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Antoine Compagnon Théorie du lieu commun In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1997, N°49. pp. 23-37. Citer ce document / Cite this document : Compagnon Antoine. Théorie du lieu commun. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1997, N°49. pp. 23-37. doi : 10.3406/caief.1997.1269 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1997_num_49_1_1269

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  • Antoine Compagnon

    Thorie du lieu communIn: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1997, N49. pp. 23-37.

    Citer ce document / Cite this document :

    Compagnon Antoine. Thorie du lieu commun. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1997, N49.pp. 23-37.

    doi : 10.3406/caief.1997.1269

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1997_num_49_1_1269

  • THEORIE DU LIEU COMMUN

    Communication de M. Antoine COMPAGNON

    (Universit de Paris-Sorbonne)

    au XLVIIIe Congrs de l'Association, le 16 juillet 1996

    Le lieu commun est un peu comme le phnix. On n'en a jamais fini avec lui ; il ne cesse de renatre de ses cendres. Son procs a souvent t instruit, toujours dans les mmes termes, notamment par Arnauld et Nicole dans La Logique de Port-Royal, puis par le romantisme, la modernit, le symbolisme, le surralisme. Mais, emport dans une oscillation perptuelle, le paradoxe, qui s'lve contre le lieu commun, est vite rattrap par le lieu commun, contre lequel se dresse un nouveau paradoxe, lequel n'est autre cela arrive que l'ancien lieu commun, et ainsi de suite. Rcemment, la fortune critique du lieu commun a t considrable : topos, strotype, clich, poncif, doxa, intertextualit, rcriture ont suscit une abondante littrature. L'intrt inpuisable du lieu commun semble venir de son ambivalence incorrigible. A la fois il fait penser et il empche de penser, il permet de parler ou d'crire et il contraint la parole ou l'criture. C'est la bte noire et en mme temps, comme toute bte noire, un animal familier, apprivois, dont on ne pourrait pas se passer.

    Il ne me revient pas de proposer des distinctions indispensables ni d'esquisser un tat prsent des travaux sur le lieu commun (1). La polysmie du lieu commun doit tou-

    (1) Voir, dernirement, Lieux communs, topot, strotypes, clichs, d. Christian Plantin, Paris, Kim, 1993.

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    tefois tre rappele pour commencer. Ce terme dsigne d'une part, au sens rhtorique strict et relevant de la topique depuis Aristote, le sige des arguments , c'est- -dire les formes d'argumenter communes aux trois genres, par opposition aux lieux propres aux genres judiciaire, dlibratif et dmonstratif. Toujours au sens rhtorique, le lieu commun est un dveloppement oratoire, une tirade, une digression ou une amplification, comme telle particulirement bienvenue dans la proraison. Mais, depuis la Renaissance, les lieux communs sont aussi les rubriques d'un classement, les entres d'un fichier par matires, les ttes de chapitre d'un recueil de lieux communs, comme le De copia d'rasme. Enfin, au sens large et par mtonymie, on passe toute pense ou expression fige, dignes de la tradition selon ses adeptes, manquant d'originalit selon ses dtracteurs. A quoi il faut ajouter la confusion entretenue depuis E.R. Curtius entre le lieu commun comme forme ou catgorie d'arguments et le lieu commun comme contenu, thme ou motif traversant l'histoire de la littrature. A la faveur de ces sens varis, un certain nombre de grands problmes se posent, du moins pour les littraires. En voici quelques-uns : d'abord celui des relations de la littrature et de la rhtorique, ensuite celui de la valeur littraire, de son rapport l'imitation et l'innovation, ou encore celui de la lecture, de sa dpendance par rapport des normes convenues et de sa recherche contradictoire de l'originalit, ce que H.R. Jauss appela le dialogue de l'horizon d'attente et de l'cart esthtique, c'est--dire le jeu du classique et du moderne, la tension entre le mme et l'autre qui existe, dans tout texte et dans toute lecture, entre le plaisir et la jouissance, pour reprendre les mots de Barthes. S'ajoute cela la question de la liaison entre le lieu commun et l'idologie ou sa subversion.

    * * *

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    Le lieu commun est un critre de la littrature, peut-tre le critre de la littrature : c'est en tout cas sur ce mode que je l'envisagerai. Mais son ambivalence fait qu'on ne sait pas dans quel sens. Est-ce le lieu commun qui fait la littrature? Ou bien est-ce le renversement du lieu commun? On distingue volontiers le classique et le moderne de cette manire, mais c'est videmment insuffisant. La question ne peut pas tre rduite une alternative du tout ou rien, comme les littraires ont trop souvent tendance se poser les questions afin de s'assurer de ne pas pouvoir les rsoudre. Flaubert crivait en 1853 Louise Colet, propos du pome La Paysanne que celle-ci venait de publier :

    Tu as condens et ralis, sous une forme aristocratique, une histoire commune et dont le fond est tout le monde. Et c'est l, pour moi, la vraie marque de la force en littrature. Le lieu commun n'est mani que par les imbciles ou par les trs grands. Les natures mdiocres l'vitent ; elles recherchent l'ingnieux, l'accident (2).

    Tout le dilemme du lieu commun est rsum l, toute la complexit ; et bien entendu l'intention de Flaubert nous chappe. Loue-t-il franchement La Paysanne ou expri- me-t-il subrepticement une rserve? La littrature, c'est donner au fond commun une forme aristocratique. Flaubert joue ici sur un autre sens encore de l'adjectif commun, savoir relatif au peuple, identique la vox populi, vulgaire. La force littraire, c'est une histoire universelle ou gnrale revtue d'une forme unique ou rare. On songe la dfinition beuvienne du classique : [...] c'est un auteur [...] qui a parl tous dans un style lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans nologisme, nouveau et antique, aisment contemporain de tous les ges (3). Mme pour un moderne comme

    (2) Lettre Louise Colet du 2 juillet 1853, Correspondance, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1980, t , 372 (3) Sainte-Beuve, Qu'est-ce qu'un classique ? , Causeries du lundi, Paris,

    Garruer, 1851-1868, t. III, p. 42.

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    Flaubert, il semble donc que le lieu commun reste la pierre de touche de la grande littrature, travers cette gradation quasiment pascalienne au terme de laquelle les trs grands rejoignent les imbciles dans le lieu commun, tandis que les mdiocres s'vertuent renverser les ides reues. Le gnial n'est pas l'ingnieux ; le gnie peut affronter le lieu commun sans y tomber. Cette conclusion semble conforme au Dictionnaire des ides reues que Flaubert recueillait par ailleurs, fascin par le lieu commun, c'est--dire mettant sans cesse l'preuve son pouvoir de le dominer, sachant qu'on ne lui chappe pas.

    L'ambivalence de la modernit vis--vis du lieu commun est frappante. Baudelaire lui-mme dcrtait dans une sens assez voisin de Flaubert Louise Colet :

    Crer un poncif, c'est le gnie. Je dois crer un poncif (4).

    Autrement dit, si les mdiocres rptent des poncifs, les gnies les inventent, ou en tout cas les renouvellent. Reste que la pense du poncif n'est pas abolie par les modernes, moins que tout cela ne soit prendre avec ironie. Mais Baudelaire affirme encore :

    Sois toujours pote, mme en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu commun) (5).

    Il s'agit d'tre la hauteur du lieu commun. Entre des/ mains communes, le lieu commun est misrable, mais chez un gnie, chez un pote, mme en prose, rien n'est plus grand, et Baudelaire semble avoir encore l'esprit la tripartition rhtorique des styles. Difficile de ne pas penser ici aussi au classique selon Sainte-Beuve :

    (4) Baudelaire, Fuses, uvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1975, 1. 1, p. 662. (5) Ibid., p. 670.

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    Un vrai classique, comme j'aimerais l'entendre dfinir, c'est un auteur qui a enrichi l'esprit humain, qui en a rellement augment le trsor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a dcouvert quelque vrit morale non quivoque, ou ressaisi quelque passion ternelle dans ce coeur o tout semblait connu et explor ; qui a rendu sa pense, son observation ou son invention, sous une forme n'importe laquelle, mais large et grande, fine et sense, saine et belle en soi.

    Le beau est toujours bizarre, disait Baudelaire, prenant ainsi parti contre le lieu commun, contre l'ide gnrale, contre le canon universel ; mais il ajoutait aussitt, distinguant condition ncessaire et suffisante, que le bizarre n'est pas toujours beau. Ainsi le beau, mme moderne, exige la tension de l'universel et du transitoire, l'inflexion singulire mlancolique du lieu commun.

    Aprs Flaubert et Baudelaire, chez les modernes, le conflit perptuel du lieu commun et de sa subversion ne s'est pas apais. Au contraire, il s'est aviv avec le bannissement de la rhtorique dont tout spcialement l'invention, la topique et les lieux communs au sens strict hors de la culture franaise, ou mme occidentale, la fin du XIXe sicle. Nous vivons toujours dans l'aprs-coup de cet anathme, ou de sa rvision : si le lieu commun est la mode, si nous en parlons aujourd'hui, n'est-ce pas en consquence d'une certaine rhabilitation de la rhtorique l'poque rcente, contre la mthode historique qui avait triomph au tournant de ce sicle? Je voudrais encore faire trois brves stations sur le chemin qui nous mne dbattre aujourd'hui du lieu commun en rfrence, mais de manire souple, la rhtorique. Ces stations portent les noms de trois dfenseurs du lieu commun depuis la fin de la rhtorique, trois prcurseurs de sa rvaluation contemporaine : Brunetire, Paulhan et Curtius.

    Ferdinand Brunetire publia en 1881, dans la Revue des Deux Mondes, un article qui portait pour titre Thorie du lieu commun (je lui ai emprunt le mien). Le contexte en tait la polmique sur la place de la rhtorique dans les tudes littraires qui marqua les dbuts de la Ille Repu-

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    blique et aboutit son limination de l'enseignement. Or cette dispute, lie la vulgarisation de l'esthtique romantique privilgiant l'expression de l'individualit par rapport au respect du canon, a port au premier chef sur le lieu commun. C'est cause du lieu commun que la rhtorique a t incrimine, ou du moins c'est au lieu commun que les maux de la rhtorique ont t identifis.

    En voici un indice : la courte thse d'Ernest Havet (1813-1889), futur professeur au Collge de France, tude sur la rhtorique a ! Aristote (1846), entend sauver Aristote du discrdit associ la rhtorique latine, notamment celle de Cicron qui, par la place qu'elle rserve la topique, fournit plutt son lve des artifices et des expdients que des principes (6). Ernest Havet porte ce jugement propos de la doctrine de l'invention et de la classification des lieux chez Cicron et Quintilien. S'il les condamne, ainsi que la routine, l'artifice et la superstition auxquels leurs rgles conduisent, c'est afin de disculper Aristote et l'loquence des soupons que la mthode historique fait peser sur toute la rhtorique et que confirme sa dissertation au concours de l'agrgation pour les Facults des Lettres en 1844, sur ce sujet prmonitoire : Quelle place peuvent occuper encore aujourd'hui, dans l'enseignement public des lettres, les anciens prceptes de posie et d'loquence auxquels a gnralement succd l'tude historique des crivains et de leurs ouvrages? Le procs de la rhtorique tait dj bien entam au milieu du sicle, et l'ouvrage d'Ernest Havet montre qu'il porte principalement sur le caractre mcanique et mnmotechnique des mthodes d'invention de la rhtorique latine, depuis l'inclusion de la thorie des lieux au centre de l'invention chez Cicron et Quintilien, ainsi que dans tous les manuels classiques.

    Deuxime indice, un peu plus tardif, de la transformation des lieux communs en bouc missaire : la Littrature franaise, principes de composition et de style (1874) de Flix

    (6) E. Havet, tude sur la rhtorique Anstote, Pans, 1846, p. 82.

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    Deltour (1822-1904), manuel pour le lyce. Le terme de rhtorique n'y apparat plus et l'auteur lui substitue la composition, strictement synonyme en fait, puisqu'elle est dfinie comme le choix, l'arrangement, l'expression des ides et des sentiments, et divise selon les habituelles trois parties, invention, disposition et elocution ; mais Deltour les prsente dans un autre ordre style, puis invention et disposition , cens mieux s'adapter l'enseignement moderne. L'auteur, ancien professeur de rhtorique au lyce Bonaparte puis au lyce Saint-Louis, inspecteur d'acadmie en 1871, inspecteur gnral en 1878, avait particip l'quipe de Jules Simon ds 1872 et fut chef de cabinet d'Henri Wallon en 1875-1876. C'est donc un rformiste et son manuel suffira pour illustrer un trait frquemment partag par les rhtoriques de la fin du XIXe sicle : la rduction de la topique et des lieux communs la portion congrue. Aprs avoir signal la manire de dvelopper un argument par exemples et contrastes, par causes et effets, Deltour poursuit : Nous croyons inutile d'insister plus longtemps sur ces sources de dveloppement ou lieux communs, comme les appellent les anciennes rhtoriques, et de donner ici le reste de la liste. Ces procds et ces ressources s'offrent si naturellement l'esprit, qu'il n'a pas besoin qu'on les lui indique (7). La topique reprsente, pour les auteurs de cette fin de sicle, le comble du formalisme et de l'artifice rhtoriques.

    Parmi les dfenseurs de la rhtorique et du lieu commun entre 1880 et 1902, Brunetire, pourtant thoricien de l'volution littraire, c'est--dire du changement, fut l'un des plus dtermins. Dans l'article de 1881, Thorie du lieu commun (8), sous prtexte de rendre compte d'un Dictionnaire des lieux communs qui ridiculisait clichs et strotypes (9), Brunetire se livre ce qu'il appelle une

    (7) F Deltour, Littrature franaise, principes de composition et de style, Paris, 1874, p 208 (8) Brunetire, Thorie du lieu commun , Revue des Deux Mondes, 15

    juillet 1881 , Histoire et littrature, Pans, Calmann-Lvy, 1S84, 3 vol , 1. 1. (9) Lucien Rigaud, Dictionnaire des lieux communs, Pans, Ollendorff, 1881.

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    apologie de la mtaphore et de la priphrase et un loge de la banalit (10), soit une intressante dfense du lieu commun en littrature :

    II se pourrait [...] que le lieu commun, si l'on entend bien toute la force du mot, ne ft ni si digne de tant de railleries ni si parfaitement mprisable. Ou plutt ne se pourrait-il pas qu'il ft la substance mme de l'art de parler et d'crire9 [...] j'avance ici ce paradoxe que le lieu commun est la condition mme de l'invention en littrature (11).

    Brunetire s'oppose la doctrine romantique de l'originalit qui est l'une des conditions du procs fait la rhtorique au XIXe sicle, l' horreur du lieu commun dont il voit le comble chez Baudelaire (12). Rien ne se fait de rien, rpond-il, formulant l'avance l'axiome de l'inter- textualit (13). La vritable invention, pour Brunetire, n'est pas de tirer quelque chose de sa propre substance, mais bien de mettre aux choses communes sa marque individuelle . Il interprte ainsi la thorie tainienne du moment comme la marque du temps sur la topique : sa conception du lieu commun n'est donc pas trangre l'histoire. Enfin, il donne comme exemples de lieux communs non seulement des thmes mais aussi des structures narratives : Une mme donne peut toujours tre reprise, toujours autrement traite, partant toujours nouvelle (14). Sous le nom de lieu commun, Brunetire recherche des universaux littraires qui relvent plutt de la forme : Inventer, ce n'est pas trouver en dehors du lieu commun, c'est renouveler le lieu commun et se l'approprier (15). Refusant de confondre l'universalit sous le nom de banalit, il dtourne le lieu commun de son acception rhtorique traditionnelle, mais c'est pour se diriger vers une

    (10) Thorie du lieu commun , p. 39. (11) Ibid , p 40-41. (12) Ibid , p. 43. (13)Ibid,p 41. (14) Ibid , p. 44. (15) Ibid., p. 47.

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    rhtorique ou une potique gnrale qui ne sera mise en chantier que bien plus tard, par exemple par Curtius, lorsque le monopole de l'histoire littraire se relchera. Lanson, dans ses Principes de composition et propos du rle de la lecture, citait avec admiration Brunetire, qui a fait voir que les lieux communs taient la condition mme de la pense et le fondement de l'invention en littrature ; que tous les chefs-d'oeuvre taient btis sur des lieux communs [...]. Il faudrait donc que les jeunes gens, dans toutes leurs lectures, s'habituassent rechercher le lieu commun qui en a fait le fond (16). Mais cette dfinition du lieu commun comme but de l'explication de texte n'a pas suffi promouvoir une nouvelle rhtorique ds le dbut du sicle.

    Brunetire publia encore en 1890, un moment dterminant pour l'volution de l'enseignement secondaire en France, un article intitul Apologie pour la rhtorique . En partie inspir de sa Thorie du lieu commun , il s'agit du plaidoyer le plus persusasif de ces annes-l pour le maintien d'une culture rhtorique auprs des mthodes nouvelles. II faudrait s'entendre sur ce mot mme de rhtorique, avertit-il d'emble ; et c'est ce qui n'est pas facile, depuis qu'on l'a dtourn de son ancien sens, de celui qu'il avait encore au temps de Bossuet et de Pascal, pour en faire une espce d'injure littraire (17). Brunetire s'oppose l'usage contemporain, sous la plume de Renan ou de Maxime Du Camp, qui stigmatise la prsence de la rhtorique dans la littrature, sans s'apercevoir que ce que l'on nie quand on attaque la rhtorique, c'est qu'il y ait un art de penser et d'crire (18). Allant plus loin que la plupart des partisans de la rhtorique, Brunetire se porte mme la dfense de la

    (16) G. Lanson, Principes de composition et de style, conseils sur l'art d'crire, Pans, Hachette, Enseignement secondaire de jeunes filles , 1887 ; 1912, 5e d , p 24 (17) Brunetire, Apologie pour la rhtorique , Revue des Deux Mondes, 1er

    dcembre 1890, p 689. (18) Ibid., p. 690.

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    topique, sans laquelle la littrature devient trop individuelle ou singulire, est incapable de toucher, de constituer autour d'elle une communaut car elle n'a plus connaissance des tats d'me gnraux et humains. L'argument est intressant ; il montre que l'apologie de la rhtorique va de conserve chez Brunetire avec la condamnation d'une littrature contemporaine qui ne s'adresse plus l'honnte homme, mais se referme toujours davantage sur elle-mme. On songe Rimbaud s'en prenant la forme mesquine chez Baudelaire, ou Verlaine incluant dans son Art potique un appel au meurtre de l'loquence :

    Prends l'loquence et tords-lui son cou !

    Brunetire souligne que l'abandon de la rhtorique concide avec la sparation croissante de la littrature et du public. Sans lieu commun, c'est la communaut littraire qui se dfait.

    Partisan de la rhtorique, Brunetire est incontestablement un classique, voire un conservateur et un ractionnaire. La plupart de ses arguments pour le lieu commun se retrouveront cependant sous la plume de Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tnrbes ou la Terreur dans les Lettres, dont le point de dpart est le sort de certaines catgories rhtoriques depuis la proscription de la rhtorique. Le procs de la rhtorique a pris le lieu commun comme cible, mais le bannissement des clichs, des mots uss et des fleurs est lui-mme devenu un lieu commun depuis le romantisme. La rhtorique moderne la Terreur selon Paulhan est un rgime de la puret, une doctrine de la privation. Elle exige une inspiration toujours indite, dont le comble se trouve atteint dans l'criture automatique des surralistes. Mais l aussi, que de clichs! La littrature semble interdire tout ce qui rappelle de prs ou de loin la rhtorique et la potique : des genres aux pithtes en passant par les fleurs et les clichs. On ne publie presque plus d' art d'crire sinon sur le mode de la parodie,

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    comme le Trait du style d'Aragon qui n'a d'autre conseil donner que de prendre le contre-pied des oeuvres dfuntes (19). Au fond, Paulhan, comme Brunetire dans sa Thorie du lieu commun , mais aprs Rimbaud et Lautramont, Joyce et le surralisme, se demande o va une littrature qui a rejet toute rhtorique et qui sacralise absolument l'originalit : il cite Gourmont, Albalat et Schwob dans leur lutte ternelle contre les clichs, travers lesquels l'crivain se laisserait faire par la langue et qui dmontreraient un empitement du langage sur l'esprit (20). Paulhan voit plus profondment dans cette peur du clich une mfiance, une haine du langage.

    Depuis le romantisme jusqu'au surralisme, la Terreur, selon Paulhan, s'est ainsi trompe sur la nature du langage en n'y voyant qu'un moyen d'oppression de la pense :

    II suffit de lire un pome, un discours ou le texte d'une rclame, d'entendre un dbat politique ou une querelle de mnage, pour apercevoir que la moindre de nos dmarches met en jeu bien plus d'arguments et de raisons que nous ne sommes capables d'en saisir, ou seulement d'en comprendre (21).

    Paulhan tente de sortir de l'alternative de la Terreur et de la Maintenance, comme il appelle l'institution rhtorique classique ; il cherche renvoyer dos dos postromantisme et no-classicisme, haine et passion du lieu commun. Entre les deux, il est manifestement la recherche d'une troisime voie, ni la rhtorique traditionnelle ni la proscription de toute rhtorique ne satisfaisant son sens de la littrature ; mais cette entreprise reste confuse. La phrase que je viens de citer tmoigne cependant d'un mouvement vers une rhtoricit ou poticit gnrale du langage, telle que la dconstruction, par

    (19) Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres (1941), Paris, Gallimard, 1990, p. 51. (20) Ibid , p 94 (21) Ibid., p. 110.

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    exemple, la dfinira, sans pourtant que Paulhan aille jamais ouvertement jusque-l. Il exprime le souci d'une nouvelle rhtorique tenant compte du fait qu'on n'chappe pas la rhtorique, d'autant moins qu'on l'ignore, sans concevoir si cette nouvelle rhtorique doit tre instrumentale ou fondamentale, bref, en restant prisonnier du dualisme de la pense et du langage. Paulhan se dbat visiblement avec des problmes qu'il ne sait pas rsoudre avec les catgories dans lesquelles il les pose :

    Nous avons pouss bout la Terreur, et dcouvert la Rhtorique. Une rhtorique diffrente certes de ce que l'on entend d'ordinaire par ce mot. [...] L'on peut avoir, de loin, l'impression qu'elle va guider de ses rgles la mam de l'crivain qu'elle le retient, en tout cas, de s'abandonner aux temptes de son coeur. Mais le fait est qu'elle lui permet au contraire de s'y donner sans rserves, libre de tout l'appareil de langage qu'il risquait de confondre avec elles (22).

    Ainsi dcrite, cette nouvelle rhtorique est pour le moins obscure et aportique, mais on peut du moins comprendre ce contre quoi Paulhan s'lve, savoir le dogme moderne de l'originalit et de la puret, qui croit pouvoir faire sans rhtorique, sans lieu commun. Or le lieu commun, suggre Paulhan, est la matire mme de la littrature, ide qu'on retrouvera dans le grand livre de Curtius.

    Celui-ci avait soutenu en 1913 une thse trs svre pour Brunetire, dont il ne sauvait rien (23). On peut toutefois se demander s'il n'a rien retenu du critique franais, et notamment de sa thorie du lieu commun. La notion centrale laquelle Curtius a attach son nom, dans son ouvrage le plus important et le plus clbre, La Littrature europenne et le Moyen Age latin, n'avait-elle pas t l'une des ides fixes de Brunetire : le rapport de la littrature et du lieu commun? Pas de littrature sans lieu commun,

    (22) Ibid , p. 154. (23) E R Curtius, Ferdinand Brunetire. Beitrag zur Geschtchte der franzosi-

    schen Kritik, Strasbourg, Trubner, 1914.

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    chez Brunetire comme chez Curtius, c'est--dire sans communaut. On a reproch Curtius d'utiliser le terme de topos de faon personnelle et htrodoxe. Il cite bien Quintilien et Yargumentorum sedes (24), faisant des lieux des formes et catgories, mais il leur identifie ensuite les strotypes textuels rcurrents qu'il repre dans la littrature mdivale : des archtypes, des thmes, des contenus. Les topoi de Curtius appartiennent une potique gnrale et historique plutt qu' la rhtorique au sens ancien, une topologie plutt qu' la vieille topique. Ils relvent d'une thorie des lieux communs littraires incluant un principe de causalit interne des oeuvres, comme l'autre rhtorique dont rvait Paulhan. Chez Brunetire, Paulhan, Curtius, c'est peu peu de la notion d'intention que le lieu commun se dtache pour devenir le cadre mme de la pense. Or jamais on ne cite Brunetire dans la discussion des topoi de Curtius.

    Dans la conclusion de sa thse de 1913, Curtius expdiait d'une phrase la conception que se faisait Brunetire de la littrature comme rptition d'ides gnrales ou de lieux communs, sous prtexte que cela reprsentait un appauvrissement des valeurs spirituelles de la littrature (25) ; mais dans un chapitre antrieur o il rendait compte de ces notions, les longues citations de Brunetire taient moins rductrices :

    Si l'on n'est original que dans la mesure o l'on s'en loigne [du lieu commun], on ne l'est cependant qu'autant qu'en s'en loignant on nous laisse entrevoir que l'on n'en a pas mconnu l'importance, et que ce n'est pas pour le seul plaisir d'y contredire que l'on s'en loigne, mais plutt pour y revenir par des chemins tout nouveaux (26).

    (24) Curtius, La Littrature europenne et le Moyen Age latin, trad, fr., Paris, PUF, Agora , 1986, t I, p 134 (25) Curtius, Ferdinand Brunetire, p. 127. (26) Ibid., p. 21.

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    Sans doute l'ide gnrale de Brunetire reste-t-elle toute classique et normative, mais son lieu commun offre la mme souplesse dialectique entre l'imitation et l'innovation que le topos de Curtius, qui postule, au dbut de sa Littrature europenne et le Moyen Age latin, qu'avec le dclin des cits grecques et de la Rpublique romaine,

    [...] les topoi acquirent une nouvelle fonction : ils deviennent des clichs d'un emploi gnral, ils s'tendent tous les domaines de la vie, conue et faonne en fonction de la littrature. A la fin de l'Antiquit, nous verrons de nouveaux topoi natre d'un nouveau sentiment de la vie. Une de nos tches principales sera justement de suivre cette volution (27).

    Ici, le lieu commun de Brunetire a trouv son successeur.

    *

    Cette analogie mne une question cruciale pour la rflexion sur le lieu commun en littrature. Le lieu commun, chez Brunetire, tait un lment de permanence dans une doctrine mettant au contraire l'accent sur l'volution et les discontinuits on se rappelle la formule malheureuse sur les genres littraires : Comme toutes choses de ce monde, ils ne naissent que pour mourir. Chez Curtius en revanche, qui insiste sur la survivance de la tradition latine dans la littrature mdivale et moderne, c'est la notion de continuit qui se rvle centrale. A travers le lieu commun, nous nous trouvons renvoys un dbat infini sur la continuit ou la discontinuit en littrature, sur la communaut littraire, communaut prsente et communaut entre le prsent et le pass. Jauss verra dans la topologie de Curtius une hypostase de la tradition, un dni de l'histoire et un refuge dans les arch-

    (27) La Littrature europenne et le Moyen Age latin, 1. 1, p. 134.

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    types ternels seulement explicable par une raction face au nazisme ; il reprochera Curtius de ne pas rendre compte du changement ni d'expliquer l'apparition de genres nouveaux (28). Toujours propos du lieu commun, entendu comme ce qui fait une communaut, l'esthtique de la rception, son tour ou mme en raction contre Curtius, fera porter l'accent sur l'altrit et valorisera la discontinuit littraire. A travers le lieu commun, il s'agit toujours d'une rflexion sur la valeur littraire, sur la valorisation de la tradition ou de la ngativit, sur ce qui constitue une communaut littraire. Avec le lieu commun, on ne quitte jamais la querelle des anciens et des modernes.

    Antoine Compagnon

    (28) Jauss, Paradigmawechsel in der Literaturwissenschaft , Linguistische Benchte, 1, 3, 1969, p. 44-56.

    InformationsAutres contributions de Antoine CompagnonCet article est cit par :Discussions, Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1997, vol. 49, n 1, pp. 147-150.

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