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    Jean Jamin

    Documents revue. La part maudite de l'ethnographieIn: L'Homme, 1999, tome 39 n151. pp. 257-266.

    Citer ce document / Cite this document :

    Jamin Jean. Documents revue. La part maudite de l'ethnographie. In: L'Homme, 1999, tome 39 n151. pp. 257-266.

    doi : 10.3406/hom.1999.453630

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_151_453630

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_hom_5165http://dx.doi.org/10.3406/hom.1999.453630http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_151_453630http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_151_453630http://dx.doi.org/10.3406/hom.1999.453630http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_hom_5165
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    Documents revueLa part maudite de l ethnographie

    Jean Jamin

    V IL un numro tout fait inhabituel non seulement par le contenu desarticles, la varit de leur ton (ou de leur forme) et leur mode de regroupementselon des thmes qui rappellent explicitement les revues auxquelles GeorgesBataille a collabor ou qu'il a diriges {Documents, La critique sociale, Acphale,Critique), et qui, ce faisant, produisent un effet de mise en abme (des revues dansla revue), mais aussi et peut-tre surtout par le dcentrement la fois rdactionnelt intellectuel qu'il opre.

    C'est pour ainsi dire cls en main que Claude Lanzmann accueille un dossierconsacr un homme, une uvre et une vie que beaucoup de choses sinon toutessemblaient devoir sparer de son illustre prdcesseur la tte des TempsModernes. En 1943, Jean-Paul Sartre avait en effet crit une longue et mordantecritique une entreprise de dmolition , observe Michel Surya1 de ce qu'ilnomma 1' essai-martyre de M. Bataille , L'exprience intrieure2, le congdiantalors sans mnagement et d'une certaine manire dfinitivement de son universde pense (le fait est que Sartre ne se rfrera plus Bataille, en tout cas pas dansLes Temps Modernes)Il est donc rare qu'un responsable de rdaction accepte de rserver une livraison ntire un auteur que la gnalogie mme de sa revue amnerait sinonrejeter du moins carter (Bataille, depuis sa mort en 1962, ayant par ailleurs faitl'objet d'une vingtaine de numros spciaux ou ouvrages collectifs, et inspir laligne ditoriale d'au moins cinq priodiques, de Tel Quel Lignes, en passant par

    1 Dans sa biographie de Bataille, cf. Michel Surya, Georges Bataille. La mort l'uvre, Paris, Gallimard,1992 : 406-407. [lrc d., Paris, Sguier, 1987.]

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    Alea et TXT). Il est rare galement que ce mme responsable reconnaisse dansl'introduction ici prsente sous la forme d'un dialogue avec Michel Deguy et258 les coordinateurs du dossier, Ccile Moscovitz et Emmanuel Tibloux qu'il n'enajamis t un grand lecteur, ou en vienne mettre des jugements, parfois ngatifs, ur les articles qui lui ont t proposs et qu'il a tout de mme tenu publier.En vrit, un bel exemple de libralisme et de probit, mais qui va au-del de lamorale professionnelle en posant d'entre de jeu la question du rle et de l volution des revues dans le monde des ides.Que ce soit dans l'ouverture, o Michel Deguy observe que peu de revuespeuvent aujourd'hui s'accompagner ou s'assortir d'un manifeste qui serait exclusife tous les autres (p. 11), ou dans le finale, qui runit une srie d'entretiensavec d'anciens ou actuels directeurs de revue revendiquant le legs intellectuel deBataille3, c'est bien le statut de ce mode d'expression qui est interrog, dans sonrapport avec l'poque, le savoir, les pouvoirs en place et l'exprience personnelleou collective de ceux qui y participent, l'inspirent ou le guident, non sans que desregrets ou de svres constats s'expriment et l : Philippe Sollers, amplifiant ensomme le propos de Michel Deguy, s'inquite de ce que la plupart des revues nesoient aujourd'hui que des revues de scurit sociale , au lieu d'tre, commecelles que Breton, Bataille ou Sartre eurent en tte, des revues de subversionsociale (p. 249). N y aurait-il donc plus de place, comme le prtend MichelSurya (p. 293), que pour des revues de compromis , o 1' exprience de laradicalit , la passion subversive , ferait dsormais dfaut sorte de syndromefin de sicle, expression d'une pense molle, consensuelle, d'une pense-parking ?

    Des publications rcentes et, en tout premier lieu, ce Georges Bataille desTemps Modernes peuvent, en effet, donner l'impression que les repres dito-riaux se brouillent et que se dlitent les courants de penses, tant et si bien quele paysage des revues s'en trouverait nivel, liss, poli - estim clectique parMichel Deguy, tiquet conformiste par Philippe Sollers, o tout le monde respecte tout le monde ironise-t-il (p. 249), et qui s'en prend fort injustement Critique, affirmant que Georges Bataille, son fondateur et directeur, n'tait pasparti pour faire la revue qu'elle est devenue aujourd'hui, c'est--dire de plus enplus universitaire (p. 248). Le numro spcial Claude Lvi-Strauss , qui vientde paratre4, pourrait lui donner raison, mais c'est oublier que le destinataire decette livraison n'est pas un universitaire au sens strict pas plus que n'en est un lecoordinateur, Marc Auge, lequel, en outre, ne se situe pas dans la filiation lvi-straussienne directe. Surviennent ainsi de nouveaux brouillages, d'autres enche-3 . Philippe Roger pour Critique, Philippe Sollers pour Tel Quel, Christian Prigent pour TXT, Jean-Christophe Bailly pour Alea, Michel Surya pour Lignes, Pierre Alferi et Olivier Cadiot pour Revue de littr ture gnrale. En plus de ces auteurs, les participants au numro sont, par ordre d' entre en revues :Jean-Franois Louette, Ccile Moscovitz, Emmanuel Tibloux et Francis Marmande ( Ouverture ) ;Catherine Maubon, Didier Ottinger et Alexandra Makowiak ( Documents ) ; Jean-Christophe Marcelet Thierry Paquot ( La critique sociale ) ; Emmanuel Tibloux, Jean-Franois Pradeaux, Catherine Millotet Marina Galletti ( Acphale ) ; Octave Debary, Arnaud Tellier, Sylvie Patron, Bernard Sichere,Christophe Bident, Laurence Bougault et Bernard Nol ( Critique).4. Claude Lvi-Strauss , Critique, janvier-fvrier 1999, 620-621.

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    vtrements, de nature contrarier l'opinion de Sollers (sans compter que lereproche adress par lui aux successeurs de Bataille la tte de Critique est d'unenavet confondante : il est vident - heureusement ou malheureusement pour 259eux, l n'est pas la question qu'ils ne pouvaient en tre des clones), mais qui, enrevanche, semblent confirmer le point de vue de Deguy sur le partage, l'change,l'extension des registres thmatiques, en un mot : sur la porosit actuelle ,remarque-t-il (p. 11), des frontires rdactionnelles, bien que, si l'on y regarde deprs, cette porosit ne soit pas si rcente que cela. Au tout dbut des annes 60,Jean Pouillon incarnait dj, dans ses choix, ses fonctions, sa dmarche, cette traverse des domaines de pense et des rdactions, allant et venant des TempsModernes L'Homme, de l'existentialisme au structuralisme, en somme de Sartre Lvi-Strauss5. Peut-tre mme est-ce cette position, qu'il maintint avec unebelle constance, qui pouvait se montrer subversive...

    Presque dans le mme temps o paraissent les numros de Critique et desTemps Modernes, la revue d'art et de critique littraire du MIT, October, consacreune livraison spciale aux Rflexions sur la question juive de Sartre, ou, plus exactement, entend commmorer le cinquantenaire de leur publication aux Etats-Unis, et ce, pourrait-on dire, en dsespoir de cause si l'on se reporte aux motifsinvoqus par le responsable de cette livraison, Denis Hollier6. Comme quoi laporosit prtendument actuelle des revues ne serait pas seulement horizontale,mais galement verticale, c'est--dire temporelle, historique. Si les mouvementsd'ides, dont elles constituent un des plus srs baromtres, tendent s'tirer,voire se dissoudre, ils n'en sont pas moins soumis des plissements et desremontes. Aprs le dtour, le retour... Autre signe des temps qui ferait de la clbration du recyclage, voire de la rconciliation (le compromis ), le prt--pen-ser (et -publier) de nos revues fin de sicle.Bataille, Lvi-Strauss et Sartre seraient ainsi devenus sujets des transferts, desrexamens, des emprunts, si ce n'est objets de rcupration comme cela et putre dit en mai 1968 Mais cet largissement par les cts fausse-t-il les mesuresque, pour paraphraser Marc Auge7, on peut prendre du triangle pistmologiquequ'ils ont de fait constitu au dbut des annes 60 ? S'agit-il pour autant de compromis ? Je n'en suis pas certain. En histoire des ides, comme du reste enhistoire des sciences, il convient de se garder d'un excs de priodisation qui, en5. Cf. le numro d'hommage que L'Homme (Histoire d'homme Jean Pouillon, 1997, 143) lui aconsacr, et en particulier l'article de Claude Lvi-Strauss, L'homme de L'Homme, pp. 13-15.6 . Jean-Paul Sartre's Anti-Semite and Jew, October, winter 1999, 87, numro dirig et prsent parDenis Hollier, qui crit (p. 3) : The decision to reexamine Sartre's Rfexions sur la question juive in thelight of today's historical revision having been made, all that was needed to hail this project was anappropriate anniversary. It was too late to commemorate that day in the fall of 1 944 when Sartre startedto write his essay. Too late as well for Portrait de l'antismite , its first, partial publication in theDecember 1945 issue o Les Temps Modernes. Too late even for the book itself, which came out, publi-

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    l'occurrence, consisterait ne voir dans l'volution des revues de l'aprs-guerrequ'une succession d poques et d'attitudes, allant, mettons, d'une re de la radi-260 calit une re du compromis en passant par celle du soupon. Ni Les TempsModernes ni Critique, depuis leur cration en 1945 et 1946, n'ont fait un teldpart entre ces trois postures, non plus que Tel Quel qu'idalise un peu troprapidement Philippe Sollers ou Lignes que Michel Surya tire vers des positionsultrapolitiques qui ne furent pas toujours prsentes chez Bataille dont, pourtant,il se rclame. des degrs divers, toutes ont eu leurs moments de radicalit, desoupon ou de compromis, parfois mls dans une mme livraison, le plus souvent alterns (un numro ne chasse-t-il pas l'autre ?), mais sans qu on puisse direvraiment que leur volution ait t gouverne par un principe objectif qui seraitde l'ordre de l'entropie. La longvit il est vrai exceptionnelle lorsqu'il s'agit derevue d'ides de Critique ou des Temps Modernes ne s'explique pas seulementpar un assentiment progressif l'establishment (compromission ?), ni par unedperdition de force cratrice ou subversive (soumission ?), non plus que par ungain de renomme (institutionnalisation ?)Il convient de se garder galement d'une illusion rtrospective, peut-tre provoque par la nostalgie d'un temps o les revues auraient t reines, et pes sinonsur le cours des choses du moins sur l'expression des penses, des opinions et dessentiments. Voire Dans l'introduction au numro des Temps Modernes, ClaudeLanzmann note que ce qui fait l'intrt d'une revue est de susciter, par le biaisde la contradiction, et le dtour et la rencontre (p. 9) Gageons qu'il en a toujours t ainsi et que l'opposition entre revues de subversion et revues de lgitimation ou de confort (comme on le dit de certains mdicaments, lesquels cecidit en rponse Philippe Sollers ne sont plus rembourss par la scurit sociale)n'est pas historiquement aussi tranche ni aussi dpasse que veulent bien le penser ollers, Surya et mme Deguy.L'article de Francis Marmande, D une revue l'autre (pp. 39-47), met justement l'accent sur cette dynamique de la revue, contradiction, dtour, rencontre , dont parle Lanzmann et qu'on repre au dpart comme au long desentreprises batailliennes. Je retiendrai surtout la contradiction qui, dans les revuesde Bataille et dans le Bataille des revues que nous prsente Marmande, trouva s'exprimer certainement plus que de raison et ce au niveau de son magistremme : le fait est qu'il fut rarement l'homme de la situation, encore moins celuide la fonction, en ce sens qu'il ne put (ou ne sut) s'intgrer une quipe ni constituer n vritable groupe autour de lui. Entreprises collectives par excellence, lesrevues auxquelles Bataille a collabor autant que celles qu'il a fondes l'ont en effetlaiss chaque fois dans une profonde solitude, littralement sur le carreau, en dpit(ou cause) de l'nergie qu'il dploya pour en faire de vraies revues, c'est--dire unnous8. La plupart des auteurs du numro des Temps Modernes insistent volontierssur cette faon solitaire, extravagante, paradoxale et pathtique que Bataille eut de8. Sur l'uvre et la stylistique collectives, Y tutorship pluriel de la revue, voir le livre rcent de GrardLeclerc, Le sceau de l'uvre, Paris, Le Seuil, 1999 : 176-203.

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    vivre avec et dans le collectif, y compris Critique qui, de son vivant, s'interromptn an et eut au moins trois diteurs. la diffrence de Breton et de Sartre, ilne connut aucun rseau, aucun groupe sur lequel s'appuyer, s'lancer ou rebondir. 26 1La communaut qu travers la revue il s'acharnait rejoindre ou crer demeuradsesprment introuvable. Excs de radicalit, de singularit ? Expriences de langativit, de la souverainet , pousses jusqu leurs limites ? Sens de la perte,du tragique, du sacrifice, tous thmes qui lui seront chers ? Quoi qu'il en soit, ilest fondateur tout seul, observe Sollers (p. 254), et il n'arrive pas fonder.Bataille aurait-il donc t lui seul une revue ? Aurait-il cherch en faire cet acte jacobin l'intransigeance du point de vue qui devait se concrtiser dans larevue, se retrouver de gr ou de force dans le groupe qui l'anime dont parle Jean-Christophe Bailly (p. 278) ? L'exemple de Documents, le premier priodique quedirigea Bataille et qui parut de 1929 1931, peut le laisser croire.Dans l'ouvrage magistral qu'il a rcemment consacr ce magazine d'art ,c'est essentiellement sur les ides et crits de Bataille, sur ses interventions dansle choix de l'iconographie et la mise en page, que Georges Didi-Huberman sefonde pour analyser les rapports du texte avec l'image, les frottements entrele sens et la forme qui s'y trouvent agressivement et transgressivement exposs,comme si Bataille en avait t l'omniprsent matre de crmonie, tout la foismatre d'uvre et d'ouvrage9. Dj, en 1968, un livre dit par Bernard Nolavait fait plus que suggrer cette identification de l'homme la revue : runis

    santes articles de Bataille parus dans Documents et les publiant sous le mmetitre10, il procdait, en somme, un dtournement du label au profit de sonsecrtaire gnral qui, de la sorte, en devenait l unique dpositaire. Mais, loind'tre le rsultat d'un coup editorial ou l'effet d une plus-value interprtative, ce dtournement s'inscrit dans la gense mme de Documents. On en a pourpreuve cette lettre adresse Bataille en avril 1929 et cite par FrancisMarmande (p. 43) lettre peu amne de Pierre d'Espezel, un des collgues deBataille au cabinet des Mdailles de la Bibliothque nationale et l'un desmembres du comit de rdaction, qui, s' mouvant de l'emprise du secrtairegnral sur Documents, va jusqu souponner celui-l de vouloir s'appropriercelle-ci : D aprs ce que j ai vu jusqu'ici , crit d'Espezel11, le titre que vousavez choisi pour cette revue n'est gure justifi qu'en ce sens qu'il nous donnedes Documents sur votre tat d'esprit. C'est beaucoup mais ce n'est pas assez.Il faut vraiment revenir l'esprit qui nous a inspir le premier projet de cetterevue [...]. Je n'ai, naturellement, aucune sanction brandir contre [des]Documents . Je n'en ai qu une la suppression de la revue . Cette lettre est9. Ne serait-ce d'ailleurs que par le titre du livre : cf. Georges Didi-Huberman, La ressemblance informeou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.10. Cf. Georges Bataille, Documents, Paris, Mercure de France, 1968 (dition tablie et prsente par JiQBernard Nol). q.11. Cette lettre, publie dans les uvres compltes de Bataille, Paris, Gallimard, 1970, 1 : 648, est date Odu 15 avril 1929, le premier numro de Documents, qui parat en avril 1929, tant peine sorti des a.presses. D'Espezel quittera le comit l'automne 1929, aprs la parution du numro 5. ^

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    reprise plus loin par Catherine Maubon (p. 51) ; elle avait t cite quelquesannes plus tt par Denis Hollier dans son introduction la rimpression de262 Documents12. C'est dire l'importance que revt le persiflage de d'Espezel, ou dumoins la valeur qu on lui accorde pour comprendre ce que fut Documents, ensomme le prototype mme de la revue bataillienne, entire, indiscipline, sditieuse. Il tait donc judicieux que le numro des Temps Modernes lui ft la partbelle (trois articles, et pas un des autres collaborateurs qui, en quelques lignes ouparagraphes, ne s'y rfrt), judicieux aussi qu on s'y arrtt un moment, comptetenu du rle qu on lui a attribu rien moins que dans la fondation de l ethnologien France rle qui est mis en avant depuis les tudes de James Clifford 13auquel Catherine Maubon embote carrment le pas dans son article Documents : la part de l'ethnographie (pp. 48-65), non sans ingnuit : observerinsi (p. 51) que le titre de la revue, Documents, eut quelque chose voir avecl'ide que, de leur ct, Marc Bloch et Lucien Febvre - les directeurs des Annalesfonde la mme anne - se faisaient du document peut surprendre. Une concidence de date ne saurait tenir lieu de vases communicants. Comme l a montr enis Hollier, Bataille disposait d'une conception toute faite (et dfaire)du document, que lui avait fournie sa formation de chartiste et sa spcialisationen numismatique 14.

    De Documents on a presque tout dit, et sur cette revue beaucoup crit, lemeilleur comme le pire15. Et on en a tout fait : un laboratoire, une gense, uncreuset, une rbellion, une folie , bref, une avant-garde... Qu on le veuille ounon, Documents s'est incruste dans l'histoire des ides, de la littrature ou del'art, et mme dans celle des sciences humaines (en particulier dans l'histoire del'ethnologie franaise). Ce qui ne laisse pas de surprendre, tant donn la brivet de sa parution (deux ans, quinze numros), la personnalit non-conformistee son secrtaire gnral et l'htrognit de son quipe rdactionnelle(qui mle des membres de l'Institut, des directeurs de muses, des peintres, desphilosophes, des potes et des dissidents surralistes), le peu d'audience qu'elleeut l poque et la difficult de sa consultation jusqu la rimpression compltede ses livraisons en 199116. La toquade que nombre d'historiens, critiques oupistmologues eurent pour Documents s'explique-t-elle par ce mystre qui l entoure mais dont les voiles retombent sitt levs, la manire d'un strip-teasequi, de la nudit, ne rvle que son impossibilit : celle de sa contemplation et12. Cf. Denis Hollier, La valeur d'usage de l'impossible, Documents I [1929], Paris, Jean-MichelPlace, 1991 ( Les Cahiers de Gradhiva, 19) : VIII.13. Cf. James Clifford, On Ethnographie Surrealism, Comparative Studies in Society and History,1981, 23 : 539-564 (repris, traduit, dans Id., Malaise dans la culture, Paris, nsb-a, 1996 : 121-152) ; Ethnographie polyphonie collage , Revue de musicologie, 1982, 68 : 42-56.14. Cf. Denis Hollier, La valeur d'usage de l'impossible , art. cit., 1991 : VII.15- Ce n'est pas moins d'une cinquantaine d'articles, mmoires, thses, chapitres d'ouvrage ou livresentiers qui lui ont t consacrs.16. Paris, chez Jean-Michel Place, en deux tomes (396 p. et 612 p.), avec une introduction de DenisHollier, La valeur d'usage de l'impossible , art. cit., 1991.

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    de son usage ? L' impossible, au double sens du terme (l'irralisable, l'insupportable),st bien le signe sous lequel l'exprience de Documents se range17. l'origine conue pour devenir une nouvelle revue d'art (Georges 263Wildenstein, le bailleur de fonds, tait galeriste et directeur de La Gazette desBeaux-Arts), Documents n'eut de cesse d'attaquer prcisment cette notion d'art,de mettre en question son autonomie, renversant son histoire, dveloppant nonpas un anti-esthtisme mais un contre-esthtisme (comme il y a une contre-culture).es sous-titres que Bataille voulut voir inscrire au fronton de la revue : Doctrines, Archologie, Beaux-Arts, Ethnographie (puis, partir du numro4 de 1929, Archologie, Beaux-Arts, Ethnographie, Varits ), c'est surtout lajuxtaposition des rubriques Beaux-Arts et Ethnographie qui, avanceGeorges Didi-Huberman18, donne le ton la revue et cible son programme, ence sens qu'elle propose une double intervention critique, intervention propre ,ajoute-t-il19, dtourner l'esthtisme des formes artistiques en gnral par leurmise en situation aux cts des faits les plus inquitants ; propre aussi dtournere positivisme des faits ethnographiques par leur mise en situation, voire leurmise en formes aux cts des uvres contemporaines les plus irritantes . C'est,comme l a signal Denis Hollier20, l'idologie du ni haut ni bas : un vase denuit vaut autant qu un haut de reliquaire. D o l'intrt que Documents prteraaux domaines de l'art et du savoir non reconnus par la culture officielle oucontroverss : la littrature populaire, le jazz, le caf-concert, la publicit, la viequotidienne 21 et, ajouterai-je, aux objets et arts dits primitifs.Je veux bien suivre Georges Didi-Huberman pour ce qui est de la premire intervention critique qu'il voit l'uvre dans Documents, mais, s' agissant dela seconde, quel savoir Bataille et ses acolytes pouvaient-ils bien avoir des faitsethnographiques et de leur prtendu positivisme ? Ou, pour reprendre la perspective de Catherine Maubon, quelle pouvait tre la part de l'ethnographie, alorsque celle-ci tait universitairement peine constitue et que, en outre, ni Batailleni ses proches collaborateurs n'avaient de formation et d'exprience, c'est--direde connaissances ethnographiques srieuses22? Et je ne vois pas en quoi, pourreprendre un autre article de Catherine Maubon, cette revue artistique oud'autres - aurait t cette poque particulirement l'coute de l'ethnologie23.Qu on en juge plutt : Le cycle du rameau d'or de James George Frazer, qui aurait17. Cf., ce propos, l'article de Michel Leiris, De Bataille l'Impossible l'impossible Documents,Critique, 1963, 195-196 : 685-693 (repris dans Id., Brises, Paris, Gallimard, 1966 : 256-268).18. Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe..., op. cit., 1996 : 13.19. Ibid. : 17.20 . Denis Hollier, La valeur d'usage de l'impossible , art. cit., 1991 : XV.21 . Cf. Annie Pibarot, Le pari de Documents, Critique, 1992, 547 : 934.22. M is part Paul Rivet, lequel du reste ne signera qu'un article reprenant pour l'essentiel l'argumentairee ses Titres et travaux lui ayant permis de dcrocher en 1928 la chaire d'anthropologie du Musumet la direction du Muse d'ethnographie du Trocadro ; mis part, galement, Marcel Griaule qui, sonretour de mission en Ethiopie, rejoindra Documents en juillet 1929 pour y assurer, au ct de Michel JjQLeiris, les fonctions de secrtaire de rdaction. gj_23 . Cf. Catherine Maubon, Les revues littraires l'coute de l'ethnologie (1925-1935), Saggi e Oricerche di letteraturafrancese, 1987, XXXVI : 93-121. Mme si Minotaure consacre une livraison entire q.aux rsultats de la Mission Dakar-Dibouti (n 2, 1933), celle-ci restera sans lendemain. ^

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    d retenir longuement l'attention de Bataille, est peine mentionn mme siapparat dans le numro 5 de 1930 (p. 311) une recension de Myths of he Origin264 ofFire ; les Argonautes de Bronislaw Malinowski, pourtant publis en 1 926, ne lesont pas du tout ni Primitive Art de Franz Boas dit en 1927, non plus que Lareligion des Chinois de Marcel Granet ou Les rites de passage d'Arnold Van Gennepou encore X Essai sur le don de Marcel Mauss, que Bataille - il allait par la suiteen faire grand cas24 - n'avait probablement pas lu l poque bien qu'il ait paruen 1924, etc. Le long compte rendu que Bataille consacre l'ouvrage de G. H.Luquet, L'art primitif1* , est ethnologiquement fort lger, mme s'il lui permet deforger un concept nouveau pour le comprendre, celui d'altration dont il n'hsitepas parcourir la chane des significations pour n'en retenir, en fin de compte,que les basses : ce qui dclasse, abme, voue l'informe 26. Quant l'articlede Michel Leiris, L'il de l'ethnographe 27 souvent cit, mais, ce faisant,objet de nombreuses mprises (sauf ses yeux, justement, puisque, de son vivant,Leiris hsita toujours l'insrer dans un recueil de textes) -, il relve du subterfuget participe de cette altration dont parle Bataille. Car, en lieu et placed'une vision ethnographique , c'est l'vocation de souvenirs d'enfance, l'valuation rapide du bagage de reprsentations qu'un jeune homme de la fin desannes 20 peut se faire de l'autre et de Tailleurs, du voyage et de la rencontre, quel'auteur se livre la veille de son dpart pour l'Afrique. Bilan sommaire qui auracertes son importance dans l'uvre autobiographique venir, mais qui n'a d ethnographique que le titre l'vidence dplac si ce n'est, l aussi, dtourn, vraidire : trompeur.

    Tout aussi tonnant est l'loignement d'Alfred Mtraux, l'ami et anciencondisciple de Bataille l'cole des Chartes, qui, au milieu des annes 20, luirsumait rgulirement les cours de Mauss (on sait le sort que Bataille rservera la boutade de Mauss que Mtraux lui avait alors rapporte : les tabous sontfaits pour tre viols ) et qui, de tous, tait le seul ethnographe digne de cenom, par ailleurs titulaire depuis 1928 d'un doctorat d'Etat obtenu dans le cadrede la Ve section de l cole pratique des hautes tudes. Mtraux, il est vrai, setrouve en Argentine au moment o parat Documents, occup mettre sur piedl'Institut d'ethnologie de l'Universit de Tucuman occup certes, mais pasau point de ngliger son abonnement la revue dont il lui arrive assez frquemmente rclamer auprs de la rdaction les numros qui ne lui sont pas parvenus,mais dans lesquels il n'a crit, et n'crira jamais aucun article ni recension...Faut-il y voir un retrait ou un dsaveu par rapport la rubrique annonce Ethnographie , mais dont le contenu reste superficiel, de l'ordre de l'image, de24 . Sur ce point, cf. l'article prcis de Marie Mauz, Georges Bataille et le potlatch : propos de Lapartmaudite , in Dominique Lecoq & Jean-Luc Lory, Ecrits d'ailleurs. Georges Bataille et les ethnologues, Paris,ditions de la Maison des sciences de l'homme, 1987 : 31-38 ; ainsi que, dans ce numro des TempsModernes, le texte de Jean-Christophe Marcel (pp. 92-108) bizarrement intitul Bataille et Mauss : undialogue de sourd ? , alors qu'entre eux il n'y eut ni change ni dialogue.25 . Paris, Doin, 1930. Cf. Documents, 1930, 7 : 381-392.26 . Cf. Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe..., op. cit., 1995 : 262.27 . Documents, 1930, 7: 404-414.

    Jean Jamin

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    l'allusion ou du sensoriel, plutt que de l'ordre du texte, de la thorie ou de lamthode ? Moins tonnante, par contre, semble tre l'absence de Lucien Lvy-Bruhl (pourtant cofondateur avec Marcel Mauss et Paul Rivet de l'Institut d'eth- 265nologie en 1925) et de rfrences son uvre qui, centre sur l'oppositionmentalit civilise/mentalit primitive, devait chiffonner Bataille en raison mmede cet antagonisme, encore qu elle et pu faire l'objet de discussion, de rvision,ou tout simplement de considration, ne serait-ce que par la mise en question dela raison occidentale qu'elle proposait ou les frottements de logiques, en l occurrence rimitive et civilise, qu'elle signalait.

    S'il y a une part de l'ethnographie dans Documents, elle est donc infime, drisoire, approximative28. Elle est venir. Michel Leiris, Andr Schaeffner, GeorgesHenri Rivire et mme Marcel Griaule pour ne parler que des plus proches etplus rguliers collaborateurs de Bataille ne sont pas encore les ethnographesqu'ils deviendront trois ans plus tard, aprs la Mission Dakar-Djibouti et la rorganisation du Muse d'ethnographie du Trocadro. Cette part est en somme imagine, si ce n'est imaginaire. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter auxtextes contrasts qui, dans Documents, traitent des socits dites primitives, plusgnralement de la question ngre. Comme le montre Philippe Dagen29, laplupart dtonnent, au regard mme de l'ethnographie de l'poque, et beaucoup secontredisent ds les premiers numros. Si pour les uns, en ceci fidles un primitivisme color de nostalgie , les socits ngres sont les ambassadrices d'unmonde plus ancien et plus vrai, dont le chant constitue un appel au plus humainet non par hasard au plus musical de nous-mmes 30, pour les autres, pourBataille notamment, ces socits, qui se sont civilises avec nous , ne sont quedes feux follets , manations marcageuses de la dcomposition 31. Dans lescolonnes de la revue, le dsaccord est l, propos du sauvage , vu tantt comme innocence , rgnrescence , tantt comme dgnrescence , produitphmre de la corruption gnrale . L'affaire est ancienne. On la croyait classe.Et ce qu'il y a d'ethnographique dans tout cela est bien mince. propos du groupede chanteurs de spirituals conduit par Eddie South et s' tant produit Paris en1930, Andr Schaeffner ne va-t-il pas jusqu mettre en doute la valeur heuristiquedu voyage et de l'exprience ethnographiques ? Il conclut le compte rendu de cespectacle en ces termes32: La prsence parmi nous de ces ngres est de la plushaute importance, puisqu'elle intresse autant l'ethnographie que l'histoire et l esthtique musicales : peu de prix elle nous permet d'tudier sur place [mes italiques] ce que seuls des voyageurs lointains nous auraient procur. 28 . Et ce ne sont pas les articles d'Erland Nordenskild, Leo Frobenius, Eckart von Sydow ou MauriceLeenhardt qui peuvent lui donner du corps (moins de trente pages sur le millier que la revue a publies).29 . Cf. Philippe Dagen, Afrique fantme, Afrique pourrie , in Francis Marmande, ed., Bataille-Leiris. J^L'intenable assentiment au monde, Paris, Belin, 1999 : 163-185. Ol30 . Andr Schaeffner, Les Lew Leslie's Black Birds au Moulin Rouge , Documents, 1929, 4 : 223. O31 . Georges Bataille, Black Birds , Documents, 1929, 4 : 215. O.32 . Andr Schaeffner, Eddie South et ses chanteurs , Documents, 1930, 6 : 372.