les rend de

façon thématique (dans l'exemple cité, la construction

exclamative et l'expression de l'enthousiasme peuvent être

179

Page 182: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

rendues par le mot « très ») ou bien encore elle les intègre

au contexte narratif, comme une caractéristique formulée

par l'auteur.

La variante objecto-analytique ouvre de larges possi-

bilités aux tendances à la réplique et au commentaire dans

le contexte narratif, tout en conservant une distance nette

et stricte entre les paroles du narrateur et les paroles

rapportées. Grâce à quoi elle constitue un instrument par-

fait de transmission du discours d'autrui en style linéaire.

La tendance à thématiser le discours d'autrui est incontes-

tablement inhérente à cette variante, elle conserve au

discours rapporté non pas tant son intégrité syntaxique

que son intégrité sémantique et son autonomie (nous

voyons se thématiser par ce moyen la structure expressive

de renonciation rapportée). Bien entendu, ce but est

atteint au prix d'une certaine dépersonnalisation du dis-

cours rapporté.

La variante objecto-analytique ne peut se développer

de façon un tant soit peu étendue et substantielle que

dans un contexte énonciatif assez rationnel et dogmatique,

dans lequel, à tout le moins, il se manifeste un fort intérêt

pour le contenu sémantique, oia l'auteur affirme lui-même

dans ses propres paroles, avec sa propre personnalité, une

position à fort contenu sémantique. Lorsque ce n'est pas

le cas, lorsque les paroles de l'auteur sont elles-mêmes

« pittoresques » et de peu de poids, ou bien encore

lorsqu'un narrateur de même envergure entre en scène,

cette variante ne peut avoir qu'une signification secondaire

et épisodique (comme chez Gogol, Dostoïevski, et bien

d'autres).

En russe, cette variante est dans l'ensemble, peu déve-

loppée. On la rencontre essentiellement dans les contextes

épistémologiques ou rhétoriques (scientifique, philoso-

phique, politique, etc.) oii l'on est amené à exposer les

opinions d'autrui sur im sujet donné, à les mettre en

opposition, à les délimiter. Elle est rare dans l'expression

littéraire. Elle ne prend une certaine importance que chez

les auteurs qui n'hésitent pas à donner à leurs paroles

une orientation et un poids sémantiques, par exemple chez

Tourgueniev et particulièrement chez Tolstoï. Mais, mêmelà, nous ne trouvons pas la richesse et la variété qu'engen-

dre cette variante en français et en allemand.

180

Page 183: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT, DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

Passons à la variante verbalo-analytique. Elle intègre à

la construction indirecte les mots et les tournures dudiscours d 'autrui qui caractérisent la configuration subjec-

tive et stylistique de ce dernier en tant qu'expression. Cesmots et tournures sont introduits de telle façon que leur

spécificité, leur subjectivité, leur caractère typique sont

clairement perçus. Le plus souvent, ils sont carrément

inclus entre guillemets. Voici quatre exemples :

1. « Au sujet du défunt [Gregori] déclara, avant fait

le signe de croix, que le type avait des facilités, mais qu'il

était bête et "terrassé par la maladie "''", et, pis encore,

qu' "il était incroyant" , et que "cette incroyance",

il l'avait attrapée de Fédor Pavlovitch et de son fils aîné »

(Dostoïevsky, Les frères Karamazov).

2. « La même chose est arrivée également aux Polo-

nais : ceux-là sont apparus avec fierté et indépendance.

Ils ont affirmé bruyamment que, premièrement, tous deuxétaient "serviteurs de la couronne" et que "monsieurMitia" leur avait proposé trois mille roubles pour acheter

leur honneur et qu'ils avaient vu de leur propres yeuxde grosses sommes d'argent entre ses mains ». (Ibid).

3. « Krassotkine résistait avec hauteur à cette accusa-

tion, arguant du fait, que, en effet, avec ceux de son âge,

ceux de treize ans, il serait honteux de jouer aux petits

chevaux "par les temps qui courent", mais qu'il ne

le faisait que pour les "gosses", parce qu'il les aimait,

et il ne reconnaissait à personne le droit de mettre en

cause ses sentiments ». (Ibid.)

4. « Il la trouva [Nastasia Philipovna] dans un état

voisin de la démence complète ; elle poussait des petits

cris, tremblait, hurlait que Rogojine était caché dans le

jardin, dans leur propre maison, qu'elle venait de le voir,

qu'z/ allait la tuer la nuit venue (...) lui couper la gorge ».

(Dostoïevsky, L'Idiot). (Ici, l'expression de l'énonciation

rapportée est conservée dans la construction indirecte.)

Les mots et les expressions d'autrui intégrés au discours

indirect et perçus dans leur spécificité (particulièrement

s'ils sont mis entre guillemets) subissent un « décalage »,

* Dans cet exemple et les exemples suivants, c'est l'auteur qui sou-

ligne (N.d.T.).

181

Page 184: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

pour Utiliser le langage des formalistes, et ce décalage a

justement lieu dans le sens qui convient à l'auteur. Ils

prennent du relief, leur « coloration » ressort plus claire-

ment, et en même temps s'y ajoutent les nuances propres

à l'auteur : ironie, humour, etc.

Il convient de distinguer cette variante du discours

indirect des cas de passage du discours indirect au discours

direct sans modifications, bien que leurs fonctions soient

pratiquement identiques : lorsque le discours direct pro-

longe le discours indirect, la subjectivité du discours res-

sort plus nettement et dans le sens qui convient à l'auteur.

Par exemple :

1. Triphon Borissovitch eut beau tergiverser, après

avoir été questionné par les moujiks, il finit par avouer

avoir trouvé le billet de cent roubles ; il ajouta seulement

qu'il avait tout rendu immédiatement à Dimitri Fédoro-

vitch en mains propres, « seulement, voilà comme lui-

même était à ce moment-là complètement bourré, il pou-

vait difficilement s'en souvenir, parole d'honneur ».

(Dostoïevsky, Les frères Karamazov.)

2. « Malgré tout le respect dû à la mémoire de son

défunt Barine, il n'en déclara pas moins que celui-ci

avait été injuste envers Mitia et '''n'élevait pas les enfants

comme il faut. Sans moi, le petit, il aurait été bouffé

par les poux", ajouta-t-il, narrant les années d'enfance de

Mitia. » (Ibid.)

Le cas oii le discours direct est préparé par le discours

indirect et en découle naturellement n'est pas sans évoquer

la représentation plastique émergeant à peine de la glaise

brute dans les sculptures de Rodin ; il constitue l'une des

innombrables variantes du discours indirect dans ses utili-

sations pittoresques. Telle est donc la variante verbalo-

analytique de la construction indirecte. Elle crée des effets

esthétiques tout à fait particuliers dans la transmission dudiscours d'autrui. Cette variante suppose un haut degré

d'individualisation de l'énonciation rapportée dans la

conscience linguistique, la capacité de percevoir avec discri-

mination les représentations linguistiques de l'énonciation

et d'en dégager le sens objectif. Cela est incompatible avec

l'appréhension autoritaire ou rationaliste de l'énonciation

d'autrui. En tant que procédé stylistique, cette variante

182

Page 185: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT^ DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

ne peut s'enraciner dans la langue que sur le terrain de

l'individualisme critique et réaliste, tandis que la variante

objecto-analytique est justement caractéristique de l'indi-

vidualisme rationaliste. Dans l'histoire de la langue russe,

, cette dernière période est pratiquement inexistante. C'est

-* pourquoi nous observons une prédominance presque totale

de la variante verbalo-analytique sur la variante objecto-

analytique. L'absence de concordance des temps en russe

est également très favorable au développement de la pre-

mière tendance.

Nous voyons ainsi que nos deux variantes, bien qu'unies

par une tendance analytique générale du schéma, expriment

néanmoins des approches linguistiques divergentes du dis-

cours d'autrui et de la personnalité du locuteur. Pour la

première variante, la personnalité du locuteur n'existe quepour autant qu'elle occupe une position sémantique déter-

minée (cognitive, éthique, morale, de mode de vie) et, en

dehors de cette position, transmise de façon strictement

objective, elle n'existe pas pour le transmetteur. Il n'est

pas question de pousser trop loin la note personnelle.

Dans la seconde variante, au contraire, la personnalité est

posée en tant que mode subjectif (individuel ou idiosyncra-

tique), mode de pensée ou mode de discours, ce qui

implique en même temps un jugement de valeur de l'auteur

sur ce mode. L'accent est ainsi mis sur la personnalité.

En russe, on peut encore mentionner une troisième

variante, assez importante, de la construction indirecte.

Celle-ci est essentiellement utilisée pour la transmission

du discours intérieur, des pensées et sentiments du héros.

Elle traite le discours d'autrui avec beaucoup de liberté,

elle l'abrège, n'indiquant souvent que ses thèmes et ses

dominantes : c'est pourquoi on peut l'appeler impression-

niste. L'intonation propre à l'auteur déborde facilement et

librement dans sa structure flexible. Voici un exempleclassique de cette variante impressionniste, tiré du Cavalier

de bronze de Pouchkine :

« A quoi pensait-il ? A sa pauvreté, au fait qu'il

devait se procurer l'indépendance et l'honneur par

l'effort;que Dieu aurait bien pu lui accorder un peu

plus d'esprit et d'argent. Et pourtant, il ne manque pas

de petits veinards oisifs, d'esprit court, paresseux, pour

183

Page 186: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

qui la vie est combien plus facile ! Il n'avait que deiix

ans de service à son actif ; il pensait aussi que le temps

ne s'arrangeait pas;que le fleuve était toujours en crue

;

c'est tout juste si on n'avait pas du déplacer les ponts

sur la Neva et il en avait pour deux ou trois jours à être

séparé de Paracha. Ainsi allaient ses pensées... »

Nous remarquons, ici, que la variante impressionniste

du discours indirect se trouve à mi-chemin entre la variante

objecto-analytique et la variante verbalo-analytique. Il

s'opère, par endroits, une analyse objective très nette.

Certains des mots et des tournures sont clairement issus

de la conscience d'Eugène lui-même (sans être, cependant,

soulignés dans leur spécificité). Mais on perçoit, plus fort

que tout, l'ironie de l'auteur lui-même, son accentuation,

l'activité déployée pour organiser et abréger le contenu à

exprimer.

Passons maintenant au schéma du discours direct. Il

est très bien élaboré dans la langue littéraire et possède

une immense variété de réalisations nettement difiéren-

ciées. Depuis les blocs massifs, inertes, inanalysables dudiscours direct tel qu'on le trouve dans les textes russes

anciens jusqu'aux procédés flexibles et souvent ambigus

utilisés pour insérer le discours direct dans son contexte

dans la langue contemporaine, on peut suivre à la trace

l'histoire d'une évolution longue et riche d'enseignements.

Mais nous nous abstiendrons aussi bien d'examiner ce

cheminement historique que de donner une description

synchronique des variantes effectives du discours direct

dans la langue littéraire. Nous nous limiterons simplement

aux variantes oh s'eflectue un échange des intonations, oii

on constate une contagion réciproque entre le contexte

narratif et le discours rapporté. En outre, nous ne nous

intéresserons pas tant aux cas oîi le discours narratif

mène l'assaut contre renonciation rapportée, le contami-

nant de ses intonations propres, qu'aux cas où, au

contraire, les paroles rapportées s'égaillent et essaiment à

travers tout le contexte narratif, le rendant flexible et

ambigu. D'ailleurs, il n'est pas toujours possible de diffé-

rencier les deux cas : très souvent, la contagion se révèle

justement réciproque.

184

Page 187: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT^ DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

La variante qu'on pourrait appeler discours direct

préparé ^ relève de la première orientation de la dyna-

mique de l'interaction (l'assaut porté par l'auteur).

Nous classerons dans cette catégorie le cas, déjà exposé,

du discours direct découlant du discours indirect. Noustrouvons un exemple particulièrement intéressant et

répandu de cette variante dans le discours direct dérivant

du discours indirect libre, qui lui prépare la voie, dans la

mesure oij il est lui-même à mi-chemin entre la narration

et le discours rapporté. L'auteur anticipe sur les thèmes

de base du futur discours direct dans le récit et les colore

de ses intonations propres. De cette façon, les frontières

de renonciation d'autrui sont très affaiblies. La description

de l'état du prince Mychkine avant une crise d'épilepsie

dans L'idiot de Dostoïevski constitue un exemple classique

de cette variante. Il couvre en fait presque tout le cin-

quième chapitre de la seconde partie de cette œuvre (on ytrouve des exemples de discours indirect libre remar-

quables). Ici, le discours direct du prince n'a d'échos que

dans son monde personnel, puisque le récit est mené par

l'auteur dans les limites de l'horizon du prince. Le discours

rapporté se détache sur un fond aperceptif qui est pour

moitié celui de l'auteur et pour moitié celui du héros. Il

est vrai que ce cas nous démontre clairement qu'une infil-

tration aussi profonde de l'intonation de l'auteur dans le

discours direct va toujours de pair avec un affaiblissement

de l'objectivité du contexte narratif lui-même.

Nous appellerons discours direct vidé de sa substance

une autre variante qui se rattache à la même tendance.

Le contexte narratif y est construit de telle façon que la

caractérisation objective du héros par l'auteur jette des

ombres épaisses sur son discours direct. Les appréciations

et la valeur émotionnelle dont est chargée sa représen-

4. Nous ne nous occuperons pas ici des procédés plus primitifs

dont dispose l'auteur pour répliquer au discours direct et le commen-ter : l'utilisation de l'italique (qui équivaut à un déplacement d'ac-

cent), l'insertion ici et là de remarques et de conclusions entre paren-

thèses, ou même simplement le point d'exclamation, d'interrogation, le

« sic », etc. Pour pallier l'inertie du discours direct, un autre procédétrès efficace consiste à associer par endroits au verbe introducteur desremarques, répliques et commentaires.

183

Page 188: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

tation objective se transmettent aux paroles du héros. Le

poids sémantique des paroles rapportées diminue, mais,

en revanche, leur signification caractérologique se renforce,

ainsi que leur tonalité ou leur valeur typique. De même,lorsqu'on reconnaît sur scène un personnage comique à

son maquillage, à son costume et à son attitude générale,

on est déjà prêt à rire avant de s'intéresser au sens de ses

paroles. C'est ainsi que se présente, dans la plupart des

cas, le discours direct chez Gogol et chez les représentants

de l'école dite naturaliste. Dans sa première œuvre,

Dostoïevski s'est précisément efforcé de rendre vie à ce

discours direct vidé de sa substance.

La préparation du discours rapporté et l'anticipation de

son thème et de ses valeurs et accents dans le récit peut à

tel point colorer le contexte narratif dans les tonalités duhéros que celui-ci en vient alors à ressembler au discours

rapporté, tout en conservant, il est vrai, les intonations

propres à l'auteur. Si le récit est mené exclusivement dans

les limites de l'optique du héros (ce dont Bally, nous

l'avons vu, faisait reproche à Zola), non seulement d'un

point de vue spatio-temporel mais également du point de

vue des valeurs et intonations, l'énonciation rapportée se

trouve dotée d'un arrière-plan aperceptif original au plus

haut point. Cela nous donne le droit de parler d'une

variante particulière de discours rapporté anticipé et

dispersé, caché dans le contexte narratif et se faisant jour

réellement dans le discours direct du héros. Cette variante

est très répandue dans la prose contemporaine, en parti-

culier chez Andrei Belyi et chez les écrivains qui subissent

son influence (voir, par exemple, Ehrenbourg, Nicolas

Kourboff). Mais on doit en chercher des échantillons

classiques chez Dostoïevski, dans sa première et sa seconde

périodes (cette variante se rencontre moins souvent dans

h dernière). Nous nous attarderons sur l'analyse de son

récit « Une mauvaise anecdote ».

Tout le récit peut être mis entre guillemets comme étant

celui d'un « conteur », bien que cela ne soit pas marqué

sur le plan du thème ou de la composition. Mais, à l'inté-

rieur du récit, pratiquement chaque épithète, chaque

trait, chaque iugement de valeur peuvent aussi être mis

entre guillemets, com.me s'ils étaient issus de la conscience

186

Page 189: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT, DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

de tel ou tel des héros. Voici un court passage tiré dudébut de ce récit :

« En ce temps-là, par une soirée d'hiver claire et gelée,

vers les minuit, trois maris extrêmement respectables

étaient assis dans une pièce confortable et même luxueu-

sement aménagée dans une superbe maison à deux étages

située à Saint-Pétersbourg et étaient engagés dans uneconversation sérieuse et de haute tenue sur un sujet

extrêmement curieux. Ces trois maris avaient grade de

général. Ils étaient assis autour d'une petite table, chacun

dans un superbe fauteuil moelleux et tout en devisant ils

descendaient tranquillement et confortablement du Cham-

pagne. »

Si nous faisons abstraction du jeu complexe et inté-

ressant de la mise en relief, nous serons amenés à classer

cet extrait comme très médiocre et même nul d'un point de

vue stylistique. De fait, dans les huit lignes de la des-

cription on trouve deux fois l'épithète « superbe », deuxfois « confortable » et les autres qualificatifs sont

« luxueux », « sérieux », « de haute tenue » et « extrême-

ment respectable » ! Un tel style ne saurait mériter qu'une

condamnation sévère, si nous considérons cette description

comme émanant sérieusement de l'auteur (comme chez

Tourgeniev ou Tolstoï) ou même du conteur, mais duconteur seul (comme dans le récit à la première personne).

Mais cet extrait ne saurait être considéré de ce point de

vue. Chacun de ces qualificatifs médiocres, pâles, vides de

sens, constitue un£ arène on viennent s'afironter et lutter

deux mises en relief, deux points de vue, deux discours.

Voici encore quelques extraits oii se trouve caractérisé

le maître de maison : le conseiller secret Nikiforoff .

« Deux mots à son sujet : il avait commencé sa carrière

comme petit fonctionnaire, il avait suivi sa petite routine

tranquillement pendant quarante-cinq ans d'affilée. (...)

Il détestait particulièrement le désordre et l'enthou-

siasme, il considérait son désordre [celui d'une certaine

femme] comme un fait de mœurs et vers la fin de sa

vie il s'était complètement enfoncé dans un confort suave

et paresseux et dans un isolement systématique. (...) Sonapparence extérieure était extrêmement correcte et tirée

à quatre épingles, il paraissait plus jeune que son âge,

187

Page 190: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

il s'était bien conservé et promettait de vivre encore

longtemps ; il avait des manières de gentleman parfait.

Son emploi était assez confortable : il siégeait quelque

part et donnait des signatures. En un mot, on le consi-

dérait comme un homme tout à fait supérieur. Il n'avait

qu'une seule passion ou, pour mieux dire, un seul désir

ardent ; celui de posséder sa propre maison, une maison

de noble, pas de bourgeois. Son désir s'était enfin

réalisé. »

Nous voyons clairement maintenant d'où viennent ces

épithètes médiocres et sans originalité, mais ayant — ohcombien ! — de classe, dans le premier passage cité. Ils

sont issus de la conscience du général, ils évoquent son

petit confort, sa petite maison particulière, sa situation,

son grade, en bref la conscience du conseiller secret

Nikiforofl, un homme arrivé. On aurait pu les mettre entre

guillemets, comme discours rapporté, celui de Nikiforofi.

Mais ils n'appartiennent pas qu'à lui;puisque c'est le

narrateur qui mène le récit, et qu'il est en quelque sorte

solidaire des « généraux », il leur fait des courbettes, se

range en tout à leur avis, parle leur langue ; mais, en

même temps, il y met une outrance provocante, livrant

toutes les énonciations qu'il peut à l'ironie et à la dérision

de l'auteur. A travers chaque épithète minable du récit,

l'auteur ironise et se moque de ses héros par l'inter-

médiaire du narrateur. D'oii le jeu complexe des mises

en relief dans cet extrait, jeu que la lecture à haute voix

permet difficilement de rendre.

La suite du récit est construite entièrement en fonction

de l'horizon de l'autre héros principal, Pralinski. Il est

entièrement émaiHé d 'épithètes, d'appréciations de ce

héros, constituant son discours caché, et c'est sur ce fond,

imprégné de l'ironie de l'auteur, que se détache son dis-

cours direct effectif, inclus entre guillemets, discours tant

extérieur qu'intérieur.

Ainsi, pratiquement, chaque mot de ce récit appartient

simultanément, du point de vue de son expressivité, de sa

tonalité émotionnelle, de sa mise en valeur dans la phrase,

à deux contextes qui s'entrecroisent, à deux discours : le

discours de l'auteur-narrateur (ironique, railleur) et celui

du héros (qui n'a rien d'ironique). C'est cette appartenance

simultanée à deux discours, orientés différemment dans

188

Page 191: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT^ DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

leur expression, qui explique la particularité des construc-

tions de phrases, les « ruptures de syntaxe », et la parti-

cularité du style. Dans les limites d'un seul de ces discours,

la phrase serait construite autrement et autre serait le

style. Nous sommes en présence d'un exemple typique

d'un fait de langue rarement étudié : les interférences

de discours.

En russe, ce phénomène des interférences de discours

se réalise partiellement dans le cadre de la variante verbalo-

) analytique du discours indirect, dans les cas relativement

rares où le discours indirect conserve non seulement des

mots et des expressions isolés mais aussi la structure

expressive de renonciation rapportée. Tel était le cas dans

notre quatrième exemple, oii la construction exclamative

de renonciation directe est passée dans le discours indi-

rect — sous une forme affaiblie, il est vrai. Il en résulte

une certaine discordance entre l'intonation paisiblement

narrative, conforme aux règles de transmission analytique

de l'auteur et l'intonation hystérique, excitée, de l'héroïne

à moitié folle. D'oià le caractère déformé de la configura-

tion syntaxique de cette phrase, qui sert deux maîtres,

appartenant à deux discours à la fois. Néanmoins, nous nepouvons pas assigner au phénomène de l'interférence dediscours un expression syntaxique un tant soit peu stable

et précise dans le cadre du discours indirect.

Le discours indirect libre constitue le cas le plus impor-

. tant et le mieux fixé syntaxiquement (en tout cas en

//français) de convergence interférentielle de deux discours

orientés différemment du point de vue de l'intonation.

Etant donné son importance exceptionnelle, nous lui consa-

/ crerons tout le chapitre suivant. Ce qui nous donnera

Voccasion de faire le point sur l'état de cette question en

romanistique et germanistique. La controverse qui est

en cours au sujet du discours indirect libre, les opinions

énoncées à ce sujet (en particulier dans l'école de Vossler)

présentent un grand intérêt méthodologique et nous les

soumettrons donc à une analyse critique. En attendant,

nous examinerons encore quelques faits, apparentés au

discours indirect libre en russe, et qui ont, selon toute

apparence, servi de terrain à sa naissance et à sa formation.

Nous ne nous sommes intéressés jusqu'à présent qu'à

189

Page 192: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

des variantes à double sens, à deux visages, du discours

direct tel qu'il est utilisé en littérature, et c'est pourquoi

nous n'avons pas touché à l'une de ses variantes « linéai-

res » les plus importantes : le discours direct rhétorique.

Là signification sociologique de cette variante à valeur

« persuasive » et de ses variations est très importante.

Mais nous ne pouvons pas nous y attarder. Nous ne nous

arrêterons qu'à quelques manifestations rhétoriques

concomitantes.

Il existe un phénomène social : celui de la question et

de Vexclamation rhétorique. Certains cas relevant de cette

catégorie nous intéressent particulièrement à cause de leur

localisation contextuelle. Elles sont placées, en quelque

sorte, à la frontière même du discours narratif et du dis-

cours rapporté (habituellement intérieur) et entrent sou-

vent directement dans l'un ou l'autre discours, c'est-à-dire

qu'on peut les définir comme question ou exclamation de

l'auteur mais, en même temps, comme question ou excla-

mation du héros, adressées à lui-même.

Voici un exemple de question :

« Mais qui donc, à la lueur de la lune, au milieu d'un

silence profond, chemine à pas feutrés ? Le Russe s'est

réveillé brusquement. Devant ses yeux, lui faisant unaccueil tendre et muet, se tient une jeune Circasienne. (...)

Il regarde la jeune fillle sans mot dire et pense : "C'est

un rêve trompeur, le jeu trompeur de mes sens fati-

gués." » (Pouchkine, Le prisonnier du Caucase.)

Les dernières paroles (intérieures) du héros répondent,

en quelque sorte, à la question rhétorique de l'auteur et

cette dernière peut être analysée comme question du héros

dans son for intérieur.

Voici un exemple d'exclamation :

« Le bruit horible a tout, tout dit ; la nature devant

lui s'est voilée. Pardon, ô liberté sacrée ! il est esclave ! »

(Ibid.).

Ce cas est très répandu en prose, oij la question du type

« Que faire ? » introduit des réflexions du héros ou un

récit de ses actions, cette question constituant à la fois la

question de l'auteur et celle du héros se trouvant dans

190

Page 193: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT^ DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

une situation épineuse. Cependant, dans ce type de ques-

tions et d'exclamations, c'est l'attitude active de l'auteur

qui prédomine ; c'est pourquoi elles ne sont pas placées

entre guillemets. L'auteur en personne est ici sur le devant

de la scène, il se substitue au héros, comme s'il lui servait

de porte-parole. En voici un exemple :

« S'appuyant sur leurs lances, les Cosaques observent

le cours sombre du fleuve, où ils voient flotter les armes

du forban, assombries par les ténèbres. (...) Pardon,

ô vous, libres villages cosaques, et toi, la maison de nos

ancêtres, et toi, Bon paisible, et toi, la guerre, et vous,

belles jeunes filles ! L'ennemi caché a abordé sur nos

berges, la flèche sort du carquois, siffle, et tombe le

Cosaque du kourgane ensanglanté. » (Ibid.)

Ici, l'auteur se présente à la place de son héros, il dit

à sa place ce qu'il pourrait ou devrait dire, ce qui convient

à la situation. Pouchkine dit adieu à la patrie pour le

Cosaque (ce que le Cosaque lui-même ne peut pas faire,

bien entendu). Cette prise de parole au nom d'un autre

est déjà très proche du discours indirect libre. Naturelle-

ment, un telle substitution suppose une orientation into-

native identique, tant du discours de l'auteur que du dis-

cours que le héros pourrait ou devrait prononcer et quel'auteur prend en charge ; c'est pourquoi il n'y a là aucune

interférence.

Lorsqu'il y a solidarité totale entre auteur et héros

dans les limites d'un contexte construit rhétoriquement,

pour ce qui concerne les appréciations et intonations, la

rhétorique de l'auteur et celle du héros peuvent quelque-

fois se recouvrir l'une l'autre ; leurs voix, alors, se fon-

dent et il se crée de longues périodes qui relèvent en

même temps du récit de l'auteur et du discours intérieur

(parfois même extérieur) du héros. Il en résulte un phé-

nomène qu'on ne peut pratiquement plus distinguer dudiscours indirect libre. Il n'y manque que l'interférence.

C'est sur la base de la rhétorique byronienne du jeune

Pouchkine que s'est constitué, pour la première fois

semble-t-il, le discours indirect libre. Dans Le prisonnier

du Caucase l'auteur est complètement solidaire de son

héros dans ses appréciations et ses mises en relief. Lerécit est construit dans la tonalité du héros, le discours

191

Page 194: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

du héros dans la tonalité de l'auteur. Et voici que nous

y trouvons l'exemple suivant :

« Là-bas s'alignent les sommets identiques des colli-

nes ; entre elles, un chemin isolé se perd au loin, sinistre.

La jeune poitrine du prisonnier était agitée de lourdes

pensées. (...) Le chemin lointain mène en Russie, dans

le pays oij il a entamé fièrement et sans souci sa belle

jeunesse ; où il a connu ses premières joies, où il a

aimé tant de beauté, où il a étreint une souffrance sévère,

où il a détruit toute espérance, toute joie et tout désir

par sa vie agitée. (...) Il a appris à connaître les gens et

le monde, et a connu le prix d'une vie incertaine. Dansles coeurs des hommes, il a trouvé la trahison, dans les

aspirations à l'amour, un songe insensé. (...) Liberté, il

ne cherchait que toi dans le monde sublunaire. (...) Toutest joué (...) il ne voit rien au monde qui puisse lui

apporter l'espérance. Et vous, dernières rêveries, vous

aussi lui échappez. Il est esclave. » (Ibid.)

Ce sont clairement les « lourdes pensées » du prison-

nier lui-même qui sont exprimées. Il s'agit de son discours,

qui est formellement pris en charge par l'auteur. Si nous

remplaçons partout le pronom personnel « il » par « je »

et si nous changeons les formes verbales correspondantes,

il n'en résultera aucune incohérence stylistique ou autre.

Il est caractéristique que des adresses à la deuxième per-

sonne sont introduites dans le discours (à la liberté et

aux rêveries), ce qui souligne encore plus l'identification

de l'auteur au héros. D'un point de vue styhstique et

sémantique ce discours du héros ne se distingue en rien

du discours rhétorique direct, qu'il prononce dans la

deuxième partie du poème :

« Oublie-moi, je ne suis pas digne de ton amour, de

tes transports. (...) Sans ivresse, sans désirs, je me fane,

victime des passions. Pourquoi n'es-tu pas apparue plus

tôt à mes yeux, autrefois, lorsque je croyais à l'espérance

et aux rêveries enivrantes ! Trop tard ! Je suis mort au

bonheur, les mirages de l'espoir se sont envolés... »

(Ibid.).

Tous les auteurs qui ont écrit sur le discours indirect

libre (à l'exclusion peut-être du seul Bally) reconnaîtront

192

Page 195: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT^ DISCOURS DIRECT ET LEURS VARIANTES

dans notre exemple un échantillon irréprochable. Cepen-

dant, pour notre part, nous sommes enclin à considérer

qu'il s'agit dans ce cas d'un discours par substitution. Il

est vrai que, de là au discours indirect libre, il n'y

a qu'un pas. Et Pouchkine a franchi ce pas lorsqu'il s'est

coupé de ses héros, leur opposant un contexte narratif

plus objectif, marqué par ses propres appréciations et

mises en relief. Dans l'exemple que nous avons utilisé,

il manque l'interférence entre le discours narratif et le

discours rapporté, et, par conséquent, les indices gram-

maticaux et syntaxiques qui créent cette interférence,

qui caractérisent le discours indirect libre pour le distin-

guer du contexte narratif environnant. En effet, dans ce

cas précis, nous identifions le discours du prisonnier grâce

à des indices purement sémantiques. Nous ne percevons

pas, ici, la convergence de deux discours orientés diffé-

remment, nous ne percevons pas la flexibilité du discours

rapporté qui résiste derrière la transmission par l'auteur.

Pour montrer, enfin, ce qu'est réellement le discours

indirect libre, nous fournirons un remarquable exemple

tiré de Poltava de Pouchkine. Nous terminerons ce cha-

pitre là-dessus.

« Mais il [Kotchoubey] a caché au fond de son cœurune hargne entreprenante. Dans sa douleur, privé de

forces, ses pensées se tournent maintenant vers la tombe.

Il ne veut pas de mal à Mazepa, sa fille est seule coupable.

Mais à elle aussi il pardonne : qu'elle réponde devant

Dieu d'avoir oublié et le ciel et la loi, d'avoir jeté la

honte sur la famille. (...) Et pourtant, de son regard

d'aigle, il cherche dans le cercle de ses familiers des

compagnons hardis, inébranlables, incorruptibles... »

193

Page 196: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

chapitre 11

discours indirect libre en français,

en allemand et en russe

Différents auteurs ont proposé différents termes pour

désigner le phénomène du discours indirect libre. En fait,

chacun de ceux qui ont écrit sur cette question a proposé

son propre terme. Nous nous servons, quant à nous,

du terme de Gertraud Lerch Uneigentlich direkte Rede,

comme étant le plus neutre de tous les termes proposés,

impliquant un minimum de théorisation. Dans son appli-

cation au russe et à l'allemand, ce terme est irréprochable.

C'est seulement au français qu'on peut hésiter à l'appli-

quer.

Voici quelques exemples de discours indirect libre en

français :

1

.

Il protesta, son père la baissait !

En « discours direct », on aurait :

Il protesta et s'écria : « Mon père te hait ! »

En discours indirect :

Il protesta et s'écria que son père la haïssait.

En discours indirect libre :

Il protesta : « son père, s'écria-t-il, la baissait ! »

(cet exemple, tiré de Balzac, est emprunté à G. Lerch.)

2. Tout le jour il avait l'œil au guet ; et, la nuit, si

quelque chat faisait du bruit, le chat prenait l'argent. (La

Fontaine.)

3. En vain il parla de la sauvagerie du pays et de la

difficulté pour une femme d'y voyager : elle [Miss

Lydia] ne craignait rien ; elle aimait par-dessus tout à

voyager à cheval ; elle se faisait une fête de coucher au

bivouac ; elle menaçait d'aller en Asie Mineure. Bref,

elle avait réponse à tout, car jamais Anglaise n'avait été

194

Page 197: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

en Corse; donc elle devait y aller. (P. Mérimée,Colomba. )

4. Resté seul dans l'embrasure de la fenêtre, le cardi-

nal s'y tint immobile, un instant encore. (...) Et ses bras

frémissants se tendirent, dans un geste d'imploration :

« Dieu ! puisque ce médecin s'en allait ainsi, heureux

de sauver l'embarras de son impuissance, ô Dieu, que ne

faisiez-vous un miracle pour montrer l'éclat de votre

pouvoir sans bornes ! Un miracle, un miracle ! Il le

demandait du fond de son âme de croyant. (E. Zola,

Rome.)

(Les deux derniers exemples ont été proposés et dis-

cutés par Kalepky, Bally et Lorck.)

Tobler a été le premier à attirer l'attention sur le phé-

nomène du discours indirect libre en 1887 dans Zeit-

schrift fur Romanische Philologie, XI, p. 437. Il a défini

ce phénomène comme « un mélange particulier des dis-

cours direct et indirect » [EigentUmliche Mischung direk-

ter und indirekter Rede). Cette forme mixte emprunte au

discours direct le ton et l'ordre des mots et au discours

indirect les temps et les personnes des verbes.

Cette définition est acceptable en tant que description.

C'est un fait que, du point de vue de la description compa-

rative superficielle des indices, Tobler a indiqué correc-

tement les différences et les points de convergence avec

les discours direct et indirect respectivement.

Mais le mot « mélange » nous paraît tout à fait inad-

missible ici, dans la mesure on il implique une explication

de type « génétique » : « Il est issu d'un mélange »;

or ceci peut difficilement être prouvé. Même du point

de vue strictement descriptif, le terme est inexact, vu

que nous ne nous trouvons pas en présence d'un simple

mélange mécanique, de l'addition arithmétique de deux

formes, mais bien d'une tendance complètement nouvelle,

positive, dans l'appréhension active de renonciation

d'autrui, d'une orientation particulière, de l'interaction

du discours narratif et du discours rapporté. Tobler reste

insensible à cette dynamique, pour ne tenir compte que

des indices abstraits apparaissant dans les schémas.

Telle est donc la définition de Tobler. Mais commentexplique- t-il donc l'apparition de cette forme ?

195

Page 198: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Le locuteur, relatant des faits écoulés, introduit renon-

ciation d'un tiers sous une forme indépendante du récit,

c'est-à-dire sous la forme qu'elle a eue dans le passé. Cefaisant, le locuteur transforme le présent de l'énonciation

en imparfait, pour montrer que renonciation est contem-

poraine des événements relatés. Puis il opère d'autres

transformations (des formes personnelles du verbe, des

pronoms) pour qu'on ne pense pas qu'il s'agit de renon-

ciation du narrateur lui-même.

Cette explication de Tobler est fondée sur un schéma

incorrect mais très répandu dans la vieille école linguisti-

que ; à savoir : quels seraient les raisonnements et les

motivations du locuteur s'il introduisait consciemment et

à ses risques et périls dans son discours une forme nou-

velle ? Mais, même en admettant que ce schéma expli-

catif soit admissible, les motivations du « locuteur » de

Tobler ne paraissent ni très convaincantes ni très claires :

s'il veut conserver à l'énonciation l'autonomie qu'elle a

eue dans le passé, ne vaudrait-il pas mieux simplement

la transmettre sous forme de discours direct ? Il n'y aurait

alors aucun doute sur le fait que l'énonciation se rapporte

au passé et appartient au héros, non au narrateur ; oubien encore, si l'on choisit l'imparfait et la troisième per-

sonne, n'est-il pas plus simple d'utiliser simplement la

forme du discours indirect ?

En fait, ce qui est fondamental dans notre forme, le

mode d'interrelation complètement nouveau qu'elle per-

met d'établir entre le discours narratif et le discours rap-

porté, ne trouve justement pas sa place dans les moti-

vations définies par Tobler. Pour lui, il y a simplement

deux formes anciennes, avec lesquelles il voudrait en

bricoler une nouvelle.

Selon nous, à l'aide du schéma des motivations du

locuteur qui est utilisé, on peut, dans le meilleur des cas,

expliquer l'utilisation dans tel ou tel exemple concret

d'une forme déjà constituée mais en aucun cas on ne peut

expliquer de la sorte la création d'une nouvelle forme

linguistique. L'expression pleine et entière des motivations

et intentions du locuteur est limitée, d'une part, par les

possibilités grammaticales effectives, d'autre part les condi-

tions de la communication socio-verbale qui prédominent

dans un groupe donné. Ces possibilités et ces conditions

196

Page 199: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

sont données, et délimitent l'iiorizon linguistique du locu-

teur. Il ne saurait lui-même élargir cet horizon.

De quelques intentions que le locuteur soit doté, quelles

que soient les fautes qu'il fait, de quelque façon qu'il

analyse les formes ou les mélange ou les combine, il ne

créera ni un schéma grammatical nouveau ni une nouvelle

tendance de la communication socio-verbale. Parmi les

intentions subjectives du locuteur, seule aura un caractère

créateur celle qui coïncide avec les tendances en cours

de constitution, en évolution, de l'interaction socio-verbale

des sujets parlants. Or, ces tendances changent en fonction

de facteurs socio-économiques. Pour que se constitue cette

forme de perception entièrement nouvelle du discours

d'autrui qui a trouvé son expression dans le discours indi-

rect libre, il a fallu que se produise quelque changement,

quelque commotion à l'intérieur des relations socio-ver-

bales et de l'orientation réciproque des énonciations. Unefois constituée, cette forme commence à intégrer le cercle

des possibilités linguistiques, dans les seules limites des-

quelles les intentions verbales individuelles des locuteurs

peuvent être déterminées, motivées et réalisées de façon

féconde.

Passons maintenant à Kalepky, qui a également étudié

le discours indirect libre {Zeitschrift fur RomanischePhilologie, 1899, p. 491-513). Il a reconnu ce discours

indirect libre comme étant une forme complètement auto-

nome servant à la transmission du discours d'autrui et

l'a défini comme étant un discours caché ou voilé {ver-

sehleierte Rede). La signification linguistique de cette

forme réside dans le fait qu'il faut deviner qui a la parole.

L'analyse de Kalepky constitue incontestablem.ent un grand

pas en avant dans l'étude de notre question. Au lieu de

la combinaison mécaniste des indicateurs abstraits prove-

nant de deux schémas syntaxiques, il s'efforce de saisir

une nouvelle orientation stylistique positive de cette

forme. Kalepky a également correctement interprété la

dualité du discours indirect libre. Cependant, cette dua-

lité, il h définit improprement. Il est impossible de tomberd'accord avec lui lorsqu'il dit que nous nous trouvons

en présence d'un discours masqué et que seul le fait d'avoir

à identifier le locuteur donne de l'intérêt à cette tournure

197

Page 200: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

grammaticale. Il est évident que persomie ne fonde l'acte

de compréhension sur des réflexions grammaticales abstrai-

tes. Il apparaît immédiatement à chacun que, d'après le

sens, c'est le héros qui parle. Les difficultés ne sont

soulevées que par le grammairien. Qui plus est, notre

forme n'oflre absolument pas de dilemme de type « ou...

ou » ; au contraire, ce qui en fait une forme spécifique,

c'est le fait que le héros et l'auteur s'expriment conjointe-

ment, que, dans les limites d'une seule et même construc-

tion linguistique, on entend résonner les accents de deux

voix difiérentes. Nous avons vu que les structures de la

langue se prêtent également au phénomène du camouflage

prolongé du discours d'autrui. Nous avons vu que l'action

camouflée de ce discours rapporté enchâssé dans le contexte

narratif y est à l'origine d'un phénomène grammatical et

stylistique spécifique. Mais il s'agit là d'une autre variante

du discours rapporté. Le discours indirect libre fonctionne

à visage découvert, bien qu'ayant deux visages, commeJanus.

L'insuffisance méthodologique principale de Kalepky

réside dans le fait qu'il explique le phénomène linguis-

tique qui nous occupe dans les limites de la conscience

individuelle ; il recherche ses racines psychiques et ses

effets subjectivo-esthétiques. Nous reviendrons sur la cri-

tique des fondements de cette approche lorsque nous exa-

minerons les vues des vosslériens (Lorck, E. Lerch,

G. Lerch).

C'est en 1912 que Bally s'est prononcé sur cette ques-

tion (G. R. M., IV, p. 549, 597). En 1914, en réponse à la

polémique amorcée par Kalepky, il est revenu dessus dans

un article de fond, intitulé « Figures de pensée et formes

linguistiques » (G. R. M., IV, 1914, p. 405, 456).

La substance de la position de Bally se ramène à ceci :

il considère le discours indirect libre comme une variété

nouvelle, tardive, de la forme classique du discours indi-

rect. Cette variante s'est formée, selon lui, de la façon sui-

vante : il disait, qu'il était malade > il disait : il était

malade > il était malade (disait-il) \ La chute de la

conjonction « que » s'explique, selon Bally, par une ten-

L La forme intermédiaire constitue, bien entendu, une fiction lin-

guistique.

198

Page 201: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

dance toute nouvelle, propre à la langue, à préférer les

combinaisons parataxiques des propositions aux hypo-

taxiques. Plus loin, Bally indique que cette variété dudiscours indirect, qu'il nomme « style indirect libre * » ne

constitue pas une forme âgée, mais est au contraire en

pleine évolution, tendant vers la forme du discours direct,

qui constitue sa limite extrême. Dans les cas les plus

caractéristiques, selon Bally, il arrive qu'il soit difficile de

déterminer où se termine le « style indirect libre » et oii

commence le « discours direct ». Il considère que tel est

le cas dans l'exemple tiré de Zola que nous citons plus

haut. Lorsque le cardinal s'adresse à Dieu : « Dieu,

que ne faisiez-vous un miracle ! », l'indice du discours

indirect {imperfectum) est utilisé concuremment avec la

deuxième personne, comme dans le discours direct. Enallemand, Bally voit une forme analogue au « style indirect

libre » dans le « style indirect du second type » (avec

élision de la conjonction et ordre des mots du discours

direct).

Bally établit une discrimination stricte entre les « for-

mes linguistiques » et les « figures de pensée ». Ce dernier

terme recouvre les moyens d'expression, qui sont illogi-

ques du point de vue de la langue, dans lesquels la relation

normale entre le signe linguistique et sa signification habi-

tuelle est annihilée. Les figures de pensée ne peuvent pas

être reconnues pour des phénomènes linguistiques au sens

strict du terme : en effet, il n'existe pas d'indices linguis-

tiques nets et stables servant à leur expression. Aucontraire, les indices linguistiques correspondants ont jus-

tement une autre signification dans le système de la langue

que celle que leur donnent les figures de pensée. Bally

rapporte le discours indirect libre dans ses formes pures

à ces figures de pensée. En effet, du point de vue stricte-

ment grammatical, il s'agit du discours de l'auteur ; d'après

le sens, c'est celui du héros. Mais ce « d'après le sens »

n'est figuré par aucun signe linguistique particulier. Noussommes donc en présence d'un phénomène extralinguis-

tique.

* En français dans le texte. Le terme utilisé par Bakhtine dans le

reste de l'ouvrage est calqué sur l'allemand : Uneigentliche directe

Rede (discours direct non personnel) (N. d. T.).

199

Page 202: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Telles sont les grandes lignes de la théorie de Bally.

Ce linguiste est, à notre époque, le représentant le plus

en vue de l'objectivisme abstrait en linguistique. Bally

hypostasie et rend vivantes les formes de la langue, déga-

gées grâce à une démarche abstraite à partir des instances

de discours concrètes (dans la pratique quotidienne, la

littérature, les sciences, etc.). Le but de cette démarche

abstraite des linguistes est, nous l'avons montré, de déchif-

frer, puis d'enseigner, les langues étrangères mortes. Or,

voici que Bally donne vie et mouvement à ces abstractions

linguistiques : le schéma du discours indirect se met à

tendre vers le schéma du discours direct ; le discours indi-

rect libre se constitue à la faveur de ce glissement. Unrôle créateur est assigné à la chute de la conjonction

« que » et du verbe introduisant le discours dans la

constitution de cette nouvelle forme.

En réalité, il n'y a pas, dans le système de langue

abstrait oii se placent les formes linguistiques de Bally, de

mouvement, de vie, d'accomplissement. La vie ne com-

mence que là où renonciation converge avec renonciation,

c'est-à-dire là oii commence l'interaction verbale, même si

elle n'est pas directe, « de personne à personne », mais

médiatisée par la littérature ^.

Une forme abstraite n'a pas d'orientation ; l'orientation

réciproque de deux énonciations ne change que dans la

mesure où change l'appréhension active par la conscience

linguistique de la « personnalité parlante », sur la base

de son autonomie sémantico-idéologique, de son indivi-

dualité verbale. La chute de la conjonction « que » ne sert

pas au rapprochement de deux formes abstraites, mais à

celui de deux énonciations, dans toute la plénitude de

leur signification. Comme si une écluse s'ouvrait, pour

permettre aux « mises en relief » propres à l'auteur de se

déverser librement dans le discours rapporté.

La rupture méthodologique entre les formes linguis-

tiques et les figures de pensée, entre « langue » et

parole "" » s'avère être le résultat du même objectivisme

2. Sur les formes immédiates et médiatisées de l'interaction verbale,

voir l'article déjà cité de Jakoubinsky.* Ces deux mots en français dans le texte (N. d.T.).

200

Page 203: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

hypostasique. En fait, les formes linguistiques, telles

que les comprend Bally, n'existent que dans les gram-

maires et les dictionnaires (où leur existence est tout à

fait légitime), mais, dans la réalité vivante de la langue,

elles sont profondément immergées dans le domaine,

irrationnel du point de vue abstracto-grammatical, des

« figures de pensée ».

Bally a tort également lorsqu'il compare la construction

allemande du second type au discours indirect libre fran-

çais ^. Il s'agit là d'une erreur tout à fait caractéristique.

Du point de vue abstracto-grammatical, l'analogie est

incontestable mais, du point de vue des tendances socio-

verbales, ce rapprochement ne résiste pas à la critique. Eneffet, une seule et même tendance socio-verbale (déter-

minée par les mêmes conditions socio-économiques) peut

se manifester dans différentes langues, selon leur structure

grammaticale, par des indices de surface complètement

différents. Dans chaque langue, c'est le schéma qui se

révèle le plus flexible dans le domaine en question qui se

met à évoluer dans une direction donnée. Tel est le cas

du discours indirect en français, du discours direct en

russe et en allemand.

Passons maintenant à l'examen du point de vue des

vosslériens. Ces linguistes déplacent le centre d'intérêt

de leur recherche de la grammaire à la stylistique et à la

psychologie, des « formes linguistiques » aux « formes de

pensée ». Comme nous savons, ils divergent profondément

d'avec Bally sur le plan des principes. Dans sa critique des

positions du linguiste genevois, Lorck, se servant de la

terminologie humboldtienne, oppose à la conception de la

langue de Bally en tant qu'ergon sa propre conception en

tant quenergeia. En sorte que sur ce point particulier les

principes du subjectivisme individualiste s'opposent direc-

tement au point de vue de Bally. On voit entrer en scène

de nouveaux facteurs expliquant le discours indirect libre :

l'affectivité dans la langue, l'imagination, la sensibilité, le

goût linguistique, etc.

Mais, avant de passer à l'analyse de ces positions, nous

3. C'est Kalepky qui a noté cette erreur de Bally. Bally l'a corrigée

partiellement dans un second ouvrage.

201

Page 204: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

donnerons trois exemples de discours indirect libre enallemand.

1. Der Konsul ging, die Hande auf dem Riicken,

umher und bewegte nervos die Schultem.

Er batte keine Zeit ; Er war bei Gott ilberhàuft. Sie

sollte sicb gedulden und sich gefàlligst nocb fiinfzig malbesinnen ! (Thomas Mann Les Buddenbrook.)

2. Herrn Gosch ging es scblecht ; mit einer schônenund grossen Armbewegung wies er die Annahme zuriick,

er konne zu den Glûcklichen gehoren. Das bescbwerliche

Greisen-alter nabte beran, es war da, wie gesagt, seine

Grube war geschaufelt. Er konne abends kaum nocb sein

Glas Grog zum Munde fUbren ohne die Hàlfte zu

verschUtten, sa macbte der Teufel seinen Arm zittern.

Da nutzte kein Fluchen... Der Wille triumphierte nicht

mebr. (Ibid.).

Nun kreuzte Doktor Mantelsack im Stehen die Beine

und blâtterte in seinem Notizbuch. Hanno BuddenbrooksaP vorniibergebeugt und rang unter dem Tische die

Hânde. Das B, der Bucbstabe war an der Reibe ! Gleich

wtirde sein Name ertônen, und er wiirde aufstehen undnicht eine Zeile wissen, und es wiirde einen Skandalgeben, eine laute, schrecklicbe Katastropbe, so guter

Laune der Ordinarius auch sein macbte... Die Sekundendehnten sich martervoll. « Buddenbrook »... jetzt sagte

er « Buddenbrock »...

« Edgar », sagte Doktor Mantelsack... » (Ibid.) *

.

Il ressort clairement de ces exemples que le discours

indirect libre en allemand est tout à fait analogue, gramma-ticalement, au russe.

La même année (1914), Eugen Lerch a également

exprimé son point de vue sur le discours indirect libre.

Il le définit comme « discours en tant que "fait" » (Rede

als Tatsache). Le discours d'autrui est retransmis sous cette

forme comme si son contenu était un fait, relaté par

l'auteur en personne. Comparant les discours direct, indi-

rect et indirect libre du point de vue de la réalité exprimée

* La traduction de ces trois passages n'aurait aucun sens dans le

cadre de la démonstration de Bakhtine, puisque la langue française

utilise précisément le discours indirect libre de façon toute différente

(N. d. T.).

202

Page 205: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

dans leur contenu, Lerch arrive à la conclusion que le

discours indirect libre est le plus proche de la réalité. Il

lui donne aussi la préférence, du point de vue de la stylis-

tique, sur le discours indirect pour l'eflet vivant et concret

qu'il produit. Telle est donc la définition de Lerch.

E. Lorck a publié en 1921 des recherches semblables sur

le discours indirect libre dans un livre intitulé Die erlebte

Rede (Le discours vécu). Le livre est consacré à Vossler.

Lorck y fait également un historique de la question. Lorck

définit le discours indirect libre comme un « discours

vécu » par contraste avec le discours direct ou « discours

parlé » igesprochene Rede) et indirect ou « discours

relaté » {herichtete Rede).

Lorck affine ensuite sa définition de la manière suivante.

Admettons que Faust prononce sur scène son monologue :

« Hahe nun, ach, Philosophie, Juristerei... durchaus stu-

diert mir heissem Bemiihn * »... Ce que le héros énonce

à la première personne, l'auditeur le perçoit à la troisième :

« Faust hahe nun, ach, Philosophie... » et cette adaptation,

qui s'opère dans les profondeurs de l'activité mentale dans

l'acte d'appréhension, apparente le discours appréhendé au

récit, sur le plan stylistique. Si l'auditeur veut ensuite

relater à un tiers le discours de Faust par lui entendu et

appréhendé, il le transmettra, soit mot pour mot, sous la

forme directe : « Hahe nun, ach, Philosophie... » ou bien

indirecte : « Faust, dass er leider... » ou : « er hat lei-

der... ». Mais, s'il veut revivre pour lui-même, dans son

âme, l'impression vivante laissée par la scène qu'il a

appréhendée, il l'évoquera sous la forme suivante : « Faust

hat nun, ach. Philosophie... » ou bien encore puisqu'il

s'agit d'impressions passées : « Faust hatte nun, ach ! ... »

De cette façon, le discours indirect libre, chez Lorck,

constitue une forme directe de représentation de l'ap-

préhension du discours d'autrui, de l'effet vivant produit

par ce dernier ; c'est pourquoi il convient mal à la retrans-

mission du discours à une tierce personne. En effet, dans

cette hypothèse, la nature des faits relatés serait altérée

et on aurait l'impression que la personne se parle à elle-

même ou bien est victime d'hallucinations. D'oii il ressort

clairement pourquoi cette forme ne s'utilise pas dans la

* Voir note précédente (N. d. T.).

203

Page 206: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

conversation et ne sert qu'aux représentations de type

littéraire. Là, sa valeur stylistique est immense.

En réalité, pour l'artiste engagé dans un processus de

création, ses phantasmes constituent la réalité elle-même :

il ne fait pas que les voir, il les entend aussi. Il ne leur

donne pas la parole, comme dans le discours direct, il les

entend parler. Et cette impression vivante produite par

des voix entendues comme en rêve ne peut être directe-

ment rendue que sous forme de discours indirect libre.

C'est la forme de l'imaginaire par excellence. C'est pour-

quoi cette voix a résonné pour la première fois dans le

monde merveilleux de La Fontaine, c'est pourquoi cette

forme constitue un procédé si cher à des écrivains tels

que Balzac et plus particulièrement Flaubert, qui sont

capables de s'immerger et de se perdre complètement dans

le monde créé par leur imagination.

C'est aussi à la seule imagination du lecteur que l'écri-

vain s'adresse en utilisant ces formes. Ce qu'il cherche,

ce n'est pas relater quelque fait ou quelque produit de

sa pensée, c'est communiquer ses impressions, éveiller

dans l'âme du lecteur des images et des représentations

vivantes. Il ne s'adresse pas à la raison, mais à l'imagi-

nation. C'est seulement du point de vue de la raison

raisonnante et analysante que le discours indirect libre

émane de l'auteur : pour l'imagination vivante, c'est le

héros qui parle. L'imagination est la mère de cette forme.

L'idée fondamentale de Lorck, qu'il développe égale-

ment dans ses autres travaux '*, se ramène au fait que, dans

la langue, le rôle créateur appartient, non à la raison, mais

justement à l'imagination. Seules les formes déjà créées

par l'imagination, fermement constituées, figées et de ce

fait délaissées par l'âme vivante de cette dernière, entrent

dans le domaine régi par la raison ; celle-ci ne crée rien

elle-même.

La langue, selon Lorck, n'est pas un être fini (ergon)

mais un devenir permanent et un événement vivant {ener-

geia). Il ne s'agit pas d'un moyen ou d'un instrument

servant à atteindre des buts qui lui sont extérieurs, mais

d'un organisme vivant, fonctionnant en soi et pour soi.

4. E. Lorck, « Passé défini, imparfait, passé indéfini — Eine

grammatisch-psychologische Studie von E. Lerch ».

204

Page 207: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

Et cette autosuffisance créatrice de la langue se manifeste

dans l'imagination linguistique. L'imagination se sent dans

son élément au sein de la langue, c'est son élément vital,

natif. La langue ne constitue par pour Timagination unmoyen, elle est la chair de sa chair et le sang de son sang.

L'imagination se contente de jouer avec la langue pour le

plaisir. Un auteur comme Bally aborde la langue du point

de vue de la raison et c'est pourquoi il est incapable de

comprendre celles de ses formes qui sont encore vivantes,

dans lesquelles bat encore le pouls de l'évolution, qui ne

sont pas encore transformées en un outil pour le raisonne-

ment. C'est pourquoi Bally n'a pas saisi la spécificité dudiscours indirect libre, et, n'ayant pas trouvé en celui-ci

une identité compatible avec la logique, il l'a exclu de la

langue.

C'est du point de vue de l'imagination que Lorck tente

de comprendre et d'expliquer la forme de l'imparfait dans

le discours indirect libre. Lorck distingue le « défini-

Denkakte » et « imparfait-Denkakte ». Ces actes ne se

distinguent pas par leur contenu de pensée, mais par la

forme même de leur réalisation. Avec le « défini », notre

regard s'oriente vers l'extérieur, vers le monde des objets

et contenus que la pensée a déjà saisis ; avec l'imparfait,

vers l'intérieur, vers le monde de la pensée en devenir et

en cours de constitution. Les « défini-Denkakten » portent

un caractère de constat factuel, les « imparfait-Denkakten,

un caractère de réflexion et d'impression mentale en cours

de déroulement. L'imagination reconstitue en eux le passé

vivant. Lorck analyse l'exemple suivant :

« L'Irlande poussa un grand cri de soulagement, mais

la Chambre des lords, six jours plus tard, repoussait le

Bill : Gladstone tombait. » [Revue des deux mondes,

mai 1900, p. 159.)

Si, dit Lorck, on remplace les deux imparfaits par des

définis, on percevra très clairement la différence. « Glad-

stone tombait » est coloré par une tonalité émotionnelle,

alors que « Gladstone tomba » sonne comme une infor-

mation sèche et purement factuelle. Dans le premier cas,

la pensée semble s'attarder sur son objet et sur elle-même;

mais, ici, ce qui envahit la conscience, ce n'est pas l'image

205

Page 208: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

de Gladstone tombant, c'est le sentiment de la gravité de

l'événement qui s'est produit. Les choses se présentent

différemment dans le cas de « la Chambre des lords

repoussait le Bill », Ici, il y a comme une anticipation

dramatique des conséquences de l'événement : l'imparfait,

dans « repoussait », exprime une attente anxieuse. Pourbien saisir toutes les nuances de l'état d'esprit du locuteur,

il suffit de prononcer cette phrase à haute voix. La der-

nière syllabe de « repoussait » se prononce sur un ton

plus haut, exprimant l'anxiété et l'attente. « Gladstone

tombait » vient en quelque sorte soulager et calmer cette

angoisse. Dans les deux cas, l'emploi de l'imparfait est

marqué par le sentiment et stimule l'imagination. Il évoqueet reconstitue l'action rapportée plutôt qu'il ne la constate.

C'est là la signification de l'imparfait dans le discours indi-

rect libre. Le défini serait incompatible avec l'atmosphère

créée par cette forme.

Telle est la théorie de Lorck. Lui-même définit son

analyse comme une « recherche dans le domaine de l'âme

de la langue » [Sprachseele). D'après lui, ce domaine [Das

Gebiet der Sprachseelenforschung) a été exploré pour la

première fois par K. Vossler. Lorck ne fait que suivre la

voie ouverte par Vossler.

Lorck examine la question dans un cadre statique, psy-

chologique. Dans une publication de 1922, GertraudLerch, toujours sur des bases vosslériennes, tente de

donner au discours indirect libre une large perspective

historique. On trouve dans sa recherche toute une série

d'observations de très grande valeur. C'est pourquoi nousnous y arrêterons un peu plus longuement.

Chez Lerch, c'est la « sensibilité sympathisante » {Ein-

ftihlung) qui joue le rôle que jouait l'imagination chez

Lorck. Le discours indirect libre donne à la sensibilité son

expression la plus adéquate. Les formes des discours direct

et indirect sont conditionnés par un verbe introductif (il

dit, il pensa, etc.). De ce fait, l'auteur se décharge sur le

héros de la responsabilité de ce qui est dit. Au contraire,

dans le discours indirect libre, grâce à l'omission du verbe

introductif, l'auteur présente renonciation du héros

comme si lui-même la prenait en charge, comme s'il

s'agissait de faits et non simplement de pensées ou de

206

Page 209: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

paroles. Cela n'est possible, dit Lerch, que si l'écrivain

s'associe avec toute sa sensibilité aux produits de sa

propre imagination, s'il s'identifie complètement à eux.

Quelles sont les origines historiques de cette forme ?

quelles sont les conditions historiques indispensables à son

développement ? En ancien français, les structures psycho-

logiques étaient encore loin d'être aussi rigoureusement

distinguées des structures grammaticales qu'aujourd'hui.

Les combinaisons parataxiques et hypotaxiques se mélan-

geaient encore de diverses manières. La ponctuation n'était

qu'à l'état d'ébauche. C'est pourquoi il n'y avait pas encore

de frontières rigides entre les discours direct et indirect.

Le narrateur ne sait pas encore séparer les représentations

de son imagination de son « moi » personnel. Il participe

de l'intérieur aux actes et aux paroles de ses héros, il se

pose comme leur agent et leur défenseur. Il n'a pas encore

appris à transmettre le discours d'autrui sous sa forme exté-

rieure et mot pour mot, en s'abstenant de toute interven-

tion personnelle. Son tempérament ancien français est

encore loin du stade de l'observation impartiale, désen-

gagée, et du jugement objectif. Cependant, cette dilution

de l'auteur dans ses héros, en ancien français, n'est pas

simplement le résultat d'un choix délibéré ; c'était aussi

une nécessité. Il n'avait pas à sa disposition de formes

nettes et logiques permettant une délimitation stricte. Etc'est sur la base de cette insuffisance grammaticale et nonen tant que procédé stylistique libre qu'on voit apparaître

en ancien français le discours indirect libre. Il résulte

donc simplement de l'incapacité de l'auteur à séparer

grammaticalement son point de vue, sa position, de ceux

de ses héros.

Voici un exemple curieux tiré de Eulalia sequenz

(seconde moitié du ix* siècle) :

Ellent adunet lo suon élément :

melz sostendreit les empedementzqu'elle perdesse sa Virginitet.

Poros furer morte a grand honestet.

(« Elle rassemble son énergie : elle souffrira plutôt

la torture que de perdre sa virginité. C'est pourquoi elle

est morte avec beaucoup d'honneur. »)

207

Page 210: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Ici, dit Lerch, la détermination ferme et inébranlable de

la sainte se fond [klingt zusammen) avec le soutien ardent

que lui donne l'auteur.

A la fin du Moyen Age, en moyen français, cette impli-

cation de l'auteur dans les sentiments éprouvés par ses

héros n'a plus sa place. On trouve très rarement le « pré-

sent historique » chez les historiens de cette époque et le

point de vue du narrateur se difiérencie nettement de celui

des personnages représentés. Le sentiment cède la place

à la raison. La transmission du discours d'autrui devient

impersonnelle et pâle et la voix du narrateur y étouffe

celle de l'énonciateur.

A cette période de dépersonnalisation succède l'indivi-

dualisme forcené de l'époque de la Renaissance. L'intuition

joue de nouveau un rôle dans la transmission du discours

d'autrui. Le narrateur s'efforce à nouveau de se rapprocher

de son héros, d'établir avec lui des relations plus intimes.

Ce style est caractérisé par la succession flexible et libre,

teintée psychologiquement et capricieuse, des temps et des

modes.

Au xvii^ siècle, en contrepoids à l'irrationalisme lin-

guistique de la Renaissance, des règles rigides d'emploi des

temps et des modes dans le discours indirect commencentà se constituer (en particulier, grâce à Houdin, 1632).

On voit s'établir un équilibre harmonieux entre les faces

objective et subjective de la pensée, entre l'analyse objec-

tive et l'expression des humeurs personnelles. Cela ne

s'effectue pas sans pressions de la part de l'Académie

française.

Comme procédé stylistique libre et conscient, le discours

indirect libre ne pouvait apparaître qu'après la création,

grâce à l'introduction de la concordance des temps, d'un

contexte grammatical dans lequel il pouvait se détacher

clairement. Il apparaît d'abord chez La Fontaine et

conserve chez lui l'équilibre, caractéristique du néo-classi-

cisme, entre le subjectif et l'objectif. L'omission du verbe

introductif indique l'identification du narrateur au héros;

quant à l'utilisation de l'imparfait (contrastant avec le

présent du discours direct) et au choix du pronom (corres-

pondant au discours indirect), ils indiquent que le narra-

teur conserve sa position autonome, qu'il ne se fond pas

sans laisser de traces dans l'activité mentale de son héros.

208

Page 211: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

Ce procédé convenait particulièrement au fabuliste La

Fontaine, dans la mesure où il rompt le dualisme de l'ana-

lyse abstraite et de l'impression immédiate en les alliant

harmonieusement. Le discours indirect est trop analytique

et inerte. Quant au discours direct, même s'il théâtralise le

discours rapporté, il ne lui fournit pas en même temps le

« support scénique », le « milieu » émotionnel et spirituel

dont il a besoin pour être appréhendé.

Si La Fontaine, en utilisant ce procédé, indique qu'il

sympathise profondément avec ses personnages, La Bruyère

en tire de percutants effets satiriques. Il ne représente pas

ses « caractères » dans un pays imaginaire et son humourn'est guère tendre. Il exprime, par l'intermédiaire du dis-

cours indirect libre, son conflit interne avec eux, sa supé-

riorité sur eux. Il se démarque des êtres qu'il représente.

La pseudo-objectivité de La Bruyère sert à réfracter ironi-

quement toutes ses représentations.

Ce procédé acquiert un caractère encore plus complexe

chez Flaubert. Celui-ci darde son regard implacable juste-

ment sur ce qu'il trouve répugnant et haïssable, mais,

même dans ce cas, il est capable de jouer de toute sa sensi-

bilité, de s'identifier au haïssable et au répugnant.

Le discours indirect libre devient chez lui aussi ambi-

valent et aussi incohérent que sa propre attitude vis-à-vis

de lui-même et de ses créations : sa position intérieure

balance entre l'amour et la haine. Le discours indirect

libre, qui permet à la fois de s'identifier à ses créations et

de conserver son autonomie, sa distance, par rapport à

elles, est favorable au plus haut point à l'expression de cet

amour-haine pour ses héros.

Telles sont donc les remarques qui nous intéressent

chez Gertraud Lerch. A l'esquisse historique du dévelop-

pement du discours indirect libre en français nous pou-

vons ajouter quelques données, empruntées à Eugen Lerch,

concernant l'époque où cette construction est apparue en

allemand. Elle y est née très tardivement ; on la trouve

pour la première fois chez Thomas Mann, dans ses Budden-

brock (1901), apparemment sous l'influence directe de

Zola. Il s'agit de 1' « épopée d'une famille » contée avec

beaucoup d'émotion par le narrateur qui, simple membredu « clan des Buddenbrock », évoque dans sa mémoire et

fait revivre toute l'histoire de ce clan. Nous ajouterons,

209

Page 212: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

pour notre part, que dans son dernier roman, La montagne

magique (1924), il fait de ce procédé une application encore

plus fine et plus profonde.

Pour autant que nous sachions, il n'existe pas d'étude

plus substantielle ou plus nouvelle sur cette question.

Passons donc à l'analyse critique des vues de Lorck et de

Lerch.

A l'objectivisme hypostatique de BaUy s'oppose, dans

les travaux de Lorck et Lerch, un subjectivisme indivi-

dualiste conséquent et nettement exprimé. L'âme de la

langue se manifeste d'abord dans la critique individualo-

subjective des sujets parlants. La langue devient, dans

toutes ses manifestations, l'expression de forces psychiques

individuelles et de visées dotées de significations indivi-

duelles. L'évolution de la langue se confond avec l'évolu-

tion de la pensée et de l'âme des individus parlants.

Le subjectivisme individualiste des vosslériens, appliqué

à notre phénomène concret, est tout aussi irrecevable que

l'objectivisme abstrait de BaUy. En réalité, la personnalité

du locuteur, son activité mentale, ses motivations subjec-

tives, ses intentions, ses desseins consciemment stylistiques,

n'existent pas en dehors de leur matérialisation objective

dans la langue. Il est clair qu'en dehors de son expression

linguistique, ne serait-ce que dans le discours intérieur,

la personnalité n'existe ni pour elle-même ni pour les

autres. EUe ne peut percevoir clairement et consciemment

quelque chose dans son âme qu'à condition de disposer

d'un matériau objectif à l'appui, d'éléments matériels qui

éclairent la conscience sous forme de mots constitués,

d'appréciatifs et d'accents de valeur. La personnalité sub-

jective intérieure, avec la conscience de soi qui lui est

propre, n'existe pas en tant que fait matériel, pouvant

servir d'appui à une explication de type causaliste, mais

en tant qu'idéologème. La personnalité, avec toutes ses

intentions subjectives, avec toutes ses profondeurs inté-

rieures, n'est qu'un idéologème. Or, l'idéologème reste

informe et instable tant qu'il n'a pas été déterminé grâce

aux produits plus stables et plus élaborés de la création

idéologique. C'est pourquoi il n'y a aucun sens à vouloir

expliquer quelque phénomène ou forme idéologique que

210

Page 213: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

ce soit à l'aide de facteurs ou d'intentions subjectivo-

psychiques. Cela reviendrait à expliquer un idéologème

par un autre idéologème, le plus informe et le plus instable

des deux servant à expliquer le plus net et le mieux formé.

C'est la langue qui éclaire la personnalité intérieure et la

conscience, qui les crée, les diflérencie et les approfondit, et

non le contraire. Le devenir de la personnalité se situe

dans la langue, non pas tant, il est vrai, dans ses formes

abstraites que dans ses thèmes idéologiques. La personna-

lité est, du point de vue de son contenu subjectif intérieur,

le thème de la langue : ce thème se développe et varie

dans le cadre de structures linguistiques plus stables. Par

conséquent, ce n'est pas la parole qui constitue l'expres-

sion de la personnalité intérieure, mais c'est au contraire

celle-ci qui constitue une parole refoulée ou intériorisée .

La parole est l'expression de la communication sociale, de

l'interaction sociale de personnalités définies, de produc-

teurs. Et les conditions matérielles de la socialisation

déterminent l'orientation thématique et constitutive de

la personnalité intérieure à une époque donnée et dans unmilieu donné. Comment prendra-t-elle conscience d'elle-

même ? Jusqu'à quel point cette conscience de soi sera-

t-elle riche et assurée ? Comment motivera-t-elle et

appréciera-t-elle ses actes ? Tout cela dépend également

des conditions de la socialisation. L'évolution de la cons-

cience individuelle dépendra de l'évolution de la langue,

dans ses structures tant grammaticales que concrètement

idéologiques. La personnalité évolue en même temps quela langue, comprise globalement et concrètement, car elle

est l'un de ses thèmes les plus importants et les plus pro-

fonds. Quant à l'évolution de la langue, c'est un élément

de l'évolution de la communication sociale, inséparable decette communication et de ses bases matérielles. La base

matérielle détermine la stratification de la société, sa struc-

ture socio-politique, et répartit hiérarchiquement les indi-

vidus qui s'y trouvent en relation d'interaction. Tels sont

les facteurs qui engendrent le lieu, le moment, les condi-

tions, les formes, les moyens de la communication verbale.

Celle-ci détermine à son tour les destinées de renonciation

individuelle à un moment donné de l'évolution de la

langue, son degré de résistance aux influences, le degré de

différenciation des divers aspects qu'on y perçoit, la nature

211

Page 214: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

de son individualisation sémantico-verbale. Et tout cela

s'exprime d'abord dans les constructions stables de la

langue, dans ses schémas ainsi que leurs variantes. Alors,

la personnalité du locuteur ne constitue pas un thème

fluctuant, mais une construction plus solide (il est vrai

que cette construction est indissolublement liée à un

contenu thématique particulier, qui lui correspond exac-

tement). Ainsi, dans les formes de transmission du dis-

cours, la langue elle-même réagit à la personnalité commesupport de la parole.

Que font donc les vosslériens ? Ils ne donnent qu'une

thématisation vague du reflet plus stable de la structure

de la persormalité parlante ; ils traduisent dans le langage

des motivations individuefles, quelque fines et sincères

qu'elles soient, les événements de l'évolution sociale, les

événements de l'histoire. Ils rapportent l'idéologie à l'idéo-

logie. Mais les facteurs matériels objectifs de ces idéologies

— les formes de la langue et les motivations subjectives

qui sous-tendent leur utilisation — restent en dehors de

leur champ d'investigation. Nous n'affirmons pas que ce

travail d'idéologisation de l'idéologie est complètement

inutile. Au contraire, il est quelquefois fort utile de théma-

tiser une construction formelle pour accéder plus facile-

ment à ses racines objectives, lesquelles constituent unfonds commun. La vivacité et l'acuité que les idéalistes

de l'école de Vossler introduisent dans la linguistique

favorisent l'éclaircissement de certains aspects de la langue

que l'objectivisme abstrait avait rendus inertes et figés.

Et nous devons leur en être reconnaissants. Ils ont stimulé

et ravivé l'âme idéologique de la langue, qui avait pris

chez certains linguistes l'aspect d'une nature morte. Mais

ils ne sont pas parvenus à une explication correcte, objec-

tive, de la langue. Ils ont abordé la dynamique de l'his-

toire, mais n'ont pas su l'expliquer. Ils se sont intéressé

à ses aspects superficiels, à l'agitation et au mouvementperpétuels qui l'agitent, mais non pas aux forces qui

l'animent en profondeur. Il est caractéristique que Lorck,

dans une lettre à Eugen Lerch publiée en appendice à son

livre, en arrive à l'affirmation assez inattendue qui suit.

Ayant décrit la décadence et le raidissement raisonné de

la langue française, il ajoute : « Elle n'a qu'une seule

possibilité de renouvellement : le prolétariat doit prendre

212

Page 215: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

la parole à la place de la bourgeoisie. » {Fur sie gibt es

nur eine MogUchkeit der Verjungung : anstelle der Bour-

geois muss der Proletarier zu Worte kommen.)

Comment concilier cela avec le rôle exceptionnellement

créateur de l'imagination dans la langue ? Le prolétaire

a-t-il donc une imagination tellement développée ? Bien

entendu, c'est autre chose que Lorck a en vue. Il veut dire,

sans doute, que le prolétariat apportera avec lui de nou-

velles formes de communication socio-verbale, d'interaction

verbale des sujets parlants et tout un monde nouveau

d'intonations et d'accentuations sociales. Il apportera avec

lui une nouvelle conception linguistique de la personnalité

parlante, de la parole elle-même, de la vérité linguistique.

Il est probable que c'est quelque chose de ce genre que

Lorck avait en vue en formulant cette affirmation. Mais on

n'en trouve aucune trace dans sa théorie. Quant à l'imagi-

nation, le bourgeois en a tout autant que le prolétaire. Et,

de surcroît, il dispose de plus de loisirs pour s'en servir.

Le subjectivisme individualiste de Lorck se retrouve

dans sa façon de traiter notre problème concret ; en efiet,

la dynamique de l'interrelation entre le discours narratif

et le discours rapporté ne se reflète nulle part dans sa

théorie. Le discours indirect libre, loin de rendre une

impression passive produite par renonciation d'autrui,

exprime une orientation active, qui ne se Hmite nullement

au passage de la première à la troisième personne, mais

introduit dans l'énonciation rapportée ses propres accents,

qui entrent alors en contact et interfèrent avec les accents

propres à la parole rapportée. Il n'est pas possible non

plus de tomber d'accord avec Lorck sur le fait que la

forme du discours direct simple est plus proche de l'ap-

préhension et de l'assimilation directes du discours d'au-

trui. Chaque forme de transmission du discours d'autrui

appréhende à sa manière la parole d'autrui et l'assimile de

façon active. Gertraud Lerch est très près de saisir cette

dynamique, mais elle l'exprime en termes subjectivo-

psychologiques. De sorte que les deux auteurs s'efforcent

de mettre à plat les trois dimensions. Ce qui coexiste dans

le phénomène linguistique objectif du discours indirect

libre, ce n'est pas la sensibilité sympathisante d'un côté et

la distanciation de l'autre, tout cela dans les limites de

l'âme individuelle, mais bien les accents du héros (sensi-

213

Page 216: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

bilité) et ceux de l'auteur (distanciation) dans les limites

d'une seule et même construction linguistique.

Lorck et Lerch ne tiennent compte ni l'un ni l'autre

d'un élément extrêmement important pour la compréhen-

sion du phénomène en question : la modalité appréciative

contenue dans toute parole vivante, l'accentuation et l'into-

nation expressives de renonciation. Le sens du discours

n'existe pas en dehors de son accentuation et de son into-

nation vivantes. Dans le discours indirect libre, nous

identifions la parole rapportée non pas tant grâce au

sens, pris isolément, mais avant tout grâce aux intonations

et accentuations propres au héros, grâce à l'orientation

appréciative du discours. Nous saisissons comment ces

accents venant de l'extérieur interfèrent avec les accents et

intonations de l'auteur. C'est ce qui distingue, nous le

savons, le discours indirect libre du discours substitué,

dans lequel n'apparaît aucun nouvel accent par rapport

au contexte narratif.

Revenons aux procédés utilisés en russe pour le discours

indirect libre. Voici un échantillon tout à fait caracté-

ristique, tiré de Poltava (Pouchkine),

« Mazepa, simulant la douleur, lève vers le tsar unregard soumis. Dieu le sait et le monde en est témoin.

Lui, le malheureux Hetman, a servi le tsar d'une âmefidèle, vingt ans durant ; il croule sous le poids de sa

miséricorde immense, il en est transporté. (...) O, commela haine est folle et aveugle ! Va-t-il commencer main-

tenant, aux portes de la tombe, à apprendre la trahison

et assombrir sa bonne renommée ? N'est-ce pas lui qui

refusa avec indignation son aide à Stanislas ? qui, par

timidité, refusa la couronne d'Ukraine et envoya au

tsar, par sens du devoir, le texte de l'accord et les lettres

secrètes ? N'est-ce pas lui qui resta sourd aux objurga-

tions du khan et du sultan de Tsaregrad ? Brûlant

d'ardeur, il était heureux de combattre les ennemis duTsar Blanc avec sa tête et son sabre ; il n'a ménagé ni sa

peine ni sa vie, et maintenant l'ennemi haineux ose jeter

la honte sur ses cheveux blancs ! Et qui donc ? Iskra,

Kotchoubei ! Ceux-là mêmes qui furent ses amis si long-

temps ! Et, avec des larmes féroces d'homme sangui-

naire, avec une froide impertinence, le mécréant réclame

214

Page 217: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

leur châtiment. (...) De qui, le châtiment, vieillard inexo-

rable ? A qui donc a-t-il volé sa fiUe ? Mais, froidement,

il étouffe le murmure affaibli de son cœur... »

Dans cet extrait, d'une part, la syntaxe et le style sont

déterminés par les tonalités de l'humilité, de la plainte

lamentable de Mazepa, d'autre part cette « supplique

larmoyante » est subordonnée à l'orientation apprécia-

tive du contexte de l'auteur, à ses accents narratifs, lesquels

sont, ici, empreints d'une tonalité d'indignation qui se

fait jour plus loin dans la question rhétorique : « De qui

le châtiment, vieillard inexorable ? a qui a-t-il volé sa

fille?... »

Il est tout à fait possible de faire passer l'intonation

double de chaque mot en lisant cet extrait à haute voix,

c'est-à-dire de mettre en évidence avec indignation l'hypo-

crisie de Mazepa par la lecture même de sa plainte. Noussommes ici en présence d'un cas très simple, comportant

des intonations rhétoriques assez élémentaires et nettes.

En revanche, dans la plupart des cas, et, a fortiori, là

même où le discours indirect libre est employé systéma-

tiquement, à savoir dans la nouvelle prose poétique, il

est impossible de transmettre oralement l'interférence

des appréciatifs. De plus, le développement même du

discours indirect libre est lié à l'adoption, par les grands

genres littéraires en prose, d'un registre muet. Seule cette

adaptation de la prose à la lecture muette a rendu possi-

bles la superposition des plans et la complexité, non trans-

missible oralement, des structures intonatives, tous traits

caractéristiques de la nouvelle littérature.

Voici un exemple d'interférence de deux discours qui

peut être rendue adéquatement par la lecture à haute

voix. Le passage est tiré de L'idiot de Dostoïevski.

« Et pourquoi donc le prince ne s'était-il pas approché

de lui [de Rogojine] ? Pourquoi s'était-il au contraire

détourné comme s'il ne l'avait pas vu, alors que leurs

yeux s'étaient rencontrés. (Oui, leurs yeux s'étaient ren-

contrés et ils s'étaient regardés.) Ne voulait-il pas tout à

l'heure le prendre par la main pour aller ensemble là-bas ?

Ne voulait-il pas se rendre le lendemain chez lui pour lui

apprendre qu'il était allé chez elle ? Ne s'était-il pas

215

Page 218: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

défait de son démon, en route pour aller là-bas, lorsque

la joie avait subitement inondé son âme ? Ou bienRogojine lui-même, tel qu'il était aujourd'hui, avec ses

paroles, ses actes, ses mouvements, ses regards ne jus-

tifiait-il que trop les terribles pressentiments du prince

et les chuchotements révoltants de son démon ? Il yavait là quelque chose qui semblait évident mais qui

était difficile à analyser et à raconter. Il était impossible

d'en expliquer les causes, mais, malgré son invraisem-

blance et son impossibilité, ce quelque chose laissait uneimpression nette et incontestable qui faisait naître unecertitude complète.

Mais quelle certitude ? Oh, la "bassesse" de cette

certitude, de "ce vil pressentiment" faisait souffrir le

prince au-delà de toute mesure et il s'en prenait violem-

ment à lui-même. »

Nous toucherons ici, en quelques mots, à un problème

très important et très intéressant, qui est celui de la réali-

sation sonore du discours d'autrui accusé par le contexte

narratif. Ce qui rend difficile la recherche d'une intonation

expressive convenable, c'est le passage constant de l'hori-

zon appréciatif de l'auteur à celui du héros, et inverse-

ment. Dans quels cas et dans quelles limites la mise en

scène du héros est-elle possible ? Par mise en scène abso-

lue, nous entendons non seulement le changement de

l'intonation expressive, changement qui est possible dans

les limites d'une seule et même voix, d'une seule cons-

cience, nous entendons aussi le changem.ent de voix (au

sens de la totalité des traits qui caractérisent celle-ci), le

changement de visage (c'est-à-dire le masque) au sens de

la totalité des traits qui constituent la mimique et l'expres-

sion faciale, enfin le refoulement de son propre visage et

de sa propre voix tout le temps que le rôle est joué. Lecaractère clos de la voix et du visage qui assument la parole

d'autrui rend impossible la transition graduelle ducontexte narratif au discours rapporté, et inversement. Lediscours rapporté se mettra à résonner comme au théâtre,

oii il n'y a pas de contexte narratif et oii les répliques duhéros s'opposent aux répliques, grammaticalement disso-

ciées, de l'autre héros. Il s'établit de la sorte, par le biais

de la mise en scène totale, une relation discours rapporté/

contexte narratif analogue à celle qui existe entre les répli-

216

Page 219: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

ques d'un dialogue. De ce fait, l'auteur se place face au

héros et leur relation prend l'apparence d'un dialogue. Il

découle inévitablement de cela qu'il n'est admissible de

mettre en scène totalement le discours rapporté lors de

la lecture à haute voix de la prose poétique que dans des

cas très rares. Autrement, le conflit est inévitable avec

les visées artistiques fondamentales du contexte. Il va de

soi que, dans ces cas rarissimes, il ne peut s'agir que de

variantes simples, modérément expressives, de la construc-

tion directe. Mais, si le discours direct est entrecoupé de

remarques de l'auteur ayant valeur de répliques, ou bien

si des nuances trop appuyées du contexte narratif appré-

ciatif s'y ajoutent, alors la mise en scène totale n'est plus

possible.

Une mise en scène partielle est néanmoins possible (sans

excès dans le jeu théâtral), qui permet d'opérer des transi-

tions intonatives graduelles entre le discours narratif et

le discours rapporté ; dans certain cas, lorsqu'on se trouve

en présence de variantes ambivalentes, on peut concilier

d'une seule voix toutes les intonations. Il est vrai que

cela n'est possible que dans les cas analogues à ceux que

nous avons présentés. Les questions et exclamations rhé-

toriques n'ont souvent pas d'autre fonction que d'annoncer

un changement de ton.

Il nous reste à tirer les conclusions de notre analyse du

discours indirect libre, et en même temps, celles de toute

la troisième partie de notre travail. Nous serons bref :

tout ce qui est essentiel se trouve dans le texte lui-même,

et nous essayerons d'éviter les répétitions.

Nous avons examiné les formes de transmission du

discours d'autrui les plus importantes : nous n'avons pas

donné de descriptions abstracto-grammaticales, nous nous

sommes efforcé de trouver dans ces formes des documents

montrant comment, à telle ou teUe époque de son déve-

loppement, la langue appréhende la parole d'autrui et la

personnalité du sujet parlant. De plus, nous n'avons

jamais perdu de vue le fait que le sort qui est fait à

renonciation et à la personnalité du locuteur dans la langue

reflète les destinées sociales de l'interaction verbale et de

la communication verbalo-idéologique dans leurs tendan-

ces principales.

217

Page 220: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Le mot, comme phénomène idéologique par excellence,

est en évolution constante, il reflète fidèlement tous les

changements et bouleversements sociaux. La destinée du

mot est celle de la société parlante. Mais il existe plusieurs

voies pour étudier l'évolution dialectique du mot. On peut

étudier Vévolution sémantique, c'est-à-dire l'histoire de

l'idéologie au sens exact du terme ; Vhistoire de la connais-

sance, c'est-à-dire l'évolution de la vérité, puisque la

vérité n'est éternelle qu'en tant qu'évolution éternelle de

la vérité, Vhistoire de la littérature, comme évolution de

la vérité dans l'art. Cela constitue la première voie. Mais

il existe une autre voie, étroitement liée à la première, en

symbiose ininterrompue avec elle : c'est l'étude de l'évo-

lution de la langue elle-même comme matériau idéologique,

comme milieu où se réfracte idéologiquement l'existence,

puisque la réflexion de la réfraction de l'existence dans la

conscience ne s'effectue que dans le mot et par le mot. Il

est impossible, de toute évidence, d'étudier l'évolution de

la langue en se dissociant complètement de l'être social

qui se réfracte en elle, et des conditions socio-économiques

réfractantes. On ne peut étudier l'évolution du mot en la

dissociant de l'évolution de la vérité tout court et de la

vérité dans l'art, telles qu'elles sont exprimées dans le

mot par la société humaine, pour laquelle elles existent.

Ces deux voies, en interaction permanente l'une avec

l'autre, mènent à l'étude de la réflexion et de la réfraction

de l'évolution de la nature et de l'histoire dans l'évolution

du mot.

La troisième voie, c'est l'étude de la réflexion de l'évo-

lution sociale du mot dans le mot lui-même. Cette voie

se subdivise en deux tranches : Vhistoire de la philosophie

du mot et Vhistoire du mot dans le mot. C'est dans cette

dernière perspective que se situe notre travail. Noussommes parfaitement conscient de ses insuffisances, mais

nous espérons que la façon de poser le problème du motdans le mot a une pertinence réelle. L'histoire de la

vérité, l'histoire de la vérité dans l'art et l'histoire de la

langue ont beaucoup à gagner à l'étude des réfractions

de leur manifestation essentielle, Vénonciation concrète,

dans les structures de la langue elle-même.

Nous ajouterons quelques mots de conclusion sur le

discours indirect libre et les tendances sociales qu'il

218

Page 221: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

DISCOURS INDIRECT LIBRE

exprime. L'apparition et le développement du discours

indirect libre doivent être étudiés en liaison étroite avec

le développement des autres variantes expressives des

discours direct et indirect. Nous aurons alors la preuve

qu'il a une place importante dans le développement des

langues européennes contemporaines, qu'il implique untournant important dans la destinée sociale de renoncia-

tion.

Il est clair qu'on ne peut pas expliquer la victoire rem-

portée par les formes extrêmes du style expressif dans le

domaine de la transmission du discours d'autrui par

des facteurs psychologiques ou par les visées individualo-

stylistiques de l 'écrivain-artiste ; on ne peut l'expliquer

que par la subjectivisation profonde, généralisée, du mot-

énonciation idéologique. Celui-ci n'est plus un monument,ni même un simple document attestant l'existence d'un

contenu sémantique substantiel ; il n'est plus perçu quecomme l'expression d'un état subjectif fortuit. Dans la

conscience linguistique, les représentations idiosyncra-

tiques, individualisantes, ont pris tellement d'autonomie

au sein de l'énonciation qu'elles ont complètement obs-

trué et relativisé son noyau sémantique et le point de vuesocial responsable qui s'y exprime. C'est comme si l'on

avait cessé de tenir compte sérieusement du contenu

sémantique de l'énonciation. La parole catégorique, la

parole assumée, la parole assertive n'existe plus que dans

des contextes scientifiques. Dans tous les autres domaines

de la création verbale, c'est la fiction qui domine et nonplus l'assertion. Toute l'activité verbale se réduit mainte-

nant à répartir la « parole d'autrui » et la « parole qui

semble être celle d'autrui ». Même dans les sciences

humaines on voit se manifester une tendance qui consiste,

au lieu de se prononcer de façon responsable sur unequestion donnée, à présenter l'état actuel de la recherche

dans ce domaine, ce qui permet de proposer et d'éliminer

de façon inductive « le point de vue généralement admis

à notre époque » ; cette procédure est quelquefois consi-

dérée comme la meilleure « solution » possible d'un pro-

blème. Dans tout cela se manifeste la stupéfiante instabi-

lité et l'incertitude du mot idéologique. Le discours litté-

raire, rhétorique, philosophique, et celui des sciences

humaines deviennent le royaume des « opinions », des

219

Page 222: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Opinions notoires, et d'ailleurs, dans ces opinions, ce n'est

pas tant le Quoi ? que le Comment ? individuel ou idio-

syncratique de l'opinion en question qui occupe le premier

plan. Ce processus qui afiecte la destinée du mot dans

l'Europe bourgeoise contemporaine peut être défini chez

nous également comme une réification du mot, commeune détérioration de son thématisme. Les idéologèmes de

ce processus sont, chez nous comme en Europe occidentale,

l'orientation formaliste de la poétique, de la linguistique

et de la philosophie du langage. Est-il besoin de dire ici

par quelles conditions de classe ce processus s'explique et

de répéter les paroles justifiées de Lorck sur les seules

voies possibles pour le renouvellement du mot idéologique,

thématique, pénétré d'une appréciation sociale sûre et

catégorique, du mot sérieux et responsable dans son

sérieux ?

220

Page 223: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

index

Accent, — dans le discours rap-

porté anticipé, 186 ; interféren-

ces entre — , 213-214 ; lutte des

— , 151 ;— narratifs, 215

;plu-

ri-accentuation, 112, 116 ;— de

valeur, 116, 147, 210.

Ajustement, à l'auditeur, 158.

Alternance, périodique du psycho-

logisme et de l'anti-psycholo-

gisme, 54-56, 64-65.

Appréciation, — de la qualité

contextuelle des formes linguis-

tiques, 112;problème de l'in-

teraction entre — et la signi-

fication, 147, V. aussi Connota-tion.

Appréhension, active, 163-165, 176,

195 ;— du mot étranger, 108

;

d'un signe, 60.

Aristote, 104.

Assimilation, d'une langue, 101.

Auditoire, social, 123.

Bally, 89, 170, 173, 186, 192,

195, 198-201, 201 ., 205, 210.Balzac, 194, 204.

Belyi, Andreï, 170-170 ., 186.

Brentano, Franz, 52 ., 56 n.

Brugman, 93 .-94 n.

BûHLER, Karl, 100 n.

BuNDT, 56, 74 ., 77-77 n.

Byzance, 109.

Causalité, 29-31, 48 ; — méca-niste, 35 ; v. aussi Etre.

Cassirer, Ernst, 28 ., 50 ., 74 .,87 . - 88 .

Changement, accumulation des —linguistiques, 173 ;

— à l'inté-

rieur du système linguistique,

82-86 ;— au sein de la psy-

chologie du corps social, 39 ;— de signification, 150-151 ;—

linguistique et conscience sub-

jective, 99 ; milieu où s'opère

le •— , 114 n. ;— quantitatif,

50.

Classes, lutte des — , 43-44.

Code, 57, 88 ;— des bonnes

manières, 109 ;— idéologique,

72;

passage d'un — à l'autre,

50 ; V. aussi Encodage, Déco-dage.

Cohen, Hermann, 50 n.

Comment, 161, 167, 220 ; le —de l'activité mentale, 52.

Commentaire, 62, 158, 170-172,

185 n. ;— actualisé, 164-164 .,

165, 168 ; expansion — , 177.

Compréhension, — active, 146-

147 ;— comme forme de dialo-

gue, 146 ;— comme processus

de décodage, 100 ;— d'un signe,

28 ;— du signe extérieur et du

signe intérieur, 60-62 ;— et

discours intérieur, 33 ;— pas-

sive, 106, 113, 146.

Concaténation, 64.

Concordance des temps, — enrusse, 183 ; introduction de la— en français, 208.

Conjonction, chute de la — , 200.

Connotation, 146 ;— apprécia-

tive, 150-150 n.

Conscience, appréhension du dis-

cours par la — , 163 ; appro-priation des indices de valeur

par la — individuelle, 42 ;—

comme fait socio-idéologique,

46 ; — comme force sociale.

221

Page 224: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

130 ;— comme locataire habi-

tant l'édifice social des signes

idéologiques, 31 ;— comme

océan de signes intérieurs, 51 ;

conception idéaliste et psycholo-

giste de la — , 28-30 ; définition

sociologique de la — , 30 ;— et

idéologie, 129 ; limites de la

— individuelle, 198;

prise de— idéologique et discours, 125

;

signe, comme partie de la —

,

33 ;— subjective et système de

norme, 96-99.

Consensus, 41-42 ; la réalité dumot, comme résultat d'un —

,

32.

Constituants, analyse en — , 63;

décomposition en — , 158 ;—

d'une proposition, 151 ; décom-position en — sémantiques, 179

;

segmantation en — immédiats,

138 ; signalité et identification

comme — de la langue, 138.

Construction, grammaticale, 176-

179, 182, 184, 198, 209 ;— ex-

clamative, 189 ; v. aussi Sché-

ma.CouRTENAY, Baudoin de, 89 n.

Création, idéologique, 25, 27-29,

31, 33, 38-39, 43, 57 ;— idéo-

logique et idéologème, 210;

imagination et — linguistique,

204-205 ; langue, comme —continue et phénomène linguis-

tique comme acte de — indi-

viduelle, 75, 82 ; langue, com-me produit d'une — collective,

83 ;— linguistique, 78-79, 196.

Cri, animal, 43, 134.

Croce, ., 74-74 ., 80-80 .

D

Décodage, l'acte de — , 67 ;—

comme compréhension, 100-101;— d'une langue étrangère, 146.

Delbruck, 93 n.

Dénotation, 146, 150.

Descartes, 87.

Diachronie, 82, 92-92 n. ; v. aussi

Subjectivisme individualiste.

Dialogue, analogie entre — et pa-

ragraphe, 158 ;— comme for-

me de l'interaction verbale, 136;

— comme interaction d'au moinsdeux énonciations, 163 ; com-préhension, comme forme de —

,

146 ; discours intérieur, comme— intérieur, 63-64 ; opposition

des contextes d'un mot dans le

— , 116 ; le problème du — en

Linguistique, 163-163 n. ; rela-

tion entre l'auteur et le héros,

217 ; les répliques dans le —

,

162 ; v. aussi L. Spitzer, 135-

135 n.

Dictionnaire, 102, 115, 145, 201.

DiETRiCH, O., 94, 135.

DiLTHEY, W., 47-49, 48 n.,^ 63.

Discours, appréhension de renon-

ciation d'autrui et — intérieur,

165 ; autonomie du — d'autrui,

162 ; coloration du —, 169,

182 ;— comme forme de l'ima-

ginaire, 204 ; convergence ap-

préciative des unités du — inté-

rieur, 64-64 n. ; décomposition

strophique du — , 159 ; dualité

du — indirect libre, 197 ; inter-

férences de —, 189, 191, 193 ;— intérieur 63-64-64 n, 165 ;

mélange des — direct et indi-

rect, 195 ; tendance analytique

du — , 177-179 ; transmission

du — , 164 ; type de — :

d'autrui, 159-172, 181-182, di-

rect, indirect (et variantes), 161-

193, indirect libre, 194-220,

narratif rapporté, 161-173, rhé-

torique, 171 ; verbe introductif

des — direct et indirect, 206,

208.

Distribution, 150.

Dogmatisme, 167-169, 171.

Dostoïevski, 147, 170 ., 180-181,

185-187, 215.

DuRKHEiM, E., 93-93 n.

Ecrit, documents — , 104 ; forme

figée, 105 ; v. aussi Inscription.

Ehrmattinger, ., 48 ., 56 .Encodage, d'une réplique, 67.

Engelhardt, B.M., 76 ., 170 n.

Enonciation, 39 ; auditoire et si-

tuation de — , 138 ; classifica-

tion des formes de — , 41 ;-

222

Page 225: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INDEX

loration de — , 169 ;— comme

expression sémiotique extérieure,

60 ;— comme orientation de la

langue, 99 ;— comme produit

de l'interaction de deux indivi-

dus, 123 ;— comme synthèse

dialectique du psychique et de138 ;

— complète, 113-114, 140,

145, 156-157 ; interaction de— et du discours, 168 ; mode-

lage de 1'—, 134, 136-138 ;—

monologue, 120-121, 157, 159,

163 ; nature sociale de —

,

119 ;— rapportée, 161-162

;

structure de — , 124-125, 134;

théorie de — , 156.

Etiquette, comme conformité à la

norme, 83 ; règles de — , 40.

Etre, 33, 43-44, 47, 129;

pro-

cessus de détermination cau-

sale du signe par — , 41.

Expression, l'activité mentale orga-

nisée par — , 123, 130 ; défini-

tion de — , 121 ; théories de1'—, 121-122.

Façonnage, — de renonciation par

la situation, 126 ;— des si-

gnes idéologiques, 33 ;— idéo-

logique, 126.

Faim (la), comme exemple d'ex-

pression extérieure, 125-127.

Fatalisme, 127.

Fet, 122 n.

Flaubert, G., 204, 209.

Fonctionnalisme (-te), v. Psycholo-

gie.

Forme(s), indissolubilité du thè-

me et de la — , 43 ; modifica-

tion de la — et du signe, 41;

thème et — de l'acte de pa-

role, 38 ; types et — de dis-

cours, 39-40.

Freudisme, 46 ., 61 ., 126 .Friedeman, 170 .Frischeizen-Keller, 48 .Frontière, — de la parole, 171 ;

—entre discours direct et indirect

en ancien français, 207 ;

—entre grammaire et stylistique,

173-174-174 n. ;— entre psy-

chisme et idéologie, 50-51, 64;

— entre signe intérieur et signe

extérieur, 62;

psychisme, com-me — entre l'organisme et le

monde, 47.

Georg, 56 n.

Germanistique, 189.

Goethe, 56 n.

Gogol, 169, 170 ., 175 ., 180,

186.

GONTCHAROV, LA., 36 n.

Groudzeff, L, 170 n.

H

Hamann, 75 n.

Heim, R., 76 n.

Hefele, 56 n.

Hellènes, 109.

Herbart, 76.

Herder, 75 n.

Herzen, a. L, 36 n.

Hiérarchique, composante — et

interaction verbale, 40.

HOMPERZ, 64 n.

Horizon, — appréciatif, 151 ; —social, 41-43, 123, 150.

HouDiN, 208.

Humbolt, W., 75, 76 ., 78, 87.

HuNDOLF, w., 48, 56 n.

Husserl, 55-55 n.

Hypostase (-tique), 29, 98, 210.

Idéalisme, — comme fondement à

une théorie de l'expression, 122;

conception de l'idéologie, 27-29,

30 ;— et matérialisme dialec-

tique, 48 ;— et psychologie

fonctionnaliste, 53-54, 54 n. ;—

et théorie de W. Dilthey, 47-49;

V. aussi 36 n. (génération idéa-

liste).

Identification, — de l'auteur et duhéros, 192, 208, — du locu-

223

Page 226: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

teur dans le discours indirect

bbre, 197 ;— d'un signe so-

cial, 100-101.

Idéologème, 57, 210-211, 220.

Idéologie, — comme signe, 25-28;

conception idéaliste et psycho-

logiste de — , 28-29 ; corres-

pondance entre signe et —

.

27 ;— et conscience, 28-30,

129 ; idéologisation de — , 212;

psychologie et étude de —

.

31 ; rapport entre psj'chologie et

—, 48-49, 53, 56.

Imagination, et sensibilité, 206-

207 ; rôle créateur de — dans

la langue, 204-205, 213 ; v.

aussi Linguistique.

Imparfait, — comme indice, 196,

199 ;— V. aussi Défini, 205-

206.

Indicateur, — abstrait, 197 ;— du

discours indirect, 174-174 n.;— du rapport de force entre

contexte narratif et discours

rapporté, 173 ; le mot, comme— des transformations sociales,

32.

Indice, — de surface, 201 ;— de

valeur du signe, 35-37 ; 4144 ;— du discours indirect libre,

195 ;_ linguistiques, 193, 199 ;

— sémantique, 193 ; v. aussi

Imparfait.

Individu, — comme créateur de la

langue, 93 ;— naturel et per-

sormalité, 58-59.

Individualisme, relativiste, réalis-

te et critique, 170, 172, 183 ; v.

aussi Subjectivisme.

Infrastructure, 29-31, 35-37, 41,

45, 133, 137, 151.

Inscription, 105-107.

Instrument de production, 19-20 ;

le signal comme — , 100.

Intentions, v. Motivations.

Intentionnalistes, v. Phénoméno-logues.

Interaction, — comme facteur dé-

terminant dans la forme du si-

gne, 41 ;— de renonciation et

du discours, 168 ;— des contex-

tes, 116 ;— dialectique entre

psychisme et idéologie, 65 ; dia-

logue, comme — d'énonciations.

163 ;— dynamique, 166, 184 ;— entre consciences, 28 ; mot,

comme produit de — du locu-

teur et de l'auditeur, 123-124;— sémiotique, 30, 39 ;

— so-

ciale, 35, 211 ;— socio-verbale,

197.

Interférences, exemple d'— dediscours dans L'idiot, 215-216

;— des appréciatifs, 215 ;—

entre Accents, 213 ;— linguis-

tiques, 111.

Interindividuel, 29, 42-43.

Interjection, intonation expressive

de 1'—, 149.

Interrelation, — du thème et de la

signification, 145 ; — dvnami-

qGe, 166, 168, 171, 213.'

Intonation, — expressive, 147-

• 148, 216 ; tentatives de prises encompte de — , 159.

Introspection, 61-62.

Intuition, 208.

Takoubinsky, L. p., 163 ., 165 .,200 .

Japhetiques, 109, 144 .TiRMOUNSKY, 79 .

Kalepky, 173, 195, 197-198,

201 .Krouchevsky, 89 .

La Bruyère, 209.

La Fontaine, 194, 204, 208-209.

Langage, — comme objet d'étude,

71-74; — selon Saussure, 90-

91 ; v. aussi Langue, Objectivis-

me, Subjectivisme.

Langue, — comme courant évolu-

tif continu, 97 ;— comme créa-

tion continue, 75 ;— comme

produit d'une création collective,

79, 83 ; composante idéologique

signifiante de la — chez Voss-

224

Page 227: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INDEX

1er, 78 ; conception objectiviste

de l'histoire de la — , 83-86;— des peuples primitifs, 144;— du point de vue du locu-

teur, 99 ;— et communication

verbale, 137 ;— étrangère, 101-

103, 102 ., 107, 146 ;— mor-

te, 104, 107, 112, 117-118, 155,

200 ; lois du système interne

de la — , 82 ; ordre méthodo-

logique pour l'étude de la —

,

137 ;— selon Saussure, 90-93

;

unité de base de la — parole,

163 ; véritable nature de la —

,

140-141.

Leibniz, 87-88 n.

Lerch, ., 77, 198, 202-204 .,

207, 209-214.

Lerch, g., 167 ., 194, 198, 206,

209.

Linguistique, catégories — , 155-

157 ; échange — et situation

sociale, 73 ;— et esthétique,

80-80 n. ; formes (v. aussi Figu-

res) — de BaUy, 199-201 ; forme— comme signal, 99 ;

paléon-

tologie — , 144-144 n.;phéno-

mène — comme acte de créa-

tion individuelle, 75, 80-80 n.;

système — comme centre orga-

nisateur des faits de langue,

80 ; tâches assignées à la —

,

107 ; V. aussi Objectivisme

abstrait et Subjectivisme indivi-

dualiste.

Livre, comme acte de parole im-

primé, 136.

LORCK, E., 77, 120 ., 173, 195,

198, 201, 203-206, 210, 212-

214, 220.

M

Mann, T., 209.

Marr, n., 104, 105 ., 110 .,144-145.

Marty, a., 74 ., 94, 150 n.

Mécaniste, causalité — , 35, 45 ;

combinaison — , 197 ; concep-

tion — de la nécessité, 117;

matérialisme — , 30 ; vision —

,

118.

Meillet, a., 93-93 n. ; 98.

Meineng, 52 n.

50; — for-

organisée par

Mentale (activité), coloration de

— , 126 ;— comme contenu

à exprimer et son objectivaticni

externe, 122 ;— comme pro-

cessus de compréhension du si-

gne extérieur, 60 ;— du moi et

du nous, 126-127 ;— et signi-

fication, 49-50 ; fonction ex-

pressive de —

,

tuite, 132 ;—

l'expression, 123.

Mérimée^ P., 194.

Mise en scène, du héros, 216-217.

Monologue, 56, 63, 105 ; énoncia-

tion — , 112-113, 135 ; mcno-loguisme, 142.

Mot, — caractéristiques en tant quesignes idéologiques, 31, 34 ;

—comme indicateur des transfor-

mations sociales, 38 ;— comme

matériau sémiotique, 51 ;—

comme signe intérieur, 63 ;—

comme signe neutre, 31-32;— comme support de l'intona-

tion, 148 ;— comme trait

d'union entre interlocuteurs,

146 ; contenu événementiel du—, 101-102 ;

— de la langue

maternelle, 108-109 ;— étran-

ger, 109-111 ; évolution du —

,

218 ;— idéologique, 219-220

;

omniprésence du — , 37 ;—

omnisignifiant, 144-145 ; orien-

tation du — , 123 ; origine du— , 64 ;

— sacré dans la reli-

gion védique, 108 n. ; subjec-

tivisation du — énonciation,

219 ; unicité du — 115.

Motivations, — selon Tobler, 196;— selon les Vossleriens, 210-212.

N

Néo-grammairiens, 93.

Néo-kantisme, 28 ., 50 ., 55.

Newton (binôme de), 84.

Norme, 81-82, 85-86, 97, 118 ;—

linguistiques, 93 ; système de

— , 97-98 ; identité normalisée,

80-81, 91 ; langues normatives,

83 ; signification normative,

102.

225

Page 228: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Objectivation sociale, de la cons-

cience, 12>.

Objectivisme abstrait, chemine-

ment historique de — en lin-

guistique : Bally, 89, Cassirer,

88, Descartes, 87, Leibniz, 87-

88, Saussure, 89-93;pour une

critique de —, 96-103, 111-

119 ;pour une synthèse de

—, 86-87 ; V. aussi Subjecti-

visme individualiste.

Œuvre, lien entre — et l'idéolo-

gie du quotidien, 131.

Omnisigniâant, v. Mot.Opinions, discours, comme royau-

me des —, 219-220.

Opposition, entre signes, 28 ;—

des contextes possibles d'un mot,

116.

Orientation, — active, 165, 173,

213 ;— appréciative, 150, 214-

215 ;— de la langue, 99 ;

— del'introspection, 61-62 ;

— dif-

férente entre deux discours,

193 ;— du mot ;

— intona-

tives identiques, 191 ; les deux— de renonciation, 60 ;

— par

le contexte, 101 ;— réciproque,

173, 197, 200 ,— stylistique

positive, 197 ;— thématique,

211 ;— vers la réalité d'un

champ de créativité idéologique,

27.

OssiP, 175 n.

OsTHOFF, 93 .-94 n.

Outil, comme objet convertible ensigne, 26 ; v. aussi Mot, 33.

Paragraphes, 63, 157 ; essence lin-

guistique des — , 158-158 n.;

système des — , 159.

Parole, acte de — 74-75, 79-81,

95, 118-119, 124, 129, 134, 136,

156 ;— comme objet décora-

tif, 169 ; contre — , 146 ; dilu-

tion de la — dans le contexte

narratif, 162 ; énonciation, com-

me partie du processus de —

,

157 ;— intérieure, 165

;per-

ception de la — par la linguis-

tique, 156;

prise de — , 148,

191 ;— selon Saussure, 90-92

;

situation socio-hiérarchique de la

—, 171.

Pechkovsky, a. m., 160 ., 175-

175 .-176-176 n.

Pensée, appartenance de la — ausystème idéologique, 59 ; con-

tenu sémantique d'une — , 60;

figures de —, v. Bally, 199-200.

Personnalité, — comme produit del'interrelation sociale, 129 ;

—du locuteur, 172, 183, 210-213,

217 ;— du prolétaire, 212-213

;— et individualisme, 128 ; indi-

vidu naturel et — , 58-59.

Peterson, 74 ., 90 ., 93 .Phénoménologues, 54-54 ., 57.

Philologisme, 104-106.

Philosophèmes, 108.

Philosophie, existentielle, 55-56-

56 n. ;— du langage comme —

du signe idéologique, 34, 56,

63 ; orientations principales dansla — du langage, 74 ; v. aussi

Objectivisme abstrait et Subjec-

tivisme individualiste.

Phonème, 80-81, 83.

Phonétique, empirisme •— superfi-

ciel, 71-72-72 n. ; système —

,

75-75 n.

Phrase, 156.

Plekhanov, 38 n.

Poétique, 113.

Polysémie, 112, 115-116.

Positivisme, abandon du — par

Vossler, 77-78 ;— académique,

94 ;— de Humbolt, Steintahl,

76 ;— psychologique, 29-30.

POTEBNIA, A. A., 76-76 n.

Pouchkine, 183, 190-191, 193, 214.

Présupposés, méthodes des — , 157.

Prêtres, — disposant du mot,

108 n. ;— philologues, 107-108.

Produit, idéologique, 25-26.

Proposition, — comme catégorie

syntaxique, 159 ;— principale,

177 ; — subordonnée, 161.

Psychisme, — comme réalité sé-

miotique, 56 ; contenu du —

,

52 ;— et les signes intérieurs et

extérieurs, 60-62 ;— subjectif,

46-48, 53, 74, 76 ; système du— , 59 ; unité de la vie psychi-

226

Page 229: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INDEX

que, 61 ; v. aussi W. Dilthey,

Subjectivisme individualiste.

Psychologie, — cognitive, 60 ;—

d'analyse et d'interprétation, 47-

48, — du corps social, 38-40 ;—

et structures de l'ancien français.

207 ;— fonctionnaliste, 52-

52 ., 54 .-55 ;— objective,

46 ; rapport entre — et idéolo-

gie, 48-49, 53, 56, 59, 65 ;

—sociale, 130.

Psychologisme, alternance entre —et anti — , 54-55 ; conception— iste de l'idéologie, 29 ;

— de

Bundt, 77 ; élimination de la

contradiction entre — et anti-

—, 64-65.

Quoi, le —, 161, 167, 220 ; le —et le comment de l'activité men-tale comme objet de la psycho-

logie, 52.

Quotidien (idéologie du), 130-133;

la vie courante, comme sphère

idéologique particulière, 32.

R

Rationalis-me, -te, 88, 118 ; dog-

matisme — , 168, 173 ;— vul-

gaire, 33.

Réalité, — comme infrastructure,

37 ;— comme thème du signe,

42 ;— de la langue selon le

subjectivisme individualiste, 86;— des phénomènes idéologiques,

54 ;— du mot comme signe,

31 ;— et produit idéologique,

25 ;— idéologique comme su-

perstructure, 31 ; nature sociale

de la — , 66;psychisme comme— sémiotique, 56-57 ; le signe

comme reflet et réfraction dela —, 26-27.

Réfèrent, du signe idéologique, 25.

Reflet, 25-27, 37, 100, 218 ;— de

l'être dans le signe, 43.

Réfraction, 25-27, 28, 44, 66, 100,

209, 218 ;— dialectique de

l'être dans le signe, 41, 43.

Registres, linguistiques, 40, 178-

179.

Relativisme, des appréciations so-

ciales, 169.

Romanistique, 189.

Romantisme, 120, 122 n.

Remizov, 170.

Réplique, 63-64, 106, 116, 146-147,

158, 162, 165-166, 168, 170-172,

185 ., 215 ;— intérieure, 165

;

V. aussi Commentaire, Dialogue.

Rhétorique, 113, 175, 180 ;—

byronienne, 191 ;— de l'auteur

et du héros, 191 ; discours —

,

171, 190, 192 ; exclamation —,190, 217 ; intonation —, 215 ;

question —, 190, 215, 217.

RiCKERT, 55 n. - 56 n.

RoDiN, 182.

Rolland, R., 128.

Rome, 109.

Russe, langue —, 174-176, 183,

189, 214; roman —, 165.

Saussure, F. de, 89-89 n. - 90, 91-

91 n. - 92 - 92 ., 98.

Schémas, — du discours, 174-176,

178, 183-184, 195 ;— des moti-

vations du locuteur, 196-197.

ScHORR, R., 74 ., 79 ., 89 n.-

90 ., 140-140 .Scolastique, 155-156.

Secheyae, 89.

Sémasiologie, 106.

Sémiotique, aspect — de la com-

munication sociale, 31 ;expres-

sion — , 50, 60 ; fonction —

,

51 ; individualité comme super-

structure idéologique — , 58 ;

interaction — , 30 ; lutte des

classes et communauté — , 43-

44 ; matériau —, 28, 32, 36, 47,

50-51;psychisme comme réalité

— , 56-57 ; terrain — , commelieu de l'activité mentale, 49.

Sémites babyloniens, 109.

Signal, changement de — ,144-

144 n. ;— comme forme linguis-

tique vide d'idéologie, 103 ; dé-

227

Page 230: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

codage d'un •— , 99-100 ; signa-

lité, lOLSigne, — comme arène de la lutte

des classes, 44 ;— comme lieu

de rencontre de l'organisme et dumonde, 47 ;

— comme matéria-

lisation de la communication so-

ciale, 31 ; dialectique interne du— , 44 ; différence entre — inté-

rieur et — extérieur, 59-65 ;—

idéologique comme territoire

commun au psychisme et à l'idéo-

logie, 56, 66 ; indissolubilité du— et de la fonction sociale, 63 ;

lien entre — et signification,

49 ; nature sociale du — , 64;

univers des — , 27 ; vie et mortdu — , 44 ; V. aussi Idéologie.

Signification, activité mentale et

— , 49-50 ; changement de —comme réévaluation, 150 ;

—— comme effet de l'interaction

du locuteur et de l'auditeur,

147 ; — contextuelle de la formelinguistique, 99 ; lien entre le

signe et la — , 49 ; multiplicité

des — , 144-145;

pluralité des

—, 115 ;— selon W. Dilthey,

48 ; thème et —, 142-144, 151.

SiMMEL, G., 65-66-66 n.

Situation, — d'échange dialoguéeffectif, 164 ;

— immédiate, 123,125 ; indissolubilité du signe et

de la — sociale, 63 ; lien entre

communication et — linguis-

tique, 137 ;— sociale, 62, 65.

Slaves, 109.

Sociologique, méthode — en lin-

guistique, 160.

SOLLOGOUB, 170.

Son (sonore), 71-72, 81.

Spatt, g., 76 .-77 ., 148.

Spitzer, L., 40 ., 77, 120, 127 .,135-135 .

Spranger, 56 ., 76 .Steintahl, 74 ., 77.

Steppoune, F., 67 .Stéréotypes, 139.

Stimuli, 100.

Stumpf, 52 n.

Style, — indirect libre, 199-

199 .; — linéaire, 168, 180;— monumental, 176 ;

— pitto-

resque, 168, 175.

Stylistique, homogénéité — , 168;

nature sociologique du mode-lage — de renonciation, 134

;

V. aussi Vossier, 79 ; Wolfin168.

Subjectivisme individualiste, che-

minement historique — : Bundt,77, Croce, 80, Humbolt, 75,Potebnia, 76, Steinthal, 76,Vossier, 77-80 ;

— pour une syn-

thèse des positions de cette

orientation, 75 ; théorie de l'ex-

pression comme fondement du—, 122, 134-135 ; Vosslériens,

210 ; v. aussi Objectivismeabstrait.

Sumériens, 109.

Superstructure, 31, 35-37, 45, 58.Svatoslavsky, 66 n.

Symbole, 20-21, 32 ;— comme

conversion d'un objet en signe,

19.

Synchronie, 82-86, 92, 117, 184;système —ique, 104 ;

— et cons-cience subjective, 97.

Syntaxe, — et composition du dis-

cours, 113 ;— et morphologie,

155.

TcHOUTCHEv, 122 n.

Théâtre, analogie entre — et dis-

cours rapporté, 216.

Thème, anticipation du — , 184 ;— associé à chaque forme dediscours, 40 ;

— comme contenu

de la psychologie sociale, 39;

enseignement portant sur le —du mot, 106 ;

— et discours

d'autrui, 162, 183 ;— et formes

de l'acte de parole, 38 ;— et

signification, 142, 142 .-144;

indissolubilité du — et de la

forme du signe idéologique, 43 ;

personnalité, comme — de la

langue, 211 ;— propîe à un

signe constitué, 42 ; réalisation

du — et intonation expressive,

149 ; thématisation du discours

d'autrui, 181 ; thématique, 179,

211 ; thématisation du discours

d'autrui, 181 ; thématisme dumot, 220.

TOBLER, 201-202.

Tolstoï, 128-129, 180, 187.

Tourgueniev. 36 ., 180, 187.

228

Page 231: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

INDEX

Transformation, — comme trans-

position d'un schéma à un autre,

176-178, 196 ;— des structures

économiques et romanesques,37 ;

— idéologique, 35-36 ; le

mot, comme indicateur des —sociales, 38.

Transcendantalisme, 29.

Transmission, de la langue, 1 lo-

in.Transposition, mot pour mot, 176-

177 ; V. aussi Transformation.

Valeur, acquisition d'une — sociale

comme condition de formationd'un signe, 42 ;

— appréciative,

149-150 ;— dans le discours

rapporté anticipé, 186 ;— de

signes idéologiques associés auxproduits de consommation, 26

;— expressive, 50 n. ;— sémio-

tique, 27, 51 ; v. aussi Accent,

Indice.

Varegues, 109.

Vécu, — intérieur et extérieur, 47,

62 ; — mental, 60-61 ., 125.

Volontarisme, 77-77 n.

VONOGRADOFF, 170 .VossLER, K., 56 ., 77-80, 86, 89,

103, 114-115 ., 120, 127 .,140, 163 ., 167 ., 174 ., 203,

206, 212.

W

Wahlzehl, ., 48 ., 56 .Weinninger^ ., 64 .WiNOGRADOFF, 89 ., 163 .WOLFIN, 168.

Wunderlich, h., 135 .

Zola, ., 170 ., 186, 195, 199,

209.

229

Page 232: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage
Page 233: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

table des matières

Préface 7

Introduction 9

Avant-propos 19

Première partie — LA PHILOSOPHIE DU LAN-LANGAGE ET SON IMPORTANCE POUR LEMARXISME 23

Chapitre 1. Etude des idéologies et philosophie duLANGAGE.

La science des idéologies et la philosophie du langage.

Le problème du signe idéologique. Le signe idéologique

et la conscience. Le mot comme signe idéologique par

excellence. La neutralité idéologique du mot. La faculté

du mot d'être un signe intérieur. Conclusions 25

Chapitre 2. Du rapport entre l'infrastructure etles superstructures.

Pourquoi il est inadmissible d'appliquer la catégorie

de la causalité mécaniste à la science de l'idéologie.

L'évolution de la société et celle du mot. Expression

sémiotique de la psychologie sociale. Dialectologie

sociale. Formes de la communication verbale et formes

des signes. Thème du signe. Lutte des classes et dialec-

tique du signe 35

Chapitre 3. Philosophie du langage et psychologieobjective.

Problème de la description objective du psychisme.

Etude de la psychologie cognitive et interprétative

(Dilthey). Réalité sémiotique du psychisme. Point devue de la psychologie fonctionnaliste. Psychologismeet antipsychologisme. Spécificité du signe intérieur {dis-

cours intérieur). Problème de l'introspection. Naturesocio-idéologique du psychisme. Conclusions 46

231

Page 234: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Deuxième partie — VERS UNE PHILOSOPHIEMARXISTE DU LANGAGE 69

Chapitre 4. Deux orientations de la pensée philo-

SOPHICO-LINGUISTIQUE.

Problème de la réalité concrète du langage. Principes

fondamentaux de la première orientation de la pensée

philosophico-linguistique [le subjectivisme individua-

liste) et ses représentants. Principes fonda?nentaux de

la seconde orientation de la pensée philosophico-lin-

guistique {objectivisme abstrait). Racines historiques

de la seconde orientation. Représentants contemporains

de l'objectivisme abstrait. Conclusions 71

Chapitre 5. Langue, langage et parole.

La langue en tant que système de formes soumises à

une norme est-elle objective ? La langue en tant que^vstème de normes et le point de vue réel de la cons-

cience du locuteur. Quelle réalité linguistique se trouve

à la base du système de la langue ? Problème du motétranger. Erreurs de Vobjectivisme abstrait. Conclu- .

sions 96

Chapitre 6. L'interaction verbale.

Théorie de l'expression du subjectivisme individualiste.

Critique de la théorie de l'expression. Structure sociolo-

gique de l'activité mentale et de son expression. Pro-

blème de l'idéologie dans la vie quotidienne. La parole

comme base de l'évolution de la langue. L'énonciation

complète et ses formes 120

Chapitre 7. Thème et signification dans la langue.

Thème et signification. Problème de l'appréhension

active. Appréciation et signification. Dialectique de la

signification 142

Troisième partie — VERS UNE HISTOIRE DESFORMES DE L'ENONCIATION DANS LES CONS-TRUCTIONS SYNTAXIQUES. Essai d'applica-tiOxN de la méthode sociologique aux problèmessyntaxiques 153

Chapitre 8. Théorie de l'énonciation et problèmessyntaxiques.

Signification des problèmes syntaxiques. Catégories

syntaxiques et énonciations complètes. Problème des

232

Page 235: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

TABLE DES MATIERES

paragraphes. Problème des formes de transmission du

discours d'autrui 155

Chapitre 9. Le « discours d'autrui ».

Exposition du problème. Détermination du discours

d'autrui. Problème de l'appréhension active du dis-

cours en liaison avec le problème du dialogue. Dynami-

que de Vinterrelation du contexte narratif et du dis-

cours rapporté. Le « style linéaire » en matière de trans-

mission du discours d'autrui par rapport au « style

orné » 161

Chapitre 10. Discours indirect, discours direct etLEURS variantes.

Schémas et variantes. Grammaire et stylistique. Carac-

tères généraux de la transmission du discours d'autrui

dans la langue russe. Schéma du discours indirect.

Variante objecto-analytique du discours indirect.

Schéma du discours direct. Discours direct préparé.

Discours direct en société. Discours direct anticipé,

entrecoupé, caché. Phénomèjie de l'interférence ver-

bale. Questions rhétoriques et exclamations. Discours

direct de substitution. Discours indirect libre 137

Chapitre 11. Discours indirect libre en français,

allemand et russe.

Discours indirect libre en français. Théorie de Tobler.

Théorie de Kalepky. Théorie de Bally. Critique de l'ob-

jectivisme abstrait hypostatique de Bally. Bally et les

vosslériens. Discours indirect libre en allemand. Théo-rie d'Eugen Lerch. Théorie de Lorck. Enseignementde Lorck sur le rôle de l'imagination dans la langue.

Théorie de Gertraud Lerch. Le discours rapporté enancien français. A l'époque de la Renaissance. Discoursindirect libre chez La Fontaine et La Bruyère. Discoursindirect libre selon Vossler. Apparition du discours

indirect libre en allemand. Critique du subjectivisme

hypostatisant des vosslériens 1 94

233

Page 236: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage
Page 237: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

« LE SENS COMMUN »

Théodor W. Adorno, Mahler — Une physionomie musicale.

Bally, K. Biihler, E. Cassirer, W. Doroszewski, A. Gelb,

R. Goldstein, G. Guillaume, A. Meillet, E. Sapir, A. Sechec-

hraye, N. Trubetzkoy, Essais sur le langage.

Gregory Bateson, La cérémonie du Naven — Les problèmes

posés par la description sous trois rapports d'une tribu de

Nouvelle-Guinée .

Emile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-euro-

péennes — 1. Economie, parenté, société. — 2. Pouvoir,

droit, religion.

Basil Bernstein, Langage et classes sociales — Codes socio-

linguistiques et contrôle social.

Jean Bollack, Empédocle — 1. Introduction à l'ancienne phy-

sique. — 2. Les Origines, édition critique et traduction des

fragments et témoignages. — 3. Les Origines, commentaires.

Jean Bollack, La pensée du plaisir — Epicure : textes moraux,

commentaires.

Jean Bollack, M. Bollack, H. Wismann. La lettre d'Epicure.

Jean Bollack, H. Wismann, Heraclite ou la séparation.

Luc Bokanski, Le bonheur suisse.

Pierre Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.-C Chamboredon,Un art moyen — Les usages sociaux de la photographie.

Pierre Bourdieu, Alain Darbel (avec Dominique Schnapper),L'amour de l'art — Les musées d'art européens et leur

public.

Pierre Bourdieu, J.-C. Passeron, Les héritiers — Les étudiants

et la culture.

Pierre Bourdieu, J.-C. Passeron, La reproduction — Elémentspour une théorie du système d'enseignement.

Emile Durkheim, Textes — 1. Elément d'une théorie

sociale — 2. Religion, morale, anomie — 3. Fonctions

sociales et institutions.

Page 238: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

Ernst Cassirer, Essai sur l'homme.

Ernst Cassirer, Langage et mythe — A propos des noms de

dieux.

Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques —1. Le langage — 2. La pensée mythique — 3. La phénoménologie de la connaissance.

Robert Castel, L'ordre psychiatrique — L'âge d'or de l'alié-

nisme.

Darras, Le partage des bénéfices — Expansion et inégalités

en France [1945-1965).

Moses I. Finley, L'économie antique.

Erving Goâman, Asiles — Etudes sur la condition sociale des

malades mentaux.

Erving GoStnan, La mise en scène de la vie quotidienne —1. La présentation de soi — 2. Les relations en public.

Erving Gofiman, Les rites d'interaction.

Erving Gofïman, Stigmate— Les usages sociaux des handicaps.

Claude Grignon, L'ordre des choses — Les fonctions sociales

de l'enseignement technique.

Maurice Halbwachs, Classes sociales et morphologie.

Richard Hoggart, La culture du pauvre — Etude sur le style

de vie des classes populaires en Angleterre.

William Labov, Sociolinguistique.

Alain de Lattre, L'occasionalisme d'Arnold Geulincx — Etude

sur la constitution de la doctrine.

Ralph Linton, De l'homme.

Herbert Marcuse, Culture et société.

Herbert Marcuse, Raison et révolution — Hegel et la naissance

de la théorie sociale.

Louis Marin, La critique du discours — Sur « La logique de

Fort-Royal » et « Les pensées » de Pascal.

Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza

Marcel Mauss, Œuvres — 1. Les fonctions sociales du sacré

— 2. Représentations collectives et diversité des civilisations

— 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie.

Raymonde Moulin, Le marché de la peinture en France.

Georges Mounin, Introduction à la sémiologie.

S. F. Nadel, La théorie de la structure sociale.

Erwan Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique.

précédé de L'abbé Suger de Saint-Denis.

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et

Port-Royal » et « Les pensées » de Pascal.

Page 239: Bakhtine   le marxisme et la philosophie du langage

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique.

Luis J. Prieto, Pertinence et pratique — Lssai de sémiologie.

A. R. Radcliffe-Brown, Structure et jonction dans la société

primitive.

Edward Sapir, Anthropologie — 1. Culture et personnalité —2. Culture.

Edward Sapir, Linguistique.

Joseph Schumpeter, Impérialisme et classes sociales.

Peter Szondi, Poés-ie et poétique de l'idéalisme alle?nand.

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CET OUVRAGE A ETE ACHEVE D IMPRIMERLE QUATRE FÉVRIER MIL NEUF CENT SOIXANTE-

DIX-SEPT SUR LES PRESSES DE l'iMPRIMERIE

CORBIÈRE ET JUGAIN A ALENÇON ET INSCRIT

DANS LES REGISTRES DE L'ÉDITEUR SOUS

LE NUMÉRO 1242

Imprimé en France

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1242

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Bak^n, llikhail Ilikhailovich809 Le marxisme et la.8 ijhilosophie du langage253

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COLLECTION « LE SENS COMMUN »

dirigée par Pierre Bourdieu

%>

MIKI^.AIL BAKHTINE

LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE

i

DU LANGAGE

Au milieu du bouillonnement intellectuel des années

vingt en U. .. S. S., Mikhaïl Bakhtine, philosophe et critique

littéraire, s'interroge sur les rapports entre l'idéologie, le

langage et le psyc!;'?me. Refusant \a dichotomie s^u<=^su'

rienne langu?/Darole, qui vide la pratique linguistique

de sa ?ub3tar ir. il affirme la nature sociale du signe et

pose :. fonderr^ents d'une linguistique de l'énoncintion

en ta; i quf- manifestation sociale et non indlvldi'ei.a. Ausigne figé, réduit à '.'être qu'un - signal », il oppose le

signe mouvant rhangoant, arène où se jouent les coriflits

sociaux.

Cet ouvrage, paru en U. R. S. S. sous le nom de Volo-

chin -. ,'^'^ '^akht'PS, paraî' r^ur la première fois

sou-" 'a signature de son véritable auteur.

AUX EDITîONS DE MINUiT

7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris

ISBN 2-7073-0151-5