la structure de la philosophie de socrate selon platon
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La structure de la philosophie de Socrate selon PlatonJacques Han
To cite this versionJacques Han La structure de la philosophie de Socrate selon Platon Philosophie UniversiteacutePantheacuteon-Sorbonne - Paris I 2018 Franccedilais NNT 2018PA01H205 tel-01902102
LUniversiteacute Paris I Pantheacuteon-Sorbonne
Thegravese pour lobtention du grade de docteur de lUniversiteacute Paris I
Preacutesenteacutee et soutenue publiquement par
Jacques HAN
La structure de la philosophie de SOCRATE
selon PLATON
Directeur de Thegravese
Luc BRISSONDRCE Centre Jean-Peacutepin CNRS-ENS UMR 8230
Composition du jury
Louis-Andreacute DORIONProfesseur au deacutepartement de philosophie de lUniversiteacute de Montreacuteal
Pierre CAYEResponsable du centre Jean-Peacutepin CNRSndashENS UMR 8230
Monique DIXSAUTProfesseur eacutemeacuterite UFR de philosophie lUniversiteacute Paris I
Luc BRISSONDRCE au centre Jean-Peacutepin CNRSndashENS UMR 8230
Date de soutenance le 27 juin 2018 agrave 14h30
LUniversiteacute Paris I Pantheacuteon-Sorbonne
Thegravese pour lobtention du grade dedocteur de lUniversiteacute Paris I
Preacutesenteacutee et soutenue publiquement par
Jacques HAN
La structure de la philosophie de SOCRATE
selon PLATON
Directeur de Thegravese
Luc BRISSON
DRCE Centre Jean-Peacutepin CNRS-ENS UMR 8230
Composition du jury
Louis-Andreacute DORIONProfesseur au deacutepartement de philosophie de lUniversiteacute de Montreacuteal
Pierre CAYEResponsable du centre Jean-Peacutepin CNRSndashENS UMR 8230
Monique DIXSAUTProfesseur eacutemeacuterite UFR de philosophie lUniversiteacute Paris I
Luc BRISSON
DRCE au centre Jean-Peacutepin CNRSndashENS UMR 8230
2018
Avertissement
Les passages citeacutes des dialogues de Platon sont extraits des traductions parues aux Eacuteditions
Flammarion (Collection laquo GF raquo)1
Alcibiade GF 988 2000 2e eacuted corrigeacutee [1999] trad par C Marboeuf et J-F Pradeau
Apologie Criton GF 848 2005 3e eacuted corrigeacutee [1997] trad par L Brisson
Banquet GF 987 2001 2e eacuted corrigeacutee et mise agrave jour [1998] trad par L Brisson
Charmide Lysis GF 1006 2004 trad par L-A Dorion
Cratyle GF 954 1998 trad par C Dalimier
Euthydegraveme GF 492 1989 trad par M Canto-Sperber
Gorgias GF 1326 1993 et 2007 eacuted revue et augmenteacutee [1987] trad par M Canto-Sperber
Hippias majeur Hippias mineur GF 870 2005 trad par J-F Pradeau amp F Franterotta
Ion GF 529 2001 eacuted mise agrave jour [1989] trad par M Canto-Sperber
Lachegraves Euthyphron GF 652 1997 tard par L-A Dorion
Lettres GF 466 2004 4e eacuted corrigeacutee et mise agrave jour[1987] trad par L Brisson
Lois GF 1059 1257 2006 trad par L Brisson et J-F Pradeau
Meacutenexegravene GF 1162 2006 tard par D Loayza
Meacutenon GF 491 1993 2e eacuted corrigeacutee et mise agrave jour trad par M Canto-Sperber
Parmeacutenide GF 688 1999 2e eacuted revue [1994] trad par L Brisson
Pheacutedon GF 489 1991 trad par M Dixsaut
Phegravedre GF 1268 2004 nouvelle eacuted corrigeacutee et mise agrave jour [1989] trad par L Brisson
Philegravebe GF 705 2002 trad par J-F Pradeau
Politique GF 1156 2003 [2011] Luc Brisson et Jean-Franccedilois Pradeau
Protagoras GF 7611997 trad par F Ildefonse
Reacutepublique GF 653 2002 trad par G Leroux
Sophiste GF 1269 1993 trad par Nestor L Cordero
Theacuteeacutetegravete GF 493 1995 2e eacuted corrigeacutee [1994] trad M Narcy
Timeacutee Critias 618 2001 5e eacuted corrigeacutee et mise agrave jour 1992 trad L Brisson
Comme chacune de ces traductions comprend laquo Introduction raquo laquo Traduction raquo laquo Notes raquo et dans certains cas laquo Annexe raquo pour simplifer la citation nous adoptons la forme suivante de la citation dans la note de bas de page prenons le Sophiste pour exemple
mdash passage Sophiste 239 b2mdash laquo Introduction raquo Sophiste laquo Introduction raquo p 62mdash laquo Notes raquo Sophiste laquo Notes raquo ndeg 141 p 234mdash laquo Annexe raquo Sophiste laquo Annexe II raquo p 286Les passages en grec sont extraits de leacutedition bilingue Les Belles Lettres des œuvres de Platon
1 Par ailleurs nuis suivons cette pratique utile laquo Nous avons pris la liberteacute de modifer tregravesponctuellement quelques-unes des citations de maniegravere agrave accorder le vocabulaire des extraits raquo (Cf Pradeau J-F Platon limitation de la philosophie Paris Aubier 2009 p 7)
2 Il arrive certes exceptionnellement quun passage citeacute est extrait dune autre traduction que celle de la collection GF Flammarion dans ce cas-lagrave le traducteur sera citeacute comme suit par exemple Sophiste 239 b (A Diegraves)
Introduction51 La structure72 La philosophie93 La Forme104 Lacircme115 Lignorance146 Lἐπιστήμη157 La vertu178 La dialectique199 Questions de meacutethode20Conclusion21
4
Introduction
La structure de la philosophie de Socrate selon Platon1 un tel sujet de thegravese invite agrave poser
deux questions 1 pourquoi laquo Socrate selon Platon raquo et non pas selon Aristophane
Xeacutenophon ou Aristote 2 pourquoi laquo la philosophie de Socrate selon Platon raquo et non
pas tout simplement laquo la philosophie de Platon raquo
Pour la premiegravere question il sagit dune question dhistoriciteacute Socrate fut condamneacute
agrave mort en 399 av J-C De ce fait historique reconnu quels que soient les propos
apporteacutes sur le compte de Socrate mdash puisquil na rien eacutecrit ils doivent justifer cette
condamnation or seul Socrate de Platon peut la justifer 1 Socrate soumet tout le
monde agrave examen particuliegraverement les hommes politiques les poegravetes et les artisans2
en montrant leur ignorance en les ironisant et en leur faisant honte publiquement
Cest preacuteciseacutement cette enquecircte Atheacuteniens qui ma valu des inimiteacutes si nombreuses qui preacutesentent une virulence et une graviteacute dune telle importance quelles ont susciteacute maintes calomnies et mont valu de me voir attribuer ce nom celui de laquo savant raquo3
Le Socrate de Platon est parfois peacutenible agrave supporter pour certains interlocuteurs
Cest bien le cas pour Critias dans le Charmide pour Calliclegraves dans le Gorgias et pour
Thrasymaque dans le livre I de la Reacutepublique 2 La nature insolente de Socrate
lorsquil vient decirctre condamneacute agrave mort laquo Eh bien Atheacuteniens quelle contre-
proposition vous ferais-je maintenant comme peine Eacutevidemment celle que je
meacuterite raquo4
Aucun traitement Atheacuteniens ne sied mieux agrave un tel homme que decirctre nourri dans leprytaneacutee5
laquo [hellip] En fait le prytaneacutee eacutetait le foyer commun de la citeacute et la coutume agrave laquelle fait
allusion Socrate eacutetait une survivance de leacutepoque ougrave les rois faisaient lhonneur agrave leur
hocircte en partageant leur table Ce privilegravege eacutetait accordeacute aux vainqueurs des jeux agrave
1 Un tel titre paraicirct preacutetentieux laquo Nous le savons bien pas une seule phrase de Socrate telle quelle a eacuteteacute prononceacutee par lui na surveacutecu Dans ces conditions est-il raisonnable de croire quon puisse en deacutepit de cela en savoir assez sur sa penseacutee et sur son enseignement pour parler seacuterieusement de saphilosophie raquo (Vlastos Gregory laquo Socrate raquo Philosophie grecque Paris PUF Quadrige Manuels sous la direction de M Canto-Sperber 2017 1re eacuted laquo Quadrige Manuels raquo [1997 1998] p 123
2 Voir Apologie 21 b ndash 22 e3 Ibid 22 e Agrave la diffeacuterence de Socrate de Xeacutenophon ne pratique ni lironie ni la reacutefutation (voir la liste
partielle des principales diffeacuterences entre Socrate de Platon et Socrate de Xeacutenophon cf Dorion Louis-Andreacute Socrate Paris PUF laquo Que sais-je raquo ndeg 899 2006 [2004] p 98 ndash 102)
4 Apologie 36 b voir surtout le second discours de Socrate dans lApologie (35 e ndash 38 c)5 Ibid 36 d
5
Olympie agrave des strategraveges et aux repreacutesentants de certaines familles par exemple les
descendants dHarmodios et dAristogiton [hellip] raquo1 Une telle insolence est une
provocation la preuve en est que dans lApologie Socrate emploie sept fois le verbe
θορυβεῖν (faire du tapage)2 en invitant les Atheacuteniens au Tribunal agrave ne pas
linterrompre par leurs cris 3 Dans les dialogues platoniciens Socrate dune part
soppose agrave la deacutemocratie mais dautre part il a une bonne relation avec Alcibiade
Charmide et Critias et justement laquo Il semble que les Atheacuteniens naient pas pardonneacute
agrave Socrate ses freacutequentations Il est donc fort probable que le veacuteritable fondement de
son procegraves soit son opposition agrave la deacutemocratie et ses relations avec des personnages
aussi malfaisants quun traicirctre agrave Athegravenes comme Alcibiade et des comploteurs qui
deacuteclenchegraverent une guerre civile comme Critias et Charmide raquo3 En un mot Socrate
selon Platon est plus proche de la reacutealiteacute lieacutee agrave sa condamnation agrave mort
La reacuteponse agrave la seconde question (pourquoi laquo la philosophie de Socrate selon
Platon raquo et non pas tout simplement laquo la philosophie de Platon raquo ) est quil sagit lagrave
dune reacutealiteacute platonicienne agrave respecter En fait 1 Socrate na rien eacutecrit il a seulement
parleacute alors que Platon a beaucoup eacutecrit mais lui-mecircme na jamais parleacute puisquil
nest ni personnage ni narrateur dans ses dialogues Ainsi si lon peut dire que
Socrate est le laquo porte-parole raquo de Platon on peut dire aussi que Platon est le laquo scribe raquo
de Socrate et par conseacutequent 2 sil y a une seule philosophie il est diffcile de
distinguer nettement entre Socrate et Platon du fait que tous deux pensent la mecircme
chose Toutefois leur fonction propre est diffeacuterente lun parle lautre eacutecrit En
revanche si lon considegravere quil existe deux philosophies lune socratique lautre
platonicienne elles ne peuvent ecirctre seacutepareacutees lune de lautre puisque de lune naicirct
lautre et dans lautre se voit lune Cest pourquoi nous choisissons ce titre La
structure de la philosophie de Socrate selon Platon ce choix consistant agrave preacuteserver luniteacute
philosophique de ces deux philosophes Cette uniteacute se structure autour de six termes
agrave savoir la Forme (αὐτὸ καθ᾽ αὐτὸ εἶδος ou τὸ ὄν cest-agrave-dire ce qui est reacutellement)
lacircme (ψυχή) lignorance (ἀγνοία) la science (ἐπιστήμη) la vertu (ἀρετή) et la
1 Apologie laquo Notes raquo ndeg 258 p 1552 Le verbe est plutocirct peu preacutesent dans le corpus platonicien voici la liste de ses occurrences
Apologie θορυβεῖν (17 d) θορυβήσητε (20 e) θορυβεῖτε (21 a) θορυβεῖν (27 b) θορυβείτω (27 b) θορυβεῖτε (30 c) θορυβεῖν (30 c) Banquet θορυβηθῶ (194 a) θορυβήσεσθαι (194 b) Charmideτεθορυβημένοι (154 c) Euthydegraveme τεθορυβημένον (275 d) ἐθορυβήθην (283 d) θορυβουμένου (283 d) Lettre VII τεθορυβημένω (348 e) Lois I θορυβούμενον (640 b) II θορυβώδης (671 a) Lysis τεθορυβημένον (210 e) Phegravedre θορυβείτω (245 b) θορυβουμένη (248 a) Protagoras θορυβοῦσιν (319 c) Reacutepublique IV θορυβήσῃ (438 a) VII θορυβουμένην (518 a) Timeacutee θορυβώδη (42 d)
3 Brisson Luc Platon Paris Cerf 2017 p 32
6
dialectique (διαλεκτιή)
1 La structure
La structure de la philosophie de Socrate est eacutelaboreacutee agrave partir de la ceacutelegravebre ligne
segmenteacutee en quatre sections dans la Reacutepublique (livre VI 509 d ndash 510 a) puis ces
sections sont nommeacutees agrave la fn du livre VI (511 d ndash e) et redeacutefnies dans le livre VII
(533 e ndash 534 a)1 Mais avant danalyser cette ligne il faut reacutesoudre un problegraveme de
segmentation Voici le texte en question
Sur ce prends par exemple une ligne coupeacutee en deux dineacutegale (ἄνισα) longueur coupe
de nouveau suivant la mecircme proportion que la ligne chacun des deux segments mdash celui
du genre visible et celui du genre invisible mdash[hellip]2
Le problegraveme est que la seacutequence ΑΝΙΣΑ peut ecirctre interpreacuteteacutee comme laquo ἄνισα raquo tout
aussi bien qu laquo ἂν ἴσα raquo laquo [hellip] Si le texte est clair et exprime nettement une ineacutegaliteacute
[hellip] le privilegravege du monde intelligible impose une repreacutesentation plus importante et
ainsi en deacutecroissant vers les domaines infeacuterieurs de lontologie[hellip] raquo3 Nous pensons
ainsi quil sagit d laquo ἂν ἴσα raquo Dans ce cas-lagrave pourquoi Socrate ne dirait-il pas
simplement laquo supposons que la ligne soit coupeacutee en quatre sections eacutegales raquo au lieu
de proposer deux fois la mecircme opeacuteration Ce parti pris permet en effet de souligner
la coexistence de deux mondes opposeacutes linvisible et le visible Agrave linteacuterieur de ceux-
ci on pourrait par contre appliquer une division en plusieurs segments et non pas
seulement en deux Lexplication d laquo ἂν ἴσα raquo semble simple lἐναντίον (contraire
ou opposeacute) lui-mecircme est symeacutetrique ce passage du Philegravebe le confrme laquo Divisons
en deux la totaliteacute des choses qui existent actuellement dans lunivers raquo une part a
pour nom lillimiteacute et lautre la limite4 En effet la division du tout en deux en trois
en quatre ou en un autre nombre supeacuterieur donne toujours des parties eacutegales Mais
quel est le sens de leacutegaliteacute En fait leacutegal en soi (αὐτὸ τὸ ἴσον) est une Forme5
supposant la symeacutetrie entre le monde intelligible et le monde sensible La puissance
de lecirctre est la puissance totale de lunivers autrement dit la puissance du monde
intelligible est la puissance de la totaliteacute de lunivers lunivers tire du monde
1 Cf Lafrance Yvon Pour interpreacuteter Platon La ligne en Reacutepublique VI 509 d ndash 511 e Montreacuteal Bellarmin Tome I (Bilan analytique des eacutetudes 1804 ndash 1984) 1987 Tome II (Le texte et son histoire) 1994
2 Reacutepublique VI 509 d3 Reacutepublique laquo Notes livre VI raquo ndeg 142 p 6724 Voir Philegravebe 23 c5 Voir αὐτοῦ τοῦ ἴσου (Parmeacutenide 131 d Pheacutedon 75 b) αὐτὸ τὸ ἴσον (Pheacutedon 74 a c e 78 d) αὐτὰ τὰ ἴσα (Pheacutedon 74 c)
7
intelligible sa puissance
Voici la description de la ligne dans le livre VII de la Reacutepublique (533 e ndash 534 a)
Socrate Il nous plaira donc dis-je comme auparavant de nommer la premiegravere section science (ἐπιστήμη) et la deuxiegraveme penseacutee (διάνοια) la troisiegraveme croyance (πίστις) et la quatriegraveme repreacutesentation (εἰκασία) Il suffra aussi de nommer ces deux derniegraveres prises ensemble opinion (δόξα) et les deux premiegraveres ensemble intellection (νόησις)1
La ligne est en reacutealiteacute une ligne repreacutesentant lacircme car seule lacircme est capable de
lopinion et de lintellection de monter ou descendre dans les deux directions
opposeacutees sur la ligne2 Or quand il est question de lacircme il sagit neacutecessairement de
lecirctre puisque lecirctre est la raison decirctre de lacircme en ce sens cette ligne est aussi une
ligne de lecirctre Cependant nous pouvons constater que cette ligne est incomplegravete
puisque la Forme en haut lignorance et les maux en bas en sont absents En effet
lἐπιστήμη quelle que soit sa porteacutee pratique ou ontologique a neacutecessairement son
objet car la science est toujours science de quelque chose son objet ici en
loccurrence est la Forme et son contraire est lignorance Mais pour que lacircme
humaine maicirctrise cette science contre lignorance il lui faut aussi et surtout des
moyens Comme pour observer des objets ceacutelestes il faut seacutequiper de teacutelescopes de
mecircme il faut avoir le moyen de connaicirctre la veacuteriteacute Ce moyen a pour nom la
dialectique cest-agrave-dire laquo le moyen agrave travers le dialogue de connaicirctre ce qui est raquo3
Voici la reacutecapitulation de la ligne
Bien
Formes
νόησιςἐπιστήμη dialectique
acircme ecirctreδιάνοια raisonnement
δόξαπίστις perception
acircme corps ecirctre τέχνηεἰκασία imitation
ignorance
maux
En prenant les six termes agrave savoir la Forme (τὸ ὄν cest-agrave-dire ce qui est purement
et simplement) lignorance (ἄγνοια ou ἀμαθία) lacircme ψυχή ecirctre (εἶναι) la science
(ἐπιστήμη) et la dialectique (διαλεκτιή) nous obtenons la structure qui incarne la
complexiteacute du tableau Cependant nous remplaccedilons le verbe laquo ecirctre raquo par lἀρετή
1 Notons que agrave la fn du livre VI ces quatre sections sont nommeacutees respectivement νόησις διάνοιαπίστις et εἰκασία
2 laquo Et maintenant adjoints agrave nos quatre sections les quatre eacutetats mentaux de lacircme [hellip] raquo (Reacutepublique livre VI 511 e) autrement dit ces quatre sections sont quatre domaines de lactiviteacute de lacircme humaine
3 Brisson Luc Pradeau Jean-Franccedilois Dictionnaire Platon Paris Ellipses 2007 p 45
8
pour la simple raison suivante agrave tous les niveaux de lecirctre il existe toujours la
question de lexcellence propre (ἀρετή) car chaque reacutealiteacute a sa fonction propre
Notons que lon ne peut faire de lignorance une excellence parce quelle est
deacutepourvue de fonction de mecircme pour les maux
2 La philosophie
Le terme laquo philosophie raquo en tant quaspiration au savoir prend un sens assez large
dans les dialogues de Platon Dans lApologie il sagit dune pratique consistant agrave
soumettre agrave examen soi-mecircme et les autres afn de faire apparaicirctre la veacuteriteacute et
dissiper lignorance qui consiste agrave croire savoir ce que lon ne sait pas en reacutealiteacute Ainsi
laquo une vie agrave laquelle cet examen ferait deacutefaut ne meacuteriterait pas decirctre veacutecue raquo (38 a)
Dans le Banquet la philosophie prend son sens propre agrave savoir laspiration au savoir
(203 d) la contemplation de la reacutealiteacute intelligible (211 d ndash e) le deacutesir de limmortaliteacute
(207 a) Dans la Reacutepublique elle est la dialectique cest-agrave-dire la science de ce qui est
au moyen du dialogue Dans lAlcibiade il sagit de la connaissance de soi et du mecircme
en soi (αὐτὸ τὸ αὐτό 130 d) Dans la premiegravere partie du Parmeacutenide la philosophie est
lontologie quon appellera plus tard la meacutetaphysique Dans le Philegravebe la philosophie
prend un accent aigu sur la psychologie Dans le Theacuteeacutetegravete il sagit dune enquecircte sur
la science (ἐπιστήμη) agrave travers lanalyse de son opposeacute agrave savoir lopinion Dans le
second discours de Socrate du Phegravedre la philosophie est tout simplement une
reacuteminiscence
Il faut en effet que lhomme arrive agrave saisir ce quon appelle laquo forme intelligible raquo en allant
dune pluraliteacute de sensations vers luniteacute quon embrasse au terme dun raisonnement Or
il sagit lagrave dune reacuteminiscence des reacutealiteacutes jadis contempleacutees par notre acircme quand elle
accompagnait le dieu dans son peacuteriple quand elle regardait de haut ce que agrave preacutesent
nous appelons laquo ecirctre raquo et quelle levait la tecircte pour contempler ce qui est reacuteellement Ainsi
est-il juste assureacutement que seule ait des ailes la penseacutee du philosophe car les reacutealiteacutes
auxquelles elle ne cesse dans la mesure de ces forces de sattacher par le souvenir ce
sont justement celles qui parce quil sy attache font quun dieu est un dieu1
En somme dans chaque dialogue de Platon la philosophie semble prendre un sens
un peu diffeacuterent tout en restant la mecircme laquo la philosophie comme ce mode de vie qui
se laisse deacuteterminer par laspiration au savoir et sa pratique raquo2
Sur la ligne de lecirctre ce savoir (σοφία) comprend deux parties agrave savoir les
1 Phegravedre 249 b ndash c Quant agrave savoir pourquoi la philosophie se nomme la folie eacuterotique voir le passage 249 d ndash e qui renvoie en effet au discours de Diotime rapporteacute par Socrate dans le Banquet
2 Dictionnaire Platon p 120
9
matheacutematiques (ce que deacutesigne διάνοια) cest-agrave-dire le raisonnement rigoureux et la
dialectique Les matheacutematiques en tant que telles ne sont pas la fnaliteacute de la
philosophie elles constituent un outil de raisonnement pur qui permet de discerner
les reacutealiteacutes sensibles avec exactitude un outil deacuteducation qui permet deacutelever le sens
de la mesure Cest la raison pour laquelle les matheacutematiques sont neacutecessaires pour
ceux qui ont la tacircche de maicirctriser le monde sensible mais aussi pour tous les ecirctres
humains car un ecirctre humain est neacutecessairement un ecirctre de mesure
Socrate Statuons-nous alors dis-je en disant que cest un enseignement des plus neacutecessaires agrave lhomme de guerre que de pouvoir calculer et compter (λογίζεσθαί τε καὶ ἀριθμεῖν δύνασθαι)
Glaucon Le plus neacutecessaire de tous dit-il sil veut comprendre quoi que ce soit aux positions des troupes pour la bataille ou mecircme sil veut seulement ecirctre un ecirctre humain1
Seule la science du calcul et des nombres permet de calculer et de compter avec
preacutecision et certitude On voit bien que la matheacutematique est agrave la fois une science
(nombre) et une pratique (calcul) Or cette science permet certes de faire gagner une
guerre mais elle ne permet pas de savoir si lon fait une guerre contre ceux qui sont
justes ou injustes2 dougrave la neacutecessiteacute dune autre science plus eacuteleveacutee qui permet de
savoir ce quest le juste ce quest le bien Cette science a pour nom la dialectique elle
est agrave la fois une science (la connaissance de ce qui est) et une pratique (le dialogue)
3 La Forme
Par la Forme nous entendons la reacutealiteacute en soi (αὐτὸ καθ᾽ αὐτὸ εἶδος3) qui est la cause
de son propre ecirctre et de lecirctre de toutes les autres reacutealiteacutes
Dans le Pheacutedon Socrate admet laquo quil existe deux espegraveces decirctres dune part lespegravece
visible et de lautre lespegravece invisible raquo En fait ces deux espegraveces decirctres sont distinctes
Lintelligible se situe au niveau le plus eacuteleveacute laquo ce qui est totalement ecirctre raquo laquo ce qui est
purement et simplement ecirctre raquo laquo ce qui est veacuteritablement ce quil est raquo ou tout
simplement laquo ce qui est reacuteellement raquo Dun tel ecirctre on peut dire laquo simplement quil est raquo
on ne peut en parler quen utilisant le preacutesent deacuteterniteacute car il est laquo pur raquo sans meacutelange
Face aux choses sensibles qui ne cessent de changer qui naissent et peacuterissent la reacutealiteacute
intelligible se caracteacuterise par son identiteacute laquo elle est toujours la mecircme raquo elle laquo garde
toujours les mecircmes rapports et la mecircme nature raquo Et puisquil ne change pas neacutetant
soumis ni agrave la geacuteneacuteration ni agrave la corruption lintelligible est en soi il ne doit donc pas
ecirctre consideacutereacute comme un effet et doit de ce fait ecirctre tenu pour cause de son ecirctre Or ce
1 Reacutepublique VII 522 e2 laquo Quoi donc Contre qui conseilleras-tu aux Atheacuteniens de faire la guerre Contre ceux qui sont
injustes ou contre ceux qui agissent de faccedilon juste raquo (Alcibiade 109 b)3 Parmeacutenide 128 e
10
sont ces reacutealiteacutes en soi qui sont deacutefnies comme des Formes1
Ce qui est reacuteellement veacuteritablement est toujours le mecircme en soi et par soi En effet
dans les dialogues platoniciens on trouve plusieurs formules qui peuvent signifer
une Forme comme par exemple εἶδος ἰδέα αὐτὸ τὸ F αὐτὸ καθ αὑτὸ F ougrave F
deacutesigne une reacutealiteacute intelligible comme par exemple leacutegal le beau chaque chose qui
est (ἕκαστον ὃ ἔστιν) Parfois la formule exprime aussi une chose sensible αὐτὸ τὸ
τεῖχος par exemple2 Cela eacutetant leurs emplois ne signifent pas systeacutematiquement la
Forme En particulier certaines expressions employeacutees dans les premiers dialogues
ressemblent agrave la Forme mais nous le verrons dans la premiegravere partie du chapitre I
laquo La Forme raquo leur sens sen approche tregraves diffcilement3 En effet au fur et agrave mesure
que le volume de dialogues platoniciens augmente (notons que les premiers
dialogues sont peu volumineux) le sens et la deacutefnition de la Forme se preacutecisent4
Cela suppose quune eacutevolution de la penseacutee des formes intelligibles semble eacutevidente
Ainsi en retraccedilant cette eacutevolution on pourrait peut-ecirctre laquo deacuteterminer agrave quel moment
simpose avec eacutevidence la formulation explicite dune seacuteparation entre lintelligible et
le sensible raquo5 Une telle deacutetermination permettrait de voir plus clairement quelles
sont les conditions de la connaissance de la veacuteriteacute Plus preacuteciseacutement il sagit de
reacutepondre aux cinq questions suivantes 1 Comment sopegravere la seacuteparation entre le
sensible et lintelligible Y a-t-il une correacutelation entre ces deux seacuteparations agrave savoir
entre le sensible et lintelligible dune part entre le corps et lacircme dautre part 2 Si
cest par la matheacutematique que les reacutealiteacutes sensibles participent agrave lintelligible
comment rendre compte de la participation de lacircme agrave lintelligible 3 Y a-t-il des
Formes neacutegatives Par exemple pourrait-il y avoir une Forme du Mal cest-agrave-dire un
Mal eacutetant toujours le mecircme en soi et par soi 4 Si cest par la contemplation que lon
pourrait saisir la reacutealiteacute veacuteritable quel est ce mode de contemplation 5 La vie
bonne peut-elle se passer de la veacuteriteacute cest-agrave-dire decirctre veacuteritablement
1 Cf Brisson Luc laquo Comment rendre compte de la participation du sensible agrave lintelligible chez Platon raquo Platon Les formes intelligibles Paris PUF 2001 pp 55 ndash 85 p 58 ndash 59 Notons que dans le texte 15 notes de bas de page sont associeacutees agrave cet extrait Pour des raisons de lisibiliteacute nous ne les reproduisons pas ici
2 Voir Lysis 203 a3 Sur la question de savoir agrave quel moment naicirct lhypothegravese de lexistence des Formes cf Allen
Reginald Edgar Platos Euthyphro and the earlier theory of forms Londres Routlege amp Kegan 19704 Dans sa Meacutetaphysique (alpha 6 987 a 29 ndash b 14) Aristote accuse Platon de ne pas deacutefnir ce quest la
Forme (cf Brisson Luc Platon Paris Cerf 2017 p 145 ndash 146) Nous allons voir dans le Pheacutedon le Phegravedre la Reacutepublique et la premiegravere partie du Parmeacutenide que la Forme est bel et bien deacutefnie mais dans une deacutefnition extrecircmement simple parce que ce qui est est extrecircmement simple Il est purement et simplement
5 Cf supra Brisson ndeg 1 p 56
11
4 Lacircme
La deacutefnition de lacircme nest pas aussi simple que cette de la Forme elle est mecircme
beaucoup plus compliqueacutee lacircme est immortelle1 elle est le principe du mouvement
spontaneacute2 elle est structureacutee en trois fonctions3 elle saisit les reacutealiteacutes veacuteritables par la
reacuteminiscence4 elle est lorigine de tous les biens et de tous les maux5 ou encore bien
dautres qualifcations possibles Chacune de ces deacutefnitions ou descriptions paraicirct
simple quelques mots exprimant lessentiel mecircme de lacircme mais lensemble est
complexe de telle sorte quil est diffcile de construire une deacutefnition unique en les
comprenant toutes Ce qui complique les choses cest que lacircme est lorigine de tous
les problegravemes car elle est elle-mecircme problegraveme En effet elle est immortelle mortelle
elle a une double existence peut-ecirctre mecircme triple une existence immortelle quand
elle se seacutepare dun corps et mortelle en sunissant agrave lui Par exemple en se trouvant
dans un corps la fonction rationnelle de lacircme cohabite avec ses deux autres
fonctions deacutesirante et ardente qui rendent le corps vivant Ainsi seacuteparer la fonction
rationnelle de deux fonctions infeacuterieures seacutepare lacircme du corps Lagrave se trouve toute la
complexiteacute de la doctrine de lacircme comment se seacutepare-t-elle du corps tout en
sunissant agrave lui
Mais quelle est la neacutecessiteacute de deacutefnir lacircme On peut constater que dans les
premiers dialogues Socrate passe tout son temps agrave soumettre agrave examen son acircme et
celle des autres afn de les rendre meilleures sans pour autant deacutefnir ce quest lacircme
comme sil eacutetait possible de gueacuterir un malade de sa maladie sans pour autant ecirctre
meacutedecin (cest dailleurs le cas de la folie teacuteleacutestique dans le Phegravedre6) Le fait de se
soucier de lacircme est-il suffsant pour en prendre soin sans pour autant savoir ce
quelle est Oui semble-t-il car avant Platon il y avait bien des sages sans que lacircme
ne soit bien deacutefnie7 Ainsi la question se pose dans quel objectif faut-il deacutefnir lacircme
de maniegravere rigoureuse
En effet si la doctrine de lacircme semble connaicirctre elle aussi une eacutevolution cette
1 Voir Meacutenon 81 b Phegravedre 245 c Pheacutedon 72 c ndash d2 Voir Phegravedre 245 c ndash 246 a3 Voir Phegravedre 246 a ndash b 253 c Reacutepublique IV 439 d ndash 441 a VIII 550 b IX 580 d ndash e4 Voir Meacutenon 81 d Phegravedre 249 b ndash c Pheacutedon 73 b Philegravebe 34 b5 Voir Charmide 156 e6 Voir Phegravedre 244 d ndash e7 Cf la section laquo Question de lacircme dans la tradition grecque raquo Platon Paris Cerf 2017 pp 194 ndash 211
Rohde Erwin Psycheacute le culte de lacircme chez les grecs et leur croyance agrave limmortaliteacute Paris Les Belles Lettres encre marine traduction franccedilaise dAuguste Reymond (Eacuteditions Payot 1928) eacutedition revue corrigeacutee et augmenteacutee par Alexandre Marcinkowski traduction du grec et du latin par Paul Gaillardon avant propos par Andreacute Hirt 2017
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eacutevolution est-elle parallegravele agrave celle de la Forme ou bien lune preacutecegravede-t-elle lautre
dans la mesure ougrave nous accordons une certaine creacutedibiliteacute agrave la chronologie des
dialogues de Platon1 Y a-t-il une correacutelation entre les deux eacutevolutions
Traditionnellement les dialogues de jeunesse sont consideacutereacutes comme des dialogues
laquo socratiques raquo dans lesquels la question de la Forme est explicitement absente bien
que certaines expressions puissent ecirctre interpreacuteteacutees comme telles En revanche la
question de lacircme est preacutesente dans lensemble des dialogues platoniciens2 elle
constitue presque le noyau sinon la toile de fond de chacun dentre eux Lacircme est
aussi importante pour Socrate que pour Platon mecircme si la faccedilon de rendre meilleure
lacircme paraicirct assez diffeacuterente par la reacutefutation dans les premiers dialogues par la
dialectique dans les autres ou encore par un meacutelange des deux dans certains cas En
effet dans un premier temps philosopher consiste agrave soumettre agrave examen soi-mecircme
et les autres afn de rendre meilleure lacircme de chacun En ce sens la philosophie est
naturellement eacutethique car le fait de soumettre lacircme agrave examen est une belle faccedilon
deacutevaluer la morale de dissiper lignorance et deacuteviter de commettre linjustice Dans
un second temps le fait de rendre meilleure lacircme nest plus une question
dignorance mais une question eacutepisteacutemologique et ontologique La liste suivante
peut donner certains indices pour mener notre recherche
La tripartition de lacircme Reacutepublique (livre IV 439 d ndash 441 a) Phegravedre (426 a ndash b) laseacuteparation entre lacircme et le corps Gorgias (524 b) Pheacutedon (80 b ndash c 88 b) limmortaliteacute de lacircme Gorgias (524 b ndash 525 c)3 Meacutenon (81 b - d) Pheacutedon (70 c) et Phegravedre (245 d ndash e) Reacutepublique (livre X 611 b) et Timeacutee (69 c ndash 72 b 90 c ndash 92 c) la reacuteminiscence Meacutenon (80 e ndash 86 c) Pheacutedon (72 e ndash 77 a) Phegravedre (249 bb ndash c) et Philegravebe (34 b ndash c)
On peut constater que la penseacutee de la seacuteparation entre lacircme et le corps semble
preacuteceacuteder celle de la seacuteparation eacutevidente entre lintelligible et le sensible puisque la
date de la reacutedaction du Gorgias est consideacutereacutee comme bien anteacuterieure agrave celle du
Pheacutedon ougrave les principaux traits de la Forme dessineacutes de faccedilon coheacuterente
1 laquo On a coutume depuis la fn du XIXe siegravecle de reacutepartir les dialogues de Platon en trois groupes chronologiques soit les dialogues de jeunesse (Apologie Criton Hippias mineur Hippias majeur Ion Alcibiade Lachegraves Protagoras Meacutenexegraveme Euthyphron Gorgias Charmide Meacutenon Lysis Euthydegraveme) les dialogues de maturiteacute (Cratyle Banquet Pheacutedon Reacutepublique Phegravedre Parmeacutenide Theacuteeacutetegravete) et les dialogues de vieillesse (Sophiste Politique Philegravebe Timeacutee Critas Lois) raquo (Dorion Louis-AndreacuteSocrate Paris PUF laquo Que sais-je raquo ndeg 899 2006 [2004] p 38)
2 Agrave lexception de la seconde partie du Parmeacutenide ougrave le terme et la question de lacircme sont totalement absents
3 Bien que limmortaliteacute de lacircme ne soit pas explicite dans le mythe eschatologique du Gorgias dans la conclusion de Socrate apregraves avoir raconteacute le mythe cette immortaliteacute est implicitement explicite puisque lacircme qui sest seacutepareacutee du corps doit se soumettre au jugement Par exemple les acircmes pleines de deacutesordre et de laideur seraient aussitocirct envoyeacutees dans la prison du Tartare (525 a) Cela suppose au moins que lacircme continue agrave exister apregraves la mort
13
correspondent bel et bien agrave la deacutefnition de la Forme telle quelle sera donneacutee
expliqueacutee et deacutebattue dans la premiegravere partie du Parmeacutenide
5 Lignorance
Le terme laquo ignorance raquo (ἀμαθία ἄγνοια) signife le fait de croire savoir ce quon ne
sait pas en reacutealiteacute Il est paradoxal Socrate est agrave la fois savant et ignorant En effet la
Pythie deacuteclara que Socrate eacutetait le plus savant parmi les ecirctres humains alors que lui-
mecircme pensait quil laquo neacutetait savant ni peu ni prou raquo1 Ce paradoxe conduira Socrate agrave
deacutecouvrir le sens veacuteritable de lignorance agrave savoir simaginer savoir ce que lon ne
sait pas en veacuteriteacute dougrave la confusion le fait que Socrate se reconnaissait ignorant
veut-il dire quil avouait simaginer savoir ce quil ne savait pas Certainement pas
car au fond le paradoxe est facile agrave comprendre puisquil sagit de deux affrmations
opposeacutees de deux parties dune part de la Pythie et dautre part de Socrate Pour la
Pythie Socrate est plus savant que les autres mais lui-mecircme ne se reconnaicirct
compeacutetent dans aucun meacutetier Au fond toute la question est de savoir ce que signife
le savoir puisquune compeacutetence de meacutetier elle aussi est un savoir
En effet la deacuteclaration socratique de lignorance semble connaicirctre eacutegalement une
eacutevolution2 Dans lApologie lorsque la Pythie deacuteclara quil ny avait personne de plus
savant que lui alors que Socrate lui-mecircme se reconnaicirct laquo savant ni peu ni prou raquo il
sagit dune opinion quavait Socrate sur lui-mecircme Ici laquo savant raquo est entendu au sens
courant du terme laquo Jusquagrave Platon en effet le terme σοφία peut recevoir nimporte
quel contenu dans la mesure ougrave la σοφία nest dans le monde sensible lieacutee agrave aucun
contenu particulier Ecirctre σοφός dans ce contexte cest dominer son activiteacute se
dominer soi-mecircme et dominer les autres raquo3 De cette faccedilon il avait raison de se
reconnaicirctre ignorant puisquil na exerceacute semble-t-il aucun meacutetier ni aucune
fonction politique Il neacutetait pas non plus mdash du moins au deacutebut de sa vie
philosophique mdash un sage qui se connaicirct lui-mecircme (le doute de Socrate sur la
deacuteclaration de la Pythie signife quil ne se connaissait alors pas encore)
1 Ibid 21 b2 Socrate se reconnaicirct souvent ignorant voici une liste non exhaustive Apologie 20 c e 21 b d 23 a ndash
b 29 b Euthyphron 5 a ndash c 15 c ndash 16 a Charmide 165 bc 166 c- d Lachegraves 186 b ndash e 200 e Hippias mineur 372 b e Hippias majeur 286 c ndash e 304 d -e Lysis 212 a 223 b Gorgias 509 a Meacutenon 71 a ndash b 80 d 98 b Banquet 216 d Pheacutedon 105 c Reacutepublique I 337 d ndash e 354 c Theacuteeacutetegravete 150 c 210 c Phegravedre 235 c
3 Brisson Luc laquo Mythe eacutecriture philosophie raquo La naissance de la raison de Gregravece Paris PUF Sous la direction de J-F Matteacutei 2006 eacuted Quadrige [1990] pp 49 ndash 58 p 57 Dans sa note de bas de page Brisson note ceci laquo Monique Dixsaut Le naturel philosophe Essai sur les dialogues de Platon Paris Les Belles-Lettres Vrin 1985 p 45 51 raquo
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Par la suite en soumettant agrave examen lui-mecircme et les autres il a deacutecouvert la
veacuteritable ignorance beaucoup de gens croient savoir ce quils ne savent pas en
reacutealiteacute Lagrave il sagit en effet dune question eacutepisteacutemologique car comment peut-on
connaicirctre la veacuteriteacute Comment distinguer ce que lon sait reacuteellement de ce que lon
croit savoir En ce sens eacutepisteacutemologique Socrate avait bien raison de se reconnaicirctre
ignorant de se soucier de lexactitude de la connaissance de la reacutealiteacute En effet le fait
de preacutetendre connaicirctre la veacuteriteacute avec certitude amegravene le risque de la savoir par la
croyance et non par la science
Enfn lignorance consiste aussi agrave faire ce que lon ne doit pas faire lignorance prend
lagrave aussi une dimension eacutethique et politique puisquil sagit bien dagir Cest
fnalement aussi une question ontologique car comment peut-on agir juste sans se
poser la question de lecirctre Or laquo ecirctre purement et simplement raquo1 ne peut ecirctre
accessible que par contemplation De telle sorte tant que lacircme se lie encore au corps
cette contemplation a toutes les chances de se mecircler dignorance puisque le corps est
synonyme dignorance par le fait quil ne peut que sentir sans savoir ce quest ce quil
sent Cest la raison pour laquelle Socrate a bien raison de se reconnaicirctre ignorant
dans une forme de φρόνησις (reacutefexion et prudence)
Ainsi le fait de se reconnaicirctre ignorant mdash avant tout agrave soi-mecircme et non
expressivement devant les autres tout en eacutetant reconnu comme un savant par les
autres et non par soi-mecircme mdash est en quelque sorte une marque de la philosophie et
pas seulement une marque socratique En dautres termes il vaut mieux se
reconnaicirctre ignorant plutocirct que se reconnaicirctre savant puisque lignorance consiste agrave
ne pas se connaicirctre soi-mecircme Dougrave la question quel est le risque majeur agrave ne pas se
connaicirctre soi-mecircme Il est eacutevident que celui qui na aucun pouvoir sur qui que ce
soit ne risque pas grand-chose agrave ne pas se connaicirctre lui-mecircme Le ceacutelegravebre preacutecepte
delphique laquo connais-toi toi-mecircme raquo apparaicirct dans cinq dialogues agrave savoir lAlcibiade
le Charmide le Phegravedre le Phliegravebe et le Protagoras2 Sagit-il de cinq formes de pouvoirs
Nous le verrons plus preacuteciseacutement dans le chapitre III laquo Lignorance raquo
6 Lἐπιστήμη
Toute connaissance qui preacutesente une certaine stabiliteacute dans les reacutealiteacutes peut ecirctre
qualifeacutee dἐπιστήμη Ainsi de la stabiliteacute moins importante agrave la stabiliteacute eacuteternelle il
1 Cest-agrave-dire τὸ εἰλικρινῶς ὄν Reacutepublique V 477 a2 Alcibiade 129 a 130 e 131 b 132 e Charmide 164b Phegravedre 229 e Philegravebe 48 c Protagoras 343 b
15
existe de tregraves nombreuses sciences Le Politique donne une division des sciences1
eacutetablie de maniegravere horizontale En effet on peut bien eacutetablir une autre division des
sciences sous un angle diffeacuterent selon linteacuterecirct quon a pour lobjet de la science dans
son ensemble La philosophie devrait-elle sinteacuteresser plus agrave la division bien raffneacutee
des sciences ou davantage agrave lobjet lui-mecircme dune science En tout cas nous nous
inteacuteressons plus agrave lobjet lui-mecircme dune science et plus cette science est plus eacuteleveacutee
plus nous nous y inteacuteressons En effet nous nous inteacuteressons plutocirct agrave la division de
la science ou dune science et non agrave la division des sciences
Dans les dialogues platoniciens la σοφἰα et lἐπιστήμη sont en geacuteneacuteral
interchangeables degraves lApologie2 Les deux termes dans leur sens le plus eacuteleveacute ont
pour objet la mecircme chose agrave savoir la veacuteriteacute que les dieux possegravedent Le substantif
ἐπιστήμη est freacutequemment preacutesent dans les uns3 peu preacutesent dans les autres et
absent dans les trois dialogues platoniciens agrave savoir le Criton le Hippias majeur et le
Lysis Nous pouvons constater ceci dans le Charmide lEuthydegraveme le Lachegraves le Meacutenon
et le livre IV de la Reacutepublique certaines vertus font lobjet dune science dans les
livres V VI et VII de la Reacutepublique le Parmeacutenide le Pheacutedon et le Phegravedre les formes
intelligibles font lobjet dune science dans le Philegravebe cest plutocirct la psychologie qui
fait lobjet dune science enfn dans le Theacuteeacutetegravete ce triplet laquo sensation opinion droite
et logos raquo fait lobjet dune science dans le Protagoras la sophistique fait lobjet dune
science et dans le Gorgias cest la rheacutetorique On voit bien que cest toujours agrave lobjet
lui-mecircme dune science que Socrate sinteacuteresse
Quest-ce que la science Pour y reacutepondre nous examinerons 1 lopinion 2 le
raisonnement rigoureux cest-agrave-dire les matheacutematiques et 3 la connaissance de ce
qui est Cest pourquoi nous nous attacherons agrave analyser la nature des objets de ces
trois types de connaissance Lopinion trouve sa source dans la sensation qui est
sauvegardeacutee dans la meacutemoire Ainsi en jugeant par sensation on se forge une
opinion Il sagit dune opinion droite puisquaucune sensation nest fausse mais
individuelle particuliegravere spatio-temporelle et non-universelle Inversement en
jugeant par la meacutemoire sur une reacutealiteacute sensible on obtient aussi une opinion mais
fausse car aucune sensation nest identique agrave une autre sensation puisque le monde
1 Cf le Politique laquo Introduction raquo p 21 ougrave on trouve onze niveaux de division des sciences2 Voir Apologie 19 c ndash 20 c3 109 fois dans Theacuteeacutetegravete 72 (Charmide) 67 (Reacutepublique dont 22 dans le livre IV 12 dans V 7 dans VI 12
dans VII) 34 (Euthydegraveme) 37 (Meacutenon) 31 (Philegravebe) 23 (Protagoras) 23 (Parmeacutenide dont 18 dans la seule page 134) 19 (Pheacutedon) 19 (Lachegraves) 12 (Gorgias) En tout lἐπιστήμη apparaicirct 401 fois (hormis les Lois) contre seulement 142 fois pour la σοφἰα Voir aussi laquo Annexe ἐπιστήμη - σοφἰα raquo
16
sensible change sans cesse En revanche la διάνοια nest ni droite ni fausse mais
reacuteelle Ni laquo droite raquo parce que le jugement est obtenu par un raisonnement rigoureux
et non par sensation immeacutediate ni laquo fausse raquo cest parce que tout raisonnement
rigoureux aboutit au reacuteel Cependant on peut bien utiliser les matheacutematiques pour
faire des choses injustes parce quen tant que telles elles sont la connaissance des
autres et non la connaissance de soi-mecircme En effet seulement la connaissance de ce
qui est permet de se connaicirctre veacuteritablement soi-mecircme puisque le veacuteritable soi-
mecircme est la fonction intellective de lacircme
7 La vertu
La vertu est lexcellence de lacircme certes le terme ἀρετή signife aussi lexcellence
dune chose le couteau par exemple1 Le paradoxe de la vertu est quelle est science
mais une science qui ne senseigne pas
laquo Platon chercha tout naturellement sa vie durant agrave jouer un rocircle politique non
seulement agrave Athegravenes mais aussi agrave leacutetranger et notamment en Sicile raquo2 Il sengageait
mecircme activement agrave tenter de convertir le tyran Denys II agrave ses ideacutees 3 Sans doute pour
Platon ce rocircle politique est-il le naturel mecircme du philosophe une responsabiliteacute
eacutethique agrave leacutegard de la politique Mais son effort nest pas payant pour aider Dion
ancien eacutelegraveve de lAcadeacutemie beau-fregravere et gendre du tyran Denys Ancien puisque
leacutechec de Dion est ducirc agrave son ignorance4 Ironie du sort un philosophe comme Platon
neacutetait pas capable de dissiper lignorance dun ancien acadeacutemicien ni de convertir le
tyran en philosophe-roi Cela eacutetant si la vertu est science en tant que science elle
doit senseigner mais lenseignement que Platon prodiguait agrave Dion agrave lAcadeacutemie ne
semblait pas confrmer que cette science senseigne
Car lorsquil a affaire agrave des hommes impies lhomme pieux tempeacuterant et sage ne peut jamais se meacuteprendre entiegraverement sur ce quest lacircme de telles gens mais il ny a riendeacutetonnant sans doute agrave ce quil subisse le sort du bon pilote qui nignore absolument pas limminence dune tempecircte mais qui ne se preacutesente pas sa violence extraordinaire inattendue et qui en raison de cette ignorance sera forceacutement submergeacute Cest bien la
1 Lexcellence du couteau est fabriqueacutee par un humain qui est dirigeacute par son acircme en ce sens la fabrication excellente est commandeacutee par lacircme de son fabricant Ainsi cette excellence relegraveve fnalement de lexcellence de lacircme certes le corps aussi est lagrave pour quelque chose mais lui aussi estdirigeacute par lacircme cest pourquoi un beau corps nest pas une condition neacutecessaire pour exceller dans un meacutetier (τέχνη)
2 Cf laquo Lacadeacutemie de Platon premiegravere tentative dinstitutionnalisation du savoir en Gregravece antique raquo Luniversiteacute Cahiers deacutetudes leacutevinassiennes 10 2011 pp 13 ndash 31 p14
3 Ibid laquo Platon nourrit lespoir de convertir le tyran agrave ses ideacutees Peine perdue car Dion est exileacute et Platon lui-mecircme doit revenir preacutecipitamment agrave Athegravenes En 3610 il revient agrave Syracuse pour aider Dion cest une fois de plus un eacutechec raquo (p 15)
4 Voir Lettre VII 351 d ndash e
17
mecircme cause qui explique aussi leacutechec de Dion qui fut si rapide Certes il nignorait absolument pas queacutetaient meacutechants les gens qui ont causeacute sa perte mais ce quil ignorait ceacutetait la profondeur quavaient atteinte leur ignorance leur perversiteacute en geacuteneacuteral aussi bien que leur rapaciteacute Voilagrave donc pourquoi par suite de son eacutechec il gicirct dans son tombeau et sur la Sicile un deuil immense sest eacutetendu1
La pieacuteteacute la tempeacuterance et la sagesse sont des vertus qui permettent deacuteviter le
malheur en ce sens il est eacutevident que la vertu est science car seule la connaissance
des reacutealiteacutes veacuteritables permet de leacuteviter cest pourquoi soit on est proteacutegeacute par un
dieu soit la science quon possegravede Ou alors quelle est la condition pour que la vertu
senseigne
Socrate est reacuteellement vertueux cependant sa vertu est intransmissible autrement
dit la vertu que possegravede Socrate est attacheacutee agrave lui en ce sens la vertu nest pas
science puisquelle ne senseigne pas En effet Socrate passait toute sa vie agrave dialoguer
avec des personnes de tous bords essayant de rendre lui-mecircme et les autres les
meilleurs possibles comme si la vertu senseignait puisque le dialogue est une forme
denseignement Mais leffcaciteacute de cet enseignement deacutepend de la personnaliteacute de
Socrate Or tout ce qui est intrinsegravequement lieacute agrave la personnaliteacute nest pas science
puisquune science qui senseigne universellement est neacutecessairement indeacutependante
de qui que ce soit Pourtant la vertu de cette personnaliteacute rayonne comme un
excellent enseignement qui attire et transforme plus ou moins les gens et ce
rayonnement disparaicirct en mecircme temps que cette personne disparaicirct Tout cela
semble montrer que la vertu nest pas science mais senseigne ou alors que la vertu
est une science qui ne peut senseigner que par celui qui la possegravede reacuteellement et la
pratique pleinement
Le second paradoxe de la vertu est luniteacute de la vertu Il est inimaginable que le
courageux puisse ecirctre injuste et que le juste ne soit pas savant de mecircme pour les
autres vertus Cela suppose que luniteacute de la vertu existe neacutecessairement car sans
luniteacute des vertus cest-agrave-dire quelque chose en commun agrave toutes les vertus la vertu
na aucun sens elle nest quun nom qui ne deacutesigne aucune reacutealiteacute veacuteritable
Supposons que le courageux puisse ecirctre injuste dans ce cas-lagrave il nest pas toujours
courageux mais ponctuellement ou par hasard car seul le lacircche est capable de
commettre linjustice Ainsi si le courage est incapable dempecirccher de commettre
linjustice il na plus aucune valeur universelle et immuable puisquil ne permet pas
decirctre toujours courageux En effet toute uniteacute est une reacutealiteacute unique par exemple la
1 Ibid nous soulignons
18
fonction propre (ἔργον) est une reacutealiteacute unique agrave laquelle participent toutes les
excellences propres1 Autrement dit chaque fonction propre est deacutepositaire dune
excellence propre agrave ce titre lἔργον est luniteacute des excellences propres Lacircme a trois
fonctions (deacutesirante ardente et rationnelle) et chacune doit avoir son excellence
propre Ainsi pour que lacircme soit excellente il faut que ces trois fonctions soient
harmonieusement excellentes
8 La dialectique
La dialectique consiste agrave analyser les contraires ou les opposeacutes au moyen du
dialogue et par cette analyse on parvient agrave connaicirctre ce qui est
Les reacutealiteacutes sensibles sont visibles et multiples alors que les reacutealiteacutes intelligibles sont
invisibles et sans meacutelange cest pourquoi laquo ni intuition immeacutediate de la reacutealiteacute ni
non plus deacutecouverte de lecirctre de toutes choses la dialectique deacutesigne simplement la
saisie singuliegravere de ce qui fait que telle chose est comme elle est de ce qui la
distingue comme telle dans la multipliciteacute des choses qui sont raquo2 Cette saisie
singuliegravere consiste dabord agrave se demander ce quest une chose elle-mecircme selon la
fameuse formule laquo τί ἐστι raquo (laquo quest-ce que ceci ou cela en soi raquo) On peut toujours
formuler une reacuteponse plus ou moins pertinente mais on na pas la certitude de savoir
si la reacuteponse est unique Non pas que la formulation langagiegravere soit unique
puisquune mecircme reacuteponse peut ecirctre formuleacutee diffeacuteremment tout en disant la mecircme
chose mais que la reacutealiteacute comme lexprime la reacuteponse soit unique La question
suivante se pose quel est le principe qui permet de veacuterifer si la reacuteponse renvoie bien
agrave une reacutealiteacute unique Selon le principe du contraire il sagit de deacutefnir son contraire
En effet une chose sensible na pas de contraire le corps par exemple On pourrait
penser que lacircme est le contraire du corps cela nest peut-ecirctre pas faux mais ce nest
quune opinion ou une conjecture et non une science Pour que la reacuteponse soit de
lordre de la science il faut savoir ce quest lacircme et ce quest le corps Autrement dit
deux deacutefnitions renvoient agrave deux reacutealiteacutes contraires lacircme elle-mecircme en elle-mecircme
le corps lui-mecircme en lui-mecircme Par exemple si lon deacutefnit le corps comme une
eacutetendue son contraire est ineacutetendu Or ce qui est ineacutetendu nest pas neacutecessairement
lacircme par exemple une loi matheacutematique est ineacutetendue mais elle nest pas acircme en
tout cas jusquagrave maintenant cela na pas eacuteteacute deacutemontreacute Si lon deacutefnit lacircme comme la
source du bien et le corps comme la source du mal alors lacircme et le corps ne sont
1 Voir Reacutepublique I 352 d ndash 354 c2 Dictionnaire Platon p 47 Nous soulignons
19
pas contraires puisque chacun des deux est une source En revanche si lon deacutefnit
lacircme comme la source de tous les biens et de tous les maux1 la deacutefnition du corps
comme le contraire de lacircme est plus diffcile Ainsi tant quon ne reacuteussit pas agrave deacutefnir
le corps comme le contraire de laquo la source de tous les maux et de tous les biens raquo on
ne comprend pas encore totalement non pas le corps mais ce quest le corps En
effet connaicirctre le corps relegraveve de la meacutedecine connaicirctre ce quest le corps relegraveve de la
dialectique
Dans la deacutefnition de la dialectique le dialogue est le moyen de connaicirctre ce qui est
un moyen de deacuteclencher des sensations afn de cheminer vers la contemplation des
reacutealiteacutes veacuteritables ce cheminement a pour nom la reacuteminiscence
9 Questions de meacutethode
Comme notre recherche de la philosophie de Socrate selon Platon ne se concentre pas
sur un seul dialogue mais concerne presque tous les dialogues platoniciens et
particuliegraverement ceux ougrave Socrate est le meneur de jeu il est par conseacutequent
impossible danalyser chacun de ces dialogues dans leur ensemble Cest pourquoi
nous adoptons la deacutemarche qui consiste agrave analyser les principaux termes agrave travers
plusieurs dialogues tout en prenant en consideacuteration luniteacute de chacun de ces
dialogues
Connaissant les principaux termes dabord ce sont des termes eacutetroitement lieacutes agrave
chacun des six termes que nous avons retenus dans la structure de la philosophie de
Socrate agrave savoir la Forme lacircme lignorance le science la vertu et la dialectique Par
exemple parler de la Forme eacutequivaut agrave parler de la seacuteparation entre le sensible et
lintelligible de la participation de lecirctre
Ensuite notre recherche ne se borne pas agrave maintenir la deacutemarche dans une
autonomie du dialogue dans la mesure ougrave lon admet le fait que la penseacutee de Socrate
et celle de Platon eacutevoluent Cette eacutevolution est eacutevidente car dans les premiers
dialogues il sagit essentiellement de reacutefutation cest-agrave-dire de critique le but eacutetant
de faire apparaicirctre la veacuteriteacute et de dissiper lignorance et non pas de chercher agrave deacutefnir
reacuteellement une reacutealiteacute en question De lagrave vient en effet la notion dlaquo aporie raquo En ce
sens la deacutefnition dune reacutealiteacute est une meacutethode et non une science dans les premiers
dialogues dans ces conditions il est diffcile de savoir si Socrate possegravede ou non
cette science quand il reacutefute Alors que dans les autres dialogues ougrave la dialectique est
1 Voir Charmide 156 e
20
lenjeu de la recherche le but consiste agrave connaicirctre ce qui est dans ce cas dialectique
une deacutefnition nest plus une meacutethode mais une science En somme nous preacutefeacuterons
lautonomie du meneur de jeu agrave lautonomie des dialogues1
Enfn luniteacute litteacuteraire cest-agrave-dire linteacutegraliteacute textuelle dun dialogue sera prise en
consideacuteration car le discours platonicien eacutecrit ressemble agrave un corps vivant2 Comme
tout corps vivant les membres et les organes forment un uniteacute quest lunion de lacircme
et du corps Nest-il pas paradoxal de prendre en consideacuteration luniteacute litteacuteraire dun
dialogue tout en neacutegligeant lautonomie du dialogue Pas du tout Un citoyen est
une uniteacute dans tous les sens du terme mais il nest pas autonome par rapport agrave la citeacute
dont il est citoyen
Conclusion
La recherche dune philosophie telle quelle se manifeste dans les dialogues
platoniciens suppose que lontologie soit implicitement ou explicitement la boussole
de leacutethique et que leacutethique soit le point de deacutepart de lontologie En effet sans la
fondation de leacutethique il est diffcile dimaginer que lontologie puisse tomber du ciel
Agrave linverse sans lontologie il est aussi diffcile dimaginer que leacutethique puisse ecirctre
fondeacutee solidement Ces deux points semblent dire que la diffeacuterence et laccord entre
Socrate et Platon tels quils se trouvent dans les dialogues sont agrave la fois visibles et
invisibles Peut-ecirctre est-ce dans linvisible que laccord est plus important que ce que
le visible peut montrer car le visible est trop lineacuteaire Cet avis de Catherine Dalimier
semble-t-il bien utile dans la lecture de lensemble des dialogues platoniciens ougrave
Socrate est le meneur de jeu laquo Aucun deacutechiffrement aussi brillant aussi textuel
aussi philosophique aussi coheacuterent soit-il nest indeacutependant dun choix ontologique
eacutethiquement neacutecessaire raquo3 Ce choix est sans doute la science
1 Cest en ce sens que chacun de ces trois dialogue agrave savoir l e Critias l es Lois et le Timeacutee est autonome Lensemble de ces deux dialogues le Politique et le Sophiste est autonome puisque dansceux-ci le meneur de jeu est le mecircme Eacutetranger dEacuteleacutee
2 laquo Mais tu admettras au moins ceci jimagine que tout discours doit ecirctre constitueacute agrave la faccedilon dun ecirctre vivant qui possegravede un corps agrave qui il ne manque ni tecircte ni pieds mais qui a un milieu et des extreacutemiteacutes eacutecrits de faccedilon agrave convenir entre eux et agrave lensemble raquo (Phegravedre 264 c)
3 Cratyle laquo Introduction raquo p 39
21
Ch I La Forme25I1 La Forme est-elle preacutesente dans les premiers dialogues 25
I11 Premiegravere description preacuteliminaire de la reacutealiteacute intelligible26I12 Aὐτὸ τὸ x27
I121 Lαὐτὴ ἡ πόλις28I122 Euthyphron et αὐτὸ τὸ εἶδος30I123 Hippias majeur et laquo τί ἐστι αὐτὸ τὸ καλὸν raquo31I124 Lαὐτὰ καθ αὑτὰ οὔτε κακὰ εἶναι οὔτε ἀγαθά32I125 Meacutenon Lysis et Euthydegraveme34
I13 La seacuteparation entre lacircme et le corps35I131 Χρήματα35I132 Gorgias et la seacuteparation explicite entre lacircme et le corps37
I2 La neacutecessiteacute de lexistence des reacutealiteacutes intelligibles38I21 Neacutecessiteacute ontologique39
I211 Lecirctre et le non-ecirctre parmeacutenidiens39I212 Du Soleil au Bien42I213 La mort la meacutemoire limmortaliteacute et la reacuteminiscence44
I22 La neacutecessiteacute eacutepisteacutemologique47I221 Limpossibiliteacute de la science parmeacutenidienne47I222 La neacutecessiteacute de ce qui est50
I23 La neacutecessiteacute eacutethique51I231 Limpossibiliteacute de la participation parmeacutenidienne52I232 La neacutecessiteacute eacutethique de lontologie54
I3 Quest-ce que la Forme 55I31 Intelligible56
I311 Question de lexpression de la Forme56I312 τὸ εἶναι58I313 ἕκαστον ὃ ἔστι60
I32 Trois eacutetapes pour saisir la reacutealiteacute intelligible62I321 Saisie par la sensation62I322 Saisie par le raisonnement64I323 Saisie par lintellection66
I33 Au-delagrave des Formes et la participation67I331 Le jour et la Forme67I332 La penseacutee (νόημα) et la Forme68I333 Le paradigme et la Forme69
I4 Conclusion69
23
Ch I La Forme
Une Forme une reacutealiteacute unique en soi et par soi (αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ εἶδος ou αὐτὸ τὸ
εἶδος ou tout simplement τὸ εἶδος ou ἡ ἰδέα)1 eacutevoque la neacutecessiteacute de la seacuteparation
entre lintelligible et le sensible puisquune reacutealiteacute sensible est une reacutealiteacute multiple
Ainsi les questions senchaicircnent premiegraverement comment sopegravere la seacuteparation entre
le sensible et lintelligible y a-t-il une correacutelation entre les deux seacuteparations
suivantes entre le sensible et lintelligible dune part entre le corps et lacircme dautre
part deuxiegravemement si cest par la matheacutematique que les reacutealiteacutes sensibles
participent agrave lintelligible comment rendre compte de la participation de lacircme agrave
lintelligible troisiegravemement y a-t-il des Formes neacutegatives par exemple pourrait-il y
avoir une Forme du Mal
I1 La Forme est-elle preacutesente dans les premiers dialogues
Les termes comme εἶδος ἰδέα ou les formules comme αὐτὸ καθ αὑτὸ x αὐτὸ τὸ x
sont bel et bien preacutesents dans les premiers dialogues dits traditionnellement les
dialogues de jeunesse mecircme si leur preacutesence est relativement peu freacutequente par
rapport agrave leur preacutesence dans les dialogues tardifs Voici une reacutecapitulation des
occurrences du terme εἶδος avec ou sans article dans les dialogues2
Les premiers dialogues Les dialogues tardifsavec article sans article avec article sans article
Charmide 2 0 Banquet 2 5Euthyphron 1 0 Cratyle 4 10Gorgias 0 2 Critias 0 2Hippias Majeur 1 1 Lois 0 30Lachegraves 0 1 Parmeacutenide 20 26Lysis 1 1 Pheacutedon 7 8Meacutenon 0 3 Phegravedre 3 22Protagoras 1 1 Philegravebe 0 12
Politique 0 27
1 Dans son article intituleacute laquo Les formes et les reacutealiteacutes intelligibles Lusage platonicien du terme εἶδος raquo J-F Pradeau na pas eacutevoqueacute une seule fois le terme ἰδέα comme si les deux termes neacutetaientpas synonymes (cf Platon les formes intelligibles Paris PUF cordonneacute par J-F Pradeau 2001 pp 17 ndash 60) Pour L Brisson ils sont synonymes (cf son article dans le mecircme livre laquo Comment rendre compte de la participation du sensible agrave lintelligible chez Platon raquo pp 61 ndash 85) Cf laquo Annexe τὸεἶδος ἰδέα raquo la statistique montre que lemploi des deux termes semble assez eacutequilibreacute
2 Notons que sans article certaines formes du terme εἶδος ne signifent pas toujours laquo τὸ εἶδος raquo cest pourquoi nous faisons une statistique seacutepareacutee qui est reacutealiseacutee sur les sept formes suivantes sans article εἶδος εἴδους εἴδεος εἴδει εἴδη εἰδέα εἰδέων εἴδεσι avec article τὸ εἶδος τοῦ εἴδους τοῦ εἴδεος τῷ εἴδει τὰ εἴδη τὰ εἰδέα τῶν εἰδέων τοῖς εἴδεσι
25
Reacutepublique 12 62Sophiste 2 38Theacuteeacutetegravete 2 12Timeacutee 2 52
Premiegraverement avec ou sans article le terme εἶδος est peu preacutesent dans les premiers
dialogues mecircme totalement absent dans la moitieacute des premiers dialogues cela
pourrait confrmer lhypothegravese de labsence de lexistence de la Forme dans les
premiers dialogues Notons que ce nest pas une question de volume car le Gorgias et
le Meacutenon sont plutocirct volumineux comparables au Politique au Sophiste ou au Timeacutee
Deuxiegravemement le Parmeacutenide est une exception car avec ou sans article les 46
occurrences se concentrent particuliegraverement dans la premiegravere partie1 cela confrme
que lεἶδος deacutesigne la Forme cela semble confrmer aussi que la question de la forme
intelligible est absente dans la seconde partie du Parmeacutenide Cela ne doit pas ecirctre
consideacutereacute comme un hasard car rien nest hasard sous la plume de Platon mecircme si
Platon recrute certainement un scribe en tout cas lui-mecircme sait eacutecrire et lire puisque
leacuteducation agrave son eacutepoque commence par la lecture et leacutecriture Troisiegravemement
labsence de lεἶδος avec article dans les quatre dialogues tardifs agrave savoir le Critias
les Lois le Philegravebe et le Politique semble signifer quils seraient de la mecircme peacuteriode de
reacutedaction le Sophiste et le Timeacutee pourraient se trouver dans une autre peacuteriode de
reacutedaction
I11 Premiegravere description preacuteliminaire de la reacutealiteacute intelligible
Il sagit de la laquo premiegravere description raquo que nous donnons dans ce chapitre comme
preacuteliminaire et non pas de la laquo premiegravere raquo dans les dialogues platoniciens ce qui est agrave
deacuteterminer Voici un passage du Pheacutedon (78 d)
αὐτὴ ἡ οὐσία ἧς λόγον δίδομεντοῦ εἶναι καὶ ἐρωτῶντες καὶ ἀποκρινόμενοι πότερον ὡσαύτως ἀεὶ ἔχει κατὰ ταὐτὰ ἢ ἄλλοτ᾽ἄλλως αὐτὸ τὸ ἴσον αὐτὸ τὸ καλόν αὐτὸ ἕκαστον ὃ ἔστιν τὸ ὄν μή ποτε μεταβολὴν καὶ
Cette reacutealiteacute mdash cest de sa maniegravere decirctre dont nous rendonsun juste compte et lorsque nous questionnons et lorsque nous reacutepondons mdash est-ce quelle se comporte toujours semblablement en restant mecircme quelle-mecircme ou est-ce quelle est tantocirct ainsi et tantocirct autrement Leacutegal en soi le beau en soi le laquo ce quest raquo chaque chose en soi-mecircme le veacuteritablement eacutetant est-ce que jamais cela peut accueillir en
1 Parmeacutenide avec article τὰ εἴδη (129 d) τοῖς εἴδεσι (129 e) τοῦ εἴδους (131 a) τὸ εἶδος (131 a) τὰ εἴδη (131 c) τῷ εἴδει (132 d) τὸ εἶδος (132 d) τὸ εἶδος (132 e) τῷ εἴδει (132 e) τὸ εἶδος (132 e) τὸ εἶδος (132 e) τὸ εἶδος (133 a) τὰ εἴδη (133 b) τὰ εἴδη (133 d) τὰ εἴδη (134 b) τοῦ εἴδους (134 b) τὰεἴδη (134 d) τὰ εἴδη (135 a) τῷ εἴδει (149 e) τοῦ εἴδους (158 c) Sans article εἴδη (129 c) εἴδη (130 b) εἶδος (130 b) εἶδος (130 c) εἶδος (130 c) εἶδος (130 d) εἶδος (130 d) εἴδη (130 d) εἴδη (130 e) εἶδος (131 c) εἶδος (132 a) εἶδος (132 a) εἶδος (132 c) εἴδη (132 d) εἴδους (132 e) εἶδος (132 e) εἶδος (133 a) εἴδη (133 a) εἶδος (133 b) εἶδος (135 a) εἴδη (135 b) εἶδος (135 b) εἴδη (135 e) εἴδη (149 e) εἴδη (159 e) εἴδους (160 a)
26
ἡντινοῦν ἐνδέχεται ἢ ἀεὶ αὐτῶνἕκαστον ὃ ἔστι μονοειδὲς ὂναὐτὸ καθ᾽ αὑτό ὡσαύτως κατὰ ταὐτὰ ἔχει καὶ οὐδέποτε οὐδαμῇ οὐδαμῶς ἀλλοίωσιν οὐδεμίαν ἐνδέχεται
soi un changement quel que soit dailleurs ce changement Ou bien comme ce quest chacun de ces ecirctres comporte en soi et par soi une unique forme est-ce que cela ne reste pas toujours semblablement mecircme que soi sans accueillir agrave aucun moment sur aucun point en aucune faccedilon aucune alteacuteration
Mecircme si ce nest quun court passage on pourrait dire de maniegravere geacuteneacuterale que la
Forme (τὸ ὄν) est indiqueacutee agrave laide de ces deux formules αὐτὸ τὸ x αὐτὸ καθ᾽ αὑτό
x ici x deacutesigne une reacutealiteacute (οὐσία) tandis que laquo αὐτὸ τὸ raquo ou laquo αὐτὸ καθ᾽ αὑτό raquo
souligne la nature de la Forme toujours la mecircme en soi et par soi sans jamais subir
aucun changement Pour linstant seules ces deux formules attirent notre attention
nous examinerons le reste plus tard
I12 Aὐτὸ τὸ x
On peut aiseacutement constater dans les premiers dialogues la preacutesence de ces deux
expressions agrave savoir αὐτὸ τὸ x et αὐτὸ καθ αὑτὸ x qui ressemblent agrave celles utiliseacutees
pour deacutesigner les formes intelligibles telles quelles sont deacutefnies exprimeacutees ou
deacutecrites dans le Parmeacutenide le Pheacutedon et la Reacutepublique1 Voici une liste non exhaustive
mais signifcative de ces deux expressions preacutesentes dans la majoriteacute des dialogues
de jeunesse
Apologie αὐτῆς τῆς πόλεως (36 c) Criton αὐτὴ ἡ ἀλήθεια (48 α) αὐτῇ τῇ δίκῃ (52 c)
Hippias majeur αὐτὸ τὸ καλὸν (286 e 288 a 289 c) αὐτοῖς τοῖς θεοῖς (293 a) αὐτὸ
καθ᾽ αὑτὸ τῶν ἡδέων καλὸν (299 c) αὐτὸ τὸ ἑκάτερον (303 a) Ion αὐτοὺς τοὺς
δακτυλίους (533 d) Alcibiade αὐτὸ τὸ αὐτό (129 b 130d) Lachegraves αὐτῷ τῷ ἔργῳ (183
c) αὐτὴ ἡ ἀνδρεία (194 a) αὐτὴ ἡ καρτέρησίς (194 a) Protagoras αὐτῇ τῇ ψυχῇ (314
b) αὐτὸ τὸ πρᾶγμά (330 d) αὐτὰ τὰ ἐρωτώμενα (336 a) αὐτῇ τῇ διανοίᾳ αὐτῷ τῷ
σώματι (337 c) αὐτὸ τὸ πρυτανεῖον αὐτῆς τῆς πόλεως (337 d) αὐτὸ τὸ ἐρωτώμενον
(338 d) αὐτῆς τῆς ἡδονῆς (353 d) αὐτὸ τὸ χαίρειν (354 c) αὐτὸ τὸ χαίρειν αὐτὸ τὸ
λυπεῖσθαι (354 d) αὐτὸ τὸ λυπεῖσθαι (354 e) Meacutenexegravene αὐτῶν τῶν τεθνεώτων (236
d) Euthyphron αὐτὸ τὸ εἶδος (6 d) Gorgias αὐτοῖς τοῖς ἀνθρώποις(452 d) αὐτὸ τὸ
σῶμα (465 d) αὐτὸν τὸν δεσπότην (471 b) αὐτοὺς τοὺς πολίτας (513 e) αὐτῆς τῆς
πόλεως (519 c) αὐτῇ τῇ ψυχῇ αὐτὴν τὴν ψυχὴν θεωροῦντα ἐξαίφνης ἀποθανόντος
1 ldquo Le terme dεἶδος est introduit dans une discussion dont la fn est une deacutefnition il est la reacuteponse donneacutee agrave la question laquo Quest-ce que x raquo (τὶ ἐστι χ) rdquo (Cf J-F Prodeau supra p 35) Or x peut ecirctre une chose sensible le rempart par exemple parfois mecircme un nom propre par exemple dans lelivre III de la Reacutepublique αὐτὸν τὸν Ἀχιλλέα (390 e) Par ailleurs Platon neacutetait pas le premier agrave employer lexpression αὐτὸ τὸ x puisque lon trouve lexpression dans chaque livre des Histoires de Heacuterodote par exemple αὐτὰ τὰ χείλεα dans le livre 31239 (version Les Belles Lettres ougrave Ph-E Legrand se contente de traduire laquo βραχέος τοῦ τεπὶ αὐτὰ τὰ χεῖλεα raquo par laquo celui qui touchait au bord raquo Pas de diffeacuterence entre laquo χεῖλος raquo et laquo αύτὸ τὸ χεῖλος raquo
27
ἑκάστου (523 e) Charmide αὐτῆς τῆς ἐπιστήμης (166 a) αὐτῆς τῆς λογιστικῆς (166 a)
αὐτῆς τῆς σωφροσύνης (166 b) Meacutenon αὐτὴν τὴν οἰκίαν (71 e) αὐτὸ τὸ
παρατεταμένον (78 a) αὐτὰ μὲν καθ αὑτὰ οὔτε ὠφέλιμα οὔτε βλαβερά ἐστιν (88 c)
αὐτὸν τὸν ὑὸν (93 e) αὐτὸ καθ αὑτὸ ζητεῖν (100 b) Lysis αὐτὸ τὸ τεῖχος (203 a) αὐτὸ
τὸ ἐναντίον (215 e) αὐτὰ καθ αὑτὰ οὔτε κακὰ εἶναι οὔτε ἀγαθά (220 c) Euthydegraveme
ὅπως αὐτά γε καθ αὑτὰ πέφυκεν ἀγαθὰ (281 d) αὐτοὶ οἱ λογοποιοί αὐτὴ ἡ τέχνη
(289 e) αὐτὸ τὸ πρᾶγμα (307 b)
Le nombre doccurrences de ces deux expressions est important dans les premiers
dialogues mecircme sil est largement infeacuterieur agrave celui des dialogues tardifs Il est utile
de faire une analyse pour voir de quoi il sagit plus preacuteciseacutement pour savoir si dans
αὐτὸ τὸ x il sagit de x en soi ou de x (une reacutealiteacute) elle-mecircme Par laquo x en soi raquo nous
entendons une reacutealiteacute intelligible telle queacutevoqueacutee dans le Pheacutedon laquo elle se comporte
toujours semblablement en restant mecircme quelle-mecircme raquo par laquo x elle-mecircme raquo nous
entendons ce qui est propre agrave x Ainsi par exemple lαὐτὸ τὸ τεῖχος ne peut en
aucun cas signifer le rempart en soi mais le rempart lui-mecircme cest-agrave-dire ce qui est
propre au rempart sa construction Nous seacutelectionnons ici quatre cas agrave examiner agrave
savoir αὐτὴ ἡ πόλις αὐτὸ τὸ εἶδος τί ἐστι αὐτὸ τὸ καλὸν et αὐτὰ καθ αὑτὰ οὔτε
κακὰ εἶναι οὔτε ἀγαθά1
I121 Lαὐτὴ ἡ πόλις
Lexpression napparaicirct que cinq fois dans le corpus platonicien dont une fois
formuleacutee par Hippias dans le Protagoras (αὐτῆς τῆς πόλεως 337 d) et quatre fois par
Socrate dans trois dialogues agrave savoir lApologie (αὐτῆς τῆς πόλεως 36 c) le Gorgias
(αὐτῆς τῆς πόλεως 519 c) et le livre II de la Reacutepublique (αὐτὴν τὴν πόλιν 370 e
αὐτῇ τῇ πόλει 371 b) Sachant que mecircme dans la Reacutepublique ougrave certaines
expressions αὐτὸ τὸ x et αὐτὸ καθ αὑτὸ x signifent effectivement une Forme2
lαὐτὴ ἡ πόλις ne signife pas laquo la citeacute en soi raquo mais la citeacute elle-mecircme nous allons le
voir sous peu
La premiegravere apparition de lexpression se trouve dans lApologie qui se compose de
trois discours le premier sur la culpabiliteacute de Socrate (17 a ndash 35 d) le second sur
leacutetablissement dune peine (35 e ndash 38 b) et le troisiegraveme qui est un discours priveacute sur
leacutethique agrave leacutegard de la mort (38 c ndash 42 a) Voici le passage ougrave est apparue
lexpression αὐτῆς τῆς πόλεως (36 c)
1 Quant agrave lexpression laquo αὐτὸ τὸ αὐτό raquo (Alcibiade 129 b 130d) nous en parlerons dans le chapitre laquo Lacircme raquo
2 Par exemple dans le livre VII αὐτὸ τὸ ἕν (524 e) αὐτὸ τὸ ἀγαθὸν (534 c) αὐτὸ τὸ ὂν (537 d)
28
En essayant de convaincre chacun dentre vous de ne pas se preacuteoccuper de ses affaires
personnelles avant de se preacuteoccuper pour lui-mecircme de la faccedilon de devenir le meilleur et
le plus senseacute possible de ne point se preacuteoccuper des affaires de la citeacute avant de se
preacuteoccuper de la citeacute elle-mecircme (πρὶν αὐτῆς τῆς πόλεως) et de ne se preacuteoccuper de tout
le reste quen vertu du mecircme principe (κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον)1
Ici on trouve deux expressions diffeacuterentes laquo κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον raquo et laquo πρὶν
αὐτῆς τῆς πόλεως raquo Dans la premiegravere laquo en vertu du mecircme principe raquo lαὐτό
comme adjectif met laccent sur le mecircme par rapport aux autres Dans la seconde laquo la
citeacute elle-mecircme raquo lαὐτό comme pronom met laccent sur le rapport du sujet agrave lui-
mecircme autrement dit la citeacute agrave leacutegard delle-mecircme ce qui est propre agrave la citeacute Une telle
interpreacutetation peut ecirctre contesteacutee par les deux passages du livre II de la Reacutepublique
Socrate Mais repris-je fonder cette citeacute (αὐτὴν τὴν πόλιν) dans un endroit tel quelle nait besoin de rien importer cest quasi impossible (370 e)
Socrate Mais alors Au sein de la citeacute elle-mecircme (αὐτῇ τῇ πόλει) comment les citoyens seacutechangeront-ils les biens que chacun aura produit Car cest bien dans ce but que nous avons fondeacute une citeacute (ποιησάμενοι πόλιν) en rendant possible leur association (371 b)
Il est eacutevident que lexpression ne signife pas la citeacute en soi puisquelle concerne la vie
reacuteelle de la citeacute dailleurs ces deux passages soulignent quaucune citeacute ne peut rester
toujours la mecircme en soi et par soi Voici la question que deacutesigne la citeacute elle-mecircme
dans lApologie comme dans la Reacutepublique Ce passage du mythe de Protagoras peut
nous suggeacuterer la reacuteponse
En effet ils ne posseacutedaient pas encore lart politique dont lart de la guerre est une partie
Ils cherchaient bien sucircr agrave se rassembler pour assurer leur sauvegarde en fondant des
citeacutes Mais agrave chaque fois quils eacutetaient rassembleacutes ils se comportaient dune maniegravere
injuste les uns envers les autres parce quils ne posseacutedaient pas lart politique de sorte
que toujours ils se dispersaient agrave nouveau et peacuterissaient2
Pour preacuteserver la race humaine Zeus envoya Hermegraves porter aux hommes la retenue
(αἰδώς) et la justice (δίκη)3 Dapregraves ce mythe sans lαἰδώς et la δίκη la citeacute peacuterirait
Cela admis ces deux termes deacutesignent la citeacute elle-mecircme cest-agrave-dire le fondement de
la citeacute Nous parlerons de la δίκη dans le chapitre V laquo La vertu raquo mais auparavant
1 Ibid 36 c Le ceacutelegravebre propos tenu quelques instants plus tocirct en 30 b traduit en effet ce principe laquo Ce nest pas des richesses que vient la vertu mais cest de la vertu que viennent les richesses et tous les autres biens pour les particuliers comme pour lEacutetat raquo
2 Protagoras 322 b3 Apregraves le reacutecit du mythe Protagoras nemploie plus les termes lart politique mais laquo excellence
politique (πολιτικὴ ἀρετή) chose qui exige toujours sagesse (σωφροσύνη) et justice (δικαιοσύνη) raquo (323 a) Cela eacutetant pour le sophiste τέχνη et ἀρετή sont synonymes lαἰδώς et la σωφροσύνη le sont eacutegalement
29
disons quelques mots sur le sens du terme αἰδώς Pour Protagoras lαἰδώς est une
vertu au mecircme titre que la justice le terme est relativement bien preacutesent dans le
corpus platonicien avec 46 occurrences1 En dehors du mythe de Protagoras lαἰδώς
nest pas consideacutereacutee comme une vertu Voici le sens du terme
Le mot αἰδώς lui nest guegravere traduisible (comme il arrive le plus souvent pour les maicirctres mots qui sont les mots teacutemoins par excellence) mais agrave travers la multipliciteacute de ses emplois on peut dire quil deacutesigne un sentiment de respect ou de retenue qui se rapproche au moins de la reacuteveacuterence religieuse mdash qui en fait peut avoir pour objet la diviniteacute mdash mais vaut essentiellement dans lordre des relations humaines ougrave il commande certaines abstentions ou certaines attitudes vis-agrave-vis dun parent dun ecirctredune eacuteminente digniteacute dun suppliant hellip sentiment agrave la fois social et moral puisque lαἰδώς est agrave la fois soucieuse de lopinion publique dont elle apparaicirct souvent comme la contre-partie et preacuteoccupeacutee dans un sens volontiers aristocratique de ce que le sujet se doit agrave lui-mecircme2
Si lαἰδώς nest pas une vertu peut-on consideacuterer de maniegravere geacuteneacuterale les excellentes
qualiteacutes humaines autres que la vertu comme fondement de la citeacute La reacuteponse
semble neacutegative Il faut distinguer luniteacute individuelle de luniteacute de la citeacute ce qui fait
luniteacute de la citeacute fait neacutecessairement luniteacute individuelle linverse neacutetant pas vrai car
luniteacute de la citeacute est une uniteacute collective qui neacutecessite la philosophie alors que luniteacute
individuelle est une uniteacute simple qui nexige que la justice et la tempeacuterence
I122 Euthyphron et αὐτὸ τὸ εἶδος
En remarquant la preacutesence de ces deux termes εἶδος et ἰδέα3 dans lEuthyphron R E
Allen pensait que la Forme y serait bien preacutesente4 Voici le passage en question
μέμνησαι οὖν ὅτι οὐ τοῦτό σοι διεκελευόμην ἕν τι ἢ δύο με διδάξαι τῶν πολλῶν ὁσίων ἀλλ᾽ ἐκεῖνο αὐτὸ τὸ εἶδος ᾧ πάντα τὰ ὅσια ὅσιά ἐστιν ἔφησθα γάρ που μιᾷ ἰδέᾳ τά τε ἀνόσια ἀνόσια εἶναι καὶ τὰ ὅσια ὅσια
En ce cas te souviens-tu que je texhortais de mapprendrenon pas une ou deux des nombreuses choses pieuses mais plutocirct cette forme mecircme en vertu de laquelle toutes les choses pieuses sont pieuses Car tu as affrmeacute je pense que cest en vertu dune forme unique que les choses impies sont impies et que les choses pieuses sont pieuses Agrave moins
1 Banquet αἰδοῖα (190 a) αἰδοῖα (191 b) Charmide αἰδὼς (160 e) αἰδὼς (161 a) αἰδώς (161 a) αἰδὼς (161 b) Euthyphron αἰδώς (12 b) αἰδώς (12 b) αἰδὼς (12 b) αἰδώς (12 c) αἰδὼς (12 c) αἰδώς (12 c) αἰδοῦς (12 c) αἰδὼς (12 c) Lettre VI αἰδοῖ (323 b) VII αἰδοῖ (337 a) αἰδοῖ (337 a) αἰδοῖ (340 a) Lois I αἰδῶ (647 a) αἰδοῦς (649 c) II αἰδῶ (671 d) αἰδοῦς (672 d) III αἰδώς (698 b) αἰδῶ (699 c) IV αἰδῶ (713 e) V αἰδῶ (729 b) VI αἰδοῦς (772 a) IX αἰδοῦς (867 e) XII αἰδοῖ (943 e) Phegravedre αἰδοῦς (253 d) αἰδοῖ (254 a) αἰδοῦς (256 a) Politique αἰδοῦς (310 d) Protagoras αἰδῶ(322 c) αἰδῶ (322 c) αἰδῶ (322 c) αἰδοῦς (322 d) αἰδῶ (329 c) Reacutepublique V αἰδοῦς (463 d) αἰδώς (465 a) αἰδὼς (465 a) VIII αἰδοῦς (560 a) αἰδῶ (560 d) X αἰδὼς (595 b) Sophiste αἰδοῦς (216 b) αἰδώς (217 d)
2 Brisson Luc laquo Le mythe de Protagoras et la question des vertus raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 113 ndash 133 p 127 ndash 128
3 Cf laquo Annexe εἶδος ἰδέα raquo4 Cf Allen R E Platos Euthyphro and the Earlier Theory of Form London Routlegde amp Kegan Paul
1970
30
ἢ οὐ μνημονεύεις1 que tu ne ten souviennes pas
Dans ce passage la preacutesence des deux expressions αὐτὸ τὸ εἶδος et που μιᾷ ἰδέᾳ ne
sufft pas pour affrmer quil sagit de la Forme si lon nexplique pas ce terme
laquo ἀνόσια raquo (impieacuteteacute) ce qui est absent dans lanalyse de R E Allen En effet dans les
dialogues de jeunesse agrave aucun moment Socrate ne deacutecrit quelle est la nature dεἶδος
ou dἰδέα comme cest le cas dans les dialogues tardifs en ce qui concerne la Forme
La question se pose peut-il y avoir une forme unique de limpieacuteteacute Par exemple les
gens simaginent-ils savoir ce quils ne savent pas de la mecircme faccedilon Les injustes
sont-ils injustes identiquement Si cela eacutetait vrai on serait ineacutevitablement conduit agrave
admettre que le bien et le mal ont le mecircme statut ontologique cela est inimaginable
car cela suppose que le mal lui aussi soit une forme unique qui est toujours la mecircme
en soi et par soi une telle hypothegravese est ontologiquement impossible En reacutealiteacute
mecircme dans la Reacutepublique laquo μία ἰδέα raquo ne signife pas toujours une Forme telle que
nous lavons vu dans le Pheacutedon Voici le passage en question dans le livre IX de la
Reacutepublique
πλάττε τοίνυν μίαν μὲν ἰδέαν θηρίου ποικίλου καὶ πολυκεφάλου ἡμέρων δὲ θηρίων ἔχοντος κεφαλὰς κύκλῳ καὶ ἀγρίων καὶ δυνατοῦ μεταβάλλειν καὶ φύειν ἐξ αὑτοῦ πάντα ταῦτα2
Faccedilonne donc la forme unique dun animal composite et polyceacutephale posseacutedant agrave la fois les tecirctes danimaux paisibles et danimaux feacuteroces disposeacutees en cercle et accorde-lui le pouvoir de se transformer et de deacutevelopper toutes ces formes par lui-mecircme
En effet par μία ἰδέα on peut entendre laquo τί ἐστι raquo il sagit dun seul genre ou une
seule classe en question3 mais la reacuteponse agrave la question laquo quest-ce que raquo peut bien
deacutesigner une chose sensible Par exemple quest-ce que la boue laquo La boue est de la
terre deacutelayeacutee par leau raquo4 En tout cas tant que la seacuteparation entre le sensible et
lintelligible ne sopegravere pas par une science il nest pas pertinent de dire que la penseacutee
de la Forme est supposeacutee preacutesente
I123 Hippias majeur et laquo τί ἐστι αὐτὸ τὸ καλὸν raquo
LHippias majeur semble donner une impression de la seacuteparation entre le sensible et la
reacutealiteacute au-delagrave du sensible La discussion entre Socrate et le sophiste Hippias se
deacuteveloppe autour de cette question laquo τί ἐστι αὐτὸ τὸ καλὸν raquo (laquo quest-ce que le
1 Euthyphron 6 d ndash e2 Reacutepublique IX 588 c3 laquo La question τί ἐστι ne porte donc pas sur les individus dun genre ou dune classe mais sur une
qualiteacute qui posseacutedeacutee par plusieurs individus justife leur appartenance agrave une mecircme classe raquo (J-F Pradeau laquo Les formes et les reacutealiteacutes intelligibles raquo Platon les formes intelligibles p 35)
4 Theacuteeacutetegravete 147 c
31
beau en soi raquo) Hippias donne toujours une reacuteponse concernant une beauteacute sensible
agrave chaque fois une belle vierge lor ou encore la richesse par exemple Voici la
premiegravere apparition du terme καλόν et de la question laquo quest-ce que le beau raquo
Socrate [hellip] Reacutecemment lors dune discussion ougrave je blacircmais comme laides certaines choses et en louais dautres comme belles (καλά) quelquun ma mis dans lembarras Il ma interrogeacute de la sorte avec beaucoup dinsolence laquo Comment fais-tu Socrate pour savoir quelles choses sont belles et lesquelles sont laides Voyons serais-tu capable de dire ce quest le beau (τί ἐστι τὸ καλὸν ) raquo Et moi en revanche je restai dans lembarras sans pouvoirlui faire une reacuteponse convenable Apregraves avoir quitteacute cette reacuteunion jeacutetais en colegravere contre moi-mecircme madressais des reproches et pris la solution degraves que jaurais rencontreacute le premier dentre vous qui ecirctes savants deacutecouter dapprendre et dy consacrer mes efforts avant de retourner ensuite vers celui qui mavait interrogeacute pour reprendre le combat de largument Et aujourdhui je le redis cest une bonne chose que tu sois venu Expose-moi donc comme il faut ce quest le beau lui-mecircme (καί με δίδαξον ἱκανῶς αὐτὸ τὸ καλὸν ὅτι ἐστί)1
Socrate eacutetait inviteacute agrave reacutepondre agrave cette question laquo τί ἐστι τὸ καλὸν raquo dans une
discussion apregraves avoir reacutefeacutechi non sans diffculteacute il ajoute agrave la question poseacutee un
laquo αὐτό raquo pour la transformer en une autre question plus preacutecise laquo τί ἐστι αὐτὸ τὸ
καλὸν raquo En reacutealiteacute les deux questions laquo τί ἐστι τὸ καλὸν raquo et laquo τί ἐστι αὐτὸ τὸ
καλὸν raquo sont eacutequivalentes Mais pourquoi Socrate y ajoute-t-il un laquo αὐτό raquo Cest
pour souligner que cest le beau en soi et non un beau particulier quon cherche En
dautres termes ce quon cherche par la question laquo τί ἐστι x raquo nest rien dautre que
laquo αὐτὸ τὸ x raquo Mais les reacuteponses de Socrate dans la derniegravere partie du dialogue
sembleraient deacutementir notre optimisme sur la seacuteparation entre le beau universel et
immuable que Socrate cherche et des beauteacutes particuliegraveres que le sophiste propose
puisque le dialogue fnit sur la conclusion que le beau est le plaisir avantageux de la
vue et de louiumle
I124 Lαὐτὰ καθ αὑτὰ οὔτε κακὰ εἶναι οὔτε ἀγαθά
L e Lysis traite la question de la φιλία laquo lamitieacute raquo en franccedilais laquo Pour les Grecs
ressortissent agrave la φιλία des relations aussi varieacutees et nombreuses que les rapports
familiaux les liaisons amoureuses les liens damitieacutes laffection pour les animaux
lattachement agrave des objets inanimeacutes et mecircme dans le domaine de la physique
lattraction mutuelle des eacuteleacutements raquo2 Demander agrave deux jeunes amis du mecircme acircge de
trouver une unique chose qui est identiquement preacutesente dans toutes sortes de
φιλία cela paraicirct peu raisonnable Comme ils sont amis la recherche sur la φιλία se
1 Hippias majeur 286 c ndash d2 Lysis laquo Introduction raquo p 159
32
concentre plutocirct sur lamitieacute La laquo particulariteacute du Lysis tient peut-ecirctre au fait que la
φιλία nest pas une vertu raquo1 cest mecircme certain car en veacuteriteacute le Lysis ne consiste pas agrave
deacutefnir la φιλία qui se caracteacuterise par lattachement plus ou moins sentimental mais
agrave distinguer la φιλία et le φίλος qui se caracteacuterise plutocirct par un lien plus ou moins
eacutetroit non par le sentiment mais par la sagesse (σοφία) cest pourquoi il sagit de la
question du bien et du mal
Socrate Est-ce agrave cause du mal que le bien est aimeacute et nen va-t-il ainsi si des trois choses dont nous parlions il y a un instant le bien le mal et ce qui nest ni bon ni mauvais il en restait deux et que le mal sen eacutetait alleacute au loin et ne sattachait plus agrave rien ni au corps ni agrave lacircme ni aux autres choses dont nous disons quelles ne sont par elles-mecircmes ni bonnes ni mauvaises (αὐτὰ καθ᾽ αὑτὰ οὔτε κακὰ εἶναι οὔτε ἀγαθά) est-ce qualors le bien ne nous serait plus daucune utiliteacute eacutetant deacutesormais priveacute dusage (ἆρα τότε οὐδὲν ἂν ἡμῖν χρήσιμον εἴη τὸ ἀγαθόν ἀλλ᾽ ἄχρηστον ἂν γεγονὸς εἴη) Si en effet rien ne nous causait plus de dommage nous naurions plus besoin daucun secours et ainsi ildeviendrait tout agrave fait clair que le mal eacutetait cause de notre affection et de notre amour pour le bien comme si le bien eacutetait un remegravede contre le mal et le mal une maladie mais si la maladie nest plus il ny a plus aucun besoin du remegravede Le bien est-il de cette nature et est-ce agrave cause du mal quil est aimeacute de nous nous qui nous situons entre le bien et le mal alors que le bien lui-mecircme nest daucune utiliteacute en vue de lui-mecircme 2
Les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises par elles-mecircmes (αὐτὰ καθ᾽ αὑτὰ)
existent-elles vraiment Tout deacutepend de ce quon entend par laquo τὸ ἀγαθόν raquo Ici
Socrate associe le bien agrave lutiliteacute (χρήσιμον) le bien est bien parce quil est utile il
sagit dun bien particulier et non le bien en soi et par soi Autrement dit laquo αὐτὰ καθ᾽
αὑτὰ raquo renvoie agrave lutiliteacute particuliegravere des choses ainsi la phrase peut se lire comme
laquo elles sont par elles-mecircmes ni utiles ni inutiles raquo deacutepourvues de toute fonction elles
ne peuvent exister En revanche un peu avant dans lexpression laquo ni bon ni mauvais raquo
le bon deacutesigne le bon universel et immuable
Socrate Voila bien pourquoi nous pouvons eacutegalement confrmer que ceux qui sont deacutejagrave savantsdieux ou hommes ne recherchent plus le savoir et que ne le recherchent pas non plus ceux qui sont agrave ce point ignorants qursquoils en sont mauvais car il nrsquoy a personne drsquoignorant ni de mauvais qui aspire au savoir Restent donc ceux qui souffrent de ce mal lrsquoignorance mais pas au point drsquoecirctre devenus irreacutefeacutechis et ignorants sous son effet et qui reconnaissent encore qursquoils ne savent pas ce qursquoils ne savent pas Voilagrave pourquoi ceux qui aspirent au savoir sont ceux qui ne sont ni bons (διὸ δὴ καὶ φιλοσοφοῦσιν οἱ οὔτε ἀγαθοὶ οὔτε κακοί πω ὄντες) ni mauvais alors que tous ceux qui sont mauvaisnaspirent pas au savoir non plus que les bons3
Ce passage dit presque la mecircme chose quon entend dans le discours de Diotime
1 Ibid p 1632 Lysis 220 c ndash d3 Ibid 218 a ndash b
33
rapporteacute par Socrate dans le Banquet1 lagrave il sagit du savoir divin dont on tire lutiliteacute
cest-agrave-dire quon devient ainsi utile laquo tu mas entendu exposer souvent quil
nexiste pas de savoir plus eacuteleveacute que la forme du bien et que cest par cette forme que
les choses justes et les choses vertueuses deviennent utiles et beacuteneacutefques raquo2 En
dautres termes ceux qui cherchent agrave contempler les reacutealiteacutes veacuteritables sont utiles
sinon inutiles de mecircme pour la science de nombre laquo Utile en tout cas dis-je pour ce
qui est de la recherche du beau et du bien mais inutile quand on la poursuit dans un
autre but raquo3 cela ne signife pas que le Bien soit utile mais que la recherche du Bien
est utile Dans le corpus platonicien lemploi de ces deux termes laquo ἄχρηστος raquo et
laquo χρηστός raquo est lieacute geacuteneacuteralement aux choses humaines et non pour qualifer une
reacutealiteacute intelligible4
I125 Meacutenon Lysis et Euthydegraveme
En raison de la preacutesence de limmortaliteacute de lacircme et de la reacuteminiscence dans le
Meacutenon on peut penser que la Forme y est preacutesente certes de maniegravere implicite 5
Dapregraves un classement traditionnel des dialogues platoniciens largement admis le
Lysis et lEuthydegraveme auraient eacuteteacute reacutedigeacutes apregraves le Meacutenon Comment expliquer le fait
que la forme intelligible existe dans le Meacutenon et non pas dans les deux autres Tregraves
probablement ce classement fait deacutefaut en raison des critegraveres adopteacutes6 qui ne
correspondent pas parfaitement agrave la reacutealiteacute tregraves complexe des dialogues platoniciens
Nous pensons que le Meacutenon doit ecirctre consideacutereacute comme un dialogue posteacuterieur au
Lysis et agrave lEuthydegraveme Voici une explication relative agrave la faccedilon de deacutefnir la science
(ἐπιστήμη) 1 ce terme est absent dans le Lysis cela dit ni la φιλία ni le φίλος ne
sont science 2dans lEuthydegraveme le substantif ἐπιστήμη apparaicirct 42 fois7 mais cette
science est toujours lieacutee aux affaires humaines voici le passage qui laffrme
Socrate [hellip] En sorte que si mecircme nous avions la science capable de transformer les pierres en or
1 Voir Banquet 203 e ndash 204 a2 Reacutepublique VI 505 a3 Ibid VII 531 c4 Cf laquo Annexe χρηστός - ἄχρηστος raquo On notera que les occurrences de ces deux termes se
concentrent particuliegraverement dans la Reacutepublique avec 22 occurrences sur la totaliteacute de 72 occurrences dans les dialogues platoniciens pour χρηστός et 18 sur 29 pour ἄχρηστος
5 Cf Brisson Luc laquo La reacuteminiscence dans le Meacutenon (81c5 ndash d5) raquo International Plato Studies V 25 2007 pp199 ndash 203
6 G Vlastos eacutecrit ceci laquo [hellip] Je considegravere comme particuliegraverement signifcatif le fait que lorsquonclasse les dialogues en sappuyant seulement sur des critegraveres stylistiques comme dans Brandwood les reacutesultats concordent en gros avec ceux que jatteins en les classant uniquement dapregraves leur contenu philosophique [hellip] raquo (Socrate Ironie et philosophie morale raquo Paris Aubier trad par C Dalimier 1994 p 70 note de bas de page ndeg2)
7 Cf laquo Annexe ἐπιστήμη raquo
34
une telle science naurait aucune valeur Car si nous ne disposons pas eacutegalement dune science qui nous dise comment utiliser cet or il est apparu que cet or ne nous serait en lui-mecircme daucune utiliteacute1
3 Or dans le Meacutenon la science a pour objet la forme intelligible certes de maniegravere
implicite2
Socrate En ce cas sans que personne ne lui ait donneacute denseignement mais parce quon la interrogeacute il en arrivera agrave connaicirctre ayant recouvreacute lui-mecircme la connaissance (ἐπιστήμην) en la tirant de son propre fonds
Meacutenon Oui
Socrate Mais le fait de recouvrer en soi-mecircme une connaissance (ἐπιστήμην) nest-ce pas se la remeacutemorer (ἀναμιμνῄσκεσθαί) 3
En effet la reacutealiteacute intelligible est pure cest-agrave-dire sans meacutelange et par conseacutequent
lacquisition de sa science se fait eacutegalement de maniegravere pure par la reacuteminiscence par
le raisonnement pur Cest pourquoi cette science ne senseigne pas car elle na pas agrave
senseigner dans le Meacutenon alors que la science senseigne dans lEuthydegraveme
I13 La seacuteparation entre lacircme et le corps
La question est de savoir sil y a une correacutelation entre ces deux seacuteparations dune
part entre le sensible et lintelligible dautre part entre le corps et lacircme Une telle
analyse consiste agrave savoir dune part dougrave vient cette seacuteparation entre le sensible et
lintelligible dautre part sil existe une trace de la penseacutee de la Forme dans les
premiers dialogues
I131 Χρήματα
Incontestablement dans ce passage de lApologie lacircme et le corps ne deacutesignent pas la
mecircme chose
Ma seule affaire est daller et de venir pour vous persuader jeunes et vieux de navoir
point pour votre corps et pour votre fortune de souci supeacuterieur ou eacutegal agrave celui que vous
devez avoir concernant la faccedilon de rendre votre acircme la meilleure possible et de vous dire
laquo ce nest pas des richesses que vient la vertu mais cest de la vertu que viennent les
1 Euthydegraveme 288 e ndash 289 a2 En effet la preacutesence de ces deux termes laquoἀθάνατός raquo et laquo ἀνάμνησις raquo dans le Meacutenon (81 c d)
suffrait pour dire que lintelligible est bel et bien preacutesent dans ce dialogue car ils sont seacuteparables avec limmortaliteacute de lacircme or limmortaliteacute de lacircme suppose que lacircme avait la connaissance du monde immortel cest-agrave-dire intelligible et cette affrmation est soutenue par la deacutefnition de lareacuteminiscence comme laquo le fait de chercher et le fait dapprendre raquo ici les deux verbes ne sont pas utiliseacutes comme transitifs mais comme absolus Certes limmortaliteacute de lacircme avait existeacute avant Platon dans laquo ces antiques et saintes doctrines raquo (Voir Lettre VII 335 a) mais le rapport entre cette immortaliteacute et la reacuteminiscence nest pas eacutetabli
3 Menon 85 d
35
richesses (χρήματα) et tous les autres biens pour les particuliers comme pour lEacutetat raquo1
La distinction entre lacircme et le corps se caracteacuterise par le fait que lacircme est associeacutee agrave
la vertu le corps aux richesses (χρήματα) cela souligne surtout que les richesses
sont infeacuterieures agrave la vertu Toute la question est de savoir agrave partir de quel moment le
terme laquo χρήματα raquo deacutesigne les reacutealiteacutes intelligibles dans les dialogues platoniciens2
ougrave il est rarement employeacute au singulier3 voici le tableau de son apparition au
pluriel
Dialogues de jeunesse
Apologie 19d 20a 20a 30b 33a 37c 38b Criton 44c 44c 44e 45b 48c Hippias mineur 364d Hippias
majeur 281b 282b 282c 282e 283d 284a 284b 284c Alcibiade 131b Lachegraves 183a 186c Protagoras
311d 311d 311e 313b 361b Meacutenexegravene 245c Euthyphron 11e Gorgias 465d 466c 466d 468b 468c 468d 468e 470b 479c 508d 511d 511e 514a Charmide 173c Meacutenon 81c 90a 91d 91d Euthydegraveme
282a 294d
Dialogues de maturiteacute
Cratyle 391b 391c 440a 440d Banquet 183a 184b 185a 208d 219e Pheacutedon 66c 72c 78a Reacutepublique
I 330c 330c 331b 338b 344b III 398a IV 422a 422e 423a 432a VI 485e 492d VII 538a VIII 549d 549e 551e 553c 554a 554b 555a 561a 566c 567a 568d IX 591a X 608b Phegravedre 232c Theacuteeacutetegravete 153d 201b
Dialogues de vieillesse
Sophiste 233b Politique 298b Philegravebe 48e Lois I 644a III 695d 697b 697b IV 716a 721b 721b V 727e 739c 741e 743d 744b 745b 746a VI 773c 773e 774b 774d 775a VII 805e VIII 849e IX 855a XI 915c 918d 923a 938a XII 948c 958a 958b
1 Ce tableau montre que dans les dialogues de jeunesse le terme est employeacute dans
presque tous les dialogues en revanche dans les dialogues tardifs il est concentreacute
particuliegraverement dans la Reacutepublique et les Lois 2 Excepteacute dans le Meacutenon le terme
deacutesigne les choses sensibles dans les premiers dialogues cest pourquoi le Meacutenon
devrait ecirctre classeacute dans les dialogues de maturiteacute
1 Apologie 30 a ndash b Cf surtout Apologie laquo Notes raquo ndeg 173 laquo Le sens de cette phrase quil faut mettre en rapport avec un autre passage de lApologie (29 e ndash 30 a) est tregraves controverseacute Suivant en cela G Vlastos (Socrate Ironie et philosophie morale [1991] Paris Aubier 1994 p 303 ndash 308) notamment jestime que Socrate ne recommande pas la vertu comme un moyen dobtenir des avantages mateacuteriels mais rappelle que les biens exteacuterieurs dont il a parleacute preacutesentent une valeur qui sans ecirctre neacutegligeable reste tregraves infeacuterieure agrave celle du bien le plus preacutecieux agrave savoir la perfection de lacircme raquo
2 laquo En effet χρήματα peut preacutesenter le sens geacuteneacuteral de choses mais chez Platon et chez les Platoniciens χρήματα en vient naturellement agrave deacutesigner les reacutealiteacutes intelligibles comme on le constate en Pheacutedon 66 e1 ndash 2 raquo (Brisson Luc laquo La reacuteminiscence dans le Meacutenon (81 c 5 - d 5) raquo International Plato Stadies 25 2007 pp 199 ndash 203 p 201) Cf laquo Annexe χρῆμα raquo notre statistique montre que les occurrences du terme χρῆμα sont plutocirct eacutequilibreacutees entre les trois peacuteriodes 63 occurrences pour la peacuteriode de la jeunesse 76 pour celle de la maturiteacute et 64 pour celle de lavieillesse Alors que nous lavons vu le terme εἶδος est tregraves peu preacutesent dans la peacuteriode de la jeunesse (15) mais abondamment preacutesent dans la maturiteacute (195) et la vieillesse (165)
3 Seulement neuf fois Ion χρῆμα (534 b) Gorgias χρῆμα (485 a) χρῆμα (485 b) Meacutenon χρῆμα (97 e) Cratyle χρῆμα (399 d) Pheacutedon χρῆμα (96 c) Reacutepublique VIII χρῆμα (567 e) Theacuteeacutetegravete χρῆμα (156 e) χρῆμ᾽ (209 e)
36
Dans lAlcibiade il est eacutevident quil ne sagit pas de la reacutealiteacute intelligible laquo Et celui qui
soccupe de ses richesses (χρήματα) il ne soccupe ni de lui-mecircme ni de ce qui lui est
propre mais il est encore plus eacuteloigneacute de qui lui est propre raquo1 De mecircme dans le
Charmide on se preacuteoccupe laquo [hellip] davoir la vie sauve lorsquon affronte des risques
sur mer et agrave la guerre davoir des outils des vecirctements des sandales tous nos biens
(καὶ τὰ χρήματα πάντα) [hellip] raquo2 Cest sans doute agrave partir du Meacutenon que ce terme
deacutesigne la reacutealiteacute intelligible de maniegravere eacutevidente
Or comme lacircme est immortelle et quelle renaicirct plusieurs fois quelle a vu agrave la fois les
choses dici et celles dHadegraves [le monde de lInvisible] cest-agrave-dire toutes les reacutealiteacutes (καὶ
τὰ χρήματα πάντα) il ny a rien quelle nait appris3
Par ailleurs le fait que Socrate neacutevoque pas une seule fois le mot laquo σῶμα raquo dans le
Meacutenon souligne la distinction entre lacircme et le corps4 la saisie des reacutealiteacutes
intelligibles par la voie de reacuteminiscence est une affaire propre agrave lacircme mecircme si une
remeacutemoration peut ecirctre deacuteclencheacutee par une sensation mais lacheminement de la
reacuteminiscence est une affaire propre agrave lacircme
I132 Gorgias et la seacuteparation explicite entre lacircme et le corps
Bien que la diffeacuterence entre lacircme et le corps soit exprimeacutee dans les premiers
dialogues lacircme se nourrit des enseignements (μαθήματα)5 le corps des aliments
(σιτία) et des boissons (ποτά)6 Lacircme associeacutee au savoir (σοφία) le corps au sport 7
Lacircme est le tout et le corps une partie8 Tout meacutetier (τεχνή) est relatif au corps et non
agrave lacircme9 Tout cela ne signife pas la seacuteparation entre lacircme et le corps car on ny
distingue pas dargument philosophique hormis dans le Gorgias et le Meacutenon En effet
sur le plan de la reacutefutation fondeacutee essentiellement sur la question laquo τί ἐστι raquo la
recherche dune reacuteponse ne consiste pas tellement agrave deacutefnir une vertu ou une autre
chose importante mais agrave deacutevoiler lignorance des interlocuteurs de Socrate qui sont
souvent des sophistes Or lignorance est de simaginer savoir ce que lon ne sait pas
en reacutealiteacute ainsi Socrate na pas besoin de faire intervenir la seacuteparation entre le corps
1 Alcibiade 131 b ndash c Notons que dans lAlcibiade laquo lui-mecircme raquo deacutesigne son acircme2 Charmide 173 b ndash c3 Meacutenon 81 c4 Cf laquo Annexe σῶμα ψυχή raquo Notons que le corps nest absent que dans les trois dialogues agrave savoir
le Meacutenon le Parmeacutenide et lEuthyphron qui est le seul dialogue platonicien ougrave sont absents les deux termes laquo corps raquo et laquo acircme raquo
5 Ibid 313 c6 Ibid 314 a7 Hippias mineur 364 a8 Charmide 156 e9 Alcibiade 130 e ndash 131 b
37
et lacircme puisque laquo simaginer savoir raquo relegraveve purement des affaires de lacircme Ce qui
nest pas le cas agrave la fn du Gorgias
La mort nest rien dautre me semble-t-il que la seacuteparation (διάλυσις) de deux choses
lacircme et le corps qui se deacutetachent lune de lautre1
Dans le Pheacutedon (88 b) Socrate utilise ce mecircme terme laquo διάλυσις raquo pour deacutecrire la
seacuteparation entre le corps et lacircme mais la porteacutee semble assez diffeacuterente2 Dans le
Pheacutedon cette seacuteparation est lieacutee agrave limmortaliteacute de lacircme et par conseacutequent agrave la
reacuteminiscence Tandis que dans le Gorgias elle est lieacutee agrave la question de justice En effet
au deacutebut du mythe eschatologique laquo [auparavant] les juges eacutetaient les vivants qui
jugeaient dautres vivants et ils prononccedilaient leur jugement le jour mecircme ougrave les
hommes devaient mourir raquo3 Mais pour Zeus une telle situation est facirccheuse
puisque laquo les jugements sont mal rendus raquo
La raison en est expliqua-t-il que les hommes quon doit juger se preacutesentent tout
enveloppeacutes de leurs vecirctements puisquils sont jugeacutes alors quils sont encore vivants Or
nombreux sont les hommes reprit-il dont lacircme est mauvaise mais qui viennent au juge
tout enveloppeacutes de la beauteacute de leurs corps [hellip] Or cest justement cela tout ce qui
enveloppe les juges et enveloppe les hommes quils jugent cest cela qui fait obstacle4
Pour que lacircme soit proprement jugeacutee il faut regarder exclusivement une acircme
seacutepareacutee de son corps et de toutes les choses avec cest pour cette raison que la
seacuteparation entre lacircme et le corps est neacutecessaire Mais cette seacuteparation est voulue par
un dieu pour des raisons dutiliteacute et non pour une raison ontologique
I2 La neacutecessiteacute de lexistence des reacutealiteacutes intelligibles
La neacutecessiteacute de lexistence des formes intelligibles est une neacutecessiteacute agrave la fois eacutethique
eacutepisteacutemologique et ontologique En effet pour que lon arrive agrave eacutevaluer la morale
afn de savoir si lon doit respecter telles regravegles de conduite mais pas telles autres il
faut faire appel agrave un certain type de connaissance sans laquelle aucune eacutevaluation de
la morale nest possible Par conseacutequent il nest pas possible decirctre toujours juste
dans toutes les circonstances Or toute connaissance a neacutecessairement son objet ainsi
la fabiliteacute de la connaissance deacutepend de son objet et si celui-ci est universel et
1 Gorgias 524 b2 Notons que le terme διάλυσις na que 9 occurrences dans le corpus platonicien (aucune occurrence
avant le Gorgias) agrave savoir Cratyle διαλύσεως (419 c) Gorgias διάλυσις (524 b) Lois I διαλύσεις (632 b) III διάλυσιν (684 d) VI διαλύσεων (758 d) VIII διαλύσεως (828 d) Pheacutedon διάλυσιν (88 b) Philegravebe διάλυσις (32 a) Reacutepublique I διαλύσει (343 d)
3 Gorgias 523 b4 Ibid 523 c ndash d
38
immuable il est alors certain que cette connaissance est vraie Cela est neacutecessaire
pour eacutevaluer les regravegles de conduite car seule la connaissance des reacutealiteacutes veacuteritables
peut guider cette eacutevaluation en raison du fait que les reacutealiteacutes sensibles participent
aux reacutealiteacutes intelligibles
I21 Neacutecessiteacute ontologique
Le mot laquo ontologie raquo renvoie dans une moindre mesure agrave ces termes τὸ ὄν τὸ εἶναι
ἡ οὐσία ἕκαστον ὃ ἔστιν Nous essayons de les examiner agrave travers certains passages
de ces trois dialogues agrave savoir le Parmeacutenide la Reacutepublique et le Pheacutedon
I211 Lecirctre et le non-ecirctre parmeacutenidiens
Une question se pose quel est le statut des deux parties du Parmeacutenide est-ce la
seconde partie qui apporte la solution agrave la premiegravere ou inversement Dans ce dernier
cas il faut renverser lordre de la lecture commencer par la seconde partie En effet
cela est dit degraves le deacutebut mecircme du dialogue
L e Parmeacutenide est une structure assez singuliegravere qui se compose de quatre styles
textuels tregraves diffeacuterents 1 Le dialogue commence par un court dialogue direct (126 a
ndash 127 a7) un certain citoyen de Clazomegravenes nommeacute Ceacutephale1 vient agrave Athegravenes pour
entendre le reacutecit dune conversation qui eut lieu un jour entre Socrate Parmeacutenide et
Zeacutenon dEacuteleacutee En arrivant agrave lagora il rencontra les deux fregraveres de Platon Adimante
et Glaucon qui lamenegraverent aussitocirct jusquagrave chez Antiphon demi-fregravere maternel de
Platon En effet Antiphon avait une relation suivie avec un certain Pythodore un
disciple de Zeacutenon Par le biais de cette relation il avait maintes fois entendu
Pythodore reacutepeacuteter le reacutecit cest pourquoi il le connaissait encore par cœur 2Avant
de commencer le reacutecit Antiphon fait une preacutesentation du contexte de lentretien tenu
entre Socrate Parmeacutenide et Zeacutenon chez Pythodore (127 a8 ndash d5) un jour agrave loccasion
des Grandes fecirctes en lhonneur dAtheacutena Parmeacutenide et Zeacutenon vinrent agrave Athegravenes et
descendirent chez Pythodore laquo Lagrave donc seacutetaient rendus Socrate et avec lui quelques
autres qui deacutesiraient ardemment entendre lire ce quavait eacutecrit Zeacutenon raquo et cest ce
dernier lui-mecircme qui leur ft lecture de son eacutecrit Dapregraves Pythodore lorsque la
lecture tirait agrave sa fn laquo lui-mecircme rentra avec Parmeacutenide accompagneacute dAristote celui
qui fut lun des Trente raquo(127 d)
Si lon considegravere le court dialogue direct qui ouvre le Parmeacutenide comme contexte
1 Qui nest pas le pegravere du ceacutelegravebre orateur Lysias que lon rencontre au deacutebut de la Reacutepublique
39
externe cette preacutesentation dAntiphon peut ecirctre vue comme contexte interne du
dialogue qui porte le nom Parmeacutenide Cependant un problegraveme redoutable apparaicirct
le reacutecit est raconteacute par Pythodore agrave Antiphon mais en raison de labsence de
Pythodore lors de la lecture de Zeacutenon leacutecrit de Zeacutenon na pas pu ecirctre transmis de
Pythadore agrave Antiphon et il ne nous est donc pas connu 3 La partie qui se trouve
entre 127 d et 135 d traditionnellement appeleacutee la premiegravere partie est un veacuteritable
dialogue entre Socrate Parmeacutenide et Zeacutenon sur chaque point de discussion chacun
a son discours sa position sa critique son argument son langage Cest dans cette
partie que Socrate expose la doctrine de la Forme 4 Vient ensuite la seconde partie
du dialogue (135 d ndash 166 c) ougrave Parmeacutenide est le meneur de jeu et cest le jeune
Aristote qui joue le rocircle de reacutepondant Formellement la seconde partie ne ressemble
point agrave un reacutecit mais agrave un dialogue direct puisque les formules de reacutecit sont
totalement absentes comme si le narrateur disparaissait Agrave la limite la seconde
partie est un monologue de Parmeacutenide sur lecirctre et sur le non-ecirctre ou sur lun et sur
la pluraliteacute et non vraiment un dialogue car le rocircle du jeune Aristote comme
reacutepondant est complegravetement effaceacute ou presque1
Revenons au problegraveme redoutable que nous avons eacutevoqueacute preacuteceacutedemment En effet
le renversement de lordre de la lecture sappuie sur ce passage prononceacute par Socrate
au deacutebut de la conversation
Socrate [hellip] Alors que Parmeacutenide dit laquo Il est un raquo Zeacutenon dit laquo Elles ne sont pas plusieurs raquo et chacun de votre cocircteacute vous vous exprimez en ayant lair de ne dire rien de pareil alors que tant sen faut vous dites la mecircme chose Cest par-dessus nos tecirctes agrave nous autres que paraissent se reacutepondre vos arguments2
Rappelons que le reacutecit fait par Pythodore agrave Antiphon commence par eacutevoquer la
lecture par Zeacutenon lui-mecircme de son eacutecrit et dont Socrate est lun des auditeurs 3 Ainsi
les auditeurs de cette lecture de Zeacutenon connaissent la seconde partie avant la
premiegravere partie qui se deacuteroulera par la suite puisque Parmeacutenide et Zeacutenon disent la
mecircme chose Cest pourquoi il faut renverser lordre de lecture du Parmeacutenide afn de
1 laquo Bref le jeune Aristote ne prend linitiative que dans un nombre tregraves limiteacute de reacuteponses lorsquil pose une question agrave Parmeacutenide Dans tous les autres cas ou bien il suspend son jugement ou bien il exprime son accord quil module quelquefois en utilisant un certain nombre de particules ou desvocables exprimant la modaliteacute il lui arrive mecircme deacutetendre cet accord agrave un ensemble de questions poseacutees par Parmeacutenide indiquant par lagrave quil a bien perccedilu luniteacute de largumentation qui vient decirctre deacuteveloppeacutee raquo (Brisson Luc laquo Les reacuteponses du jeune Aristote dans la seconde partie du Parmeacutenidede Platon raquo Revue Informatique et Statistique dans les sciences humaines 20 fasc 1 ndash 4 Liegravege 1984 pp 59 ndash 79 p 66)
2 Parmeacutenide 128 b3 En 129 d1 Socrate deacuteclare ceci laquo dans notre groupe de sept raquo Ils sagit de Pythodore Parmeacutenide
Zeacutenon Socrate le jeune Aristote on ne peut savoir quels eacutetaient les deux autres
40
mieux comprendre le sens du dialogue la doctrine de la Forme consiste agrave reacutepondre agrave
leacutecrit de Zeacutenon cest-agrave-dire agrave la seconde partie du dialogue
En effet lun dont parle Parmeacutenide deacutesigne une reacutealiteacute instable et surtout impossible
derreur
Parmeacutenide Eh bien quoi les non-uns ne sont-ils pas des parties de lun Ou plutocirct ne serait-ce pas encore lagrave pour les non-uns une faccedilon de participer agrave lun 1
Cela eacutetant lun et la pluraliteacute (les non-uns) ne sont pas contraires puisque lun
contient toujours les parties de sorte que lun est perpeacutetuellement instable en raison
du fait que lun ne peut y avoir sa propre identiteacute ni uniteacute comme si le vrai
enveloppait aussi le faux Dans ces conditions on dit toujours vrai mecircme si lon dit
faux puisque le faux est contenu dans le vrai Dailleurs Parmeacutenide ne distingue pas
laquo τὸ μὴ εἶναι raquo de laquo τὸ μὴ ὄν raquo2 En effet τὸ εἶναι signife ce qui existe et son
contraire est ce qui nexiste pas (τὸ μὴ εἶναι) or il y a trois reacutealiteacutes qui existent agrave
savoir 1 ce qui est (τὸ ὄν) cest-agrave-dire les reacutealiteacutes intelligibles 2 le contraire de ce
qui est cest ce qui nest pas (τὸ μὴ ὄν) cest-agrave-dire les reacutealiteacutes sensibles qui sont le
contraire des reacutealiteacutes intelligibles 3 lacircme qui nest ni une reacutealiteacute intelligible ni une
reacutealiteacute sensible Si lon confond ce qui est (τὸ ὄν) et ce qui existe (τὸ εἶναι) qui
deacutesigne les trois types de reacutealiteacutes on confond lintelligible et le sensible Si lon
confond ce qui nexiste pas et ce qui nest pas on confond le faux et le vrai puisque
lon ne peut pas formuler une opinion sur ce qui nexiste pas sinon cest du pur
mensonge alors quon peut bien formuler une opinion droite sur les choses sensibles
cest-agrave-dire ce qui nest pas puisquelles sont la source des sensations Par ailleurs
Parmeacutenide ne distingue pas non plus le laquo τὸ ὄν raquo du laquo τὸ εἶναι raquo3 En veacuteriteacute chez
Parmeacutenide il ny a pas de vrai contraire lecirctre et le non-ecirctre ou ce qui est et ce qui
1 Parmeacutenide 147 a2 Voici la liste de ces deux expressions (τὸ μὴ ὄν et τὸ μὴ εἶναι) dans le Parmeacutenide τῷ μὴ ὄντι (142
a) τὸ μὴ ὄν (160 c) τὸ μὴ ὄν (160 c) τῷ μὴ ὄντι (162 b) τὸ μὴ ὄν (162 d) τῶν μὴ ὄντων (166 a) τῶν μὴ ὄντων (166 a) τοῖς μὴ οὖσιν (166 a) τοῦ μὴ ὄντος (166 a) τοῦ μὴ εἶναι (136 b) τοῦ μὴ εἶναι (157 a) τὸ μὴ εἶναι (160 d) τὸ ἓν μὴ εἶναι (161 e) τὸ μὴ εἶναι (162 a) τοῦ μὴ εἶναι (162 a) τοῦ μὴ εἶναι (162 a) τοῦ μὴ εἶναι (162 b) τοῦ μὴ εἶναι (162 b) τὸ μὴ εἶναι (162 b) τὸ μὴ εἶναι (162 c)
3 Voici la liste de ces deux termes dans le Parmeacutenide τὰ ὄντα (127 e) τῶν ὄντων (133 b) τῶν ὄντων(134 a) τῶν ὄντων (135 a) τῶν ὄντων (135 b) τῶν ὄντων (135 c) τὰ ὄντα (135 e) τῶν ὄντων (142 a) τοῦ ὄντος (142 d) τὸ ὄν (142 e) τὸ ὄν (142 e) τῶν ὄντων (144 a) τῶν ὄντων (144 b) τῶν ὄντων (144 b) τοῦ ὄντος (144 e) τοῦ ὄντος (144 e) τῶν ὄντων (146 d) τῶν ὄντων (146 e) τὰ ὄντα (149 c)τοῖς [150α] οὖσιν (150 a) τῶν ὄντων (150 b) τῶν ὄντων (162 c) τῶν ὄντων (162 d) τῶν ὄντων (163 e) τῶν ὄντων (164 b) τὸ ὄν (165 b) τοῦ εἶναι (136 b) τὸ εἶναι (142 d) τοῦ εἶναι (142 e) τὸ εἶναι (148 b) τὸ δὲ εἶναι (151 e) τοῦ εἶναι (152 a) τοῦ εἶναι (152 e) τοῦ εἶναι (154 a) τοῦ εἶναι (156 a) τοῦ εἶναι (156 e) τὸ εἶναι (160 c) τοῦ εἶναι (162 a) τὸ εἶναι (162 a) τοῦ εἶναι (162 a) τοῦ εἶναι (162 b) τοῦ εἶναι (162 b) τοῦ εἶναι (162 b) τοῦ εἶναι (162 c)
41
nest pas parmeacutenidien ne sont pas exclusifs alors que pour Socrate les deux choses
contraires sont totalement opposeacutees Cest une condition pour distinguer le vrai du
faux Dailleurs lopinion qui porte sur le non-ecirctre (τὸ μὴ εἶναι) ou sur ce qui nest
pas (τὰ μὴ ὄντα) na pas dinteacuterecirct philosophique car on ne peut pas en faire une
connaissance veacuteritable Cest pourquoi en dehors du Parmeacutenide et du Sophiste ces
deux expressions ne sont pas freacutequentes voire mecircme plutocirct rares1
I212 Du Soleil au Bien
Dans la Reacutepublique Socrate compare le Bien au Soleil Cela dit si le Soleil est
neacutecessaire pour voir il existe neacutecessairement un laquo Soleil raquo intelligible pour connaicirctre
autrement rien ne serait connaissable
Socrate Quel est selon toi celui des dieux du ciel qui deacutetient le pouvoir (κύριον) de causer ce lien lui dont la lumiegravere donne agrave la vue de voir magnifquement et aux choses visibles decirctre vues
Glaucon Celui-lagrave mecircme que tu deacutesignerait dit-il comme tout le monde car cest le soleil magnifquement que tu me demandes de nommer2
Le soleil est une puissance gracircce agrave laquelle ce qui est visible peut ecirctre vu sans cette
puissance aucune chose nest visible En dautres termes nous ne posseacutedons pas cette
puissance bien au contraire nous tirons delle notre propre puissance pour voir et
ecirctre vu cest lui qui donne agrave voir et donne aux choses sensibles la puissance decirctre
vues il est pour cette raison la cause mecircme de voir et decirctre vu
Socrate Et pourtant de tous les organes relatifs aux sens je pense que lœil est celui qui ressemble le plus au Soleil
Glaucon De beaucoup
Socrate Et en outre la puissance (δύναμιν) quil possegravede ne la tire-t-il pas du Soleil comme une eacutemanation provenant de lui
Glaucon Cest absolument le cas
Socrate Et ainsi le Soleil qui nest pas la vue mais en constitue par ailleurs la cause (αἴτιος) nest-il pas vu par cette vue mecircme 3
Voir est un pouvoir que possegravede lœil cependant cest le Soleil qui lui confegravere ce
pouvoir bien que le Soleil lui-mecircme soit visible il se trouve au-delagrave de toutes les
choses visibles Cela eacutetant le soleil nest pas quelque chose dabsolu puisquil peut
ecirctre vu par la vue Certes il faut prendre des preacutecautions pour le voir afn deacuteviter
1 Reacutepublique V 479 c X 609 d Theacuteeacutetegravete 153 a 185 c Banquet 204 a 205 b Euthydegraveme 284 b 284 b Politique 284 b 286 b Theacuteeacutetegravete 152 a 160 c 167 a 188 d 188 e 189 b
2 Reacutepublique VI 508 a3 Ibid b
42
que lœil ne soit brucircleacute De mecircme pour le Bien
Socrate Mais examine avec plus dattention encore de la faccedilon que voici limage que lon peut se faire du Bien
Glaucon De quelle faccedilon
Socrate Tu admettras jimagine que le soleil apporte aux choses visibles (τοῖς ὁρωμένοις) non seulement la proprieacuteteacute decirctre vue (τὴν τοῦ ὁρᾶσθαι δύναμιν) mais aussi la geacuteneacuteration (γένεσιν) la croissance (αὔξην) et la nourriture (τροφήν) bien quil ne soit pas lui-mecircme geacuteneacuteration (οὐ γένεσιν αὐτὸν ὄντα)
Glaucon Comment le serait-il en effet
Socrate De mecircme pour les choses connues (τοῖς γιγνωσκομένοι) tu admettras donc non seulement quelles tiennent du Bien le fait decirctre connues mais aussi quelles tirent de lui leur ecirctre et leur reacutealiteacute (ἀλλὰ καὶ τὸ εἶναί τε καὶ τὴν οὐσίαν ὑπ᾽ ἐκείνου αὐτοῖς προσεῖναι) mecircme si le Bien nest pas reacutealiteacute (οὐκ οὐσίας ὄντος τοῦ ἀγαθοῦ) mais se trouve au-delagrave de la reacutealiteacute (ἀλλ᾽ ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσίας) quil surpasse en digniteacute et en puissance (πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος)1
Le Soleil est neacutecessaire agrave la geacuteneacuteration le Bien agrave lecirctre mecircme sil sagit dune
comparaison cest bien par cette comparaison que lon voit ici une opposition entre le
devenir (γένεσις) et la reacutealiteacute (οὐσία) et cest par cette opposition que lon distingue
entre entre la multipliciteacute (la nature du devenir) et lunique (la nature de ce qui est)
entre le visible (le Soleil mecircme est visible) et linvisible (le Bien) entre les reacutealiteacutes
sensibles (qui tirent du Soleil leur puissance) et les reacutealiteacutes intelligibles (qui tirent du
Bien leur digniteacute et leur puissance) Mais cest dans le livre VII que lon verra
clairement lopposition entre le sensible et lintelligible et cela est encore une fois
exposeacute agrave travers le Soleil voici le propos de Socrate sadresse agrave Glaucon
Par conseacutequent Glaucon nest-ce pas justement enfn ce chant (ὁ νόμος) que chante lexercice du dialogue (τὸ διαλέγεσθαι) Ce chant bien quil soit un chant intelligible (ὃν καὶ ὄντα νοητὸν) la puissance de la vue pourrait limiter La vue disons-nous entreprend de porter dabord le regard sur les ecirctres vivants en eux-mecircmes et ensuite sur les astres en eux-mecircmes et puis en dernier de regarder le soleil en lui-mecircme (αὐτὸν τὸν ἥλιον) De cette mecircme maniegravere chaque fois que quelquun entreprend par lexercice du dialogue sans le support daucune perception des sens (ἄνευ πασῶν τῶν αἰσθήσεων) mais par le moyen de la raison de tendre vers cela mecircme que chaque chose est (αὐτὸ ὃ ἔστιν ἕκαστον) et quil ne sarrecircte pas avant davoir saisi par lintellection mecircme (αὐτῇ νοήσει) ce qui est le bien lui-mecircme (αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθὸν) il parvient au terme de lintelligible (ἐπ᾽ αὐτῷ γίγνεται τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει) comme celui de tout agrave lheure eacutetait parvenu au terme du visible2
Sur les choses sensibles le dialogue doit sinteacuteresser aux choses reacuteguliegraveres (νόμοι) qui
tiennent du Soleil leur reacutegulariteacute Sur les choses intelligibles le dialogue doit
sinteacuteresser aux choses qui sont elles tiennent du Bien leur lecirctre
1 Ibid 509 a ndash b Trad par L Brisson dans laquo Lapproche traditionnelle de Platon par HF Cherniss raquo p 86 ndash 87
2 Reacutepublique VII 532 a ndash b
43
I213 La mort la meacutemoire limmortaliteacute et la reacuteminiscence
Chaque mort est diffeacuterente il ny a jamais de mort identique Mais ny a-t-il pas
quelque chose didentique dans toutes les morts puisquil ne peut y avoir de
diffeacuterence sans le mecircme En effet en participant agrave ce qui est cela donne une
diffeacuterence en dautres termes cest la participation qui est diffeacuterente Comment la
mort est-elle une participation agrave ce qui est Voyons dabord ces quatre termes la
mort la meacutemoire limmortel et la reacuteminiscence
θάνατος θνητός μνήμη ἀθάνατος ἀθανασία ἀνάμνησις
Les dialogues de jeunesse
Apologie 25 Criton 2 Alcibiade 7 Lachegraves 1 Protagoras 4 Meacutenexegravene 1 Euthyphron 1 Gorgias 8
Hippias majeur 1
Alcibiade 1 Lachegraves 1
Meacutenexegravene 1
Gorgias 1 Meacutenon 1
Apologie 1
Gorgias 1 Meacutenon 3 Euthydegraveme 1
Meacutenon 3
Les dialogues de maturiteacuteCratyle 3 Banquet 11 Pheacutedon 43 Reacutepublique II 1 III 8 VI 2 VIII 3 IX 1 X 6 Phegravedre 5 Theacuteeacutetegravete 3
Banquet 4 Pheacutedon 2
Reacutepublique VI 2
X 2 Phegravedre 10 Theacuteeacutetegravete 3
Cratyle 1 Banquet 13 Pheacutedon 24
Reacutepublique X 5 Phegravedre 11
Pheacutedon 9
Phegravedre 1
Les dialogues de vieillesseSophiste 3 Politique 4
Timeacutee 34 Critias 7
Lois III 3 IV 2 V 3 VI 2 VIII 1 IX 25 X 10 XI 5 XII 10
Politique 2 Philegravebe 23 Timeacutee 1 Critias 1 Lois II 1 III 1 IV 1 VI 1 VII 1 VIII 1 IX 3
Politique 2 Philegravebe 1Timeacutee 7
Lois II 3
IV 5 V 1 X 1
XII 2
Philegravebe 2
Lois V 1
Ce tableau fournit beaucoup dinformations agrave interpreacuteter Nous nous inteacuteressons aux
trois points suivants 1 Que signife le fait que le terme μνήμη se concentre
44
particuliegraverement dans ces deux dialogues agrave savoir le Philegravebe et le Phegravedre 2 Il ny a
que cinq dialogues ougrave sont preacutesents les deux termes laquo limmortel raquo et laquo la
reacuteminiscence raquo agrave savoir le Phegravedre le Philegravebe le livre V des Lois et particuliegraverement le
Pheacutedon et le Meacutenon la correacutelation entre limmortaliteacute et la reacuteminiscence semble
eacutevidente 3 Seuls deux dialogues le Pheacutedon et le Phegravedre contiennent les quatre
termes
Sur le premier point la meacutemoire est associeacutee agrave la sensation et donc au monde
sensible et par conseacutequent mortelle Dans le Philegravebe la meacutemoire est deacutefnie comme
laquo sauvegarde de la sensation raquo1 mais dans le Phegravedre comme ailleurs dans le Philegravebe le
terme μνήμη signife plutocirct le souvenir2 La diffeacuterence entre la meacutemoire et le
souvenir reacuteside dans ceci la meacutemoire est la capaciteacute agrave sauvegarder des sensations
alors que le souvenir est la faculteacute qui permet de se souvenir non seulement des
sensations mais aussi et surtout des savoirs3 cest en ce sens de souvenir que la
μνήμη diffegravere de la reacuteminiscence4
Il faut en effet que lhomme arrive agrave saisir ce quon appelle laquo forme intelligible raquo (εἶδος) en allant dune pluraliteacute de sensations vers luniteacute quon embrasse au terme dun raisonnement Or il sagit lagrave dune reacuteminiscence (ἀνάμνησις) des reacutealiteacutes jadis contempleacutees par notre acircme quand elle accompagnait le dieu dans son peacuteriple quand elle regardait de haut ce que agrave preacutesent nous appelons laquo ecirctre raquo et quelle levait la tecircte pourcontempler ce qui est reacuteellement Aussi est-il juste assureacutement que seule ait des ailes la penseacutee du philosophe car les reacutealiteacutes auxquelles elle ne cesse dans la mesure de ses forces de sattacher par le souvenir (μνήμῃ) ce sont justement celles qui parce quil sy attache font quun dieu est un dieu5
La reacuteminiscence des formes intelligibles jadis contempleacutees ne vient pas si facilement
car elle est en effet une remonteacutee de la sensation jusquagrave lintellection Une remonteacutee
diffcile parce que le corps est capable de sensation mais pas dopinion quand agrave
linverse lacircme est capable dopinion mais pas de sensation Ainsi une sensation du
corps doit se transformer en une opinion pour quelle soit transmise agrave lacircme cest le
rocircle de la meacutemoire une convertisseur de sensation agrave opinion Cette transformation
risque dengendrer des erreurs car chaque sensation est individuelle et particuliegravere
En effet eacutetant donneacute que les reacutealiteacutes sensibles participent aux reacutealiteacutes intelligibles
celui-ci leur procurent les proprieacuteteacutes de stabiliteacute alors que le Soleil leur procure les
1 Philegravebe 34 a2 Voici la liste doccurrences du terme μνήμη dans les deux dialogues Phegravedre 249 c 250 a 250 c 251
d 253 a 254 b 267 a 274 e 275 a 275 a Philegravebe 19 d 20 b 21 b 21 c 21 c 21 d 27 b 33 c 33 c 33 c 33 e 34 a 34 b 34 b 35 a 35 c 35 c 35 d 38 b 39 a 60 d 60 e 64 a
3 Dans le Philegravebe il sagit des μαθήματα (34 c)4 Voir ibid 34 c cf surtout laquo Notes raquo ndeg 131 p 2655 Phegravedre 249 b ndash c
45
proprieacuteteacutes de geacuteneacuteration pour devenir De cette faccedilon une sensation veacutehicule ces
deux types de proprieacuteteacutes meacutelangeacutes en une seule impression et le fait de les
distinguer agrave partir dune sensation relegraveve de la science ce qui nest pas une tacircche
facile en tout cas pour la foule
Sur le second point en ce qui concerne le rapport entre limmortaliteacute de lacircme et la
reacuteminiscence la question est complexe Dune part la question concerne lacircme la
penseacutee lintellect qui seront examineacutes dans dautres chapitres dautre part elle
concerne au moins trois dialogues le Phegravedre le Pheacutedon et la Reacutepublique La question
sera eacuteclaircie au cours de la thegravese Ici nous donnons simplement la cleacute dentreacutee agrave
savoir la neacutecessiteacute de limmortaliteacute de lacircme
Or de la mecircme faccedilon Ceacutebegraves mon tregraves cher si tout ce qui a part agrave la vie doit mourir et si
une fois mort tout ce qui est mort conserve ce mecircme aspect sans jamais revenir agrave la vie
nest-ce pas une neacutecessiteacute absolue quagrave la fn tout soit mort et rien ne vive Car si dune
part les choses vivantes proviennent dautres choses vivantes et si dautres choses
vivantes meurent mdash quel moyen deacuteviter que tout ne soit pas agrave la fn englouti dans la
mort 1
Lacircme est neacutecessairement immortelle en tout cas une certaine fonction de lacircme est
immortelle nous en parlerons dans le chapitre suivant
Sur le troisiegraveme point est-ce un hasard que les quatre termes ne se trouvent que dans
deux dialogues agrave savoir le Phegravedre et le Pheacutedon Assurons-nous rien nest hasard chez
Platon La rheacutetorique est lobjet principal de lanalyse du Phegravedre et du Gorgias en
raison du fait que laquo lusage de la rheacutetorique ne peut jamais ecirctre neutre moralement raquo2
surtout elle exerce une infuence sur lacircme de la foule au Tribunal et agrave lAssembleacutee en
ce sens politique elle est eacutethiquement plus dangereuse que les poegravetes pour la citeacute Le
terme ῥητορική a 136 occurrences dans le corpus platonicien dont 106 dans le
Gorgias 21 dans le Phegravedre dont 19 se concentrent sur 8 pages3 sachant que le dialogue
compte 53 pages (227 a ndash 279 c)4 La diffeacuterence entre le Gorgias et le Phegravedre reacuteside dans
ceci le premier est un dialogue reacutefutatif le second dialectique cest-agrave-dire agrave la
recherche dune science veacuteritable agrave lencontre de la rheacutetorique Cest cette recherche
qui conduit agrave penser que limmortaliteacute de lacircme existe neacutecessairement sans laquelle
1 Pheacutedon 72 c ndash d2 laquo Luniteacute du Phegravedre de Platon raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 135 ndash 161 p 1383 Ils sont 260c 260c 261a 263b 263b 266c 266d 269b 269b 269b 269c 269c 269c 269d 269e 270b
271a 271d 272d4 Les 9 autres occurrences sont Cratyle 425 a Euthtdegraveme 307 a Manexegravene 235 e 236 a a Politique 304
d e Reacutepublique VIII 548 e Theacuteeacutetegravete 177 b
46
aucune science veacuteritable nest possible agrave lacircme et par conseacutequent aux ecirctres humains
puisque sa mortaliteacute la rend inaccessible aux reacutealiteacutes veacuteritables qui sont immuables
En dautres termes limmortaliteacute de lacircme est une condition de la connaissance de ce
qui est dans le Phegravedre et dans le Pheacutedon et elle vient naturellement apregraves la
reacuteminiscence qui nest pas synonyme de limmortaliteacute de lacircme laquelle est sa
condition mais elle est synonyme de la science (ἐπιστήμη) la connaissance de ce qui
est
I22 La neacutecessiteacute eacutepisteacutemologique
Une fois admise limmortaliteacute de lacircme on admet neacutecessairement lexistence dune
science qui a pour objet les choses immortelles les reacutealiteacutes intelligibles cest-agrave-dire
uniques universelles et immuables gracircce auxquelles les reacutealiteacutes sensibles trouvent
leur stabiliteacute dans un monde de devenir en permanence
I221 Limpossibiliteacute de la science parmeacutenidienne
Nous allons consacrer un chapitre agrave lἐπιστήμη Ici nous essayons de voir non pas la
science en tant que telle mais limpossibiliteacute de la science chez Parmeacutenide afn de
mieux voir la nature de la science1 Le substantif ἐπιστήμη apparaicirct 23 fois dans le
Parmeacutenide dont 18 fois agrave la seule page 134 et toutes prononceacutees par Parmeacutenide2
Pourquoi Socrate se garde-t-il de le prononcer En effet il faut distinguer ces deux
choses la reacutealiteacute et la science qui a pour objet cette reacutealiteacute Dans la premiegravere partie
du Parmeacutenide il sagit pour Socrate non pas de faire de la Forme une science ce qui
relegraveve de la dialectique3 mais de deacutecrire ce quest la Forme laquo ce qui est le mecircme en
soi et par soi raquo (αὐτὸ καθ᾽ αὐτὸ εἶδος4) ou laquo lecirctre en soi raquo (αὐτὴ ἡ οὐσία5) En effet
1 Linterpreacutetation neacuteoplatonicienne de la seconde partie du Parmeacutenide est une laquo interpreacutetation grandiose raquo (Parmeacutenide laquo Introduction raquo p 9) ce qui est contraire agrave lintention de Platon qui ridiculise Parmeacutenide de maniegravere tregraves seacuterieuse comme il ridiculise Prodicos de Ceacuteos en le citant de nombreuses fois pour ne rien dire sur lui (45 occurrences dans dix dialogues agrave savoir Apologie [1] Banquet[1 ] Charmide [1] Cratyle [1] Euthydegraveme [2] Hippias majeur [2] Meacutenon [2] Phegravedre [2] Protagoras [34] Reacutepublique X [1]) puisque 45 occurrences nous renseignent que tregraves peu sur Prodicas digne de son nom
2 Voici les six autres occurrences 142 a4 155 d6 160 d5 160 d9 164 b13 Notons que dans la premiegravere partie du Parmeacutenide Socrate nest le meneur de jeu que dans un tregraves
court instant entre 127 d 5 et 130 a agrave partir du 130 b il joue le rocircle de reacutepondant4 Parmeacutenide 128 ndash e 129 a5 Pheacutedon 78 d Unique apparition dans le corpus platonicien En dautres termes αὐτὴ ἡ οὐσία et ἡ οὐσία sont synonymes Voici la liste doccurrences de ce substantif employeacute avec larticle Dialogues de jeunesse Criton 44e 53b Hippias majeur 301b 301e 302c Euthyphron 11a Gorgias472b 486c Charmide 168d Dialogues de maturiteacute Cratyle 385e 386a 388c 393d 401c 401c 423e 424b 424b 431d 436e Banquet 218c Pheacutedon 65d 77a 78d 92d Reacutepublique II 372b 374a VI 485b 509b 509b VII 524e 525b 534b VIII 553b 565a 566a IX 573e 591e Phegravedre 237c 270e Parmeacutenide 133c 142b 143b 143b 143b 143b 143b 143c 143c 144b 144c 144c 144c 144d 144d 144e 149e Theacuteeacutetegravete 160b 186a 186a 186b 207c Dialogues de vieillesse Sophiste 246a 246c 248a 248d 248e
47
une science est possible si son objet a une certaine universaliteacute immuabiliteacute et
identiteacute Autrement dit il doit ecirctre neacutecessairement toujours et partout le mecircme Sans
cela cette science ne peut ecirctre une connaissance veacuteritable Prenons un exemple
C=2πR
La formule permet de calculer la circonfeacuterence dun cercle elle renvoie
neacutecessairement et toujours non seulement agrave la mecircme chose universellement et
immuablement valable mais aussi et surtout agrave cette chose qui est une reacutealiteacute unique
Supposons quelle renvoie agrave deux choses diffeacuterentes ou mecircme opposeacutees dans ces
conditions la mecircme formule matheacutematique ne permet pas de produire la mecircme
chose identique Une telle connaissance na plus le statut de la science puisquelle ne
permet pas de savoir agrave quelle reacutealiteacute unique on doit participer En effet plusieurs
formules matheacutematiques peuvent renvoyer identiquement agrave la mecircme reacutealiteacute unique
Cest une question de repreacutesentation on peut toujours repreacutesenter une reacutealiteacute unique
de faccedilon diffeacuterente mais en aucun cas une eacutequation matheacutematique ne permet de
renvoyer agrave plusieurs reacutealiteacutes cest une question de science ce qui est ne peut ecirctre
que la reacutealiteacute ontologique cest-agrave-dire universelle immuable et unique agrave laquelle
participent des reacutealiteacutes sensibles
Le problegraveme de Parmeacutenide reacuteside dans le fait que lecirctre tel quil le propose dans la
seconde partie du Parmeacutenide nest pas une reacutealiteacute ontologique Par exemple
τό τε γὰρ ἓν τὸ ὂν ἀεὶ ἴσχει καὶ τὸ ὂν τὸ ἕν ὥστε ἀνάγκη δύ᾽ ἀεὶ γιγνόμενον μηδέποτε ἓν εἶναι
Lun en effet possegravede toujours lecirctre et lecirctre lun de sorte que neacutecessairement comme il devient toujours deux il nest jamais un (142 e ndash 143 a)
Bien que Parmeacutenide emploie six fois lun en soi1 son un nest pas une reacutealiteacute unique
ni lecirctre (τὸ ὄν) non plus En effet dans le cas ougrave lun est une reacutealiteacute unique lecirctre
eacutegalement les deux mots sont synonymes et non recouvrant deux reacutealiteacutes
diffeacuterentes encore moins lun possegravede lautre en revanche dans le cas ougrave lun
posseacutedant lautre ils sont tous les deux multiples par conseacutequent ils ne sont ni lun
ni lautre une reacutealiteacute unique mais neacutecessairement changeants et non immuables Le
passage suivant montre que lerreur nest pas possible
250b 251d 261e Politique 292a Philegravebe 54a 54a Timeacutee 35b 35b Lois II 668c III 684d 697b IV 717c724a V 736e 737b 741b 744c VI 775a VIII 850a IX 877c X 895d 895d XI 918c 923a 923b XII 955d Trois remarques 1 Le terme est tregraves peu freacutequent dans les premiers dialogues 2 Il est en forte concentration dans les trois dialogues la Reacutepublique le Parmeacutenide et les Lois 3 Dans leParmeacutenide le terme se concentre presque exclusivement dans deux pages agrave savoir les pages 143 et 144
1 Ils sont αὐτὸ τὸ ἕν (143 a) αὐτὸ τὸ ἓν (144 e) αὐτοῦ τοῦ ἑνὸς (153 c) αὐτὸ τὸ ἓν (153 d) αὐτὸ τὸ ἕν (153 e) αὐτῷ τῷ ἑνὶ (158 a) En dehors du Parmeacutenide on trouve deux autres occurrences dans le livre VII de la Reacutepublique αὐτὸ τὸ ἕν (524 e) αὐτὸ τὸ ἓν (525 d ndash 525 e)
48
Παρμενίδης
ἔστιν ἄρα ὡς ἔοικε τὸ ἓν οὐκ ὄν εἰ γὰρ μὴ ἔσται μὴ ὄν ἀλλά πῃ τοῦ εἶναι ἀνήσει πρὸς τὸ μὴ εἶναι εὐθὺς ἔσται ὄν
Ἀριστοτέληςπαντάπασι μὲν οὖν
Παρμενίδηςδεῖ ἄρα αὐτὸ δεσμὸν ἔχειν τοῦ μὴ εἶναι τὸ εἶναι μὴ ὄν εἰ μέλλει μὴ εἶναι ὁμοίως ὥσπερ τὸ ὂν τὸ μὴ ὂν ἔχειν μὴ εἶναι ἵνα τελέως αὖ εἶναι ᾖ οὕτως γὰρ ἂν τό τε ὂνμάλιστ᾽ ἂν εἴη καὶ τὸ μὴ ὂν οὐκ ἂν εἴη μετέχοντα τὸ μὲν ὂν οὐσίας τοῦ εἶναι ὄν μὴ οὐσίας δὲ τοῦ μὴ εἶναι μὴ ὄν εἰ μέλλει τελέως εἶναι τὸ δὲ μὴ ὂν μὴ οὐσίας μὲν τοῦ μὴ εἶναι μὴ ὄν οὐσίας δὲ τοῦ εἶναι μὴ ὄν εἰ καὶ τὸ μὴ ὂν αὖ τελέως μὴ ἔσται
Ἀριστοτέληςἀληθέστατα
Παρμενίδηςοὐκοῦν ἐπείπερ τῷ τε ὄντι τοῦ μὴ εἶναι καὶ τῷ μὴ ὄντι τοῦ εἶναι μέτεστι καὶ τῷ ἑνί ἐπειδὴ οὐκ ἔστι τοῦ εἶναι ἀνάγκη μετεῖναι εἰς τὸ μὴ εἶναι1
Parmeacutenide
Il sensuit semble-t-il quil laquo est raquo cet un mecircme sil nest pas supposons en effet quil ne soit pas un laquo non eacutetant raquo mais quil lui arrive dune faccedilon ou dune autre de quitter lecirctre pour aller vers le non-ecirctre il sera sur-le-champ un laquo eacutetant raquo
Jeune AristoteCest tout agrave fait exact
ParmeacutenidePar voie de conseacutequence il lui faut comme lien avec le non-ecirctre preacutesenter la proprieacuteteacute decirctre un laquo non-eacutetant raquo sil doit necirctre pas de mecircme ce qui nest pas devra preacutesenter la proprieacuteteacute de necirctre pas agrave la faccedilon dun laquo non eacutetant raquo si au contraire il veut pleinement ecirctre Voilagrave de quelle faccedilon en effetce qui est pourra eacuteminemment ecirctre et ce qui nest pas pourra eacuteminemment ne pas ecirctre ce qui est en participant soit agrave lecirctre du fait decirctre un laquo eacutetant raquo soit au non-ecirctre du fait un laquo non eacutetant raquo sil doit pleinement ecirctre ce qui nest pas en participant soit au non-ecirctre du fait de ne pas ecirctre un laquo non eacutetant raquo soit agrave lecirctre du fait decirctre quelque chose qui nest pas si ce qui nest pas doit agrave son tour ne pas ecirctre pleinement
Jeune AristoteCest on ne peut plus vrai
ParmeacutenideDans ces conditions puisque ce qui est participe au non-ecirctre et que ce qui nest pas participe agrave lecirctre cet un de mecircme du fait quil nest pas participera agrave lecirctre pour arriver agrave ne pas ecirctre
La science nest pas possible lagrave ougrave son contraire cest-agrave-dire lerreur nest pas
possible 1 Il est eacutevident que ce qui est (τὸ ὄν) nest pas une reacutealiteacute unique et
immuable puisquil participe agrave lecirctre et au non-ecirctre comme sil eacutetait en mouvement
en devenir une reacutealiteacute sensible dailleurs ce qui est et ce qui nest pas ne sont pas
contraires comme larbre et le non-arbre par exemple de telle sorte que mecircme si
Parmeacutenide dit ce qui nest pas il dit quelque chose de vrai et non de faux 2 De
mecircme pour le non-ecirctre (τὸ μὴ εἶναι) qui nest pas ce qui nexiste pas puisque selon
Parmeacutenide laquo ce qui est participe au non-ecirctre raquo cela eacutetant le non-ecirctre est
neacutecessairement quelque chose qui est dans ces conditions comme ce qui est et ce qui
nest pas lecirctre et le non-ecirctre ne sont pas contraires le contraire se voit uniquement
1 Parmeacutenide 162 a ndash b
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en mots ou en apparence (τὸ ὄν τὸ μὴ ὄν τὸ εἶναι τὸ μὴ εἶναι) et non en reacutealiteacute
encore moins en reacutealiteacute veacuteritable Alors que la science doit porter sur ce qui est
reacuteellement et non sur lapparence elle (ἐπιστήμη) consiste agrave laquo rechercher la
deacutefnition qui rendra le nom adeacutequat agrave la reacutealiteacute veacuteritable de la chose quil deacutesigne
ou inversement se demander sil sagit bien du nom qui convient agrave la deacutefnition que
lon donne de la chose raquo1
I222 La neacutecessiteacute de ce qui est
La deacutefnition la plus eacuteclatante de la science se trouve sans doute dans le livre V de la
Reacutepublique sous ces termes laquo Or le savoir (ἐπιστήμη) se rattache par nature agrave ce qui
est (τῷ ὄντι) dans le but de connaicirctre (γνῶναι) de quelle maniegravere est ce qui est (τὸ
ὄν)raquo2 1 La science nest pas quelque chose dautonome cest-agrave-dire le fait decirctre en
soi et par soi elle se rattache agrave son objet 2 Ce sont les reacutealiteacutes intelligibles elles sont
toujours preacutesentes dans notre monde agrave nous et elles ne deacutependent pas de nous mais
nous delles puisquelles sont la cause mecircme de notre existence 3 Nous ne savons
pas comment laquo ce qui est raquo est preacutesent en nous 4 Toute la question est de savoir ce
quest le γνῶναι
Ce passage du livre V de la Reacutepublique envoie en effet agrave la fn du Meacutenon elle consiste
agrave deacutefnir ce quest le fait de connaicirctre
Socrate Or si on suit ce raisonnement Meacutenon il nous apparaicirct que cest par une faveur divine que la vertu est preacutesente chez ceux ougrave elle se trouve Cependant nous le connaicirctrons avec plus grande clarteacute lorsque avant de chercher de quelle faccedilon la vertu se trouve en lhomme nous essaierons de rechercher ce quest la vertu elle-mecircme prise comme telle(πρότερον ἐπιχειρήσωμεν αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ ζητεῖν τί ποτ᾽ ἔστιν ἀρετή)3
Dans cette derniegravere phrase il faudrait lire laquo αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ ζητεῖν raquo comme un
syntagme qui eacutequivaut agrave llaquo αὐτὸ τὸ ζητεῖν raquo Si on associe laquo αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ raquo au
laquo τί ἐστιν ἀρετή raquo (laquo ce quest la vertu raquo) cela est redondant puisque laquo ce quest la
vertu raquo synonyme de laquo la vertu elle-mecircme en tant que telle raquo car si lon pose la
question quest-ce que la vertu La bonne reacuteponse est neacutecessairement de dire la
chose qui concerne uniquement laquo la vertu elle-mecircme en elle-mecircme raquo Il est ainsi
inutile dajouter laquo αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ ζητεῖν raquo par dessus Dailleurs le sujet du Meacutenon
ne consiste pas agrave savoir ce quest la vertu mais de quelle faccedilon on la trouve cest-agrave-
1 Platon Paris Cerf 2017 p 1132 Reacutepublique V 477 b3 Meacutenon 100 b A Croiset traduit la derniegravere phrase par laquo nous commenccedilons par chercher ce quest la
vertu en soi raquo
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dire de quelle faccedilon elle se trouve en nous Cette faccedilon a pour nom la reacuteminiscence
cest-agrave-dire laquo αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ ζητεῖν raquo ou laquo αὐτὸ τὸ ζητεῖν raquo le fait de chercher lui-
mecircme Autrement dit connaicirctre nest autre chose que la reacuteminiscence le fait de
chercher et le fait dapprendre En effet si les choses agrave connaicirctre changent sans cesse
il y a rien agrave connaicirctre puisquelles sont deacutepourvues de stabiliteacute En revanche si les
choses changent de maniegravere reacuteguliegravere comme par exemple les feuilles de certains
arbres tombant en automne cela suppose que le changement reacutegulier sopegravere autour
de quelque chose qui ne change pas et qui reacutegule le changement peacuteriodique Ainsi
connaicirctre est chercher agrave connaicirctre ce qui est cest-agrave-dire luniversaliteacute et limmuabiliteacute
des choses qui assure la stabiliteacute des reacutealiteacutes sensibles
I23 La neacutecessiteacute eacutethique
Le terme ἠθικός dont parle Diogegravene Laeumlrce dans le chapitre III1 consacreacutee agrave Platon
nexiste pas dans le corpus platonicien Platon emploie le terme ἦθος qui est
paradoxalement absent ou presque dans les premiers dialogues et presque
exclusivement concentreacute dans les Lois et la Reacutepublique2 Lἦθος signife la disposition
de lacircme
Socrate Mais le mode propre agrave la maniegravere de sexprimer repris-je et le discours lui-mecircme ne deacutependent-ils pas du caractegravere du lacircme (οὐ τῷ τῆς ψυχῆς ἤθει ἕπεται)
Glaucon Neacutecessairement
Socrate Et tout le reste ne deacutepend-il pas de la maniegravere de sexprimer
Glaucon Si
Socrate Ainsi lexcellence du discours et de lharmonie la gracircce du geste et du rythme deacutecoulent de lexcellence du caractegravere non de ce que nous deacutesignons ainsi par eupheacutemisme et qui nest quabsence de reacutefexion mais au contraire de cette reacutefexion authentique dun caractegravere ougrave sallient le bien et le beau (ἀλλὰ τὴν ὡς ἀληθῶς εὖ τε καὶ καλῶς τὸ ἦθοςκατεσκευασμένην διάνοιαν)3
Le bon caractegravere de lacircme est la source du plus beau discours mais pour ecirctre bon il
1 Voir Diogegravene Laeumlrce III 49 50 56 58 ndash 61 Dailleurs y est absent le substantif ἠθική qui deacutesigne leacutethique dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie dAndreacute Lalande
2 Gorgias [2] 484 d 513 c Lysis [1] 222 a Cratyle [2] 406 a 407 b Banquet [4] 183 e 195 e 195 e 207 e Pheacutedon [1] 81 e Reacutepublique II [2] 375 c 375 e III [7] 400 d 400 e 401 a 401 b 402 d 409 a 409 d IV [2] 424 d 435 e VI [8] 490 c 492 e 496 b 497 b 500 d 501 a 501 c 503 c VII [2] 535 b 541a VIII [7] 544 e 545 b 548 d 549 a 557 c 558 d 561 e IX [3] 571 c 572 d 577 a X [2] 604 e 605 a Phegravedre [3] 243 c 277 a 279 a Politique [7] 308 e 309 b 310 a 310 c 310 e 311 a 311 b Timeacutee [1] 42 e Critias [1] 121 b Lois I [3] 625 a 636 d 650 a II [7] 655 d 656 b 659 c 664 d 666 c 669 c 670e III [2] 679 b 695 e IV [6] 704 d 705 a 705 b 708 c 711 b 718 b V [2] 735 c 741 e VI [7] 751 c 770 d 773 c 773 c 775 d 776 a 777 d VII [8] 788 b 790 a 790 b 791 d 792 e 793 e 797 c 798 d VIII [3] 832 b 836 d 837 c IX [4] 855 a 859 d 862 b 865 e X [7] 896 c 901 a 903 d 904 c 907 c 908 b 908 e XI [7] 919 c 922 b 924 d 928 e 929 c 930 a 930 a XII [4] 949 e 963 e 967 e 968 d
3 Reacutepublique III 400 d ndash e
51
est neacutecessaire quil existe ce qui est bon en soi et par soi comme paradigme de toutes
les belles choses qui sont bonnes sans ce critegravere du bon universellement et
immuablement valable il est impossible de distinguer ce qui est bon de ce qui est
mauvais
I231 Limpossibiliteacute de la participation parmeacutenidienne
Parmeacutenide ne conteste pas lexistence et la nature des Formes telles que Socrate les
deacutecrit dans la premiegravere partie du Parmeacutenide (128 e ndash 130 d) Ce qui lui pose problegraveme
cest la participation (μετέχειν μεταλαμβάνειν) qui fait le sujet de la discussion
dans la partie comprise entre 130 e ndash 132 d Notons que par la suite entre 132 e ndash 136
d Socrate reacutepond tregraves briegravevement1 comme si ceacutetait par respect pour Parmeacutenide quil
reacutepond et non pas par la neacutecessiteacute du dialogue dailleurs il se garde dinterroger
Parmeacutenide comme sil navait aucune question agrave lui poser
La participation aux Formes est consideacutereacutee comme un enveloppement pour
Parmeacutenide il y a cependant deux sortes denveloppement soit la Forme qui
enveloppe les choses soit ce sont elles qui enveloppent la Forme Mais pour Socrate
la participation na rien agrave voir avec lenveloppement2
Socrate Non point si du moins reacutepliqua Socrate cest agrave la maniegravere du jour qui restant un et identique se trouve en plusieurs endroits en mecircme temps et nen est pour si peu distinctde lui-mecircme Et si ceacutetait ainsi que chacune des Formes se trouve en mecircme temps une et identique en toutes choses
Parmeacutenide Jolie faccedilon Socrate reprit-il de faire que la Forme se trouve une et identique en mecircme temps en plusieurs endroits Cest comme si tu eacutetendais un voile sur plusieurs ecirctres humains et que tu disais laquo Le voile reste un en sa totaliteacute lorsquil est eacutetendu sur plusieurs choses raquo Nest-ce pas dune preacutesence de ce genre que tu veux parler 3
La lumiegravere du Soleil donne le jour ainsi sans le Soleil il ny a pas de jour Gracircce au
jour nous voyons et les choses sensibles peuvent ecirctre vues Agrave vrai dire le jour nest
pas une chose concregravete en tout cas moins concregravete que le Soleil puisquil est agrave la fois
partout et nulle part il donne agrave voir sans que lui-mecircme ne se voie alors que le Soleil
se voit quand mecircme Surtout le jour traverse la totaliteacute du ciel il est partout le mecircme
1 Une seule exception laquo Il me semble en effet reacutepliqua Socrate que du cocircteacute du sensible il ny a aucune diffculteacute agrave montrer que les objets sont aussi bien semblables et dissemblables et quils sontaffecteacutes de toute autre espegravece de contrarieacuteteacute raquo(135 e 5ndash7)
2 Voici un exemple pour mieux comprendre le problegraveme la circonfeacuterence est deacutefnie comme le nombre de π multiplieacute par le diamegravetre Cela eacutetant quels que soient les cercles petits ou grands ilspossegravedent tous le nombre π ainsi on pourrait dire que ce sont les cercles qui enveloppent le π mais on peut dire eacutegalement que cest le π qui enveloppe les cercles particuliers puisque cest en reacutealiteacute le π qui deacutefnit le cercle et non linverse du moins le π existe en dehors du cercle alors que sans le π on ne peut pas calculer le cercle
3 Parmeacutenide 131 b ndash c
52
il est la digniteacute et la puissance mecircmes du Soleil1 lesquelles procurent aux choses
sensibles leurs proprieacuteteacutes et leur nourriture et nul ne peut posseacuteder le jour Alors
que en tout point de vue le voile est le contraire du jour 1 le voile est un produit
humain le jour divin 2 le voile peut ecirctre deacutecoupeacute posseacutedeacute et deacutetruit tandis que le
jour ne peut ecirctre ni deacutecoupeacute ni posseacutedeacute ni deacutetruit 3 le voile reccediloit la proprieacuteteacute
decirctre vu le jour en donne la puissance 4 le voile est inanimeacute le jour animeacute 5 le
voile est une partie de la totaliteacute du sensible le jour domine cette totaliteacute sans en faire
partie comme lacircme qui commande au corps sans en faire partie 6 le voile est
divisible le jour indivisible 7 le voile est une matiegravere sombre le jour brille Sans
doute pourrons-nous lister encore quelques autres oppositions entre le voile et le
jour On voit bien que la diffeacuterence fondamentale entre Socrate et Parmeacutenide agrave
propos de la participation se fonde sur les deux points suivants Dune part pour
Socrate participer agrave une reacutealiteacute cest recevoir delle une puissance pour ecirctre digne
cela suppose que le bien de cette reacutealiteacute rayonne Cela suppose aussi que ce agrave quoi
une chose participe et cette chose ne se trouvent pas au mecircme niveau de reacutealiteacute
alors que pour Parmeacutenide elles sont au mecircme niveau sensible dougrave la neacutecessiteacute de
posseacuteder denvelopper pour participer Dautre part pour Socrate le tout (τὸ ὅλον)
ontologique est inseacutecable donc son rapport agrave la totaliteacute des parties du monde
sensible est un rapport de domination comme lacircme domine le corps dans le
Charminde (156 e) ou lacircme du monde domine lunivers dans le Timeacutee2 ou mecircme dans
certains cas le corps domine lacircme par des plaisirs et des deacutesirs immodeacutereacutes Notons
que ce rapport nest pas un rapport dappartenance puisque lacircme et le corps sont
deux reacutealiteacutes contraires or il ne peut y avoir une appartenance entre deux reacutealiteacutes
contraires Agrave linverse pour Parmeacutenide la participation relegraveve dun rapport
dappartenance par ailleurs Parmeacutenide ne distingue pas le tout ontologique (τὸ
ὅλον) qui est inseacutecable de la totaliteacute sensible (τὸ τᾶν) qui est composeacutee des parties3
1 Notons que la nuit et les nuages sont des pheacutenomegravenes terrestres car au-delagrave luit toujours le mecircme jour
2 Les occurrences du terme dans le Parmeacutenide ὅλον (128 a) ὅλου (131 a) ὅλον (131 a) ὅλον (131 b) ὅλον (131 b) ὅλον (131 c) ὅλον (131 c) ὅλα (131 e) ὅλον (137 c) ὅλου (137 c) ὅλον (137 c) ὅλον (137 c) ὅλον (137 c) ὅλον (137 d) ὅλον (138 b) ὅλον (138 e) ὅλον (138 e) ὅλον (138 e) ὅλον (142 d) ὅλου (142 d) ὅλου (142 d) ὅλον (142 d) ὅλον (144 d) ὅλον (144 d) ὅλου (144 e) ὅλον (144 e)ὅλου (144 e) ὅλον (145 a) ὅλον (145 a) ὅλον (145 a) ὅλον (145 a) ὅλῳ (145 b) ὅλου (145 b) ὅλου (145 c) ὅλον (145 c) ὅλῳ (145 c) ὅλον (145 c) ὅλου (145 c) ὅλον (145 c) ὅλον (145 d) ὅλον (145 d) ὅλον (145 d) ὅλον (145 e) ὅλον (145 e) ὅλον (146 b) ὅλον (146 b) ὅλον (146 c) ὅλον (147 b) ὅλα(147 b) ὅλα (147 b) ὅλῳ (148 d) ὅλῳ (150 a) ὅλῳ (150 a) ὅλου (150 a) ὅλῳ (150 b) ὅλον (150 b) ὅλῳ (150 b) ὅλου (153 c) ὅλον (153 c) ὅλον (153 e) ὅλον (157 c) ὅλον (157 c) ὅλου (157 c) ὅλον (157 e) ὅλου (157 e) ὅλον (157 e) ὅλῳ (158 a) ὅλον (158 a) ὅλου (158 a) ὅλου (158 b) ὅλου (158 b) ὅλον (158 d) ὅλον (158 d) ὅλα (158 d) ὅλον (159 c) ὅλον (159 d) ὅλου (159 d) ὅλον (159 d)
3 Voici les occurrences du terme au masculin et neutre dans le Parmeacutenide πάντα (127 e) πᾶν (128 b)
53
I232 La neacutecessiteacute eacutethique de lontologie
Le terme laquo πλεονεξία raquo cest-agrave-dire deacutesirer davoir toujours plus que ce que lon
doit est plutocirct rare dans le corpus platonicien1 Dans le but dexpliquer ce terme
Glaucon fait appel au mythe de Gygegraves (359 d ndash 360 b) pour montrer combien
linjustice peut paraicirctre irreacutesistible Le mythe peut ecirctre reacutesumeacute en quatre eacutevegravenements
1 un tremblement de terre 2 le berger Gygegraves pille un anneau dor de la main dun
cadavre de geacuteant 3 la deacutecouverte de la magie de lanneau qui peut rendre Gygegraves
visible ou invisible en tournant le chaton de lanneau agrave linteacuterieur ou agrave lexteacuterieur de
sa paume 4avec ce pouvoir magique le berger tue le roi de Lydie sempare du
trocircne et de la reine2 Apregraves le reacutecit du mythe Glaucon donne un commentaire en ces
termes
Supposons agrave preacutesent quil existe deux anneaux de ce genre lun au doigt du juste lautre
au doigt de linjuste il ny aurait personne semble-t-il dassez reacutesistant pour se
maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux biens dautrui et ne pas y
toucher alors quil aurait le pouvoir de prendre impuneacutement au marcheacute ce dont il aurait
envie de peacuteneacutetrer dans les maisons pour sunir agrave qui lui plairait et de tuer les uns libeacuterer
les autres de leurs chaicircnes selon son greacute et daccomplir ainsi dans la socieacuteteacute humaine tout
ce quil voudrait agrave leacutegal dun dieu3
Deux questions se posent pourquoi est-il injuste dattenter aux biens dautrui
pourquoi le fait-on quand-mecircme en toute connaissance de cause En effet dans le
livre I de la Reacutepublique Socrate parle de la fonction propre (ἔργον) du cheval (352 e)
de la serpette (353 a) des yeux (353 b) et agrave chaque fonction propre est associeacutee une
excellence propre (ἀρετή) laquo cest gracircce agrave son excellence propre que ce qui est doteacute
dune fonction propre accomplit bien ses œuvres (τὰ ἐργαζόμενα) raquo (353 c) Cela
πάντα (129 a) πάντες (129 d) πάντα (129 e) πάντα (130 b) πάντων (130 b) πάντων (130 c) πάντων (130 d) πᾶσιν (131 b) πάντα (132 a) πάντα (132 a) πάντα (132 a) πᾶσιν (132 b) πάντα (132 b) πᾶσιν (132 c) πᾶσιν (132 c) πάντα (132 c) πάντα (134 c) πάντα (134 c) πάντα (135 b) πάντα (135 b) πάντων (136 e) πάντα (143 d) πᾶς (144 a) πάντα (144 b) πάντων (144 b) πάντα (144 e) πάντα (145 b) πάντα (145 c) πάντα (145 c) πάντα (145 c) πάντα (145 c) πάντα (145 c) πᾶσιν (145 c) πᾶσιν (145 d) πᾶσιν (145 d) πάντα (145 e) πᾶν (146 b) πᾶν (148 e) πᾶς (149 b) πάντα (149 d) παντὶ (150 b) πᾶν (152 c) παντὸς (152 e) πάντων (153 b) πάντα (153 b) πάντων (153 c) πάντα (153 c) πάντα (153 c) πᾶσιν (153 e) πάντα (155 c) πάντα (155 d) πάντων (157 d) πάντων (157 d) πάντων (157 d) πάντα (158 e) πάντα (159 a) πάντα (159 c) πάντα (159 c) πάντα (160 b) πᾶν (160 b) πᾶν (160 c) πάντων (160 e) πᾶν (162 b) πᾶν (165 b) πάντα (165 c) πάντα (165 d) πάντα (166 c) mais il ny a que trois occurrences au feacuteminin πᾶσαν (139 a) πασῶν(149 b) πάσας (165 d)
1 Le mot laquo πλεονεξία raquo napparaicirct que sept fois dans le corpus platonicien le Banquet 182 d 188 b le Critias 121 b le Gorgias 508 a la Reacutepublique II 359 c IX 586 b le Timeacutee 82 a
2 Selon Heacuterodote le roi Candaule enivreacute de la beauteacute corporelle de sa femme Nyssla se proposa agrave Gygegraves fls dun de ses gardes de sintroduire dans la chambre royale pour admirer la beauteacute du corps nu de Nyssla agrave son insu (Cf Heacuterodote Histoires Paris Charpentier Libraire-Eacutediteur 1850 Tome premier VIII ndash XIII p 25 ndash 28 Trad du grec par Lacher)
3 Reacutepublique II 360 b ndash c
54
semble montrer que le principe de base decirctre juste est simple se concentrer sur la
reacutealisation de lexcellence de sa fonction Ainsi le fait de piller un bien qui
nappartient pas au berger ne relegraveve pas de la fonction du berger encore moins
lorsquil sagit de tuer le roi et de semparer du trocircne et de la reine Mais
geacuteneacuteralement la fonction propre ne sufft pas pour que lacircme sarrecircte devant les
meacutefaits dont on a souvent conscience cest-agrave-dire en toute connaissance de cause
cela nest pas contradictoire avec le paradoxe socratique laquo personne ne fait le mal
volontairement raquo cest-agrave-dire en toute connaissance de cause En effet il y a deux
faccedilons davoir la connaissance de cause gracircce aux mœurs ou agrave la science 1 Les
mœurs sont une forme de connaissance imposeacutee culturellement dans une
communauteacute elles permettent aux individus deacutevaluer leurs conduites mais une
telle connaissance collective peut heurter contre la volonteacute ou lopinion individuelle
Cest le cas de Gygegraves qui sait bien que ce quil voulait faire est blacircmeacute par les mœurs
cest la raison pour laquelle il se garde de montrer aux autres la magie de son anneau
dor Comme dit Thrasymaque laquo Ce nest pas en effet par crainte de commettre des
actes injustes mais au contraire par crainte de les subir que ceux qui blacircment
linjustice semploient agrave le faire raquo1 En dautres termes par le plaisir on commet
linjustice et par la crainte on la commet discregravetement or ni le plaisir ni la crainte ne
sont science en ce sens personne ne commet linjustice en toute connaissance de
cause 2 Seule la science de ce qui est permet de guider les actions justes en toute
connaissance de cause en effet les actions justes relegravevent de causes justes cest-agrave-
dire de reacutealiteacutes veacuteritables qui sont universelles et immuables Ainsi le fait de ne pas
connaicirctre ces reacutealiteacutes eacutequivaut agrave ne pas connaicirctre les causes des actions justes laquo Si
quelquun connaicirct ce qui est bon et ce qui est mauvais est-ce que rien ne peut le
dominer et lui faire faire des choses diffeacuterentes de celles que la science (ἐπιστήμη) lui
prescrit Est-ce que lintelligence peut constituer un secours suffsant pour
lhomme raquo2 Ce qui est toujours bon ce sont les reacutealiteacutes veacuteritables cest-agrave-dire les
Formes en ce sens quil ne peut y avoir une Forme du Mal
I3 Quest-ce que la Forme
Platon est synonyme de la forme intelligible ou de la Forme puisque cest dans les
dialogues platoniciens que lon trouve cette notion pour la premiegravere fois de la
maniegravere explicite dans lhistoire de la penseacutee occidentale Certes ceci ressemble agrave une
1 Ibid I 344 c2 Protagoras 352 c
55
eacutenigme dune part laquo labsence de deacutefnition de ce que cest quune Forme et
labsence de toute explication de la participation des choses sensibles aux Formes raquo1
dautre part la caracteacuteristique des formes intelligibles reste la mecircme dans la premiegravere
partie du Parmeacutenide du Pheacutedon du Phegravedre de la Reacutepublique et du Philegravebe laquo ce qui est
purement et simplement ecirctre raquo2 laquo ce qui est simplement ecirctre en soi et par soi raquo3 laquo ce
qui est totalement ecirctre raquo4 laquo ce qui est toujours en soi et par soi raquo5 laquo lecirctre en soi raquo6 laquo la
reacutealiteacute en soi raquo7 laquo ce qui est veacuteritablement ce qui est raquo8 laquo lecirctre qui est reacuteellement raquo9
laquo ce qui est reacuteellement raquo10 laquo sans couleur sans fgure intangible raquo11 En un mot la
Forme se caracteacuterise 1 par la nature de son identiteacute immuable elle est unique et
toujours la mecircme en soi et par soi 2 par la nature de son uniteacute universelle dune
part elle est sans meacutelange inseacutecable une uniteacute pure dautre part elle est luniteacute de
toutes les choses sensibles puisque celles-ci y participent 3 par la nature de son
intelligibiliteacute elle est invisible et intangible
I31 Intelligible
Plusieurs termes peuvent renvoyer agrave lintelligible lecirctre (τὸ εἶναι) chaque chose qui
est (ἕκαστον ὃ ἔστιν) la reacutealiteacute (ἡ οὐσία) et ce qui est (τὸ ὄν) Mais y a-t-il une
diffeacuterence entre laquo αὐτὸ ἕκαστον ὃ ἔστιν raquo12 et laquo ἕκαστον ὃ ἔστιν raquo laquo αὐτὴ ἡ
οὐσία raquo13 et laquo ἡ οὐσία raquo laquo αὐτὸ τὸ ὂν raquo14 et laquo τὸ ὄν raquo Nous verrons que la reacuteponse
nest pas si eacutevidente car elle est parfois oui parfois non tout deacutepend de ce que lon
entend par lexpression Par exemple que signife τὸ εἶναι exister ou ce qui est
I311 Question de lexpression de la Forme
Lexpression laquo αὐτὸ τὸ x raquo ou laquo αὐτὸ καθ αὑτὸ x raquo devient fnalement la marque de
la Forme dans la mesure ougrave x deacutesigne une notion intelligible le beau le bien le juste
par exemple 1 Il faut faire la distinction entre laquo αὐτὸ τὸ x raquo et x Prenons un
1 Platon Paris Cerf 2017 p 1462 Reacutepublique V τοῦ εἰλικρινῶς ὄντος (477 a) τοῦ εἰλικρινῶς ὄντος (478 d)3 Pheacutedon 78 d μονοειδὲς ὂν αὐτὸ καθ᾽ αὑτό4 Reacutepublique V τὸ παντελῶς ὄν (477 a) Sophiste τὰ τάντζσ ὄντα(240 e) τῷ παντελῶς ὄντι (248 e)5 Philegravebe τὰ ἀεὶ κατὰ τὰ αὐτὰ ὡσαύτως (59 c) Pheacutedon ἐκεῖνα ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὡσαύτω (79 d)6 Reacutepublique VII αὐτὸ τὸ ὂν (537 d)7 Pheacutedon αὐτὴ ἡ οὐσία8 Phegravedre τῷ ὅ ἐστιν ὂν ὄντως (247 e)9 Ibid ἡ οὐσία ὄντως οὖσα (247 c)10 Philegravebe τὸ ὂν ὄντως (59 d) Phegravedre τὰ ὄντα ὄντως (247 e) τὸ ὂν ὄντως (249 c) Reacutepublique VI τῷὄντι ὄντως (490 b) Timeacutee τῷ δὲ ὄντως ὄντι (52 c)
11 Phegravedre 247 c12 Pheacutedon 78 d Reacutepublique VII αὐτοῦ γε ἑκάστου πέρι ὃ ἔστιν (533 b)13 Ibid14 Sophiste αὐτοῦ τοῦ ὄντος οὐσία ἐστίν (258b) Reacutepublique VII αὐτὸ τὸ ὂν (537 d)
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exemple plus concret pour commencer Si x deacutesigne la fgure x est une classe qui
repreacutesente toutes les fgures particuliegraveres en dautres termes x est un nom qui
deacutesigne les choses du mecircme genre ainsi en prononccedilant ce nom on pense agrave des
choses que ce nom deacutesigne Mais si on demande ce quest la fgure la reacuteponse est
une deacutefnition de la fgure par exemple laquo la fgure est la limite du solide raquo1 En disant
cela on porte lattention non pas sur les choses que sont les fgures particuliegraveres mais
sur la fgure en tant que telle cest-agrave-dire la fgure elle-mecircme agrave savoir laquo αὐτὸ τὸ
σχῆμα raquo Cela eacutetant lexpression laquo αὐτὸ τὸ x raquo est synonyme de la question laquo quest-
ce que x raquo dont la reacuteponse est unique mecircme si le langage utiliseacute pour formuler la
reacuteponse peut bien ecirctre multiple Car ces multiples expressions doivent dire la mecircme
chose Certes laquo αὐτὸ τὸ σχῆμα raquo deacutefnit une classe de fgures en ce sens αὐτὸ τὸ
σχῆμα et σχῆμα sont synonymes mais le premier deacutefnit la fgure par la science le
second par la deacutesignation 2 La distinction entre lUn et le plusieurs
En revanche si ce quest lUn on montre que cela est en soi plusieurs et si par ailleurs on montre que que le Plusieurs est en fait un2 voilagrave ougrave je commencerai agrave meacutetonner et il enva de mecircme pour tout le reste Si ceacutetaient les mecircmes Genres les mecircmes Formes qui paraissaient ecirctre en soi affecteacutes par ces mecircmes caractegraveres contraires il y aurait de quoi seacutetonner3
Chaque Forme est unique sans meacutelange mecircme la Forme de Plusieurs lest eacutegalement
Autrement dit le Plusieurs nest pas plusieurs en tant que Forme il est unique et
indivisible cest dans la participation que la nature du Plusieurs se distingue de celle
de lUn Par exemple un ecirctre humain est un sous laspect dun vivant entier (lunion
entre lacircme et le corps) mais il est aussi plusieurs en raison du fait que le corps se
compose des membres et des organes En dautres termes la participation dune
chose sensible aux Formes est une multipliciteacute de participation Cela eacutetant une
Forme nest pas une classe en effet les membres dune classe se distinguent des
membres dune autre classe un arbre nest pas un cheval Or les choses qui
participent agrave lUn participent en mecircme temps au Plusieurs sous laspect de lUn et du
Plusieurs un arbre ne diffegravere point dun cheval ils sont tout agrave la fois un et plusieurs
3 Une Forme nest pas un concept si lon entend par concept ceci
1 Meacutenon 76 a2 laquo Il faut faire la distinction entre la Forme en tant que Forme et la Forme en tant que Forme de x En
effet en tant que Forme du Plusieurs le Plusieurs ne peut participer agrave lUn en dautres termesaucun des membres de la classe Plusieurs ne se retrouve dans la classe Un et inversement aucun membres de la classe Un ne se retrouve dans la classe Plusieurs eacutetant donneacute la deacutefnition de la contrarieacuteteacute Mais en tant que Forme la Forme Plusieurs est un individu et peut donc ecirctre membre de la classe Un Sur le sujet cf lAnnexe p 302 ndash 304 raquo (Parmeacutenide laquo Notes raquo ndeg 67 p 259)
3 Parmeacutenide 129 b ndash c
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laquo Concepts sont des ideacutees abstraites ou geacuteneacuterales ou simples raquo1 laquo On appelle concepts des repreacutesentations dans lesquelles nous amenons devant nous un objet ou des domaines entiers dobjets en leur geacuteneacuteraliteacute raquo2 laquo Le concept cest la matiegravere logique raquo3
Quest-ce quune ideacutee Pour Dan Sperber les ideacutees sont des objets mateacuteriels4 pour
Bergson ce sont des objets immateacuteriels mais extraits des objets mateacuteriels5 autrement
dit un concept comme une ideacutee abstraite nest pas quelque chose qui est en soi et par
soi Dapregraves Heidegger un concept est une repreacutesentation ce qui est contraire de la
Forme Selon Lyotard le concept est la matiegravere logique or la logique se trouve au
niveau de διάνοια un niveau infeacuterieur agrave lintellection Finalement toute assimilation
de la Forme au concept consiste agrave abaisser la digniteacute et la puissance de la Forme le
divin agrave lhumain
I312 τὸ εἶναι
Linfnitif laquo εἶναι raquo est abondamment preacutesent dans tous les dialogues platoniciens
sans exception6 En revanche le syntagme laquo τὸ εἶναι raquo est beaucoup moins freacutequent7
avec 39 occurrences dont 17 dans la seconde partie du Parmeacutenide Le propos le plus
ceacutelegravebre sur lecirctre (τὸ εἶναι) se trouve sans doute dans le Protagoras il sagit de
distinguer entre le devenir et lecirctre (τὸ γενέσθαι καὶ τὸ εἶναι)
Socrate Dans le cas preacutesent vois si tu es de mon avis Je ne crois pas que Simonide se contredise Mais donne-nous dabord ton opinion laquo Devenir (τὸ γενέσθαι) raquo et laquo ecirctre (τὸ εἶναι) raquo ont-ils le mecircme sens ou un sens diffeacuterent
Prodicos Un sens diffeacuterent reacutepondit Prodicos
Socrate Ainsi repris-je dans le premier passage Simonide exprimant sa propre penseacutee dit quil est diffcile de devenir vraiment un honnecircte homme
Prodicos Tu as raison dit Prodicos
1 Bergson Henri Introduction agrave la meacutetaphysique Paris PUF Quadrige 2011 p 92 Heidegger Martin Concepts fondamentaux Paris Gallimard NRF 19812001 p 133 Lyotard Jean-Franccedilois La pheacutenomeacutenologie Paris PUF laquo Que sais-je raquo ndeg 625 2007 14e eacuted[1954 1egravere
eacuted] p 104 Cf Descombes Vincent laquo Lidentifcation des ideacutees raquo Revue Philosophique de Louvain Quatriegraveme
seacuterie Tome 96 Ndeg1 1998 pp 86 ndash 118 Il sagit de la critique de La contagion des ideacutees de Dan Sperber
5 Cf supra6 Les deux dialogues ougrave la freacutequence est la plus faible sont le Critias (13 fois) et le Criton (14) et la plus
forte sont le Gorgias (231) et le Pheacutedon (220)7 Cratyle τοῦ εἶναι (423 e) τὸ εἶναι (433 d) τὸ εἶναι (433 d) Euthydegraveme τῷ εἶναι (305 c) Gorgias τὸ εἶναι (508 b) τὸ εἶναι (527 b) τὸ εἶναι (527 b) Hippias majeur τὸ εἶναι (294 e) Lettre XI τοῦ εἶναί (359 a) Parmeacutenide τοῦ εἶναι (136 b) τὸ εἶναι (142 d) τοῦ εἶναι (142 e) τὸ εἶναι (148 b) τοῦ εἶναι (152 a) τοῦ εἶναι (152 e) τοῦ εἶναι (154 a) τοῦ εἶναι (156 a) τοῦ εἶναι (156 e) τὸ εἶναι (160 c)τοῦ εἶναι (162 a) τὸ εἶναι (162 a) τοῦ εἶναι (162 a) τοῦ εἶναι (162 b) τοῦ εἶναι (162 b) τοῦ εἶναι (162 b) τοῦ εἶναι (162 c) Pheacutedon τοῦ εἶναι (77 b) τοῦ εἶναι (78 d) Protagoras τὸ εἶναι (340 b) τὸ εἶναι (340 c) τὸ εἶναι (340 c) Reacutepublique II τοῦ εἶναί (369 d) III τοῦ εἶναι (395 c) V τοῦ εἶναί (478 e) VI τὸ εἶναί (509 b) X τοῦ εἶναι (612 d) Sophiste τὸ εἶναι (243 e) Theacuteeacutetegravete τὸ εἶναι (171 d) τὸ εἶναι (188 d)
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Socrate Et quant agrave Pittacos il le blacircme non pas comme le croit Protagoras pour avoir dit la mecircme chose que lui mais pour avoir dit autre chose Car ce que Pittacos deacuteclare ecirctre diffcile ce nest pas de laquo devenir raquo bon mais de l laquo ecirctre raquo Or Protagoras laquo ecirctre raquo et laquo devenir raquo selon Prodicos ici preacutesent sont choses diffeacuterentes et si laquo ecirctre raquo nest pas la mecircme chose que laquo devenir raquo Simonide est exempt de contradiction1
Ici il est certain que lecirctre soppose au devenir mais on ne sait pas encore si le
devenir est le contraire de lecirctre Dans ce passage de la Reacutepublique τὸ εἶναι et τὸ ον
sont synonymes
ἐπειδὴ καὶ τὰ ἀπὸ τοῦ εἶναι ἀγαθὰ διδοῦσα ἐφάνη καὶ οὐκ ἐξαπατῶσα τοὺς τῷ ὄντι λαμβάνοντας αὐτήν2
Nous navons pas montreacute que la justice procure les biens qui deacutecoulent de ce quelle est reacuteellement et quelle ne trompe pas ceux qui laccueillent veacuteritablement
Dans ce passage du Pheacutedon τὸ εἶναι et αὐτὴ ἡ οὐσία sont aussi synonymes
αὐτὴ ἡ οὐσία ἧς λόγον δίδομεν τοῦ εἶναι καὶ ἐρωτῶντες καὶ ἀποκρινόμενοι πότερον ὡσαύτως ἀεὶ ἔχει κατὰ ταὐτὰ ἢ ἄλλοτ᾽ ἄλλως 3
Cette reacutealiteacute en elle-mecircme de lecirctre de laquelle nous rendons raison dans nos interrogations comme dans nos reacuteponses dis-moi se comporte-t-elle toujours de mecircme faccedilon dans son identiteacute ou bien tantocirct ainsi et tantocirct autrement
Ce qui est reacuteellement ecirctre cest-agrave-dire ce qui ne change jamais il est toujours le
mecircme mais quel est le contraire du τὸ εἶναι Voyons le scheacutema suivant
Dans le cas ougrave lon entend laquo τὸ εἶναι raquo par laquo ce qui existe raquo par conseacutequent son
contraire signife neacutecessairement ce qui nexiste pas (τὸ μὴ εἶναι) ainsi on ne peut en
aucun cas formuler une opinion sur ce qui nexiste pas Or il y a trois reacutealiteacutes qui
existent 1 la reacutealiteacute intelligible cest-agrave-dire ce qui est (τὸ ὄν) 2 son contraire la
1 Protagoras 340 b ndash c Trad par A Croiset Paris Les Belles Lettres 19552 Reacutepublique X 612 d3 Pheacutedon 78 d Trad par L Robin Paris Les Belles Lettres 1926
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les reacutealiteacutes sensibles cest-agrave-dire ce qui nest pas (τὸ μὴ ὄν)
τὸ εἶναι ce qui existe
les reacutealiteacutes intelligibles cest-agrave dire ce qui est (τὸ ὄν)
τὸ μὴ εἶναι ce qui nexiste pas
ψυχήlacircme
fonction intellective
fonction ardente
fonction deacutesirante
le corpsanimant
reacutealiteacute sensible cest-agrave-dire ce qui nest pas 3 lacircme Dans cette perspective τὸ μὴ
εἶναι et τὸ μὴ ὄν ne signifent pas du tout la mecircme chose Dans le cas ougrave on entend
laquo τὸ εἶναι raquo par lecirctre cest-agrave-dire ce qui est ou la reacutealiteacute immuable par conseacutequent
son contraire signife la reacutealiteacute non-immuable les choses sensibles par exemple de
telle sorte quon ne peut formuler une opinion fausse cest-agrave-dire porteacutee sur ce qui
nexiste pas puisque ce qui nest pas est quelque chose qui existe mecircme si elle est
changeante
I313 ἕκαστον ὃ ἔστι
Lexpression ἕκαστον ὃ ἔστι est peu freacutequente dans le corpus platonicien (nous la
recensons onze fois dont six dans les livres V VI et VII de la Reacutepublique)1 cependant
elle apparaicirct lagrave ougrave la question ontologique se pose Dans lexpression le mot ἕκαστον
ne deacutesigne pas une chose sensible mais une reacutealiteacute au mecircme titre que leacutegal le beau
bull Cratyle
Dans le passage suivant lἕκαστον signife une reacutealiteacute en soi cest-agrave-dire tout
simplement lecirctre (τὸ εἶιναι)
Σωκράτης
τί δὲ δὴ τόδε οὐ καὶ οὐσία δοκεῖ σοι εἶναι ἑκάστῳ ὥσπερ καὶ χρῶμα καὶ ἃ νυνδὴ ἐλέγομεν πρῶτον αὐτῷ τῷ χρώματι καὶ τῇ φωνῇ οὐκ ἔστιν οὐσία τις ἑκατέρῳ αὐτῶν καὶ τοῖς ἄλλοις πᾶσιν ὅσα ἠξίωται ταύτης τῆς προσρήσεως τοῦ εἶναι
Ἑρμογένηςἔμοιγε δοκεῖ
Σωκράτηςτί οὖν εἴ τις αὐτὸ τοῦτο μιμεῖσθαι δύναιτο ἑκάστου τὴν οὐσίαν γράμμασί τε καὶ συλλαβαῖς ἆρ᾽ οὐκ ἂν δηλοῖ ἕκαστον ὃ ἔστιν ἢ οὔ2
Socrate
Et que dis-tu de ceci Chaque chose na-t-elle pas selon toi une reacutealiteacute comme elle a une couleur et les autres choses dont nous parlions agrave linstant Et dabord la couleur en soi et le son en soi nont-ils pas chacun une certaine reacutealiteacute comme toutes les autres choses qui meacuteritent cet ajout de preacutedication laquo lecirctre raquo
ProtarqueSi agrave mon avis
SocrateEt alors Si lon eacutetait capable dimiter avec les lettres et les syllabes cet en soi qui appartient agrave chaque chose mdash jentends sa reacutealiteacute mdash ferait-on voir agrave chaque fois ce qui existe oui ou non
La couleur et la couleur elle-mecircme sont deux reacutealiteacutes fondamentalement diffeacuterentes
la couleur comme chose sensible qui existe dans le monde sensible tandis que la
1 Cratyle ἕκαστον ὃ ἔστιν (423 e) Pheacutedon ἕκαστον ὃ ἔστιν (78 d) ἕκαστον ὃ ἔστι (78 d) Reacutepublique V ἕκαστον τὸ ὂν (480 a) VI ἕκαστον τὸ ὄν (484 d) ὃ ἕκαστον εἴη (504 a) VI ὃ ἔστιν ἕκαστον (507 b) VII ὃ ἔστιν ἕκαστον (532 a) ὃ ἔστιν ἕκαστον (533 b) Phegravedre ὃ ἔστιν ἕκαστον (262 b) Sophiste τὸ ὂν ἕκαστον (258 e)
2 Cratyle 423 e
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couleur elle-mecircme est une deacutefnition qui est la reacuteponse agrave la question laquo quest-ce que
la couleur raquo Socrate la deacutefnit comme laquo leffuve de fgures raquo1 Or une deacutefnition
dune chose sensible relegraveve de la penseacutee qui nest pas une chose sensible
bull Pheacutedon
Dans ce passage du Pheacutedon le sens du terme ἕκαστον ne peut ecirctre plus clair
αὐτὸ τὸ ἴσον αὐτὸ τὸ καλόν αὐτὸ ἕκαστον ὃ ἔστιν τὸ ὄν μή ποτε μεταβολὴν καὶ ἡντινοῦν ἐνδέχεται2
Leacutegal en soi le beau en soi chaque chose qui est en soi ce qui est reacuteellement est-ce que jamais cela peut subir un changement quel quil soit
Agrave la diffeacuterence de la couleur ou du son qui sont des reacutealiteacutes sensibles leacutegal et le beau
ne sont pas des reacutealiteacutes sensibles Si la couleur et la couleur elles-mecircmes ne sont pas
la mecircme chose quel est le statut quon doit donner agrave leacutegal au beau dans la mesure
ougrave laquo leacutegal raquo et laquo leacutegal en soi raquo ou laquo le beau raquo et laquo le beau soi raquo sont deux choses
neacutecessairement diffeacuterentes Examinons ces trois syntagmes laquo αὐτὸ τὸ ἴσον raquo laquo αὐτὸ
τὸ καλόν raquo laquo αὐτὸ ἕκαστον ὃ ἔστιν raquo en leur enlevant laquo αὐτὸ raquo nous en avons ceci
laquo τὸ ἴσον raquo laquo τὸ καλόν raquo laquo ἕκαστον ὃ ἔστιν raquo autrement dit leacutegal et le beau sont
chacun une chose qui est (ἕκαστον ὃ ἔστιν) mais elle nest ni sensible ni ecirctre en soi
En effet le beau leacutegal le bien sont trois noms qui deacutesignent trois reacutealiteacutes respectives
qui restent agrave deacutefnir et cest par la deacutefnition que lon peut savoir le beau en soi leacutegal
en soi le bien en soi et ainsi de suite pour tous les noms des autres reacutealiteacutes En
dautres termes seulement connaicirctre les noms savoir les prononcer sans les deacutefnir
ne permet pas de connaicirctre encore les reacutealiteacutes que ces noms deacutesignent Or la
deacutefnition dune reacutealiteacute intelligible relegraveve de lintellection On voit bien que la
deacutefnition dune reacutealiteacute intelligible est beaucoup plus diffcile que la deacutefnition dune
reacutealiteacute sensible puisque le niveau de lintellection se trouve supeacuterieure au niveau de
la penseacutee
bull Reacutepublique
Dans ce passage du livre VI de la Reacutepublique laquo ὃ ἔστιν ἕκαστον raquo ne prend pas le
mecircme sens que nous venons dexaminer preacuteceacutedemment
καὶ αὐτὸ δὴ καλὸν καὶ αὐτὸ ἀγαθόν καὶ οὕτω περὶ πάντων ἃτότε ὡς πολλὰ ἐτίθεμεν πάλιν αὖ κατ᾽ ἰδέαν μίαν ἑκάστου ὡς μιᾶς οὔσης τιθέντες laquo ὃ ἔστιν raquo ἕκαστον
Nous affrmons aussi lexistence du beau en soi et du bien en soi et de mecircme pour toutes ces choses que nous avonsdabord poseacutees comme multiples nous les posons maintenant renversant notre approche selon la forme unique de chacune comme une essence unique et nous
1 Meacutenon 76 d2 Pheacutedon 78 d
61
προσαγορεύομεν1 appelons chacune laquo ce qui est raquo
Ici ἕκαστον est le compleacutement dobjet direct du verbe προσαγορεύομεν On voit
bien que le syntagme laquo ἕκαστον ὃ ἔστιν raquo est eacutequivalant agrave un pronom qui deacutesigne (et
non deacutefnit) une reacutealiteacute intelligible quelconque et laquo ἕκαστον raquo est un pronom qui
deacutesigne une reacutealiteacute sensible quelconque mais en enlevant du syntagme lἕκαστον le
syntagme verbal laquo ὃ ἔστιν raquo est synonyme de laquo τὸ ὄν raquo cest-agrave-dire laquo ce qui est raquo
autrement dit laquo αὐτὸ ἕκαστον ὃ ἔστιν raquo = laquo ὃ ἔστιν raquo = laquo τὸ ὄν raquo On voit bien que
lusage des termes chez Platon est extrecircmement preacutecis
I32 Trois eacutetapes pour saisir la reacutealiteacute intelligible
Les trois eacutetapes pour saisir la reacutealiteacute intelligible sont la saisie laquo par la sensation raquo
laquo par le raisonnement raquo et laquo par lintellection raquo Nous avons dit preacuteceacutedemment que
cest par lintellection que lon peut saisir ce qui est Or lintellection est un
acheminement du sensible vers lintelligible du multiple vers lunique en passant
par le raisonnement (διάνοια) Pourquoi la sensation Pour trois raisons 1 sans la
meacutemoire aucune activiteacute cognitive consciente et spontaneacutee nest possible Or la
meacutemoire est la sauvegarde de la sensation2 2 La sensation ne peut ecirctre fausse
mecircme si la sensation dune mecircme chose la chaleur par exemple est diffeacuterente chez
les sujets diffeacuterents Autrement dit la sensation est une opinion droite 3 Lobjet de
la sensation cest-agrave-dire le sensible participe aux reacutealiteacutes intelligibles Ces trois
points garantissent la possibiliteacute de remonter avec succegraves du sensible vers
lintelligible dans la mesure ougrave est assureacute le bon fonctionnement du niveau
laquo διάνοια raquo et du niveau laquo νάησις raquo Agrave linverse on naura aucune chance de saisir
une reacutealiteacute intelligible agrave partir dune opinion fausse car elle ne participe agrave aucune
reacutealiteacute intelligible
I321 Saisie par la sensation
Le sensible (αἰσθητόν) est saisissable par la sensation (αἴσθησις) cest-agrave-dire par
abstraction du sensible Cest ce que le substantif laquo αἴσθησ-ις raquo indique puisque le
suffxe laquo -ις raquo indique geacuteneacuteralement quelque chose dabstrait Sans cette abstraction
aucun sensible nest connaissable Mais pour que cette abstraction soit possible il
faut aussi que le sensible possegravede une certaine proprieacuteteacute (δύναμις) gracircce agrave laquelle le
sensible est perceptible Du coup la sensation est en effet communication
1 Reacutepublique VI 507 b2 Voir Philegravebe 34 a ndash b
62
La sensation est affaire de communication Ce qui est communiqueacute cest la proprieacuteteacute que manifeste un objet par lintermeacutediaire dun mouvement qui trouve sa source agrave lexteacuterieur Et la transmission de ce mouvement se fait de faccedilon meacutecanique de partie en partie par une circulation agrave travers le vivant en son entier corps et acircme En effet le destinataire fnal de ce processus de transmission est la partie rationnelle de lacircme1
Cela eacutetant dans le fait de connaicirctre le sensible on sinteacuteresse agrave la sensation et non au
sensible mecircme en tout cas dun point de vue philosophique cela semble confrmeacute
par lusage de ces deux termes
αἰσθητόν (le sensible) αἴσθησις (la sensation)
Les dialogues de jeunesse
Meacutenon 76d Apologie 40c c Hippias mineur 374d Hippias majeur 298d eProtagoras 334c Meacutenexegravene 248b Charmide [5] 159a 167d d d d
Les dialogue de maturiteacute
Pheacutedon 83b Reacutepublique VI 507c 511c VII 529bTheacuteeacutetegravete [9] 156b 1b b 6c160d 182a b 184d 202b
Cratyle 430e 431a Pheacutedon [19] 65b d 66a 73c 75a a b b b e 76a d 79a c c 83a 96b 99e 111b Reacutepublique II 375a III 411d V 460d VI [5] 507c c e 508b 511c VII [12] 523a b b c c e 524a a d d 532a 537d VIII 546b Phegravedre [6] 240d 249b 250d d 253e 271eParmeacutenide 142a 155d 164b Theacuteeacutetegravete [67] 151e e 152c c 156b b c d 158a a 159d d e e e 160c d e 161c d 163a d 164a b d 165d d 166c 167c c 168b 179c d 182a a b d e e 183c 184b d 186b e e e 187a 191d 192b b d d a b d e e 194a a a a c d 195c d 196c 210a
Les dialogues de vieillesse
Politique 285e Philegravebe 51b Timeacutee [13] 28b c 37b 51a52a 61d 64a d 65a 67a c 70b 92c
Sophiste [4] 248a 264a b c Politique 286a Philegravebe [12] 33c 34a a a b 35a 38b 39a b 41d 55e 66c Timeacutee [21] 28a c 38a 42a 43c 44a 45d 52a 60e 61c 64a e 65e 67c 69d 71a 75a 75b 77a be Lois I 645e II [7] 653a e 654a 661b 664e 672c 673d X [4] 894a 898e 901d 902c XI 927b XII [6] 943a 961d e e 964d e
Quelques remarques 1 la philosophie semble sinteacuteresser beaucoup moins au
sensible (αἰσθητόν) quagrave la sensation Sans doute est-ce lagrave un point qui distingue la
philosophie des sciences particuliegraveres qui ont pour objet les choses sensibles mecircmes 2
2 Les premiers dialogues sinteacuteressent peu agrave la sensation3 cest probablement parce
que les opinions agrave reacutefuter sont en effet des opinions fausses et non des opinions
1 Brisson Luc laquo Perception sensible et raison dans le Timeacutee raquo Interpreting the Timaeus mdash Critias Proceeding of the IV Symposium Platonicum Selected Papers Tomaacutes Calvo and Luc Brisson (eacuteds) Sankt Augustin Academia Verlag 1997 pp 307 ndash 316 p 311
2 Nous distinguons ces trois termes 1 La chose le corps par exemple il sagit dun nom 2 La chose mecircme le corps mecircme auquel sinteacuteresse la meacutedecine ou la gymnastique 3 La chose elle-mecircme le corps lui-mecircme auquel sinteacuteresse la philosophie dans le cas la chose en question relegravevedu second niveau de reacutealiteacute comme le beau par exemple nous dirons comme lavons souligneacute ci-dessus laquo le beau en soi raquo et non laquo le beau lui-mecircme raquo
3 Les quatre occurrences du terme laquo sensation raquo dans le Charmide se trouvent dans une seule phrase laquo Bref examine toutes les sensations pour deacuteterminer si agrave ton avis il y en a une qui soit sensation des sensations et delle-mecircme mais qui ne perccediloive rien de ce que perccediloivent les autres sensations raquo
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droites cest-agrave-dire la sensation 3 Le Theacuteeacutetegravete sinteacuteresse particuliegraverement agrave la
sensation avec 67 occurrences il sagit lagrave sans doute dune analyse contrarieacutee pour
dire que la sensation est le contraire de la science 4 Lusage du terme laquo sensation raquo
est assez regroupeacute nous allons voir tout au long de la thegravese que cela apparaicirct dans
beaucoup de cas cest peut-ecirctre une faccedilon suppleacutementaire dauthentifer les œuvres
de Platon ce qui deacutepasse notre tacircche
Pourquoi Socrate parle-t-il autant de la sensation dans un dialogue quest le Theacuteeacutetegravete
ougrave il est senseacute chercher agrave savoir ce quest la science En effet le Theacuteeacutetegravete ne cherche
pas agrave deacutefnir directement ce quest la science (ἐπιστήμη) mais agrave indiquer la premiegravere
marche vers la science agrave savoir connaicirctre ce quest une sensation cest-agrave-dire
connaicirctre une sensation elle-mecircme le chaud lui-mecircme par exemple Si le chaud
relegraveve dune affaire de sensation alors le fait de chercher agrave savoir ce quest le chaud
cest-agrave-dire savoir le chaud lui-mecircme relegraveve de la penseacutee ou du raisonnement En
effet demander ce quest le chaud a pour but de connaicirctre la nature de la sensation
Comme laquo la sensation est affaire de communication raquo il sagit en effet de la
diffeacuterence chacun reccediloit diffeacuteremment la mecircme chose qui est communiqueacutee Telle
est la nature de la sensation la principale source de diffeacuterence de la multipliciteacute
Mais ce sont les diffeacuterences du reacuteel puisque le sensible nest pas irreacuteel en raison du
fait que le sensible participe aux reacutealiteacutes intelligibles qui sont reacuteellement
I322 Saisie par le raisonnement
Lisons dabord ce passage du livre VII de la Reacutepublique
οὕτω καὶ ὅταν τις τῷ διαλέγεσθαι ἐπιχειρῇ ἄνευ πασῶν τῶν αἰσθήσεων διὰ τοῦ λόγου ἐπ᾽ αὐτὸ ὃ ἔστιν ἕκαστον ὁρμᾶν καὶ μὴ ἀποστῇ πρὶν ἂν αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθὸν αὐτῇ νοήσει λάβῃ ἐπ᾽ αὐτῷ γίγνεται τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει ὥσπερ ἐκεῖνος τότε ἐπὶ τῷ τοῦ ὁρατοῦ1
De cette mecircme maniegravere chaque fois que quelquun entreprend par lexercice du dialogue sans le support daucune perception des sens mais par le moyen de la raison de tendre vers cela mecircme que chaque chose est et quil ne sarrecircte pas avant davoir saisir par lintellection elle-mecircme ce quest le bien lui-mecircme il parvient au terme de lintelligible comme celui de tout agrave lheure eacutetait parvenu au terme du visible2
Cette phrase laquo sans le support daucune perception des sens mais par le moyen de la
raison raquo ne contredit-elle pas ce que nous venons de dire Pas du tout En effet on
1 Reacutepublique VII 532 a ndash b2 Voici la traduction dEacute Chambry laquo De mecircme quand un homme essaye par la dialectique et sans
recours agrave aucun des sens mais en usant de la raison datteindre agrave lessence de chaque chose et quil ne sarrecircte pas avant davoir saisi par la seule intelligence lessence du bien il parvient au terme de lintelligible comme lautre tout agrave lheure parvenait au terme du visible raquo (Paris Les Belles Lettres 1931)
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passe de sensation agrave la raison (λόγος) cest-agrave-dire agrave la penseacutee En dautres termes au
moment de la penseacutee il faut couper la communication avec le monde sensible en
plongeacutee dans la recherche de la raison dune perception preacuteceacutedemment entreacutee dans
la meacutemoire Nous avons dit que la sensation est la principale source de diffeacuterence or
ce qui est est toujours le mecircme sans jamais subir le moindre changement Cela eacutetant
la sensation est un meacutelange entre luniversel et le particulier il faut donc eacuteliminer les
caracteacuteristiques particuliegraveres pour ne garder que ce qui est universel au moyen de la
raison car la raison decirctre universel est forceacutement diffeacuterente de la raison decirctre
particulier En effet dans ce passage le terme laquo διά τοῦ λόγου raquo peut ecirctre compris
comme laquo au moyen du raisonnement raquo ou tout simplement διάνοια (au moyen de la
penseacutee raquo En effet lexpression διά τοῦ λόγου est rare dans le corpus platonicien1 et
sans pour autant ecirctre clairement deacutefnie nous nous tournons ainsi vers la διάνοια
pour savoir ce que signife le fait de connaicirctre laquo διά τοῦ λόγου raquo
Glaucon Tu appelles donc penseacutee (διάνοια) me semble-t-il et non intellect lexercice habituel des geacuteomeacutetries et des praticiens de disciplines connexes puisque la penseacutee est quelque chosedintermeacutediaire entre lopinion et lintellect
Il sagit particuliegraverement des matheacutematiques En dautres termes le raisonnement
(διάνοια) et la matheacutematique sont synonymes dans le corpus platonicien bien que le
terme μαθηματική y soit entiegraverement absent2 Voici le sens du terme διάνοια
Theacuteeacutetegravete Quest-ce que tu appelles penser (διανοεῖσθαι)
Socrate Une discussion que lacircme elle-mecircme poursuit tout du long avec elle-mecircme agrave propos deschoses quil lui arrive dexaminer Cest en homme qui ne sait pas il est vrai que je te donne cette explication Car voici ce que me semble faire lacircme quand elle pense rien dautre que dialoguer sinterrogeant elle-mecircme et reacutepondant affrmant et niant Et quand ayant trancheacute que ce soit avec une certaine lenteur ou en piquant droit au but elle parle dune seule voix sans ecirctre partageacutee nous pensons que cest lagrave son opinion De sorte que moi avoir des opinions jappelle cela parler et que lopinion je lappelle un langage prononceacute non pas bien sucircr agrave lintention dautrui ni par la voix mais en silence agravesoi-mecircme Et toi quappelles-tu penser 3
Ce passage explique la nature de la penseacutee le silence la solitude le rapport agrave soi-
mecircme la preacutecision du langage la concentration sur une seule voie un veacuteritable
dialogue avec soi-mecircme ce qui est opposeacute agrave la sensation Cela eacutetant la nature de la
penseacutee est apparenteacutee agrave la nature de luniversel
1 Apologie 17 c Gorgias 449 b 502 e Lettre III 315 e VII 343 a Reacutepublique VII 532 a Sophiste 253 b
2 Seulement deux occurrences de ladjectif μαθηματικόν lune dans le Sophiste 219 c lautre dans le Timeacutee 88 c
3 Theacuteeacutetegravete 189 e ndash 190 a
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I323 Saisie par lintellection
La matheacutematique est un langage bien preacutecis rigoureux fable et puissant
Cependant aucun matheacutematicien nest capable de deacutemontrer calculer de maniegravere
matheacutematique ce qui est bon et ce qui est mauvais Cest en ce sens que la
matheacutematique nest ni bonne ni mauvaise par conseacutequent son bon usage deacutepend
dune science du Bien Elle est ainsi fondamentalement diffeacuterente de la connaissance
de ce qui est totalement ecirctre car ce qui est totalement ecirctre ne peut ecirctre que la reacutealiteacute
du Bien Le mode dacquisition de cette connaissance a pour nom lintellection
(νόησις) Dans le corpus platonicien on voit partout le terme νοῦς (intellect) qui est
mecircme freacutequent dans les premiers dialogues mais le νόησις (intellection) est plutocirct
rare De plus parce que toutes les occurrences sont presque concentreacutees dans le livre
VII de la Reacutepublique1 et regroupeacutees dans ces deux blocs le premier avec 10
occurrences se trouve entre 523 a et 526 b le second avec 4 occurrences au
paragraphe 534 a ougrave Socrate re-deacutecrit la Ligne deacutecrite pour la premiegravere agrave la fn du
livre VI Les deux descriptions sont un peu diffeacuterentes
Livre VI 511 d ndash e Livre VII 534 a
Sans nommer νόησις ἐπιστήμη νόησις διάνοια διάνοια
Sans nommer πίστις πίστις δόξα εἰκασία εἰκασία
laquo On dira alors que lopinion concerne le devenir alors que lintellection vise lecirctre raquo2
Or les reacutealiteacutes que vise le raisonnement (διάνοια) et celles que vise la science
(ἐπιστήμη) ne sont pas les mecircmes puisque en tant que lexcellence du
raisonnement la matheacutematique ne permet pas de faire la distinction entre le bien et
le mal alors que la science le peut Cela pose un problegraveme car nous lavons lu dans
la sous-section preacuteceacutedente on saisit ce qui est bon en soi (αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθὸν) par
lintellection (νοήσει)3 en dautres termes si on entend par lintellection ce qui est
exprimeacute sur le tableau du livre VI cela ne pose de problegraveme mais si lon lentend par
rapport au tableau du livre VII cela reste agrave preacuteciser puisque lintellection deacutesigne
lἐπιστήμη et διάνοια Ou alors lorsquun terme qui comprend plusieurs termes est
1 Cratyle νόησιν (407 b) νόησιν (407 b) νόησις (411 d) Lettre I νόησις (310 a) Reacutepublique VI νόησιν (511 d) VII [16] νόησιν (523 a) νόησιν (523 b) νόησιν (523 d) νοήσεως (523 d) νόησιν(524 b) νοήσει (524 c) νόησις (524 c) νοήσεως (524 d) νοήσει (525 c) νοήσει (526 b) νοήσει (529 b) νοήσει (532 b) νόησιν (534 a) νόησιν (534 a) νόησιν (534 a) νόησις (534 a) Timeacutee νοήσει (28 a) νόησις (52 a)
2 Reacutepublique VII 534 a laquo καὶ δόξαν μὲν περὶ γένεσιν νόησιν δὲ περὶ οὐσίαν raquo3 Voir ibid 532 a ndash b
66
prononceacute sans preacutecision par lagrave on entend toujours le terme dont le degreacute est le plus
eacuteleveacute et non linverse ainsi par la δόξα on entend la πίστις plutocirct que lεἰκασία1
Cela semble justifeacute par le mythe de la caverne par lequel on entend la neacutecessiteacute de
remonter vers la lumiegravere du Soleil et non pas dencourager de rester dans lombre
Peut-on lentendre dans le sens inverse2 Philosophiquement non en tout cas non
chez Socrate et chez Platon En effet le tableau du livre VII de la Reacutepublique est plus
pertinent ougrave lintellection deacutesigne la διάνοια et lἐπιστήμη pour dire que
lintellection est la science veacuteritable qui ne peut se passer de la διάνοια Comme en
matheacutematique il faut apprendre agrave connaicirctre les nombres avant de calculer
I33 Au-delagrave des Formes et la participation
Le ceacutelegravebre passage du livre VI de la Reacutepublique (509 b) montre que le Bien se trouve
au-delagrave des Formes Cela eacutetant les choses sensibles participent aux Formes qui
participent au Bien Ainsi il ny a pas de participation mutuelle entre les Formes En
effet si les Formes participent mutuellement entre elles chacune delles est
neacutecessairement multiple cela est contraire agrave leur nature unique
I331 Le jour et la Forme
La vraie diffculteacute de la theacuteorie de la Forme est la question de la participation laquo Est-
ce donc agrave la Forme en sa totaliteacute ou agrave lune des partie de cette Forme que participe
chaque chose qui participe agrave cette Forme Ou y aurait-il une autre faccedilon de
participer agrave part de ces deux-lagrave raquo3 demanda Parmeacutenide Une Forme est unique
cest-agrave-dire une chose purement et simplement une sans partie aucune Par
conseacutequent si elle se trouve en une chose autre quelle-mecircme cette Forme ne peut se
trouver en une autre chose En quelque sorte pour Parmeacutenide participer cest
posseacuteder
Parmeacutenide Si tel est le cas cest par conseacutequent en restant une et identique quelle se trouverait en sa totaliteacute en plusieurs choses distinctes et que en mecircme temps elle se trouverait ainsielle-mecircme distincte delle-mecircme
Socrate Non point si du moins reacutepliqua Socrate cest agrave la maniegravere du jour qui restant un et
1 Cf Brisson Luc laquo La pistis chez Plotin et chez Porphyre philosophie et religion raquo2 Par exemple le tableau du peintre primitif famand Michiel Coxcie intituleacute La grotte de Platon
preacutefegravere donner la place agrave la repreacutesentation de prisonniers plutocirct quagrave la la puissance et agrave la digniteacute du Soleil peut-ecirctre ces deux derniegraveres sont-elles diffciles agrave imaginer agrave repreacutesenter DailleursSocrate reproche lusage incorrect du terme νόησις laquo Il risque de constituer un de ces enseignements que nous cherchons et qui conduisent naturellement agrave lintellection (νόησιν) mais dont personne ne fait un usage correct alors quil est tout agrave fait apte agrave tirer vers lecirctre (οὐσίαν) raquo (Reacutepublique VII 523 a)
3 Parmeacutenide 131 a
67
identique se trouve en plusieurs endroits en mecircme temps et nen est pour si peu distinct de lui-mecircme Et si ceacutetait ainsi que chacune des Formes se trouvait en mecircme temps une et identique en toutes choses1
Si nous consideacuterons le Soleil comme une Forme nous recevons de lui le jour en aucun
cas nous ne posseacutedons le Soleil ni le jour cest-agrave-dire le rayonnement du Soleil qui
est partout le mecircme En effet la penseacutee humaine est largement conditionneacutee par les
conditions sensibles et personne ne doute du rayonnement du Soleil puisque cela
est une eacutevidence Pourtant il y a beaucoup dautres ondes du monde sensible qui
sont insensibles aux organes des sens humains il faut les laquo sentir raquo au moyen dun
certain appareil scientifque ce nest plus une question de sensation mais de savoir
et savoir-faire Le passage du livre VI de la Reacutepublique (509 a ndash b) veut dire clairement
que le Soleil apporte aux choses visibles tout ce qui est neacutecessaire agrave leur existence
gracircce au rayonnement du Soleil Ainsi le fait de participer au Soleil consiste agrave
sexposer au Soleil pour recevoir son rayonnement De mecircme dans le domaine
intelligible il faut que lacircme sexpose aux Formes pour recevoir leur rayonnement Si
lon reste dans une caverne on ne reccediloit jamais le rayonnement du Soleil La caverne
dans le domaine intelligible est lignorance
I332 La penseacutee (νόημα) et la Forme
Le terme νόημα est rare dans le corpus platonicien2 et Socrate ne le prononce quune
seule fois en ces termes3
Socrate Agrave moins Parmeacutenide reacutetorqua Socrate que chacune de ces Formes ne soit une penseacutee (νόημα) et que nulle part ailleurs que dans les acircmes il ne convienne quelle ne vienne agrave existence De la sorte en effet chaque Forme serait une chose et naurait plus agrave subir les diffculteacutes de tout agrave lheure
Parmeacutenide En ce cas reacutepliqua Parmeacutenide chacune de ces penseacutees est une chose mais ce nest la penseacutee de rien 4
La penseacutee est une faculteacute de lacircme En effet une chose deacutepourvue dacircme ne peut en
1 Ibid 131 a ndash b2 laquo Le terme grec que traduit le franccedilais penseacutee est νόημα Ce terme est rare dans le corpus
platonicien Il ne se trouve que dans le Politique (206 d) le Banquet (197 e) le Meacutenon (95 e) et le Sophiste ( 237 d et 258 d qui est une citation de Parmeacutenide (DK 28 B 71-2)) Cela dit le sens agrave donner agrave νόημα nest pas clair Le suffxe -μα quon peut accrocher agrave divers thegravemes ἧ- πρᾶγ- par exemple preacutesente deux sens il peut indiquer dans son sens actif lactiviteacute de et dans son senspassif le reacutesultat de cette activiteacute Par voie de conseacutequence νόημα peut indiquer soit lacte de penser soit la penseacutee comme reacutesultat dun acte de penser Cest ce second sens quil faut semble-t-il ici privileacutegier et non le premier qui cependant ne peut ecirctre exclu raquo (Parmeacutenide laquo Introduction raquo p39)
3 Dans le Meacutenon Socrate cite quelques vers du poegravete Theacuteognis ougrave se trouve le νόημα qui semble synonyme du νόος citeacute dans le vers preacuteceacutedent Dans le Banquet le mot est prononceacute par Agathon dans le Politique par lEacutetranger aussi bien dans le Sophiste mais il sagit dune citation de Parmeacutenide
4 Parmeacutenide 132 b
68
aucun cas ecirctre capable de penser Cela eacutetant une Forme est une acircme qui ne pense
rien dautre que decirctre elle-mecircme en elle-mecircme en ce sens quelle est agrave la fois
immobile et en mouvement Immobile car elle est absolument autonome en restant
elle-mecircme en elle-mecircme sans jamais ecirctre en devenir ce qui est contraire aux reacutealiteacutes
sensibles sans cesse en devenir cest-agrave-dire au mouvement le ceacutelegravebre preacutecepte
delphique laquo connais-toi toi-mecircme raquo teacutemoigne de la puissance et de la digniteacute du fait
de se connaicirctre soi-mecircme en effet seule la Forme se connaicirct parfaitement
absolument elle-mecircme En mouvement car toute penseacutee est un mouvement mecircme si
le sujet reste au repos en fait lacircme ne se trouve jamais au repos cest la raison pour
laquelle elle est le principe du mouvement spontaneacute dont nous parlerons dans le
chapitre suivant Comme la Forme est une penseacutee pure toute penseacutee consistant agrave se
connaicirctre soi-mecircme est une participation agrave la Forme
I333 Le paradigme et la Forme
Le troisiegraveme thegraveme que propose Socrate pour expliquer la nature de la participation agrave
la Forme est le paradigme
Socrate En bien cette solution-lagrave repris Socrate nest pas raisonnable non plus Mais voici Parmeacutenide ce qui me semble agrave moi ecirctre la meilleure explication Alors que ces Formes sont des modegraveles (παραδείγματα) qui subsistent dans leur nature les autres choses entretiennent avec elles un rapport de ressemblance et en sont les copies en outre la participation que les autres choses entretiennent avec les Formes na pas dautreexplication que celle-ci elles en sont les images1
La Forme est un paradigme dont les choses sensibles sont les images ici la deacutefnition
du paradigme est claire Formes images le-mecircme-en-soi-et-par-soi devenir
immuable changeant intelligible sensible universel particulier de la sorte tout
mouvement consistant agrave se lancer vers luniversaliteacute limmuabiliteacute agrave se connaicirctre soi-
mecircme est une participation agrave veacuteriteacute cest-agrave-dire agrave la reacutealiteacute veacuteritable
I4 Conclusion
La question de la Forme est dabord une question de lexpression Dans les premiers
dialogues les expressions telles que εἶδος ἰδέα αὐτὸ τὸ x ou αὐτὸ καθ᾽ αὐτὸ x sont
bien preacutesentes mais elles ne deacutesignent pas les reacutealiteacutes intelligibles qui seront deacutefnies
notamment agrave travers le Phegravedre le Pheacutedon et la Reacutepublique La question de la Forme est
avant tout une question de la seacuteparation entre le corps et lacircme ensuite entre le
sensible et lintelligible et la distinction entre la sensation et lintellection
1 Ibid 132 c ndash d
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La deacutefnition de la Forme est extrecircmement simple ce qui est totalement ecirctre sans
couleur ni fgure intangible et sans meacutelange Ce sont les reacutealiteacutes qui sont en soi et par
soi absolument autonomes Les matheacutematiques teacutemoignent que de telles reacutealiteacutes
existent reacuteellement et ne sont pas une fction ni une hypothegravese mecircme si la
deacutemonstration matheacutematique recourt agrave lhypothegravese Mais les matheacutematiques ne sont
pas des reacutealiteacutes qui sont totalement en soi et par soi puisquon a besoin dun autre
niveau de reacutealiteacute plus eacuteleveacute pour assurer le bon usage des matheacutematiques On voit
bien la neacutecessiteacute de connaicirctre ce qui est
La diffculteacute redoutable ne consiste pas agrave deacutefnir la Forme mais agrave expliquer la
participation des choses sensibles aux Formes Dans le monde sensible le fait de
participer agrave quelque chose agrave une reacuteunion par exemple cest dy prendre une place
une forme de possession ce qui est le contraire de la participation aux Formes Nous
recevons du Soleil le rayonnement de la sorte la participation au Soleil consiste agrave
sexposer au Soleil afn de recevoir son rayonnement de mecircme pour la participation
aux Formes
Nous navons pas examineacute la question de la Forme du Mal pour une raison tregraves
simple aucun mal ne peut ecirctre en soi et par soi un mal est un mal parce quil ne
participe aucunement agrave ce qui est il ne reccediloit aucun rayonnement de lEcirctre en raison
du fait quil se retranche dans lignorance comme les prisonniers se contentent de
rester enchaineacutes ligoteacutes au fond de la caverne sans jamais sexposer au Soleil
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Ch II Lacircme73II1 Lacircme comme la fnaliteacute de laction philosophique73
II11 Apologie donne le contexte des premiers dialogues74II111 La jeunesse75II112 Le savoir78II113 La veacuteriteacute80
II12 Lacircme et le miroir83II121 Le miroir comme producteur dimages83II122 La psychologie comme miroir84II123 Le miroir comme paradigme87
II13 Lacircme corruptible88II131 Confusion entre vrai et faux dans lEuthydegraveme89II132 Confusion entre science et non-science dans lHippias mineur91II133 Confusion entre lacircme et le corps dans le Protagoras94
II14 Lopposition entre lacircme et le corps96II141 Alcibiade le soi-mecircme et lautre97II142 Charmide le tout seacutecable et inseacutecable98II143 Gorgias le corps mortel et lacircme immortelle100
II2 Lacircme comme la fnaliteacute de la connaissance philosophique101II21 Limmortaliteacute de lacircme101
II211 Deacutesir de limmortaliteacute dans le Banquet101II212 Immortaliteacute de lacircme comme solution agrave la mort102II213 Limmortaliteacute de lacircme comme principe de lecirctre104
II22 La structure de lacircme104II221 Lattelage aileacute dans le Phegravedre105II222 La tripartition fonctionnelle dans la Reacutepublique106
II23 Communication entre le sensible et lintelligible107II3 Lorigine de lunivers dans le Timeacutee110
II31 Le deacutemiurge et lunivers112II32 Lacircme humaine114
II4 Conclusion116
71
Ch II Lacircme
Le terme laquo acircme raquo1 deacutefni dans le Phegravedre comme le principe du mouvement (245 c ndash d)
est abondamment preacutesent dans les dialogues de Platon2 surtout sa preacutesence est en
quelque sorte agrave la maniegravere du centre de graviteacute dont les dialogues constituent le
champ de gravitation Ce champ platonicien est caracteacuteriseacute par son heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute
probleacutematique les premiers dialogues sont exclusivement critiques ou aporeacutetiques
et les derniers doctrinaux Premiegravere question comment soumettre agrave lexamen lacircme
sans savoir ce quest lacircme Puisque dans les premiers dialogues lacircme nest pas
deacutefnie alors que rendre lacircme humaine meilleure est lunique action socratique
Deuxiegraveme question si lon peut rendre meilleure lacircme sans savoir ce quelle est
pour quelle neacutecessiteacute faut-il la deacutefnir clairement dans le Pheacutedon la Reacutepublique et le
Phegravedre Troisiegraveme question dans la mesure ougrave la chronologie de la composition des
dialogues platoniciens nest pas remise en question selon laquelle le Timeacutee se trouve
bien apregraves ces trois dialogues citeacutes ougrave limmortaliteacute de lacircme est rigoureusement
deacutefnie alors pour quelle raison faut-il remettre en cause dans le Timeacutee cette
immortaliteacute de lacircme Puisque du moins lacircme du monde dans le Timeacutee eut eacuteteacute
fabriqueacutee par le deacutemiurge3 Cest autour de ces trois questions que nous essayons
danalyser la nature de lacircme
II1 Lacircme comme la fnaliteacute de laction philosophique
Dun point de vue de la chronologie dramatique lApologie peut se lire comme un
reacutesumeacute de la vie philosophique ou de la vie tout court de Socrate La construction la
plus simple du reacutesumeacute dune vie peut prendre la forme suivante le commencement
ou la cause la fn ou laboutissement et lessentiel entre les deux 1 Le
commencement de cette vie philosophique cest le ceacutelegravebre oracle delphique qui
1 Au sujet de lacircme rien nest plus complet que la psycheacute le culte de lacircme chez les grecs et leur croyance agrave limmortaliteacute dErwin Rohde (Paris Les Belles Lettres encre marine 2017) Nous tentons ici un exercice obligatoire quand il sagit dun travail sur les dialogues platoniciens
2 Cf la section intituleacutee laquo La question de lacircme dans la tradition grecque raquo du chapitre 16 laquo Lacircmechez Platon raquo (Brisson Luc Platon Paris Cerf 2017 pp 194 ndash 211) Par rapport aux modegraveles traditionnels de lacircme Platon opegravere deux renversements agrave savoir le monde sensible nest quune image du monde intelligible et la veacuteritable identiteacute des ecirctres humains cest son acircme et non soncorps (p 197 ndash 198)
3 Si laquo le deacutemiurge nest pas un individu mais une fonction raquo (Cf Le mecircme et lautre dans la structure ontologique du Timeacutee de Platon IPS2 1998 3e eacuted p 32) comment une fonction pourrait sexeacutecuter spontaneacutement Nous en parlerons dans la section III laquo Lacircme du monde comme lorigine de lunivers raquo
73
prononccedila que Socrate eacutetait le plus savant parmi les ecirctres humains1 2 La fn cest sa
condamnation agrave mort comme si la mort mecircme eacutetait laboutissement de la
philosophie et non pas une cause de peur 3 Voici lessentiel
Ma seule affaire est daller et de venir pour vous persuader jeunes et vieux de navoir point pour votre corps et votre fortune de souci supeacuterieur ou eacutegal agrave celui que vous devez avoir concernant la faccedilon de rendre votre acircme la meilleure possible et de vous dire laquo ce nest pas de la richesse que vient la vertu mais cest de la vertu que viennent les richesses et tous les autres biens pour les particuliers comme pour lEacutetat raquo2
Ce passage souligne que 1 lacircme est supeacuterieure au corps comme la vertu est
supeacuterieure aux richesses et agrave tous les autres biens particuliers 2 La seacuteparation entre
lacircme et le corps est deacutejagrave perceptible certes la nature et le sens de cette seacuteparation
restant agrave deacuteterminer 3 La connaissance de la vertu et des richesses est diffeacuterente
puisque lune se rapporte agrave lacircme lautre au corps bien que cette distinction ne soit
pas encore explicite Ces trois points illustrent que le fait que rendre lacircme meilleure
consiste en veacuteriteacute agrave nourrir lacircme de la vertu Cela eacutetant lenjeu est la nourriture de
lacircme En effet si la nourriture du corps peut se vendre sacheter il ny a pas de
raison de ne pas penser que la nourriture de lacircme ne peut pas se vendre sacheter
dailleurs le meacutetier de sophiste le prouve Par contre si cette nourriture de lacircme ne se
vend pas ni sachegravete nulle part la tacircche premiegravere consiste eacutevidemment agrave combattre
les sophistes mdash ce qui est la tacircche des premiers dialogues mdash avant de chercher agrave
connaicirctre comment acqueacuterir cette nourriture de lacircme mdash ce qui est la mission des
dialogues tardifs Mais dans cette section (II1) nous nous concentrons sur la tacircche
critique et dans la section suivante (II2) sur la mission doctrinale
II11 Apologie donne le contexte des premiers dialogues
En 399 av J-C Socrate fut condamneacute agrave mort3 Voici les chefs daccusation
Cela eacutetant4 Atheacuteniens il est juste que je me deacutefende dabord contre les premiegraveres accusations mensongegraveres qui ont eacuteteacute porteacutees contre moi et contre mes premiers accusateurs et ensuite contre les accusations qui ont eacuteteacute reacutecemment porteacutees contre moicontre mes accusateurs reacutecents raquo5
1 Voir Apologie 21 a2 Apologie 30 a ndash b3 Pour connaicirctre le contexte historique et politique du procegraves la conseacutequence de la condamnation et
le sens philosophique de la mort de Socrate cf laquo La deacutefaite dAthegravenes et la condamnation agrave mort de Socrate raquo supra Platon pp 37 ndash 43 Voir aussi Lettre VII de Platon 324 c ndash 325 c
4 Il sagit de ceci laquo La seule chose quil vous faut consideacuterer et agrave laquelle vous devez precircter votreattention cest de deacuteterminer si mes alleacutegations sont justes ou non Telle est en effet la vertu du juge tandis que celle de lorateur est de dire la veacuteriteacute raquo (18 a)
5 Apologie 18 a Parmi ces trois chefs daccusations on ne voit pas le motif politique du procegraves dapregraves Platon le procegraves semble politique laquo Mais je ne sais par quel hasard de nouveau ce Socrate notre compagnon des gens au pouvoir le traduisent devant un tribunal la plus impie des accusations et
74
Il y a deux choses en commun entre laquo les premiegraveres accusations raquo cest-agrave-dire les
accusations anciennes colporteacutees dans Les Nueacutees dAristophane depuis 426 av J-C et
laquo les accusations reacutecentes raquo (en 399) agrave savoir 1 les trois chefs daccusation sont
identiques corruption de la jeunesse meacutepris des dieux de la citeacute et reconnaissance
des diviniteacutes nouvelles1 2 la cause des accusations anciennes et reacutecentes est la
mecircme agrave savoir la jalousie En effet loriginaliteacute de lApologie cest lanalyse de la
cause des accusations mensongegraveres laquo Tous ceux qui pousseacutes par la jalousie ont eu
recours agrave la calomnie raquo (18 d) La question se pose de quoi ces accusateurs anciens et
reacutecents eacutetaient-ils jaloux envers Socrate La reacuteponse se trouve dans les trois chefs
daccusation jaloux de la jeunesse du savoir et de la preacutedilection dun dieu pour
Socrate En effet tout pouvoir peut susciter la jalousie puisque la socieacuteteacute humaine est
fondamentalement une socieacuteteacute de pouvoir Or le fait decirctre entoureacute de la jeunesse est
un signe de puissance le plus beau pouvoir2 Ensuite la capaciteacute de reacutefuter les gens
reacuteputeacutes pour leur savoir dans la citeacute est un signe de puissance le plus noble pouvoir
Enfn le courage de dire la veacuteriteacute est un signe de puissance cest la raison pour
laquelle la Pythie lui accorda sa faveur en le deacuteclarant lhomme le plus savant de son
temps3 Cela souligne un puissant pouvoir un pouvoir divin puisque cest un dieu
qui le lui accorda Par conseacutequent il est diffcile en disposant agrave la fois de ces trois
pouvoirs de ne pas susciter la jalousie
II111 La jeunesse
Dans les Nueacutees dAristophane il sagit dune fction qui met en scegravene un certain
Socrate laquo qui se balanccedilait en preacutetendant quil se deacuteplaccedilait dans les airs et en deacutebitant
plein dautres becirctises concernant des sujets sur lesquels je ne suis un expert ni peu ni
prou raquo4 Certes ce nest quune fction mais la conseacutequence sur limage de Socrate est
reacuteelle puisque la reacutepercussion de la piegravece dans la socieacuteteacute agrave leacutepoque est consideacuterable
En effet dans cette fction Socrate dirige une eacutecole imagineacutee par Aristophane et
celle qui de toutes convenait le moins agrave Socrate raquo (Lettres 325 b) laquo Il est donc fort probable que le veacuteritable fondement de son procegraves soit son opposition agrave la deacutemocratie et ses relations avec les personnages aussi malfaisants quun traicirctre agrave Athegravenes comme Alcibiade et des comploteurs qui deacuteclenchegraverent une guerre civile comme Critias et Charmide raquo supra Platon p 32
1 Voir Apologie 24 b ndash c2 laquo Aristophane mdash Agrave mon avis en effet les ecirctres humains ne se rendent absolument pas compte du
pouvoir dEacuteros car sils avaient vraiment conscience de limportance de ce pouvoir ils lui auraient eacuteleveacute les temples les plus somptueux raquo (Banquet 189 c) Notons que dans le discours dAristophaneprononceacute dans le Banquet les amants sont laquo les garccedilons et les adolescents raquo (192 a)
3 Voir Apologie 21 a Par ailleurs dans sa Lettre VII Platon eacutecrit ceci laquo Entre autres choses Socrate mon ami qui eacutetait plus acircgeacute que moi et dont je pense je ne rougirais pas de dire quil eacutetait lhomme le plus juste de cette eacutepoque raquo (324 d ndash e)
4 Apologie 19 c
75
nommeacutee laquo Pensoir raquo (φροντιστήριον) qui nadmet au moyen dun fnancement que
les jeunes et exclut les vieux car les laquo vieilles tecirctes raquo sont laquo oublieuses raquo1 Le but de
cet enseignement consisterait agrave faire triompher toutes les causes bonnes ou
mauvaises
Strepsiade Des acircmes sages cest leacutecole le laquo Pensoir raquo Lagrave dedans habitent des gens qui parlant dun ciel vous persuadant que cest un eacutetouffoir quil est autour de nous et que nous sommes les charbons Ces gens-lagrave vous apprennent moyennant de largent agrave faire triompher par la parole toutes les causes justes et injustes2
Cela reacutepond parfaitement au besoin dun paysan Strepsiade qui cherchait agrave eacutechapper
agrave ses creacuteanciers et il fnit par envoyer son jeune fls Phidippide au Pensoir Le succegraves
du fls permet au pegravere de se deacutebarrasser des ses creacuteanciers Et surtout le succegraves de la
piegravece des Nueacutees deacutesormais ceacutelegravebre engendra dans la socieacuteteacute atheacutenienne une image
tregraves neacutegative de Socrate alors vue comme un corrupteur Cette image sera fortement
approuveacutee et renforceacutee par quelques personnages deacutesormais ceacutelegravebres mais perccedilus
comme des traicirctres agrave leacutegard de la deacutemocratie atheacutenienne agrave savoir Alcibiade
Charmide et Critias qui avaient effectivement freacutequenteacute Socrate3 Il semble
quAristophane sinteacuteressait particuliegraverement au sujet des jeunes gens aupregraves de
Socrate
Il exerce un tel ascendant sur les jeunes gens qui forment le cortegravege de ses admirateurs que ceux-ci en viennent agrave adopter certaines de ses habitudes ils se promegravenent nu-pieds cessent de se laver etc Pour deacutecrire ce comportement digne de laquo groupies raquo Aristophane a mecircme creacuteeacute un verbe agrave partir du nom de Socrate dans les Oiseaux il se moque en effet de ceux qui laquo portaient longue chevelure souffraient de la faim eacutetaient sales faisaient les Socrates (ἐσωκράτουν) raquo4
Comme si Socrate eacutetait un redoutable seacuteducteur de jeunes gens Mais en reacutealiteacute
laquo avec un jeune homme ou avec un plus vieux quel que soit celui sur lequel je
tomberai avec quelquun dailleurs ou avec un habitant dAthegravenes mais surtout avec
vous mes concitoyens eacutetant donneacute que par le sang vous mecirctes plus proches voilagrave
comment je comporterai raquo5 Le Banquet de Platon dont la date dramatique se situe en
1 Voir Aristophane Les Nueacutees 789 ndash 795 trad par H Van Daele Paris Les Belles Lettres 19522 Ibid 95 ndash 1003 Les trois dialogues platoniciens qui portent respectivement leurs noms teacutemoignent de cette
freacutequentation Mais il faut reconnaicirctre que laquo dans lentourage de Socrate on trouve aussi deslaquo penseurs raquo qui fondegraverent des eacutecoles deacutefendant des positions tregraves diverses et mecircme opposeacutees raquo (Platon Paris Cerf 2017 p 31) En effet laquo sil arrive que parmi ces gens-lagrave lun devienne un homme de bien et lautre non je ne saurais moi au regard de la justice en ecirctre tenu pourresponsable raquo (Apologie 33 b) car laquo je nai jamais eacuteteacute le maicirctre de personne raquo (33 a) La justice cest que chacun a une acircme qui laquo est la source de tous les maux et de tous les biens raquo (Charmide 165 e) autrement dit chacun est responsable de son ecirctre en bien ou en mal
4 Dorion Louis-Andreacute Socrate Paris PUF laquo Que sais-je raquo ndeg 899 2006 [2004] p 9 ndash 105 Apologie 30 a
76
416 soit sept ans apregraves la preacutesentation des Nueacutees en 4231 semble dire que Socrate et
Aristophane se connaissent bien se comportant au Banquet comme amis2 Pourquoi
Aristophane avait-il le plaisir de calomnier son ami quest Socrate laquo Mais le plaisir
pris aux maux de nos amis navons-nous pas dit quil est lœuvre de la jalousie raquo3
La jalousie est une douleur de lacircme4 elle laquo suppose quon eacuteprouve du chagrin
devant le bien qui eacutechoit agrave autrui raquo5 Ce bien qui eacutechoit agrave Socrate ce sont les jeunes
gens dont beaucoup sont beaux et issus dune belle famille
En effet dans Athegravenes classique la παιδεραστία joue un rocircle social et eacuteducatif Par le
rocircle social ladulte introduit ladolescent dans le monde masculin et dominant de la
socieacuteteacute Par le rocircle eacuteducatif le maicirctre transmet agrave leacutelegraveve ou au disciple un savoir ou
une vertu laquo par lintermeacutediaire dun contact physique (simple touche ou peacuteneacutetration
et eacutejaculation dans lunion sexuelle) raquo6 Comme il sagit dune culture on a toutes les
raisons de penser que Socrate pratiquerait aussi ce modegravele eacuteducatif Mais en veacuteriteacute
cest le contraire car Socrate reacutesiste agrave la plus belle tentative de ce genre Cest
dailleurs le jeune et beau Alcibiade qui la raconteacute
Alcibiade Je me soulevai donc et sans lui laisser la possibiliteacute dajouter le moindre mot jeacutetendis sur lui mon manteau mdash en effet ceacutetait lhiver mdash je mallongeai sous son grossier manteau jenlaccedilai de mes bras cet ecirctre veacuteritablement divin et extraordinaire et je restai coucheacute contre lui toute la nuit Lagrave-dessus non plus Socrate tu ne diras pas que je mens Au vu des efforts que moi javais consentis sa supeacuterioriteacute agrave lui saffrmait dautant il deacutedaigna ma beauteacute il sen moqua et se montra insolent agrave son eacutegard Et ceacutetaitpreacuteciseacutement lagrave que jimaginais avoir quelque chance messieurs les juges car vous ecirctes juges de la superbe de Socrate Sachez-le bien Je le jure par les dieux par les deacuteesses je me levai apregraves avoir dormi aux cocircteacute de Socrate sans que rien de plus ne se fucirct passeacute que si javais dormi aupregraves de mon pegravere ou de mon fregravere7
Dans une socieacuteteacute tellement masculine et impreacutegneacutee dune culture de paiderastia
sachant que cette culture avait perdureacute depuis leacutepoque minoenne8 le fait dexercer
un tel ascendant socratique sur les jeunes gens suscite ineacutevitablement de la jalousie agrave
toute sorte de gens poegravetes artisans et politiques que repreacutesentent en effet les trois
accusateurs contre Socrate
Et cest en sappuyant sur ces calomnies que Meacuteleacutetos de concert avec Anytos et Lycon me
1 Cf Banquet laquo Introduction raquo p 232 Les Nueacutees montre que Socrate et Aristophane se connaissaient bien avant 4233 Phliegravebe 50 a4 Voir Philegravebe 47 e ndash 49 e5 laquo La notion de PHTHOacuteNOS chez Platon raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 219 ndash 234 p 221 ndash
2226 Dictionnaire Platon Paris Ellipses 2007 lentreacutee laquo Paiderastia raquo p 1127 Banquet 219 b ndash d8 Supra Dictionnaire Platon p 111
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sont tombeacutes dessus Meacuteleacutetos exprime lhostiliteacute des poegravetes Anytos celle des gens de meacutetier et Lycon celle des orateur cest-agrave-dire des dirigeants politiques1
Certes ici Socrate na pas citeacute les sophistes cest probablement parce quils
sinteacuteressent plus agrave leur salaire quaux attraits de la jeunesse Or leurs clients sont les
jeunes gens Ainsi lorsque Socrate critique lenseignement des sophistes et
deacuteconseille les jeunes gens de le suivre2 et par conseacutequent moins deacutelegraveves moins de
reacutetribution agrave gagner moins de reconnaissance agrave teacutemoigner tout cela ne pouvait pas
plaire aux sophistes Au fond le veacuteritable corrupteur de lacircme des jeunes ce sont les
sophistes puisque chacun deux vend un enseignement nocif pour lacircme et
particuliegraverement pour lacircme des jeunes gens Cest pourquoi dans les premiers
dialogues les sophistes sont les premiers agrave combattre pour Socrate car ils sont
beaucoup plus dangereux pour les jeunes gens que les autres types dignorance
II112 Le savoir
Agrave cette eacutepoque le fait decirctre savant comme les sophistes signife quon laquo leur donne
de largent en leur teacutemoignant en plus de la reconnaissance raquo3 largent et la
reconnaissance sont source de jalousie Or en effet Socrate ne possegravede pas un tel
savoir
Dans lApologie Socrate cite dabord Aristophane en faisant un tregraves court reacutesumeacute des
Nueacutees dont nous avons deacutejagrave lu la premiegravere moitieacute
Un Socrate qui se balanccedilait en preacutetendant quil se deacuteplaccedilait dans les airs et en deacutebitant plein dautres becirctises concernant des sujets sur lesquels je suis un expert ni peu ni prou En disant cela je nai pas lintention de deacutenigrer ce genre de savoir agrave supposer que lontrouve quelquun de savant en de telle matiegravere puisseacute-je navoir pas agrave me disculper en plus de plaintes en ce sens deacuteposeacutees par Meacuteleacutetos raquo4
Les sujets sur lesquels Socrate est un expert ni peu ni prou deacutesignent tout au plus les
savoirs particuliers ou les compeacutetences techniques Peu apregraves Socrate cite le nom de
trois grands sophistes agrave savoir Gorgias Prodicos Hippias et puis le nom dun
rheacuteteur peu connu Eacuteveacutenos de Paros5 Il est citeacute pour cette raison
Socrate Qui est-ce repartis-je dougrave est-il et combien prend-il pour enseigner
1 Apologie 23 e ndash 24 a2 Cest le cas dans la premiegravere partie du Protagoas ougrave Socrate deacuteconseille le jeune Hippocrate de
suivre lenseignement du sophiste dAbdegravere en raison du fait que cet enseignement est dangereux pour lacircme
3 Apologie 20 a4 Apologie 19 c5 Il est citeacute dans le Pheacutedon comme philosophe (60 c ndash d 61c) cest un sujet agrave caution puisque nous
allons le voir il enseigne contre une reacutetribution non neacutegligeable mais dans le Phegravedre il est citeacute comme rheacuteteur (267 a)
78
Callias Socrate reacutepondit-il cest Eacuteveacutenos de Paros et il prend 5 mines1
Sil sgit du salaire journalier qui seacutelegraveve agrave 5 mines2 cela eacutequivaut agrave deux ans de
salaire dun ouvrier qualifeacute car il fallait 100 drachmes pour faire 1 mine certes laquo ce
qui ne semble pas excessif raquo3 mais le rapport des salaires (1 sur 500) semble
consideacuterable sans compter le fait que la notorieacuteteacute dEacuteveacutenos est incomparable avec
celle de Gorgias ou Protagoras par exemple Une drachme repreacutesente le salaire
journalier moyen dun ouvrier qualifeacute cest la valeur de son œuvre qui est quelque
chose dutile un bien utile pour ainsi dire Lenseignement sophiste produit-il 500
fois plus de biens utiles que ce que produit un ouvrier qualifeacute Cest peut-ecirctre
incomparable puisque lun produit une technique sur un objet quand lautre est
censeacute produire un savoir sur lacircme Justement la piegravece des Nueacutees dAristophane a fait
de Socrate un vendeur du savoir comme les sophistes cest pourquoi apregraves avoir citeacute
les quatre sophistes il se deacutefend de posseacuteder un tel savoir
En effet Atheacuteniens cest tout simplement parce que je suis censeacute posseacuteder un savoir que jai reccedilu ce nom De qelle sorte de savoir peut-il bien sagir De celui preacuteciseacutement jesuppose qui se rapporte agrave lecirctre humain Car en veacuteriteacute il y a des chances que je sois un savant en ce domaine En revanche il est fort possible que ceux que je viens deacutevoquer soient des savants qui possegravedent un savoir dun rang plus eacuteleveacute que celui qui se rapporte agrave lecirctre humain autrement je ne sais que dire Car cest un fait que moi je ne possegravede point ce savoir quiconque preacutetend le contraire profegravere un mensonge et cherche agrave me calomnier4
Le fait que Socrate ne possegravede point ce savoir sophistique signife quil ne pratique
jamais le meacutetier de sophiste Cest une question doublement eacutethique 1 Si on vend
un savoir on risque fort decirctre escroc car pour avoir un bon salaire et une bonne
reacuteputation on vante ineacutevitablement son enseignement autrement dit on ment pour
son propre inteacuterecirct ce qui est le contraire du mensonge vrai qui est pratiqueacute pour
linteacuterecirct des autres cest le sens politique du mensonge vrai tel quon peut le lire
dans le livre III de la Reacutepublique5 2 Le savoir du sophiste est un poison pour lacircme il
corrompt lacircme de ceux qui le reccediloivent en les rendant plus ignorants car les
sophistes ne savent pas ce quest la vertu quils preacutetendent enseigner En effet laquo de la
1 Apologie 20 b2 Cf Hansen Mogens-Herman La deacutemocratie atheacutenienne agrave leacutepoque de Deacutemosthegravene Structure principes et
ideacuteologie Paris Tallandier Texo 2009 laquo Peacutericlegraves introduisit le salaire journalier dabord pour les jureacutes sieacutegeant au Tribunal du Peuple 150 puis pour les membres du Conseil et les autres magistrats raquo (p 62) laquo Le salaire journalier par exemple eacutetait le mecircme sans consideacuteration de statut agrave la fn du Ve siegravecle un citoyen un meacutetegraveque et un esclave gagnaient semblablement leur drachme quotidienne (p 89)
3 Apologie laquo Notes raquo ndeg 54 p 1354 Apologie 20 d ndash e5 Voir Reacutepublique III 414 b ndash 415 c
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vertu personne nest le maicirctre raquo1 ni mecircme Socrate
Pour ma part je nai jamais eacuteteacute le maicirctre de personne [hellip] Et sil arrive que parmi ces gens-lagrave lun devienne un homme de bien et lautre non je ne saurais moi au regard de la justice en ecirctre tenu pour responsable car je nai jamais promis agrave aucun deux denseignerrien qui sapprenne et je nai pas donneacute un tel enseignement Et si quelquun preacutetend avoir jamais en priveacute appris quelque chose de moi ou mavoir entendu parler de quelque chose dont personne dautre nest au courant sachez bien quil ne dit pas la veacuteriteacute2
Cest sur ce point concernant lenseignement de la vertu que Socrate et les sophistes
sont diameacutetralement opposeacutes Pour Socrate la vertu ne senseigne pas (nous en
discuterons dans le chapitre V laquo La vertu raquo) mais pour les sophistes oui cest
justement ce en quoi consiste le savoir des sophistes agrave savoir enseigner ce qui ne
senseigne pas en tout cas il est absurde denseigner ce que lenseignant ne possegravede
pas sinon il doit savoir ce quest la chose quil preacutetend enseigner la vertu par
exemple Cest la raison pour laquelle la reacutefutation est une neacutecessiteacute dans les premiers
dialogues car il est absolument neacutecessaire de deacutetruire limage du savoir telle quelle
eacutetait graveacutee dans la meacutemoire collective agrave Athegravenes en soumettant les gens reacuteputeacutes
pour leur savoir
II113 La veacuteriteacute
Si nous reacutesumons lApologie dune maniegravere minimaliste avec quelques mots cela
pourrait ecirctre ceci Socrate dit la veacuteriteacute alors que les orateurs ne disent que le
vraisemblable Cest en ce sens que lApologie nest pas laquo un discours de type
judiciaire raquo3 car dans une plaidoirie judiciaire laccuseacute cherche des circonstances
atteacutenuantes ainsi il ne peut dire toute la veacuteriteacute alors que le discours de Socrate est
insolent mecircme jusquagrave ce quil propose laquo decirctre nourri dans le prytaneacutee raquo comme
contre-proposition agrave laquo la peine agrave laquelle Meacuteleacutetos propose de me condamner est la
mort raquo4 Par ce procegraves Socrate se transforme du statut daccuseacute agrave celui de juge il juge
les accusants anciens et reacutecents et les citoyens qui ont voteacute contre lui On voit bien
que Socrate ne cherche pas agrave apaiser lanimositeacute de ses accusateurs mais en quelque
sorte agrave lamplifer un peu plus car le prytaneacutee laquo eacutetait une survivance de leacutepoque ougrave
les rois faisaient lhonneur agrave leur hocircte de partager leur table raquo5 Mais pourquoi une
1 Reacutepublique X 617 e2 Apologie 33 a 33 b3 Cf Foucault Michel Le courage de la veacuteriteacute Le gouvernement de soi et des autres Paris Gallimard mdash
Seuil Cours au Collegravege de France 1984 2009 p 68 Voici son argument laquo comme tout bon discours judiciaire en tout cas beaucoup de plaidoirie [par la proposition] Mes adversaires mentent moi je dis la veacuteriteacute raquo (p 68)
4 Voir Apologie 36 b ndash 37 a5 Apologie laquo Notes raquo ndeg 258 p 155 laquo [hellip] Il faut dire que le prytaneacutee neacutetait pas le mecircme bacirctiment
80
telle insolence Cest parce que la veacuteriteacute est insolente celui qui cherche linteacuterecirct
personnel sous quelque forme que ce soit ne peut dire toute la veacuteriteacute Par dessus
tout celui qui est eacutetroitement attacheacute agrave linteacuterecirct personnel a certainement pour
habitude de ne pas dire toute la veacuteriteacute En effet dire la veacuteriteacute est diffcile car il faut agrave
la fois honnecircteteacute (παρρησία) et courage1
Lhonnecircteteacute cest le franc-parler dire-vrai cest une condition neacutecessaire pour dire la
veacuteriteacute puisque toute veacuteriteacute est franche vraie La question se pose comment peut-on
savoir si quelquun dit la veacuteriteacute cest-agrave-dire la concordance entre son dire et sa penseacutee
qui doit agrave son tour ecirctre en concordance avec la reacutealiteacute La reacuteponse semble se trouver
dans ce passage
Ces gens-lagrave nont donc je le reacutepegravete rien dit de vrai ou presque tandis que de ma bouchecest la veacuteriteacute toute la veacuteriteacute que vous entendrez sortir Non bien sucircr Atheacuteniens ce ne sont pas par Zeus des discours eacuteleacutegamment tourneacutes comme les leurs ni mecircme des discours quembellissent des expressions et des termes choisis que vous allez entendre mais des choses dites agrave limproviste dans les termes qui me viendront agrave lesprit2
Les discours eacuteleacutegamment tourneacutes embellis et agreacuteables agrave entendre cest une question
dhonnecircteteacute envers soi-mecircme envers les auditeurs et surtout envers la veacuteriteacute (la
reacutealiteacute ou lοὐσία) comme si soi-mecircme les auditeurs et la veacuteriteacute eacutetaient des amis Or
il ne peut y avoir damitieacute sans honnecircteteacute En effet dire cest dire quelque chose qui
correspond agrave ce quon pense et non pas dire une chose alors quon en pense une
autre cest lhonnecircteteacute agrave eacutegard de soi-mecircme Dire ensuite cest aussi et surtout dire
quelque chose quon peut connaicirctre comprendre ou identifer et non pas quon en est
incapable de saisir ou discerner cest lhonnecircteteacute agrave leacutegard de ceux qui precirctent
loreille Dire enfn cest dire quelque chose duniversel et immuable plutocirct que
quelque chose de particulier qui devient en permanence cest lhonnecircteteacute agrave leacutegard de
la reacutealiteacute cest-agrave-dire de la veacuteriteacute
que la Tholos avec lequel il fut parfois confondu [hellip] En effet le prytaneacutee eacutetait le foyer commun de la citeacute et la coutume agrave laquelle fait allusion Socrate eacutetait une survivance de leacutepoque ougrave les rois faisaient lhonneur agrave leur hocircte de partager leur table Ce privilegravege eacutetait accordeacute aux vainqueurs des jeux agrave Olympie agrave des strategraveges et aux repreacutesentants de certaines familles par exemple les descendants dHarmodios et dAristogiton [hellip] raquo
1 Voici la liste du substantif laquoπαρρησίαraquo et le verbe laquoπαρρησιάζεσθαιraquo Banquet παρρησίᾳ (222 c)Gorgias παρρησίαν (487 a) παρρησίας (487 b) Lachegraves παρρησίας (189 a) Lettre VIII παρρησίᾳ (354 a) Lois I παρρησίας (649 b) II παρρησίας (671 b) III παρρησίαν (694 b) VII παρρησίας (806 d) VIII παρρησίαν (829 d) παρρησίας (829 e) παρρησίαν (835 c) X παρρησίας (908 c) Phegravedreπαρρησίᾳ (240 e) Reacutepublique VIII παρρησίας (557 b) Charmide παρρησιάσομαι (156 a) Gorgias παρρησιάζεσθαι (487 d) παρρησιαζόμενος (491 e) παρρησιαζόμενοςmiddot (492 d) παρρησιάζεσθαι (521 a) Lachegraves παρρησιάζεσθαι (178 a) παρρησιασόμεθα (179 c) Lettre XIII παρρησιάσομαι (362 c) Lois VII παρρησιαζόμενον (811 a) Reacutepublique VIII παρρησιάζεσθαι (567 b)
2 Apologie 17 b ndash c
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Dire la veacuteriteacute cest aussi et surtout une question de courage Dans lApologie Socrate
cite au moins trois formes de courage en ce qui le concerne 1 Le courage agrave
lencontre du populisme ignorant et de la tyrannie au peacuteril de sa vie Laffaire
dArginuses (32 b)1 en 406 sous le reacutegime deacutemocratique et celle de Salamine Leacuteon (32
c)2 sous la tyrannie de Trente montrent que Socrate risquait sa vie pour faire
respecter la loi et la justice contre toute forme de tyrannie3 2 Le courage envers son
inteacuterecirct personnel La piegravece des Nueacutees dAristophane dont Socrate parle dans
lApologie (19 c) a eacuteteacute repreacutesenteacutee pour la premiegravere fois en 423 av J-C et il fut
condamneacute agrave mort en 399 cette condamnation mecircme prouve que Socrate navait pas
lintention pendant 23 ans de dissiper la calomnie4 que colportaient les Nueacutees cest
parce que cette calomnie relegraveve de son inteacuterecirct personnel alors que la philosophie est
son unique preacuteoccupation deacutepassant son inteacuterecirct personnel Dailleurs Socrate insiste
sur sa pauvreteacute (31 c 36 d 38 b)5 Au deacutebut du chapitre nous avons dit que la
richesse est une valeur du corps elle est une source de deacutesirs et de plaisirs ainsi
laquo ecirctre courageux cest non seulement affronter la peur ou la douleur mais aussi
reacutesister aux deacutesirs et aux plaisirs raquo6 qui relegravevent en effet de linteacuterecirct personnel 3 Le
courage vis-agrave-vis de la politique
Car sachez-le Atheacuteniens si javais entrepris de me mecircler des affaires de la citeacute il y a longtemps que je serais mort et que je ne serais plus daucune utiliteacute ni pour vous ni pour moi-mecircme7
Comment comprendre cette situation quelque peu paradoxale Dune part il navait
pas peur de mourir en disant la veacuteriteacute mais dautre part il eacutevitait de faire de la
politique Et surtout quel est le rapport entre le courage et le renoncement agrave la
1 Cf Apologie laquo Notes raquo ndeg 202 p 150 laquo [hellip] En fait ils neacutetaient pas dix mais six seulement en effet Conon ne fut pas accuseacute Archestratos eacutetait mort au combat et deux autres strategraveges avaient refuseacute de rentrer agrave Athegravenes et furent condamneacutes par contumace[hellip] raquo
2 Couramment on parle de laquo [hellip] Leacuteon de Salamine raquo laquo Leacutepithegravete ldquode Salaminerdquo utiliseacutee par Platon ici et par Xeacutenophon dans ses Helleacuteniques (II 3 39) ne signife pas que ce neacutetait pas un Atheacutenien Leacuteon eacutetait un citoyen atheacutenien (Lettre VII 324 e ndash 325 c) et il seacutetait reacutefugieacute dans licircle de Salamine qui nest pas tregraves eacuteloigneacutee dAthegravenes (Apologie 32 c 32 d Lettre VII 325 c) raquo (Apologie laquo Notes raquo ndeg 210 p 151)
3 Mecircme dans la deacutemocratie tout pouvoir qui ne respecte pas la loi et qui meacuteprise la justice est une forme de tyrannie
4 Socrate insiste sur le lien entre sa condamnation et la calomnie des Nueacutees laquo Et ce qui est susceptiblede me faire condamner si je suis condamneacute ce nest ni Meacuteleacutetos ni Anytos mais la calomnie transmise par beaucoup de gens et leur jalousie raquo (28 a)
5 laquo Cela dit le fait que Socrate ait participeacute agrave des campagnes militaires comme hoplite implique quildevait payer son armure lourde qui coucirctait assez cher et donc quil posseacutedait quelques biens Peut-ecirctre eacutetait-il devenu pauvre par la suite raquo (Apologie laquo Notes raquo ndeg 95 p 140)
6 Brisson Luc laquo La reacuteminiscence dans le Meacutenon (81c5-d5) raquo International Plato Studies V 25 2007 pp 199 ndash 203 p 202
7 Apologie 31 d ndash e
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politique En veacuteriteacute Socrate est destineacute agrave philosopher et non pas agrave faire de la
politique cest pourquoi il ne sagit pas dun renoncement agrave la politique Cela admis
sil faisait autre chose que de philosopher laquo ce serait lagrave deacutesobeacuteir au dieu raquo (38 a)
cest-agrave-dire refuser sa destineacutee ainsi il commettrait une injustice agrave leacutegard du dieu
mais aussi de lui-mecircme Au fond chaque vie humaine est destineacutee simplement tregraves
souvent on na pas assez de courage pour reacutesister aux tentatives dabandonner le
chemin de la destineacutee
II12 Lacircme et le miroir
Le terme κάτοπτρον (miroir) nest pas rare mais pas tregraves freacutequent non plus dans le
corpus platonicien avec seize occurrences dont trois dans lAlcibiade trois dans le
Sophiste et quatre dans le Timeacutee et surtout dans ces trois cas lemploi du terme est
tregraves regroupeacute1 On y trouve trois regards porteacutes sur le miroir pour illustrer trois
niveaux de reacutealiteacute de lacircme agrave savoir le miroir comme producteur dimage la
psychologie comme miroir et le miroir comme paradigme
II121 Le miroir comme producteur dimages
Toute surface reluisante et lisse est un miroir qui refegravete des images LEacutetranger du
Sophiste compare le sophiste agrave un producteur dimages
LEacutetranger Eh bien si tu es daccord mettons-nous de cocircteacute toi et moi Et jusquagrave ce que nous trouvions quelquun qui soit capable daccomplir cette tacircche disons que le sophiste sestcacheacute le plus habillement du monde dans un endroit ougrave il est diffcile agrave acceacuteder
Theacuteeacutetegravete Il semble bien
LEacutetranger Voilagrave donc pourquoi si nous affrmons quil maicirctrise une certaine technique des illusions il lui sera facile de nous contredire en utilisant nos arguments il les retournera contre nous et enfn lorsque nous dirons quil est un producteur dimages il nous demandera ce que nous appelons en fait image Il faut donc examiner Theacuteteacutetegravete ce que nous reacutepondrons agrave cet insolent
Theacuteeacutetegravete Il est eacutevident que nous eacutevoquerons les images que lon voit sur leau et sur les miroirs (κατόπτροις) ainsi que les images peintes ou sculpteacutees et dautres choses analogues et du mecircme genre2
1 Alcibiade κάτοπτρά (132 e) κατόπτρῳ (133 a) κάτοπτρά (133 c) Lois X κατόπτροις (905 b)Phegravedre κατόπτρῳ (255 d) Reacutepublique III κατόπτροις (402 b) X κάτοπτρον (596 d) Sophiste κατόπτροις (239 d) κατόπτροις (239 e) κάτοπτρα (239 e) Theacuteeacutetegravete κατόπτροις (193 c) κάτοπτρον (206 d) Timeacutee κατόπτρων (46 a) κατόπτρων (46 c) κατόπτρῳ (71 b) κατόπτρῳ (72 c) En revanche le terme ἔσοπτρον qui veut dire aussi le miroir est totalement absent dans le corpus platonicien Par ailleurs lauthenticiteacute de ces paragraphes entre 132 c et 133 c de lAlcibiade semble confrmeacutee car lemploi du terme dans les trois dialogues agrave savoir le Sophiste lAlcibiade et le Timeacutee est tregraves regroupeacute
2 Sophiste 249 c ndash d
83
Le miroir est laquo reluisant et lisse raquo1 laquo un lieu sans lieu raquo2 il produit des images
illusoires cest-agrave-dire qui ne participent nullement agrave lintelligible En effet il y a deux
sortes dimages 1Les reacutealiteacutes sensibles sont les images des reacutealiteacutes intelligibles elles
sont en effet les lieux reacuteels car laquo la χώρα donne donc son mode dexistence agrave la chose
sensible en lui fournissant un lieu ougrave elle apparaicirct et dougrave elle disparaicirct raquo3 le lieu est
une condition de travail (ἔργον) 2 Les images produites par le refet du miroir sont
deacutepourvues de lieu4 certes la surface dun miroir est un lieu mais pas les images
refeacuteteacutees Prenons un exemple pour ecirctre preacutecis est une image du Lit un lit particulier
sur lequel on peut se reposer alors quune toile en laine tendue sur un chacircssis en bois
est un lieu ougrave un peintre peut peindre un lit ou autres choses mais cest la toile qui
est un lieu et non limage peinte sur la toile autrement dit comme image la toile en
laine est un lieu reacuteel deacutedieacute agrave œuvrer comme image un lit peint sur la toile est un
lieu illusoire fait pour tromper heacutelas involontairement comme la peinture en
perspective
La diffeacuterence fondamentale entre ces deux types dimages reacuteside aussi dans le point
suivant En tant quimages du monde intelligible les choses sensibles se trouvent
structureacutees matheacutematiquement physiquement chimiquement cest pourquoi elles
sont objets de connaissance alors que les images se trouvant refeacuteteacutees sur la surface
du miroir sont deacutepourvues de ces proprieacuteteacutes si ce nest que les proprieacuteteacutes du miroir
cest la raison pour laquelle ces images ne peuvent faire lobjet daucune
connaissance
II122 La psychologie comme miroir
Nous parlons ici dabord de la question de la psychologie avant danalyser le rapport
entre la psychologie et le miroir Dans le Philegravebe Socrate eacutenumegravere sept fgures
psychologiques agrave savoir la colegravere (ὀργή) la peur (φόβος) le regret (πόθος) le deuil
(θρῆνος) le deacutesir (ἔρως) lenvie (ζῆλος) et la jalousie (φθόνος)5 qui sont laquo les
douleurs de lacircme elle-mecircme raquo (47 e) auxquelles se meacutelangent des plaisirs6 comme
1 Timeacutee 46 a2 Foucault Michel laquo Des espaces autres raquo Empan ndeg 54 2004 pp 12 ndash 19 p 153 Brisson Luc laquo Agrave quelles conditions peut-on parler de matiegravere dans le Timeacutee de Platon raquo Revue de
meacutetaphysique et morale 2003 ndeg 1 pp 5 ndash 21 p 74 Cf Merker Anne laquo Miroir et χώρα dans le Timeacutee de Platon raquo Eacutetudes platoniciennes ndeg 2 2006 pp 27
ndash 92)5 Philegravebe 47 e 50 b ndash c Agrave propos de la diffeacuterence entre lenvie et la jalousie cf laquo La notion de φθόνος
chez Platon raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 219 ndash 2346 Ibid 48 a laquo ἡδονὰς ἐν λύπαις οὔσας ἀναμεμειγμένας raquo
84
cest le cas lors que lon assister agrave une trageacutedie on se reacutejouit et pleure agrave la fois1 et
laquo leacutetat de notre acircme lors des comeacutedies ne vois-tu pas quil est lui aussi un meacutelange
de douleur et de plaisir raquo2 En effet dans le Philegravebe on peut constater que de trois
maniegraveres lacircme entretient son rapport avec les formes intelligibles agrave savoir 1 de la
maniegravere sensible qui est une maniegravere reacuteelle mais indirecte agrave travers la sensation mais
toute sensation elle-mecircme nest quun mouvement qui permet de transmettre agrave lacircme
certaines affections (πάθη ou παθήματα) perccedilues par le corps afn de deacuteclencher
dautres mouvements supeacuterieurs quest lintellection3 en dautres termes toute
connaissance par sensation nest pas encore science 2 de la maniegravere intelligible agrave
travers des reacuteminiscences (ἀναμνήσεις)4 qui constituent une science (ἐπιστήμη)
cest-agrave-dire la connaissance de ce qui est 3 de la maniegravere psychologique il sagit de
simaginer par plaisir lexistence dune reacutealiteacute qui nexiste nulle part par exemple
ceux laquo qui se croient plus grands et plus beaux quils ne le sont raquo eacutetaient emporteacutes par
la jalousie5 qui est un meacutelange de douleur et de plaisir
En effet la psychologie est le fait de simaginer une reacutealiteacute qui ne correspond pas agrave la
reacutealiteacute Le passage suivant deacutecrit mieux le meacutecanisme de leacutetat psychologique de
maniegravere plus geacuteneacuterale
Socrate Et maintenant pose dans lacircme elle-mecircme lopinion par anticipation (προσδόκημα) de ces impressions dune part lattente plaisante et confante qui preacutecegravede les choses plaisantes et dautre part lattente craintive et peacutenible qui preacutecegravede les choses douloureuses6
Le terme προσ-δόκημα dit clairement la nature de la psychologie avoir de lopinion
par fantaisie une opinion qui soppose dune part agrave lopinion par sensation dautre
part agrave lopinion par raisonnement Dans le Timeacutee la psychologie est deacutecrite comme
un feu inteacuterieur qui produit des simulacres
En effet la protection des yeux que les dieux ont ameacutenageacutee mdash les paupiegraveres mdash
1 Ibid2 Ibid3 En ce qui concerne la deacutefnition de la sensation voir Philegravebe 33 e ndash 34 a le meacutecanisme de la
sensation voir Timeacutee 61 c ndash 69 a cf aussi Brisson Luc laquo L e Timeacutee de Platon et le traiteacute hippocratique Du reacutegime sur le meacutecanisme de la sensation raquo Eacutetudes platoniciennes 10 2013 etudesplatoniciennesrevuesorg
4 La question de la reacuteminiscence nest eacutevoqueacutee que dans trois courtes reacutepliques (Philegravebe 34 b ndash c)notons que le terme laquo ἀνάμηνσις raquo y est eacutevoqueacute dans le but de le distinguer des souvenirs (μνήμας) qui sont lieacutes agrave la sensation cela eacutetant par lopposition cette distinction souligne explicitement que la reacuteminiscence est lieacutee agrave lintellection mecircme si Platon ne donne aucuneexplication sur la reacuteminiscence dans le Philegravebe En effet le Philegravebe est lun des tous derniers dialogues reacutedigeacutes par Platon agrave lAcadeacutemie cela suppose que les lecteurs de lAcadeacutemie lisaient certainement ces trois dialogues qui preacutecegravedent le Philegravebe agrave savoir le Meacutenon le Pheacutedon et le Phegravedre
5 Voir Philegravebe 48 e ndash 49 a6 Ibid 32 b ndash c
85
lorsquelles se ferment enferment agrave linteacuterieur la puissance du feu inteacuterieur qui se reacutepand et apaise les mouvements qui se produisent agrave linteacuterieur de lecirctre humain Quand ces mouvements sont apaiseacutes survient le repos et sil sest installeacute un repos profond un sommeil presque sans recircve survient En revanche sil subsiste des mouvements assez violents ces mouvements suivant leur nature et les lieux ougrave ils persistent produisent des simulacres (φαντάσματα) de mecircme nature et en mecircme nombre qui sont des repreacutesentations inteacuterieures et des souvenirs de choses exteacuterieures dont on a fait lexpeacuterience agrave leacutetat de veille
Comprendre ce qui concerne la production dimages sur les miroirs et sur les surfacesreluisantes et lisses noffre plus aucune diffculteacute apregraves ce quon vient de dire1
Que signife ici le miroir Pas facile agrave comprendre dans ce contexte en tout cas cest
Timeacutee lui-mecircme qui annonce quon aurait de la diffculteacute agrave comprendre le miroir si
on ne precirctait pas loreille agrave laquo ce quon vient de dire raquo Or laquo ce quon vient de dire raquo
concerne particuliegraverement les mouvements du feu inteacuterieur qui peuvent produire
des simulacres cest-agrave-dire des images deacutepourvues de reacutealiteacute quand ils sont violents
cest-agrave-dire deacutepourvus dharmonie Cela eacutetant 1 tout feu est illimiteacute cest la raison
pour laquelle le fait de maicirctriser le feu exige de la mesure de mecircme pour le feu
inteacuterieur qui est la source de tous mouvements inteacuterieurs mais cest lacircme qui est
responsable de lusage mesureacute ou deacutemesureacute de cette source Dans le cas de la
deacutemesure le feu inteacuterieur ne peut ecirctre reacutepandu harmonieusement sur la totaliteacute du
corps ainsi quand il se concentre par exemple sur le foie cela produit certains
mouvements de colegravere sur le cœur certains mouvements de tristesse ou de joie
excessive et ainsi de suite laquo suivant leur nature et les lieux raquo En dautres termes tous
ces mouvements inteacuterieurs apaiseacutes ou violents sont des mouvements
psychologiques puisque cest lacircme qui est le maicirctre du feu inteacuterieur 2 Quand il
sagit de mouvements violents qui produisent des simulacres ils ont la mecircme nature
que le miroir qui lui aussi produit des simulacres cest-agrave-dire des images qui ne
correspondent agrave aucune reacutealiteacute 3 Le miroir synonyme du narcissisme permet
quon sappreacutecie soi-mecircme sans limite et la beauteacute y perd du sens puisque limage
refeacuteteacutee paraicirct au sujet beaucoup plus belle que la reacutealiteacute ne lest En reacutealiteacute ce nest
pas le miroir qui rend le sujet plus beau ou plus laid mais cest la psychologie En
effet comme un miroir la psychologie seacuteduit soi-mecircme cest la raison pour laquelle
la jalousie est diffcile agrave eacuteteindre et cest pourquoi plus geacuteneacuteralement beaucoup de
gens se contentent de vivre dans la psychologie comme si elle eacutetait un abri qui les
protegravegerait Agrave la diffeacuterence du miroir sophistique dont lillusion porte sur la
connaissance des choses le miroir psychologique porte sur lacircme elle-mecircme et
1 Timeacutee 45 d ndash 46 a
86
quand le feu inteacuterieur est mal maicirctriseacute il fait subir lacircme et corps
II123 Le miroir comme paradigme
Toute chose sensible nest pas toujours bonne ou mauvaise cest une question de bon
usage De mecircme pour le miroir qui en tant que tel est une chose sensible au mecircme
titre quun lit ou un cercle particulier Or une chose sensible a une certaine fonction
propre ainsi la question se pose quel est le bon usage du miroir Dans le passage
suivant de lAlcibiade le miroir est consideacutereacute comme un paradigme
Socrate Comment pourrions-nous maintenant savoir le plus clairement possible ce quest laquo soi-mecircme raquo Il semble que lorsque nous le saurons nous nous connaitrons nous-mecircmes Mais par les dieux cette heureuse parole de linscription delphique que nous rappelions agrave linstant ne la comprenons-nous pas
Alcibiade Quas-tu agrave lesprit en disant cela Socrate
Socrate Je vais texpliquer ce que je soupccedilonne que nous dit et nous conseille cette inscription Il ny en a peut-ecirctre pas beaucoup de paradigmes (παράδειγμα) si ce nest la vue
Alcibiade Que veux-tu dire par lagrave
Socrate Examine la chose avec moi Si ceacutetait agrave notre regard comme agrave un homme que cette inscription sadressait en lui conseillant laquo Regarde-toi toi-mecircme raquo comment comprendrions-nous cette exhortation Ne serait-ce pas de regarder un objet dans lequel lœil se verrait lui-mecircme
Alcibiade Eacutevidemment
Socrate Quel est parmi les objets celui vers lequel nous pensons quil faut tourner notre regard agrave la fois le voir et nous voir nous-mecircme
Alcibiade Cest eacutevidemment un miroir Socrate ou quelque chose de semblable
Socrate Bien dit Mais dans lœil gracircce auquel nous voyons ny a-t-il pas quelque chose de cette sorte
Alcibiade Bien sucircr
Socrate Nas-tu pas remarqueacute que lorsque nous regardons lœil de quelquun qui nous fait face notre visage se reacutefeacutechit dans sa pupille comme dans un miroir (ἐν κατόπτρῳ) ce quon appelle aussi la poupeacutee car elle est une image de celui qui regarde
Alcibiade Tu dis vrai
Socrate Donc lorsquun œil observe un autre œil et quil porte son regard sur ce quil y a de meilleur en lui cest-agrave-dire ce par quoi il voit il sy voit lui-mecircme1
Lœil est un double miroir non seulement la pupille reacutefeacutechit lautre mais aussi et
surtout elle se reacutefeacutechit sur lautre non seulement la pupille lit lautre pupille mais
aussi et surtout elle se lit dans lautre Pour quune acircme se connaisse soi-mecircme il faut
quelle lise le miroir dune autre acircme et se lise dans ce miroir de lautre acircme le miroir
1 Alcibiade 132 c ndash 133 a
87
(la pupille) de lacircme cest-agrave-dire lexcellence de lacircme cest le savoir cest-agrave-dire la
vertu En effet cest ce que deacuteveloppe la derniegravere partie de lAlcibiade (133 b ndash 135 e)
la pupille est lexcellence de lœil le savoir lexcellence de lacircme ou plus
geacuteneacuteralement lexcellence dune chose constitue en quelque sorte un miroir ainsi
pour mieux se connaicirctre soi-mecircme il faut porter le regard sur les excellences des
autres1
II13 Lacircme corruptible
Dans la Reacutepublique et dans les premiers dialogues la critique de Socrate agrave leacutegard des
poegravetes et des sophistes se montre tregraves deacutetermineacutee cest parce que lacircme humaine est
corruptible et particuliegraverement lacircme des enfants et des jeunes gens Cest en effet
cette nature corruptible de lacircme humaine dont Socrate se preacuteoccupait notamment
dans les premiers dialogues Voici un exemple laquo Il sappelle Clinias Et il est jeune
nous craignons donc pour lui ce quil est naturel de craindre pour un jeune homme
mdash quon nous devance pour deacutetourner son esprit vers une autre occupation et quon
le corrompe raquo2 Mais par quel moyen peut-on corrompre lacircme dun jeune homme
Par lenseignement cest-agrave-dire la nourriture de lacircme laquo Mais Socrate de quoi lacircme
se nourrit-elle raquo demanda Hippocrate laquo Denseignements (μαθήμασιν) bien sucircr raquo
reacutepondit Socrate3 Cela eacutetant celui qui est capable denseigner est susceptible de
corrompre en raison du fait que le mauvais enseignement est nocif pour lacircme
comme la mauvaise nourriture lest pour le corps Cest pourquoi 1 Socrate nie
cateacutegoriquement le fait quil donne un enseignement agrave qui que ce soit
Et sil arrive que parmi ces gens-lagrave lun devienne un homme de bien et lautre non je ne saurais moi au regard de la justice en ecirctre tenu pour responsable car je nai jamais promis agrave aucun deux denseigner rien qui sapprenne et je nai pas donneacute un tel enseignement Et si quelquun preacutetend avoir jamais en priveacute appris quelque chose de moi ou mavoir entendu parler de quelque chose dont personne dautre nest au courant sachez bien quil ne dit pas la veacuteriteacute4
1 Cf Brunschwig Jacques laquo La deacuteconstruction du Connais-toi toi-mecircme dans lAlcibiade Majeur raquo Reacutefexions contemporaines sur lantiquiteacute classique Grenoble Recherche sur la philosophie et le langage ndeg 18 1996 pp 61 ndash 84 Voici un extrait laquo De faccedilon forte paradoxale quand on pense agrave la suite du dialogue [Alcibiade I] et agrave la formule ulteacuterieure du γνῶθι σαυτόν connais-toi toi-mecircme ici cenest nullement se regarder dans un miroir Ou du moins ce nest pas seulement se regarder dans un miroir cest regarder les autres et notamment ces autres par excellence que sont les ennemis et se regarder soi-mecircme dans un miroir pour se comparer agrave eux raquo (Nous soulignons) Les autres parexcellence ne sont-ils pas les amis plutocirct que les ennemis car on connaicirct mieux les excellences chez les amis que celles chez les ennemis
2 Euthydegraveme 275 b3 Protagoras 313 c4 Apologie 33 b
88
Et si ceacutetait le cas il devrait deacutemontrer neacutecessairement que son enseignement est une
bonne nourriture de lacircme mais pour cela Socrate est obligeacute de deacutefnir ce quest
lacircme or dans le cadre de la reacutefutation cest au reacutefuteacute de deacutefnir ce quil preacutetend
savoir 2 Socrate faisait de la destruction du pouvoir des sophistes un combat
philosophique en deacutemontrant par reacutefutation quils ne possegravedent pas le savoir quils
preacutetendent posseacuteder quils savent ce quils ne savent pas en reacutealiteacute
Les sophistes sont reacuteputeacutes pour le fait quils enseignent la vertu lexcellence de lacircme
Comme ils enseignent en reacutealiteacute autre chose que la vertu puisquils ne savent pas ce
quest la vertu leur enseignement est en veacuteriteacute une tromperie sans que leurs
auditeurs ne le sachent Dans la suite nous analysons la nature des enseignements
des sophistes agrave travers lEuthydegraveme lHippias mineur et le Protagoras sans aborder la
question de la reacutefutation qui sera examineacutee dans le chapitre VI laquo La dialectique raquo afn
de voir une partie de la nature de lacircme humaine
II131 Confusion entre vrai et faux dans lEuthydegraveme
Pour les deux fregraveres sophistes Euthydegraveme et Dionysodore il est impossible de
mentir
Euthydegraveme Eh quoi Cteacutesippe repartit Euthydegraveme agrave ton avis est-il possible de mentir
Cteacutesippe Oui par Zeus reacutepliqua-t-il sinon cest que je suis fou
Euthydegraveme En disant la chose sur laquelle porte ce quon dit ou bien sans la dire
Cteacutesippe En la disant reacutepondit-il
Euthydegraveme Donc si on la dit parle-t-on daucune autre reacutealiteacute (οὐκ ἄλλο τῶν ὄντων) que celle preacuteciseacutement quon dit
Cteacutesippe Comment pourrait-il en ecirctre autrement reacutepondit Cteacutesippe
Euthydegraveme Par ailleurs cette reacutealiteacute dont on parle est bien une seule et unique chose prise parmi les autres choses dont elle est seacutepareacutee
Cteacutesippe Oui parfaitement
Euthydegraveme Donc quand quelquun dit cette chose demanda-t-il il dit une chose qui est (τὸ ὄν)
Cteacutesippe Oui
Euthydegraveme Mais alors si on dit vraiment une chose qui est et des choses qui sont on dit la veacuteriteacute en sorte que Dionysodore sil parle bien des choses qui sont dit la veacuteriteacute et ne profegravere aucune mensonge contre toi
Cteacutesippe Oui admit-il Mais Euthydegraveme reacutepliqua Cteacutesippe quand Dionysodore dit ce quil dit il ne dit pas des choses qui sont
Alors Euthydegraveme
Euthydegraveme Que sont les choses qui ne sont pas (τὰ δὲ μὴ ὄντα) sinon celles qui nexistent pas
89
Cteacutesippe Ce sont celles qui nexistent pas (τά γε μὴ ὄντα)
Euthydegraveme Or les choses qui ne sont pas (τὰ μὴ ὄντα) le sont-elles ailleurs que nulle part (τὰμηδαμοῦ ὄντα)
Cteacutesippe Nulle part
Euthydegraveme Y aurait-il donc moyen que quelquun agicirct quoi que ce soit sur ces choses qui ne sont pas de faccedilon quon pucirct en faire des choses qui sont je veux dire que nimporte qui puisse agir ainsi sur les choses qui ne sont nulle part
Cteacutesippe Il me semble que non reacutepondit Cteacutesippe
Euthydegraveme Que font alors les orateurs quand ils parlent devant le peuple est-ce quils nagissent pas (οὐδὲω πράττουσι )
Cteacutesippe Certes lagrave ils agissent affrma-t-il
Euthydegraveme Or sils agissent cest donc quils font quelque chose
Cteacutesippe Oui
Euthydegraveme Donc parler cest agrave la fois agir et faire (πράττειν τε και ποιεῖν)
Il fut daccord
Euthydegraveme En conseacutequence reprit-il les choses qui ne sont pas personne agrave coup sucircr ne les dit car on en ferait deacutejagrave quelque chose mais toi tu es daccord pour dire quune chose qui nest pas (τὸ μὴ ὂν) il nest possible agrave personne den faire une chose qui est De sorte que dapregraves ce que tu dis personne ne peut mentir et sil est vrai que Dionysodore parle il ditla veacuteriteacute et ce qui est1
Ici la reacutealiteacute (τὸ ὄν) ne veut pas dire la forme intelligible2 Dans les premiers
dialogues elle signife plutocirct la chose qui existe reacuteellement sa neacutegation nexiste que
dans ce passage et nulle part ailleurs dans les premiers dialogues τὰ δὲ μὴ ὄντα
(284 b) τά γε μὴ ὄντα (284 b) τὰ μὴ ὄντα (284 b) τὰ μηδαμοῦ ὄντα (284 b) τὸ μὴ
ὂν (284 c) Lemploi de ces deux expressions laquo τὸ ὄν raquo et laquo τὸ μὴ ὂν raquo illustre la
capaciteacute speacuteculative des deux sophistes Une speacuteculation fondeacutee sur certaines
confusions qui ne sont pas aiseacutees agrave deacuteceler 1 La confusion entre la reacutealiteacute de la
1 Euthydegraveme 283 e ndash 284 c2 La preacutesence du terme dans les premiers dialogues est importante voici la liste des occurrences
Apologie τῷ ὄντι (17 d) τῷ ὄντι (20 d) τῷ ὄντι (23 a) τῷ ὄντι (32 a) τῷ ὄντι (36 c) Hippias majeur τῷ ὄντι (282 b) τῷ ὄντι (285 a) τῷ ὄντι (294 c) τῷ ὄντι (294 c) τῶν ὄντων (300 b) τῶν ὄντων (301 b) τῷ ὄντι (303 e) Alcibiade τῷ ὄντι (104 d) τῷ ὄντι (119 e) τῶν ὄντων (132 d) τῶν ὄντων (133 a) Lachegraves τῷ ὄντι (188 d) τῷ ὄντι (196 d) Protagoras τῷ ὄντι (323 a) τῷ ὄντι (328 d) Meacutenexegravene τῷ ὄντι (237 b) τῷ ὄντι (238 a) τῷ ὄντι (244 a) τῷ ὄντι (247 d) τῷ ὄντι (247 e) Euthyphron τῷ ὄντι (6 b) Gorgias τῶν ὄντων (449 d) τῶν ὄντων (449 d) τῶν ὄντων (451 d) τῶν ὄντων (467 e) τῶν ὄντων (477 e) τῶν ὄντων (477 e) τῷ ὄντι (482 e) τῷ ὄντι (492 d) τῷ ὄντι(493 a) τὰ ὄντα (495 a) τῷ ὄντι (495 b) τὰ ὄντα (506 a) τῶν ὄντων (506 e) τὰ ὄντα (511 a) τῷ ὄντι (517 e) τῷ ὄντι (520 d) τῷ ὄντι (526 d) τῷ ὄντι (527 d) Charmide τῶν ὄντων (166 d) τῶν ὄντων (169 a) τῶν ὄντων (174 b) τῶν ὄντων (175 b) Meacutenon τῶν ὄντων (75 b) τῶν ὄντων (76 c)τῶν ὄντων (86 b) Lysis τῷ ὄντι (205 e) τῷ ὄντι (216 c) τῷ ὄντι (220 b) τῷ ὄντι (220 b) τῷ ὄντι (220 e) τῷ ὄντι (221 d) Euthydegraveme τῶν ὄντων (279 a) τῶν ὄντων (282 c) τῶν ὄντων (284 a) τῶν ὄντων (284 a) τὸ ὄν (284 a) τὸ ὂν (284 a) τὰ ὄντα (284 a) τὰ ὄντα (284 a) τὰ ὄντα (284 b) τὰ ὄντα (284 c) τὰ ὄντα (284 c) τῶν ὄντων (285 e) τὰ ὄντα (290 c) τῶν ὄντων (293 b) τῶν ὄντων (293 e) τῷ ὄντι (294 b) τῷ ὄντι (296 d) τῷ ὄντι (303 e) τῷ ὄντι (306 c)
90
parole et la reacutealiteacute exprimeacutee par la parole laquo si on dit vraiment une chose qui est et
des choses qui sont on dit la veacuteriteacute raquo1 Par exemple laquo des gens qui seraient capables
de mettre au-dessus de tout le fait que leur bien-aimeacute peacuterisse raquo une telle reacutealiteacute peut
bien exister quand on est jaloux de son bien-aimeacute qui eacutechoyait aux bras dun autre
mais ce nest pas la reacutealiteacute de Cteacutesippe 2 La confusion entre lacte de parler (λέγειν)
et lacte de reacutealiser (πράττειν et ποιεῖν) Quand un orateur parle agrave lAssembleacutee certes
cest une faccedilon dagir mais agir en parole qui renvoie agrave une reacutealiteacute qui peut bien ecirctre
imaginaire comme si la parole neacutetait quun index qui est supposeacute pointer sur une
reacutealiteacute mais agrave veacuterifer pour savoir sil pointe sur aucune chose ou sur une chose qui
est autre que ce que la parole preacutetend pointer En revanche le fait de travailler agrave
(πράττειν) et le fait de fabriquer (ποιεῖν) une œuvre consistent agrave faire apparaicirctre
reacuteellement une reacutealiteacute Par exemple dans le cas dun lit fabriqueacute par un menuisier il
sagit de reacutealiser une reacutealiteacute sensible dans le cas dune loi matheacutematique deacutemontreacutee
par un matheacutematicien il sagit de deacutecouvrir une reacutealiteacute intelligible Tandis que la
parole prononceacutee nest ni une reacutealiteacute sensible certes le son qui veacutehicule la parole est
sensible ni une reacutealiteacute intelligible certes le sens veacutehiculeacute par la parole nest pas
sensible mais simplement une image dun discours de lacircme 3 La confusion entre
une chose qui nexiste pas (τὸ μὴ ὂν) et une chose qui nest pas (autre chose) (τὸ μὴ
ὂν) Par cette ambiguiumlteacute du syntagme laquo τὸ μὴ ὂν raquo laquo il nest possible agrave personne de
faire dune chose qui nexiste pas une chose qui est raquo simplement Dionysodore faisait
cest-agrave-dire disait de quelque chose une autre chose
II132 Confusion entre science et non-science dans lHippias mineur
Dans lEuthydegraveme la confusion pratiqueacutee semble volontaire puisque les deux
sophistes jouent avec des mots mais peut-ecirctre involontaire entre les mots et les
reacutealiteacutes Alors que dans lHippias mineur la confusion entre diffeacuterentes reacutealiteacutes semble
involontaire car le sophiste dEacutelis est incapable de distinguer entre la ruse
(πανουργία) et la reacutefexion (φρόνησις) entre la science qui se rapporte au corps au
monde sensible et celle qui se rapporte agrave lacircme la vertu
Dapregraves Socrate le sophiste est compeacutetent dans un nombre impressionnant de
1 Agrave propos de cette phrase dans la traduction de son eacutedition bilingue Louis Meacuteridier note laquo Icileacutequivoque porte sur τὸ ὄν La reacutealiteacute de parole est prise pour la reacutealiteacute de chose exprimeacutee raquo (Tome V ndash 1re partie Paris Belles Lettre 1931 p 162 note ndeg 1) Voir aussi Euthydegraveme laquo Notes raquo ndeg 109 p 199 laquo hellip Dans cet argument le verbe laquo dire raquo (ou parler) (λέγειν) reccediloit deux signifcations diffeacuterentes selon quon le rapporte agrave la chose dont on parle ou bien agrave ce quon dit de cette chose quand on en parle hellip raquo
91
domaines1 sauf dans le domaine de la vertu La thegravese dHippias est simple ceux qui
savent sont les plus capables de tromper Nous commenccedilons ici par la fn du
dialogue
Socrate Alors cest agrave lhomme qui est bon quil revient de commettre linjustice volontairement et agrave lhomme qui est mauvais de le faire involontairement sil est vrai que lhomme qui est bon possegravede une bonne acircme
Hippias Mais il le possegravede certainement
Socrate Celui qui se conduit et travaille de maniegravere honteuse et injuste Hippias celui-lagrave sil existe ne peut ecirctre que lhomme qui est bon
Hippias Mais je refuse de te conceacuteder cela Socrate2
Hippias a bien raison de ne pas conceacuteder cela agrave Socrate mais le sophiste ne sait pas
pourquoi En effet un tel homme nexiste pas car un homme qui est vraiment bon ne
commet jamais linjustice encore moins volontairement Notons que le fait decirctre un
homme bon et le fait decirctre un homme bon en telle ou telle compeacutetence technique ou
scientifque sont deux choses diffeacuterentes Effectivement celui qui est le plus
compeacutetent en quelque chose est le plus capable de tromperie en la matiegravere Le ceacutelegravebre
faussaire neacuteerlandais Han Van Meegeren (1889 ndash 1947) est surtout connu pour sa
creacuteation de faux Vermeer (1632 ndash 1675) en trompant les meilleurs experts de son
temps mais aussi et surtout les acheteurs qui lui en ont acheteacute agrave prix dor Une telle
tromperie implique une maicirctrise excellente de plusieurs compeacutetences et il trompait
volontairement les acheteurs et les experts dart Cependant la tromperie na pas en
reacutealiteacute de rapport avec la compeacutetence technique ou scientifque qui elle-mecircme ne sait
pas tromper car laquo est-il possible agrave qui sait de ne pas savoir ce quil sait raquo3
autrement dit il nest pas possible agrave qui sait de se tromper volontairement Par
exemple si quelquun fait mentalement un calcul de laquo cinq fois six raquo et il sait bien
que laquo cinq fois six font trente raquo ainsi il lui est impossible de se tromper
volontairement en se disant que cinq fois six font autre chose que trente En
revanche sil sait et quil trompe cest quil trompe volontairement cela relegraveve de
leacutethique et non pas dun savoir quil possegravede de sorte quil est mauvais eacutethiquement
mecircme sil est excellent dans certains domaines speacutecifques cest pourquoi la
tromperie relegraveve de la vertu
Socrate Cest pourquoi Hippias je te posais des questions degraves le deacutebut narrivant pas agrave comprendre lequel de ces deux hommes [Achille et Ulysse] a eacuteteacute repreacutesenteacute comme le
1 Voir Hippias mineur 368 b ndash 369 b2 Ibid 376 b3 Theacuteeacutetegravete 165 b
92
meilleur par le poegravete en jugeant quils eacutetaient tous les deux excellents et quil eacutetait diffcile de distinguer lequel eacutetait le meilleur en matiegravere de tromperie (ψεύδους) de sinceacuteriteacute (ἀληθείας) et des autres qualiteacutes (τῆς ἄλλης ἀρετῆς) car de ce point de vue aussi les deux se ressemblent1
Cest la seule apparition de lἀληθεία dans le dialogue il sagit dune vertu ici
synonyme de lhonnecircteteacute laquo παρρησία raquo ce qui correspond par ailleurs agrave la citation
dans le Pheacutedon2 le terme soppose au terme laquo ψεῦδος raquo Et cest agrave partir de lagrave que le
propos de Socrate oriente vers la question de justice en tant que vertu et dinjustice en
tant que vice3 En effet il y a deux termes auxquels soppose le terme laquo ψεῦδος raquo dans
le dialogue agrave savoir laquo ἀληθής raquo4 et laquo ἀληθεία raquo 1 Lἀληθής signife vrai par
exemple deux fois cinq font dix cest vrai et ce nest pas faux ici laquo vrai raquo signife
correct laquo faux raquo incorrect Cela eacutetant celui qui possegravede une compeacutetence speacutecifque
permettant de faire une chose correctement en la matiegravere nest pas pour autant
neacutecessairement plus vertueux que ceux qui ne le sont pas sinon Hippias serait le
plus vertueux parmi les hommes car ses compeacutetences si nombreuses dans de
diffeacuterents domaines particuliers sont choses vraies et non pas fausses 2 Comme une
vertu lἀληθεία (la veacuteriteacute) est la rectitude du jugement sur la reacutealiteacute autrement dit
laccord entre la penseacutee et la reacutealiteacute Cela eacutetant la veacuteriteacute est agrave la fois une capaciteacute de
penser de dire la veacuteriteacute et une science (ἐπιστήμη)
Socrate Figure-toi Hippias que je croyais que ceacutetait ton opinion aussi Mais reacuteponds-moi encore une fois la justice nest-elle pas une capaciteacute (δύναμις) ou une science (ἐπιστήμη) ou lesdeux choses ensemble Nest-il pas neacutecessaire en effet quelle soit lune de ces choses 5
La question de Socrate est valable pour la veacuteriteacute et les autres vertus en dautres
termes la vertu est science qui permet de procurer agrave lacircme la puissance Cest
pourquoi nous pouvons penser que le but de lHippias mineur ne consiste pas agrave deacutefnir
ce quest la tromperie mais agrave deacutemontrer que le sophiste confond la science de la
vertu quil ne possegravede pas et les sciences particuliegraveres dont il est compeacutetent En
confondant lexcellence de lacircme et les excellences du corps ou la science et la non-
science on arrive fnalement agrave une conclusion absurde lacircme sera meilleure si elle
fait le mal volontairement mais mauvaise si elle le fait involontairement en
1 Hippias mineur 370 d ndash e2 Socrate eacutenumegravere cinq vertus agrave savoir modeacuteration justice courage liberteacute et veacuteriteacute (Pheacutedon 114 e ndash
115 a laquo σωφροσύνῃ τε καὶ δικαιοσύνῃ καὶ ἀνδρείᾳ καὶ ἐλευθερίᾳ καὶ ἀληθείᾳ raquo)3 Voici les huit occurrences de trois mots lieacutes agrave la racine laquo δίκ raquo δικαίως (373 a) δικαιοσύνη (375 d
e e 376 a) δικαιοτέρα (trois fois en 375 e) neuf lieacutes au verbe ἀδικεῖν (371 e 372 d 375 d 372 a 376 a a a a b) et deux pour ladjectif ἀδικωτέρα (375 e e)
4 Le terme est employeacute 22 fois dans le dialogue dont 19 fois avant 370 e (365 b c 366 a d e 367 c c c c c 367 d 368 a e 369 a a b b b e) et trois fois seulement apregraves (371 e 372 a 375 a)
5 Hippias mineur 375 d ndash e
93
confondant la nature de lexcellence de lacircme et la nature des excellences du corps 1
En effet lexcellence technique peut bien ecirctre employeacutee pour tromper et plus on est
excellent en une matiegravere speacutecifque plus on est meilleur dans la tromperie en la
matiegravere si lon le vaut bien Cet argument ne peut sappliquer agrave lexcellence de lacircme
car par deacutefnition la vertu est le contraire de la tromperie en dautres termes la vertu
empecircche par la nature toute forme de tromperie si ce nest involontairement
II133 Confusion entre lacircme et le corps dans le Protagoras
Les plaisirs peuvent ecirctre une source de clarteacute mais aussi une source de confusion
surtout dans le domaine de leacuteducation Cest ce quon peut voir dans le Protagoras
Nous parlons ici dabord de leacuteducation ensuite du plaisir Protagoras est maicirctre de
vertu Cest agrave ce titre que leacuteducation qui a pour objet principal lexcellence de lacircme
peut ecirctre consideacutereacutee comme luniteacute du Protagoras puisque le jeune Hippocrate
voulait recevoir lenseignement du ceacutelegravebre sophiste dAbdegravere En effet cest
Hippocrate lui-mecircme qui est initiateur du dialogue puisque cest lui qui a demandeacute
agrave Socrate de laccompagner afn de le preacutesenter au sophiste qui enseigne lexcellence
de lacircme Cest en ce sens que la conversation entre Protagoras et Socrate sadresse agrave
Hippocrate en particulier et aux autres jeunes gens preacutesents en geacuteneacuteral dans laquelle
le sophiste joue le rocircle du maicirctre eacuteducatif Socrate joue le rocircle dun double disciple agrave
savoir disciple du sophiste et celui des jeunes gens qui ont precircteacute loreille agrave cette
conversation Autrement dit dans le Protagoras il y a deux modegraveles deacuteducation en
matiegravere de lexcellence de lacircme agrave savoir le modegravele reacutetributif que preacutesente
lenseignement du sophiste et le modegravele maiumleutique2 quexerce Socrate Dans le
modegravele reacutetributif ce qui motive vraiment le sophiste ce sont le salaire et la
reacuteputation et non la recherche de savoir ce quest la vertu et dans ce modegravele le
sophiste est maicirctre mais ce modegravele est diffeacuterent de la paiderstia comme eacuteducation car
lenseignement du sophiste nest pas associeacute agrave leacutejaculation puisquil est associeacute agrave la
reacutetribution et agrave la reconnaissance Alors que 1 le modegravele maiumleutique soppose dune
part 2 au modegravele reacutetributif puisque Socrate nest pas maicirctre et donc pas question
de reacutetribution encore moins de deacutesir de la reconnaissance et 3au modegravele de la
paiderastia car Socrate refuse tout rapport sexuel avec les jeunes gens qui le suivent
1 Ibid 375 d2 Ces deux modegraveles sont diffeacuterents de deux autres modegraveles opposeacutes de leacuteducation agrave savoir masculin
ou feacuteminin tels quils sont preacutesenteacutes dans le Banquet cf laquo Eacuteros eacuteducateur entre paiderastia et philosophia raquo International Plato Studies 35 2016 pp 24 ndash 35 notamment la section laquo VIII Le discours de Socrate Remplacer la paiderastia par la philosophia raquo p 32 ndash 34
94
4 au modegravele feacuteminin ougrave dapregraves le discours de Diotime dans le Banquet laquo cest le
maicirctre qui est enceint de beau discours et de belles actions en preacutesence du disciple
qui tient lieu de cette beauteacute permettant de laccouchement et qui amegravene lacircme du
maicirctre agrave enfanter de beaux discours sur le savoir et sur la vertu raquo1 En effet dans le
modegravele maiumleutique
Socrate ne peut en aucune faccedilon devenir ce maicirctre qui dans le processus eacuteducatif est susceptible dengendrer ces enfants que seraient les discours vrais et les belles actions Il ne peut donc jouer le rocircle du maicirctre tel que deacutecrit Diotime Et il est forceacute dinverser la relation Il doit prendre la place du jeune homme qui par ses questions permet agrave son maicirctre daccoucher On notera dailleurs que dans sa relation avec les jeunes hommes Socrate inverse les rapports le meilleur exemple est Alcibiade qui raconte dans son eacuteloge de Socrate agrave la fn du Banquet que cest lui le plus jeune qui pourchasse Socrate quieacutetant plus acircgeacute devrait lui faire la cour Bref Socrate joue le rocircle du disciple et non celui du maicirctre2
Dans ces quatre modegraveles eacuteducatifs le second (reacutetributif) et le troisiegraveme (eacutejaculatif)
sont lieacutes au corps certes de nature diffeacuterente mais comme le salaire et lhonneur
sont lieacutes au monde sensible cela revient au mecircme puisque la paiderstia a pour
fonction de transmettre du savoir des richesses et du pouvoir et cette transmission a
un coucirct pour un jeune homme agrave savoir le rapport sexuel une forme de monnaie En
revanche le premier et le quatriegraveme sont lieacutes agrave lacircme au savoir
La question se pose si leacuteducation est luniteacute du Protagoras pourquoi le dialogue
consacre-t-il sept longues pages (351 b ndash 358 d) agrave la question de plaisir3 Quel est le
rapport avec leacuteducation En effet la question de plaisir dans le Protagoras est lieacutee agrave
la question de laquo se laisser vaincre par les plaisirs raquo4 ce qui nest rien dautre que
lignorance (358 c 359 d) cest-agrave-dire incapable de se dominer soi-mecircme Cela eacutetant
les plaisirs de lacircme et du corps doivent se soumettre agrave leurs bons usages
Socrate En veacuteriteacute tous lacircches et courageux vont vers ce qui leur inspire confance et en ce sens les tacircches et les courageux vont vers les mecircmes choses (ἐπὶ τὰ αὐτὰ ἔρχονται)
Protagoras Pourtant Socrate dit-il il y a une totale opposition entre ce vers quoi vont les lacircches et ce
1 Ibid p 332 Platon Paris Cerf 2017 p 1113 Les 32 occurrences du terme ἡδονή dans le Protagoras sont exclusivement concentreacutees entre 351 d et
357 e δονῆς (351 d) ἡδονήν (351 e) ἡδονὴν (351 e) ἡδονήν (352 b) ἡδονῆς (352 d) ἡδονῶν (353 a) ἡδονῆς (353 a) ἡδονῶν (353 c) ἡδονὴν (353 d) ἡδονῶν (354 a) ἡδονὰς (354 b) ἡδονάς (354 c) ἡδονὴν (354 c) ἡδονήν (354 c) ἡδονῶν (354 c) ἡδονῶν (354 d) ἡδονὰς (354 d) ἡδονῶν (354 e)ἡδονήν (355 a) ἡδονῶν (355 a) ἡδονάς (355 b) ἡδονῆς (355 c) ἡδονῆς (355 c) ἡδονῶν (355 d) ἡδονῇ (356 a) ἡδονῇ (356 a) ἡδονῆς (357 a) ἡδονῆς (357 c) ἡδονὴν (357 c) ἡδονῆς (357 c) ἡδονῶν (357 d) ἡδονῆς (357 e) Les travaux sur la question heacutedoniste dans les pages concerneacutees sont nombreux cf Protagoras laquo Introduction raquo p 49 ndeg 2
4 Voir 352 e 353 a c 354 e 355 b d 357 c 358 c et 359 d
95
vers quoi vont les courageux1
Si cest la science qui inspire confance agrave ceux qui sont courageux ce nest
eacutevidemment pas la science qui inspire confance agrave ceux qui sont lacircches mais cest
lignorance Or la science et lignorance ne sont pas les mecircmes choses Ainsi la
question se pose que deacutesignent laquo les mecircmes choses raquo dans la reacuteplique de Socrate
En effet les gens courageux ont le plaisir decirctre courageux et la peine decirctre lacircches
par contre les gens lacircches ont la peine decirctre courageux et le plaisir decirctre lacircches
Cela eacutetant les lacircches et les courageux vont vers les mecircmes choses agrave savoir vers les
plaisirs car personne ne va volontairement vers la peine Or les plaisirs de lacircme et
les plaisirs du corps sont radicalement diffeacuterents par nature autrement dit le mecircme
terme ἡδονή qui deacutesigne deux sortes de plaisir opposeacutees Ce passage du Gorgias dit
en effet la mecircme chose
Socrate Donc les hommes raisonnables autant que ceux qui ne le sont pas les lacircches comme lescourageux ressentent de la peine et du plaisir Pour les uns comme pour les autres laquo cest pareil agrave peu de chose pregraves raquo mdash comme tu dis mdash mais les lacircches neacuteprouvent-ils pas davantage de peine et de plaisir que les hommes courageux
Calliclegraves Oui en effet
Socrate Mais pourtant ce sont bien les hommes raisonnables les hommes courageux qui sontbons tandis que les ecirctres lacircches et deacuteraisonnables sont mauvais
Calliclegraves Oui
Socrate Les ecirctres bons comme les mauvais ressentent donc laquo agrave peu de chose pregraves raquo la mecircme peine et le mecircme plaisir 2
Le passage du Protagoras et celui du Gorgias semblent montrer quon peut confondre
facilement lacircme et le corps en confondant les deux sortes de plaisir En un mot il est
facile de corrompre une acircme par confusion
II14 Lopposition entre lacircme et le corps
Dans les premiers dialogues mecircme si on peut apercevoir la diffeacuterence entre le corps
et lacircme puisque le corps et lacircme ne deacutesignent pas la mecircme chose lopposition entre
le corps et lacircme nest pas eacutevidente du moins pas explicite cest-agrave-dire fondeacutee sur
une science Cependant dans lAlcibiade le Charmide et le Gorgias cette diffeacuterence
entre lacircme et le corps est par nature visible3
1 Protagoras 359 d ndash e Nous soulignons2 Gorgias 498 b ndash c3 Cf laquo Annexe σῶμα ψυχή raquo ougrave sont eacutenumeacutereacutes les numeacuteros de pages ougrave apparaissent les deux
termes
96
II141 Alcibiade le soi-mecircme et lautre
Degraves le deacutebut du dialogue Socrate annonce une phrase quelque peu eacutenigmatique en
ce qui concerne le corps et lacircme laquo en commenccedilant par le corps et en fnissant par
lacircme raquo1 Mais il faut attendre le paragraphe laquo 117 b raquo pour voir la deuxiegraveme
apparition du terme ψυχή et le paragraphe laquo 126 a raquo pour lire la seconde apparition
du σῶμα sachant que la ψυχή apparaicirct 22 fois et le σῶμα 21 fois dans le dialogue Le
passage suivant semble dire que le soi-mecircme est lacircme et que le corps est lautre
Socrate Lacircme le corps ou les deux ensemble forment un tout (συναμφότερον)
Alcibiade Sans doute
Socrate Mais neacutetions-nous pas convenus que ce qui commande en propre au corps cest lhomme
Alcibiade Nous en eacutetions convenus
Socrate Est-ce donc le corps qui se commande agrave lui-mecircme
Alcibiade Nullement
Socrate Nous avons en effet dit quil est lui-mecircme commandeacute
Alcibiade Oui
Socrate Le corps ne serait donc pas ce qui est rechercheacute
Alcibiade Il ne semble pas non
Socrate Est-ce alors lensemble qui commande au corps et agrave cet ensemble est-il lhomme
Alcibiade Oui peut-ecirctre
Socrate Pas du tout Car si lun des deux composants ne participe pas au commandement il ny a aucun moyen pour que ce soit le composeacute qui commande
Alcibiade Cest exact
Socrate Donc puisque ni le corps ni lensemble nest lhomme je crois quil reste que lhomme nest rien ou bien sil est quelque chose il faut reconnaicirctre que ce ne peut ecirctre rien dautre que lacircme
Alcibiade Parfaitement
Socrate Faut-il maintenant te prouver avec encore plus de clarteacute que lacircme est lhomme
Alcibiade Non par Zeus cela me paraicirct suffsamment prouveacute
Socrate Si je ne lai pas fait avec exactitude mais de maniegravere satisfaisante cela nous sufft Nous lexaminerons avec exactitude lorsque nous aurons trouveacute ce que nous avons agrave linstant laisseacute de cocircteacute agrave cause de lampleur de la recherche
Alcibiade Quoi donc
Socrate Ce dont on parlait tout agrave lheure quil faut dabord rechercher ce que peut ecirctre le soi-mecircme lui-mecircme (αὐτὸ τὸ αὐτό) Or au lieu du soi-mecircme nous avons rechercheacute ce quest chaque soi (νῦν δὲ ἀντὶ τοῦ αὐτοῦ αὐτὸ ἕκαστον ἐσκέμμεθα ὅτι ἐστ) Peut-ecirctre cela
1 Alcibiade 104 a
97
sufft-il car nous pourrions sans doute affrmer quil ny a rien en nous qui ait davantage dautoriteacute que lacircme1
Si cest toujours lacircme qui commande elle reste toujours laquo αὐτὴ ἡ αὐτή raquo Si elle se
laisse commander par le corps cest-agrave-dire par les plaisirs du corps elle devient
autre elle nest plus elle-mecircme puisque le corps est deacutepourvu de llaquo αὐτὸ τὸ αὐτό raquo
II142 Charmide le tout seacutecable et inseacutecable
Ce qui semble le plus diffcile agrave comprendre dans les dialogues platoniciens ce nest
peut-ecirctre pas la Forme (εἴδος ἰδέα) mais le tout (τὸ ὅλον) La question se pose y a-
t-il un tout sans partie tout en dominant les parties tout entiegraveres Sachant quune
telle question ontologique est aussi socratique que platonicienne
Il en va de mecircme Charmide de cette incantation Je lai appris lagrave-bas agrave larmeacutee dun des meacutedecins Thraces qui se reacuteclament de Zalmoxis dont on dit quils rendent immortel Or ce Thrace disait que les meacutedecins grecs avaient raison de tenir le langage que je viens de rappeler agrave linstant mais poursuivit-il Zalmoxis notre roi qui est un dieu affrme que de mecircme quil ne faut pas entreprendre de soigner les yeux indeacutependamment de la tecircteni la tecircte indeacutependamment du corps de mecircme il ne faut pas non plus entreprendre de soigner le corps indeacutependamment de lacircme et que la raison pour laquelle de nombreuses maladies eacutechappent aux meacutedecins grecs est quils meacuteconnaissent le tout (τοῦ ὅλου) dont il faudrait quils prennent soin car lorsque le tout va mal il est impossible que la partie (τὸ μέρος) se porte bien2
Voici la note de traduction sur le terme laquo τοῦ ὅλου raquo
Aussi curieux et eacutetrange que cela puisse paraicirctre le laquo tout raquo dont est ici question nest pasle corps ni le composeacute de lacircme et du corps mais lacircme seule Le meacutedecin qui se reacuteclame de Zalmoxis approuve certes lapproche laquo holistique raquo preacuteconiseacutee par les bons meacutedecins grecs et que Socrate a deacutecrite en 156 b ndash c mais comme les meacutedecins grecs meacuteconnaissent (ἀγνοοῖεν) la veacuteritable nature du laquo tout raquo leur approche holistique sarrecircte agrave mi-chemin pour ainsi dire puisquelle considegravere agrave tort que le corps est le tout alors que le corps peut et doit lui-mecircme ecirctre traiteacute comme la partie dun tout agrave savoir lacircme Lidentifcation de lacircme au laquo tout raquo est confrmeacutee par la suite du texte [hellip]3
Dans le corpus platonicien lὅλον nest jamais apparu au pluriel parce quil est
inseacutecable alors que le corps en tant que tout (πᾶν) est seacutecable cest pourquoi le πᾶν
apparaicirct plus souvent comme substantif au pluriel laquo τὰ πάντα raquo (le terme met plutocirct
laccent sur les parties) quau singulier (accent sur le tout)4 Le rapport entre τὸ ὅλον
1 Ibid 130 a ndash d2 Charmide 156 d ndash e Agrave propos de Zalmoxis cf laquo Lincantation de Zalmoxis dans le Charmide (156 d ndash
157 c) raquo Plato Euthydemus Lysis Charmides Sankt Augustin Academia Verlag Proceeding of the VSymposium Platonicum (International Plato Studies 13) L Brisson amp TM Robinson (eacuteds) 2000 pp 278 ndash 286
3 Ibid laquo Notes raquo ndeg 34 p 118 ndash 1194 Le substantif au singulier laquo τὸ πᾶν raquo nest preacutesent que dans neuf dialogues Apologie 32 d Banquet
202 e Cratyle 395 c 408 c 412 d Critias 109 a Euthydegraveme 288 e Gorgias 451 b Phegravedre 273 e
98
(le tout et non la totaliteacute) et τὰ μέρη (les parties) nest pas un rapport
denveloppement dappartenance comme cest le cas entre τὸ πᾶν et τὰ μέρη mais
un rapport de pouvoir dorigine lacircme commande au corps comme le Soleil
commande agrave la croissance des choses sur la Terre cependant les choses terrestres ne
font pas partie du Soleil dailleurs laquo lacircme est la source de tous les maux et de tous
les biens raquo (laquo πάντα γὰρ ἔφη ἐκ τῆς ψυχῆς ὡρμῆσθαι καὶ τὰ κακὰ καὶ τὰ
ἀγαθὰ raquo)1 On voit bien que degraves le Charmide Socrate distingue deacutejagrave le tout inseacutecable
(lacircme) et le tout seacutecable (le cops) la question sera poseacutee plus clairement dans le
Theacuteeacutetegravete sous ces termes
Σωκράτης
ὅτι οὗ ἂν ᾖ μέρη τὸ ὅλον ἀνάγκη τὰ πάντα μέρη εἶναι ἢ καὶ τὸ ὅλον ἐκ τῶν μερῶν λέγεις γεγονὸς ἕν τι εἶδος ἕτερον τῶν πάντων μερῶν
Socrate
En ce qui a parties le tout est neacutecessairement la totaliteacute des parties Ou bien ce que tu entends par le tout est-ce encore issue des parties une certaine forme unique diffeacuterente de la totaliteacute des parties 2
Nous lavons deacutejagrave vu dans le Parmeacutenide pour Parmeacutenide le tout sans partie est
impossible En effet le rapport entre lacircme et le corps tel quil est deacutecrit dans le
Charmide ressemble au rapport entre le paradigme et les images dont il est lorigine
les images ne font nullement partie de leur paradigme il nest point non plus la
totaliteacute des images dont il est lorigine Cest la raison pour laquelle au sens
meacutetaphysique du terme ne se pose pas la question de la ressemblance entre le
paradigme et les images dont il est lorigine sauf si on redeacutefnit la notion de
ressemblance qui est diffeacuterente de celle du sensible En effet il est vrai quune photo
de quelquun lui ressemble agrave un certain point mais cette ressemblance ressortit au
mecircme niveau sensible puisquune photo de lui et son apparence physique relegravevent
lune et lautre du sensible Alors que le paradigme tel que nous lentendons dans le
Parmeacutenide et les images dont il est lorigine relegravevent de deux niveaux de reacutealiteacute
contraires Le Lit par exemple tel que Socrate fait entendre dans la premiegravere partie du
livre X de la Reacutepublique ne ressemble agrave aucun lit particulier sauf au niveau
fonctionnel mais dans ce cas-lagrave il ne sagit plus de ressemblance mais de
concordance De mecircme il ny a aucune ressemblance entre un cercle particulier et
leacutequation C = 2πR ougrave C = Circonfeacuterence et R = Rayon du cercle cest parce que plus
Sophiste 242 e 243 e 244 b 244 b 249 d 249 d 250 a 252 a 156 a 175 a183 d183 e 204 b 204 d 204 e 204 e 205 a 205 a Timeacutee 29 d 30 b 36 d 37 d 41 a 41 c 41 d 48 a 53 a 53 b 55 c 62 c 64 c72 b74 a
1 Ibid 156 e2 Theacuteeacutetegravete 204 a Trad par A Diegraves
99
geacuteneacuteralement les matheacutematiques et les choses sensibles matheacutematiquement
structureacutees ne se trouvent pas sur le mecircme niveau de reacutealiteacute
II143 Gorgias le corps mortel et lacircme immortelle
La distinction entre le corps et lacircme dans le Gorgias est eacutevidente la mort nest rien
dautre que la seacuteparation entre le corps et lacircme
Voilagrave ce que jai entendu dire Calliclegraves et je crois que cest vrai La conclusion que je tire de cette histoire est la suivante La mort nest rien dautre me semble-t-il que laseacuteparation de deux choses lacircme et le corps qui se deacutetachent lune de lautre1
Cette seacuteparation signife dune part que le corps (σῶμα) devient cadavre (νεκρός)
cela signife que le corps est mortel dautre part lacircme sera jugeacutee apregraves la mort cela
signife que lacircme nest pas mortelle Notons que cette conclusion explicite est donneacutee
par Socrate elle nest pas explicitement preacutesente dans laquo cette histoire raquo qui preacutecegravede sa
conclusion Voici le point de deacutepart de laquo cette histoire raquo
Or au temps de Cronos et mecircme au commencement du regravegne de Zeus les juges eacutetaient des vivants qui jugeaient dautres vivants et ils prononccedilaient leur jugement le jour mecircmeougrave les hommes devaient mourir2
Pour Zeus un tel jugement ne peut ecirctre juste en raison du fait que laquo la beauteacute de
leurs corps des hommes qui font voir la noblesse de leur origine leurs richesses raquo3
peuvent bien peser dans le jugement laquo cest pourquoi on doit les juger morts Et leur
juge doit ecirctre eacutegalement mort rien quune acircme qui regarde une acircme raquo4 Cela suppose
neacutecessairement que lacircme nest pas morte apregraves la mort des hommes bien que
limmortaliteacute de lacircme ne soit pas prononceacutee ni par Socrate ni dans le mythe
eschatologique agrave la fn du Gorgias Sans doute limmortaliteacute de lacircme est
laboutissement de la penseacutee de la seacuteparation entre lacircme et le corps5 et la forme
intelligible est laboutissement de limmortaliteacute de lacircme Car si lacircme est immortelle
elle voyait neacutecessairement toutes les reacutealiteacutes mortelles et immortelles ainsi la
question se pose comment cela peut-il eacutechapper agrave Socrate de poser la question agrave sa
maniegravere preacutefeacutereacutee quest-ce que la reacutealiteacute immortelle autre que lacircme Nous lavons
vu ce sont les dieux et les formes intelligibles dont leur acircme se nourrit
1 Gorgias 524 b2 Ibid 523 b3 Ibid 523 c4 Ibid 523 e5 Limmortaliteacute de lacircme est explicitement prononceacutee dans le Meacutenon 81 c Pheacutedon 73 a Phegravedre 245 c
Reacutepublique X 608 c ndash d
100
II2 Lacircme comme la fnaliteacute de la connaissance philosophique
LApologie peut se lire comme lintroduction des dialogues platoniciens Lisons ce
passage
Mais vous aussi juges il vous faut ecirctre pleins de confance devant la mort et bien vous mettre dans lesprit une seule veacuteriteacute agrave lexclusion de toute autre agrave savoir quaucun mal ne peut toucher un homme de bien ni pendant sa vie ni apregraves sa mort et que les dieux ne se deacutesinteacuteressent pas de son sort1
Si ce nest de le croire par croyance il est diffcile de comprendre vraiment ce passage
sans jamais lire le Pheacutedon la Reacutepublique et le Phegravedre La veacuteriteacute de la mort est que lacircme
existe encore apregraves la mort ce qui ne signife autre chose que laquo cest un changement
et pour lacircme un changement de domicile qui fait quelle passe dun lieu agrave un
autre raquo2 et elle sera jugeacutee par les dieux cest pourquoi il est neacutecessaire pendant sa
vie humaine dameacuteliorer son acircme3 de rendre son acircme la meilleure possible4 Tout
cela suppose que lacircme est immortelle mais comment une chose immortelle a-t-elle
la possibiliteacute de commettre linjustice
II21 Limmortaliteacute de lacircme
Lapparition du terme laquo immortel (ἀθάνατος) ou immortaliteacute (ἀθανασία) raquo dans les
dialogues platoniciens est tregraves singuliegravere le terme est absent dans les uns tregraves peu
preacutesent dans les autres nombreux mais de faccedilon concentreacutee dans cinq dialogues 5
Nous essayons de comprendre cette singulariteacute agrave travers les quatre dialogues agrave
savoir le Banquet le Pheacutedon le Phegravedre et le la Reacutepublique 6
II211 Deacutesir de limmortaliteacute dans le Banquet
Le Banquet se compose de sept discours dont six parlent de lamour eacutetroitement lieacute au
deacutesir sexuel Mecircme dans celui de Phegravedre certes lamour incite agrave la vertu mais ce
nest pas pour la vertu que Orpheacutee a le courage de mourir cest pour sa femme
Eurydice Pourquoi Platon fait-il prononcer autant de discours concernant le deacutesir
1 Ibid 41 c ndash d2 Apologie 40 c3 Ibid 29 e4 Ibid 30 b5 Apologie 35 a 41 c Banquet 202 d 203 e 206 c e e 207 a d 208 b b b c d d e e 209 d 212 a
Cratyle 417 c Euthydegraveme 289 b b Gorgias 481 a 484 b Lois II 661 b c e IV 713 e 718 e 721b c c V 739 e X 901 d 906 a XII 959 b 967 d Meacutenexegravene 247 d Meacutenon 81 b c 86 b Pheacutedon 73 a 79d 80 b d 81 a 86 b 88 b 95 c c d e 100 b 105 e e e 106 b b c c d d e e e e 107 c c 114 d Phegravedre 245 c c e 246 a a b c d 247 b 252 c 258 c 277 a Philegravebe 15 d Politique 270 a 273 e Reacutepublique III 386 d IX 585 c X 608 c d c 611 a 611 a a b e 621 c Timeacutee 41 b c d 42 e 43 a 69 c c 90 c c 92 c Voir les deacutetails lexiques laquo Annexe ἀθάνατος άθανασία raquo
6 Nous analyserons le terme dans le Timeacutee dans la troisiegraveme partie du chapitre
101
sexuel dans ce dialogue Si lhomme a autant de deacutesirs sexuels il doit avoir autant
de deacutesirs pour le savoir Cest en ce sens que le Banquet de Platon a parfaitement
eacuterotiseacute le savoir philosopher cest deacutesirer limmortaliteacute qui est laquo belle en elle-mecircme
simple pure sans meacutelange eacutetrangegravere agrave linfection des chairs humaines des couleurs
et dune foule dautres futiliteacutes mortelles raquo1 cela eacutequivaut agrave dire que toutes les formes
intelligibles sont immortelles Si lon a le deacutesir de sunir agrave la beauteacute du corps dun
autre ecirctre humain on doit en avoir autant pour sunir agrave la beauteacute immortelle de
lacircme cest comme cela que les mortels participent agrave limmortaliteacute
Ne sens-tu pas dit-elle [Diotime] que cest agrave ce moment-lagrave uniquement quand il verra la beauteacute par le moyen de ce qui la rend visible (ὁρῶντι ᾧ ὁρατὸν τὸ καλόν) quil sera en mesure denfanter non point des images de la vertu car ce nest pas une image quil touche mais les reacutealiteacutes veacuteritables car cest la veacuteriteacute quil touche Or sil enfante la vertu veacuteritable et quil la nourrit ne lui appartient-il pas decirctre aimeacute des dieux Et si entre tous les hommes il en est un qui meacuterite de devenir immortel nest-ce pas lui 2
Comment cette beauteacute invisible peut-elle se rendre visible En effet avoir recours au
corps cest avoir recours au visible3 Or philosopher cest-agrave-dire dialoguer laquo par
lacte de raisonnement propre agrave la reacutefexion raquo4 cest avoir recours au visible pour
toucher linvisible En deacutefnitive philosopher cest deacutesirer limmortaliteacute immortaliser
une vie mortelle
II212 Immortaliteacute de lacircme comme solution agrave la mort
Parler de la mort avant de boire la cigueuml pour mourir cest quelque peu dramatique
mais le fait de condamner agrave la mort dun homme devient le commencement de la
philosophie cest quelque peu ironique car laquo Socrate a consacreacute sa vie agrave la recherche
de la vie bonne au point mecircme de la perdre de sorte quil fut non seulement le pegravere
de la philosophie mais aussi son premier et plus ceacutelegravebre martyr raquo5 Cest pourquoi
nous pouvons consideacuterer que la mort est lobjet du Pheacutedon6 La mort rend souvent
1 Banquet 211 d ndash e Voir aussi Phegravedre 247 c les formes intelligibles sont sans couleur sans fgure et intangibles
2 Ibid 212 a3 Voir Pheacutedon 79 a ndash 80 e4 Ibid 79 a5 Dorion Louis-Andreacute Socrate Paris PUF laquo que sais-je raquo ndeg 899 2006 [2004] p 66 Voici la liste des passages ougrave le θάνατος apparaicirct Alcibiade 112 b c 115 b c d e e Apologie [25
fois] 28 c d d e 29 a a a a c d 34 e 36 b 37 a 38 c d 39 a a a b b c 40 d e e 41 c Banquet 179 d Critias 120 d Criton 46 c 52 c Euthyphron 9 c Gorgias 480 d 481 a 486 b 511 c 516 a 522 e 523 d 524 b Lachegraves 195 e Lois III 682 e 698 c V 735 e VI 778 d VII 838 c IX [23 fois] 854c e 855c c 856 c d 863 a 866 c 869 b b c 870 d 871 d 872 a 874 c 874 d e 877 a b c e 881 a d X 904 e 908 e 909 a 910 d XI 914 a 915 c 933 d 937 c 938 c XII 942 a 944 c 946 e 949 c 955 b c c 958 a c Pheacutedon [35 fois] 57 a 58 c c e 63 b 64 b b c c 67 d 68 b d d 71 d 77 d e 81 a 85 a a 86 d 88 a b b 91 a b d 95 d 105 d e e 106 b b e e 107 c Politique 297 e 309 a Protagoras 325 b 325 b c Reacutepublique II 361 d III 386 a b b 387 b 399 b 406 b VI 486 b 492 d VIII 558 a 566 b c
102
tristes les vrais amis joyeux les meacutechants ennemis Surtout la mort fait souvent peur
parce quon ne sait pas ce quest la reacutealiteacute de la mort En effet savoir la mort est
dabord une question ontologique laquo Dabord raquo parce que sans reacutesoudre le problegraveme
ontologique de la mort toute question eacutethique et eacutepisteacutemologique na pas de sens
Ou encore si toutes les choses se rassemblaient sans jamais se diviser la parole dAnaxagore laquo ensemble sont toutes choses raquo aurait vite fait de saccomplir Or de la mecircme faccedilon Ceacutebegraves mon tregraves cher si tout ce qui a part agrave la vie doit mourir et si une fois mort tout ce qui est mort conserve ce mecircme aspect sans jamais revenir agrave la vie nest-ce pas une neacutecessiteacute absolue quagrave la fn tout soit mort et rien ne vive Car si dune part les choses vivantes proviennent dautres choses vivantes et si dautre part les chosesvivantes meurent mdash quel moyen deacuteviter que tout ne soit agrave la fn englouti dans la mort 1
Autrement dit limmortaliteacute de lacircme est une neacutecessiteacute ontologique car sans cela
lecirctre nest pas possible et cest de lagrave que la question eacutethique et eacutepisteacutemologique se
pose En effet la fonction de limmortaliteacute de lacircme est double Dune part elle est
eacutethique laquo les morts sy font juger ainsi bien ceux qui ont veacutecu une existence pleine
de deacutecence et de pieacuteteacute que ceux qui ont veacutecu tout autrement raquo2 et chacun meacuterite son
traitement approprieacute laquo ecirctre jeteacutes au Tartare raquo pour les criminels et les demeures les
plus belles reacuteserveacutes pour ceux qui ont meneacute une vie vertueuse3 Dautre part elle est
eacutepisteacutemologique car limmortaliteacute est coupleacutee avec la reacuteminiscence cest-agrave-dire
chercher et apprendre au fond de lacircme Cest gracircce agrave la reacuteminiscence que les reacutealiteacutes
intelligibles sont connaissables4 Or il ne peut y avoir de reacuteminiscence sans
limmortaliteacute de lacircme
Bien plus Socrate intervint Ceacutebegraves cela va aussi dans le sens de la formule (si elle est vraie ) que tu as lhabitude de reacutepeacuteter que pour nous lacquisition dun savoir (μάθησις) se trouve necirctre rien dautre quune reacuteminiscence (ἀνάμνησις) Dapregraves cette formule il est neacutecessaire je pense que dans un temps anteacuterieur nous ayons appris ce dont nous ressouvenons agrave preacutesent Ce qui aurait impossible si notre acircme nexistait pas en quelque faccedilon avant decirctre entreacutee dans cette forme humaine De sorte que par cette voie aussi lacircme semble ecirctre quelque chose dimmortel (ὥστε καὶ ταύτῃ ἀθάνατον ἡ ψυχή τι ἔοικεν εἶναι)5
Cela admis la reacuteminiscence est la cleacute de lecirctre cest-agrave-dire dune belle existence
humaine puisquelle deacutesigne agrave la fois les reacutealiteacutes veacuteritables jadis contempleacutees et le
fait de sy assimiler cest-agrave-dire de se les remeacutemorer Cela eacutetant le fait de sassimiler
au Bien est une question eacutepisteacutemologique et non une question pratique
X 609 d 610 c 615 b 620 a Theacuteeacutetegravete 142 c 176 d Timeacutee 41 b 81 e e 84 c1 Pheacutedon 72 c ndash d2 Ibid 113 d3 Voir 113 d ndash 114 c4 Le substantif ἀνάμνησις apparaicirct 11 fois dans le Pheacutedon 72 e 73 b c d e 74 a d 76 a 91 e 92 c d5 Ibid 72 e ndash 73 a
103
II213 Limmortaliteacute de lacircme comme principe de lecirctre
Le Phegravedre commence par parler de lamour ensuite de lacircme puis de la rheacutetorique et
fnalement de leacutecriture La question se pose quel est le rapport entre limmortaliteacute
de lacircme et les trois autres thegravemes (amour rheacutetorique et eacutecriture) Nous lisons
dabord ce passage
Toute acircme est immortelle En effet ce qui se meut toujours est immortel Or pour lecirctre qui en meut un autre et qui est mucirc par autre chose la cessation du mouvement eacutequivautagrave la cessation de la vie Seul lecirctre qui se meut lui-mecircme puisquil ne fait pas deacutefaut agrave lui-mecircme ne cesse jamais decirctre mucirc mieux encore il est source et principe de mouvement pour tout ce qui est mucirc1
laquo Comment parler pourquoi eacutecrire raquo2 De mecircme pour lamour comment et
pourquoi aimer En effet laquo la cessation du mouvement eacutequivaut agrave la cassation de la
vie raquo La mort annonce la fn de la vie cela eacutetant tout ce qui est mortel ne doit pas
faire les objets de lamour de la parole et de leacutecriture car la nature de lacircme est
immortelle Ainsi dans la vie lamour la parole et leacutecriture doivent sinteacuteresser aux
choses qui sapparentent agrave limmortaliteacute cest-agrave-dire aux reacutealiteacutes veacuteritables Puisque
lacircme elle-mecircme est immortelle il est par conseacutequent senseacute quelle soit amie des
choses immortelles Mais si lacircme est immortelle elle laquo est neacutecessairement
incorruptible raquo3 pourquoi faut-il se montrer critique agrave leacutegard des corrupteurs que
sont les sophistes les rheacuteteurs et les poegravetes Comment se fait-il que lacircme immortelle
soit corruptible En veacuteriteacute ce nest pas limmortaliteacute de lacircme qui est corruptible
mais cest lacircme incarneacutee dans une vie mortelle dougrave la neacutecessiteacute de concevoir la
structure fonctionnelle de lacircme pour comprendre comment lacircme humaine est
corruptible
II22 La structure de lacircme
La tripartition fonctionnelle de lacircme est explicite dans le Phegravedre et la Reacutepublique4
mais les termes employeacutes pour nommer les trois fonctions sont un peu diffeacuterents
dans la Reacutepublique elles sont laquo λογιστικόν ou λογισμός raquo laquo θυμοειδές ou θυμός raquo et
laquo ἐπιθυμία raquo5 En revanche les trois termes laquo λογιστικόν θυμοειδές θυμός raquo sont
1 Phegravedre 245 c ndash d2 Phegravedre laquo Introduction raquo p 133 Ibid 245 d4 Nous reparlerons des trois parties de lacircme du Timeacutee agrave la troisiegraveme partie laquo Lacircme du monde comme
lorigine de lunivers raquo5 laquo Lusage du terme λογιστικόν pour deacutesigner la partie rationnelle de lacircme humaine nest pas
platonicien mais stoiumlcien raquo(Cf Luc Brisson Diogegravene Laeumlce Vies et doctrines des philosophes illustres note ndeg 5 p 439) Par ailleurs bien que le terme λογιστικόν ne soit pas tregraves freacutequent dans les dialogues platoniciens cependant on le trouve concentreacute dans la Reacutepublique voici la liste des
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absents dans le Phegravedre ougrave la tripartition fonctionnelle de lacircme est deacutecrite de maniegravere
meacutetaphorique agrave savoir lacircme repreacutesenteacutee laquo comme une puissance composeacutee par
nature dun attelage aileacute et dun cocher raquo1
II221 Lattelage aileacute dans le Phegravedre
Dans le Phegravedre la nature de la structure fonctionnelle de lacircme des dieux est quelque
peu diffeacuterente de celle de lacircme humaine Voici la premiegravere description de cette
structure de lacircme
Il faut donc se repreacutesenter lacircme comme une puissance composeacutee par nature dun attelage aileacute et dun cocher Cela eacutetant chez les dieux les chevaux et les cochers sont tous bons et de bonne race alors que pour le reste de vivants il y a un meacutelange Chez nous mdash premier point mdash celui qui commande (ἄρχων) est le cocher dun eacutequipage apparieacute deces deux chevaux mdash second point mdash lun est beau et bon pour celui qui commande et dune race bonne et belle alors que lautre est le contraire et dune race contraire Degraves lors dans notre cas cest quelque chose de diffcile et dingrat que decirctre cocher2
Le cocher le bon cheval et le mauvais cheval mais agrave quoi correspondent chacuns de
ces trois termes En fait un peu plus loin nous avons cette phrase
ζῷον τὸ σύμπαν ἐκλήθη ψυχὴ καὶ σῶμα παγέν θνητόν τ᾽ ἔσχεν ἐπωνυμίαν3
Ce quon appelle laquo vivant raquo cest cet ensemble une acircme et un corps fxeacute agrave elle ensemble qui a reccedilu le nom de laquo mortel raquo
Le corps est par nature une uniteacute deacutesirante qui est deacutepourvue de la raison cest
pourquoi ce dernier est appeleacute agrave gouverner le corps animeacute4 En fait lacircme humaine
dans son eacutetat dincarnation peut avoir deux eacutetats 1 en se deacuteliant du corps lacircme se
trouve dans son eacutetat propre tout en eacutetant fxeacutee au corps5 ainsi cest lacircme qui
passages des dialogues ougrave il apparaicirct Charmide 165 e 166 a a 174 b Euthydegraveme 290 c Gorgias 450 d 451 b c c Hippias mineur 366 c d 367 c Lois III 689 c Philegravebe 56 e Politique 259 e e 260 a Reacutepublique I 340 d IV 439 d 440 e e e 441 a a e 442 c VII 525 a b c 526 b VIII 550 b 553 d IX 571 c d 580 d 587 d X 602 e 605 b Theacuteeacutetegravete 145 a Timeacutee 37 c
1 Phegravedre 246 a2 Ibid 246 a ndash b3 Ibid 246 c4 laquo Socrate mdash Il ne le pourrait en aucune faccedilon Mais si quelque chose manque encore agrave notre
meacutelange cest agrave toi et agrave Philegravebe de le dire Car pour ma part je crois que notre raisonnement (λόγος) est acheveacute comme une sorte dordre incorporel (κόσμος τις ἀσώματος) agrave gouverner (ἄρξων) comme il convient un corps animeacute raquo(Philegravebe 64 b Il faut distinguer entre laquo κόσμος raquo et laquo κόσμος τις ἀσώματος raquo car le κόσμος est un corps laquo Conccedilois donc la mecircme chose agrave propos de ce que nous appelons le monde (κόσμον) il sera eacutegalement un corps (σῶμα) puisquil estconstitueacute des mecircmes eacuteleacutements raquo (Philegravebe 29 e Les mecircmes eacuteleacutements deacutesignent le feu leau lair et la terre cf 29 a) Cf eacutegalement Brisson Luc laquo Le discours comme univers lunivers comme discours raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 209 ndash 218
5 laquo Dans le texte consideacutereacute [Phegravedre 248 a ndash c] Platon distingue trois cateacutegories 1deg les acircmes qui voient lensemble des Formes mais pour peu de temps 2deg les acircmes qui nen voient quune partie 3deg les acircmes qui se contentent de lopinion parce quelles nont rien vu raquo (Brison Luc laquo Le corps animal comme signe de la valeur dune acircme chez Platon raquo Lanimal dans lantiquiteacute Paris Vrin B Cassin amp J-L Labarriegravere (eacuteds) sous la direction de Gilbert Romeyer Dherbey 1997 pp 227 ndash 245 p 230)
105
commande au corps 2 en se liant davec le corps lacircme se met dans un eacutetat
desclave du corps Cest la reacuteminiscence qui fait la diffeacuterence entre ces deux eacutetats
Il faut en effet que lhomme arrive agrave saisir ce quon appelle laquo les formes intelligibles raquo en allant dune pluraliteacute de sensations vers luniteacute quon embrasse au terme dun raisonnement (λογισμῷ) Or il sagit lagrave dune reacuteminiscence (ἀνάμνησις) des reacutealiteacutes jadis contempleacutees par notre acircme quand elle accompagnait le dieu dans son peacuteriple quand elleregardait de haut ce que agrave preacutesent nous appelons laquo ecirctre raquo et quelle levait la tecircte pour contempler ce qui est reacuteellement1
Dans son eacutetat propre lacircme contemple directement les formes intelligibles mais dans
son eacutetat dincarnation elle ne peut les contempler que par le moyen de la
reacuteminiscence Ainsi nous avons trois termes qui correspondent respectivement au
cocher qui gouverne par la raison au bon cheval qui obeacuteit agrave la raison et au mauvais
cheval qui obeacuteit non pas agrave la raison mais agrave lopinion De sorte que celui qui nest pas
capable de se gouverner par la raison possegravede deux chevaux mauvais et par
conseacutequent apregraves la mort son acircme naura pas doccasion de contempler les reacutealiteacutes
veacuteritables puisquelle est deacutepourvue de qualiteacute pour laquo accompagner le dieu dans son
peacuteriple raquo Cela admis mecircme si lattelage aileacute semble meacutetaphorique il nest pas moins
fonctionnel En effet pour lacircme humaine la fonction du cocher est immortelle
mecircme sil peut bien sagir dun mauvais cocher2 les deux chevaux sont
fonctionnellement mortels
II222 La tripartition fonctionnelle dans la Reacutepublique
Dans le Phegravedre la question de lacircme ne semble pas politique mais ontologique qui
permet de diviser les acircmes humaines en neuf cateacutegories selon la distance quelles ont
avec ces deux extreacutemiteacutes plus elle est proche de lintelligible plus son rang est
eacuteleveacutee dans le cas contraire son rang est abaisseacute On voit bien que dans le Phegravedre la
plupart des temps lacircme dont Socrate parle ne se trouve pas dans son incarnation
Tandis que dans la Reacutepublique la question de lacircme est politique et eacutethique lacircme
humaine est apparenteacutee agrave la citeacute ougrave se distinguent les trois groupes fonctionnels agrave
savoir le groupe des producteurs celui des guerriers et celui des philosophes3
Politique car il sagit de lorganisation de la citeacute en trois groupes fonctionnels
Eacutethique parce que ecirctre juste avant tout cest que chacun accomplit sa tacircche propre
1 Phegravedre 249 b ndash c Ici lἀνάμνησις est la seule apparition dans le dialogue2 Comment une mauvaise chose peut-elle ecirctre immortelle En effet quand lacircme se trouve dans
leacutetat pur ougrave elle se seacutepare du corps la fonction rationnelle de lacircme retrouve son eacutetat dintellect cest dans son eacutetat dincarnation que sa fonction rationnelle peut fonctionner mal
3 Cf Brisson Luc laquo Les poegravetes responsables de la deacutecheacuteance de la citeacute raquo Eacutetudes sur la Reacutepublique de Platon 1 De la justice Paris Vrin Sous la direction de Monique Dixsaut 2005 pp 25 ndash 41
106
et seulement sa tacircche propre dans la citeacute Cest dans cette perspective que la
tripartition fonctionnelle de lacircme humaine est eacutelaboreacutee
Socrate Nous naurions donc pas tort repris-je de soutenir quil sagit de deux principes et quils diffegraverent lun de lautre lun celui par lequel lacircme raisonne (λογίζεται) nous le nommerons le principe rationnel (λογιστικόν) de lacircme lautre celui par lequel elle aime a faim a soif et qui lexcite de tous les deacutesirs (ἐπιθυμίας) celui-lagrave nous lenommerons le principe deacutepourvu de raison et deacutesirant (ἀλόγιστόν τε καὶ ἐπιθυμητικόν) lui qui accompagne un ensemble de satisfaction et de plaisir
Glaucon Non nous naurions pas tort de penser de cette maniegravere
Socrate Par conseacutequent repris-je distinguons ces deux espegraveces qui se trouvent dans lacircme Mais pour ce qui est du cœur (τοῦ θυμοῦ) cette espegravece par laquelle nous nous emportonssagit-il dune troisiegraveme espegravece ou alors de quelle espegravece parmi les deux premiegraveres est-elle la plus parente par nature 1
Un peu plus loin cette troisiegraveme espegravece dans lacircme τὸ θυμοειδές a pour fonction
naturelle laquo decirctre un auxiliaire du principe rationnel raquo2 cela eacutetant τὸ θυμοειδές nest
pas irrationnel mais se trouve entre le λογιστικός et lἐπιθυμία un tel naturel est
tout agrave fait pertinent pour les acircmes des guerriers En effet la citeacute exige
fonctionnellement deux vertus aux producteurs agrave savoir la justice et la modeacuteration
Par la justice ils ne doivent pas envisager autre meacutetier que decirctre producteurs et par
la modeacuteration ils ne doivent pas produire plus que lon ne leur demande En dautres
termes ecirctre fonctionnellement juste et modeacutereacute pour les producteurs cest ecirctre
docilement dirigeacute dans la mesure ougrave la citeacute elle-mecircme est juste cest-agrave-dire dirigeacutee
par les philosophes ou plus pertinemment par la science (ἐπιστήμη) En revanche
pour les guerriers les choses se compliquent car dans une bataille par exemple ils
doivent ecirctre non seulement capables dobeacuteir aux ordres mais aussi et surtout
capables de juger la situation qui deacutepasse les ordres de distinguer entre laquo ce quil
faut redouter et ce quil ne faut pas craindre raquo3 cest pourquoi le courage est
indispensable pour les guerriers Mais agrave la diffeacuterence de la justice et de la modeacuteration
qui consistent agrave obeacuteir docilement agrave ce que la tacircche propre exige (sur le plan eacutethique
ecirctre juste et modeacutereacute na pas vraiment besoin de reacutefexion lobeacuteissance sufft mais sur
le plan professionnel il est neacutecessaire de reacutefeacutechir pour exceller dans la tacircche propre)
le courage exige le raisonnement et la sagesse (σοφία) lintellection
1 Reacutepublique IV 439 d ndash e2 Ibid 441 a3 Ibid 433 c
107
II23 Communication entre le sensible et lintelligible
Voici la structure de la communication entre les deux mondes sensible et intelligible
reacutealiteacutes
intelligibles
acircme
immortelle
ecirctre humain
reacutealiteacutes
sensiblesau niveau de lacircme au niveau du corps
intellect reacuteminiscence raisonnement meacutemoire sensation
La sensation est linterface entre le monde sensible et la meacutemoire qui est linterface
entre la meacutemoire et la faculteacute de raisonnement de mecircme que la reacuteminiscence est une
interface lintellect eacutegalement Le tableau montre les cinq termes qui constituent la
structure de la communication entre le sensible et lintelligible agrave savoir lintellect
(νοῦς) la reacuteminiscence (ἀνάμνησις) le raisonnement (διάνοια) la meacutemoire (μνήμη)
et la sensation (αἴσθησις)
bull Intellect
Dans ce passage du livre VI de la Reacutepublique lintellect est deacutefni comme la faculteacute de
lacircme agrave voir les reacutealiteacutes intelligibles cest-agrave-dire les Formes
Σωκράτης
οὕτω τοίνυν καὶ τὸ τῆς ψυχῆς ὧδε νόει ὅταν μὲν οὗ καταλάμπει ἀλήθειά τε καὶτὸ ὄν εἰς τοῦτο ἀπερείσηται ἐνόησέν τε καὶ ἔγνω αὐτὸ καὶ νοῦν ἔχειν φαίνεται ὅταν δὲ εἰς τὸ τῷ σκότῳ κεκραμένον τὸ γιγνόμενόν τε καὶ ἀπολλύμενον δοξάζει τε καὶ ἀμβλυώττει ἄνω καὶ κάτω τὰς δόξας μεταβάλλον καὶ ἔοικεν αὖ νοῦν οὐκ ἔχοντι1
Socrate
Conccedilois donc maintenant quil en est de mecircme pour la vision de lacircme Lorsquelle se tourne vers ce que laveacuteriteacute et lecirctre illuminent alors elle le pense elle le connaicirct et elle semble posseacuteder lintellect Lorsquelle se tourne cependant vers ce qui est mecircleacute dobscuriteacute sur ce qui devient et se corrompt alors elle a des opinions dans lesquelles elle sembrouille en les revirant en tous sens et on dirait quelle est alors deacutepourvue dintellect
Les reacutealiteacutes intelligibles illuminent comme le soleil rayonne Si lacircme ne les voit pas
cest parce quon est dans lobscuriteacute comme les hommes enchaicircneacutes se trouvant au
fond de la caverne Or le fait dilluminer de rayonner cest eacuteclairer cest la clarteacute
Cela admis quand un esprit est incapable ou beaucoup moins capable de clarteacute cest
que lintellect cest-agrave-dire la vision de lacircme ne fonctionne pas ou pas correctement
bull Reacuteminiscence
Dans le Meacutenon la reacuteminiscence est clairement deacutefnie comme le fait de chercher et le
1 Ibid VI 508 d
108
fait dapprendre ce que lacircme voit avant de simplanter dans un corps1 Ainsi laquo la
reacuteminiscence est distincte de la deacutecouverte qui reacutesulte de leacuteducation et de
lapprentissage raquo2 cela eacutetant la reacuteminiscence nest pas une acquisition dun savoir
fondeacutee sur le modegravele laquo maicirctre-eacutelegraveve raquo En effet le modegravele laquo maicirctre-eacutelegraveve raquo deacutepend en
partie du corps (les organes des sens par exemple) mais aussi de certaines conditions
mateacuterielles Par contre la reacuteminiscence est entiegraverement indeacutependante du corps
Socrate Lorsque lacircme au mieux quelle le peut parvient agrave saisir indeacutependamment du corps et par elle-mecircme ce dont elle a jadis pacircti conjointement avec le corps ne dit-on pas nest-ce pas quelle a une reacuteminiscence 3
En reacutealiteacute la reacuteminiscence est synonyme de lintellect puisquelle signife
lintellection
bull Raisonnement ou penseacutee
Les choses les plus approprieacutees pour deacutesigner le raisonnement (διάνοια) sont les
matheacutematiques
Glaucon Tu appelles donc penseacutee (διάνοια) me semble-t-il et non intellect lexercice habituel des geacuteomeacutetries et des praticiens de disciplines connexes puisque la penseacutee est quelque chose dintermeacutediaire entre lopinion et lintellect
Socrate Mais tu me suis parfaitement repris-je4
Les matheacutematiques sont infeacuterieures agrave lintellect pour une raison simple elles sont
incapables de dire ce quest le Bien dindiquer ce que sont les maux deacutevaluer la
morale dempecirccher le mauvais usage des biens particuliers de convaincre les gens
de ne pas commettre linjustice deacuteduquer les gens de ne jamais causer du tort agrave qui
que ce soit En dautres termes les matheacutematiques en tant que telles ne sont pas
bonnes en soi ce sont des biens speacutecifques Cependant elles sont utiles pour former
la rigueur dont la philosophie a besoin dans ses argumentations5 et pour aider agrave
mieux comprendre lunivers dont la totaliteacute ordonneacutee toujours en mouvement de
maniegravere harmonieuse constitue une inspiration politique Mais sur le plan politique
et eacutethique les matheacutematiques permettent dapprendre agrave former une habitude de
lobeacuteissance aux lois puisque les matheacutematiques sont les lois auxquelles lunivers
1 Voir Meacutenon 81 c ndash d2 Dictionnaire Platon Ellipses 2007 p 1313 Philegravebe 34 b4 Reacutepublique VI 511 d5 Le Timeacutee est le dialogue le plus matheacutematique parmi les dialogues platoniciens mais ce nest pas
pour autant que le discours de Timeacutee est le plus rigoureux dans largumentation philosophique car la fabrication de lacircme du monde pose un grand problegraveme ontologique nous en parlerons sous peu dans la section laquo II 3 Lorigine de lunivers dans le Timeacutee raquo
109
obeacuteit dougrave limportance des matheacutematiques dans leacuteducation dans la citeacute il semble
que cest sous cet angle que Socrate parle delles dans la Reacutepublique
bull Meacutemoire et sensation
Dans le Philegravebe la meacutemoire est deacutefnie comme laquo sauvegarde de la sensation raquo
Socrate Mon opinion est alors quon sexprimerait droitement en nommant la meacutemoire laquo sauvegarde de la sensation raquo1
Ainsi la meacutemoire signife agrave la fois la faculteacute de sauvegarder et son objet sauvegardeacute
cest gracircce agrave la meacutemoire que la sensation peut ecirctre transmise agrave lacircme
La sensation est affaire de communication Ce qui est communiqueacute cest la proprieacuteteacute que manifeste un objet par lintermeacutediaire dun mouvement qui trouve sa source agrave lexteacuterieurEt la transmission de ce mouvement se fait de faccedilon meacutecanique de partie en partie par une circulation agrave travers le vivant en son entier corps et acircme En effet le destinataire fnal de ce processus de transmission est la partie rationnelle de lacircme2
Bien que la sensation soit eacutetroitement lieacutee au corps elle nen est pas moins une
fonction de lacircme car la chose deacutepourvue de lacircme ne peut avoir la sensation cette
fonction permet agrave lacircme de remonter du sensible jusquagrave lintelligible par la sensation
puisque le sensible participe agrave lintelligible
II3 Lorigine de lunivers dans le Timeacutee
laquo L e Timeacutee devait avec le Critias et Hermocrate faire partie dune trilogie deacutecrivant
lorigine de lunivers celle de lhomme et celle de la socieacuteteacute raquo3 Y a-t-il vraiment une
origine de lunivers Notre position est que lunivers en tant que la totaliteacute du monde
sensible ordonneacute na ni commencement ni fn Si ceacutetat le cas pour quelle raison
existerait-il des formes intelligibles avant la naissance de lunivers Si ceacutetait
vraiment le cas il nexisterait pas le contraire de lintelligible avant la naissance de
lunivers cela semble inimaginable pour Socrate Mais cette position ne remet pas en
cause le fait que lunivers soit perpeacutetuellement en mouvement et en devenir et par
conseacutequent tout ce qui se trouve dans lunivers a un commencement et une fn En
effet supposons quil existe une origine de lunivers comme ce que preacutetend lexposeacute
de Timeacutee dans le dialogue qui porte son nom agrave savoir que cest le deacutemiurge qui a
fabriqueacute lunivers (son acircme et son corps) en regardant les formes intelligibles pour
1 Philegravebe 34 a2 Brisson Luc laquo Perception sensible et raison dans le Timeacutee raquo Interpreting the Timaeus mdash Critias
Proceeding of the IV Symposium Platonicum Selected Papers Tomaacutes Calvo and Luc Brisson (eacuteds) Sankt Augustin Academia Verlag 1997 pp 307 ndash 316 p 311
3 Timeacutee laquo Introduction raquo p 9
110
assurer la ressemblance entre lunivers et son modegravele1 Notons que le corps de
lunivers a eacuteteacute fabriqueacute agrave partir de quatre eacuteleacutements (le feu la terre leau et lair) 2 et il
contient en totaliteacute3 Cela eacutetant les quatre eacuteleacutements existent neacutecessairement avant la
formation de lunivers cest-agrave-dire avant sa fabrication par le deacutemiurge 1 Agrave
commencement aucun corps ceacuteleste nexistait4 ainsi la question se pose ougrave et
comment eacutetait laquo stockeacutee raquo la totaliteacute des quatre eacuteleacutements Sils se trouvaient sous une
forme deacutenergie pure il aurait fallu que le deacutemurge la transforme en quatre eacuteleacutements
distincts sous forme sensible avant de les utiliser pour fabriquer le corps de lunivers
Dans ces conditions le deacutemurge est lorigine de lunivers dans la mesure ougrave il peut
reacutesoudre le point suivant 2 Les quatre eacuteleacutements signifent deacutesordre puisquils sont
deacutepourvus de toute forme de toute limite et de tout ordre cela eacutetant avant quils
prennent la forme du corps de lunivers ils se trouvent dans leur eacutetat pur de
deacutesordre cela signife que le deacutesordre a le mecircme statut que la Forme autrement dit
le deacutesordre est bel et bien un ecirctre en soi et par soi tout en restant toujours le mecircme agrave
savoir le deacutesordre jusquagrave ce que le deacutemiurge le transforme en quatre eacuteleacutements
sensibles Comment ces deux choses contraires (la Forme et le deacutesordre pur)
pourraient-elles avoir la mecircme nature et ainsi le mecircme statut
Reste agrave savoir laquo agrave quelles conditions le monde sensible peut-il devenir connaissable
Voila la question agrave laquelle cherche agrave reacutepondre Platon dans le Timeacutee raquo5 Si nous
admettons le premier point que nous venons dexposer tant que nous ne savons pas
comment une eacutenergie pure de deacutesordre se transforme en la totaliteacute des quatre
eacuteleacutements sensibles le sensible reste diffcilement connaissable car les proprieacuteteacutes des
quatre eacuteleacutements devraient se former pendant cette transformation Or dans le Timeacutee
il ny a rien sur la formation mecircme des quatre eacuteleacutements ni sur leur origine mecircme En
revanche si lunivers ne connaicirct ni commencement ni fn il est perpeacutetuellement en
mouvement en devenir dun eacutetat cosmologique en un autre eacutetat sans changer sa
nature dordre (de κόσμος) alors le sensible est tout agrave fait connaissable en raison du
fait que les quatre eacuteleacutements ne sont pas le reacutesultat dune transformation de nature ils
sont tels quils sont dans lunivers Cela eacutetant il sufft deacutetudier ces quatre eacuteleacutements
mecircmes pour connaicirctre leurs proprieacuteteacutes En revanche dans le cas ougrave les quatre
1 Voir Timeacutee 28 a ndash b 29 a2 Ibid 31 b ndash 33 a3 Ibid 32 c ndash 33 b4 Supposons que le ciel existe mais pas lespace-temps puisque lunivers est caracteacuteriseacute par lespace-
temps Ainsi on a bonne raison de supposer que le ciel avant la naissance de lunivers est totalement vide
5 Timeacutee laquo Introduction raquo p 14
111
eacuteleacutements connaissent leur origine il faut non seulement eacutetudier les quatre eacuteleacutements
mecircmes mais aussi et surtout leur origine afn de connaicirctre leur proprieacuteteacute ce qui est
impossible scientifquement si lon ne recourt pas agrave la mythologie De mecircme pour
lunivers il est connaissable sil na ni commencement ni fn car dans ces conditions
sa nature ne peut ecirctre forgeacutee que par la science mais inconnaissable si lhypothegravese
dexistence dune origine de lunivers est admise car dans ce cas-lagrave il faut chercher
aussi et surtout agrave connaicirctre la volonteacute du pegravere de lunivers puisquil sagit de
connaicirctre lorigine de lunivers or ce pegravere est inconnaissable par la science
II31 Le deacutemiurge et lunivers
Pour quoi le deacutemiurge fabrique-t-il lunivers Voici la reacuteponse laquo deacutepourvu de
jalousie il [le deacutemiurge] souhaita que toutes choses devinssent le plus possible
semblables agrave lui raquo1 Cest quelque peu paradoxal et mecircme contradictoire car
pourquoi fabriqua-t-il lunivers qui est synonyme de devenir alors quil est lui-mecircme
toujours le mecircme identique agrave lui-mecircme Eh bien pour que le sensible lui ressemble
Creacuteer un monde qui lui est infeacuterieur cest pour quil lui ressemble cest plus que la
jalousie cest la source mecircme de la jalousie car il cherchait agrave ecirctre admireacute moins
noble que la rose2
Bien que le deacutemiurge soit capable de fxer ses regard sur les formes intelligibles pour
fabriquer lunivers3 nous devons nous demander si Timeacutee cet illustre italien du sud
posseacutedait vraiment la science de ce qui est cest-agrave-dire des formes intelligibles
Effectivement tous les vivants intelligibles ce vivant les tient enveloppeacutes (περιλαβὸν) en lui-mecircme la mecircme faccedilon que notre monde nous contient nous et toutes les autres creacuteatures visibles4
Agrave noter dans le Timeacutee les deux verbes περιλαμβάνειν et περιέχειν sont
synonymes puisque un peu plus loin Timeacutee dit ceci laquo En effet ce qui enveloppe
(περιέχον) tout ce quil y a de vivants intelligibles ne saurait jamais venir apregraves un
autre au second rang raquo5 Envelopper nous lavons vu dans le chapitre preacuteceacutedent cest
une conception parmeacutenidienne cest-agrave-dire sensible de la participation du monde
sensible au monde intelligible participer cest envelopper6 Timeacutee et Parmeacutenide
1 Ibid 29 e2 laquo La rose est sans pourquoi feurit parce quelle feurit Na souci delle mecircme ne deacutesire ecirctre vue raquo
(un poegraveme latin citeacute par M Heidegger dans son livre Le principe de raison Paris Gallimard Tel2013 p 107)
3 Voir Timeacutee 28 d ndash 29 a4 Timeacutee 30 c5 Ibid 31 a6 Voir particuliegraverement Parmeacutenide 138 a ndash b
112
confondent les deux choses ce qui est et la connaissance de ce qui est Nous
pouvons posseacuteder une connaissance de ce qui est mais pas ce qui est Cela est
dautant plus eacutetonnant que ce sont presque exclusivement Parmeacutenide et Timeacutee qui
emploient ces deux verbes1 Cela montre agrave tel point la coheacutesion de lensemble des
œuvres de Platon est forte le mecircme esprit emploie des mecircmes mots
Le deacutemiurge laquo souhaitait en premier lieu que le monde fucirct avant tout un vivant
parfait (τέλεον) constitueacute de parties parfaites (τελέων) raquo2 Contradiction comment
laquo un monde visible et tangible raquo qui repreacutesente le devenir peut-il ecirctre parfait
Comment le feu leau lair et la terre qui sont eux-mecircmes deacutepourvus dintellect
peuvent-ils ecirctre parfaits Si le monde et ses parties sont tous parfaits agrave quoi sert
lintellect que le deacutemiurge met dans lacircme du monde 3 Pour Timeacutee ecirctre parfait cest
ecirctre laquo exempt de vieillesse et de maladie raquo4 et non pas exempt de commettre
linjustice Lagrave encore Timeacutee rejoint Parmeacutenide en ce qui concerne lemploi de ladjectif
τέλεος (parfait) qui nest pas associeacute au Bien5 Tandis que pour Socrate le terme est lieacute
au Bien puisque lhomme qui arrive agrave saisir les formes intelligibles devient vraiment
parfait6
laquo En effet celui qui la constitueacute a consideacutereacute que le monde serait bien meilleur sil se
suffsait (αὔταρκες) agrave lui-mecircme plutocirct que sil eacutetait deacutependant de quoi que ce soit raquo7
Comment les vivants dieux ou hommes peuvent-ils se suffre moralement sans les
reacutealiteacutes intelligibles dont lunivers tout entier deacutepend La liste des contradictions des
propos de Timeacutee sur la fabrication de lunivers par le deacutemiurge est longue nous nous
arrecirctons lagrave En effet lunivers est quelque chose de tellement complexe qui deacutepasse
1 Voici la liste de lapparition de ces deux verbes dans le corpus platonicien Critias 118 a (περιέχον) Lois IV 718 c (περιλαβόντα) VIII 837 a (περιλαβὸν) 841 c (περιλαβόντα) XI 927 a (περιέχοντες) Meacutenon 85 a (περιέχουσαι) 87 d (περιέχει) Parmeacutenide [13 fois] 138 a (περιέχοιτο) 138 a (περιέχον) 138 b (περιέχοντι) 138 b (περιέχον) 144 e (περιέχεται) 145 a (περιέχον) 145 c (περιέχεται) 145 c (περιέχεται) 145 c (περιέχοιτο) 150 a (περιέχουσα) 150 a (περιέχουσα) 150 e (περιέχον) 151 b (περιέχοντα) Phegravedre 273 e (περιλαμβάνειν) Politique 282 a (περιλαμβάνειν) 294 b (περιλαβὼν) 305 e (περιλαβόντες) Reacutepublique VIII 546 b (περιλαμβάνει) Sophiste 220 c (περιέχον) 226 e (περιλαβεῖν) 246 a (περιλαμβάνοντε) Theacuteeacutetegravete 148 a (περιλαμβάνει) Timeacutee [9 fois] 25 a (περιέχουσα) 30 c (περιλαβὸν) 31 a (περιέχον) 31 a (περιέχοντι) 33 b (περιέχειν) 56 e (περιλαμβανόμενον) 57 a (περιλαμβανόμενα) 81 c (περιλαμβανόμενα) 92 c (περιέχον)
2 Timeacutee 32 e3 Voir Ibid 31 b4 Ibid 33 a Nous allons voir dans la derniegravere section du chapitre que pour que le ciel soit parfait il
faut introduire dans le ciel les espegraveces mortelles (Voir 41 c)5 Voir Parmeacutenide 136 c 157 e 157 e 162 a 162 b 162 b Timeacutee 27 b 30 d 32 d 32 d 33 a 34 b 34 b 39
d 39 d 39 e 416 Voir Phegravedre 249 b ndash d7 Timeacutee 33 d Cf aussi Timeacutee laquo Notes raquo ndeg 151 p 233 laquo Lideacuteal dαὔταρκες comme capaciteacute morale
autant queacuteconomique de suffre agrave ses besoins est deacutejagrave preacutesent chez Deacutemocrite (DK 68 B 246) raquo
113
de tregraves tregraves loin tout entendement humain que toute hypothegravese consistant agrave lui
attribuer un commencement une naissance venue de nulle part ne peut eacutechapper agrave
de nombreuses contradictions et que seule lhypothegravese consistant agrave reconnaicirctre
limmortaliteacute du monde en tant quunivers sans commencement ni fn peut eacuteviter les
contradictions fagrantes
II32 Lacircme humaine
Lunivers et les dieux que le deacutemiurge creacutea sont en effet laquo ni immortels ni totalement
indissolubles raquo1 cela semble confrmer notre analyse preacuteceacutedente ils ne sont ni bons
ni mauvais comme Eacuteros qui a exactement la mecircme nature agrave savoir ni immortels ni
totalement indissolubles En ce sens les dieux du Timeacutee sont infeacuterieurs aux dieux
dont Socrate parle qui sont tous bons beaux sages immortels puisquils sont
veacuteritablement savants2 Ce sont ces dieux ou les fls du deacutemiurge qui furent chargeacutes
par leur pegravere de faire naicirctre les espegraveces mortelles qui ne sont pas encore neacutees
Eh bien maintenant voici les instructions que je vous donne tenez-en compte Parmi les espegraveces mortelles il en reste trois qui ne sont pas encore neacutees Or si elles ne viennent pas agrave lexistence le ciel ne sera pas parfait Car il naura pas en lui toutes les espegraveces devivants il faut que ces espegraveces mortelles naissent si le ciel doit ecirctre absolument parfait Or sils tenaient de moi leur naissance et leur participation agrave la vie ces ecirctres seraient les eacutegaux des dieux Afn donc que ces ecirctres soient mortels et pour que le tout soit reacuteellement tout appliquez-vous selon votre nature agrave ecirctre les deacutemiurges de ces vivants prenant modegravele sur la puissance que jai deacuteployeacutee pour assurer votre naissance Et en ce qui concerne la partie qui en eux doit porter le mecircme nom que les immortels cette partie quon appelle laquo divine raquo et qui commande chez ceux dentre eux qui ne cessent depratiquer la justice et qui souhaitent vous suivre cette partie que jai semeacutee et que jai pris initiative de faire venir agrave lexistence je vais vous la confer Pour le reste enlacez agrave cette partie immortelle une partie mortelle fabriquez les vivants faites-les naicirctre donnez-leur de la nourriture faites-les croicirctre et quand ils peacuteriront recevez-les de nouveau aupregraves de vous raquo3
Premiegraverement laquo ces ecirctres seraient eacutegaux des dieux raquo il semble que lon nest plus
dans lunivers platonicien en tout cas pas chez le Socrate de Platon On pourrait dire
que dans le Phegravedre lacircme des dieux est en quelque sorte similaire agrave celle des ecirctres
humains la structure de leur acircme est la mecircme un attelage aileacute un cocher avec deux
chevaux4 Simplement chez les dieux les chevaux sont bons et de bonne race ce qui
1 Ibid 41 b2 Voir Apologie 23 a laquo le vrai savant ce soit le dieu raquo Banquet 230 e ndash 204 a laquo Aucun dieu ne tend
vers le savoir ni ne deacutesire devenir savant car il lest raquo Phegravedre 246 d ndash e laquo Or le divin est beau sage bon et possegravede toutes les qualiteacutes de cet ordre raquo
3 Ibid 41 b ndash d4 Voir Phegravedre 246 a ndash b
114
nest pas le cas chez les ecirctres humains en plus lacircme des dieux est aileacutee ce qui nest
pas le cas non plus chez les ecirctres humains pas mecircme chez les philosophes sauf
exception faite pour lhomme qui a aspireacute loyalement au savoir ou qui a aimeacute les jeunes gens pour les faire aspirer au savoir Lorsquelles ont accompli trois reacutevolutions de mille ans chacune les acircmes de cette sorte si elles ont choisi trois fois de suite ce genre de vie se trouvent pour cette raison pourvues dailes et agrave la trois milliegraveme anneacutee ellesseacutechappent1
Enfn le dieu a un corps laquo laile est dune certaine maniegravere la reacutealiteacute corporelle qui
participe le plus au divin raquo cest-agrave-dire agrave limmortaliteacute Cela eacutequivaut agrave dire que laile
nest pas une meacutetaphore mais un corps immortel Au fond on trouve peu de choses
eacutegales entre lacircme des dieux et lacircme des ecirctres humains agrave part la structure
fonctionnelle de lacircme En revanche pour le deacutemiurge cette eacutegaliteacute vient de sa
volonteacute Une telle conception de leacutegaliteacute entre les ecirctres humains et les dieux semble
revenir agrave la tradition mythologique des dieux laquo lacircme des dieux traditionnels est en
tout point similaire agrave celle des des ecirctres humains cest pourquoi les dieux peuvent
ecirctre sujets agrave lagressiviteacute et connaicirctre sentiments et passions raquo2 une telle conception
de dieu nest pas possible pour Socrate
Deuxiegravemement rendre mortels ces ecirctres cest pour rendre le ciel parfait sinon le tout
(τὸ τᾶν) ne serait pas vraiment le tout puisquil manquerait de choses imparfaites
Cest une eacutetonnante conception du parfait qui a besoin de lexistence de choses
imparfaites pour ecirctre parfait Si ces ecirctres neacutetaient pas mortels le ciel ou plutocirct le
deacutemiurge qui le creacutea sennuierait La question se pose ainsi si lon a le pouvoir de
rendre quiconque immortel pourquoi faudrait-il le rendre mortel Eacuteros est tantocirct
immortel cest la volonteacute de sa megravere mortelle Peacutenia il est tantocirct mortel cest parce
que son pegravere Peacuteros un dieu le ft involontairement puisquil laquo se traicircna dans le
jardin de Zeus et appesanti par livresse sy endormit raquo3 On peut aiseacutement constater
que dans les dialogues platoniciens ougrave Socrate est le meneur de jeu le fait decirctre
parfait est volontaire et le fait decirctre imparfait est involontaire
Troisiegravemement laquo faites-les naicirctre donnez-leur de la nourriture faites-les croicirctre et
quand ils peacuteriront recevez-les de nouveau aupregraves de vous raquo Que lon ait eu une vie
juste ou injuste on serait accueilli par le dieu ayant donneacute la vie Cest absolument
bienveillant de la part du deacutemiurge et des dieux agrave leacutegard des mortels et plutocirct
1 Phegravedre 249 a2 Brisson Luc laquo Le corps des dieux raquo Les dieux de Platon Caen Presses Universitaires de Caen 2012
[2003] pp 11 ndash 23 p 193 Banquet 203 b
115
rassurant Par rapport aux dieux de la Reacutepublique du Phegravedre ou du Pheacutedon les dieux
d u Timeacutee sont beaucoup plus sympathiques indulgents et solidaires Par exemple
dans le mythe dEr les dieux sont seacutevegraveres impitoyables mecircme laquo de la vertu
personne nest le maicirctre chacun selon quil lhonorera ou la meacuteprisera en recevra
une part plus ou moins grande La responsabiliteacute appartient agrave celui qui choisit Le
dieu quant agrave lui nest pas responsable raquo1 Pourquoi le dieu est-il si dur Cest parce
que lacircme est immortelle elle est entiegraverement responsable de son immortaliteacute Le
dieu est lagrave pour juger les acircmes des mortels cest sans doute une des fonctions decirctre
dieu
En revanche le deacutemiurge semble beaucoup moins rigoureux car il est le premier agrave
ne pas tenir la promesse laquo ces ecirctres seraient les eacutegaux des dieux raquo
Ainsi parla-t-il puis revenu au crategravere dans lequel il avait auparavant composeacute par un meacutelange de lacircme de lunivers il semploya agrave fondre le reste des ingreacutedients utiliseacutesanteacuterieurement en reacutealisant presque le mecircme meacutelange un meacutelange dont les ingreacutedients neacutetaient plus aussi purs quavant mais qui eacutetait de second et de troisiegraveme ordre Apregraves avoir meacutelangeacute le tout il divisa le meacutelange en autant dacircmes quil y a dastres et il affecta chaque acircme agrave un astre2
Ces ecirctres ne seraient plus eacutegaux des dieux comme si le deacutemiurge maitrisait mal son
sujet cela ressemble quelque peu aux fregraveres Eacutepimeacutetheacutee et Promeacutetheacutee dans le mythe
de Protagoras
II4 Conclusion
Lacircme est luniteacute des dialogues platoniciens (sauf dans la seconde partie du
Parmeacutenide) Sans acircme les dialogues platoniciens nont plus de sens Mais la faccedilon
daborder lacircme est tregraves diffeacuterente selon les diffeacuterentes peacuteriodes
Dans les premiers dialogues le souci principal de Socrate est lacircme des jeunes gens
puisquelle est agrave la fois bonne et mauvaise bonne parce quelle ne sait pas dire ce
quelle ne sait pas dailleurs rarement les enfants mentent mauvaise parce quelle ne
sait pas ce quelle sait comme si elle eacutetait ignorante Par conseacutequent elle est
relativement facile agrave eacuteduquer ou corrompre Cest la raison pour laquelle Socrate fait
des sophistes un adversaire ideacuteal cest-agrave-dire un combat philosophique puisque les
sophistes vendent la mauvaise nourriture de lacircme agrave des gens jeunes
particuliegraverement agrave des jeunes gens ayant un bon naturel futures eacutelites de la citeacute Il
faut dire quagrave cette peacuteriode le but nest pas de savoir ce quest lacircme mais de deacutetruire
1 Reacutepublique X 617 e2 Timeacutee 41 d
116
limage du savoir et du pouvoir des sophistes cest pourquoi dans cette peacuteriode on
nentend pas Socrate parler de la nature de lacircme Par exemple agrave aucun moment
Socrate ny a dit que lacircme est invisible Le mot invisible (ἀόρατος ἀιδής ou le verbe
ὁρῆν sous forme neacutegative)1 pour qualifer une chose invisible est totalement absent
dans les premiers dialogues Mais ce nest pas pour autant que nous nous permettons
de dire que Socrate navait aucune intuition de ce quest lacircme agrave cette eacutepoque Cela
semble trompeur Premiegraverement Socrate passait son temps agrave demander ce quest une
chose concregravete ou abstraite il est impensable quil ne se soit jamais demandeacute ce
quest lacircme inimaginable Deuxiegravemement dans le Charmide Socrate accorde la foi agrave
la penseacutee meacutedicale de Zalmoxis laquo lacircme est la source des tous les maux et des tous
les biens raquo Nous autorisons-nous agrave penser que Socrate accorde la foi agrave Zalmoxis par
la croyance et non pas par le raisonnement Troisiegravemement dans lApologie dans ce
ceacutelegravebre passage il souligne quil passait son temps agrave essayer de rendre lacircme des gens
la meilleure possible sachant bien ceci
Ce nest pas des richesses que vient la vertu mais cest de la vertu que viennent les richesses et tous les autres biens pour les particuliers comme pour lEacutetat2
Gagner des richesses sans que lacircme ne soit vertueuse cest un mal Le bon usage de
toutes les richesses en tant que biens deacutepend de la vertu Lagrave on voit deacutejagrave que Socrate
distingue entre ce qui est propre agrave lacircme la vertu et ce qui est propre agrave la vie
sensible les richesses et les autres biens particuliers
Apregraves les premiers dialogues lacircme nest plus objet de critique mais de
connaissance Dabord lacircme est invisible et immortelle 1 Tout ce qui est est
invisible cest-agrave-dire non sensible cest une neacutecessiteacute ontologique 2 Limmortaliteacute
de lacircme est la neacutecessiteacute agrave fois eacutepisteacutemologique et eacutethique sans cette neacutecessiteacute les
formes intelligibles sont inconnaissables puisquon ne peut connaicirctre quelques
choses quon na jamais vues et avec cette neacutecessiteacute lacircme a toute la raison decirctre
1 Apologie μηδὲν ὁρᾷ (40 d) Cratyle ἀιδὲς (403 a) ἀιδοῦς (404 b) Criton οὐχ ὁρᾷς (45 a) Gorgias ἀιδὲς (493 b) Hippias majeur μηδένα ὁρᾶν (299 a) Lois I ἀόριστον (643 d) XI ἀορίστως (916 e) ἀόριστον (916 e) Parmeacutenide οὐχ ὁρᾷς (136 d) Pheacutedon ἀιδῆ (79 a) ἀιδές (79 a) ἀιδὲς (79 a) ἀιδές (79 b) ἀόρατον (79 b) ἀιδὲς (79 b) ἀιδεῖ (79 b) ἀιδές (80 d) ἀιδῆ (80 d) ἀιδὲς (81 a) ἀιδές (81 b) ἀιδοῦς (81 c) ἀιδές (83 b) ἀόρατον (85 e) ὁρατὸν μηδέποτε (79 a) μὴ ὁρῶν (115 e) Phegravedre οὐχ ὁρᾷς (242 a) οὐχ ὁρᾶται (250 d) Philegravebe οὐχ ὁρᾷς (16 a) Republique III οὐχ ὁρᾷς (404 a) οὐχ ὁρᾷς (408 a) V μὴ ὁρῶντας (479 e) VI ἀόρατα (507 e)VII ἀόρατον (529 b) οὐχ ὁρῶσιν (527 e) VIII οὐχ ὁρᾷς (552 d) μὴν ὁρᾷς (577 c) Sophiste ἀοράτου (246 a) ἀοράτου (246 b) ἀόρατα(247 b) Theacuteeacutetegravete ἀόρατον (155 e) οὐχ ὁρᾶν (163 b) οὐχ ὁρᾷ (164 a) οὐχ ὁρᾷ (164 b) οὐχ ὁρᾷς (165 c) οὐχ ὁρᾷς (165 c) μὴ ὁρᾶν (165 c) οὐχ ὁρῶντες (176 e) μὴ ὁρᾶν (182 e) οὐχ ὁρῶ (205 d) Timeacutee ἀόρατος (36 e) ἀιδίων (37 c) ἀοράτοις (43 a) ἀόρατον (46 d) ἀόρατον (52 a) ἀοράτων (83 d) ἀόρατα (91 d)
2 Apologie 30 b
117
juste puisquelle savait jadis ce quest la justice et la neacutecessiteacute decirctre juste Ensuite la
structure fonctionnelle de lacircme permet de connaicirctre les raisons de la source de tous
les biens (gracircce agrave la fonction rationnelle) et de tous les maux (agrave cause de la fonction
deacutesirante) Enfn la connaissance de lacircme est aussi la connaissance de la citeacute
puisque laquo lindividu et la citeacute sont deux supports identiques qui ne diffegraverent que par
la taille et sur lesquels sont inscrites les mecircmes lettres celles de la justice raquo1
Il faut souligner troisiegravemement que avant le Timeacutee limmortaliteacute de lacircme signife
que celle-ci ne connaicirct ni commencement ni fn elle nest pas une volonteacute de qui que
ce soit elle est une reacutealiteacute qui nest ni une Forme ni sensible mais capable de saisir les
Formes et de comprendre les sensibles En revanche si cette immortaliteacute eacutetait voulue
et fabriqueacutee par un ecirctre supeacuterieur2 cela pose un problegraveme triplement insoluble
Ontologiquement le deacutemiurge serait capable de rendre ce qui nest pas est puisque
avant lintervention du deacutemurge lacircme neacutetait pas Mais dans le cas ougrave lunivers et les
acircmes ne connaissent ni commencement ni fn toutes les reacutealiteacutes existent dans le
monde sensible et dans le monde intelligible existent toujours il ny a rien agrave inventer
simplement agrave deacutecouvrir ainsi il est impossible de rendre ce qui nest pas est
Eacutepisteacutemologiquement nous ne pouvons pas connaicirctre vraiment lacircme du monde des
dieux et des hommes sans connaicirctre le deacutemiurge qui est lorigine mecircme de lunivers
sauf si nous faisons entiegraverement confance agrave lexposeacute de Timeacutee Dans ce cas-lagrave
comment peut-on croire que le deacutemiurge ne change pas davis un jour pour rendre
mortels lunivers et toutes les acircmes Eacutethiquement nous ne sommes pas entiegraverement
responsables ni de linjustice commise ni de la justice faite car les creacuteateurs des ecirctres
humains en ont leur part de responsabiliteacute
1 Pradeau Jean-Franccedilois Platon et la citeacute Paris PUF 2010 [1997] p 61 ndash 622 Certes on peut dire que le deacutemiurge est une fonction et non un individu mais aucune fonction ne
peut fonctionner sans aucune intervention dun ecirctre pourvu dacircme
118
Ch III Lignorance121III1 laquo Moi raquo et laquo moi-mecircme raquo121
III11 Alcibiade et laquo connais-toi toi-mecircme raquo122III111 La technique et lignorance124III112 Le deacutesir et lignorance127III113 Le pouvoir et lignorance127
III12 Protagoras et laquo connais-toi toi-mecircme raquo128III121 laquo Rien de trop raquo et Simonide129III122 laquo Rien de trop raquo et Protagoras130III123 laquo Rien de trop raquo et Eacutepimeacutetheacutee131
III13 Philegravebe et laquo Connais-toi toi-mecircme raquo132III131 Quatre eacuteleacutements et le corps134III132 Le plaisir et le deacutesir134III133 La psychologie135
III2 Connaicirctre138III21 Ion linspiration naturelle nest ni art ni science138
III211 Folie divine138III212 Folie divine et les arts humains140III213 Rhapsode142
III22 Lignorance en terme ontologique144III221 Diffeacuterence entre laquo τὸ μὴ εἶναι raquo et laquo τὸ μὴ ὄν raquo 144III222 Lopinion fausse146III223 Refus de la veacuteriteacute147
III23 Theacuteeacutetegravete148III231 Oubli sensation meacutemoire148III232 Ce qui nest pas149III233 Le totaliteacute sans uniteacute151
III3 Paradoxe socratique deacuteclaration dignorance152III31 Sans compeacutetence particuliegravere152III32 Faux ou vrai savant153III33 Le philosophe est neacutecessairement laquo ignorant raquo154
III4 Conclusion154
119
Ch III Lignorance
Lignorance nest pas le fait de ne rien savoir dailleurs ce nest peut-ecirctre mecircme pas
bien grave de ne pas savoir grand-chose pourvu que lon ne preacutetende pas savoir ce
que lon ne sait pas Lignorance cest simaginer savoir ce que lon ne sait pas en
reacutealiteacute Comment se fait-il que lon puisse savoir ce quon ne sait pas Le fait de
savoir ce que lon ne sait pas nest-il pas une forme de mensonge En effet celui qui
a perdu sa meacutemoire ne peut savoir ce quil dit De mecircme celui qui ne se connaicirct pas
soi-mecircme ne peut savoir si ce quil a dit relegraveve du mensonge ou de la veacuteriteacute car le fait
de se connaicirctre soi-mecircme nest autre chose que la reacuteminiscence cest-agrave-dire la
connaissance de la veacuteriteacute dougrave le sens mecircme du ceacutelegravebre preacutecepte delphique laquo γνῶθι
σαυτόν raquo laquo connais-toi toi-mecircme raquo1 Ce qui est eacutetonnant cest cette forme de
dialogue par laquelle le preacutecepte sexprime toi dis-moi connais-toi toi-mecircme
Socrate nous dira que connaicirctre laquo moi raquo et connaicirctre laquo moi-mecircme raquo sont deux choses
diffeacuterentes Agrave vrai dire le laquo moi raquo cest-agrave-dire un ecirctre humain est moins un objet
philosophique que le laquo moi-mecircme raquo cest-agrave-dire laquo mon acircme raquo car sur les choses qui
appartiennent agrave laquo moi raquo les richesses par exemple on na pas vraiment besoin de
philosophe pour mieux sen preacuteoccuper le fait den perdre par hasard ou par
inattention ou par une autre raison sera une leccedilon effcace puisque la perte des
richesses ou dautres biens particuliers est visiblement sensible alors que la perte des
biens de lacircme est insensible dougrave linstallation facile et durable de lignorance dans
lacircme Voici le plan du chapitre mdash laquo Moi et moi-mecircme raquo mdash laquo Connaicirctre raquo mdash
laquo Paradoxe socratique deacuteclaration dignorance raquo
III1 laquo Moi raquo et laquo moi-mecircme raquo
Si lon considegravere Socrate comme laquo le pegravere de la philosophie raquo2 le commencement de
la philosophie paraicirct bien surprenant Dapregraves lApologie ce commencement fut
deacuteclencheacute par un acte anodin de son ami denfance Cheacutereacutephon (21 a) qui est citeacute dans
lApologie et le Charmide et cest au deacutebut du Gorgias que Platon lui accorde la parole
1 Lexpression est aussi mentionneacutee en Alcibiade 124 a ndash b 129 a 130 e 131 b et 132 e en Protagoras343 b en Charmide 164 b 169 d e en Philegravebe 48 c en Phegravedre 229 e et en Lois XI 923 a La reacuteminiscence et le preacutecepte laquo connais-toi toi-mecircme raquo peuvent ecirctre consideacutereacutes comme synonymes simplement le contexte dusage est diffeacuterent la reacuteminiscence est doctrinale tandis que le preacutecepte delphique est aporeacutetique
2 Cf Louis-Andreacute Dorions Socrate p 3
121
un personnage quelque peu impeacutetueux1 laquo un jour quil seacutetait rendu agrave Delphes il osa
consulter loracle pour lui demander mdash et nallez pas je le reacutepegravete minterrompre par
vos cris citoyens mdash si en fait il pouvait exister quelquun de plus savant que moi
Or la Pythie reacutepondit quil ny avait personne de plus savant raquo2 Notons que le but de
cette consultation nest ni savoir son propre sort ni savoir le sort du peuple mais
savoir le vrai sens du savoir En ce sens on peut dire que Cheacutereacutephon nest pas un
ignorant car du moins il se doutait que Socrate eacutetait un sage et cest la raison pour
laquelle il alla consulter loracle Et cest cette consultation qui donne le premier sens
de la philosophie agrave savoir le fait de savoir le vrai sens du savoir Il sagit de
distinguer le savoir de lignorance
En effet lorsque je fus informeacute de cette reacuteponse je me fs agrave moi-mecircme cette reacutefexion laquo Que peut bien vouloir dire la reacuteponse du dieu et quel en est le sens cacheacute Car jai bien conscience moi (ἐμαυτῷ) de necirctre savant ni peu ni prou Que veut donc dire le dieu quand il affrme que je suis le plus savant (τί οὖν ποτε λέγει φάσκων ἐμὲ σοφώτατον εἶναι) En tout cas il ne peut mentir car cela ne lui est pas permis raquo3
Quand il sagit dune communication inteacuterieure on sadresse agrave soi-mecircme en
employant le pronom reacutefeacutechi laquo ἐμαυτόν raquo qui na pas de rapport au corps Le laquo moi-
mecircme raquo cest laquo mon acircme raquo une acircme sadresse agrave elle-mecircme cette communication
inteacuterieure eacutechappe au corps comme si le corps eacutetait au repos Tandis que dans une
communication exteacuterieure on sadresse agrave autres en employant le pronom personnel
laquo ἐγώ raquo qui a un rapport au corps car lἐγώ deacutesigne un ecirctre humain en tant quunion
dune acircme avec un corps4 Ainsi le fait deacutechapper agrave lignorance cest se connaicirctre
soi-mecircme seacuteloigner du corps distinguer laquo ἐγώ raquo et laquo ἐμαυτόν raquo par le moyen du
dialogue En effet chaque fois quon sadresse agrave autres ou agrave soi-mecircme sans dialogue
cest-agrave-dire sans avoir recours agrave la raison on manque une occasion de se connaicirctre
soi-mecircme car le propre de lacircme cest de raisonner cest chercher et apprendre Cest
pourquoi nous parlons ici de lignorance agrave travers lanalyse du ceacutelegravebre preacutecepte
delphique laquo connais-toi toi-mecircme raquo
III11 Alcibiade et laquo connais-toi toi-mecircme raquo
Nous avons expliqueacute dans le chapitre preacuteceacutedent ces trois choses lacircme le corps et le
vivant Voici la question quelles choses de ce vivant sont-elles propres agrave lacircme et
1 Agrave propos du personnage cf Apologie laquo Notes raquo ndeg 66 p 1362 Apologie 21 a3 Ibid 21 b4 Nous preacutefeacuterons ici ne pas traduire en franccedilais le pronom personnel laquo ἐγώ raquo (laquo moi raquo ou laquo je raquo) car
nous sommes dans un corpus platonicien et non dans un corpus psychanalytique
122
quelles autres choses sont-elles propres au corps 1 Cest une question importante de
lAlcibiade Degraves le deacutebut du dialogue Socrate fait observer agrave Alcibiade quil est beau et
dominant sur ses amoureux quil a une famille riche et puissante et fnalement quil
a des ambitions politiques2 En effet toutes ces belles choses lui sont propres cest-agrave-
dire propre agrave un humain qui a une histoire particuliegraverement singuliegravere car les autres
nont pas la mecircme beauteacute la mecircme puissance familiegravere la mecircme fortune les mecircmes
preacutetendants les mecircmes ambitions politiques Lorsque lon prend soin de ces belles
choses propres agrave lui prend-on soin de lui-mecircme Cest ce que Socrate demande
Socrate Eh bien voyons Quest-ce que prendre soin de soi-mecircme Ne nous cachons pas que souvent croyant prendre soin de nous-mecircmes nous ne le faisons pas Quand donc un homme le fait-il Prend-il soin de lui-mecircme agrave chaque fois quil prend soin des chose qui lui sont propres 3
Lui-mecircme lui et les choses qui sy rapportent La cordonnerie permet dameacuteliorer la
chaussure la gymnastique le corps la vertu lacircme Cela eacutetant personne ne peut
savoir ameacuteliorer laquo la chaussure sans savoir ce quest une chaussure raquo4 puisque la
technique deacutepend de son objet lart musical deacutepend de son instrument laquo Mettons La
technique qui permet de sameacuteliorer soi-mecircme pourrions-nous la connaicirctre sans
savoir ce que nous sommes nous-mecircmes raquo5 Se connaicirctre soi-mecircme est la condition
pour prendre soin de soi-mecircme
Socrate Seulement est-ce une chose facile que de se connaicirctre soi-mecircme et est-ce un insouciant qui a mis cette inscription de Delphes ou bien est-ce une tacircche diffcile qui nest pas agrave la porteacutee de tous
Alcibiade Moi Socrate jai souvent penseacute quelle eacutetait agrave la porteacutee de tous mais souvent aussi tregraves diffcile
Socrate Mais quelle soit facile ou pas Alcibiade nous en sommes neacuteanmoins lagrave en nous connaissant nous-mecircmes nous pourrions sans doute connaicirctre la maniegravere de prendre soin de nous-mecircmes Sans cela nous ne le pourrions pas6
La question se pose quelles sont les choses qui nous empecircchent de nous connaicirctre
nous-mecircmes Nous en citons ici trois qui se rapportent au corps pour ainsi dire la
technique le deacutesir et le pouvoir
1 Dans le chapitre preacuteceacutedent nous avons montreacute quagrave travers une lecture du Philegravebe la psychologieest une chose propre agrave ce vivant Pourtant ici dans lAlcibiade la question ne se pose pas en raison du fait que lacircme du jeune Alcibiade nest pas aveugleacutee par des douleurs de lacircme mais par larrogance
2 Alcibiade 104 a ndash c3 Ibid 127 e ndash 128 a4 Ibid 128 e5 Ibid6 Ibid 129 a
123
III111 La technique et lignorance
Dans le corpus platonicien laquo la politique nest pas une τέχνη cest-agrave-dire un savoir
se fondant sur lopinion dont lobjet est le sensible qui est persuasive et agrave la quelle
peuvent effectivement participer tous les hommes raquo1 La question se pose pourquoi
Socrate megravene-t-il quatre seacuteries dexamens sur la technique alors que lambition
dAlcibiade est la politique En effet la technique est un paradigme qui permet de
voir ce qui est invisible comme lexamen de lignorance permet de voir la veacuteriteacute dans
les premiers dialogues et lexamen de lopinion de voir plus clairement la nature de
la science dans le Theacuteeacutetegravete
La premiegravere seacuterie dexamens porteacutes sur la technique se trouve entre les paragraphes
108 b - d ougrave on trouve la premiegravere apparition du terme τέχνη avec six occurrences 2
Le but consiste agrave faire voir lignorance dAlcibiade en termes de τέχνη
Socrate Allons agrave toi Il te faudrait en effet aussi raisonner convenablement Dis-moi dabord quelle est la technique dont deacutependent le jeu de la cithare le chant et la marche correct Quest-ce qui la deacutesigne en entier Ne peux-tu pas encore le dire
Alcibiade Vraiment non
Socrate Essaie de cette maniegravere quelles sont les deacuteesses dont deacutepend cette technique
Alcibiade Ce sont les Muses dont tu parles Socrate3
Le jeu de la cithare le chant et la danse deacutependent de lart du rythme En dautres
termes lart du rythme rend meilleur le jeu de la cithare le chant et la danse Toute
technique est speacutecifque acquise par la pratique sans neacutecessairement poser la
question laquo quest-ce que raquo de la sorte dans sa speacutecifciteacute technique Une technique
est une compeacutetence qui reste quand mecircme une ignorance puisquelle na pas
doccasion de poser la question laquo quest-ce que raquo en ce qui concerne les choses dans
sa propre speacutecifciteacute Par exemple le cordonnier na pas agrave se poser la question
laquo quest-ce que le beau raquo pour fabriquer de belles chaussures
La deuxiegraveme seacuterie dapparition du terme τέχνη se trouve entre les passages 125 d -
126 d avec cinq occurrences Dans la seacuterie preacuteceacutedente la question de la technique
eacutetait abordeacutee sous son aspect individuel alors quil sagit deacutesormais de la technique
1 Brisson Luc laquo Le mythe de Protagoras et la question des vertus raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 113 ndash 133 p 124
2 Voici la liste des 22 occurrences Premier groupe τέχνην (108 b) τέχνη (108 b) τέχνη (108 c)τέχνη (108 c) τέχνη (108 d) τέχνην (108 d) Second groupe τέχνῃ (124 b) τέχνη (125 d) τέχνη (125 d) τέχνην (126 c) τέχνην (126 c) τέχνη (126 d) Troisiegraveme groupe τέχνη (128 b) τέχνῃ (128 d) τέχνη (128 d) τέχνη (128 e) τέχνη (128 e) τέχνη (128 e) Quatriegraveme groupe τέχνας (131 b) τέχνην (131 b) τέχναι (131 b) τέχνης (133 e)
3 Alcibiade 108 c ndash d
124
du chef chef de chœur chef de navire il sagit de lart de commander Lagrave encore
Alcibiade ne sait pas reacutepondre pertinemment1 Dans lart de lharmonie il ne se
permet pas de jouer ce qui lui semble bon et agrave lui seul Cest de lagrave que deacutecoule cette
phrase
Σωκράτης
οὐδ᾽ εὖ ἄρα ταύτῃ οἰκοῦνται αἱ πόλεις ὅταν τὰ αὑτῶν ἕκαστοι πράττωσιν2
Socrate
Alors les citeacutes ne sont pas bien administreacutees tant que chacun y participe ce qui lui est propre
Un bon chef dorchestre est un chef qui sait ce quest lharmonie musicale et maicirctrise
cet art dorchestrer De la sorte si un musicien dans lorchestre jouait ce qui lui
plaisait et agrave lui seul cela relegraveverait de lignorance de ce musicien (puisque le fait
dobeacuteir aux ordres du chef dorchestre est une question eacutethique et non une question
technique) cela relegraveve aussi et surtout dune certaine ignorance du chef dorchestre
car gouverner les ecirctres humains musiciens matelots ou citoyens cest gouverner
leur acircme Quand une acircme eacutechappe agrave cette gouvernance cest la question laquo quest-ce
quune acircme humaine raquo qui lui eacutechappe De mecircme pour gouverner la citeacute cest
pourquoi le fait de gouverner la citeacute ne relegraveve pas de lart mais de la science
La troisiegraveme seacuterie se concentre sur quatre paragraphes 128 b ndash e avec six occurrences
Socrate Quelle est la technique qui ameacuteliore les chaussures
Alcibiade La cordonnerie
Socrate Cest donc par le moyen de la cordonnerie que nous prenons soin des chaussures
Alcibiade Oui
Socrate Et de nos pieds est-ce aussi par le moyen de la cordonnerie ou bien est-ce une autre technique qui lameacuteliore
Alcibiade Une autre
Socrate La technique qui ameacuteliore les pieds nest-elle pas aussi celle qui ameacuteliore le reste du corps
Alcibiade Oui cest ce quil me semble
Socrate Nest-ce pas la gymnastique
Alcibiade Preacuteciseacutement
Socrate Cest donc par le moyen de la gymnastique que nous prenons soin du pied puis par le moyen de la cordonnerie de toutes les choses qui sy rapportent
Alcibiade Bien sucircr
Socrate Par le moyen de gymnastique de nos mains puis par la ciselure de bague de toutes les
1 Voir 126 e2 Ibid 127 b
125
choses qui se rapportent agrave la main
Alcibiade Oui
Socrate Et par le moyen de la gymnastique du corps puis par le tissage et par dautres techniques de toutes les choses qui sy rapportent
Alcibiade Oui absolument
Socrate Nous prenons donc soin dune chose par le moyen dune technique puis de toutes les choses qui sy rapportent par le moyen dune autre
Alcibiade Cest ce quil semble
Socrate Ce nest donc pas lorsque tu prends soin de toutes les choses qui se rapportent agrave toi que tu prends soin de toi-mecircme
Alcibiade Certes non
Socrate En effet il est apparu que ce nest pas par le moyen de la mecircme technique que lon prendsoin de soi-mecircme et de toutes les choses qui se rapportent agrave soi
Alcibiade Non effectivement
Socrate Maintenant par le moyen de quelle technique pourrions-nous prendre soin de soi-mecircme
Alcibiade Je ne saurait pas le dire1
Aucune technique ne peut permettre de prendre soin de soi-mecircme cest-agrave-dire de
connaicirctre le propre de son acircme (αὐτὸ τὸ αὐτό)2 mais quelle est la chose qui est
veacuteritable propre agrave lacircme Cest lagrave que nous trouvons la quatriegraveme seacuterie de trois
apparitions de la τέχνη dans le seul paragraphe laquo 131 b raquo Voici la deuxiegraveme et la
plus signifcative
Σωκράτης
εἰ ἄρα σωφροσύνη ἐστὶ τὸ ἑαυτὸνγιγνώσκειν οὐδεὶς τούτων σώφρων κατὰ τὴν τέχνην3
Socrate
De sorte que si la tempeacuterance consiste agrave seconnaicirctre soi-mecircme aucun dentre eux nest tempeacuterant du fait de son meacutetier
Pourquoi Cest parce que les techniques sont relatives au corps4 comme la vertu agrave
lacircme cest en ce sens que llaquo αὐτὸ τὸ αὐτό raquo deacutesigne aussi la vertu qui est le reacutesultat
de lintellection
1 Ibid 128 b ndash d2 Voir 130 d laquo quil faut dabord rechercher ce que peut ecirctre le soi-mecircme lui-mecircme raquo (laquo ὅτι πρῶτονσκεπτέον εἴς αὐτὸ τὸ αὐτό raquo) laquo αὐτὸ τὸ αὐτό raquo deacutesigne lintellect cest-agrave-dire la fonction immortelle de lacircme sachant que les deux autres fonctions infeacuterieures sont mortelles Une telle lecture peut paraicirctre improbable agrave leacutepoque de lAlcibiade pourtant cest bien la reacutealiteacute laquo En effetcher Alcibiade le particulier ou la citeacute qui auraient la liberteacute de faire tout ce quils veulent alors quils sont deacutepourvus dintellect que leur arrivera-t-il raquo (134 e et agrave propos de lintellect et laquo αὐτὸ τὸ αὐτό raquo cf Alcibiade laquo Notes raquo ndeg 161 p 217)
3 Ibid 131 b4 Ibid 131 a ndash b
126
III112 Le deacutesir et lignorance
Maicirctriser les choses sensibles relegraveve de la technique Maicirctriser soi-mecircme relegraveve de
lintellection Entre les deux nous avons le deacutesir
Mais tregraves cher laisse-moi convaincre par moi et linscription de Delphes CONNAIT-TOI TOI-
MEcircME que ce sont eux tes rivaux et non pas ceux que tu crois Et nous ne pouvons lemporter sur eux par rien dautre que par le soin et par la technique Si tu te prives de ces choses tu te prives aussi dun nom chez les Grecs et chez barbares ce que tu me sembles deacutesirer (δοκεῖς) comme personne au monde1
Si lon deacutesire la technique il faut la travailler (ἀσκεῖν) lexercer Si lon deacutesire ecirctre
savant il faut prendre soin de soi-mecircme Si lon na que le deacutesir de ne pas travailler ni
prendre soin de soi-mecircme ce nest quune opinion En effet ici Socrate na pas
employeacute le verbe ἐπιθυμεῖν mais δοκεῖν Lἐπιθυμεία est une puissance de lacircme
heacutelas tantocirct positive tantocirct neacutegative alors que la δόξα qui vient du verbe δοκεῖν nest
pas une puissance de lacircme mais du corps Cest en ce sens que lopinion est une
forme de lignorance puisque le corps est deacutepourvu de toute capaciteacute de penser de
raisonner de reacutefeacutechir Autrement dit deacutesirer les choses sensibles relegraveve plus ou
moins de lignorance
III113 Le pouvoir et lignorance
Sur le plan individuel ecirctre juste et tempeacuterant nexige pas vraiment lintellection la
penseacutee (διάνοια) sufft pour obeacuteir agrave qui vaut mieux que soi En revanche quand il
sagit de gouverner de commander lexigence est beaucoup plus eacuteleveacutee Lisons ce
passage
Σωκράτης
τί δ᾽ ἐν νηί εἴ τῳ ἐξουσία εἴη ποιεῖν ὃ δοκεῖ νοῦ τε καὶ ἀρετῆς κυβερνητικῆς ἐστερημένῳ καθορᾷς ἃ ἂν συμβαίη αὐτῷ τε καὶ τοῖς συνναύταις2
Socrate
Et sur un navire si un passager avait la liberteacute de faire ce que bon lui semble en eacutetant priveacute de lintellect et de lexcellence du pilote ne vois-tu pas ce qui lui arriverait agrave lui et comme agrave ses compagnons
Dans le corpus platonicien le mot laquo pilote raquo (κυβερνήτης) a une connotation bien
politique3 gouverner la citeacute comme on pilote un navire Seulement piloter la citeacute
1 Ibid 124 a ndash b2 Ibid 135 a3 Voici la liste doccurrences du substantif Alcibiade κυβερνήτῃ (117 d) κυβερνήτῃ (117 d) κυβερνητῶν (125 e) Banquet κυβερνήτης (197 e) Charmide κυβερνήτης (173 b) Cratyle κυβερνήτης (390 c) κυβερνήτου (390 d) Euthydegraveme κυβερνητῶν (279 e) Gorgias κυβερνήτην(512 b) κυβερνήτου (512 b) Ion κυβερνήτης (540 b) κυβερνήτης (540 b) Lettre VII κυβερνήτου (351 d) Lois I κυβερνήτης (640 e) II κυβερνήτας (674 b) X κυβερνήταις (902 d) κυβερνῆται (905 e) κυβερνήταις (906 e) XII κυβερνήτης (961 e) Phegravedre κυβερνήτῃ (247 c) Politique κυβερνήτης (272 e) κυβερνήτου (273 c) κυβερνήτης (296 e) κυβερνήτην (297 e) κυβερνῆται (298 b) κυβερνητῶν (298 d) κυβερνητῶν (302 a) Protagoras κυβερνήτην (344 d) Reacutepublique I
127
exige une intellection beaucoup plus eacuteleveacutee que de piloter un navire La question se
pose agrave leacutepoque de lAlcibiade la forme intelligible neacutetant pas encore neacutee dans les
dialogues platoniciens dapregraves la chronologie des œuvres de Platon
traditionnellement admise quel est lobjet de lintellection dans lAlcibiade La vertu
en geacuteneacuteral la justice et la tempeacuterance en particulier
Socrate Il faut donc dabord que tu tappropries toi-mecircme lexcellence comme le doit quiconque entend commander et prendre soin non seulement de lui-mecircme et de ce qui lui propre mais aussi de la citeacute et de ce qui lui est propre
Alcibiade Tu dis vrai
Socrate Ainsi tu ne dois te preacuteparer ni agrave la licence ni au pouvoir (βούλῃ) comme tu lesouhaiterais pour toi et pour la citeacute mais agrave la justice et agrave la tempeacuterance1
Faire de la justice et de la tempeacuterance un pouvoir (δύναμις) et non linverse
Autrement dit avant dacceacuteder au pouvoir il faut dabord posseacuteder ces deux vertus
agrave savoir la justice et la tempeacuterance En effet ecirctre orateur (ῥήτωρ2) et strategravege implique
la possession dun important pouvoir dans la citeacute3 Lhistoire montrera quAlcibiade
na pas du tout pris soin de ce pouvoir cest-agrave-dire de la justice et d ela tempeacuterance
mecircme sil a promis de le faire agrave la fn de lAlcibiade laquo La chose est entendue je vais
degraves agrave preacutesent commencer agrave prendre soin de la justice raquo (135 e) Dapregraves le livre IV de
l a Reacutepublique celui qui accegravede au pouvoir politique doit prendre soin des quatre
vertus agrave savoir de la justice de la tempeacuterance du courage et de la sagesse Cela
admis deacutepourvu de ces vertus tout pouvoir est une forme dignorance
III12 Protagoras et laquo connais-toi toi-mecircme raquo
Agrave lopposeacute dAlcibiade le sophiste Protagoras dAbdegravere est reacuteputeacute pour son savoir
cest pourquoi son enseignement coucircte cher Alors pour quelle raison Socrate lui
parle-t-il de ces deux preacuteceptes delphiques laquo Connais-toi toi-mecircme raquo et laquo Rien de
trop raquo Voudrait-il dire que celui qui ne comprend pas laquo Rien de trop raquo ne se connaicirct
κυβερνήτης (332 e) κυβερνήτης (332 e) κυβερνήτης (333 c) κυβερνήτης (341 c) κυβερνήτης (341 c) κυβερνήτης (341 d) κυβερνήτης (342 d) κυβερνήτης (342 e) κυβερνήτῃ (342 e) II κυβερνήτης (360 e) III κυβερνήτην (389 c) κυβερνήτην (397 e) VI κυβερνήτου (488 d) κυβερνήτην (489 b) κυβερνήταις (489 c) VIII κυβερνήτας (551 c)
1 Ibid 134 c2 laquo Le rhegravetocircr est celui qui fait des propositions agrave lAssembleacutee au Conseil aux tribunaux ou devant les
nomothegravetes mais le mot peut eacutegalement signifer celui qui soutient ou combat une initiative prise par un autre raquo (Mogens-HermanHansen La deacutemocratie atheacutenienne agrave leacutepoque de DeacutemosthegraveneStructure principes et ideacuteologie Paris Tallandier Texo 2009 p 309
3 laquo Theacutemistocle Aristide Cimon Peacutericlegraves Cleacuteon Nicias et Alcibiade furent eacutelus et reacuteeacutelus strategraveges tout en menant une carriegravere dorateurs politiques et en proposant des projets de lois agrave lAssembleacutee raquo Dailleurs laquo il semble que les strategraveges aient eu le droit dassister aux reacuteunions du Conseil et dy prendre la parole sans autorisation speacuteciale raquo (Ibid p 310)
128
pas soi-mecircme Le savant humain a-t-il tendance agrave dire beaucoup trop de ce quil sait
laquo Trop raquo est-il une forme dignorance Dans la suite nous essayons de montrer que
le poegravete Simonide le sophiste Protagoras et le dieu Eacutepimeacutetheacutee repreacutesentent le mecircme
type dignorance agrave savoir loubli du preacutecepte laquo Rien de trop raquo
III121 laquo Rien de trop raquo et Simonide
Sans doute est-ce le mythe de Protagoras qui a rendu ceacutelegravebre le dialogue qui porte
son nom et agrave son tour cest ce dialogue qui a rendu ceacutelegravebre le sophiste Apregraves le
mythe le sophiste a prononceacute un magnifque discours Apregraves le discours sont
arriveacutees les questions pas toujours faciles de Socrate Agrave un moment Socrate demande
agrave Protagoras decirctre bref quand il reacutepond Cela a un peu eacutenerveacute le sophiste qui na pas
souhaiteacute continuer la discussion avec Socrate Sous la contrainte de lhospitaliteacute il
accepte de poser des questions agrave Socrate pour continuer la discussion Cest dans ce
contexte que Protagoras cite pour la premiegravere fois une ode de Simonide
ἄνδρ᾽ ἀγαθὸν μὲν ἀλαθέως γενέσθαι χαλεπόν
χερσίν τε καὶ ποσὶ καὶ νόῳ τετράγωνον ἄνευ ψόγου
τετυγμένον1
Sans doute devenir veacuteritablement un homme de valeur est
diffcile carreacute des mains des pieds
et de lesprit bacircti sans reproche
Le sophiste constate que le poegravete se contredit parce quil dit quelque part ceci
οὐδέ μοι ἐμμελέως τὸ Πιττάκειον νέμεται
καίτοι σοφοῦ παρὰ φωτὸς εἰρημένον χαλεπὸν φάτ᾽ ἐσθλὸν
ἔμμεναι
Pas plus quagrave mon oreille ne sonne juste
la parole de Pittacos pourtant prononceacutee
par un savant mortel il est diffcile dit-il decirctre valeureux
Les commentaires se focalisaient beaucoup sur les deux verbes agrave savoir devenir
(γενέσθαι ) et ecirctre (ἔμμεναι) alors que Socrate sinteacuteresse plutocirct agrave la diffeacuterence des
deux mots laquo ἀγαθόν raquo (eacutethiquement bon) et laquo ἐσθλόν raquo (sensiblement beau)
Ladjectif ἐσθλός est totalement absent dans le corpus platonicien sauf dans les
poegravemes citeacutes par Platon dans les dialogues2 En veacuteriteacute le poegravete Simonide a
1 Protagoras 399 b2 Voici la liste Cratyle (Heacutesiode) ἐσθλοί (398 a) Meacutenon (Theacuteogis) ἐσθλῶν (95 d) ἐσθλὰ (95 d)
Protagoras (Simonide) ἐσθλὸν (339 c) ἐσθλὸν (339 d) ἐσθλόν (340 c) ἐσθλὸν (341 c) ἐσθλὸν (343
129
surinterpreacuteteacute la formule de Pittacos laquo Il est diffcile decirctre valeureux raquo en particulier
surinterpreacuteteacute ladjectif ἐσθλός en faisant le parallegravele avec son propre poegraveme laquo Sans
doute devenir veacuteritablement un homme de valeur est diffcile raquo En effet Simonide fait
dire agrave Pittacos ce quil na pas dit laquo Ocirc homme il est diffcile decirctre valeureux raquo1
remarqua Socrate alors que dans la formule de Pittacos citeacutee par Simonide ladjectif
ἐσθλός est employeacute pour qualifer une chose sensible plutocirct quun ecirctre humain en
tout cas le sujet nest pas preacuteciseacute Pour mieux comprendre cette remarque de Socrate
il est bien utile de poser cette question pourquoi Platon nemploie-t-il jamais
ladjectif ἐσθλός dans ses propres textes pas mecircme dans ses lettres Sans doute un
homme de bien et une chose de valeur ne sont pas la mecircme chose La philosophie
sinteacuteresse au premier mecircme si une chose sensible de valeur nest pas agrave meacutepriser
L e Protagoras donne une leccedilon dinterpreacutetation rien de trop laquo Trop raquo ne veut pas
dire laquo court raquo ou laquo laconique raquo mais une analyse complegravete En effet pour celui qui
exprime sa propre penseacutee sur une reacutealiteacute il est preacutefeacuterable decirctre court En revanche
pour celui qui interpregravete la penseacutee dun autre penseur il vaut mieux ecirctre prudent
cest-agrave-dire proceacuteder agrave une analyse la plus complegravete possible
III122 laquo Rien de trop raquo et Protagoras
Quand Protagoras pose la question agrave Socrate sur la diffeacuterence de sens entre les deux
verbes devenir et ecirctre Socrate avoue dans un premier temps que la question du
sophiste est redoutable laquo comme si je venais de prendre un coup de poing dun bon
pugiliste raquo2 cest une faccedilon de reconnaicirctre Protagoras comme un savant mortel
Dailleurs Socrate ne la pas citeacute dans lApologie ougrave apparaissent Gorgias de Leacuteontinoi
Prodicos de Ceacuteos Hippias dEacutelis et Eacuteveacutenos de Paros comme les ecirctres qui sont laquo en
mesure de transmettre aux gens un enseignement raquo laquo en exigeant de largent raquo3 Le
mythe de Protagoras (320 c ndash 322 d) teacutemoigne quil est un savant redoutable car il
laquo illustre une doctrine eacutethique et politique tregraves eacutelaboreacutee raquo en eacutetablissant les quatre
oppositions suivantes 1laquo dieux mortel raquo 2 laquo hommes becirctes raquo 3 laquo technique
deacutemiurge technique politique raquo 4
Cette doctrine eacutethique et politique est caracteacuteriseacutee par ce passage
b) ἐσθλὸν (343 d) ἐσθλὸν (343 e) ἐσθλῷ (344 d) ἐσθλός (344 d) ἐσθλὸν (344 e) ἐσθλόν (344 e) Reacutepublique II (Homegravere) ἐσθλῶν (379 d) ἐσθλῷ (379 d) Reacutepublique V (Heacutesiode) ἐσθλοί (469 a)
1 Protagoras 343 e2 Ibid 339 e3 Voir Apologie 19 d ndash e4 Brisson Luc laquo Sur le Protagoras le mythe de Protagoras et la question des vertus raquo Lectures de
Platon Paris Vrin 2000 pp 113 ndash 133 p 113 ndash 122
130
Aussi Zeus de peur que notre espegravece nen vicircnt agrave peacuterir tout entiegravere envoie Hermegraves apporter agrave lhumaniteacute la Vergogne (αἰδῶ) et la Justice (δίκην) pour constituer lordre des citeacutes et les liens damitieacute qui rassemblent les hommes1
Jusque-lagrave les choses sont parfaites la justice pour eacutetablir lordre de la citeacute la retenue
pour maintenir la bonne relation humaine Il ny a rien agrave ajouter pourtant notre
Protagoras paraicirct un peu trop bavard Peu apregraves la fn du mythe le sophiste dit ceci
laquo Lorsquen revanche il sagit de chercher conseil en matiegravere politique chose qui
exige toujours sagesse (σωφροσύνη) et justice [hellip] raquo2 et plus tard dans son discours il
ajoute encore la pieacuteteacute (ὅσιον) Cest ce deacutetail qui a bien eacutetonneacute Socrate laquo Est-ce que la
justice la sagesse et la pieacuteteacute sont les parties ou bien est-ce que toutes les qualiteacutes que
je viens de citer ne sont que les noms dune mecircme reacutealiteacute unique raquo3 Pour
Protagoras la justice la sagesse et la pieacuteteacute ne sont pas tout agrave fait la mecircme chose laquo Agrave
mon avis il y a lagrave une diffeacuterence raquo4 Mais de quelle maniegravere Agrave la maniegravere du visage
ou de lor Le sophiste reacutepondit que ceacutetait agrave la maniegravere du visage Une telle penseacutee
trahit la rigueur et la simpliciteacute du mythe car lorsquun or se divise en quatre
morceaux leur nature et leur fonction sont identiques alors que la nature et la
fonction des yeux de la bouche du nez et des oreilles sont fondamentalement
diffeacuterentes Or le dieu na envoyeacute que deux choses dont chacune est une reacutealiteacute
unique dans sa nature
En effet si Protagoras se concentrait uniquement sur la justice et la vertu telles
quelles sont introduites dans le mythe tout en distinguant entre la justice et la
retenue sans ajouter dans son discours laquo rien de trop raquo que le dieu na pas apporteacute
ainsi le sophiste serait un savant mortel parfait car un vrai savant sait comment ecirctre
fdegravele agrave la parole divine Le discours de Protagoras montre que laquo Rien de trop raquo cest
facile agrave dire mais diffcile agrave faire surtout quand on a beaucoup agrave dire et le plaisir de
bavarder la ferteacute ou la confance excessive peut se transformer facilement en
ignorance
1 Paotagoras 322 b ndash c laquo Le mot αἰδώς lui nest guegravere traduisible (comme il arrive le plus souvent pour les maicirctres mots qui sont les mots teacutemoins par excellence) mais agrave travers la multipliciteacute de ses emplois on peut dire quil deacutesigne un sentiment de respect ou de retenue qui se rapproche au moins de la reacuteveacuterence religieuse mdash qui en fait peut avoir pour objet la diviniteacute mdash mais vaut essentiellement dans lordre des relations humaines ougrave il commande certaines abstentions oucertaines attitudes vis-agrave-vis dun parent dun ecirctre dune eacuteminente digniteacute dun suppliant hellip sentiment agrave la fois social et moral puisque lαἰδώς est agrave la fois soucieuse de lopinion publique dont elle apparaicirct souvent comme la contre-partie et preacuteoccupeacutee dans un sens volontiers aristocratiquede ce que le sujet se doit agrave lui-mecircme raquo (Brisson Luc laquo Le mythe de Protagoras et la question des vertus raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 113 ndash 133 p 127 ndash 128)
2 Ibid 322 e ndash 323 a3 Ibid 329 c ndash d4 Ibid 331 c
131
III123 laquo Rien de trop raquo et Eacutepimeacutetheacutee
laquo Il fut un temps raquo raconta Protagoras au deacutebut du mythe qui porte son nom ougrave les
dieux chargegraverent les deux fregraveres Promeacutetheacutee et Eacutepimeacutetheacutee laquo de reacutepartir les capaciteacutes
entre chacune des races mortelles en bon ordre comme il convient Eacutepimeacutetheacutee
demande alors avec insistance agrave Promeacutetheacutee de le laisser seul opeacuterer la reacutepartition raquo
Promeacutetheacutee lui donna le feu vert Lorsque toutes les capaciteacutes furent reacuteparties
Eacutepimeacutetheacutee deacutecouvrit le fait quil ny en avait plus aucune pour les ecirctres humains
Cependant comme il neacutetait pas preacuteciseacutement sage (σοφός) Eacutepimeacutetheacutee sans y prendre garde avait deacutepenseacute toutes les capaciteacutes pour les becirctes qui ne parlent pas il reste encore la race humaine qui navait rien reccedilu et il ne savait pas quoi faire1
Certes Eacutepimeacutetheacutee neacutetait pas sage il eacutetait quand mecircme une diviniteacute posseacutedant une
puissance divine En effet le preacutecepte delphique sadresse agrave ceux qui ont une certaine
capaciteacute de faire ou de dire quelque chose celui qui nest capable de rien na pas
besoin decirctre prudent modeacutereacute car personne ne lui precircte loreille ni lui confe quoi
que ce soit ni chose ni tacircche Cest en effet quand on a un certain pouvoir que laquo Rien
de trop raquo simpose ecirctre savant veacuteritable cest necirctre laquo rien de trop raquo Cest peut-ecirctre le
seul point agrave critiquer dans le mythe de Protagoras comment se fait-il quune diviniteacute
puisse manquer de mesure et ecirctre oublieux Cest en ce sens que Protagoras nest pas
radical agrave leacutegard de la tradition puisque ses dieux ressemblent agrave lhumain comme
cest le cas dans la mythologie traditionnelle En fait le fait que les dieux soient
parfaits signife quils connaissent la reacutealiteacute veacuteritable et par conseacutequent quil ne leur
arrive jamais decirctre laquo de trop raquo en quoi que ce soit Cela eacutetant laquo rien de trop raquo signife
la connaissance de la veacuteriteacute synonyme de laquo se connaicirctre soi-mecircme raquo cest-agrave-dire le
contraire de lignorance
III13 Philegravebe et laquo Connais-toi toi-mecircme raquo
Dans le Philegravebe Socrate aborde un nombre consideacuterable de thegravemes qui concernent
presque lensemble du corpus platonicien ici nous en listons quelques uns pour
illustrer la complexiteacute du dialogue2 Dans le domaine ontologie limite illimiteacute
devenir cause Dans le domaine eacutepisteacutemologique νοῦς σοφία ἐπιστήνη
φρόνησις μνήμη τέχνη opinion sensation Dans le domaine cosmologique
κόσμος πᾶν feu eau air terre Dans le domaine eacutethique et politique bien mal
courage justice ecirctre utile (ὠρελεῖν) laquo politique raquo car les verbes comme κοσμεῖν
1 Ibid 321 b ndash c2 Les thegravemes tellement divers importants eacutetudieacutes dans IPS 26 en sont le teacutemoignage (Cf Platos
Philebus J Dillon L Brisson (Eds) Sankt Augustin Academia Verlag 2010)
132
ἄρκειν et συντασσειν relegravevent de la politique1 Dans le domaine psychologique
colegravere peur regret chagrin amour envie jalousie Ou encore lacircme la reacuteminiscence
deacutesir (ὁρμή) plaisir meacutethodes dialectiques De telle sorte quil est diffcile deacutetablir
luniteacute du dialogue2 Certes le thegraveme ἡδονή est tregraves freacutequemment preacutesent dans
presque toutes les pages3 ainsi il peut bien ecirctre consideacutereacute comme connecteur de tous
ces divers thegravemes mais ici nous laissons de cocircteacute la question de luniteacute du Philegravebe car
la tacircche deacutepasse lobjectif de la section Ce qui nous inteacuteresse ici cest lapparition du
ceacutelegravebre preacutecepte delphique laquo Connais-toi toi-mecircme raquo dans le dialogue La question
se pose quel est le rapport avec le plaisir Lisons ce passage dabord
Σωκράτης
ἔστιν δὴ πονηρία μέν τις τὸ κεφάλαιον ἕξεώς τινος ἐπίκλην λεγομένη τῆς δ᾽ αὖ πάσης πονηρίας ἐστὶ τοὐναντίον πάθος ἔχον ἢ τὸ λεγόμενον ὑπὸ τῶν ἐν Δελφοῖς γραμμάτων
Πρώταρχος
τὸ lsquoγνῶθι σαυτὸν λέγεις ὦ Σώκρατες
Σωκράτης
ἔγωγε τοὐναντίον μὴν ἐκείνῳ δῆλον ὅτι τὸ μηδαμῇ γιγνώσκειν αὑτὸν λεγόμενον ὑπὸτοῦ γράμματος ἂν εἴη4
Socrate
Cest en somme une sorte de vice qui tient son nom dune disposition particuliegravere dans lensemble du vice il sagit de celui dont laffection est opposeacutee agrave ce que prescrit linscription de Delphes
Protarque
Tu veux dire le laquo Connais-toi toi-mecircme raquo Socrate
Socrate
Oui cest ce dont je parle Et le preacutecepte opposeacute agrave linscription de Delphes serait eacutevidemment de nepas du tout nous connaicirctre nous-mecircmes
Dans ce passage le terme laquo plaisir raquo (ἡδονή) ne se voit pas mais laffection (πάθος)
qui deacutesigne dans le corpus platonicien ce qui affecte le corps et est transmis agrave lacircme
ainsi elle peut ecirctre le plaisir ou la souffrance La faim est une souffrance mais aussi le
froid le chaud la maladie et ainsi de suite Lorgasme est un plaisir mais aussi le
plaisir deacutecouter une belle musique ou un beau discours le plaisir de voir une œuvre
dart ou dautres belles choses du monde sensible En un mot laffection (πάθος) est
lieacute au corps au monde exteacuterieur cest la raison pour laquelle elle soppose agrave
linscription de Delphes puisque laquo connais-toi toi-mecircme raquo consiste agrave connaicirctre
1 Puisque laquo les verbes les verbes κοσμοῦσα (Philegravebe 30 c 5) συντάττουσα (Philegravebe 30 c 5) et ἄρχει (Philegravebe 30d8) sont du cocircteacute de lorganisation de ladministration raquo (cf Luc Brisson laquo Lecture duPhilegravebe 29 a 6 ndash 30 d 5 raquo Platos Philebus IPS 26 pp 336 ndash 341 p 336)
2 Hans-Gerog Gadamer a consacreacute au Philegravebe la moitieacute de son livre intituleacute Leacutethique dialectique de Platon Paris Actes Sud 1994 [eacutedition originale 1931 1983] laquo Degraves le deacutebut le Philegravebe prend commethegraveme le concept du bien plus preacuteciseacutement du bien dans la vie humaine raquo(p 63)
3 Le terme apparaicirct 237 fois dans le dialogue ce chiffre deacutepasse tregraves largement sa freacutequence dans les autres dialogues par exemple la seconde place revient au livre IX de la reacutepublique pour 56 fois la troisiegraveme au Gorgias pour 37 fois cf laquo Annexe ἡδονή raquo pour le deacutetail
4 Philegravebe 48 c ndash d
133
lacircme elle-mecircme il sagit de la connaissance du monde inteacuterieur cest-agrave-dire du
monde qui ne peut ecirctre accessible que par lintellect
III131 Quatre eacuteleacutements et le corps
Sans feu rien nest visible puisque cest le feu qui donne la lumiegravere 1 Dans un
incendie on voit bien la nature illimiteacutee du feu il brucircle jusquagrave ce quil ny ait plus
rien agrave brucircler Cest parce que le feu est apparenteacute agrave lillimiteacute qui est une chose
deacutepourvue de terme (ἀτελής)2 Autrement dit le feu est deacutepourvu de toute mesure
(μέτριον) Cest pourquoi il faut ecirctre prudent chaque fois quon le manipule La
maicirctrise du feu consiste agrave ajouter une qualiteacute deacutetermineacutee (ποσόν) dans le feu cela
relegraveve de la science et de la technique Car dabord le fait de deacuteterminer une quantiteacute
de feu par rapport agrave la nature dune chose qui doit recevoir le feu relegraveve du
scientifque3 puisque toute mesure relegraveve du nombre et du calcul Ensuite la mise en
œuvre relegraveve de la technique cest-agrave-dire du savoir pratique qui consiste agrave maicirctriser
les objets sensibles en question Il en va de mecircme pour les trois autres eacuteleacutements agrave
savoir leau lair et la terre Cest ainsi que toutes les choses sensibles sont constitueacutees
de telle sorte que connaicirctre les choses sensibles cest connaicirctre la nature de ces quatre
eacuteleacutements et la faccedilon dont une chose sensible est constitueacutee y compris le corps vivant
Σωκράτης
τὰ περὶ τὴν τῶν σωμάτων φύσιν ἁπάντων τῶν ζῴων πῦρ καὶ ὕδωρ καὶ πνεῦμα καθορῶμέν που καὶ γῆν καθάπερ οἱχειμαζόμενοι φασίν ἐνόντα ἐν τῇ συστάσει4
Socrate
Pour ce qui est de la nature des corps de tous les vivants nous nous rendons bien compte que le feu leau lair laquo et la terre raquo comme disent lesmarins dans la tempecircte entrent aussi dans leur constitution
Un corps deacutepourvu dacircme une fois fabriqueacute reste relativement stable peut-ecirctre
mecircme pendant un temps tregraves long de maniegravere statique comme une œuvre
ceacuteramique par exemple En revanche un corps vivant nest pas statique puisquil
devient sans cesse comme si lacircme eacutetait un artisan qui constitue et anime le corps en
lui Cest pourquoi connaicirctre le vivant lecirctre humain en particulier cest connaicirctre
son acircme et non son corps
1 Voir Reacutepublique VII 514 b Timeacutee 31 b2 Philegravebe 24 b3 Au sens platonicien du terme laquo une explication scientifque doit preacutesenter un caractegravere de neacutecessiteacute
et dideacutealiteacute qui ne peut ecirctre deacuteduit de faccedilon immeacutediate des donneacutees fournies par la perception sensible raquo (Platon Paris Cerf 2017 p 180)
4 Philegravebe 29 a - b
134
III132 Le plaisir et le deacutesir
Le corps vivant devient sans cesse cest parce que son acircme a le deacutesir (ἐπιθυμία) de
manger de boire deacutecouter de regarder de bouger en un mot de satisfaire aux
appels du corps En effet deacutesirer (ἐπιθυμεῖν) est une activiteacute de lacircme elle a pour
nom la fonction deacutesirante1 Cest gracircce agrave cette fonction que lacircme anime le corps et
cest en ce sens quelle est un mouvement de lacircme vers le corps de linteacuterieur vers
lexteacuterieur ce qui soppose agrave la sensation qui est un mouvement du corps vers lacircme
de lexteacuterieur vers linteacuterieur Cela eacutetant le deacutesir est un mouvement qui transmet une
communication de lacircme au corps alors que laffection (πάθος le plaisir ou la
souffrance) est un mouvement qui transmet une communication du corps agrave lacircme
Cest pourquoi deacutesirer cest deacutesirer des plaisirs eacuteprouveacutes auparavant par le corps
Σωκράτης
ὁ κενούμενος ἡμῶν ἄρα ὡς ἔοικεν ἐπιθυμεῖ τῶν ἐναντίων ἢ πάσχει κενούμενος γὰρ ἐρᾷ πληροῦσθαι2
Socrate
Celui de nous qui est vide semble deacutesirer le contraire de ce qui laffecte puisquil est vide et quil deacutesire se remplir
Ou encore
Σωκράτης
οὐκοῦν τὸ μὲν ἐπιθυμοῦν ἦν ἡ ψυχὴ τῶν τοῦ σώματος ἐναντίων ἕξεων τὸ δὲ τὴν ἀλγηδόνα ἤ τινα διὰ πάθος ἡδονὴν τὸ σῶμα ἦν τὸ παρεχόμενον3
Socrate
Et neacutetait-ce pas lacircme qui deacutesirait alors et qui deacutesirait des eacutetats contraires agrave ceux du corps alors que ceacutetait ce dernier qui eacuteprouvait la souffrance ou le plaisir relatifs agrave telle ou telle affection
Cela eacutetant le deacutesir et le plaisir sont deux proprieacuteteacutes dun ecirctre vivant ils sont
inseacuteparables lun de lautre car pour un ecirctre vivant lacircme et le corps sont
inseacuteparablement unis Cependant ils sont diffeacuterents le deacutesir trouve son origine dans
lacircme gracircce agrave la fonction deacutesirante et laffection trouve son origine dans le corps gracircce
agrave la sensation De telle sorte connaicirctre ses deacutesirs et ses plaisirs on ne se connaicirct pas
encore soi-mecircme puisque le deacutesir et le plaisir ne sont pas choses propres agrave lacircme
Mecircme si la fonction deacutesirante est une puissance de lacircme mais elle a pour but
danimer le corps La question se pose la reacuteminiscence cest-agrave-dire le fait de chercher
et le fait dapprendre nest-elle pas une forme de deacutesir En effet lorsque lacircme se
deacutelie davec le corps elle se deacutelie davec la fonction deacutesirante et la sensation
autrement dit elle se deacutelie davec le deacutesir et le plaisir et retrouve ainsi son eacutetat
propre cest-agrave-dire son eacutetat dintellection
1 Voir Reacutepublique livre IV 439 d2 Philegravebe 35 a3 Ibid 41 c
135
III133 La psychologie
La particulariteacute du Philegravebe se trouve dans lanalyse de la psychologie humaine qui
empecircche lintellection Le terme laquo psychologie raquo en franccedilais est formeacute agrave partir de deux
termes lacircme (ψυχή) et le discours (λόγος) de telle sorte on peut naturellement
deacutefnir la psychologie comme la science de lacircme1 Or lacircme a deux formes decirctre
complegravetement diffeacuterentes agrave savoir 1 lacircme dans sa forme dincarnation ougrave elle
partage une vie commune avec le corps et 2 lacircme dans sa forme pure apregraves avoir
quitteacute le corps et avant une autre incarnation Dans le Pheacutedre le Pheacutedon la Reacutepublique
et le Meacutenon lacircme est deacutecrite dans sa forme pure comme un objet de la connaissance
des reacutealiteacutes intelligibles sans prendre en compte son rapport avec le corps autrement
dit laccent porte sur laspect immortel ou positif de lacircme Alors que dans le Philegravebe
lacircme est analyseacutee dans sa forme dincarnation laccent porte sur laspect mortel ou
neacutegatif de lacircme incarneacutee dans un corps humain
Socrate Il ne nous reste alors plus quagrave examiner une sorte de meacutelange de douleur et de plaisir
Protarque Laquelle dis-moi
Socrate Ce meacutelange dont nous avons dit auparavant que lacircme leacuteprouve souvent en elle-mecircme
Protarque Et de quoi parlerons-nous au juste titre
Socrate La colegravere la peur le regret le chant de deuil lamour lenvie la jalousie et tout ce qui leur est semblable ne sont-ce pas lagrave tes yeux comme les douleurs de lacircme elle-mecircme 2
Socrate appellera peu apregraves ces fgures psychologiques eacutenumeacutereacutees ici la douleur de
lacircme3 comme neacutegatives pour la vie humaine En effet cest lagrave ougrave le psychologue
intervient parce que lagrave ougrave il y a un problegraveme psychologique qui pourrait mettre en
diffculteacute mecircme en danger la vie dun individu ou dun collectif La question se
pose si le fait de jouir est un fait psychologique est-il aussi neacutegatif que la jalousie
par exemple Selon Socrate oui car laquo le jaloux ne prend-il pas manifestement le
plaisir aux malheurs de son entourage raquo4 Chaque fait psychologique est laquo un
meacutelange de douleur et de plaisir raquo5 que ce soit un fait de souffrir ou un fait de jouir
Si lon considegravere que la psychologie est laquo la science qui deacutecrit ces faits
[psychologiques] les analyse les rattache agrave leurs causes et les soumet agrave des lois raquo6 la
1 Cest le cas dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie dAndreacute Lalande voir lentreacuteelaquo psychologie raquo Paris PUF Quadrige 1997
2 Philegravebe 47 d ndash e3 Ibid 48 b4 Ibid5 Ibid 48 a6 laquo Nous appelons faits psychologiques ceux qui occupent la dureacutee et pas lespace [hellip] On appelle
psychologie la science qui deacutecrit ces faits les analyse les rattache agrave leurs causes et les soumet agrave des lois raquo (Bergson Henri Cours de psychologie de 1892 ndash 1893 au Lyceacutee Henri IV Paris Seacuteha | Milan
136
cause psychologique cest-agrave-dire ce meacutelange de douleur et de plaisir est la vie
commune de lacircme davec le corps Ainsi une fois seacutepareacutee du corps lacircme retrouve
son eacutetat propre cest-agrave-dire leacutetat intellectif dans lequel il ne peut y avoir de problegraveme
psychologique Ce meacutelange psychologique le plus illustratif cest la jalousie Voici les
trois formes de jalousie dont Socrate parle
Σωκράτης
πρῶτον μὲν κατὰ χρήματα δοξάζειν εἶναι πλουσιώτερον ἢ κατὰ τὴν αὑτῶν οὐσίαν
Πρώταρχος
πολλοὶ γοῦν εἰσὶν τὸ τοιοῦτον πάθος ἔχοντες
Σωκράτης
πλείους δέ γε οἳ μείζους καὶ καλλίους αὑτοὺς δοξάζουσι καὶ πάντα ὅσα κατὰ τὸ σῶμα εἶναι διαφερόντως τῆς οὔσης αὐτοῖς ἀληθείας
Πρώταρχος
πάνυ γε
Σωκράτης
πολὺ δὲ πλεῖστοί γε οἶμαι περὶ τὸ τρίτον εἶδος τὸ τῶν ἐν ταῖς ψυχαῖςδιημαρτήκασιν ἀρετῇ δοξάζοντες βελτίους ἑαυτούς οὐκ ὄντες1
Socrate
Dabord quant aux richesses lorsque quelquun se croit plus riche que ne lest sa fortune
Protarque
Voilagrave une affection queacuteprouve en effet bon nombre de gens
Socrate
Et il y en a encore plus qui se croient plus grands et plus beaux quils ne le sont et qui croient encore se distinguer par toutes sortes de qualiteacutes corporelles quils ne possegravedent veacuteritablement pas
Protarque
Parfaitement
Socrate
Mais les plus nombreux jimagine sont ceux qui se trompent de la troisiegraveme maniegravere quant aux qualiteacutesde lacircme en croyant quils lemportent en vertu alors que ccedila nest pas le cas
Pourquoi simagine-t-on posseacuteder plus que lon na Cest parce que les maux des
autres font plaisir agrave son acircme et inversement les biens des autres donnent de la
douleur agrave son acircme En un mot un fait psychologique douleur ou plaisir nest pas un
bonheur (εὐδαιμονία) car la psychologie est un meacutelange au niveau du fait
psychologique comme au niveau de la connaissance psychologique Or le bonheur
est un bien divin (εὐ-δαιμονία) cest-agrave-dire un bien sans meacutelange Nous lavons vu
dans le chapitre I seules les reacutealiteacutes veacuteritables sont sans meacutelange autrement dit
quand lacircme se nourrit de ces reacutealiteacutes intelligibles elle est heureuse neacutecessairement
En somme la partie immortelle de lacircme ne permet pas agrave qui veut se connaicirctre soi-
mecircme de se connaicirctre soi-mecircme puisque cette partie est caracteacuteriseacutee par le corps
Cest pourquoi cest au moment preacutecis ougrave Socrate parle de ces fgures de la douleur
Archegrave 2008 p 59)1 Philegravebe 48 e ndash 49 a
137
de lacircme quil eacutevoque le ceacutelegravebre preacutecepte delphique1 cest parce que le veacuteritable soi-
mecircme est une acircme qui se deacutelie davec le corps qui est lorigine des faits
psychologiques En ce sens les faits psychologiques occupent non seulement la dureacutee
mais aussi lespace quest le corps
III2 Connaicirctre
Dans le preacutecepte laquo γνῶθι σαυτόν raquo on lit dabord le verbe γιγνώσκειν qui veut
dire au preacutesent laquo apprendre agrave connaicirctre agrave force defforts raquo agrave laoriste laquo reconnaicirctre
discerner comprendre raquo2 Nous essayons de voir ce que signife le fait de ne pas
connaicirctre agrave travers trois dialogues platoniciens agrave savoir lIon le livre V de la
Reacutepublique et le Theacuteeacutetegravete Pourquoi ces trois dialogues Parce que le verbe y est le plus
abondamment preacutesent3
III21 Ion linspiration naturelle nest ni art ni science
Le dialogue ne compte que treize pages le fait de lire ce verbe (γιγνώσκειν) 33 fois
dans un si court texte paraicirct assez signifcatif mecircme eacutetonnant De plus leur
apparition est tregraves regroupeacutee dans trois blocs4 LIon est traditionnellement interpreacuteteacute
comme la critique de la rhapsodie et de la poeacutesie5 mais ici nous nous penchons
plutocirct sur une lecture de la critique des rhapsodes En effet certes Ion et Socrate ont
citeacute quelques vers dHomegravere6 mais Socrate na fait aucun commentaire ni analyse et
encore moins critique sur les poegravemes citeacutes ce qui est bien le cas par exemple dans le
livre III de la Reacutepublique ou dans lHippias mineur7 La critique que Socrate adresse agrave
Ion consiste agrave dire que les rhapsodes en particulier les interpregravetes en geacuteneacuteral
eacutechappent diffcilement au fait de connaicirctre ce que lon ne connaicirct pas en reacutealiteacute
1 Voir ibid 48 c2 Cf lentreacutee laquo γιγνώσκω raquo du Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque P Chantraine 19993 44 fois dans le Theacuteeacutetegravete 33 fois dans lIon et 25 fois dans le livre V de la Reacutepublique4 Premier groupe γιγνώσκοντα (530 c) γνώσεται (531 d) γνώσεται (531 e) γνώσεται (531 e) γνώσεται (532 a) γιγνώσκεις (532 a) γιγνώσκοις (532 b) γνῶναι (532 e) Second groupe γιγνώσκειν (537 b) γιγνώσκομεν (537 b) γνωσόμεθα (537 b) γιγνώσκομεν (537 d) γνωσόμεθα (537 d) γιγνώσκω (537 e) γιγνώσκεις (537 e) γιγνώσκομεν (537 e) γιγνώσκειν (538 a) γιγνώσκειν (538 a) γιγνώσκειν (538 a) γνώσῃ (538 b) Troisiegraveme groupe γνώσεσθαι (540 a) γνώσεται (540 a) γνώσεται (540 b) γνώσεται (540 b) γνώσεται (540 c) γνώσεται (540 c)γνώσεται (540 d) γνώσεται (540 d) ἔγνως (540 d) γιγνώσκεις (540 e) γιγνώσκεις (540 e) γιγνώσκεις (540 e) γιγνώσκεις (541 c)
5 Cf Ion laquo Introduction raquo p 9 ndash 13 et p 42 ndash 546 Cf 537 b (Iliade XXIII 335) 538 c ndash d (Iliade XI 639 ndash 640 XXIV 80 ndash 82) 539 a ndash c (Odysseacutee XX 351 ndash
357 Iliade XII 200 ndash 207)7 Notons que dans lHippias mineur lanalyse du poegraveme dHomme consiste agrave deacutemontrer que le
sophiste avait mal compris Homegravere il sagit de critiquer le sophiste et non pas Homegravere Tandis que dans la Reacutepublique il sagit bien de critiquer les poegravetes en geacuteneacuteral et Homegravere en particulier
138
III211 Folie divine
Le rhapsode Ion deacutecrit dans le dialogue qui porte son nom est un interpregravete de
poegravemes particuliegraverement de poegravemes homeacuteriques Il na pas dœuvre poeacutetique
proprement agrave lui son laquo art consiste entre autres agrave repreacutesenter et agrave dramatiser gracircce agrave
diverses mimiques et gesticulations les passages quil deacuteclame raquo1 Homegravere est
exclusivement le dieu dIon puisque les autres poegravetes le mettent laquo tout simplement agrave
somnoler raquo2 Dapregraves Socrate le rhapsode est interpregravete laquo agrave la fois critique
commentateur et acteur raquo3 cest en ce sens que la rhapsodie est un art qui
exige que vous passiez votre vie en compagnie de plusieurs bons poegravetes surtout en compagnie dHomegravere le meilleur le plus divin des poegravetes et que vous connaissiez agrave fond sa penseacutee et pas seulement ses vers Voilagrave ce qui est enviable Car on ne deviendrait jamais rhapsode si on narrivait agrave comprendre ce que veut dire le poegravete Cest donc au rhapsode de se faire linterpregravete aupregraves de ses auditeurs de la penseacutee du poegravete Mais il estimpossible de bien accomplir cette tacircche si on ne sait pas (μὴ γιγνώσκοντα) ce que le poegravete veut dire Tout cela est bien digne denvie4
Largumentation de Socrate est quelque peu eacutetonnante Il ne soumet pas Ion agrave
examen agrave travers dune analyse de certains vers homeacuteriques pour savoir si le
rhapsode comprend vraiment la penseacutee dHomegravere mais il lui fait deacutecouvrir la cause
de sa somnolence en eacutecoutant parler dautres poegravetes Au fond le rhapsode ne
comprend pas vraiment Homegravere pas plus que lui-mecircme seulement il croit connaicirctre
ce quil ne connaicirct pas il ne sait mecircme pas que lart quil preacutetend posseacuteder nest pas
un art
Car ce nest pas un art mdash je te lai dit agrave linstant mdash qui se trouve en toi et te rend capable de bien parler dHomegravere Non cest une puissance divine qui te met en mouvement comme cela se produit dans la pierre quEuripide a nommeacutee Magneacutetis et que la plupartdes gens appellent Heacuteracleacutee5
Le pouvoir magique de cette pierre nest pas seulement quelle est magique mais
aussi et surtout quelle procure aux anneaux lieacutes agrave elle le mecircme pouvoir magique 6
Cest un peu comme le fait decirctre platonicien peu importe si lon comprend vraiment
Platon il peut procurer une aura aux gens qui parlent de lui Sans cette pierre les
anneaux eux-mecircmes en fer deacutepourvus de pouvoir ne peuvent avoir en aucun cas un
pouvoir magique Cest exactement le cas dans lequel lanneau dor procure au berger
1 Ion laquo Introduction raquo p 202 Ibid 532 c3 Ibid laquo Introduction raquo p 204 Ibid 530 b ndash c5 Ibid 533 d6 Voir Ibid 533 d ndash e Agrave propos de la pierre qui symbolise laimant seacuteducteur cf Ion laquo Notes raquo ndeg 44
p 146 ndash 147
139
Gygegraves un pouvoir magique et une seacuteduction irreacutesistible1 De mecircme un poegravete divin
pourrait procurer une puissance divine agrave un rhapsode si cela plaicirct agrave un dieu En effet
pour que des messages divins passent dans des cœurs humains il faudrait non
seulement les poegravetes divins mais eacutegalement les rhapsodes divins Tout cela na rien agrave
se reprocher puisque lon na aucune raison de reprocher aux dieux de donner des
dons divins ou des folies divines agrave certains humains sans creacuteer de jalousie En
revanche ce qui a beaucoup agrave se reprocher cest de consideacuterer cette folie reccedilue dun
dieu comme une compeacutetence acquise par soi-mecircme laquo Tu dis vrai Socrate Pour moi
en tout cas cest la partie de mon art qui ma coucircteacute le plus de travail et je crois ecirctre
de tous les hommes celui qui dit les plus belles choses au sujet dHomegravere raquo2 Le
rhapsode preacutetend comprendre la penseacutee du poegravete non seulement son art est un art
mais aussi une science puisque le fait de comprendre la penseacutee dHomegravere relegraveve
dune certaine science et mecircme la plus eacuteleveacutee car dans les poegravemes dHomegravere il y a
des choses que le dieu lui a fait dire Mais comment peut-on comprendre ce que
veulent dire les dieux sans la science En tout cas cela nest pas possible ni pour
Socrate ni pour Platon
III212 Folie divine et les arts humains
Toute compeacutetence particuliegravere exige un exercice soutenu elle ne sacquiert pas du
jour au lendemain et on la perd progressivement si lon ne la pratique plus En
revanche concernant une folie divine elle reste en homme ou lui eacutechappe cela
deacutepend dun dieu Dautre part la compeacutetence porte toujours sur certains objets
alors que la folie divine peut porter sur un nombre dobjets qui deacutepasse leffort
humain pour acqueacuterir sa compeacutetence Or laquo ce qui se rapporte aux arts surtout mdash et
tu sais bien quHomegravere en traite souvent et avec abondance raquo3 La question se pose
ainsi Homegravere possegravede-t-il ces compeacutetences arts ou sciences dont il parle dans ses
poegravemes Pour savoir sil les connaicirct ou pas il faut se demander sil est possible que
Homegravere maicirctrise les objets de tous ces arts ou de toutes ces sciences dont il parle
Σωκράτης
οὐκοῦν ἑκάστῃ τῶν τεχνῶν ἀποδέδοταί τι ὑπὸ τοῦ θεοῦ ἔργον οἵᾳ τε εἶναι γιγνώσκειν οὐ γάρ που ἃ κυβερνητικῇ γιγνώσκομεν
Socrate
Alors agrave chacun des arts le dieu na-t-il pas donneacute en partage la faculteacute de connaicirctre un certain objet Car agrave coup sucircr nous ne le connaicirctrons pas aussi
1 Voir le mythe de Gygegraves Reacutepublique II 359 d ndash 260 b2 Ion 530 c3 Ibid 536 e ndash 537 a
140
γνωσόμεθα καὶ ἰατρικῇ1 par lart du meacutedecin
Un peu avant ce passage Socrate eacutevoque lart du cocher dans les vers homeacuteriques
que le rhapsode cite par cœur Par la suite Socrate lui demande en ce qui concerne
cet art laquo qui saurait le mieux dire si Homegravere a raison ou tort un meacutedecin ou un
cocher raquo Eacutevidemment cest le cocher Rappelons que le Lit est lœuvre dun dieu et
un lit particulier est lœuvre dun menuisier2 Cela eacutetant le dieu est lauteur de la
forme unique de lit et le menuisier est lauteur de la technique de fabrication de lits
particuliers3 Il est ainsi impossible pour Homegravere de posseacuteder un art particulier sil
est vraiment poegravete divin pourquoi Lagrave il faut revenir au mot ἔργον qui signife agrave la
fois lobjet dun art le travail par lequel on peut acqueacuterir lart en question et
lexcellence de cet art Ce dernier point a une porteacutee eacutethique eacutepisteacutemologique et
ontologique Peut-on ecirctre excellent si lon fait plusieurs meacutetiers en mecircme temps
Dailleurs si un ecirctre humain recevait une puissance divine le dieu se permettrait-il
de le laisser ecirctre meacutediocre en raison du fait quil samuse agrave faire dautres choses que
ce que le dieu lui confe En effet Socrate ne remet pas en cause la folie divine
poeacutetique ou autre mais il reproche aux poegravetes de dire ce que les dieux ne lui feraient
pas dire Comment peut-on savoir Lintellection du dieu est pure parfaite et
veacuteridique par conseacutequent il ne se permettrait pas de faire dire agrave un poegravete ce qui ne
correspond pas agrave la veacuteriteacute Est-ce que le dieu tel que Socrate nous le laisse entendre
dans les dialogues platoniciens pourrait sinteacuteresser aux arts humains Le fait quun
poegravete divin ne distingue pas ce qui est propre au dieu et ce qui est propre agrave lui en
particulier agrave lhomme en geacuteneacuteral relegraveve de lignorance puisque la science commence
par distinguer le dieu de lhomme Un exemple dans le livre III de la Reacutepublique (393 a
ndash b)
hellip et il conjurait tous les Acheacuteenset surtout les deux Atrides reacutegisseurs des peuples4
1 Ibid 537 c Agrave propos du terme laquo ἔργον raquo cf laquoNotes raquo ndeg 106 p 157 ndash 158 laquo Le texte est deacutelicat agrave traduire et peut sinterpreacuteter de deux faccedilons Soit on lit un certain objet (τι ἔργον) (dans ce cas la proposition qui suit est un infnitif de but un certain objet lequel consiste agrave connaicirctre) Soit on fait du verbe un impersonnel et τι ἔργον devient alors lobjet de γιγνώσκειν Nous choisissons la deuxiegraveme solution Par ailleurs le terme ἔργον est toujours diffcile agrave traduire il peut deacutesigner lobjet leffet ou produit de lactiviteacute du δημιουργός homme qui pratique toute activiteacute capable deproduire un effet reacuteel que cet homme soit meacutedecin ou menuisier raquo
2 Voir Reacutepublique X 597 b3 Dans le mythe de Protagoras Cest Promeacutetheacutee qui deacuteroba lart du feu pour lHomme (321 e) et cest
Hermegraves qui apporta lart politique agrave lHomme Ce qui est tregraves diffeacuterent de la Reacutepublique Il est quand mecircme eacutetrange de penser que le dieu aurait besoin de lart du feu pour faire quoi Les dieux se nourrissent des formes intelligibles cest la raison pour laquelle ils sont capables dapporter aux hommes les formes uniques des choses particuliegraveres le Lit la Table le Cocher et ainsi de suite
4 Iliade I 15 ndash 16
141
le poegravete parle en son nom propre et nentreprend pas dorienter notre penseacutee dans un autre sens comme si un autre que lui-mecircme parlait Pour les vers qui viennent ensuite au contraire il parle comme sil eacutetait lui-mecircme Chrysegraves et il sefforce le plus possible de nous donner lillusion que ce nest pas Homegravere qui sexprime mais le precirctre cest-agrave-dire un vieillard Et cest principalement de cette maniegravere quil a composeacute lensemble du reacutecit des eacuteveacutenements qui se sont passeacute agrave Ilion agrave Ithaque et dans toute lOdysseacutee
Cest probablement gracircce agrave la critique platonicienne de la poeacutesie que les grands
poegravetes occidentaux modernes comme Houmllderlin Rilke Baudelaire Ceacutelan ou encore
Reneacute Char par exemple faisaient de leur poeacutesie une philosophie1 Ce ne sont plus le
reacutecit le sentiment et le sensible qui attirent leur eacutenergie poeacutetique comme le dit Gide
quelque part laquo le beau sentiment est une mauvaise litteacuterature raquo
III213 Rhapsode
Beaucoup dœuvres dauteurs franccedilais furent traduites du franccedilais agrave langlais puis de
langlais au chinois Derrida par exemple est peu mecircme en franccedilais 2 Certaines de
ses œuvres sont traduites du franccedilais agrave langlais et de langlais au chinois De plus
certains traducteurs chinois nayant pas eu un cursus philosophique occidental on
peut imaginer la diffculteacute des lecteurs chinois de Derrida Les rhapsodes sont en
quelque sorte comme ces seconds traducteurs chinois car laquo les poegravetes ne sont rien
que les interpregravetes des dieux et chacun deux est posseacutedeacute par le dieu qui sempare de
lui raquo3 Or nous lavons vu les rhapsodes sont les interpregravetes des poegravetes Le poegravete
mecircme divin est un ecirctre humain Il lui est diffcile deacutechapper agrave certaines neacutegligences
dans ses interpreacutetations de son dieu et par voie de conseacutequence il faudrait que le
rhapsode comprenne non seulement le langage poeacutetique du poegravete mais aussi le dieu
pour quil interpregravete correctement le poegravete Cela est impossible pour le rhapsode car
sil connaicirct le dieu du poegravete il nest plus le second interpregravete mais le premier comme
1 La preuve est que certains philosophes faisaient eacuteloge de certains poegravetes par exemple Heidegger Martin Approche de Houmlderlin Paris Gallimard 1996 [1973] Derrida Jacques Shibboleth avec pour sous titre pour Paul Ceacutelan Paris Galileacutee 1986 le philosophe Alain a mecircme commenteacute un poegraveme de Paul Valeacutery La Jeune Parque avec pour sous titre Poegraveme de Paul Valeacutery commenteacute par Alain Paris Gallimard 1936 (nouvelle eacutedition) Sartre Jean-Paul Baudelaire Paris Gallimard 1988 (Folio Essais) [1947] La liste peut ecirctre plus longue Linverse est aussi vrai les grands poegravetes modernes contemporains lisaient Platon par exemple Franccedilois Feacutedier a porteacute le titre de laquo professeur de philosophie raquo jusquagrave sa retraite en 2001 il a mecircme enseigneacute Platon au lyceacutee Pasteur de Neuilly-sur-Seine (cf Feacutedier Franccedilois Lire Platon avec sous titre Quatre leccedilons sur le Meacutenon Paris Pocket 2011) Quant agrave Reneacute Char cest chez lui au Thor que Heidegger a donneacute en septembre 1968 les seacuteminaires deacutesormais ceacutelegravebres
2 Derrida lui-mecircme dit ceci agrave la fn de sa vie laquo[hellip] many very good readers (a few dozen in the world perhaps people who are also writers-thinkers poets) [hellip] raquo (Peeters Benoicirct Derrida A Biography Cambridge - UK Polity Press 2013 [Flammarion 2012] Translated by Andrew Brown p 542)
3 Ion 534 e
142
le poegravete Exactement comme le second traducteur chinois sil parle franccedilais il nest
plus second traducteur mais restant le second il lui est impossible de savoir si la
premiegravere traduction est bonne
Dans le cas ougrave Homegravere eacutevoque beaucoup de choses concernant les arts lagrave encore
mecircme avec sa bonne volonteacute Ion na pas de moyen pour savoir si Homegravere a raison
ou tort car le rhapsode ne possegravede pas ces arts dont Homegravere parle Supposons quil
pratiquait tous ces arts dont parle le poegravete Ion les connaitrait moins bien que les
meacutediocres Heureusement il a fnalement reconnu quil ne connaissait pas tous ces
arts1 agrave lexception en dernier lieu du strategravege quil ne renonce pas agrave ecirctre en tout cas
pas explicitement dans la derniegravere partie du dialogue ougrave il en est question 2 Voici les
derniegraveres lignes de lIon
Socrate [hellip] Choisis donc si tu veux que nous te consideacuterions comme un homme qui agit mal ou comme un homme divin
Ion Cela fait une grande diffeacuterence Socrate Car il est beaucoup plus beau decirctre consideacutereacute comme un homme divin
Socrate Eh bien dans ce cas nous te confeacuterons Ion cette plus grande beauteacute decirctre quand tu fais la louage dHomegravere un homme divin au lieu dhomme de lart (μὴ τεχνικὸν)3
Le propos de Socrate est quelque peu ironique puisque Socrate sait que Ion est un
τεχνικὸν et ne sera jamais un homme devin laquo car il faut que je fasse attention agrave eux
et mecircme tregraves attention En effet si je les fais pleurer cest moi qui serait content en
recevant mon argent mais si je les fais rire alors cest moi qui vais pleurer en
pensant agrave largent que jaurais perdu raquo4 Le terme laquo τεχνικόν raquo nest pas tregraves freacutequent
dans le corpus platonicien5 il semble sil se lit comme substantif quil deacutesignerait ce
qui possegravede un art qui na pas son nom propre parfois avec certain caractegravere
ironique En effet chaque art particulier a son nom propre comme par exemple lart
de la cordonnerie (σκυτική) Ainsi celui qui exerce cet art a un nom de meacutetier agrave
savoir le cordonnier lart de la guerre (πολεμική) et celui qui lexerce a pour nom
laquo strategravege raquo et celui qui pratique lart de limitation (μιμητική) est appeleacute imitateur
1 Voir Ibid 540 a ndash c2 Ibid 540 d ndash 542 b3 Ibid laquo Notes raquo ndeg155 p 166 laquo Nous traduisons litteacuteralement τεχνικός Il sagit eacutevidemment de
lart rhapsodique raquo4 Ibid 353 e5 Voici la liste Banquet τεχνικὸς (186 c) Cratyle τεχνικὸν (426 a) Euthyphron τεχνικόν (14 e)
Gorgias τεχνικὸν (463 a) τεχνικοῦ (500 a) τεχνικαί (501 b) τεχνικός (504 d) Ion τεχνικὸς (542 a) τεχνικὸς (542 a) τεχνικὸς (542 a) τεχνικὸς (542 a) τεχνικὸν (542 b) Lachegraves τεχνικὸς (185 a) τεχνικὸς (185 b) τεχνικός (185 d) τεχνικὸς (185 e) Lois III τεχνικὸν (696 c) X τεχνικὰ (889 a) XI τεχνικοί (921 d) Phegravedre τεχνικὸς (262 b) τεχνικοὶ (270 d) τεχνικοὶ (273 a) τεχνικὸν (273 b) τεχνικὸς (273 e) Reacutepublique II τεχνικὴ (374 b) X τεχνικῆς (620 c) Theacuteeacutetegravete τεχνικόν (207 c)
143
LIon semble montrer que le rhapsode ne possegravede aucun art digne du nom τέχνη si
ce nest une pratique dont lobjet nest rien dautre que largent Si les sophistes
gagnent de largent dans le monde den haut les rhapsodes le trouvent dans le
monde den bas sans doute moins dangereux pour les acircmes humaines que les
premiers Cest probablement pourquoi Platon ne leur consacre quun petit dialogue
qui porte le nom du ceacutelegravebre rhapsode afn de montrer lignorance des rhapsodes
Cette ignorance paraicirct pourtant plus ridicule que dangereuse dailleurs le fait de
faire pleurer les gens sans les rendre tristes ou de les faire rire sans jouir est
certainement beaucoup moins dangereux que ce que pratiquent les sophistes
III22 Lignorance en terme ontologique
Nous allons parler de la question de lignorance sous langle ontologique agrave travers
une analyse des quatre derniegraveres pages du libre V de la Reacutepublique (476 b ndash 480 a) Le
paragraphe (449 a) marque le deacutebut du livre V mais dans les 26 premiegraveres pages les
deux verbes (γιγνώσκειν1 et δοξάζειν2) et les deux substantifs (ἄγνοια3 et
ἐπιστήμη4) sont absents laquo Ontologique raquo car cest bien au cœur de ces quatre pages
que se trouvent laquo μὴ εἶναι raquo et laquo μὴ ὄν raquo5
III221 Diffeacuterence entre laquo τὸ μὴ εἶναι raquo et laquo τὸ μὴ ὄν raquo
Nous avons dit dans le chapitre premier que lemploi du participe preacutesent du verbe
laquo εἶναι raquo avec larticle deacutetermineacute signife ce qui est toujours eacuteternellement
immuablement preacutesent ainsi il deacutesigne neacutecessairement la forme intelligible Alors
que linfnitif laquo εἶναι raquo neacutechappe ni au changement de modes (indicatif impeacuteratif
subjonctif optatif ou participe) ni au changement de personnes (premier deuxiegraveme
ou troisiegraveme de ce point de vue lεἶναι est caracteacuteriseacute par son aspect existentiel) Or
1 γνώσεται (466 c) γνῶσιν (476 c) γιγνώσκοντος (476 d) γιγνώσκειν (476 d) γιγνώσκων (476 e) γιγνώσκει (476 e) γιγνώσκει (476 e) γνωσθείη (477 a) γνωστόν (477 a) γνῶναι (477 b) γνῶναι (478 a) γιγνώσκει (478 a) γνωστόν (478 b) γνῶσιν (478 c) γνῶσιν (478 c) γνώσεως (478 c) γιγνώσκειν (479 e) γιγνώσκειν (479 e) Nous reparlerons dans le chapitre laquo La dialectique raquo de ce cas γνώσεται (466 c) deacutetacheacute du groupe Notons aussi quun nombre aussi important des adjectifs et substantifs deacuteriveacutes du verbe jalonne les verbaux de γιγνώσκειν
2 δοξάζοντος (476 d) δοξάζειν (476 d) δοξάζειν (477 e) δοξάζειν (478 a) δοξάζει (478 b) δοξάσαι (478 b) δοξάζων (478 b) δοξάζειν (478 b) δοξάζειν (478 b) δοξάζει (478 b) δοξάζων (478 b)δοξάζει (478 c) δοξάζειν (479 e) δοξάζουσιν (479 e) δοξάζειν (479 e)
3 ἀγνοίας (477 b) ἄγνοιαν (478 c) ἄγνοια (478 c) ἄγνοιαν (478 c) ἀγνοίας (478 c) ἄγνοιαν (478 d) ἀγνοίας (478 d)
4 ἐπιστήμης (477 b) ἐπιστήμης (477 b) ἐπιστήμη (477 b) ἐπιστήμη (477 b) ἐπιστήμην (477 d) ἐπιστήμην (477 e) ἐπιστήμης (477 e) ἐπιστήμη (478 a) ἐπιστήμη (478 a) ἐπιστήμη (478 b) ἐπιστήμην (478 d) ἐπιστήμης (478 d)
5 laquo μὴ εἶναι raquo 477 a 478 e 479 c c c laquo μὴ ὄν raquo 477 a a 478 b b b b c d laquo μὴ ὄντι raquo 477 a laquo μὴ ὄντος raquo 478 c d d
144
le beau en soi ne peut ecirctre agrave la fois beau et son contraire laid car une chose sans
meacutelange ne peut ecirctre autre chose quecirctre elle-mecircme en elle-mecircme tandis quecirctre beau
peut bien ecirctre laid cest le cas de Socrate dont le corps laid lacircme belle Cela eacutetant ce
qui nest pas (τὸ μὴ ὄν) veut dire ce qui ne participe pas agrave ce qui est autrement dit
laquo τὸ μὴ ὄν raquo ne veut absolument pas dire que laquo ce qui en soi nest pas raquo Cest en ce
sens que τὸ μὴ ὄν existe le mal par exemple est ce qui ne participe pas au Bien Par
contre laquo τὸ μὴ εἶναι raquo veut dire agrave preacutesent et sous tous les modes laquo ne exister pas raquo
lillusion par exemple renvoie agrave quelque chose qui nexiste nulle part Tout cela
admis on peut dire quil y a des choses qui sont agrave la fois ecirctre (τὸ ὄν) et ne pas (τὸ μὴ
ὄν) cest-agrave-dire participant et ne pas participant agrave ce qui est par exemple agrave la fois
grandes et petites mais on ne peut pas dire quelles sont agrave la fois ecirctre (τὸ μὴ εἶναι) et
ne pas ecirctre (τὸ μὴ εἶναι) cest-agrave-dire agrave la fois exister et ne pas exister La question se
pose agrave τὸ μὴ ὄν ou τὸ μὴ εἶναι ou les deux correspond lignorance Lisons ce
passage
mdash εἶεν εἰ δὲ δή τι οὕτως ἔχει ὡς εἶναί τε καὶ μὴ εἶναι οὐ μεταξὺ ἂν κέοιτο τοῦ εἰλικρινῶς ὄντος καὶ τοῦ αὖ μηδαμῇ ὄντος
mdash μεταξύ
mdash οὐκοῦν ἐπὶ μὲν τῷ ὄντι γνῶσις ἦν ἀγνωσία δ᾽ ἐξ ἀνάγκης ἐπὶ μὴ ὄντι ἐπὶ δὲ τῷ μεταξὺ τούτῳ μεταξύ τι καὶ ζητητέον ἀγνοίας τε καὶἐπιστήμης εἴ τι τυγχάνει ὂν τοιοῦτον1
mdash Bien Mais si une certaine chose est ainsi disposeacutee quelle est et nest pas agrave la fois ne se trouve-t-elle pas au milieu entre ce qui est purement et simplement et ce qui au contraire nest aucunement
mdash Si au milieu
mdash Par conseacutequent comme nous avons convenu que la connaissance seacutetablit sur ce qui est et que neacutecessairement la non-connaissance seacutetablit sur ce qui nest pas pour ce qui concerne cela qui se trouve au milieu il faut chercherquelque intermeacutediaire entre ignorance et savoir sil existe par hasard quelque chose de ce genre
Si nous lisons dans ce passage laquo τὸ εἶναι raquo comme le synonyme de laquo τὸ ὄν raquo et laquo τὸ
μὴ εἶναι raquo comme celui de laquo τὸ μὴ ὄν raquo cela eacutequivaut agrave dire que lἀγνωσία est
synonyme de lἀγνοία autrement dit laquo connaicirctre ce qui nexiste pas raquo (ignorance) est
synonyme de laquo connaicirctre ce qui nest pas raquo (opinion ou science) Sils ne sont pas
synonymes lobjet de lἀγνωσία est neacutecessairement diffeacuterent de celui de lἀγνοία
Dans la derniegravere reacuteplique lobjet de lἀγνωσία est laquo ce qui nest pas raquo en dautres
termes lἀγνωσία signife le fait de connaicirctre ce qui nest pas ce nest pas impossible
Connaicirctre le mal est possible simplement nous ne savons pas quil ne participe pas
au Bien pour le reste personne ne sait vraiment entiegraverement pourquoi Par contre il
est absurde de dire que lon peut connaicirctre ce qui nexiste mecircme pas en ce sens le
1 Reacutepublique V 477 a ndash b
145
fait de connaicirctre le non-ecirctre (τὸ μὴ εἶναι) relegraveve de lignorance (ἀγνοία) de la pure
illusion comme recircver (ὀνειρώττειν)
τὸ ὀνειρώττειν ἆρα οὐ τόδε ἐστίν ἐάντε ἐν ὕπνῳ τις ἐάντ᾽ ἐγρηγορὼς τὸ ὅμοιόν τῳ μὴ ὅμοιον ἀλλ᾽ αὐτὸ ἡγῆται εἶναι ᾧ ἔοικεν1
Recircver nest-ce pas la chose suivante que ce soit dans leacutetat de sommeil ou eacuteveilleacute croire que ce qui est semblable agrave quelque chose ne lui est pas semblable mais constitue la chose mecircme agrave quoi cela ressemble
Prendre le non-ecirctre pour lecirctre personne nest capable de connaicirctre vraiment le non-
ecirctre En effet nous avons une science speacutecifque du cheval une science speacutecifque de
larbre Si nous disons que le cheval nest pas larbre ou larbre nest pas cheval il
nexiste ni une science du non-cheval ni une science du non-arbre car on ne sait pas
ce que deacutesigne le non-cheval ni non plus le non-arbre puisque tous ceux qui ne sont
pas chevaux y compris larbre entrent dans la nomination du non-cheval de mecircme
pour le non-arbre ou plus geacuteneacuteralement pour le non-ecirctre
III222 Lopinion fausse
Dans le passage que nous avons citeacute preacuteceacutedemment (477 a ndash b) le terme laquo μεταξύ raquo
apparaicirct trois fois Il deacutesigne un peu plus tard lopinion laquo μεταξὺ ἄρα ἂν εἴη
τούτοιν δόξα raquo2 (laquo Lopinion serait donc quelque chose dintermeacutediaire entre eux
deux raquo) Lopinion nest donc ni lignorance ni la science mais entre les deux Or
nous lavons dit lignorance se rapporte au non-ecirctre et non pas agrave proprement parler
agrave ce qui nest pas alors que dans le texte en question (entre 476 b ndash 480 a) lopinion se
trouve tantocirct entre ce qui est et ce qui nest pas (477 a7) tantocirct entre ce qui est et le
non-ecirctre cest-agrave-dire ente la science et lignorance (477 b2) Comment comprendre
cela La reacuteponse paraicirct simple cest parce que le non-ecirctre lignorance ou lillusion
est la cause de ce qui nest pas Par conseacutequent dire ce qui nest pas renvoie
directement au non-ecirctre par quoi ce qui nest pas nest pas neacutecessairement Dire du
mal de quelquun par jalousie est causeacute par la jalousie Toute science a son objet de
mecircme lopinion elle aussi a son objet qui se trouve neacutecessairement entre les objets de
la science et le neacuteant auquel se rapporte lignorance Cela eacutetant le fait davoir une
opinion semble avoir le mecircme statut que la philosophie qui est elle aussi entre le
savoir et lignorance Nest-ce pas un peu eacutetrange En effet il ny a pas une seule
maniegravere de se trouver entre les choses contraires Une opinion droite ou fausse doit
ecirctre deacutemontreacutee pour savoir sil sagit dune opinion droite ou fausse avant cela on ne
1 Ibid 476 c2 Ibid 478 d
146
sait pas si elle est droite ou fausse Si elle est deacutemontreacutee fausse elle relegraveve de
lignorance Si elle est droite elle nest ni science puisquelle mecircme ne sait pas ce
quelle est ni ignorance puisquelle dit quelque chose qui nest pas faux Si la
philosophie consiste agrave aspirer au savoir cest-agrave-dire quelle se lance vers la veacuteriteacute agrave
partir de ce quelle se trouve entre le savoir et lignorance on peut dire que la
philosophie tend vers le Bien Quant agrave lopinion
ττοὺς ἄρα πολλὰ καλὰ θεωμένους αὐτὸ δὲ τὸ καλὸν μὴ ὁρῶντας μηδ᾽ ἄλλῳ ἐπ᾽ αὐτὸ ἄγοντι δυναμένουςἕπεσθαι καὶ πολλὰ δίκαια αὐτὸ δὲ τὸ δίκαιον μή καὶ πάντα οὕτω δοξάζειν φήσομεν ἅπαντα γιγνώσκειν δὲ ὧν δοξάζουσιν οὐδέν1
Ceux qui regardent les nombreuses choses belles mais qui ne voient pas le beau lui-mecircme et ne sont pas capables de suivre quelquun qui les megravene vers lui ceux quiregardent les nombreuses choses justes mais pas le juste lui-mecircme et ainsi de tout le reste nous affrmons quils ont des opinions sur toutes choses mais quils ne connaissent rien de ce sur quoi ils opinent
En dautres termes lopinion est une capaciteacute intermeacutediaire qui na aucune bonne
utiliteacute si ce nest pour le plaisir de donner une opinion puisquelle ne cherche pas agrave
connaicirctre ce dont elle parle Comme il sagit quand-mecircme dune capaciteacute sans la
science elle ne peut eacuteviter de tomber dans lignorance On voit bien quil y a deacutejagrave au
moins deux maniegraveres opposeacutees de se trouver entre la science et lignorance agrave savoir
la philosophie qui se trouve entre le savoir et lignorance mais si proche du savoir et
lopinion qui se trouve eacutegalement entre la science et lignorance mais si proche de
lignorance
III223 Refus de la veacuteriteacute
Dans le passage preacuteceacutedent nous avons remarqueacute que nombreux sont ceux qui ont
une opinion sur toutes sortes des choses et qui sont incapables de suivre les chemins
qui megravenent agrave la veacuteriteacute Dans un autre passage Socrate dit presque la mecircme chose
τί οὖν ἐὰν ἡμῖν χαλεπαίνῃ οὗτος ὅν φαμεν δοξάζειν ἀλλ᾽ οὐ γιγνώσκειν καὶ ἀμφισβητῇ ὡς οὐκ ἀληθῆ λέγομεν2
Mais alors que dire si celui-ci se facircche contre nous lui dont nous disons quil a une opinion mais quil ne connaicirct pas et que dire encore sil conteste que nousdisons vrai
Dans le cas dune meacutemoire normale ou mieux encore une bonne meacutemoire celui qui
est dans lignorance est moins pire que ces gens-lagrave car lillusion est beaucoup plus
fragile et facile agrave deacutemolir que lopinion Ainsi il se rend senseacute plus facilement que les
gens meacutediocres cest dailleurs la deacutefnition de la meacutediocriteacute
1 Ibid 479 e2 Ibid 476 d
147
Socrate Ah Criton si seulement les gens eacutetaient capables des pires des maux de sorte quils fussent capables des biens les plus grands ce serait parfait En fait ils sont incapables de lun et de lautre car impuissants agrave rendre quelquun senseacute ou insenseacute ils font nimporte quoi1
Les dialogues ougrave la discussion a lieu entre Socrate et les sophistes semblent montrer
que ces derniers sont beaucoup plus faciles agrave persuader que laccusateur Meacuteleacutetos
laquo Ce que tu dis est incroyable Meacuteleacutetos et tu ne crois mecircme pas toi-mecircme agrave ce que tu
dis jen ai bien limpression raquo2 Cest en ce sens que ces gens-lagrave qui refusent de
connaicirctre la veacuteriteacute parce quils ont une opinion sont les pires de lignorance
III23 Theacuteeacutetegravete
Le dialogue est connu pour la question de savoir ce quest la science (ἐπιστήμη)
mais les trois reacuteponses donneacutees par Theacuteeacutetegravete sont formuleacutees agrave partir dune part dans
la premiegravere reacuteponse de la sensation (αἴσθησις) dautre part dans les deux autres
reacuteponses de lopinion (δόξα) Ainsi lexamen ne peut eacutechapper agrave lanalyse de la
sensation et lopinion
III231 Oubli sensation meacutemoire
La meacutemoire ne signife pas automatiquement le savoir ce nest quune condition
parmi dautres Sans meacutemoire est agrave coup sucircr synonyme dignorance Commenccedilons
par la question du dialogue quest-ce que la science Dans sa premiegravere deacutefnition
pour Theacuteeacutetegravete laquo la science nest pas autre chose que la sensation raquo3 Or la sensation
est une affection ou plus exactement un mouvement qui affecte agrave la fois le corps et
lacircme4 La meacutemoire est deacutefnie comme la sauvegarde de la sensation5 Troisiegravemement
loubli signife laquo la disparition de la meacutemoire raquo6 Le passage suivant d u Theacuteeacutetegravete
semble ecirctre un commentaire de cette theacuteorie deacuteveloppeacutee dans le Philegravebe
Σωκράτης
τί δέ ἡ τῶν σωμάτων ἕξις οὐχ ὑπὸ ἡσυχίας μὲν καὶ ἀργίας διόλλυται ὑπὸ γυμνασίων δὲ καὶ κινήσεως ἐπὶ πολὺ σῴζεται
Θεαίτητος
Socrate
Mais quoi Leacutetat du corps nest-il pas ruineacute par le repos et loisiveteacute preacuteserveacute au contraire pour une dureacutee appreacuteciable par les exercices et les mouvements
Theacuteeacutetegravete
1 Criton 44 d2 Apologie 26 e3 Theacuteeacutetegravete 151 e4 Voir Philegravebe 34 a5 Ibid6 Ibid 33 e
148
ναί
Σωκράτηςἡ δ᾽ ἐν τῇ ψυχῇ ἕξις οὐχ ὑπὸ μαθήσεως μὲν καὶ μελέτης κινήσεων ὄντων κτᾶταί τε μαθήματα καὶ σῴζεται καὶ γίγνεται βελτίων ὑπὸ δ᾽ ἡσυχίας ἀμελετησίας τεκαὶ ἀμαθίας οὔσης οὔτε τι μανθάνει ἅ τε ἂν μάθῃ ἐπιλανθάνεται1
Si
SocrateEt leacutetat qui regravegne dans lacircme Nest-ce pas gracircce agrave lapprentissage et agrave lactiviteacute intellectuelle choses qui sont des mouvements quelle acquiert des connaissances et que son eacutetat est preacuteserveacute etameacutelioreacute tandis que sous leffet du repos qui consiste agrave nappliquer son esprit agrave rien et agrave ne pas apprendre agrave la fois elle napprend aucune chose et elle oublie celle quelle a pu apprendre
Dans ce passage lignorance (ἀμαθία) signife le fait de ne pas apprendre ou loubli
Comme la sensation deacutepend de leacutetat du corps et de celui de lacircme si la science est
sensation il ny aura jamais une science universellement valable Cela rejoint en effet
lhomme-mesure de Protagoras sujet du chapitre prochain Or comme nous en
avons deacutejagrave lu un passage du Philegravebe2 dans la section laquo III133 La jalousie raquo lopinion
naicirct de la sensation et de la meacutemoire cest-agrave-dire de la sensation du preacutesent et des
sensations du passeacute puisque cest dans la meacutemoire que les sensations du passeacute se
conservent Or lapparaicirctre cest sentir (laquo τὸ δέ γε φαίνεται αἰσθάνεσθαί ἐστιν raquo)3
de sorte que la meacutemoire garde des diffeacuterentes sensations lieacutees au mecircme apparaicirctre
Puisque leacutetat du corps et celui de lacircme ne sont pas toujours identiques selon le
temps lespace et les circonstances ou autres la sensation ne serait jamais identique
Par conseacutequent en jugeant par la sensation il est ineacutevitable de donner des opinions
contradictoires sur la mecircme chose Par exemple le vin mecircme rouge de bonne qualiteacute
ne donne pas de sensations identiques cela deacutepend de beaucoup de paramegravetres
III232 Ce qui nest pas
Une tautologie est un dire qui ne donne pas de possibiliteacute de le juger en raison du fait
que le sujet et le preacutedicat expriment la mecircme chose
Σωκράτης
ἆρ᾽ οὖν οὐ ταύτῃ σκεπτέον ὃ ζητοῦμεν κατὰ τὸ εἰδέναι καὶ μὴ εἰδέναι ἰόντας ἀλλὰ κατὰ τὸ εἶναικαὶ μή
Θεαίτητος
Socrate
Serait-ce quil ne faudrait pas diriger notre recherche de ce point de vue mais au lieu de poursuivre lopposition entre savoir et ne pas savoir nous attacher agrave lecirctre et au non-ecirctre
Theacuteeacutetegravete
1 Theacuteeacutetegravee 153 b ndash c2 Philegravebe 38 b3 Theacuteeacutetegravete 152 b
149
πῶς λέγεις
Σωκράτηςμὴ ἁπλοῦν ᾖ ὅτι ὁ τὰ μὴ ὄντα περὶ ὁτουοῦν δοξάζων οὐκ ἔσθ᾽ ὡς οὐ ψευδῆ δοξάσει κἂν ὁπωσοῦν ἄλλως τὰ τῆς διανοίας ἔχῃ1
Que veux-tu dire
SocrateQue lexplication simple pourrait bien ecirctre celle-ci lopinion qui sur quelque objet que ce soit affrme ce qui nest pas ne peut pas ne pas ecirctre une opinion fausse quelque soit la penseacutee ougrave elle se forme2
Deux questions Pourquoi preacutefeacuterer lopposition entre lecirctre et le non-ecirctre agrave
lopposition entre savoir et ne pas savoir Pourquoi laffrmation est-celle
tautologique
1 Nous avons dit preacuteceacutedemment que quelconque opinion attend un examen pour
savoir si elle est vraie ou fausse Cest pourquoi Socrate annonce sans tarder le verbe
εἰδέναι sous forme dopposition laquo Or ne sommes-nous pas en cette alternative
devant toutes les questions comme devant chacune ou de savoir (εἰδέναι) ou de ne
pas savoir (μὴ εἰδέναι) raquo (188 a) Nous ne pouvons pas savoir si une opinion est
vraie ou fausse si nous ne connaissons mecircme pas ce quest cet objet sur lequel porte
cette opinion Mais la question de savoir (εἰδέναι) est tregraves compliqueacutee peut-ecirctre
mecircme peacuterilleuse Car le sens du verbe εἰδέναι est aussi double que μανθάνειν dans
lEuthydegraveme que nous avons deacutejagrave analyseacute dans la premiegravere partie du chapitre En voici
le sens eacutetymologique
εἰδέναι deacutesignant (sauf exception cf Il 7 238) une connaissance theacuteorique (cf le rapportavec ἰδεῖν laquo voir raquo) et ἐπίστασθαι une connaissance pratique3
En effet dans un premier temps Socrate emploie le verbe au premier degreacute cest-agrave-
dire au sens propre
Σωκράτης
ἀλλ᾽ ἆρα ἃ μὴ οἶδεν ἡγεῖται αὐτὰ εἶναι ἕτερα ἄττα ὧν μὴ οἶδε καὶ τοῦτ᾽ ἔστι τῷ μήτεΘεαίτητον μήτε Σωκράτη εἰδότι εἰς τὴν διάνοιαν λαβεῖν ὡς ὁ Σωκράτης Θεαίτητος ἢ ὁ Θεαίτητος Σωκράτης 4
Socrate
Serait-ce donc que lon prendrait les choses mecircmes que lon sait pour dautres que lon ne sait pas etpeut-on si lon ne connaicirct ni Theacuteeacutetegravete ni Socrate venir agrave penser que Socrate est Theacuteeacutetegravete ou Theacuteeacuteegravete Socrate 5
Eacutevidemment si lon na jamais vu Theacuteeacutetegravete on ne peut le connaicirctre En revanche
lorsque lon connaicirct quelquun en le voyant on se dit tient cest lui impossible de ne
pas le reconnaicirctre dans la mesure ougrave lon na pas perdu la meacutemoire On voit bien que
1 Ibid 188 c ndash d2 Trad par A Diegraves3 Cf lentreacutee laquo εἶδα raquo Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque P Chantraine 1999 [1968]4 Theacuteeacutetegravete 188 b5 Trad par A Diegraves
150
ici οἶδεν οἶδε et εἰδότι ne deacutesignent pas une connaissance theacuteorique Cest en ce sens
concret quil faut entendre le verbe dans la reacuteplique qui suit le preacuteceacutedent laquo Et
pourtant ce quon sait on ne peut le prendre pour ce quon ne sait pas ni ce quon ne
sait pas pour ce quon sait raquo1 Cest dans cette perspective concregravete que lopinion
fausse nest pas possible puisque la sensation ne peut ecirctre fausse
2 Dans la premiegravere reacuteplique Socrate emploie laquo τὸ εἶναι καὶ μή raquo (laquo ce qui est et ce
qui nest pas raquo) Si lon lit laquo ce qui nest pas raquo comme laquo ce qui nexiste pas raquo la
proposition est toujours fausse Car comme le dit Socrate laquo ὁ ἄρα ἕν γέ τι ὁρῶν ὄν
τι ὁρᾷ raquo (laquo par conseacutequent qui voit ne serait-ce quune seule chose voit quelque
chose qui est raquo)2 celui qui voit une certaine chose voit eacutevidemment certaine chose
qui existe et non pas certaine chose qui nexiste pas Autrement dit on ne peut pas
formuler une opinion sur ce qui nexiste pas Dans la seconde reacuteplique Socrate
emploie laquo τὰ μὴ ὄντα raquo Si lon lit laquo ce qui nest pas raquo (τὸ μή ὄν) comme le contraire
de ce qui est (τὸ ὄν) cest-agrave-dire comme les choses qui deviennent les choses
sensibles pour ainsi dire alors laquo ce qui nest pas raquo est toujours vrai puisque les
choses sensibles existent toujours elles deviennent toujours mais on ne peut pas non
plus formuler une opinion sur ce qui devient sans cesse Cest la raison pour laquelle
laquo ce qui nest pas raquo ne peut pas ne pas ecirctre une opinion fausse En somme formuler
une opinion sur ce qui nest pas na pas de sens Cest sans doute une critique visant
Parmeacutenide
III233 Le totaliteacute sans uniteacute
La troisiegraveme reacuteponse agrave la question de savoir ce quest la science est la science est
lopinion vraie accompagneacutee de la raison Les reacuteponses de Theacuteeacutetegravete ressemblent agrave un
bricolage cest-agrave-dire au goucirct de la pluraliteacute sans uniteacute Au deacutebut quand Socrate lui
demanda laquo la science en quoi peut-elle bien consister raquo3 le jeune Theacuteeacutetegravete disciple
du geacuteomegravetre Theacuteodore et en plus ami de Protagoras4 a citeacute toutes les belles choses
sauf la science Dans une sorte de bricolage on ramasse tout ce qui peut ecirctre utile agrave
un assemblage En dautres termes au lieu de chercher luniteacute Theacuteeacutetegravete tacircchait de
chercher la pluraliteacute
Socrate De bonne race et geacuteneacutereux mon cher celui qui quand on lui demande une seule chose
1 Ibid 188 c2 Ibid 188 e laquo Celui donc qui voit une certaine chose voit certaine chose qui est raquo (Trad par A Diegraves)3 Ibid 145 e4 Voir ibid 161 b et 162 c
151
en donne plusieurs et toute une varieacuteteacute agrave la place dune chose simple1
Ainsi Socrate lui apprend comment deacutefnir une chose donner une reacuteponse banale et
bregraveve ou tout simplement une reacuteponse simple Exemple agrave lappui la boue est un
meacutelange deau et de terre2 Dans cette deacutefnition usage et utilisation de la boue sont
absents Inspireacute de cet exemple Theacuteeacutetegravete donne la premiegravere deacutefnition de la science
comme sensation Au fond il a nommeacute sensation toutes les choses quil avait citeacutees
auparavant de la mecircme faccedilon quon nomme bricolage toutes sortes dactiviteacutes
manuelles non professionnelles aussi diverses que possible Ensuite il change de
couleur deacutefnissant la science comme lopinion vraie qui nest en reacutealiteacute autre chose
quune sorte de sensation Finalement Theacuteeacutetegravete fnit par ajouter la raison agrave lopinion
vraie pour deacutefnir la science Lagrave encore la science est une sorte de bricolage une
totaliteacute sans uniteacute
III3 Paradoxe socratique deacuteclaration dignorance
Lun des paradoxes socratiques le plus paradoxal est que dune part non seulement
la Pythie deacuteclara Socrate lhomme le plus savant mais aussi et surtout dans les
dialogues platoniciens Platon fait de lui un personnage savant veacuteritablement3
III31 Sans compeacutetence particuliegravere
Dans lIon Socrate dit ceci laquo Quant agrave moi je ne dis que des veacuteriteacutes vraies comme
cest naturel chez un homme deacutepourvu de toute compeacutetence particuliegravere (οἷον εἰκὸς
ἰδιώτην ἄνθρωπον) raquo4 Les Nueacutees dAristophane dont Socrate est le personnage
principal dans la piegravece sous son vrai nom remportegraverent le troisiegraveme prix en 423 av
J-C au concours des Grands Dionysies Cela eacutetant Socrate neacute en 470469 eacutetait deacutejagrave
tregraves connu agrave Athegravenes dans les anneacutees 420 Dans le Parmeacutenide Socrate eacutetait un tout
jeune homme5 Tout cela paraicirct plausible car si le dieu assigna agrave Socrate la tacircche de
vivre en philosophie6 il ny a pas de raison de penser que le dieu len assigna
tardivement Dailleurs dans lApologie on peut lire ceci laquo Les deacutebuts en remontent agrave
mon enfance Cest une voix qui lorsquelle se fait entendre me deacutetourne toujours de
ce que je vais faire mais qui jamais ne me pousse agrave laction raquo7 Dans lhistoire de
1 Ibid 146 d2 Voir ibid 147 c3 Agrave propos des paradoxes socratiques cf L-A Dorion laquo II mdash La deacuteclaration dignorance raquo (p 43 ndash
55) et laquo VI mdash Les paradoxes socratiques raquo (p 76 ndash 89) Socrate Paris PUF 20044 Ion 532 d ndash e5 Voir Parmeacutenide 127 c et 130 e Sur la question de son acircme cf Parmeacutenide laquo Introduction raquo p 13 ndash 146 Voir Apologie 28 e laquo τοῦ δὲ θεοῦ τάττοντος raquo (laquo quand le dieu ma assigneacute pour tacircche raquo)7 Apologie 31 d
152
lHumaniteacute on constate que les geacutenies les grands talents se manifestent degraves le tregraves
jeune acircge Il est ainsi tout agrave fait coheacuterent que Socrate soit un homme deacutepourvu de
toute compeacutetence particuliegravere puisque le dieu ne le lui permet pas Certes il est
compeacutetent dans la philosophie mais il ne fait pas de la philosophie un meacutetier
reacutetribueacute Le mot ἰδιώτης deacutesigne en effet celui qui est deacutepourvu de compeacutetence
professionnelle cest-agrave-dire reacutetribueacutee
III32 Faux ou vrai savant
LApologie le Cratyle les deux Hippias le Protagoras et le Theacuteeacutetegravete nous apprennent que
lenseignement eacutetait un commerce tregraves lucratif1 Ecirctre savant agrave cette eacutepoque signife
que les savants enseignaient leur savoir contre beaucoup dargent laquo en leur
teacutemoignant en plus de la reconnaissance raquo2 Or largent et lhonneur sont choses
illimiteacutes on en veut toujours plus Cela pose problegraveme pour gagner toujours plus de
largent et de lhonneur on a ineacutevitablement tendance agrave gonfer la valeur de son
enseignement Ainsi lobjet du savant nest plus le savoir mais dargent et dhonneur
Dans ces conditions plus on est reacuteputeacute pour son savoir plus on en est le contraire
cest-agrave-dire savant ignorant doublement ignorant lui-mecircme ignorant du savoir les
autres ignorent aussi quil nest pas savant en reacutealiteacute sinon personne ne lui donnerait
de largent contre son enseignement
Socrate est plus savant que ces savants-lagrave Dabord il ne simagine pas savoir ce quil
ne sait pas Ensuite il ignore largent et lhonneur dailleurs il est tregraves pauvre 3 et
surtout pour lui ecirctre philosophe cest seacutecarter de tous les appeacutetits du corps
Voilagrave donc Simmias et Ceacutebegraves mes chers pourquoi ceux qui philosophent droitement se tiennent agrave leacutecart de touts les appeacutetits du corps sans exception leur reacutesistent et refusent de sy abandonner Concernant la perte de leurs biens ou la pauvreteacute ils neacuteprouvent autant dire aucune crainte agrave la diffeacuterence de la plupart des gens qui eux aiment largent4
Enfn il ne donne pas denseignement laquo car je nai jamais promis agrave aucun deux
denseigner rien qui sapprenne raquo5 cest en ce sens quil est ignorant car celui qui est
incapable denseigner rien qui sapprenne est eacutevidemment un ignorant En effet on
ne peut qualifer dignorant celui qui possegravede vraiment une certaine compeacutetence
1 Voir Apologie 19e ndash 20 b Cratyle 391 b Hippias majeur 281 b 284 a Hippias mineur 364 d Protagoras310 d 328 b ndash c Theacuteeacutetegravete 167 d 179 d
2 Apologie 20 a Cratyle 391 b3 Voir Apologie 23 c 31 c4 Pheacutedon 82 c5 Apologie 33 b
153
particuliegravere puisque toute compeacutetence particuliegravere senseigne et sapprend Cela ne
veut pas dire que Socrate ne possegravede pas un certain savoir mais qui ne senseigne
pas en tout cas il ne lenseigne pas puisquun savoir non particulier tel quil le
possegravede est accessible agrave tous Il na donc pas de raison de lenseigner nous en
parlerons dans le prochain chapitre En conclusion les sophistes savants ignorants
sont les savants qui tendent vers lignorance Socrate ignorant savant est un ignorant
qui tend vers le savoir
III33 Le philosophe est neacutecessairement laquo ignorant raquo
Le philosophe est celui qui aspire au savoir cela eacutetant il nest ni savant ni ignorant
laquo Voici en effet ce qui en est Aucun dieu ne tend vers le savoir ni ne deacutesire devenir
savant car il lest or si lon est savant on na pas besoin de tendre vers le savoir Les
ignorants ne tendent pas davantage vers le savoir ni ne deacutesirent devenir savants raquo1
Ce propos de Diotime est en contradiction avec la reacutealiteacute de Socrate qui est agrave la fois
ignorant et savant En effet la contradiction vient de la porteacutee du terme laquo savoir raquo
Nous savons quil y a deux sortes de savoir le savoir que le dieu possegravede il sagir du
savoir de ce qui est et le savoir que les hommes possegravedent ce sont les savoirs
particuliers ou speacutecifques Celui qui possegravede le savoir de ce qui est ignore les savoirs
particuliers et celui qui possegravede les savoirs particuliers ne peut eacutechapper agrave
lignorance du savoir de ce qui est Cela eacutetant il ny a rien de contradictoire et encore
moins de paradoxal dans la deacuteclaration socratique decirctre ignorant agrave leacutegard du
savoir divin il est le plus savant parmi les hommes agrave leacutegard des savoirs particuliers
il est ignorant
III4 Conclusion
Lignorance est synonyme du fait de simaginer savoir ce quon ne sait pas en reacutealiteacute
Il est en fait question de se connaicirctre soi-mecircme autrement dit le fait de ne pas se
connaicirctre soi-mecircme est la marque de lignorance En effet si lon ne se connaicirct pas
soi-mecircme on ne peut savoir ce qui est propre agrave soi-mecircme cest-agrave-dire agrave son acircme Or
ce qui est propre agrave lacircme est neacutecessairement immortel puisque lacircme est immortelle
Cela eacutetant mecircme si les fonctions Ardente et deacutesirante de lacircme sont propres agrave lacircme
car aucune chose deacutepourvue dacircme ne peut ecirctre spontaneacutement Ardente ou deacutesirante
elles ne sont pas immortelles De la sorte le fait de posseacuteder une technique une
compeacutetence particuliegravere ou une science speacutecifque ne signife pas pour autant quon
1 Banquet 203 e ndash 204 a
154
se connaicirct soi-mecircme puisque les objets de ces savoirs particuliers se trouvent dans le
monde sensible Cest pourquoi formuler une opinion mecircme droite sur les choses
sensibles ne peut eacuteviter decirctre ignorant De lagrave vient le paradoxe socratique Socrate
est agrave la fois savant et ignorant Il est savant par rapport agrave ceux qui naspirent pas au
savoir il est ignorant par rapport au savoir divin mais aussi parce quil ne possegravede
aucune science particuliegravere ou speacutecifque en raison du fait quil nexerce aucun
meacutetier
155
Ch IV Lἐπιστήμη159IV1 Signifcation160
IV11 Tradition160IV12 Sophiste161IV13 Philosophe163
IV2 Τέχνη comme opinion165IV21 Image dimage166
IV211 Peinture166IV212 Eacutecriture168IV213 Sensible171
IV22 Croyance173IV221 Croyance agrave la folie divine174IV222 Croyance au λόγος175IV223 Croyance aux biens particuliers176
IV3 Τέχνη comme utiliteacute179IV31 Lutiliteacute technique et la connaissance180IV32 Lutiliteacute technique et la sensation180IV33 Lutiliteacute technique et le temps183
IV4 La διάνοια185IV41 Discours argumentatifs185
IV411 Hypothegravese185IV412 Raisonnement187IV413 Veacuteriteacute190
IV42 Les matheacutematiques191IV421 Immuabiliteacute192IV422 Preacutecision194IV423 Enseignement194
IV5 La politique195IV51 Conception traditionnelle196IV52 Conception de sophiste197IV53 Conception philosophique200
IV6 La connaissance de lecirctre200IV61 Principes decirctre201IV62 Fonction propre202IV63 Eacuteducation203
IV7 Conclusion204
157
Ch IV Lἐπιστήμη
Geacuteneacuteralement la science peut ecirctre deacutefnie comme la connaissance de lexcellence des
reacutealiteacutes Or il existe les reacutealiteacutes sensibles les reacutealiteacutes intelligibles et entre les deux les
reacutealiteacutes de lacircme dont lexcellence est la vertu agrave laquelle nous consacrons le chapitre V
laquo La vertu raquo 1 Dans le monde sensible chaque chose a sa propre utiliteacute gracircce agrave son
excellence le marbre par exemple est extrecircmement compact ferme solide reacutesistant
au vent agrave la pluie agrave la chaleur et au temps et capable de recevoir un tregraves beau poli
cest pourquoi le marbre est une matiegravere de luxe en architecture et en art mais il est
diffcile agrave tailler Ainsi tailler le marbre constitue une technique ou une science
particuliegravere De mecircme pour toutes les autres choses sensibles 2 Agrave la diffeacuterence des
choses sensibles dont les proprieacuteteacutes sont tregraves stables et relativement simples la
socieacuteteacute humaine relevant elle aussi du monde sensible est beaucoup plus complexe
Sa nature est instable et complexe en raison de la complexiteacute de la structure
fonctionnelle de lacircme humaine la solidariteacute la productiviteacute la culture la
civilisation la paix ou encore bien dautres belles choses constituent lexcellence de la
socieacuteteacute humaine Toutefois pour quelle vive toujours dans son excellence il lui est
neacutecessaire de posseacuteder lart dorganiser la citeacute afn de faire exister son excellence cet
art a pour nom la politique 3 Les matheacutematiques font partie du monde intelligible
Leur excellence commune est leffcaciteacute la puissance la rigueur la fabiliteacute et elles
peuvent senseigner Mais lexcellence matheacutematique comme lexcellence des choses
sensibles nest ni bonne ni mauvaise cela deacutepend de lusage elle peut bien servir
pour faire des biens comme pour faire des maux 4 En revanche lexcellence de ce
qui est est toujours bonne en soi et par soi elle ne peut en aucun cas servir pour
causer du tord elle est le bien mecircme Cest pourquoi la veacuteritable science est la science
du Bien
Comme les choses sensibles participent agrave ce qui est cest-agrave-dire la veacuteriteacute ou la reacutealiteacute
intelligible ou la reacutealiteacute universelle et immuable ou la reacutealiteacute qui est toujours la mecircme
en soi et par soi ou dautres qualifcatifs de mecircme genre le fait de posseacuteder la
technique qui maicirctrise lexcellence dune chose sensible si aussi une belle faccedilon de
participer agrave ce qui est De mecircme pour la politique et les matheacutematiques cest une
question de degreacute cest pourquoi nous en parlons sous le titre de la science
159
IV1 Signifcation
Le tableau suivant donne une reacutecapitulation de la freacutequence des deux termes
parfois synonymes ἐπιστήμη et σοφία dans les œuvres de Platon1
0 [ἐπιστήμη] Criton Hippias majeur toutes les Lettres sauf VII Lois II V VIII Lysis Reacutepublique VIII
[σοφία] Critias Criton Lettre II III IV V VIII IX XI XII Lois II IV VI VII VIII X XI XII Parmeacutenide Politique Reacutepublique VIII IX Sophiste Timeacutee
lt 6 [ἐπιστήμη] 1 Critias Lois III IV VI VII IX X XI Meacutenexegravene 2 Apologie Euthyphron Lois I XII Reacutepublique II III Timeacutee 3 Alcibiade Cratyle Reacutepublique IX 5 Lettre VII Reacutepublique X
[σοφία] 1 Charmide Ion Lettre VII X XIII Lois I IX Meacutenexegravene Reacutepublique II V VII 2 Alcibiade Lois V Lysis Pheacutedon Reacutepublique III 3 Lettre VI Reacutepublique X 4 Gorgias 5 Lois III Phegravedre Philegravebe Reacutepublique IV VI
ge 6 [ἐπιστήμη] Ion (6) Reacutepublique I (7) Hippias mineur (8) Reacutepublique VI (8) Phegravedre (11) Reacutepublique V (12) Sophiste (12) Reacutepublique VII (13) Banquet (14) Gorgias (19) Pheacutedon (20) Lachegraves (21) Parmeacutenide (23) Reacutepublique IV (26) Protagoras (30) Philegravebe (36) Meacutenon (40) Euthydegraveme (45) Politique (56) Charmide (85) Theacuteeacutetegravete (125)
[σοφία] Euthyphron (7) Hippias mineur (7) Lachegraves (7) Reacutepublique I (7) Cratyle (8) Meacutenon (11) Apologie (12) Banquet (12) Hippias majeur (13) Theacuteeacutetegravete (18) Protagoras (26) Euthydegraveme (37)
Pour le sophiste Protagoras les deux termes ne sont pas synonymes puisque pour
lui la vertu nest pas lobjet dune science mecircme si dun meacutetier consiste agrave enseigner la
vertu cependant il reconnaicirct le savoir comme vertu Agrave linverse dans le Theacuteeacutetegravete par
exemple les deux termes sont synonymes
IV11 Tradition
La toute premiegravere reacuteponse du jeune Theacuteeacutetegravete agrave la question laquo quest-ce que la science raquo
reacutevegravele la signifcation traditionnelle du terme
Theacuteeacutetegravete Ce qui me semble donc cest agrave la fois que les choses quon peut apprendre de Theacuteodore sont des sciences la geacuteomeacutetrie et les disciplines que tu eacutenumeacuterais il y a un instant et quela cordonnerie aussi ainsi que les meacutetiers des autres artisans tous et aussi bien chacun dentre eux ce nest pas autre chose que de la science2
Dapregraves ce propos tout ce qui sapprend par lenseignement ou par la pratique peut
ecirctre consideacutereacute comme ἐπιστήμη Par ailleurs agrave la question de savoir si la science et le
savoir sont-ils identiques Theacuteeacutetegravete reacutepondit quils sont identiques (145 e) Pourquoi
ce propos exprime-t-il la signifcation traditionnelle du terme Premiegraverement il ne
correspond ni agrave la signifcation sophistique du terme (le savoir et la science ne sont
pas la mecircme chose) ni agrave la signifcation philosophique (lἐπιστήμη est la science de
1 Pour voir les deacutetails lexicologiques cf laquo Annexe ἐπιστήμη raquo et laquo Annexe σοφία raquo2 Theacuteeacutetegravete 146 c ndash d
160
ce qui est bien au-delagrave de la matheacutematique et de la τέχνη) Deuxiegravemement la
deacutefnition que donne ici Theacuteeacutetegravete ne deacutesigne pas la science ni une science mais
lensemble des sciences ce qui semble correspondre agrave ce passage du Politique
LEacutetranger Divise alors lensemble des sciences (ἐπιστήμας) de la faccedilon que voici en donnant aux unes le nom de laquo pratiques (πρακτικήν) raquo et aux autres celui de laquo purement cognitives (τὴν δὲ μόνον γνωστική) raquo1
Nous pouvons mecircme dire ceci de maniegravere geacuteneacuterale le fait de nommer les diffeacuterentes
choses par le mecircme nom sans les distinguer les unes des autres relegraveve plus ou moins
de la tradition puisque cest lhabitude qui parle et non la science Troisiegravemement
laquo jusquagrave Platon en effet le terme σοφία peut recevoir nimporte quel contenu dans
la mesure ougrave la σοφία nest dans le monde sensible lieacutee agrave aucun contenu
particulier raquo2 de mecircme pour lἐπιστήμη puisque les deux termes ne diffegraverent pas
IV12 Sophiste
Le sophiste (σοφιστής) nest pas aussi facile agrave deacutefnir Dabord le terme σοφιστής a
un radical composeacute de σοφ deacuteriveacute de ladjectif σοφός (savant) ou du nom σοφία
(savoir) et de la racine ιστ (savoir)3 Deacutejagrave la composition ressemble agrave une ironie
savant + savoir comme si le savant ne sufft pas pour exprimer la possession du
savoir Ensuite en ce qui concerne le savoir du sophiste leacutecart est inconciliable entre
ce quen pense la foule Socrate et le sophiste lui-mecircme qui preacutetend enseigner la
vertu
mdash λέγε δή τί ἡγῇ εἶναι τὸν σοφιστήν
mdash ἐγὼ μέν ἦ δ᾽ ὅς ὥσπερ τοὔνομα λέγει τοῦτον εἶναι τὸν τῶν σοφῶν ἐπιστήμονα4
mdash Dis-moi donc quest-ce quun sophiste agrave ton avis
mdash Pour ma part dit-il comme le nom lindique je pense que cest quelquun qui sy connaicirct en choses savantes
Les sophistes sont reacuteputeacutes pour leur savoir mais comme le jeune Hippocrate la
foule ne sait pas en reacutealiteacute quelles sont laquo ces choses savantes raquo Dailleurs dans les
Nueacutees dAristophane le personnage de Socrate ressemble agrave la fois agrave un sophiste
rheacuteteur et physicien Dans le Banquet Diotime associe le sorcier au sophiste laquo δεινὸς
γόης καὶ φαρμακεὺς καὶ σοφιστής raquo (laquo cest un sorcier redoutable un magicien et
un sophiste raquo)5 pour dire le charme du discours de sophiste Dans le Timeacutee Timeacutee
1 Politique 258 e2 Brisson Luc laquo Le mythe de Protagoras et la question de des vertus raquo Lectures de Platon Paris Vrin
2000 pp 113 ndash 133 p 1303 Cf Protagoras trad par Alfed Croiset note 1 p 24 Les Belles Lettres 2002 [1923]4 Protagoras 312 c5 Banquet 203 e
161
deacutecrit les sophistes en ces termes critiques
Quant aux sophistes jestime quils font preuve dun remarquable savoir-faire qui leur permet de produire une multitude de discours et de reacutealiser dautres choses admirables mais je crains que vagabondant de ville en ville et nayant nulle part eacutelu domicile ils nesoient hors deacutetat de comprendre agrave propos dhommes qui sadonnent agrave la fois agrave la philosophie et agrave la politique limportance et la qualiteacute de tout ce que ces hommes peuvent dans les combats et dans les discussions faire et dire dans laction par leurs actes et par la parole dans leurs reacuteunions respectives1
Limage des sophistes semble ironiquement fatteuse car inteacuteresseacutes par largent ils
sont venus pour parler et non pour eacutecouter Mais il faut dire aussi que Timeacutee brosse
cette image de maniegravere quelque peu caricaturale Il est vrai que en geacuteneacuteral les
sophistes sont sucircrs de leur savoir tel Euthydegraveme
Euthydegraveme Cest la vertu Socrate reacutepondit-il Nous pensons pouvoir la transmettre mieux que personne et au plus vite2
laquo Mais si maintenant vous posseacutedez reacuteellement une telle connaissance (τὴν
ἐπιστήμην) ayez pitieacute de nous mdash vous le voyez cest absolument comme agrave deux
dieux que je madresse agrave vous en vous priant de me pardonner ce que jai dit
avant raquo3 Eacutevidemment les deux sophistes affrment quils possegravedent cette science Or
Protagoras soutient que la vertu senseigne mais nest pas science Y a-t-il une
diffeacuterence fondamentale entre Euthydegraveme et Protagoras En effet les sophistes en
geacuteneacuteral nont pas dhabitude de deacutefnir les choses concregravetes ou abstraites afn de les
distinguer cest en ce sens quils ne sont pas diffeacuterents Enfn agrave leacutepoque de Socrate
comme agrave leacutepoque actuelle le sophiste a mauvaise reacuteputation Si on qualife
aujourdhui un intellectuel de sophiste ce serait entendu comme une insulte Les
sophistes eacutetaient-ils vraiment si mauvais que ccedila Le rocircle des sophistes dans les
dialogues platoniciens ressemble agrave celui des avocats dans la deacutemocratie moderne Le
Protagoras illustre un portait du sophiste assez complexe Dans la premiegravere partie du
dialogue nous avons deux images opposeacutees de Protagoras agrave savoir laquo il est seul agrave ecirctre
savant raquo (310 d) aux yeux du jeune Hippocrate mais pour Socrate il ressemble agrave un
charlatan laquo une sorte de neacutegociant qui vend en gros ou en deacutetail les marchandises
dont lacircme se nourrit raquo (313 c) Ce propos de Socrate ressemble agrave un preacutejugeacute car au
deacutebut de lentretien le mythe et le discours de Protagoras semblent montrer que le
sophiste est un intellectuel reacutefeacutechi puisque lart politique quil propose comprend la
vertu mecircme sil ne sait pas la deacutefnir mdash dailleurs cela nest philosophiquement pas
1 Timeacutee 19 e2 Euthydegraveme 273 d3 Ibid 273 e
162
une tacircche facile quand laquo le plus souvent dans la citeacute deacutemocratique les
responsabiliteacutes politiques sont tireacutees au sort raquo1 Toutefois dans le Phegravedre le sophiste
fait partie du huitiegraveme rand un peu mieux que le tyran2 Bref il est diffcile de
deacuteterminer le rapport des sophistes agrave la science En tout cas sans eux le volume des
dialogues platoniciens serait largement reacuteduit et Socrate sennuierait
IV13 Philosophe
Une science se deacutefnit par son objet Dans les premiers dialogues platoniciens cest la
vertu qui est lobjet de la science mais ce passage du Lachegraves semble donner loccasion
de constater que Socrate assimilerait le courage aux autres savoirs techniques3
Σωκράτης
οὐ μόνον ἄρα τῶν δεινῶν καὶ θαρραλέων ἡ ἀνδρεία ἐπιστήμη ἐστίνοὐ γὰρ μελλόντων μόνον πέρι τῶνἀγαθῶν τε καὶ κακῶν ἐπαΐει ἀλλὰ καὶ γιγνομένων καὶ γεγονότων καὶ πάντως ἐχόντων ὥσπερ αἱ ἄλλαι ἐπιστῆμαι4
Socrate
Le courage nest donc pas seulement la connaissance des choses redoutables et de celles qui inspirent confancecar sa compeacutetence seacutetend non seulement aux biens et aux maux futurs mais aussi agrave ceux du preacutesent et du passeacute bref de toutes les eacutepoques comme cest le cas pour les autres connaissances
Premiegraverement on ne sait pas avec certitude ce que pourrait deacutesigner le syntagme laquo αἱ
ἄλλαι ἐπιστῆμαι raquo5 Supposons quil deacutesigne les autres savoirs techniques chacun
ayant son objet Cependant en raison de leacutevolution constante des outils techniques
mecircme si les objects techniques ne changent pas (le marbre pour le tailleur de pierre
le bois pour le menuisier par exemple) les savoirs techniques eacutevoluent
reacuteguliegraverement en ce sens quaucun savoir ne peut reacutesister aux vicissitudes
temporelles Deuxiegravemement laquo il nest pas du tout eacutevident que le courage se rapporte
aussi bien au passeacute quau preacutesent et au futur Peut-on vraiment ecirctre courageux agrave
lendroit deacuteveacutenements passeacutes raquo6 En effet le courage est agrave la fois comportement et
science Du point de vue du comportement on ne peut ecirctre courageux agrave lendroit
1 Reacutepublique VIII 557 a2 Voir Phegravedre 248 d ndash e3 Cf Lachegraves laquo Notes raquo ndeg 196 p 167 laquo Lindiffeacuterenciation temporelle de lobjet du courage provient
donc dune analogie avec les savoirs techniques (agriculture meacutedecine etc) Il est pour le moins deacuteconcertant de voir Socrate assimiler le cas du courage agrave celui de tous les autres savoirs lui qui sest plus tocirct eacutevertueacute agrave faire comprendre agrave Lachegraves que le courage nest preacuteciseacutement pas un savoir dece genre On voit que la position de Socrate relativement au statut du courage en tant que connaissance est ambivalente tantocirct il oppose le courage aux diffeacuterents savoirs techniques tantocirct il fait comme si le courage eacutetait un simple savoir technique parmi dautres raquo
4 Ibid 199 b ndash c 5 Ne faut-il pas distinguer laquo la connaissance de leacutequitation raquo et laquo leacutequitation raquo La premiegravere semble
ecirctre une connaissance theacuteorique qui senseigne la seconde une τέχνη que lon acquiert par la pratique
6 Lachegraves laquo Notes raquo ndeg 195 p 167
163
deacuteveacutenements passeacutes ou pas encore arriveacutes mais du point de vue de la science cest-
agrave-dire la connaissance de ce qui est le courage est indeacutependant du temps celui qui
possegravede cette science est neacutecessairement courageux en tout temps Troisiegravemement
Socrate parle souvent de savoirs techniques cest une faccedilon de faire comprendre les
notions philosophiques qui ne sont toujours pas faciles agrave comprendre comme on
montrerait agrave un enfant une image dun pont pour lui apprendre le mot laquo pont raquo
Quatriegravemement il faut se meacutefer de ce que Socrate dit Dans le Protagoras il soutient
que la vertu est science mais qui ne senseigne pas ce qui est diameacutetralement opposeacute
agrave la thegravese de Protagoras Sagit-il dune ruse de la part de Socrate Certainement pas
En effet lagrave ougrave la diffculteacute est importante la chance de trouver la veacuteriteacute est grande
cest la raison pour laquelle Socrate passe son temps agrave mettre lui-mecircme et les autres
en embarras en diffculteacute
Dans les dialogues tardifs la science a pour objet les formes intelligibles Si lon
considegravere que laquo la science platonicienne ne se deacutefnit que meacutediatement raquo1 alors
toutes les choses qui se trouvent entre lillimiteacute (le feu leau lair et la terre) et la
limite (les formes intelligibles)2 sont intermeacutediaires pas seulement le langage
matheacutematique les fgures geacuteomeacutetriques et les proceacutedeacutes de construction En effet
lintermeacutediaire existe en raison des deux extreacutemiteacutes les quatre eacuteleacutements et les formes
intelligibles Cela eacutetant on distingue trois sortes de connaissances 1 lopinion qui
est connaissance des choses intermeacutediaires ou immeacutediates cest-agrave-dire des choses
sensibles qui deviennent sans cesse 2 La connaissance de lunivers qui se forme par
les quatre eacuteleacutements dont la quantiteacute est deacutetermineacutee par les lois matheacutematiques et
physiques En dautres termes la connaissance de lunivers est fondamentalement
matheacutematique et physique ce que le Timeacutee exprime mais aussi logique ce que la
seconde partie du Parmeacutenide exprime 3 La science de ce dont lobjet est la forme
intelligible cela eacutetant la science ne se deacutefnit pas meacutediatement puisque la forme
intelligible est accessible de maniegravere directe par la fonction intellective de lacircme
Cependant si la science senseigne cet enseignement et non cette science mecircme ne
peut se fonder que meacutediatement car cet enseignement ne peut se faire que par des
moyens intermeacutediaires comme leacutecriture la parole la musique la danse la
1 Cf Henri Joly laquo La science platonicienne ne se deacutefnit que meacutediatement et suppose lutilisation deces intermeacutediaires que sont le langage matheacutematique les fgures geacuteomeacutetriques et les proceacutedeacutes de construction Bref toute une technique scientifque est agrave lœuvre dans la science platonicienne et la theacuteorie de la science est inseacuteparable des pratiques theacuteoriques qui en constituent lorgane raquo (Le renversement platonicien Logos eacutepisteacutemegrave polis Paris Vrin 1994 [1974] p 191)
2 Cf le chapitre preacuteceacutedent laquo III131 Quatre eacuteleacutements et le corps raquo
164
repreacutesentation symbolique
IV2 Τέχνη comme opinion
laquo La technique est le paradigme du rapport que lhomme entretient avec les objets
dans le sensible raquo1 Cest en ce sens que la technique est la forme de lopinion qui est
le jugement formuleacute agrave partir de la sensation actuelle et des sensations du passeacute qui
sont sauvegardeacutees dans la meacutemoire Autrement dit lexcellence technique est obtenue
non pas au moyen de la mesure mais au moyen de conjectures cest-agrave-dire
dopinions
Socrate Ainsi en premier lieu la musique en est pleine elle qui najoute pas ses harmonies au moyen de la mesure mais au moyen de conjectures comme cest le cas de lensemble de lart de la fucircte et chacun cherche agrave deacutecouvrir par la conjecture de la bonne mesure et de la corde qui vibre de sorte quelle mecircle une part consideacuterable de confusion agrave bien peu de certitude
Protarque Cest on ne peut plus vrai
Socrate Et ne verrons-nous pas que la meacutedecine lagriculture la navigation et la strateacutegie sont dans le mecircme cas
Protarque Bien sucircr
Socrate Quant agrave la construction le fait quelle emploie davantage de mesures et doutils lui confegravere gracircce agrave sa plus grande exactitude une techniciteacute supeacuterieure agrave la plupart des autres sciences2
Cest pourquoi nous analysons ici la technique comme opinion Autrement dit nous
nous inteacuteressons plutocirct agrave laspect geacuteneacuteral de la technique et non aux regravegles
speacutecifques de chaque technique particuliegravere Notons que la grande exactitude de
mesures et doutils des mesures ne relegraveve pas de la technique mecircme mais avant tout
de matheacutematiques Par exemple en musique la complexiteacute matheacutematique et la
techniciteacute des accordeurs modernes ne relegravevent pas de lart de jouer un instrument
Si la sensation ne peut ecirctre fausse lopinion peut lecirctre la technique aussi Mais ici
nous nexaminons pas lopinion du point de vue de la sensation mais de la source de
la sensation cest-agrave-dire de limage et de la croyance qui sont nommeacutees opinion dans
la Reacutepublique3
La terme δόξα est sans doute lun des termes les plus eacutetudieacutes dans le vocabulaire de
Platon plus de trente ans apregraves sa premiegravere publication La reacuteeacutedition augmenteacutee en
1 Dictionnaire Platon Ellipses 2007 p 1462 Philegravebe 56 a ndash b Notons ici que laquo la plupart des autres sciences raquo deacutesignent les techniques
caracteacuteriseacutees par la forte conjecture que Socrate eacutevoque preacuteceacutedemment3 Reacutepublique livre VII 533 e ndash 534 a
165
2015 de La theacuteorie platonicienne de la doxa1 en est la preuve La question se pose si
lopinion nest pas un objet pour la science pourquoi le terme est-il aussi
freacutequemment preacutesent dans les dialogues platoniciens2 Cest parce que lopinion est
une connaissance des choses sans savoir ce quelles sont en reacutealiteacute une forme
dignorance pour ainsi dire En effet mecircme sil sagit dune opinion droite elle est
individuelle et changeante ce qui est agrave eacuteviter dans leacuteducation et dans la
gouvernance de la citeacute Cest dans cette perspective que nous analysons le terme
δόξα agrave travers lexamen de limage de la croyance et de la τέχνη sans faire le lien
avec le logos ni faire de lopinion une theacuteorie
IV21 Image dimage
Ladjectif εἰκαστικός le substantif εἰκασία et le verbe εἰκάζειν ne sont pas tregraves
freacutequents dans les dialogues platoniciens3 Les exemples les plus ceacutelegravebres sont 1 le
troisiegraveme lit eacutevoqueacute au deacutebut du livre X de la Reacutepublique mecircme si lon ny trouve pas
ses trois termes puisque Socrate y parle de ce que fabrique le peintre (ζωγράφος)
2le mythe de Theuth dans le Phegravedre 3 la copie du paradigme dans le Parmeacutenide4
En effet le verbe γράφειν deacutesigne agrave la fois lacte deacutecrire et celui de peindre5 cest en
ce sens que le texte lui aussi est une image Peindre un texte eacutecrire une peinture cela
nous paraicirct eacutetrange mais pas pour les grecs
IV211 Peinture
Le lit le plus cher est sans doute celui peint par Vincent Van Gogh dans son tableau
intituleacute La chambre agrave coucher (Museacutee dOrsay6) Si ce tableau se vendait le prix
1 Lafrance Yvon La theacuteorie platonicienne de la doxa Paris Les Belles Lettres 2015 [1981]2 Cf laquo Annexe δόξα raquo3 Alcibiade εἰκάζω (105 c) Banquet εἰκάσειεν (190 a) ᾔκασα (216 c) Cratyle εἰκάζομεν (425 c) εἰκάζει (432 b) εἴκασται (439 a) Ion εἰκάσαι (532 c) Lettre VII εἰκάζων (324 a) Lois II εἰκαστικαί (667 c) εἰκαστικήν (668 a) Meacutenon ᾔκασας (80 c) εἰκάζοντες (89 e) εἰκάζοιμεν (89 e) εἰκάζων (98 b) εἰκάζειν (98 b) Parmeacutenide εἰκασθῆναι (132 d) εἰκασθέντι (132 d) Pheacutedon εἰκάζω (99 e) Phegravedre εἰκασμένη (248 a) εἰκασθέντος (250 b) Philegravebe εἰκάζειν (55 e) Reacutepublique II εἰκάζῃ (377 e) Reacutepublique VI εἰκάζω (488 a) εἰκάζοντα (488 a) εἰκασίαν (511 e) Reacutepublique VII εἰκασίαν (534 a) εἰκασίαν (534 a) Sophiste εἰκαστικὴν (235 d) εἰκαστικήν (236 b) εἰκαστικὴν (236 c) εἰκαστικήν (264 c) εἰκαστικόν (266 d)
4 Dans le Parmeacutenide il sagit du terme ὁμοιώματα qui est plutocirct rare dans le corpus platonicien Cratyle ὁμοιώματι (434 a) Lois VII ὁμοιώματα (812 c) Parmeacutenide ὁμοιώματα (132 d)ὁμοιώματα (133 d) Phegravedre ὁμοίωμα (250 a) ὁμοιώμασιν (250 b) Notons que lὁμοίωμα et lεἰκασία semblent synonymes
5 Cf laquo Le discours eacutecrit sur un rouleau de papyrus peut ecirctre assimileacute agrave une image peinte dautantplus facilement que le cest le mecircme verbe γράφειν qui deacutesigne en grec ancien lacte deacutecrire et celui de peindre raquo (Brisson Luc laquo Annexe 1 Phegravedre 278 b - c raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 74 ndash 76 p 74)
6 Il existe trois versions de La chambre agrave coucher par rapport celle du Museacutee dOrsay les deux autres semblent moins abouties en terme de couleur
166
pourrait seacutelever agrave une centaine de millions deuros celon la cote de lartiste Aucun
lit particulier ne pourrait coucircter aussi cher Ce lit inutile coucircte donc plus cher quun
lit utile tel est le charme de limage Certes il nest pas tout agrave fait inutile du moins
cette œuvre de Van Gogh constitue un objet de grande valeur pour le Museacutee dOrsay
mais il nest pas utile en tant que lit dans sa fonction propre puisquil est entiegraverement
deacutepourvu de toute fonction dun lit particulier
En effet un lit particulier est une image du Lit dont un dieu est lauteur et un lit
peint est lui aussi une image La question se pose ainsi agrave leacutegard de la veacuteriteacute
pourquoi Socrate accorde-t-il agrave un lit particulier plus de place quagrave un lit peint alors
que tous les deux sont images Le Lit est une forme unique il a le mecircme statut que
la veacuteriteacute Cest pourquoi laquo le fabricant de lits ne produit pas la forme (εἶδος) qui est ce
quest le lit mais un lit particulier raquo1 Puisque le dieu qui laquo a produit ce lit qui est par
nature unique raquo (laquo μίαν φύσει αὐτὴν ἔφυσεν raquo)2 Mais que doit-on entendre par ce
lit divin qui est une forme unique Le lit se dit diffeacuteremment dans des diffeacuterents
langues en grec cest ἡ κλίνη en franccedilais le lit et ainsi de suite dans les autres
langues Autrement dit chaque langue a son propre nom pour deacutesigner le lit mais
quelque soit le nombre de mots diffeacuterents ils deacutesignent tous la mecircme fonction qui est
propre au lit universellement la mecircme Cest cette fonction propre qui est lœuvre
dun dieu (θεὸν ἐργάσασθαι3) Par la suite quand un menuisier fabrique un lit
particulier cest cette fonction propre du lit quil reacutealise Par conseacutequent si lon
considegravere ce lit particulier comme lopinion dun menuisier cest une opinion droite
puisque la fonction propre du lit correspond agrave la veacuteriteacute cest-agrave-dire agrave la fonction
propre telle quun dieu la deacutefnie comme nature unique du Lit
Par contre lorsque le peintre peint un lit dans son tableau celui-ci est deacutepourvu de
toute fonction propre du lit En dautres termes le lit peint est une imitation de
lapparence mecircme si lart de cette imitation est excellent alors quun lit particulier
fabriqueacute par un menuisier est une imitation de la veacuteriteacute De mecircme un lit peint est
aussi une opinion mais une opinion fausse puisquil ne dit pas la veacuteriteacute du lit Si le
Lit est lœuvre dun dieu il nest pas absurde de penser que la Peinture elle aussi est
lœuvre dun dieu La question se pose quelle est la fonction propre de la peinture
cest-agrave-dire la nature unique de la peinture Tant que lartiste nest pas capable de
reacutepondre agrave cette question il ne peut eacuteviter de fabriquer des opinions fausses Cest en
1 Reacutepublique X 5976 e ndash 597 a2 Ibid 597 d3 Ibid 597 b
167
ce sens que Socrate ne critique pas lart de la peinture mais les mauvais peintres les
mauvais imitateurs et non limitation en tant que telle Limitation doit en effet avoir
sa fonction propre par exemple les enfants commencent par imiter Cest la raison
pour laquelle devant les enfants les adultes en geacuteneacuteral et les parents en particulier
doivent avoir un comportement responsable Imiter cest aussi le moyen de devenir
meilleur En effet si lon peut devenir meilleur par son propre moyen on na nul
besoin dimitation ce qui nest pas le cas pour beaucoup mais on peut imiter les
sages afn de devenir meilleur De plus on peut bien imiter les reacutealiteacutes veacuteritables par
la peinture ou par la poeacutesie nest-ce pas en ce sens que lart conceptuel faisait un pas
Autrement dit ce que Socrate critique dans la premiegravere partie du livre X de la
Reacutepublique cest que limitation laquo nous tient eacuteloigneacutes de la reacutealiteacute veacuteritable raquo laquo et nous
aliegravene raquo1 parce quelle nimite pas la veacuteriteacute mais lapparence Et surtout limitation
dapparence exerce une infuence importante sur lesprit humain notamment dans
les domaines de lart et de la poeacutesie qui sont des instruments indispensables de
leacuteducation Dailleurs le fait que les enfants en geacuteneacuteral seraient beaucoup plus
sensibles agrave lart conceptuel que les adultes montre que leacuteducation joue un rocircle
important dans lorientation de la sensibiliteacute dans leacuteducation traditionnelle on
trouvait peu denseignements relatifs agrave lart conceptuel comme si leacuteducation eacutetait un
moyen de priver les enfants de la sensibiliteacute conceptuelle
IV212 Eacutecriture
Agrave la fn du Phegravedre Socrate compare le discours eacutecrit agrave la peinture laquo Car agrave mon avis
ce quil y a de terrible Phegravedre cest la ressemblance quentretient leacutecriture avec la
peinture raquo2 Mais cela ne doit pas effacer la diffeacuterence entre leacutecriture et la peinture
dimitation dont parle Socrate dans le livre X de la Reacutepublique En effet le texte est
une image du discours de lacircme3 alors que la peinture dimitation est une image
dune apparence du monde sensible Dailleurs dans le cas de trois lits il y a trois
types dἔργον diffeacuterents effectueacutes par trois vivants diffeacuterents Le dieu implante une
fois pour toute la nature unique du Lit4 cest-agrave-dire la fonction propre du lit le
fabricant peut fabriquer autant des lits particuliers que besoin et fnalement le
1 Brisson Luc laquo Les poegravetes responsables de la deacutecheacuteance de la citeacute raquo Eacutetudes sur la Reacutepublique de Platon 1 Paris Vrin Sous la direction de Monique Dixsaut 2005 pp 25 ndash 41 p 34
2 Phegravedre 275 d3 Ibid 276 a4 Implanter (ἐργάζεσθαι) signife laquo mettre en œuvre raquo au sens ougrave le dieu en est auteur mais
laquo auteur raquo ne signife pas qui aurait fabriqueacute la Forme car elle ne se fabrique nullement Cf Luc Brisson laquo Divin planteur raquo KAIROS ndeg 19 2002 pp 31 ndash 48
168
peintre peut en peindre autant quil veut Agrave linverse le texte et son modegravele agrave savoir
le discours de lacircme relegravevent du mecircme auteur Nous ne distinguons ici que deux
niveaux et non trois Ougrave se cache un autre niveau Pourquoi la mecircme personne ne
parvient-elle pas agrave produire un texte fdegravele au discours de sa propre acircme Lagrave le
Phegravedre peut eacuteclairer la question
laquo Le Phegravedre est un dialogue si divers dans son fond (thegravemes de lamour de lacircme de
la rheacutetorique de leacutecriture) comme dans sa forme (dialogues discours descriptions
mythes priegraveres) et tellement travailleacute que lun des problegravemes majeurs quil soulegraveve
est preacuteciseacutement celui de son uniteacute Problegraveme insoluble si on ne tient pas compte agrave la
fois de laspect dramatique et de laspect doctrinal qui dans le Phegravedre plus que dans
tout autre dialogue sont indissociables raquo1 Cette indissociabiliteacute du dialogue se
manifeste degraves la premiegravere phrase
Socrate Phegravedre mon ami ougrave vas-tu et dougrave viens-tu
Phegravedre vient de passer aupregraves du maicirctre de la rheacutetorique Lysias laquo plusieurs heures
daffleacutee raquo il tient encore dans sa main gauche sous son manteau le discours eacutecrit de
Lysias sur lamour au moment ougrave il croisa Socrate2 laquo toi tu cherches la position que
tu imagines ecirctre la meilleure pour lire et quand tu lauras trouveacute lis raquo3 En dautres
termes le discours eacutecrit de Lysias est lorigine du Phegravedre et ce nest pas par hasard
que le dialogue se termine par une critique de leacutecriture Ainsi on pourrait dire que
leacutecriture est le sujet du Phegravedre la rheacutetorique lobjet lacircme lenjeu
laquo Quest-ce que la culture sinon un systegraveme speacutecifque dactes de communication raquo4
La culture pour ainsi dire simplement cest la communication Parler publier cest
ecirctre entendu ecirctre lu eacutequivaut agrave communiquer peu importe si lon a vraiment
quelque chose agrave dire puisque lexistence se caracteacuterise degraves lors par la
communication Par conseacutequent la question deffcaciteacute se pose dembleacutee autrement
dit la rheacutetorique devient ineacutevitablement dune grande importance dans la
communication De mecircme pour leacutecriture qui est une technique ou un moyen de
communication Cest lagrave que se trouve le problegraveme En effet dans une
communication il y a dun cocircteacute leacutemetteur de lautre les reacutecepteurs Un art de la
communication est jugeacute effcace ou non par rapport aux effets produits chez les
1 Ibid laquo Introduction raquo p 13 ndash 142 Phegravedre 228 d3 Ibid 230 e4 Brisson Luc laquo Mythe eacutecriture philosophie raquo La connaissance de la raison en Gregravece Paris PUF Sous
la direction de J-F Matteacutei 2006 [1990] pp 49 ndash 58 p 49
169
reacutecepteurs Or tout effet peut ecirctre agrave la limiteacute faste ou neacutefaste ou entre les deux Dougrave
la neacutecessiteacute de savoir ce quest lacircme si lon ne connaicirct pas lacircme on ne peut savoir
ce qui est bon (faste) ou mauvais (neacutefaste) pour elle car tout discours sadresse agrave
lacircme et non au corps
Nous lavons vu dans le chapitre II la tripartition de lacircme est une structure
fonctionnelle Les parties de la structure fonctionnent plus ou moins bien
deacutependamment du type de vie incarneacutee par exemple pour lespegravece humaine il existe
neuf cateacutegories1 Les fonctions de ces trois parties sont respectivement rationnelle
Ardente et deacutesirante la premiegravere sattache au monde intelligible les deux derniegraveres
sont lieacutees au monde sensible Plus preacuteciseacutement laquo la partie Ardente (θυμός) assure les
fonctions de deacutefense et la partie deacutesirante (ἐπιθυμία) assure les fonctions de
nutrition et de reproduction raquo2 tandis que la partie rationnelle dans la vie incarneacutee
consiste agrave commander aux deux parties infeacuterieures en contemplant les reacutealiteacutes
intelligibles Cela eacutetant le fait de savoir si un discours de lacircme dit la veacuteriteacute ou non se
traduit par le fait de savoir si la partie rationnelle fonctionne comme il faut cest-agrave-
dire comme ce que la fonction propre de la partie rationnelle exige agrave savoir
lintellection Rappelons que lacircme est immortelle dans son eacutetat pur elle a vu la
veacuteriteacute Cela lui garantit la condition decirctre rationnel Ainsi nous distinguons trois
niveaux du texte agrave savoir la veacuteriteacute ou la reacutealiteacute veacuteritable le discours de lacircme et le
texte Autrement dit le discours de lacircme imite la veacuteriteacute et le texte imite le discours
de lacircme tous les deux sont images mais leur fonction propre est diffeacuterente Le
discours de lacircme est un instrument de la rationaliteacute tel un pilote il faut naviguer
pour perfectionner son commandement alors que le texte est un instrument de
leacuteducation
les discours qui servent agrave lenseignement qui sont prononceacutes pour instruire et qui sont en reacutealiteacute eacutecrits dans lacircme ougrave ils parlent du juste du beau et du bien sont les seuls agravecomporter clarteacute et perfection et agrave meacuteriter decirctre pris au seacuterieux 3
Le but de lenseignement consiste agrave instruire agrave entraicircner lacircme vers le haut puisque
le Bien se trouve hors du ciel4 cest-agrave-dire encore plus haut que les hauteurs du ciel
laquo ougrave la race des dieux a eacutetabli sa demeure raquo5 Si ces conditions ne sont pas remplies
1 Voir Phegravedre 248 d ndash e2 Brisson Luc laquo Perception sensible et raison dans le Timeacutee raquo Interpreting the Timaeus mdash Critias
Sankt Augustin Academia Verlag IPS 9 Tomaacutes Calvo and Luc Brisson (eacuteds) 1997 pp 307 ndash 316 p 308
3 Phegravedre 278 a4 Ibid 247 b5 Ibid 246 d
170
aucun discours eacutecrit nest neacutecessaire En conclusion laquo leacutecriture est un moyen de
linformation elle nassure daucune faccedilon la connaissance effective de cette
information raquo1 Parce que leacutecriture produit une image de limage elle est fgeacutee alors
que le discours de lacircme est animeacute
Agrave la diffeacuterence des matheacutematiques qui sont absolument preacutecises cest-agrave-dire sans
ambiguiumlteacute aucune le langage naturel est ambigu dautant plus quand il sagit dun
discours eacutecrit 1 ambiguiumlteacute morphologique face agrave une suite continue de lettres
majuscules sans accent ni ponctuation la combinaison issue de la deacutecoupe en une
suite de mots pour former une phrase est multiple 2 ambiguiumlteacute syntaxique 3
ambiguiumlteacute seacutemantique 4 ambiguiumlteacute pratique (le fait quun nouveau-neacute apprend agrave
parler puis agrave eacutecrire et agrave lire montre que la maicirctrise naturelle du langage relegraveve de la
pratique) Les diffeacuterents courants du platonisme montrent que cette ambiguiumlteacute
langagiegravere sapplique eacutegalement aux textes de Platon en effet le mecircme texte
platonicien bien que rigoureusement eacutelaboreacute construit et reacutedigeacute ne donne pas la
mecircme lecture car chaque lecteur de Platon porte ses propres lunettes culturelles
Cest pourquoi dans la lecture des dialogues platoniciens luniteacute est primordiale
sans quoi ils peuvent avoir de nombreuses interpreacutetations
IV213 Sensible
Toute chose sensible est source de sensation et par conseacutequent source dopinion
Comme toutes les choses sensibles sont les images des paradigmes (παραδείγματα)
le mecircme paradigme donne le mecircme type des images Mais il ny a que deux types de
paradigmes les paradigmes qui deacutesignent les reacutealiteacutes veacuteritables et ceux qui deacutesignent
les choses sensibles De la sorte il y a neacutecessairement deux types de choses sensibles
celles qui sont les images des reacutealiteacutes veacuteritables et celles qui sont les images des
images Dans ce passage du Parmeacutenide les paradigmes deacutesignes les formes
intelligibles
Socrate Eh bien cette solution-lagrave reprit Socrate nest pas raisonnable non plus Mais voici Parmeacutenide ce qui me semble agrave moi ecirctre la meilleure explication Alors que les Formes sont comme des modegraveles (παραδείγματα) qui subsistent dans la nature les autres choses entretiennent avec elles un rapport de ressemblance et en sont les copies (ὁμοιώματα) en outre la participation que les autres choses entretiennent avec les Formes na pasdautre explication que celle-ci elles en sont les images (εἰκασθῆναι)2
1 Phegravedre laquo Introduction raquo p 602 Ibid 132 c ndash d Notons que le substantif laquo ὁμοίωμα raquo est rare dans le corpus platonicien Cratyle ὁμοιώματι (434 a) Lois VII ὁμοιώματα (812 c) Parmeacutenide ὁμοιώματα (132 d) ὁμοιώματα (133 d) Phegravedre ὁμοίωμα (250 a) ὁμοιώμασιν (250 b)
171
Lapparition du terme παράδειγμα dans le corpus platonicien est assez importante
mais particuliegraverement concentreacutee sur les dialogues tardifs1 Lusage des paradigmes
semble deacutemonstratif le but consiste agrave faire voir si lon a raison ou tort Il sagit dune
meacutethode dialectique nous en parlerons dans le dernier chapitre laquo La dialectique raquo ici
nous donnons simplement un exemple pour illustrer la puissance de lusage des
paradigmes Apregraves le discours de Protagoras dans le dialogue qui porte son nom
Socrate demande agrave Protagoras si les diffeacuterentes vertus laquo ne sont que les noms dune
mecircme reacutealiteacute unique raquo2 Le sophiste reacutepond que la vertu est chose unique et que ses
parties sont les vertus Mais de quelle maniegravere Agrave la maniegravere des parties du visage
ou agrave la maniegravere de lor Pour Protagoras cest agrave la maniegravere du visage Or les organes
des sens ont chacun leur fonction speacutecifque lun nest pas lautre
Est-ce quil nen est pas de mecircme pour les parties de la vertu lune nest pas telle que lautre ni en elle-mecircme ni pour ce qui est de sa capaciteacute (δύναμις) Nen est-il pas ainsi de toute eacutevidence si elle ressemble agrave son modegravele (παραδείγματι)3
Ici le παραδείγματι deacutesigne le modegravele fourni par le visage et ses parties Si ce modegravele
dit la veacuteriteacute cela signife que les vertus ne sont pas de la mecircme nature car laquo la φύσις
dune chose est reacuteveacuteleacutee par sa δύναμις raquo4 autrement dit une δύναμις diffeacuterente
correspond agrave une nature diffeacuterente Par conseacutequent dapregraves le paradigme de la vertu
proposeacute par Protagoras il est ineacutevitable darriver agrave cette conclusion quelque peu
absurde on peut bien ecirctre courageux sans ecirctre juste dailleurs cest la thegravese de
Protagoras5
Ce terme δύναμις (puissance) caracteacuterise les choses sensibles En effet si une chose
sensible na aucune puissance de communiquer de se manifester aucune sensation
de cette chose nest possible mecircme si lon a les meilleurs organes des sens6 Or toute
1 Alcibiade [1] 132 d Apologie [1] 23 b Euthydegraveme [1] 282 d Euthyphron [1] 6 e Gorgias [4] 525 b 525 c 525 c 525 d Lachegraves [1] 187 a Lettre VII [1] 332 b Lois I [1] 632 e Lois II [1] 663 e Lois III [1] 692 c Lois IV [1] 722 a Lois V [3] 735 c 739 e 746 b Lois VII [6] 794 e 795 a 801 b 811 b 811 c 811 d Lois IX [3] 855 a 862 e 876 e Lois XI [1] 927 d Lois XII [1] 961 e Meacutenon [2] 77 a 79 a Parmeacutenide [1] 132 d Phegravedre [3] 262 c 262 d 264 e Philegravebe [3] 13 c 53 b 53 c Politique [14] 275 b 277 b 277 d 277 d 277 d 278 b 278 c 278 e 278 e 278 e 279 a 279 a 287 b 305 e Protagoras [2] 326 c 330 b Reacutepublique III [3] 409 b 409 c 409 d Reacutepublique V [3] 472 c 472 d 472 d Reacutepublique VI [2] 484 c 500 e Reacutepublique VII [2] 529 d 540 a Reacutepublique VIII [3] 557 e 559 a 561 e Reacutepublique IX [1] 592 b Reacutepublique X [2] 617 d 618 a Sophiste [6] 218 d 221 c 226 c 233 d 235 d 251 a Theacuteeacutetegravete [3] 154 c 176 e 202 e Timeacutee [12] 24 a 28 a 28 b 28 c 29 b 31 a 37c 38 b 38 c 39 e 48 e 49
2 Protagoras 329 d3 Ibid 330 a ndash b4 Brisson Luc laquo Luniteacute du Phegravedre de Platon raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 135 ndash 155 p
1405 Voir Protagoras 329 e6 Cf L Brisson laquo Perception sensible et raison dans le Timeacutee raquo particuliegraverement ce passage laquo La
sensation est affaire de communication Ce qui est communiqueacute cest la proprieacuteteacute que manifeste un
172
puissance peut ecirctre positive ou neacutegative La question se pose comment faire la part
entre les choses sensibles positives et celles neacutegatives en dautres termes celles qui
sont bonnes et celles qui sont mauvaises pour lacircme Il est eacutevident que sont bonnes
pour lacircme les choses sensibles qui sont les images des reacutealiteacutes veacuteritables car elles
sont en harmonie avec la partie rationnelle de lacircme puisque la partie rationnelle
reconnaicirct le paradigme de ces images quest la reacutealiteacute veacuteritable Il est aussi eacutevident
que sont mauvaises pour lacircme les choses sensibles qui sont les images des images
car elles sont en disharmonie avec la partie rationnelle de lacircme puisque la partie
rationnelle ne peut reconnaicirctre le paradigme qui est en reacutealiteacute une certaine image et
non la reacutealiteacute veacuteritable
IV22 Croyance
Le substantif πίστις (croyance) nest pas freacutequent dans le corpus platonicien1 il est
connu pour sa preacutesence sur la fameuse Ligne de παθήματα agrave la fn du livre VI de la
Reacutepublique2 Le terme παθήματα deacutesigne quatre types dactiviteacutes de lacircme humaine
nommeacutes respectivement νόησις (intellection) διάνοια (penseacutee) πίστις (croyance) et
εἰκασία (repreacutesentation) La croyance signife le fait de croire quelque chose sans
savoir ou la confance agrave quelque chose que lon ne connaicirct pas en reacutealiteacute
βούλει οὖν δύο εἴδη θῶμεν πειθοῦς τὸ μὲν πίστιν παρεχόμενον ἄνευ τοῦ εἰδέναι τὸ δ ἐπιστήμην3
Dans ce cas veux-tu que nous posions quil existe deux formes de convictions lune qui permet de croire sans savoir et lautre qui fait connaicirctre
objet par lintermeacutediaire dun mouvement qui trouve sa source agrave lexteacuterieur Et la transmission de ce mouvement se fait de faccedilon meacutecanique de partie en partie par une circulation agrave travers le vivant en son entier corps et acircme En effet le destinataire fnal de ce processus de transmission est la partie rationnelle de lacircme raquo (p 311)
1 Critias πίστιν (117 d) πίστεις (119 d) Gorgias πίστις (454 d) πίστις (454 d) πίστιν (454 e) Lois III πίστεων (701 c) XII πίστιν (966 c) πίστιν (966 d) Pheacutedon πίστεως (70 b) Phegravedre πίστεις (256 d) πίστιν (275 a) Philegravebe πίστεως (50 c) Reacutepublique VI πίστει (505 e) πίστιν (511 e) VII πίστιν (534 a) πίστιν (534 a) X πίστιν (601 e) Timeacutee πίστιν (29 c) πίστεις (37 b)
2 Nous avons parleacute de cette ligne dans l laquo Introduction raquo En fait agrave la fn du livre VI Socrate dit ceci laquo Et maintenant adjoins agrave notre quatre sections les quatre παθήματα raquo ils sont dans lordre lintellection la penseacutee la croyance et la repreacutesentation cest une faccedilon de nommer les quatre sections de la fameuse ligne Cela eacutetant chacun de ces quatre noms est un πάθημα le terme est assez preacutesent dans le corpus platonicien mais sa preacutesence est tregraves singuliegravere car il est absent dans la moitieacute des dialogues et particuliegraverement preacutesent dans le Philegravebe et le Timeacutee Voici la liste Alcibiade [2] 109 a 116 e Banquet [1] 189 d Gorgias [4] 481 d 483 b 524 b 524 d Hippias majeur [1] 300 b Hippias mineur [1] 372 e Lettre VII [1] 342 d Lois I [2] 632 a 648 b Lois III [3] 681 d 687 e 695 e Lois IV [1] 708 b Lois VI [1] 777 c Lois VII [1] 812 c Lois IX [3] 859 e 860 b 866 b Lois X [1] 894 c Parmeacutenide [1] 157 b Pheacutedon [2] 79 d 103 a Phegravedre [1] 271 b Philegravebe [13] 35 c 35 c 35 c 36 a 39 a 39 a 41 c 42 a 47 c 50 d 52 b 52 b 54 e Politique [3] 270 d 270 e274 a Protagoras [2] 353 a 357 c Reacutepublique II [1] 382 b Reacutepublique III [1] 388 d Reacutepublique V [1] 462 c Reacutepublique VI [2] 504 c 511 d Reacutepublique IX [1] 577 c Reacutepublique X [2] 602 d 610 b Sophiste [4] 228 e 248 b 248 d 252 b Theacuteeacutetegravete [2] 186 c 186 d Timeacutee [18] 43 b 44 a 57 c 61 c 61 d 61 d 62 a 63 e 64 a 64 d 65 b 65 c 67 b 67 e 69 d 80 c 84 e 88 e
3 Gorgias 454 e
173
Dans ce passage la croyance soppose agrave la science cest-agrave-dire lἐπιστήμη ou la
μάθησις eacutevoqueacute un peu plus tocirct1 La diffeacuterence reacuteside dans le fait que la croyance
peut bien ecirctre fausse ou vraie et donc il existe donc deux croyances la vraie et la
fausse (πίστις ψευδὴς καὶ ἀληθής)2 Si lon considegravere que limage est source de la
sensation actuelle la croyance trouve sa source dans des sensations du passeacute cest-agrave-
dire dans la meacutemoire ainsi la sensation actuelle nest pas seacutelective mais la croyance
lest puisque la meacutemoire est seacutelective Nous examinons ici trois formes de croyance
agrave savoir la croyance aux folies divines au logos et aux biens particuliers afn de
comprendre pourquoi fait-on confance agrave telle chose et non pas agrave telle autre
IV221 Croyance agrave la folie divine
Au deacutebut du second discours sur lamour dans le Phegravedre Socrate liste quatre formes
de folie divines agrave savoir la mantique (lart de la divination) la teacutelestique (lart non-
meacutedical de deacutelivrer des gens de leurs maladies) la poeacutetique (linspiration des Muses)
et leacuterotique (laspiration au savoir) Mais on ne peut connaicirctre les folies divines que
par la croyance dans la mesure ougrave elles sont dispenseacutees par les dieux car les dieux ne
disent pas la veacuteriteacute par le discours mais par limplantation de la veacuteriteacute3 or lecirctre
humain ne peut connaicirctre la veacuteriteacute sans discours Certes la reacuteminiscence permet de
connaicirctre la veacuteriteacute mais elle est le reacutesultat des discours rigoureux de lacircme
Quand on est alleacute interroger loracle particuliegraverement loracle de Delphes cest parce
quon a la croyance en la Pythie laquo Agrave leacutepoque classique Delphes ougrave preacutesidait
Apollon eacutetait la reacutefeacuterence suprecircme en matiegravere doracle le site lui-mecircme eacutetait censeacute
se trouver au centre du monde lequel eacutetait mateacuteriellement symboliseacute par lὀμφαλός
(la pierre sacreacutee consideacutereacutee comme son nombril) Les reacuteponses oraculaires eacutetaient
profeacutereacutees par la Pythie qui formulait dans un eacutetat de transe eacutetat dont on narrive pas
agrave deacuteterminer la cause avec certitude raquo4 Pourquoi accordait-on une telle croyance agrave
loracle de Delphes Pourquoi la Pythie rencontrait-elle une telle adheacutesion
pheacutenomeacutenale Cest sans doute parce quelle disait la veacuteriteacute Cest aussi et surtout
parce que beaucoup de gens ne se connaissaient pas eux-mecircme En effet le vrai sage
nira pas consulter une diviniteacute pour savoir ce quil doit faire ou ne pas faire 5 car
1 Ibid 454 d laquo Πότερον οὖν ταὐτὸν δοκεῖ σοι εἶναι μεμαθηκέναι καὶ πεπιστευκέναι καὶ μάθησις καὶ πίστις ἢ ἄλλο τι raquo (laquo Bon agrave ton avis savoir et croire est-ce pareil Est-ce que savoir etcroyance sont la mecircme chose Ou bien deux choses diffeacuterentes raquo)
2 Ibid3 Cf Brisson Luc laquo Le divin planteur raquo Kairos ndeg 19 2002 pp 31 ndash 484 Phegravedre laquo Notes raquo ndeg 151 p 2075 En terme de temps la mantique soccupe du futur la teacuteleacutestique du passeacute la poeacutetique du passeacute-
174
dune part il se connaicirct justement lui-mecircme et si un dieu a quelque chose agrave lui
communique agrave laide dun signe il est capable de saisir le vrai sens de ce signe divin
Le paradoxe semble eacutetonnant Agrave leacutepoque classique Athegravenes eacutetait le centre
intellectuel du monde cependant lagrave aussi la divination eacutetait prospegravere des Atheacuteniens
ne se fatiguaient pas daller agrave Delphes pour consulter la Pythie cest ce qua fait
Cheacutereacutephon ami denfance de Socrate Dailleurs la question de la divination est une
cause de la mort de Socrate puisquil avait la faveur dun dieu qui lui faisait souvent
un signe Diffcile de dire si la performance de la Pythie eacutetait une cause qui favorisait
lignorance mais elle renforcerait la croyance agrave loracle de Delphes de mecircme pour la
teacutelestique la poeacutetique et leacuterotique (oui la philosophie peut bien devenir une source
de croyance) En veacuteriteacute les folies divines en tant que telles sont de bonnes choses
mais lorsquelles deviennent des croyances cest plutocirct une mauvaise chose non pas
que la folie divine est une mauvaise chose mais la croyance lest En effet lhomme
nest pas infaillible mecircme Homegravere dit de choses meacuteritant decirctre critiqueacutees cela eacutetant
en gagnant de la croyance on peut bien faire confance au mensonge
IV222 Croyance au λόγος
Faire confance agrave dautres est une chose normale il est inimaginable que dans une
socieacuteteacute humaine il ny ait point de confance Mais si lon accorde une confance
excessive on risque de fnir par devenir misanthrope
Agrave ne pas nous mettre agrave haiumlr les raisonnements (μισόλογοι) comme certains se prennent agrave haiumlr les hommes (μισάνθρωποι) Car il nexiste pas de plus grand mal dit-il que decirctre en proie agrave cette haine des raisonnements Or toutes deux misologie et misanthropie naissent de la mecircme faccedilon Voici comme sinsinue en nous la misanthropie on accorde agrave quelquun son entiegravere confance sans secirctre donneacute aucun moyen de le connaicirctre (ἐνδύεταιἐκ τοῦ σφόδρα τινὶ πιστεῦσαι ἄνευ τέχνης) on le tient pour un homme parfaitement loyal droit digne de confance (πιστόν) quon lui porte et on ne tarde pas agrave deacutecouvrir quil ne vaut rien quon ne peut sy fer (ἄπιστον) Et on recommence avec un autre Quand on fait plusieurs fois cette expeacuterience surtout quand on a eacuteteacute victime de ceux quon tenait pour ses amis les plus proches on fnit agrave force de deacuteceptions par deacutetester tous les hommes et par estimer quen aucun cas il ny a rien de rien qui vaille quelque chose 1
Ici Socrate fait le parallegravele entre la misologie et la misanthropie si on fait son entiegravere
confance agrave certains raisonnements sans raisonner par soi-mecircme on fnira par haiumlr les
discours Agrave vrai dire un raisonnement se fait pour faire raisonner et non pas pour
futur et leacuterotique se preacuteoccupent de ce qui se trouve hors du temps cf Luc Brisson laquo Du bon usage du deacuteregraveglement raquo Divination et rationaliteacute Paris Seuil 1974 pp 220 ndash 248 p 226
1 Pheacutedon 89 d
175
faire croire cest en ce sens que lauteur dun discours a sa part de responsabiliteacute dans
la misologie les sophistes ayant une mauvaise reacuteputation en partie parce quils
faisaient croire quils eacutetaient maicirctres des discours Quant aux misologues incapables
de raisonner ils nont pas dautre choix que de faire confance agrave certains
raisonnements des autres dont ils int besoin La vie est dure si lon ne sait pas
raisonner ni ne fait confance agrave aucun raisonnement eacutetabli par les autres dont on a
besoin En effet laquo dextrecircmement bons comme extrecircmement mauvais il y en a tregraves
peu et que la grande majoriteacute se situe entre ces deux extrecircmes raquo1 peut-ecirctre seuls ces
deux extrecircmes nauraient pas besoin des raisonnements dautres Le blanc na pas
besoin du noir pour ecirctre blanc le noir non plus mais le gris a besoin des deux pour
ecirctre gris Cela eacutetant la majoriteacute des gens ne peut sempecirccher de faire confance aux
discours des autres Or un raisonnement ou un discours peut se reacuteveacuteler vrai ou faux
si laquo on accorde son entiegravere confance agrave un raisonnement (πιστεύσῃ λόγῳ) et agrave le
tenir pour vrai on ne tarde pas agrave juger quil est faux il peut lecirctre en effet comme il
ne peut pas lecirctre raquo2 Ici on voit bien que le λόγος a le mecircme statut que lopinion il
peut ecirctre vrai comme faux mecircme si le faux λόγος est produit par un raisonnement
alors quune opinion mecircme vraie est deacutepourvue de raisonnement Mais chez certains
philosophes particuliegraverement chez Heidegger le λόγος a le mecircme statut que la
veacuteriteacute laquo Or le deacutevoilement est lἈλήθεια Celle-ci et le Λόγος sont une mecircme
chose raquo3
IV223 Croyance aux biens particuliers
Il est tout agrave fait senseacute de consideacuterer les choses utiles avantageuses comme un bien
mais ce sont alors des biens particuliers Agrave ce titre que les choses avantageuses ne
sont pas neacutecessairement justes et les choses justes sont neacutecessairement avantageuses
Mais la croyance traditionnelle sur le sujet semble dire le contraire
Alcibiade Je pense Socrate que les Atheacuteniens et les autres Grecs deacutelibegraverent rarement de ce qui est plus juste ou injuste ils pensent que ce sont lagrave des eacutevidences Ainsi laissant cesconsideacuterations ils examinent ce quil conviendra de faire Je pense que les choses justes ne sont pas identiques aux choses avantageuses mais il a eacuteteacute avantageux au grand nombre de commettre de grandes injustices et pour dautres je crois qui ont œuvreacute dans le juste cela na pas eacuteteacute avantageux4
1 Ibid 90 a2 Ibid 90 b3 Heidegger Martin laquo Logos (Heacuteraclite fragment 50) raquo Essai et confeacuterences Paris GallimardTel
1958 pp 249 ndash 278 p 2674 Alcibiade 113 c ndash d Nous soulignons
176
Ici laquo les choses avantageuses raquo deacutesignent les biens particuliers la richesse par
exemple Ce propos dAlcibiade est identique agrave celui tenu par Thrasymaque dans le
livre I de la Reacutepublique Nous avons en effet sept termes pour exprimer lutile et
lavantageux dans le corpus platonicien particuliegraverement concentreacutes dans les neuf
dialogues Voici le tableau de freacutequences
χρηστός ὠφέλιμος ὠφέλεια ὠφελεῖν χρήσιμος συμφέρον συμφέρειν
Alcibiade1 0 0 0 19
Charmide 5 23 2 1
Euthydegraveme 5 10 2 0
Gorgias 9 21 3 2
Hippis Majeur 0 18 15 0
Lois VII 0 5 8 1
Meacutenon 0 30 1 0
Phegravedre 2 11 1 3
Reacutepublique I2 5 26 12 47
On peut constater que lemploi de ces termes est particuliegraverement regroupeacute dans
lAlcibiade et dans le livre I de la Reacutepublique En effet ce passage de lAlcibiade renvoie
au livre I de la Reacutepublique ougrave dans un premier temps il sagit de la question
davantage Pour le vieux et riche Ceacutephale laquo quand le moment est venu de partir lagrave-
bas sereinement agrave tout cela la possession des richesses peut contribuer pour une
large part Elle preacutesente eacutegalement dautres avantages mais si on eacutevalue les uns et les
autres je dirais pour ma part Socrate que la richesse nest pas le moindre pour un
homme reacutefeacutechi raquo3 Cest une croyance et non une connaissance de la reacutealiteacute car pour
ecirctre avantageux dans lHadegraves il faut plaire au dieu Or le dieu ne devrait pas avoir le
goucirct pour les richesses puisque laquo le dieu se nourrit dintellection et de connaissance
sans meacutelange raquo laquo dans la contemplation de la veacuteriteacute raquo4 Il est eacutevident quil faut ecirctre
juste pour plaire au dieu car
un dieu nest injuste daucune faccedilon sous aucun aspect mais entiegraverement juste au plus haut degreacute et il ny a rien qui lui soit plus semblable que celui dentre nous qui pourrait agrave
1 συμφέρον συμφέρειν 113 d 113 d 113 d 113 e 113 e 114 a 114 a 114 a 114 b 114 d 114 e 115 a 116 c 116 c 116 d 116 d 116 e 117 a 118 a
2 χρηστός 334 c 334 c 334 c 334 e 334e ὠφέλιμος ὠφέλεια ὠφελεῖν 332 d 332 e 334 b 334 b334 d 334 d 334 e 335 e 336 a 336 d 343 c 343 e 345 e 346 a 346 c 346 c 346 c 346 c 346 c 346 d 346 d 346 d 346 e 346 e 347 d 347 d χρήσιμος 331 b 332 e 333 a 333 a 333 b 333 b 333 c 333 c 333 d 333 d 333 d 333 e συμφέρον συμφέρειν 336 d 338 c 338 c 338 c 338 d 338 e 338 e339 a 339 a 339 a 339 b 339 c 339 d 339 d 340 a 340 b 340 b 340 b 340 b 340 c 340 c 341 a 341 b 341 d 341 d 341 d 341 e 342 a 342 a 342 b 342 b 342 b 342 c 342 c 342 d 342 e 342 e 342 e 343 c 343 c 344 a 344 c 344 c 346 b 346 e 347 d 347 e
3 Reacutepublique I 331 b4 Pheacutedre 247 d
177
son tour devenir le plus juste possible1
Sur la question de la justice Poleacutemarque prend le relais de son pegravere qui sen est alleacute
pour laquo soccuper des offrandes sacreacutees raquo2 Selon Poleacutemarque laquo Sil faut Socrate
reacutepondit-il ecirctre conseacutequent avec ce que nous venons de dire la justice rend aux amis
(φίλοις) et aux ennemis respectivement des biens et des maux raquo3 Ici au lieu de
deacutefnir lami (φίλος) par rapport agrave la justice (δικαιοσύνη)4 Poleacutemarque deacutefnit la
justice par rapport agrave lami Du coup dans sa deacutefnition de la justice les biens ne
deacutesignent pas les biens universels mais particuliers puisque les amis sont de gens
particuliers lamitieacute est une relation particuliegravere De telle sorte la justice est deacutefnie
pour ecirctre au service des amis et non les amis au service de la justice Cela eacutetant il est
absurde de penser que le fait de causer de linjustice aux ennemis soit justice car
comment se fait-il que la justice soit capable de causer du tort agrave qui que ce soit ami
ou ennemi En effet toute la question est de savoir laquo quentends-tu par amis raquo voici
la reacuteponse de Poleacutemarque laquo Il est naturel daimer ceux quon estime utile (οὓς ἄν τις
ἡγῆται χρηστοὺς φιλεῖν) et eacuteprouver de la haine agrave leacutegard de ceux quon juge
malhonnecirctes raquo5 De telle sorte lutile est ami par conseacutequent lutile est justice et non
pas la justice est utile On voit bien que la croyance en tant quopinion mecircme sil
sagit dune opinion droite est partielle alors que la justice au sens philosophique du
terme doit ecirctre totale elle est utile pour tous et dans tous les temps universellement
laquo en aucun cas il ne nous a sembleacute juste de faire du mal agrave qui que ce soit raquo6
Apregraves cette phrase Thrasymaque intervient mais il semble quil ne la pas entendue
puisque pour lui laquo le juste (τὸ δίκαιον) nest rien dautre que linteacuterecirct (συμφέρον) du
plus fort raquo7 En effet cette deacutefnition est semblable agrave celle de Poleacutemarque dans
laquelle lutile est la justice ici laquo cest donc linteacuterecirct Thrasymaque qui est le juste raquo8
Dans les deux cas lutiliteacute partielle (par rapport aux amis) ou linteacuterecirct partiel (par
rapport au plus fort) deacutefnit toujours la justice et non linverse Bien que
1 Theacuteeacutetegravete 176 b ndash c2 Reacutepublique I 331 d3 Ibid 332 d4 Les deux substantifs δικαιοσύνη δίκη sont absents dans le Lysis on y trouve une seule fois ladjectif δικαιότερος (207 d) lorsque Socrate demande agrave Meacutenexegravene laquo lequel de vous deux [Meacutenexegravene et Lysis] eacutetait le plus juste (δικαιότερος) et le plus savant raquo Labsence de reacuteponse agrave cette question estsubtile laquo Sur ces entrefaites quelquun sapprocha et ft lever Meacutenexegravene preacutetextant que le peacutedotribe le reacuteclamait raquo En effet ils eacutetaient encore trop jeunes (cf Lysis laquo Introduction raquo p 163 ndash 164) pour discuter de la question de la justice cest plutocirct des termes intermeacutediaires entre la justiceet la philia comme χρήσιμος ὠφέλεια ὠφέλιμος ὠφελεῖν par exemple qui leur convienaient
5 Reacutepublique I 334 c6 Ibid 335 e7 Ibid 338 c8 Ibid 339 a
178
Thrasymaque soit un laquo reacuteel contradicteur raquo1 tregraves proceacutedural cest-agrave-dire utilisant
certaines regravegles plus ou moins rigoureuses pour se deacutefendre ou mecircme attaquer2 ce
nest pas le cas pour Poleacutemarque bien que sa deacutefnition de la justice relegraveve du mecircme
acabit agrave savoir de la croyance ou de limagination deacutepourvue de valeur universelle
Cependant comme opinion la croyance est tregraves diffeacuterente de limage dimitation En
effet limage dimitation maintient un rapport plus ou moins eacutetabli avec le monde
sensible qui est une copie du monde intelligible Limitateur doit regarder un objet
sensible pour limiter alors que lobjet de la croyance est dans la meacutemoire imagineacute
En ce sens la croyance est infeacuterieure agrave limage dimitation mais limagination est
vecirctue dun caractegravere speacuteculatif cest-agrave-dire de la capaciteacute dabstraction elle est ainsi
plus proche de valeur universelle que limage cest en ce sens que la croyance est
supeacuterieure agrave limage
IV3 Τέχνη comme utiliteacute
Le terme τέχνη est abondamment preacutesent dans les dialogues platoniciens la
recherche dAnne Balansard sur le sujet semble exhaustive3 Ici nous examinons la
τέχνη sous langle de son utiliteacute
Socrate Tregraves bien mais mon cher Poleacutemarque le meacutedecin na guegravere dutiliteacute pour ceux qui ne sont pas soufrants
Poleacutemarque Cest vrai
Socrate Le pilote nest guegravere utile agrave ceux qui ne sont pas en mer
Tant que le corps humain ne peut eacutechapper agrave la maladie la meacutedecine a toujours son
utiliteacute Lhomme aime la musique il y a ainsi toujours des musiciens utiles pour les
meacutelomanes et des fabricants dinstruments utiles pour les musiciens Ainsi lutiliteacute
technique est un facteur important dans lameacutelioration de la performance dune
technique Travailler moins pour gagner plus exige neacutecessairement une performance
technique cest pourquoi dans le mecircme meacutetier la technique eacutevolue
consideacuterablement dans le temps sous limpulsion du deacutesir de gagner toujours plus
mais de travailler moins En ce sens la τέχνη a son aspect neacutegatif
Mais lutiliteacute dune technique deacutepend de la connaissance de lobjet technique de la
1 Reacutepublique laquo Introduction raquo p 202 Par exemple transformer une reacuteponse en question pour seacutevader de la diffculteacute au lieu de
deacutefendre une position le sophiste attaque en proposant de nouvelles choses afn de seacuteloigner de la position initiale indeacutefendable jouer sur le mot soit en sappuyant sur lambiguiumlteacute du mot soit en lui attribuant un sens nouveau faire un long discours agrave la place de reacuteponse
3 Balansard Anneacutee Technegrave dans les Dialogues de Platon mdash lempreinte de la sophistique Sankt Augustin Academia Verlag 2001
179
sensation et du temps
IV31 Lutiliteacute technique et la connaissance
Une technique est deacutefnie par son objet Par conseacutequent elle est aussi deacutefnie par la
connaissance de cet objet Or cette connaissance est elle-mecircme double agrave savoir la
connaissance qui porte sur son objet et la connaissance elle-mecircme
Socrate Tu dis vrai lui ai-je reacutepondu Je peux toutefois te montrer que chacune de ces sciences porte sur son objet qui est distinct de la science elle-mecircme Par exemple le calcul a pourobjet si je ne mabuse le pair et limpair et les relation que les nombres entretiennent avec eux-mecircmes et entre eux1
Si le nombre (rationnel irrationnel) est un objet du calcul quest-ce que le calcul lui-
mecircme Par exemple leacutequation C = 2πR permettant de calculer la circonfeacuterance dun
cercle est une connaissance elle-mecircme elle est indeacutependante de la valeur de la
variable R (rayon dun cercle) Autrement dit laquo 2πR raquo est une connaissance pure
laquo Ainsi le meacutedecin doit-il savoir ce quest un corps humain mais aussi connaicirctre les
reacutegimes et les remegravedes adeacutequats agrave la santeacute ainsi le fucirctiste doit-il savoir ce quest une
fucircte savoir quel est le bois le plus approprieacute agrave sa fabrication mais aussi en maicirctriser
lusage raquo2 Mais la bonne utiliteacute dune technique exige aussi une connaissance
eacutethique par exemple le fait de jouer au fucircte en pleine nuit dans lhabitation peut
deacuteranger les voisins au repos dans leur sommeil
IV32 Lutiliteacute technique et la sensation
Le rapport de la τέχνη agrave la sensation est un double rapport agrave lhomme et au sensible
Le menuisier connaicirct ses bois par la perception agrave travers certains organes des sens
comme par exemple le toucher la vue louiumle en tapant sur le bois sentant par le nez
De mecircme pour les autres meacutetiers Cela eacutetant la τέχνη ne consiste pas seulement agrave
produire car avant la production il faut connaicirctre neacutecessairement lobjet sensible (le
bois le corps humain le meacutetal et ainsi de suite) sur lequel on travaille mais aussi les
outils et surtout ce quest la chose agrave produire (le lit la santeacute le couteau par exemple)
Sans ces connaissances aucune qualiteacute de production ne peut ecirctre assureacutee quand
bien mecircme on deacutetient une bonne technique productive relevant eacutegalement de la
sensation Certes beaucoup de techniques productives modernes sont remplaceacutees par
des machines deacutepourvues de sensation nous en parlerons dans la prochaine sous-
section laquo Lutiliteacute technique et le temp raquo Cela eacutetant la τέχνη relegraveve agrave la fois de la
1 Charmide 166 a2 Dictionnaire Platon Ellipses 2007 p 146
180
sensation et de la meacutemoire et donc de lopinion Cest pourquoi une τέχνη est laquo un
savoir se fondant sur lopinion dont lobjet est sensible qui est persuasive et agrave
laquelle peuvent effectivement participer tous les hommes raquo1 En dautres termes la
τέχνη lαἴσθησις et la δόξα cest-agrave-dire un jugement immeacutediat sont synonymes
Ainsi pour connaicirctre la τέχνη il est preacutefeacuterable dexaminer lαἴσθησις qui est
beaucoup moins preacutesente dans les dialogues platoniciens2 que les deux autres termes
τέχνη et δόξα Sa preacutesence se concentre surtout dans les cinq dialogues ougrave son
apparition est relativement bien regroupeacutee Voici les cinq dialogues Theacuteeacutetegravete3 Timeacutee4
Pheacutedon5 Philegravebe6 et Reacutepublique VII7
Agrave la question quest-ce que la science La premiegravere deacutefnition donneacutee par Theacuteeacutetegravete
est que la science nest rien dautre que la sensation8 qui est en veacuteriteacute exactement le
contraire de la science puisque la sensation est geacuteneacuteration
Σωκράτης
ἐγέννησε γὰρ δὴ ἐκ τῶν προωμολογημένων τό τε ποιοῦν καὶ τὸ πάσχον γλυκύτητά τε καὶ αἴσθησιν ἅμα φερόμενα ἀμφότερα καὶ ἡ μὲν αἴσθησις πρὸς τοῦ πάσχοντος οὖσα αἰσθανομένην τὴν γλῶτταν ἀπηργάσατο ἡ δὲ γλυκύτης πρὸς τοῦ οἴνου περὶ αὐτὸν φερομένηγλυκὺν τὸν οἶνον τῇ ὑγιαινούσῃ γλώττῃ ἐποίησεν καὶ εἶναι καὶ φαίνεσθαι9
Socrate
Eh bien agrave partir de ce que nous avons deacutejagrave accordeacute cest parce que lagent et le patient ont engendreacute la douceur et sa sensation toutes deux effectuant simultaneacutement une translation et la sensation dont lecirctre procegravede du patient a rendu sentante la langue tandis que agrave partir du vin ladouceur en translation autour de lui a fait le vin agrave la fois ecirctre et paraicirctre doux agrave la langue saine
Dans ce passage le participe singulier nominatif feacuteminin οὖσα est synonyme de
lοὐσία qui deacutesigne ici la reacutealiteacute γλυκύς (doux) Ici nous avons trois oppositions
entre douceur et doux entre sensation et reacutealiteacute entre paraicirctre et ecirctre Ces trois
1 Cf Brisson Luc laquo Le mythe de Protagoras et la question des vertus raquo Lectures de Platon Paris Vrin 2000 pp 113 ndash 133 p 124
2 Voici la liste de freacutequences Apologie 2 Charmide 5 Cratyle 2 Hippias majeur 2 Hippias mineur 1 Lettre II 1 Lettre VII 2 Lois I 1 Lois II 7 Lois X 4 Lois XI 1 Lois XII 6 Meacutenexegravene 1 Parmeacutenide 3 Pheacutedon 19 Phegravedre 6 Philegravebe 12 Politique 1 Protagoras 1 Reacutepublique II 1 Reacutepublique III 1 Reacutepublique V 1 Reacutepublique VI 5 Reacutepublique VII 12 Reacutepublique VIII 1 Sophiste 4 Theacuteeacutetegravete 67 Timeacutee 21 On peut constater que le terme αἴσθησις est presque absent dans les premiers dialogues
3 Theacuteeacutetegravete [67] 151 e 151 e 152 c 152 c 156 b 156 b 156 c 156 d 158 a 158 a 159 d 159 d 159 e 159 e 159 e 160 c 160 d 160 e 161 c 161 d 163 a 163 d 164 a 164 b 164 d 165 d 165 d 166 c 167 c 167 c 168 b 179 c 179 d 182 a 182 a 182 b 182 d 182 e 182 e 183 c 184 b 184 d 186 b 186 e 186 e 186 e 187 a 191 d 192 b 192 b 192 d 192 d 193 a 193 b 193 d 193 e 193 e 194 a 194 a 194 a 194 a 194 c 194 d 195 c 195 d 196 c 210
4 Timeacutee [21] 28 a 28 c 38 a 42 a 43 c 44 a 45 d 52 a 60 e 61 c 64 a 64 e 65 e 67 c 69 d 71 a 75 a 75 b 77 a 77 b 77 e
5 Pheacutedon [19] 65 b 65 d 66 a 73 c 75 a 75 a 75 b 75 b 75 b 75 e 76 a 76 d 79 a 79 c 79 c 83 a 96 b99 e 111 b
6 Philegravebe [12] 33 c 34 a 34 a 34 a 34 b 35 a 38 b 39 a 39 b 41 d 55 e 66 c7 Reacutepublique VII [12] 523 a 523 b 523 b 523 c 523 c 523 e 524 a 524 a 524 d 524 d 532 a 537 d8 Theacuteeacutetegravete 151 e laquo οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις raquo9 Ibid 159 c ndash d
181
oppositions peuvent ecirctre reacutesumeacutees en une seule cest lopposition entre la τέχνη et
lἐπιστήμη En effet le passage preacuteceacutedent peut ecirctre compleacuteteacute par ce passage du
Pheacutedon
Σωκράτης
ἀλλὰ μὲν δὴ ἔκ γε τῶν αἰσθήσεων δεῖἐννοῆσαι ὅτι πάντα τὰ ἐν ταῖς αἰσθήσεσιν ἐκείνου τε ὀρέγεται τοῦ ὃ ἔστιν ἴσον καὶ αὐτοῦ ἐνδεέστερά ἐστιν ἢ πῶς λέγομεν
Σιμμίαςοὕτως
Σωκράτηςπρὸ τοῦ ἄρα ἄρξασθαι ἡμᾶς ὁρᾶν καὶ ἀκούειν καὶ τἆλλα αἰσθάνεσθαι τυχεῖν ἔδει που εἰληφότας ἐπιστήμην αὐτοῦ τοῦ ἴσου ὅτι ἔστιν εἰ ἐμέλλομεν τὰ ἐκ τῶν αἰσθήσεων ἴσα ἐκεῖσε ἀνοίσειν ὅτι προθυμεῖται μὲν πάντα τοιαῦτ᾽ εἶναι οἷον ἐκεῖνο ἔστιν δὲ αὐτοῦ φαυλότερα1
Socrate
Alors en veacuteriteacute cest agrave partir des sensations elles-mecircmesquon doit reacutefeacutechir agrave ce fait toutes les proprieacuteteacutes sensibles agrave la fois aspirent agrave une reacutealiteacute du genre de celle de leacutegal en soi et restent pourtant passablement deacutefcientes par rapport agrave cette reacutealiteacute Sinon que dire
SimmiasCela mecircme
SocrateAvant davoir commenceacute agrave voir agrave entendre agrave user de nos autres sens il fallait bien que de quelque maniegravere nous nous trouvons en possession dun savoir de ce quest leacutegal en soi si nous devons par la suite lui rapporter les eacutegaliteacutes perccedilues agrave partir des sensations puisquelles sefforcent toutes avec belle ardeur de ressembler agrave ce quil est lui alors que compareacutees agrave lui elles sont bien imparfaites
Toute reacutealiteacute est dabord reacutealiteacute sensible cest par la sensation que lon aperccediloit deux
choses eacutegales en longueur par exemple Ensuite pour savoir si elles le sont reacuteellement
on utilise un megravetre afn de deacuteterminer leur longueur or le megravetre est en effet un outil
cest-agrave-dire une technique La sensation de leacutegaliteacute est une opinion le megravetre permet
de formuler une opinion vraie Pourquoi le fait de mesurer les deux choses en
employant un megravetre est-il une opinion et non pas une penseacutee Aujourdhui le megravetre
est un objet banal sensible comme un autre mais ceux qui lutilisent et le fabriquent
ne savent pas comment leacutegal en soi se transforme en uniteacute de mesure de longueur
Autrement dit le fait dutiliser le megravetre (niveau 3 certes celui qui utilise un megravetre
peut bien obtenir une langueur exacte mais il ne se demande pas ce quest la
longueur) le fait de fabriquer le megravetre (niveau 2) et le fait dinventer luniteacute de
mesure (niveau 1) sont trois actes fondamentalement diffeacuterents Cela est similaire agrave la
structure des trois lits le niveau 3 est une image du niveau 2 agrave son tour cette
derniegravere est une image du niveau 1 Voici la diffeacuterence entre le niveau 1 et les deux
autres niveaux
1 Pheacutedon 75 a ndash b
182
Σωκράτης
τὰ μὲν οὐ παρακαλοῦντα ἦν δ᾽ ἐγώ ὅσα μὴ ἐκβαίνει εἰς ἐναντίαν αἴσθησιν ἅμα τὰ δ᾽ ἐκβαίνοντα ὡς παρακαλοῦντατίθημι ἐπειδὰν ἡ αἴσθησις μηδὲν μᾶλλον τοῦτο ἢ τὸ ἐναντίον δηλοῖ εἴτ᾽ ἐγγύθεν προσπίπτουσα εἴτε πόρρωθεν ὧδε δὲ ἃ λέγω σαφέστερον εἴσῃ οὗτοί φαμεν τρεῖς ἂν εἶεν δάκτυλοι ὅ τε σμικρότατος καὶ ὁ δεύτερος καὶ ὁ μέσος2
Socrate
Les choses qui ne sollicitent pas lintellection dis-je sont celles qui ne suscitent pas simultaneacutement une perception contraire celles qui suscitent une perception contraire je considegravere quelles sollicitent lintellection puisqualors leur perception ne manifeste pas plus la chose que ce que ce qui lui est opposeacutee quil sagisse de choses qui se preacutesentent de pregraves ou de loin Ce que je dis lagrave deviendra plus clair si je prends cet exemple disons que nous avons lagrave trois doigts le pluspetit le second et le moyen
Dans la vie quotidienne on voit entend et sent une grande quantiteacute de choses
sensibles Si chaque sensation devrait susciter lintellection on ne pourrait plus faire
autre chose que de penser car agrave chaque instant en marchant dans la rue on voit
entend ou sent une chose il faudrait sarrecircter fermer les yeux bien reacutefeacutechir sur ce
quon voit entend ou sent en se plongeant dans la reacuteminiscence Ainsi on passerait
pour un fou1 Si chaque fois quon utilise un outil pour faire quelque chose on
sarrecircte pour solliciter lintellection afn de comprendre quels contraires peuvent
susciter en utilisant un outil qui produit certaines sensations dans ce cas on risque
fort de perdre son salaire Cela eacutetant la τέχνη empecircche lintellection puisque le
temps dun meacutetier ne permet pas de sarrecircter pour faire autre chose que ce que le
meacutetier exige
IV33 Lutiliteacute technique et le temps
Le couteau est utile parce quil est un outil absolument neacutecessaire dans la cuisine par
exemple Or chaque eacutepoque a sa techniciteacute pour fabriquer le couteau qui est un
produit agrave commercialiser mecircme si son utiliteacute dans la cuisine reste pratiquement la
mecircme Pourquoi a-t-on le deacutesir constant dameacuteliorer la techniciteacute de fabrication
Cest une question de productiviteacute car dans la cuisine et chez le fabriquant un
couteau na pas du tout la mecircme utiliteacute En dautres termes le rapport de la τέχνη au
temps est essentiellement un rapport agrave la productiviteacute cest-agrave-dire au deacutesir du gain
Autrefois scier le bois dans une menuiserie eacutetait une technique aujourdhui elle est
externaliseacutee remplaceacutee par la machine agrave scier elle est rapide preacutecise et deacutetacheacutee de
2 Reacutepublique VII 523 b ndash c1 Rappelons ce passage du Phegravedre laquo Voilagrave donc ougrave en vient tout ce discours sur la quatriegraveme forme
de folie Dans ce cas quand en voyant la beauteacute dici-bas et en se remeacutemorant la vraie (beauteacute) on prend des ailes et que pourvu de ces ailes on eacuteprouve un vif deacutesir de senvoler sans y arriver quand comme loiseau on porte son regard vers le haut et quon neacuteglige les choses dici-bas on a ce quil faut pour se faire accuser de folie raquo (249 d)
183
ceux qui lutilisent Autrefois il fallait un temps plus ou moins important pour un
apprenti afn de maicirctriser la technique de sciage manuel du bois ce temps est reacuteduit
agrave quelques courts instants ougrave on apprend comment utiliser la machine agrave scier Il en
va de mecircme pour beaucoup dautres techniques transformeacutees en outils par
conseacutequent le temps dapprentissage dun meacutetier pour atteindre le mecircme niveau
technique est ainsi reacuteduit de quelques anneacutees agrave quelques semaines tout au plus de
telle sorte que la productiviteacute saccroit consideacuterablement De plus en externalisant
une technique on prive en mecircme temps les techniciens dune compeacutetence quils
deacutetenaient car une compeacutetence sans utiliteacute nest plus une compeacutetence Ainsi leur
gain de productiviteacute est transfeacutereacute vers celui qui les en prive Le malheur des uns fait
le bonheur des autres telle est la caracteacuteristique de la τέχνη En effet tout cela nest
pas nouveau
laquo Tous les arts en geacuteneacuteral ne sont dirigeacutes vers rien dautre que vers les opinions et lesappeacutetits des hommeshellip raquo (Reacutepublique 533b) Et sans appeacutetit sans besoin (χρεία) il ny aurait jamais eu de technegrave puisquaucune technegrave naurait eu de raison decirctre (Reacutepublique 369 b) Les technai sont neacutees des appeacutetits se multiplient avec eux et nont dautre fn queux1
La τέχνη est bien utile pour ameacuteliorer lexistence humaine mais elle est aussi utile
pour commettre des injustices car lignorance humaine ne connaicirct pas de limite le
deacutesir sans scrupules est geacuteneacuteralement sans pitieacute la compeacutetition dans tous les
domaines est souvent impitoyable Tout cela ne signife pas que la τέχνη a quelque
chose agrave se reprocher ou agrave meacutepriser elle nest quun instrument et comme tout
instrument elle nest ni un bien ni un mal cest lacircme humaine qui est maicirctre de cet
instrument En effet dun point de vue de lutiliteacute la meacutedecine est un bien pour les
les malades le meacutetier de charpentier lest aussi pour la construction de maisons celui
de menuisier eacutegalement de mecircme pour la musique et la litteacuterature2 laquo Sur tout ce
genre de choses nous eacutetions lun et avec lautre daccord raquo poursuit Socrate
Σωκράτης
ἐν κεφαλαίῳ δ᾽ ἔφην ὦ Κλεινία κινδυνεύει σύμπαντα ἃ τὸ πρῶτον ἔφαμεν ἀγαθὰ εἶναι οὐ περὶ τούτου ὁ λόγος αὐτοῖς εἶναι ὅπως αὐτά γε καθ᾽ αὑτὰ πέφυκεν ἀγαθὰ εἶναι ἀλλ᾽ ὡς ἔοικεν ὧδ᾽ ἔχει ἐὰν μὲν αὐτῶν ἡγῆται ἀμαθία μείζω κακὰ
Socrate
En somme Clinias repris-je pour toutes ces reacutealiteacutes que nous avons dites dabord ecirctre des biens il y a des chances que la question agrave leur sujet ne soit pas de savoir comment elles sont elles-mecircmes et par elles-mecircmes des biens au contraire voici semble-t-il ce quil en est si elles sont dirigeacutees par lignorance ce sont des maux plus grands que leurs contraires mdash dautant plus que ces reacutealiteacutes mettent
1 Dixsaut Monique Le naturel philosophe ndash Essai sur les dialogues de Platon Paris Vrin 2001 [1998 Les Belles Lettres ndash Vrin 1985 1994] p 65
2 Voir Euthydegraveme 279 e ndash 281 a
184
εἶναι τῶν ἐναντίων ὅσῳ δυνατώτεραὑπηρετεῖν τῷ ἡγουμένῳ κακῷ ὄντι ἐὰν δὲ φρόνησίς τε καὶ σοφία μείζω ἀγαθά αὐτὰ δὲ καθ᾽ αὑτὰ οὐδέτερα αὐτῶν οὐδενὸς ἄξια εἶναι1
davantage de capaciteacutes au service dune direction mauvaiseen elle-mecircme mais si elles sont dirigeacutees par le savoir et la raison ce sont des biens fort grands au lieu quelles-mecircmes et par elles-mecircmes elles nont ni les uns ni les autres une quelconque valeur2
Cela eacutetant le bon usage de la τέχνη relegraveve de la φρόνησις (reacutefexion) et de la σοφία
(la vertu laquo sagesse raquo) En dautres termes apprendre une compeacutetence particuliegravere doit
se faire en mecircme temps que dapprendre agrave reacutefeacutechir et agrave connaicirctre lusage juste de
cette compeacutetence
IV4 La διάνοια
laquo La διάνοια est la penseacutee discursive Cest le discours silencieux que lacircme se tient agrave
elle-mecircme raquo3 Dans le livre VII de la Reacutepublique la διάνοια se trouve entre lἐπιστήμη
et le πίστις4 mais lἐπιστήμη et la διάνοια ont pour nom la νόησις5 qui laquo vise lecirctre
ce que lecirctre (οὐσία) est par rapport au devenir lintellection lest par rapport agrave
lopinion et ce que lintellection est par rapport agrave lopinion la science lest par rapport
agrave la croyance et la penseacutee par rapport agrave la repreacutesentation raquo6 Cela eacutetant il y a
neacutecessairement deux types dοὐσία (reacutealiteacute) lun fait lobjet de la διάνοια dont la
repreacutesentation est son opposeacute lautre celui de lἐπιστήμη dont la croyance est son
opposeacute Ainsi nous avons trois oppositions ou plutocirct une seule (1) et deux sous-
oppositions (2 et 3) 1 lintellection lopinion 2 la science la croyance 3 la
penseacutee la repreacutesentation Dans la suite nous analysons certaines questions de
discours et de matheacutematique pour voir la nature de la διάνοια
IV41 Discours argumentatifs
Le discours argumentatif se fonde sur un processus rigoureux agrave savoir lhypothegravese
le raisonnement et la veacuteriteacute Le soleil brille cest une eacutevidence on na nul besoin
dhypothegravese et de raisonnement pour dire cette veacuteriteacute
IV411 Hypothegravese
Le terme ὑπόθεσις est relativement bien preacutesent dans le corpus platonicien avec 44
1 Ibid 281 d ndash e2 Sur les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises cf Gorgias 467 e ndash 468 a Lachegraves 195 c Reacutepublique
IV 439 a3 Dictionnaire Platon p 1174 Voir Reacutepublique VII 533 e ndash 534 a5 Notons que agrave la fn du livre VI les quatre sections sont νόησις διάνοια πίστις et εἰκασία alors
que dans le livre VII elles sont lintellection (ἐπιστήμη et διάνοια) lopinion (πίστις et εἰκασία)6 Reacutepublique VII 534 a
185
occurrences1 le sens du terme ὕπο (dessous en dessous) + θέσις (thegravese thesis en
anglais) semble se donner dans la premiegravere reacuteplique que prononce Socrate au deacutebut
du Parmeacutenide
Socrate Socrate donc une fois laudition fnie aurait prieacute quon relucirct la premiegravere hypothegravese du premier argument et cela fait aurait poseacute la question suivante laquo Que veux-tu dire Zeacutenon raquo laquo Si les choses sont plusieurs il sensuit dis-tu quelles ne peuvent manquer decirctre agrave la fois semblables et dissemblables ce qui est eacutevidemment impossible Il nest possible en effet ni que ce qui est dissemblable soit semblable ni que ce qui est semblablesoit dissemblable Nest-ce pas ce que tu veux dire raquo2
Agrave propos du terme laquo hypothegravese raquo dans ce passage voici la note de traduction3
En grec ancien ὑπόθεσις Dans ce passage le sens de ce terme preacutesente une leacutegegravere ambiguiumlteacute Au sens strict ὑπόθεσις deacutesigne la protase dune proposition conditionnelle cest eacutevidemment le sens du terme en 128 d 4 ndash 5 laquo Sil [lunivers] est un raquo et laquo sils [τὰ ὀντά] sont plusieurs raquo Par extension le terme ὑπόθεσις peut deacutesigner non seulement la protase de largument mais largument en son entier cest le cas ici semble-t-il cardemander de relire seulement la protase naurait eu aucun sens
Agrave vrai dire dans une hypothegravese la protase nest pas beaucoup dimportance puisque
la mecircme proposition conditionnelle peut ecirctre formuleacutee de diffeacuterentes maniegraveres
Alors que Parmeacutenide dit laquo Il est un raquo Zeacutenon dit laquo Elles ne sont pas plusieurs raquo et chacun de votre cocircteacute vous vous exprimez en ayant lair de ne dire rien de pareil alors que tant sen faut vous dites la mecircme chose4
La vraie question consiste agrave savoir quel est lacheminement dune hypothegravese puisque
laquo ὕπο + θέσις raquo veut dire implicitement laquo raisonnement conduit par une thegravese raquo car
une simple thegravese sans argumentation na aucun inteacuterecirct agrave se faire entendre en terme
de la penseacutee Ce passage de la Reacutepublique semble poser la regravegle de lacheminement de
lhypothegravese
Socrate Examine aussi comment il faut couper la section de lintelligible
1 Euthyphron ὑποθέσεις (11 c) Gorgias ὑπόθεσιν (454 c) Hippias majeur ὑπόθεσιν (302 e) Lois V ὑπόθεσις (743 c) Lois VII ὑπόθεσιν (812 a) Meacutenon ὑποθέσεως (86 e) ὑποθέσεως (86 e) ὑπόθεσιν (87 a) ὑπόθεσις (87 d) ὑπόθεσιν (89 c) Parmeacutenide ὑπόθεσιν (127 d) ὑπόθεσις (128 d) ὑποθέσεως (136 a) ὑποθέσεως (136 a) ὑποθέσεως (136 b) ὑποθέσεως (137 b) ὑπόθεσιν (142 b) ὑπόθεσις (142 c) ὑπόθεσιν (142 c) ὑπόθεσις (160 b) ὑπόθεσις (161 b) Pheacutedon ὑποθέσεως (92 d) ὑπόθεσις (94 b) ὑποθέσεως (101 d) ὑποθέσεως (101 d) ὑπόθεσιν (101 d) ὑποθέσεις (107 b) Politique ὑποθέσθαι (295 c) Reacutepublique VI ὑποθέσεων (510 b) ὑποθέσεως (510 b) ὑποθέσεις (510 c) ὑποθέσεσι (511 a) ὑποθέσεων (511 a) ὑποθέσεις (511 b) ὑποθέσεις (511 b) ὑποθέσεις (511 c) ὑποθέσεων (511 d) Reacutepublique VII ὑποθέσεσι (533 c) ὑποθέσεις (533 c)Reacutepublique VIII ὑπόθεσιν (550 c) Sophiste ὑποθέσθαι (237 a) ὑπόθεσιν (244 c) Theacuteeacutetegravete ὑπόθεσιν (183 b) Timeacutee ὑποθέσθαι (26 a)
2 Parmeacutenide 127 d ndash e3 Ibid laquo Notes raquo ndeg 35 p 257 Cf Aussi Meacutenon laquo Notes raquo ndeg 188 p 281 ndash 281 ougrave M Canto-Sperber
eacutenumegravere quatre signifcations du terme hypothegravese chez Platon 1 Une proposition sattache agrave eacutetudier les conseacutequences 2 Une proposition destineacutee agrave examiner sa coheacuterence interne 3 Hypothegravese sans reacutefeacuterence darcheacutetype 4 Un proceacutedeacute de reacutefutation agrave lusage ironique
4 Ibid 128 b
186
Glaucon De quelle faccedilon
Socrate Voici Dans une partie de cette section lacircme traitant comme des images les objets quidans la section preacuteceacutedente eacutetaient les objets imiteacutes se voit contrainte dans sa recherche de proceacuteder agrave partir dhypothegraveses elle ne chemine pas vers un principe mais vers une conclusion Dans lautre section toutefois celle ougrave elle sachemine vers un principe anhypotheacutetique lacircme procegravede agrave partir de lhypothegravese et sans recours agrave ces images elle accomplit son parcours agrave laide des seules formes prises en elles-mecircmes1
Dans ce passage nous avons deux cheminements dune hypothegravese 1 Celui ougrave
lhypothegravese est consideacutereacutee comme chose connue comme si elle est un principe cest-
agrave-dire la veacuteriteacute mais on nen a pas la certitude Dans ce cas-lagrave le raisonnement
sachemine vers la conclusion en se fondant sur les conseacutequences Cest le cas pour la
deacutemonstration de geacuteomeacutetrie dans le Meacutenon supposons une surface de quatre pieds
carreacutes dont chaque cocircteacute a pour longueur deux pieds quelle est la longueur de chaque
cocircteacute pour avoir une surface double cest-agrave-dire huit pieds carreacutes Si elle est agrave trois
pieds la conseacutequence est que trois fois trois font neuf et non pas huit pieds carreacutes Un
tel raisonnement est adapteacute pour la reacutefutation Par exemple si la vertu senseigne en
examinant les conseacutequences de cette hypothegravese on constate que les gens reacuteputeacutes
pour leur sagesse ne parvenaient pas agrave transmettre leur sagesse ou les autres vertus agrave
leurs fls2 Cela permet de conclure que la vertu ne senseigne pas 2 Une hypothegravese
chemine par la reacuteminiscence agrave travers le dialogue En effet dans ce raisonnement
lhypothegravese nest pas vraiment une proposition mais laquo des points dappui et des
tremplins pour seacutelancer jusquagrave ce qui est anhypotheacutetique jusquau principe du
tout raquo3 Autrement dit on accegravede au principe anhypotheacutetique par la reacuteminiscence et
non par des proceacutedeacutes logiques car laquo des points dappui et des tremplins raquo peuvent
deacuteclencher agrave tout moment une reacuteminiscence
IV412 Raisonnement
Le substantif λογισμός (raisonnement syllogisme calcul4) est une activiteacute spontaneacutee
propre agrave lacircme un acheminement vers la veacuteriteacute5 Voici le tableau de freacutequences du
1 Reacutepublique VI 510 b2 Voir Meacutenon 93 a ndash 94 d3 Reacutepublique VI 511 b4 Notons au passage que le calcul cest-agrave-dire lanalyse des rapports entre les nombres est un type de
raisonnement rigoureux Par exemple 2 31415 5 sont trois nombres alors que leacutequation laquo 2 fois 31415 fois 5 raquo deacutecrit un rapport entre ces trois nombres et si on remplace 5 par une variable R(Rayon) on obtient une eacutequation qui permet de calculer la circonfeacuterence de tous les cercles C = 2πR
5 Le terme τὸ λογιστικόν (calcul) est aussi une forme de raisonnement Ici nous examinons le principe du raisonnement et non les meacutethodes du raisonnement qui seront examineacutees dans le dernier chapitre
187
terme λογισμός dans les dialogues platoniciens
Dialogues de jeunesse [12]Hippias mineur [7] λογισμῶν (366 c) λογισμοὺς (367 a) λογισμόν (367 a) λογισμῶν (367 b) λογισμῶν (367 c) λογισμῶν (367 c) λογισμὸν (367 c) Hippias majeur λογισμῶν (285 c) Protagoras λογισμούς (318 e) Euthyphron λογισμὸν (7 b) Meacutenon λογισμῷ (98 a) λογισμοῦ (100 b)
Dialogues de maturiteacute [26]Banquet λογισμοῦ (207 b) Pheacutedon λογισμοῦ (66 a) λογισμῷ (79 a) λογισμῷ (84 a) Reacutepublique
[18] I λογισμῷ (340 d) IV λογισμῷ (431 c) λογισμοῦ (439 d) λογισμὸν (440 b) λογισμοῦ (441 a) VI λογισμῷ (496 d) λογισμοὺς (510 c) VII λογισμόν (522 c) λογισμόν (524 b) λογισμοὺς (525 d) λογισμῶν (526 d) λογισμῶν (536 d) VIII λογισμῷ (546 b) IX λογισμοῦ (586 d) λογισμὸν (587 e) Xλογισμῷ (603 a) λογισμῷ (604 d) λογισμῷ (611 c) Phegravedre λογισμῷ (249 c) λογισμὸν (274 c) Parmeacutenide λογισμῷ (130 a) Theacuteeacutetegravete λογισμούς (145 d)
Dialogues de vieillesse [34]Sophiste λογισμοῦ (248 a) λογισμῶν (254 a) Politique λογισμοὺς (257 a) λογισμοὺς (257 b) Philegravebe [5] λογισμούς (11 b) λογισμοῦ (21 c) λογισμοῖς (52 a) λογισμοῦ (52 b) λογισμῶν (57 a) Timeacutee [11] λογισμὸν (30 b) λογισμὸν (33 a) λογισμὸς (34 a) λογισμοῦ (36 e) λογισμῶν (47 c) λογισμῷ (52 b) λογισμῷ (57 e) λογισμῷ (72 a) λογισμοῦ (72 e) λογισμοῦ (77 b) λογισμοῦ (86 c) Critias λογισμοῦ (121 a) Lois [13] I λογισμὸς (644 d) λογισμοῦ (645 a) λογισμοῦ (645 a) III λογισμῷ (697 e) VII λογισμὸν (805 a) λογισμῶν (809 c) λογισμῷ (813 d) λογισμοὶ (817 e) λογισμοὺς (819 b) X λογισμοὶ (896 c) λογισμοῖς (897 c) XII λογισμοῖς (967 b)
En tout 72 occurrences cest un bon chiffre Trois remarque 1 les occurrences sont
concentreacutees sur cinq dialogues agrave savoir Philegravebe [5] Hippias mineur [7] Timeacutee [11] Lois
[13] Reacutepublique [18] 2 il semble que plus lacircge de Platon avance plus la freacutequence
de lemploi de ce terme augmente 12 dans les premiers dialogues 26 dans les
dialogues intermeacutediaires et 34 dans les derniers dialogues 3 le terme signife tantocirct
laquo calcul raquo comme cest le cas au tout deacutebut du Politique tantocirct ce qui est associeacute agrave laquo la
penseacutee intellective (νόησις) comme cest le cas dans le livre VII de la Reacutepublique1
Dans la navigation sur la mer si lon navigue agrave vue on narrive probablement jamais
au port agrave amarrer ou lon perd eacutenormeacutement du temps inutilement car sur la mer on
ne distingue pas le port mais seulement les horizons qui changent constamment
cest lagrave que le raisonnement devient une neacutecessiteacute pour le pilote afn de deacuteterminer
lhorizon vers lequel se trouve le port De mecircme pour lacircme qui peut ecirctre compareacutee agrave
un navire dun point de vue de la navigation puisque laquo lacircme se meut toujours raquo2 Or
1 Cf Lois laquo Notes raquo livre I ndeg 110 p 346 laquo Cette traduction [la raison qui calcule] permet deconserver le sens tregraves bien preacutesenteacute dans les textes de λογισμός comme laquo calcul raquo Toutefois agrave tout le moins dans la Reacutepublique (VII 524 b) λογισμός est associeacute agrave la penseacutee intellective raquo
2 Phegravedre 245 c Si la navigation moderne sur la mer peut ecirctre guideacutee par un systegraveme de navigation parsatellite un tel systegraveme est impossible pour lacircme dune part lacircme est invisible dautre part lunivers tout entier est la sphegravere du mouvement de lacircme or limmensiteacute de lunivers deacutepasse tout entendement humain de en plus lacircme peut passer agrave lexteacuterieur de lunivers et seacutetablir sur son dos pour contempler la veacuteriteacute (Voir Phegravedre 247 b) Avec le progregraves technologique cet exemple semble dire que le pilotage souvent eacutevoqueacute dans les dialogues platoniciens perd peu a peu son sens
188
lacircme a trois laquo ports raquo dits rationnel ardant et deacutesirant
Socrate Nous naurions donc pas tort repris-je de soutenir quil sagit de deux principes et quils diffegraverent lun de lautre lun celui par lequel lacircme raisonne nous le nommons le principe rationnel de lacircme lautre celui par lequel elle aime a faim a soif et qui lexcitede tous les deacutesirs celui-lagrave nous le nommons le principe deacutepourvu de raison et deacutesirant lui qui accompagne un ensemble de satisfactions et de plaisirs
Glaucon Non nous naurions pas tort de penser de cette maniegravere
Socrate Par conseacutequent repris-je distinguons ces deux espegraveres qui se trouvent dans lacircme Mais pour ce qui est du cœur cette espegravere par laquelle nous nous emportons sagit-il dunetroisiegraveme espegravece ou alors de quelle espegravece parmi les premiegraveres est-elle la plus parente par nature 1
Dans un corps dont les deacutesirs sont illimiteacutees la question du pilotage se pose
neacutecessairement car lacircme peut bien ecirctre attireacutee par le corps cest-agrave-dire par
lensemble des satisfactions et des plaisirs lieacutes au corps Or piloter cest raisonner
Mais pour raisonner (λογίζεσθαι) il faut la matiegravere du raisonnement cest-agrave-dire les
notions les deacutefnitions les principes par exemple Si on va aux maux il ny a rien agrave
connaicirctre sauf parfois quelques technique neacutecessaire2 si on va au Bien il faut
connaicirctre ce quest le bien
Or un principe est chose inengendreacutee Car cest dun principe que vient neacutecessairement agrave lecirctre tout ce qui vient agrave lecirctre tandis que le principe lui ne vient de rien En effet si un principe venait agrave lecirctre agrave partir de quelque chose ce ne serait pas agrave partir dun principequil viendrait agrave lecirctre Or comme cest une chose inengendreacutee cest aussi neacutecessairement une chose incorruptible Agrave supposer en effet que le principe soit aneacuteanti jamais ne pourrait venir agrave lecirctre ni ce principe agrave partir de quelque chose ni autre chose agrave partir de ce principe sil est vrai que toutes choses viennent agrave lecirctre agrave partir dun principe3
Le chemin du raisonnement se fait vers le principe et non vers ce qui vient agrave lecirctre
Ainsi pour une hypothegravese donneacutee la premiegravere chose agrave faire cest de poser la
question laquo quest-ce que raquo linterrogation portant avant tout sur le preacutedicat ou sur
le compleacutement dobjet et non sur le sujet Par exemple si la science est sensation il
faut poser la question laquo quest-ce que la sensation raquo autrement dit la sensation elle-
mecircme indeacutependante du sensible et des individus capables de sentir comme
laboutissement du raisonnement Ainsi la question peut bien ecirctre bien poseacutee 1 de
maniegravere explicite par exemple agrave propos de la justice pour Poleacutemarque cest
dorigine1 Reacutepublique IV 439 d ndash e La troisiegraveme sera nommeacutee laquo lespegravece de lardeur morale raquo (voir 440 e ndash 441
a)2 Le vol dans les meacutetros le cambriolage dans les villes le braquage dune agence bancaire le piratage
informatique lescroquerie fnanciegravere le mensonge politique etc tout cela demande une maicirctrise technique En ce sens la sophistique est une τέχνη simplement les sophistes ne travaillent pas avec la main mais avec la langue sans pour autant savoir vraiment ce quils disent
3 Phegravedre 245 d
189
laquo comme le fait de rendre service agrave ses amis et nuire agrave ses ennemis raquo1 Socrate pose
tout de suite la question laquo quentends-tu par amis raquo2 2 de maniegravere implicite cest
le cas dans le Theacuteeacutetegravete par exemple quand Theacuteeacutetegravete deacutefnit la science comme la
sensation Socrate na pas poseacute la question laquo quest-ce que la sensation raquo pourtant
ses examens meneacutes du paragraphe 152 a au celui 187 b sont fondeacutes sur la question
qui nest pas explicitement poseacutee
En un mot dans un dialogue les questions et les reacuteponses sont impreacutevisibles en
raison du fait que lacircme est le principe du mouvement spontaneacute cest la raison pour
laquelle il ny a pas agrave eacutetablir des regravegles rigoureuses pour preacutevoir lapparition des
inconnus Linconnu est impreacutevisible les dialogues dits aporeacutetiques le prouvent ce
qui est fondamentalement diffeacuterent de la logique formelle
IV413 Veacuteriteacute
Tout raisonnement consiste agrave faire paraicirctre la veacuteriteacute (ἀλήθεια) Elle a deux niveaux
de sens dabord elle deacutesigne ce qui est la reacutealiteacute (οὐσία) ensuite elle deacutesigne
laccord entre ce qui est et ce quon en pense ou ce dont on parle mecircme si cela revient
au mecircme car dire la veacuteriteacute cest dire la reacutealiteacute
La nature de la veacuteriteacute mdash ouverte sans meacutelange directe et immuable mdash est la
condition de la penseacutee et de la parole Autrement dit parler cest parler des choses
immuables de maniegravere ouverte simple et directe sans quoi il vaut vieux se taire
Mais pour parler ainsi il faut neacutecessairement penser ainsi Sur ce point le Socrate
dans les premiers dialogues et dans les autres dialogues est le mecircme car la seule
chose agrave la quelle il sinteacuteresse ce sont les choses immuables cest-agrave-dire toujours les
mecircmes et non tantocirct une chose tantocirct une autre Cest eacutegalement sur ce point que le
Socrate de Platon diffegravere du Socrate de Xeacutenophon Un exemple pour lexpliquer un
jour le sophiste Antiphon dit ceci agrave Socrate laquo Je croyais Socrate que ceux qui
sadonnent agrave la philosophie devenaient forceacutement plus heureux mais cest le
contraire que tu me donnes limpression davoir retireacute de la philosophie Tu vis de
telle sorte que pas mecircme un esclave ne resterait chez un maicirctre qui lui imposerait ton
reacutegime raquo Antiphon continue agrave eacutenumeacuterer les aliments manquants et meacutediocres le
vecirctement grossier le manque dargent et ainsi de suite3 Mais la longue reacuteponse de
1 Reacutepublique livre I 334 b2 Ibid 334 c3 Voir Xeacutenophon Les meacutemorables livre I VI1 ndash 3 Paris Les Belles Lettres 2003 [2000] Trad par
Louis-Andreacute Dorion
190
Socrate campe fdegravelement aux choses sensibles1 sans se demander ce quest le
bonheur ou le fait decirctre heureux et agrave la fn de sa reacuteponse Socrate conclut laquo Pour ma
part je considegravere que labsence de besoin est divin et quavoir le minimum de besoins
est ce qui sapproche le plus du divin et comme le divin est parfait ce qui sen
approche le plus sapproche eacutegalement de la perfection raquo La conclusion de Socrate
peut ecirctre qualifeacutee de syllogisme sauf quici la preacutemisse majeure laquo le minimum de
besoins est ce qui sapproche le plus du divin raquo nest pas vraie en tout cas pas
toujours vraie car dune part mecircme le dieu a besoin de se nourrir dautre part des
prisonniers des esclaves et de tregraves pauvres gens vivent en reacutealiteacute dans le strict
minimum ceux-ci sapprochent-t-ils plus du divin quun roi qui obeacuteit agrave la loi En
effet Socrate comme beaucoup dautres sages dailleurs eacutetait pauvre parce quil se
consacrait entiegraverement agrave philosopher de telle sorte quil navait plus de loisirs pour
soccuper des affaires Thalegraves a montreacute qulaquo il eacutetait facile de senrichir raquo sauf que cela
nest pas lobjet de lambition des philosophes2
Notons que le fait de ne pas dissimuler ne veut pas dire ecirctre transparent mais
ouvert Une maison construite avec des pierres nest pas transparente mais quand
ses portes sont ouvertes au public elle est ouverte Chaque dialogue platonicien est
une maison ouverte mais pas transparente Cela diffegravere de leacutesoteacuterisme qui nest pas
ouvert Mais ce qui est ouvert ne veut pas dire non plus facile agrave connaicirctre Par
exemple le ciel est ouvert pourtant on en connaicirct peu de chose
Ce qui est sans meacutelange est neacutecessairement pur et ce qui est pur est neacutecessairement
simple sans contradiction Dire une chose de maniegravere compliqueacutee arrive sans doute
lorsquon na pas encore saisi la veacuteriteacute En effet moins on ne va directement agrave la
chose agrave dire ou agrave penser plus la chance de la contradiction augmente Par exemple si
la richesse rend les gens heureux il faut poser ou se poser directement la question de
ce quest le bonheur sans se confondre dans les choses sensibles car le monde
sensible est contradictoire par exemple la richesse est agrave la fois un bien et un mal une
chose est agrave la fois grande et petite Autrement dit la veacuteriteacute ne se trouve pas dans la
reacutealiteacute sensible
IV42 Les matheacutematiques
Limmuabiliteacute la preacutecision et lenseignement sont trois qualiteacutes en commun dans
1 Voir ibid 4 ndash 102 Voir Diogegravene Laeumlrce Vies et doctrines des philosophes illustres I 26 Paris Le Livre de Poche 1999 p
83
191
matheacutematiques Cela correspond parfaitement agrave la recherche philosophique sur les
formes intelligibles la rectitude et leacuteducation En dautres termes la philosophie
sinspire des matheacutematiques dans une certaine mesure tregraves limiteacutee en tant quun
instrument de la philosophie Pourquoi laquo tregraves limiteacutee raquo En effet un matheacutematicien
peut ecirctre excellent dans son domaine mais pas neacutecessairement vertueux ou heureux
De plus la connaissance matheacutematique nest que partiellement universelle elle nest
universelle que dans un domaine speacutecifque en question alors que la citeacute juste a
besoin de la connaissance du Bien par-dessus de tous les biens speacutecifques dont les
matheacutematiques et de tous les biens particuliers dont la richesse Dailleurs les
matheacutematiques sont certes tregraves puissantes mais cette puissance ne permet pas de
reconnaicirctre le Bien et les maux
IV421 Immuabiliteacute
La terme μαθηματική est totalement absent dans les dialogues platoniciens on na
que deux occurrences de μαθηματικόν (qui sadonne agrave eacutetudier et agrave pratiquer) lune
dans le Sophiste (219 c) lautre dans le Timeacutee (88 c) En revanche les deux branches
des matheacutematiques agrave savoir γεωμετρία (geacuteomeacutetrie) et ἀρμονία (harmonie) ont une
preacutesence importante dans le corpus platonicien1 Pourquoi la philosophie sinteacuteresse-
t-elle particuliegraverement agrave ces deux branches des matheacutematiques 2 Eacutetudions le cas de
1 Charmide γεωμετρικῆς (165 e) Gorgias γεωμετρικὴ (450 d) γεωμετρίαν (450 e) γεωμετρικὴ (508 a) γεωμετρίας (508 a) Hippias majeur γεωμετρίας (285 c) Hippias mineur γεωμετρίας(367 d) γεωμετρίᾳ (367 d) γεωμετρικός (367 d) Meacutenon γεωμετρίαις (76 a) γεωμετρεῖν (85 e) γεωμετρίας (85 e) Pheacutedon γεωμετρίᾳ (92 d) Phegravedre γεωμετρίαν (274 d) Philegravebe γεωμετρίας (56 e) Politique γεωμετρικὰ (257 a) γεωμετρίας (266 a) Protagoras γεωμετρίαν (318 e) Reacutepublique V γεωμετρικαῖς (458 d) Reacutepublique VI γεωμετρίας (510 c) γεωμετρίαις (511 b) γεωμετρικῶν (511 d) Reacutepublique VII [14] γεωμετρίαν (526 c) γεωμετρικός (526 d) γεωμετρίας (526 d) γεωμετρίας (527 a) γεωμετρικὴ (527 b) γεωμετρίας (527 c) γεωμετρίας (527 c) γεωμετρίᾳ (528 a) γεωμετρίαν (528 d) γεωμετρίαν (528 d) γεωμετρίας (529 e) γεωμετρίαν (530 b) γεωμετρίας (533 b) γεωμετριῶν (536 d) Reacutepublique VIII γεωμετρικός (546 c) Theacuteeacutetegravete [9] γεωμετρίαν (143 d) γεωμετρίας (143 e) γεωμετρικός (145 a) γεωμετρίας (145 c) γεωμετρία (146 c) γεωμετρῶν (162 e) γεωμετρεῖν (162 e) γεωμετρίαν (165 a) γεωμετροῦσα (173 e)
ἀρμονία mdash Banquet [8] 187 a 187 a 187 b 187 b 187 c 187 c 187 d 188 a Charmide [1] 170 c Cratyle [4] 405 d 405 d 405 d 416 b Hippias majeur [2] 285 d 285 d Hippias mineur [1] 368 d Ion [1] 534 a Lachegraves [2] 188 d 188 d Lois II [11] 653 e 655 a 660 a 661 c 665 a 669 e 670 b 670 d 670 e 672 c 672 e Lois VII [5] 800 d 802 e 802 e 810 b 812 c Lois VIII [1] 835 a Pheacutedon [43] 85 e 85 e 86 a 86 a 86 b 86 b 86 c 86 c 88 d 91 d 92 a 92 a 92 b 92 b 92 c 92 c 92 c 92 e 92 e 93 a 93 a 93 a 93 a 93 b 93 c 93 c 93 c 93 c 93 d 93 d 93 d 93 d 93 e 93 e 94 a 94 a 94 a 94 b 94 c 94 e 94 e 95 a 95 a Phegravedre [5] 268 d 268 e 268 e 268 e 268 e Philegravebe [3] 17 d 31 c 31 dProtagoras [1] 326 b Reacutepublique III [17] 397 b 397 b 397 c 398 d 398 d 398 e 398 e 399 a 399 a 399 c 399 c 399 e 400 a 400 a 400 d 401 d 411 a Reacutepublique IV [4] 430 e 431 e 442 a 443 d Reacutepublique VII [3] 522 a 531 a 531 b Reacutepublique VIII [1] 546 c Reacutepublique IX [1] 591 dReacutepublique X [3] 601 a 617 b 617 c Theacuteeacutetegravete [2] 145 d 175 e Timeacutee [5] 37 a 47 d 47 d 80 b 90 d
2 Certes le terme ἀριθμητιή (science des nombres) est aussi preacutesent dans le corpus platonicien mais beaucoup moins important que la geacuteomeacutetrie et lharmonie voici la liste doccurrences dἀριθμητιή Alcibiade 114 c 126 c Gorgias 450 d 450 e 450 e 451 b 451 c 453 e 453 e 453 e Ion 531 e 537 e Philegravebe 55 e 56 c 56 d 56 d 57 d Politique 258 d 299 e Protagoras [1 ] 357 a Reacutepublique VII
192
la geacuteomeacutetrie dabord lunivers est un monde geacuteomeacutetrique cest pourquoi la vision
de lunivers est dicteacutee par le deacuteveloppement des matheacutematiques et particuliegraverement
par le deacuteveloppement de la geacuteomeacutetrie Par exemple les fgures telles que deacutecrites
dans le Timeacutee1 correspondent agrave la geacuteomeacutetrie euclidienne (les rotations les symeacutetries
les translations qui deacuteterminent la variation des distances et lhomotheacutetie)
Dailleurs sans la geacuteomeacutetrie carteacutesienne ou la geacuteomeacutetrie analytique fondement de la
physique il ny aurait pas de gravitation newtonienne Sans la geacuteomeacutetrie
diffeacuterentielle il ny aurait pas de theacuteorie de la relativiteacute geacuteneacuterale2 En dautres termes
tant quune nouvelle approche de la geacuteomeacutetrie nest pas trouveacutee notre connaissance
de lunivers reste dans leacutetat actuel si ce nest certaines hypothegraveses non approuveacutees
comme les trous noirs par exemple Dun point de vue cosmologique la geacuteomeacutetrie
permet de comprendre la structure et le fonctionnement de lunivers Dun point de
vue philosophique la geacuteomeacutetrie permet de penser et dapprouver que la reacutealiteacute
immuable existe (par exemple la circonfeacuterence du cercle = 2πr existe
indeacutependamment de tous les cercles quils soit grands ou petits) Dun point de vue
eacuteducatif lenseignement de la geacuteographie permet de structurer la penseacutee de la
maniegravere visuelle ce qui favorise aussi la meacutemoire qui est plus sensible agrave la fgure
quagrave la reacutealiteacute abstraite
Ensuite lharmonie On peut constater que dans le Pheacutedon les 43 occurrences du
terme ἀρμονία se concentrent sur deux blocs de maniegravere tregraves dense agrave savoir entre 85
e et 86 c (8 fois) et entre 91 d et 95 a (34 fois) Dun point de vue sensible lharmonie
est universellement belle Dun point de vue philosophique lharmonie est
immuable
Simmias [hellip] On dirait de la mecircme faccedilon lharmonie est une chose quon ne voit pas et qui na pasde corps qui est tregraves belle divine mecircme quand la lyre a eacuteteacute bien accordeacutee alors que la lyre elle et ses cordes ce sont des corps elles relegravevent de lespegravece corporelle elles sont composeacutees terreuses apparenteacutees agrave ce qui est mortel Supposons alors quon casse la lyre quon coupe ses cordes ou encore quon larrache On pourrait soutenir ensuite agrave laide dun raisonnement identique au tien que neacutecessairement lharmonie en question existe encore et quelle na pas peacuteri3
Une citeacute juste doit ecirctre neacutecessairement une citeacute harmonieuse en rassurant lharmonie
entre les trois parties fonctionnelles de lacircme lharmonie entre lacircme et le corps
525 a Theacuteeacutetegravete [3 ] 198 a 198 b 198 e en tout 24 occurrences1 Cf Timeacutee laquo Annexe 2 raquo laquo Annexe 3 raquo laquo Annexe 5 raquo laquo Annexe 6 raquo2 Agrave propos de la geacuteomeacutetrie et la relativiteacute cf Souriau J-M Geacuteomeacutetrie et relativiteacute Paris Hermann
19643 Pheacutedon 85 e ndash 86 a
193
lharmonie entre les ecirctres humains lharmonie entre les ecirctres humains et la nature
Par conseacutequent la citeacute tend vers limmortaliteacute Dun point de vue eacuteducatif lharmonie
permet de structurer lacircme au moyen sensible ce qui favorise la reacuteminiscence qui
nest laquo sensible raquo quaux choses harmonieuses cest-agrave-dire des reacutealiteacutes veacuteritables
neacutecessairement harmonieuses en raison du fait quelles tiennent toutes dune seule et
unique chose leur ecirctre et leur reacutealiteacute agrave savoir le Bien
IV422 Preacutecision
La caracteacuteristique propre aux matheacutematiques est sa preacutecision quantifeacutee et veacuterifable
Dans le Meacutenon la fameuse partie consacreacutee agrave la geacuteomeacutetrie (82 b ndash 85 c) consiste agrave
deacutemontrer lexistence de la reacuteminiscence mais cette deacutemonstration se fonde
justement sur la preacutecision de la geacuteomeacutetrie
Socrate Eh bien justement essaie de me dire quelle sera la longueur de chacun des cocircteacutes de cenouvel espace En effet dans le premier espace ceacutetait deux pieds mais dans ce nouvel espace double du premier quelle sera la longueur de chaque cocircteacute
Garccedilon Il est bien eacutevident Socrate quelle sera double
Quatre fois quatre font seize pieds carreacutes cela eacutequivaut exactement agrave une surface
carreacutee composeacutee de quatre surfaces de quatre pieds carreacutes Ensuite le jeune garccedilon
propose une longueur de trois pieds pour une surface carreacutee double dune surface de
quatre pieds carreacutes Trois fois trois font neuf et non pas huit pieds carreacutes
Socrate Mais agrave partir de quelle ligne Essaie de nous le dire avec exactitude (ἀκριβῶς) Et si tu preacutefegraveres ne pas donner un chiffre montre en tout cas agrave partir de quelle ligne on lobtient
Garccedilon Mais par Zeus Socrate je ne le sais pas
Il sagit de la diagonale de la surface de quatre pieds carreacutes comme la longueur de
chaque cocircteacute de la surface de huit pieds carreacutes Avec le theacuteoregraveme de Pythagore de
Samos1 on peut obtenir le chiffre exact de la diagonale (d) dune surface carreacutee (a fois
a par exemple) agrave savoir d=radic2sdota
IV423 Enseignement
La deacutemonstration de Socrate sur la geacuteomeacutetrie montre que dune part la preacutecision
matheacutematique est irreacutefutable puisquelle est une eacutevidence dautre part que la
geacuteomeacutetrie senseigne cest-agrave-dire sapprend sur le modegravele maicirctre-eacutelegraveve En effet la
formule a2+b2=c2 est le modegravele de tous les triangles rectangles sensibles cela
eacutetant un triangle rectangle particulier exprime en reacutealiteacute une loi matheacutematique
1 Soit c la diagonale dun triangle rectangle a et b deacutesignent deux cocircteacutes rectangles on a ainsi la formule suivante a
2+b2=c2
194
certes de maniegravere implicite agrave savoir a2+b2=c2 En ce sens lenseignement consiste
agrave expliciter une connaissance quon possegravede deacutejagrave sans le savoir cest pourquoi
apprendre cest chercher agrave se remeacutemorer par lincitation dun enseignement Mais
quelle est la valeur philosophique de lenseignement des matheacutematiques dans
leacuteducation Voici une reacuteponse
Socrate Il serait degraves lors approprieacute de faire de cet enseignement lobjet dune leacutegislation Glaucon et de convaincre ceux qui deacutesirent pendre part aux tacircches les plus eacuteleveacutees de la citeacute de se porter vers lart du calcul (λογιστικήν) et de sy appliquer non pas comme un exercice utile aux affaires priveacutees mais dans le but datteindre la contemplation de la nature des nombres par lintellection elle-mecircme Non pas donc comme un exercice en vue de la vente ou de lachat comme le font les marchands et les commerccedilants mais en ayant pour fnaliteacute de la guerre et au bout du compte cette conversion naturelle de lacircme qui sedeacutegage du devenir et se tourne vers la veacuteriteacute et vers lecirctre (ἐπ᾽ ἀλήθειάν τε καὶ οὐσίαν)1
Ici on voit bien que les matheacutematiques ne sont ni bonnes ni mauvaises elles peuvent
ecirctre bien utiles pour linteacuterecirct de la citeacute mais aussi pour linteacuterecirct priveacute utiles pour le
bien comme pour le mal Lagrave se pose la question eacutethique de lenseignement dans
leacuteducation il ne sufft pas denseigner les matheacutematiques dans leacutecole et dans
luniversiteacute il faut surtout enseigner en mecircme temps le principe du bon usage des
matheacutematiques et les autres disciplines scientifques Autrement dit la philosophie
devrait ecirctre une obligation pour tous les eacutelegraveves et tous les eacutetudiants quelque soit leur
discipline Cest parce quil y a deux sortes de connaissances la connaissance de lacircme
et la connaissance du corps Les matheacutematiques par exemple sont une connaissance
du monde sensible une connaissance qui se deacutetache de lecirctre car celui qui deacutetient
cette connaissance sait certes comment lunivers se meut mais en aucun cas il na la
possibiliteacute dintervenir pour modifer le mouvement de lunivers pas plus que le
meacutedecin sur ses patients mecircme sil peut les gueacuterir de la maladie Autrement dit la
connaissance du corps du monde sensible ou de lunivers nest pas une connaissance
de lecirctre
IV5 La politique
Quelle que soit la conception de la politique traditionnelle progressiste (repreacutesenteacutee
par les sophistes) ou philosophique la justice est le fondement de la politique ainsi
la conception de la politique est avant tout la conception de la justice Cest pourquoi
la Reacutepublique a pour sujet la justice
1 Reacutepublique VII 525 b ndash c
195
IV51 Conception traditionnelle
Degraves le deacutebut de la Reacutepublique la conception traditionnelle de la justice est prononceacutee
par Ceacutephale sous ces termes laquo Ne pas tromper ni mentir mecircme involontairement
navoir aucune dette quil sagisse de loffrande dun sacrifce agrave un dieu ou dune
creacuteance agrave quelquun quand le moment est venu de partir lagrave-bas sereinement agrave tout
cela la possession des richesses peut contribuer pour une large part raquo1 Pour un
homme de bien cest-agrave-dire un homme qui ne trompe pas ni ne ment ni na aucune
dette envers qui que ce soit homme ou dieu si en plus il est riche cet homme est le
plus juste Est-il vraiment possible de gagner une grande fortune sans tromper ni
mentir Ceacutephale est un marchand darme comme tout marchand il laquo vent en gros
ou en deacutetail les marchandises raquo2 il ne peut pas connaicirctre le bon usage des toutes les
marchandises quil vend en gros ou en deacutetail ainsi il ne peut pas ne pas tromper
involontairement puisquil nest ni fabricant ni militaire mecircme sil a la bonne volonteacute
decirctre juste Mais la reacuteponse de Socrate est beaucoup plus probleacutematique
Socrate Tu parles tregraves bien Ceacutephale dis-je Mais en ce qui concerne cette chose-lagrave elle-mecircme la justice dirons-nous degraves lors quil sagit simplement de dire la veacuteriteacute et de rendre agrave chacun ce quon en a reccedilu Ces deux actes mecircmes ne les faisons-nous pas tantocirct de maniegravere juste tantocirct de maniegravere injuste Je propose le cas suivant si quelquun recevait desarmes de la part dun ami tout raisonnable mais que celui-ci eacutetant devenu fou les lui redemande tout le monde serait daccord pour dire quil ne faut pas les lui rendre et que celui qui les rendrait ne ferait pas un acte juste pas plus que celui qui se proposerait de dire la veacuteriteacute agrave un homme dans un tel eacutetat3
Cela admis un marchand darmes ne devrait pas vendre des armes agrave la citeacute qui megravene
une guerre injuste Si cest le cas il fait un acte injuste de mecircme quil se propose de
dire la veacuteriteacute sur la guerre car il ne peut pas dire la veacuteriteacute en raison du fait que la
guerre juste ou injuste ne relegraveve pas de la compeacutetence dun marchand darmes Pour
juger une guerre juste ou injuste il faut savoir avant tout ce quest la justice
Justement laquo ce nest donc pas une deacutefnition de la justice que de la deacutefnir comme
eacutetant le fait de dire la veacuteriteacute et de rendre ce quon a reccedilu raquo4 En dautres termes la
conception traditionnelle de la justice nest pas une conception mais une opinion
Cest le cas pour Poleacutemarque qui deacutefnit la justice comme le fait de laquo rendre aux amis
et aux ennemis respectivement des biens et des maux raquo5 ce que nous avons deacutejagrave
examineacute preacuteceacutedemment En un mot la conception traditionnelle de la justice se fonde
1 Reacutepublique I 331b2 Voir Protagoras 313 c ndash d3 Reacutepublique I 331 c4 Ibid 331 d5 Ibid 332 d
196
sur lopinion ainsi chacun peut avoir une opinion sur la justice Si une loi est
leacutegifeacutereacutee agrave partir de la conception traditionnelle de la justice cette loi nest en fait
quune traduction de la coutume ou de la convention
Par ailleurs le terme νομός traduit par laquo loi raquo laquo coutume raquo laquo convention raquo preacutesente une signifcation varieacutee et plus subtile Ce substantif deacuterive de la racine qui a donneacute le verbe νομίζω laquo je pense raquo laquo jaccepte raquo au sens de laquo japprouve raquo νομίζεται qui deacutesigne ce qui laquo est accepteacute comme correct raquo et νέμεται ce qui laquo est assigneacute comme juste part raquo la Νέμεσις eacutetant la deacuteesse qui accorde agrave chaque ecirctre sa juste part1
La diviniteacute est juste et savante elle na pas besoin dune loi pour ecirctre juste Si les ecirctres
humains ont besoin de la loi pour vivre ensemble en paix cest parce quils sont
potentiellement injustes en raison du fait quils ne savent pas vraiment ce quest la
justice encore faut-il du courage pour ecirctre juste Par conseacutequent ils ne peuvent eacuteviter
de ne pas commettre linjustice involontairement comme par exemple le marchand
darmes ne peut eacuteviter de vendre des armes agrave la citeacute qui fait une guerre injuste non
par volonteacute de commettre linjustice mais par par ignorance
IV52 Conception de sophiste
La conception de la justice des sophistes est progressiste cest-agrave-dire dans un certain
deacutepassement de la tradition du moins pour deux raisons Dune part leur
conception de la justice est intellectuellement eacutelaboreacutee ce nest plus une simple
opinion Dautre part leur conception de la justice nest pas lieacutee agrave leur propre inteacuterecirct
en tout cas pas directement Prenons lexemple de Thrasymaque pour examiner ces
deux points2 Agrave premiegravere vue sa deacutefnition de la justice paraicirct quelque peu
eacutetonnante
φημὶ γὰρ ἐγὼ εἶναι τὸ δίκαιον οὐκ ἄλλο τι ἢ τὸ τοῦ κρείττονος συμφέρον3
Je soutiens moi que le juste nest rien dautre que linteacuterecirct du plus fort
La reacutealiteacute humaine depuis 2400 ans ne semble pas beaucoup changer le laquo juste raquo nest
effectivement rien dautre que linteacuterecirct du plus fort mecircme laquo dans une socieacuteteacute ouverte
que reacutegente une deacutemocratie oligarchique (qui deacutepend surtout de la richesse) qui se
veut pluraliste raquo4 Le juste est donc la liberteacute sans entrave laquo sans entrave raquo pour les
plus forts raquo et non pour les plus faibles comme si la thegravese de Thrasymaque eacutetait une
1 Brisson Luc laquo Les sophistes et la justice raquo La justice Paris Ellipses Dirigeacute par Guy Samama 2001pp 19 ndash 24 p 21
2 Protagoras est aussi un bon exemple Comme nous avons deacutejagrave pas mal parleacute de lui jusquici nous preacutefeacuterons examiner la conception de la justice de Thrasymaque
3 Reacutepublique I 338 c4 Platon Paris Cerf 2017 p 177
197
prescription de la nature Une thegravese valable dans toutes les socieacuteteacutes humaines depuis
plus de 2400 ans est indeacuteniablement une puissance laquo Or ce que la nature prescrit
cest la satisfaction maximale des besoins raquo1 Il sagit lagrave de la nature deacutesirante du
sensible Ainsi pour limiter encadrer et controcircler cette satisfaction maximale des
besoins il faut que la loi soit fondeacutee sur la nature de lintelligible Nous examinons
maintenant les deux points que nous avons avanceacutes agrave savoir leacutelaboration
intellectuelle et le deacutesinteacuteressement personnel de la thegravese du sophiste
Eh bien ne sais-tu pas dit-il que parmi les citeacutes certaines sont de reacutegime tyrannique dautres de reacutegime deacutemocratique dautres de reacutegime aristocratique 2
La thegravese du sophiste se fonde sur une reacutefexion sur les reacutegimes politiques Dans
certain sens il annonce une enquecircte politique meneacutee par Socrate dans le livre VIII de
l a Reacutepublique sur la timocratie loligarchie la deacutemocratie et la tyrannie laquo Or tout
gouvernement institue les lois selon son inteacuterecirct propre la deacutemocratie institue des lois
deacutemocratiques la tyrannie des lois tyranniques et ainsi pour les autres reacutegimes raquo3
Thrasymaque Voilagrave donc excellent homme ce que je soutiens dans toutes les citeacutes le juste est la mecircme chose cest linteacuterecirct du gouvernement en place Or cest ce gouvernement qui exerce en quelque sorte le pouvoir de sorte quagrave quiconque raisonnant avec bon sens simpose la conclusion suivante partout cest la mecircme chose qui est juste cest-agrave-dire linteacuterecirct du plus fort4
On voit bien que linteacuterecirct du plus fort ici ne veut pas dire automatiquement linteacuterecirct
personnel des dirigeants Cest pourquoi Socrate reconnaicirct que laquo le juste consiste en
un certain inteacuterecirct raquo5 On voit bien aussi que la thegravese de Thrasymaque se fonde sur
une certaine analyse politique et intellectuelle sur une certaine eacutelaboration Par
ailleurs les sophistes neacutetaient pas les plus forts dans les citeacutes ougrave ils donnaient des
enseignements Pour mieux comprendre ce que Thasymarque veut dire Socrate
prend largument que les dirigeants ne sont pas infaillibles ainsi dans le cas ougrave ils se
trompent ils font le contraire non pas laquo le juste est linteacuterecirct du plus fort raquo mais le
juste est linteacuterecirct des plus faibles Voici largument du sophiste sur la notion du plus
fort
Absolument pas dit-il Crois-tu par hasard que jappelle le plus fort celui qui se trompe alors mecircme quil se trompe6
1 Supra laquo Les sophistes et la justice raquo p 232 Reacutepublique I 338 d3 Ibid 338 d ndash e4 Ibid 338 e ndash 339 a5 Ibid 339 b6 Ibid 340 c
198
Le plus fort cest celui qui ne se trompe pas Le sophiste ne sait pas comment un
gouverneur reacuteussit agrave ne jamais se tromper cela dit sa reacuteponse est une deacutefense
intelligente et non une science Au fond cette reacuteponse est la position de toute la
Reacutepublique seule la philosophie ne se trompe pas dougrave la neacutecessiteacute du philosophe-
dirigeant Mais Socrate semble garder cette position pour son propre exposeacute dans la
Reacutepublique car il ninterroge pas le sophiste pour savoir le moyen par lequel on peut
ne pas se tromper ce quil devrait faire mais Socrate ne la pas fait En effet si lon
comprend laquo le plus fort raquo comme celui qui est bon noble et sage la thegravese de
Thrasymaque peut se deacutefendre Dailleurs le juste peut se deacutefnir comme lobeacuteissance
agrave qui vaut mieux que soi1 le sophiste sen est simplement mal deacutefendu il est mecircme
tombeacute en quelque sorte dans le piegravege de Socrate En fait le corps peut ecirctre malade
cest la raison pour laquelle on a besoin de la meacutedecine Lorsque la meacutedecine elle
aussi est deacutefciente elle a besoin dun autre art dont la fonction consiste agrave examiner
linteacuterecirct de lart meacutedical2 laquo Ainsi dis-je lart meacutedical nexamine pas ce qui est linteacuterecirct
de la meacutedecine mais linteacuterecirct du corps raquo demanda-t-il Socrate3 Thrasymaque
reacutepondit oui
Ainsi donc aucune science nexamine pas plus quelle ne le prescrit ce qui est linteacuterecirct du plus fort mais bien ce qui est linteacuterecirct de ce qui est plus faible et qui est dirigeacute par elle4
En reacutealiteacute largument de Socrate est trompeur Linteacuterecirct de la meacutedecine consiste agrave ne
pas se tromper dans sa science aucune autre science na pas de compeacutetence pour
juger si la meacutedecine se trompe dailleurs linteacuterecirct du corps et linteacuterecirct de la
meacutedecine sont le mecircme agrave savoir la santeacute De mecircme il ny a pas deux inteacuterecircts opposeacutes
entre les plus forts et les plus faibles cest le mecircme inteacuterecirct pour chacun agrave savoir la
justice Dans cette perspective le livre I de la Reacutepublique ne devrait pas ecirctre interpreacuteteacute
comme meacuteprisant agrave leacutegard du sophiste Thrasymaque mais comme un hommage Il
souligne que la politique est une histoire et que la conception progressiste de la
politique proposeacutee par les sophistes fait partie de cette histoire mecircme si cette
conception a sa limite eacutevidente agrave savoir sans solution pour eacuteviter que le plus fort ne
se trompe En effet sans ecirctre dieu on peut eacuteviter de se tromper la question est de
1 Dans lApologie Socrate dit ceci laquo Ce que je sais en revanche cest que commettre linjustice cest-agrave-dire deacutesobeacuteir agrave qui vaut mieux que soi dieu ou homme est un mal une honte raquo (29 b) Cela admisle dirigeant doit ecirctre lhomme ou la femme le meilleur dans la citeacute de sorte quil est absolument juste que tous lui obeacuteissent
2 Voir ibid 342 a ndash b3 Ibid 342 b ndash c4 Ibid 342 c ndash d
199
savoir quelles sont les conditions La vie mecircme de Socrate et la Reacutepublique ont deacutejagrave
donneacute reacuteponses
IV53 Conception philosophique
Si lon reste dans la position de Thrasymaque agrave savoir que le plus fort ne se trompe
pas la question se pose comment le gouvernement eacutevite-t-il de se tromper Quelles
sont les conditions pour que les dirigeants ne se trompent pas Ou alors quelle est la
science qui ne peut se tromper En effet le problegraveme de Thrasymaque est quil na
pas chercheacute agrave faire de la politique une science car il na pas chercheacute agrave deacutefnir ce quest
la justice (δίκη δικαιοσύνη) mais ce quest le juste (τὸ δίκαιον) cest-agrave-dire ce quest
ecirctre juste Or on ne peut ecirctre juste sans savoir ce quest la justice si ce nest quon
devient parfois juste ccedila et lagrave sans le savoir La tacircche de la Reacutepublique fonder une
veacuteritable science la science des reacutealiteacutes veacuteritables sur laquelle se fonde la politique
afn que les dirigeants ne se trompent pas
Comme la politique reste dans le domaine de la technique administrer une citeacute
relegraveve de quelque chose bien technique Ainsi le philosophe-dirigeant ne signife pas
quil est agrave la fois philosophe et dirigeant ce qui est contraire au principe de lἔργον
mais dabord philosophe aboutissant agrave la contemplation des reacutealiteacutes veacuteritables et
ensuite dirigeant comme un pilote de navire il commence par apprendre des choses
theacuteoriques en la matiegravere avant decirctre maicirctre agrave bord du navire Ou alors laquo les
dirigeants ne seront pas mus par la compeacutetition mais reacutepondront agrave un devoir
impeacuterieux de justice Ne posseacutedant rien les philosophes dirigeront la citeacute et les
gardiens eux aussi deacutepourvus de biens se garderont dutiliser leur force pour
sapproprier les biens des producteurs raquo1 Notons que la doctrine politique telle
quelle est deacutecrite dans la Reacutepublique agrave savoir que la politique doit se fonder sur
lintelligible est un paradigme destineacute agrave ecirctre laquo regardeacute raquo par les politiques qui
administrent la citeacute Comme dans le Timeacutee le deacutemiurge fabrique lunivers en
regardant les formes intelligibles Dans cette perspective lunivers est une image du
monde intelligible la citeacute est une image de la Reacutepublique qui est une science des
reacutealiteacutes veacuteritables ou intelligibles
IV6 La connaissance de lecirctre
Nous entendons lecirctre sur trois niveaux 1 Lecirctre comme ce qui est purement et
simplement ce agrave quoi nous avons consacreacute dans le chapitre premier laquo La Forme raquo 2
1 Platon Paris Cerf 2017 p 157
200
Lecirctre comme existence cest une question eacutethique puisque mener une bonne
existence cest ecirctre vertueux nous nous consacrerons agrave cette question dans le chapitre
V laquo La vertu raquo 3 Nous examinons ici lecirctre comme raison mecircme de lexistence
IV61 Principes decirctre
Le mouvement rationnel de lacircme se fonde sur la connaissance des principes car sans
principe rien ne peut venir agrave ecirctre or
un principe est chose inengendreacutee Car cest dun principe que vient neacutecessairement agrave lecirctre tout ce qui vient agrave lecirctre tandis que le principe lui ne vient de rien En effet si le principe venait agrave lecirctre agrave partir de quelque chose ce ne serait pas agrave partir dun principequil viendrait agrave lecirctre Or comme cest une chose inengendreacutee cest aussi neacutecessairement une chose incorruptible Agrave supposer en effet que le principe soit aneacuteanti jamais ne pourraient venir agrave lecirctre ni ce principe agrave partir de quelque chose ni autre chose agrave partir de ce principe sil est vrai que toutes choses viennent agrave lecirctre agrave partir dun principe 1
En effet quand on atteint le principe laquo il sattache agrave suivre les conseacutequences qui
deacutecoulent de ce principe et il redescend ainsi jusquagrave la conclusion sans avoir recours
daucune maniegravere agrave quelque chose de sensible mais uniquement agrave ces formes en soi
qui existent par elles-mecircmes et pour elles-mecircmes et sa recherche sachegraveve sur ces
formes raquo2 Cela eacutetant les formes en soi sont les matiegraveres des principes ainsi non
seulement il faut connaicirctre les formes en soi mais aussi les principes qui sont en
quelque sorte les relations entre les Formes comme le nombre et le calcul par
exemple Sans nombre aucun calcul nest possible sans calcul le nombre ne peut
indiquer une loi matheacutematique Cest pourquoi un principe nest pas vraiment une
hypothegravese dont la valeur de veacuteriteacute reste agrave veacuterifer Alors quun principe eacutenonce
ouvertement la veacuteriteacute Prenons ce ceacutelegravebre passage que nous avons deacutejagrave lu
Socrate Tu admettras jimagine que le soleil apporte aux choses visibles non seulement la proprieacuteteacute decirctre vues mais aussi la geacuteneacuteration la croissance et la nourriture bien quil ne soit pas lui-mecircme geacuteneacuteration
Glaucon Comment le serait-il en effet
Socrate De mecircme pour les choses connues tu admettras donc non seulement quelles tiennent du Bien le fait decirctre connues mais aussi quelles tiennent de lui leur ecirctre et leur reacutealiteacute mecircme si le Bien nest pas reacutealiteacute mais se trouve au-delagrave de la reacutealiteacute quil surpasse en
1 Phegravedre 245 d laquo Les principes cest lorganisation de la matiegravere logique cest-agrave-dire le concept raquo (Lyotard Jean-Franccedilois La pheacutenomeacutenologie Paris PUF laquo Que sais-je raquo ndeg 625 2007 14e eacuted [1954 1egravere eacuted] p 10) Dans une telle deacutefnition les principes ne sont pas inengendreacutes puisque touteorganisation est engendreacutee De plus laquo on appelle concepts des repreacutesentations dans lesquelles nous amenons devant nous un objet ou des domaines entiers dobjets en leur geacuteneacuteraliteacute raquo (Heidegger Martin Concepts fondamentaux Paris Gallimard NRF 2001[1981] p 13) En aucun cas un principe nest une repreacutesentation
2 Reacutepublique VI 511 b ndash c
201
digniteacute et en puissance1
Le Soleil apporte aux choses visibles la proprieacuteteacute decirctre vues cest la veacuteriteacute et non pas
une hypothegravese dont si introduit geacuteneacuteralement la protase En ayant recours aux
reacutealiteacutes comme la geacuteneacuteration (γένεσις) la croissance (αὔξη) et la nourriture (τροφή)
le raisonnement invite agrave poser la question pourquoi le Soleil lui-mecircme nest-il pas
geacuteneacuteration Il faut lire la seconde reacuteplique de Socrate sur le Bien pour saisir la
reacuteponse parce que le Soleil se trouve au-delagrave de la geacuteneacuteration quil surpasse en
digniteacute et en puissance comme le Bien surpasse la reacutealiteacute (οὐσία) en digniteacute et en
puissance puisque cest du Bien que les choses connues procurent la digniteacute et la
puissance Sans cela elles ne peuvent venir agrave ecirctre encore moins ecirctre connues
Autrement dit le Bien est le principe de lecirctre
IV62 Fonction propre
Chaque chose a sa fonction ainsi le fait de ne pas connaicirctre sa fonction eacutequivaut agrave
dire que lon ne connaicirct pas la nature de cette chose par conseacutequent on ne peut pas
connaicirctre la raison decirctre de cette chose Mais parfois ou mecircme souvent la fonction
dune chose nest pas facile agrave saisir Par exemple agrave la fn du Pheacutedon Socrate dit ceci
laquo Criton nous devons un coq agrave Esculape Payez cette dette ne soyons pas
neacutegligents raquo2 Linterpreacutetation traditionnelle de cette fameuse phrase laquo est que Socrate
veut sacrifer un coq agrave ce dieu pour le remercier de lavoir gueacuteri de la vie raquo3 Voici le
propos de Nietzsche agrave propos de ce sacrifce socratique quelque peu eacutenigmatique
Je deacutesirerais quil se fucirct eacutegalement tu dans les derniers moments de sa vie - peut-ecirctre appartiendrait-il alors agrave un ordre des esprits encore plus eacuteleveacute Est-ce que ce fut la mort ou le poison la pieacuteteacute ou la meacutechanceteacute - quelque chose lui deacutelia agrave ce moment la langue et il se mit agrave dire laquo Oh Criton je dois un coq agrave Esculape raquo Ces laquo derniegraveres paroles raquoridicules et terribles signifent pour celui qui a des oreilles laquo Oh Criton la vie est une maladie raquo Est-ce possible Un homme qui a eacuteteacute joyeux devant tous comme un soldat mdash un tel homme eacutetait pessimiste Cest quau fond durant toute sa vie il navait fait que bonne mine agrave mauvais jeu et cacheacute tout le temps son dernier jugement son sentiment inteacuterieur Socrate Socrate a souffert de la vie Et il sen est vengeacute mdash avec ces paroles voileacutees eacutepouvantables pieuses et blaspheacutematoires Un Socrate mecircme eut-il encore besoin de se venger Manquait-il un grain de geacuteneacuterositeacute agrave sa vertu si riche - Heacutelas mes amis Il faut aussi que nous surmontions les Grecs 4
1 Ibid 509 a ndash b Trad par Luc Brisson (cf laquo Lapproche traditionnelle de Platon par HF Cherniss raquo New Image of Plato Dialogues on the Idea of the Good Sankt Augustin Academia Verlag 2002 p 86 ndash87 ou encore Platon Paris Cerf 2017 p 237)
2 Pheacutedon 118 a3 Ibid laquo Notes raquo ndeg 382 p 4084 Nietzsche Friedrich laquo sect340 Socrate mourant raquo Le gai savoir Les eacutechos du maquis Trad par Henri
Albert Eacutedition eacutelectrique 2011 p 178
202
Pour comprendre correctement la phrase de Socrate il faut comprendre la fonction
du coq et celle du dieu de la meacutedecine Agrave leacutegard de lactiviteacute humaine la fonction du
coq consiste agrave reacuteveiller des gens le matin tocirct agrave lheure preacutecise pour aller au travail
Socrate est reacuteveilleur des acircmes qui sendorment reacuteguliegraverement plus ou moins
longtemps dans lignorance en ce sens Socrate est un meacutedecin de lacircme Mais
pourquoi un sacrifce agrave Esculape le dieu de meacutedecine et non pas agrave un autre dieu La
fonction du dieu de la meacutedecine nest pas de gueacuterir les hommes des maladies ce qui
est la fonction des meacutedecins ou des gens dispenseacutes dune folie teacutelestique mais de
dispenser un don de meacutedecine aux gens Autrement dit la fonction dEsculape
consiste agrave veiller sur les meacutedecins et non pas sur les malades Cest pourquoi il est
senseacute sacrifer un coq agrave Esculape dune part car gracircce lui Socrate avait la chance
decirctre philosophe un meacutedecin de lacircme reacuteveilleur de lacircme ignorante dautre part
pour remercier le dieu afn quil envoie un autre meacutedecin de lacircme apregraves la mort de
Socrate Peut-ecirctre ceci avait-il eu lieu avant mecircme sa mort En effet la vie est sans
doute une maladie pour les gens dont lacircme souffre de douleurs cest la raison pour
laquelle ces gens ont geacuteneacuteralement besoin de se venger pour soulager leur jalousie
Or ni Socrate ni aucun vrai philosophe ne souffrent de la douleur de lacircme
La question se pose ainsi existe-t-il la fonction du mal celle de lignorance ou celle
de la douleur de lacircme Par deacutefnition il ne peut y en avoir car le mal est mal parce
quil est deacutepourvu de toute fonction En dautres termes il y a deux sortes dactiviteacute
les activiteacutes au service dune fonction cest-agrave-dire au service du Bien et celles
deacutepourvues de fonction cest-agrave-dire celles qui ne participent nullement au Bien Mais
tregraves souvent un acte est composeacute plus ou moins dune part de bien et dune part de
mal Cela donne parfois limpression que le mal pourrait mener au bien ou
inversement une confusion de choses conduit facilement agrave une confusion de
jugement Par exemple le fait de renverser le dictateur libyen Kadhaf semblait ecirctre agrave
la fois une bonne et mauvaise chose car il est juste de faire disparaicirctre la dictature
mais il nest pas juste de faire une guerre injuste cest dailleurs une des leccedilons
dAlcibiade faire une guerre juste
IV63 Eacuteducation
Leacuteducation nest pas seulement un programme elle est une reacutealiteacute humaine comme
le π est une reacutealiteacute du cercle sans le π on ne peut faire un cercle juste De mecircme
sans eacuteducation eacutethiquement et politiquement on ne peut eacutechapper agrave lignorance et
203
par conseacutequent agrave ecirctre injuste Pour bien deacutevelopper la citeacute on a besoin des
matheacutematiques de la meacutedecine des sciences naturelles de lastronomie et toutes les
autres disciplines particuliegraveres qui remplient le programme de leacuteducation Mais
laquo cest dans une tout autre perspective non plus individuelle mais civique que dans
l a Reacutepublique et dans les Lois Platon envisage leacuteducation raquo1 Eacuteduquer cest eacutelever
lacircme En effet une bonne loi nempecircche pas linciviliteacute et linjustice si lacircme est mal
eacuteduqueacutee et domineacutee par le vice Agrave linverse une mauvaise loi nengendre pas
neacutecessairement linciviliteacute et linjustice si lacircme est bien eacuteduqueacutee et saccorde au Bien
Cela eacutetant eacutelever lacircme vers le Bien doit ecirctre le principe du programme de
leacuteducation Autrement dit aspirer au savoir doit ecirctre le fondement de leacuteducation et
commencer degraves lacircge eacuteducatif Y a-t-il un acircge de laspiration au savoir A priori non
car lacircme na ni le sexe ni lacircge En effet la philosophie ne trouve sa place quagrave la
classe terminale cela montre queacutelever lacircme par la science de ce qui est nest pas une
prioriteacute dans leacuteducation
Le livre VII de la Reacutepublique commence par le ceacutelegravebre mythe de la caverne qui est
preacuteceacutedeacute par cette phrase laquo En bien apregraves cela dis-je compare notre nature
consideacutereacutee sous langle de leacuteducation agrave la situation suivante raquo2 La vie commune
sans eacuteducation est une vie de la caverne ougrave la grande majoriteacute de gens vivent dans
lombre ils sont entraicircneacutes les cous ligoteacutes les acircmes manipuleacutees par un petit nombre
de gens qui savent utiliser la lumiegravere dun feu pour creacuteer des illusions Autrement
dit la citeacute sans eacuteducation est une caverne lindividu sans eacuteducation est un
prisonnier Cest pourquoi leacuteducation est un fondement eacutethique et politique car
leacuteducation permet de rendre lacircme du citoyen excellente et par conseacutequent de
rendre la citeacute harmonieuse Encore faut-il que leacuteducation se fonde sur le Bien comme
principe
IV7 Conclusion
Le terme τέχνη et dautres noms de meacutetiers comme lart de tisser (ὑφαντική) de
jouer (αὐλητική) de naviguer (κυβερνητική) ou encore de la meacutedecine (ἰατρική)
sont abondamment preacutesents dans les dialogues platoniciens Mais nous avons
examineacute la techniques comme opinion et comme utiliteacute En effet il y a trois sortes de
technique agrave savoir 1 la technique conjecturale cest-agrave-dire sans recours agrave la mesure
ni aux outils de mesure la lutte ou lart de jouer la fucircte par exemple comme si la
1 Dictionnaire Platon Ellipses p552 Reacutepublique VII 514 a
204
technique eacutetait opinion 2 La technique plus scientifque cest-agrave-dire recours agrave
lexactitude au moyens des outils de mesure il sagit principalement des
matheacutematiques comme la construction par exemple Dans ce cas-lagrave il faut distinguer
deux choses agrave savoir la technique proprement dite et les disciplines scientifques
dont la technique a besoin pour ameacuteliorer sa techniciteacute pour lesquelles le technicien
nen a pas de compeacutetence 3 la technique externaliseacutee en machine dans ce cas-lagrave le
fait dutiliser la machine relegraveve dune autre technique Toute technique a son utiliteacute
particuliegravere dont la performance deacutepend de la connaissance en la matiegravere de la
sensation de la pratique mais aussi du temps qui peut rendre danciennes
techniques ou des machine-outils inutiles
La doctrine politique telle quelle est exposeacutee dans la Reacutepublique semble simple agrave
savoir la citeacute est une image du monde intelligible et par conseacutequent dune part la
politique doit faire laquo reacutefeacuterence agrave un systegraveme de valeurs universelles et immuables raquo1
et dautre part les dirigeants doivent ecirctre impeacuterieux de justice tout en eacutetant hors de
toute compeacutetition et deacutepourvus de richesses Il faut bien distinguer entre la
Reacutepublique et la politique comme il faut bien distinguer entre lintelligible et le
sensible entre le modegravele et ses images La Reacutepublique est destineacutee agrave ecirctre lue pour
gouverner la citeacute comme le deacutemiurge a fabriqueacute lunivers en regardant les formes
intelligibles Autrement dit la Reacutepublique est la science de ce qui est sur laquelle doit
se fonder la politique Sans une telle distinction on risque ineacutevitablement de
confondre les reacutealiteacutes intelligibles et les reacutealiteacutes politiques cest-agrave-dire historiques
De la connaissance des reacutealiteacutes sensibles agrave la connaissance des reacutealiteacutes intelligibles le
parcours est long diffcile mais beacuteneacutefque Long parce que dune part la
connaissance humaine avance de maniegravere progressive par exemple de la geacuteomeacutetrie
euclidienne agrave la geacuteomeacutetrie carteacutesienne presque deux mille ans eacutecouleacutes dautre part
le monde sensible coloreacute fguratif et tangible est plus seacuteduisant que laquo lecirctre qui est
sans couleur sans fgure et intangible raquo2 le sensible reacuteduit le courage de chercher et
dapprendre Diffcile parce que dune part le chemin entre le sensible et lintelligible
est vertical alors que lhomme marche horizontalement dautre part le sensible et
lintelligible sont seacutepareacutes alors que lhomme est une union de deux parties lacircme et le
corps ainsi il na ni la capaciteacute de marcher verticalement sans avoir recours agrave un
certain moyen la dialectique par exemple dont nous parlerons dans le chapitre VI
1 Brisson Luc Platon Paris Cerf 2017 p 1692 Phegravedre 247 c
205
laquo La dialectique raquo ni lhabitude de la seacuteparation dont la solitude peut ecirctre bien
diffcile agrave supporter Beacuteneacutefque parce quil sagit dun voyage vers lecirctre vers le Bien
gracircce agrave lἐπιστμήμη
206
Ch V La vertu209V1 Sens de lἀρετή210
V11 Excellence sans connotation eacutethique210V12 Excellence technique et eacutethique211V13 Excellence de lacircme212
V2 La justice213V21 La justice et les sophistes215
V211 Luniteacute des vertus215V212 La justice et le bonheur216V213 Deacutepassement de lopposition entre la nature et la loi218
V22 La justice et la tacircche propre219V221 Lexcellence et la fonction propre220V222 La justice et leacuteducation221V223 La justice est lexcellence de toutes les fonctions223
V23 La Justice et la citeacute224V231 Les enfants et les femmes225V232 La citoyenneteacute226V233 Luniteacute de la citeacute230
V3 La tempeacuterance233V31 La loi lunivers et le divin235
V311 La puissance du savoir divin236V312 Eacuteteindre la deacutemesure238V313 Mythe dEr240
V32 Principes cosmologiques242V321 La proportion242V322 La hieacuterarchie244V323 Lharmonie245
V33 Le discours la justice et la tempeacuterance246V331 La loi comme discours247V332 La loi comme distribution de lintellect249
V4 Le courage251V41 Reacutesister agrave la peur252
V411 La peur de la mort254V412 La peur de la veacuteriteacute256
V42 Reacutesister aux deacutesirs et aux plaisirs257V5 Conclusion259
207
Ch V La vertu
Si la vertu est science pourquoi parlons-nous encore de la science dont nous venons
de terminer lexamen En effet la science est du cocircteacute de lecirctre en soi (τὸ ὄν ou τὸ
εἶναι) la vertu est du cocircteacute de lecirctre (εἶναι) cest-agrave-dire du cocircteacute de leacutethique soit deux
faccedilons de voir la mecircme chose lune nommeacutee lἐπιστήμη lautre lἀρετή qui est agrave la
fois ontologique et eacutethique Ontologique car le degreacute le plus eacuteleveacute de lexcellence est
lecirctre ontologique cest-agrave-dire laquo ce qui est purement et simplement ecirctre raquo1 Eacutethique
car lexcellence de lacircme humaine a pour nom la vertu Il sagit agrave deux reprises de
connaicirctre ce qui est Nous devrions eacutetudier dabord la vertu ensuite la science En
effet dans les premiers dialogues il sagit principalement de questions concernant la
vertu et non pas de la science de ce qui est Dailleurs la Reacutepublique commence par des
questions sur la vertu Comme si ceacutetait de la vertu queacutetait neacutee la science et que la
vertu serait en quelque sorte la megravere de la science La flle est toujours plus belle que
la megravere cest pourquoi nous avons dabord preacutesenteacute la flle et delle nous remontons
vers la megravere comme si la flle preacutesentait la megravere pour montrer que toute la beauteacute de
la flle vient de la megravere En tout cas cest ce que fait Platon lui-mecircme il nous preacutesente
Socrate sans se mettre lui-mecircme en avant comme si toute sa splendeur venait de
Socrate
Le substantif laquo vertu raquo traduit lἀρετή qui exprime agrave la fois lexcellence (dune chose)
et la vertu (de lacircme)2 mais elle signife aussi la nature dune responsabiliteacute dans la
citeacute3 Un brigand peut bien exceller dans sa briganderie mais en aucun cas il nest
vertueux Un couteau est fait pour couper et son excellence est donc la lame ou plus
exactement en cet endroit quest la lame se trouve lexcellence du couteau Mais cette
excellence peut bien ecirctre utiliseacutee pour assassiner et elle se manifeste aussi
parfaitement dans la cuisine que dans lassassinat puisquil sagit de sa fonction
propre agrave savoir couper En effet lἀρετή peut avoir trois niveaux de signifcation 1
Lexcellence dune chose relegraveve de la fonction propre de cette chose 2 La maicirctrise de
1 Cest-agrave-dire τὸ εἰλικρινῶς ὄν Reacutepublique V 4772 Par exemple dans les deux pages 353 et 354 du livre I de la Reacutepublique lἀρετή deacutesigne lexcellence
dune chose mais dans le livre IV elle deacutesigne la vertu3 Par exemple la citeacute exige aux producteurs decirctre 1 justes et 2 tempeacuterants aux guerriers decirctre 1
justes 2 tempeacuterants et 3 courageux aux philosophes 1 justes 2 tempeacuterants 3 courageux et 4 sages Cf Brisson Luc laquo Les poegravetes responsables de la deacutecheacuteance de la citeacute raquo Eacutetudes sur la Reacutepublique de Platon Parisi Vrin 2005 pp 25 ndash 41 particuliegraverement p 27
209
cette excellence constitue une autre fonction propre qui a pour but lusage correct de
cette excellence relegraveve du professionnalisme 3 Le bon usage de cette excellence ce
qui relegraveve de leacutethique En effet lexcellence dune chose est le reacutesultat dune
production soit par un dieu (lexcellence poeacutetique dHomegravere par exemple) soit par la
nature soit par les ecirctres humains ou encore par dautres mortels (le nid est sans
doute une forme dexcellence) mais toute excellence ne se manifeste pas si elle nest
pas au service Agrave linverse elle se manifeste parfaitement lorsquelle est au service
dans sa fonction propre Cest dans cette triple perspective que nous deacuteveloppons ce
chapitre
V1 Sens de lἀρετή
Dans les dialogues platoniciens le sens de lἀρετή est multiple mais assez structureacute
Dabord il signife lexcellence dune chose sans connotation eacutethique ensuite avec une
contrainte eacutethique et enfn en tant que science
V11 Excellence sans connotation eacutethique
Les yeux sont faits pour voir voir est la fonction propre des yeux mais cette fonction
propre nempecircche nullement que lon voit une mauvaise chose Les oreilles sont
faites pour entendre entendre est la fonction propre des oreilles mais elles entendent
les mauvaises paroles aussi bien que les bonnes paroles
Socrate Mais voilagrave est-ce que les yeux pourraient accomplir convenablement leur fonction propre sils eacutetaient deacutepourvus de leur excellence propre et quagrave la place de lexcellence ils aient le deacutefaut
Thrasymaque Comme est-ce possible dit-il Tu fais sans doute allusion au fait quau lieu de proceacuteder la vision ce serait la ceacuteciteacute
Socrate Peu importe ce quest leur excellence dis-je Ce nest pas lobjet particulier de mon questionnement mais je demande plutocirct si cest gracircce agrave son excellence propre que ce qui est doteacute dune fonction propre accomplit bien ses œuvres ou si cest par le deacutefaut quil laccompli mal 1
Lexcellence des yeux est la pupille ou plutocirct se trouve dans la pupille 2 Si la pupille a
un deacutefaut on voit mal Cest lagrave que reacuteside la diffeacuterence entre lexcellence du corps et
lexcellence de lacircme ce nest pas parce quon voit mal quon est mauvais et laid ni
non plus quon voit bien quon est neacutecessairement bon et beau Exemple
Socrate Mais encore ne pourrait-tu tailler le sarment de vigne avec un coutelas une hachette et beaucoup dautres outils
1 Reacutepublique I 353 b ndash c2 Voir Alcibiade 133 b
210
Thrasymaque Pourquoi pas
Socrate Mais aucun je pense ne ferait le travail aussi bien quune serpette faite expregraves pourcette tacircche
Thrasymaque Cest vrai
Socrate Nadmettons-nous pas degraves lors que cest lagrave la fonction propre de la serpette 1
Mais avec cette excellente serpette on peut bien mal tailler un sarment lexcellence
de la serpette ne peut garantir la qualiteacute de la taille Mecircme si un viticulteur possegravede
une excellente serpette et une excellente technique de taille cela ne pourrait pas
lempecirccher de produire le vin avec malhonnecircteteacute Le controcircle rigoureux et la sanction
seacutevegravere de lautoriteacute en la matiegravere montrent que la fraude est toujours preacutesente Dans
le cas opposeacute un viticulteur peut bien tailler les sarments avec un coutelas cest sans
doute moins effcace peut-ecirctre mecircme un peu peacutenible mais cela nempecircche pas non
plus quil produise du bon vin agrave un prix tout agrave fait correct Cela dit lexcellence
technique est dissocieacutee de la vertu cest-agrave-dire de lexcellence morale parce que la
fonction propre en question est simplement technique
V12 Excellence technique et eacutethique
Dans le cas du pilotage de navire lexcellence technique du pilote est inseacuteparable de
la reacutefexion car deacutepourvu de reacutefexion il peut causer du tort agrave son eacutequipage et par
conseacutequent mettre en peacuteril de son navire
Socrate Et sur un navire si un passager avait la liberteacute de faire ce que bon lui semble en eacutetant priveacute de lintellect et de lexcellence du pilote ne vois-tu pas ce qui lui arriverait agrave luicomme agrave ses compagnons
Alcibiade Agrave mon avis ils peacuteriraient tous
Socrate De la mecircme maniegravere dans une citeacute comme dans tout pouvoir et dans toute liberteacute daction labsence dexcellence ne conduit-il pas agrave mal agir 2
Ici laquo mal agir raquo a une valeur eacutethique Pourquoi Car le pouvoir de commander aux
autres est un pouvoir sur lacircme des autres laquo Et tant quon ne possegravede pas lexcellence
mieux vaut non seulement pour un enfant mais aussi pour un homme obeacuteir agrave un
meilleur que soi de commander raquo3 Or
Ce que je sait en revanche cest que commettre linjustice cest-agrave-dire deacutesobeacuteir agrave qui vaut mieux que soi dieu ou homme est un mal une honte4
Autrement dit commettre une injustice eacutequivaut agrave ne pas laisser celui qui est
1 Reacutepublique I 352 e ndash 353 a2 Alcibiade 135 a ndash b3 Ibid 135 b4 Apologie 29 b
211
meilleur que soi agrave commander Cest eacutevidemment une question eacutethique cest-agrave-dire
deacutevalution rationnelle de la morale est-ce que lautre est meilleur que soi en
matiegravere de commandement Il sagit lagrave dune eacutevaluation faite par soi-mecircme et non
par dautres et encore moins par ceux qui se trouvent sous son commandement On
voit bien que la κυβερνητική comme ce que le composition du mot indique mdash lart
(+τική) de gouverner ou de piloter (κυβερνᾶν) mdash relegraveve du domaine de la technique
mais avec une exigence eacutethique aussi importante quune exigence technique car
gouverner consiste avant tout agrave gouverner les autres acircmes Cela eacutetant lart de piloter
nest pas simplement une technique mais est bien connoteacute par une valeur eacutethique
mecircme si le pilote ne devient pas pour autant sage (σοφός) puisque le sage ne
possegravede aucune compeacutetence particuliegravere
V13 Excellence de lacircme
Dans le premier cas il sagit dune excellence simplement technique sans connotation
eacutethique Dans le second cas lart de piloter est eacutethiquement connoteacute sans pour autant
que le pilote ne devienne sage cest parce que laquo le vrai pilote doit neacutecessairement se
soucier du temps des saisons du ciel des astres des vents et de tous eacuteleacutements qui
ont de limportance dans lexerce de son art raquo1 On peut imaginer que toutes ces
compeacutetences empecircchent sans doute le pilote de se soucier de sa propre acircme et de son
excellence cest-agrave-dire de la vertu qui na rapport avec aucune technique puisque
lexcellence de lacircme (ἀρετή) deacutesigne lintellect qui est la faculteacute de connaicirctre ce qui
est En ce sens la vertu lintellect (νοῦς) et la science (ἐπιστήμη) sont synonymes
Ainsi faire lusage constant de lintellect revient agrave posseacuteder lexcellence de lacircme de
lagrave se manifeste le paradoxe socratique la vertu est science
Selon les quatre eacutetats de lacircme (τέτταρα παθήματα ἐν τῇ ψυχῇ2) telles quelles sont
preacutesenteacutees agrave la fn du livre VI et au milieux du livre VII agrave savoir la repreacutesentation la
croyance la penseacutee et lintellection la question se pose y a-t-il une excellence de
chacun de ces quatre eacutetats Le terme παθήματα deacutesigne les proprieacuteteacutes (δυνάμεις)
des reacutealiteacutes sensibles gracircce agrave ces proprieacuteteacutes la sensation dune reacutealiteacute sensible peut se
produire en corps et ecirctre transmise agrave lacircme3 Les quatre παθήματα correspondent en
effet aux quatre types dactiviteacutes de lacircme lesquelles consistent agrave remontrer la
sensation jusquagrave lintellect Comme il sagit dactiviteacute il existe neacutecessairement
1 Reacutelublique VI 488 d2 Ibid VI 511 d3 Cf Timeacutee laquo Notes raquo ndeg 266 p 143 ndeg 526 p 263
212
lexcellence dune activiteacute voici la correspondance entre les quatre activiteacutes et les
quatre excellences de lacircme
quatre activiteacutes repreacutesentation croyance penseacutee intellection
quatre vertus juste tempeacuterant courage sagesse
En dautres termes lorsquil sagit de repreacutesentation il est neacutecessaire decirctre juste sans
quoi la sensation ne peut remonter jusquagrave lintellect afn de saisir les reacutealiteacutes
veacuteritables de mecircme pour la croyance la penseacutee et lintellection
V2 La justice
Le terme laquo justice raquo traduit les deux termes δίκη et δικαιοσύνη leur apparition dans
le corpus platonicien est assez caracteacuteristique voici le tableau pour lillustrer1
Les dialogues de jeunesse de maturiteacute de vieillesse
δίκη δικαιοσύνη δίκη δικαιοσύνη δίκη δικαιοσύνη
ApologieCritonHippias minHippias majIonAlcibiadeLachegravesProtagorasMeacutenexegraveneEuthyphronGorgiasCharmideMeacutenonLysisEuthydegraveme
45010006118460000
034302223101601100
CratyleBanquetPheacutedonReacutepublique IReacutep IIReacutep IIIReacutep IVReacutep VReacutep VIReacutep VIIReacutep VIIIReacutep IXReacutep XPhegravedreParmeacutenideTheacuteeacutetegravete
21101511503024704
1444343229451228311
SophistePolitiquePhilegravebeTimeacuteeCritiasLois ILois IILois IIILois IVLois VLois VILois VIILois VIIILois IXLois XLois XILois XII
100544125617263992722
30100420000002102
Premiegravere remarque la δίκη se concentre particuliegraverement dans lEuthyphon dans le
Gorgias dans les Lois VI IX XI et XII Deuxiegraveme remarque la δικαιοσύνη se
concentre dans le Protagoras dans le Gorgias dans la Reacutepublique I II et IV Troisiegraveme
remarque dans la Reacutepublique la δίκη est presque neacutegligeable par contre dans les
Lois la δικαιοσύνη est presque absente Pourquoi y a-t-il une telle diffeacuterence de
distribution caracteacuteriseacutee de ces deux termes particuliegraverement contrasteacutee entre la
Reacutepublique et les Lois Cest probablement parce que leur fondement est diffeacuterent La
justice (δικαιοσύνη) dans la Reacutepublique se fonde sur la science (ἐπιστήμη) tandis que
1 Cf laquo Annexe δίκη δικαιοσύνη raquo pour les deacutetails
213
la justice (δίκη) dans les Lois se fonde sur la loi (νόμος) Toutefois cela revient au
mecircme car comment peut-on faire une bonne loi sans la science1 Mais dans la
pratique les deux termes sont tregraves diffeacuterents le fait de ne pas respecter la loi sera
jugeacute par les juges et recevra un chacirctiment approprieacute tandis que le fait de mal reacutealiser
sa tacircche propre est certes injuste mais pas sanctionneacute par la loi plutocirct reprocheacute par
lopinion par la socieacuteteacute ou encore par les autoriteacutes morales (les parents les anciens
les maicirctres les sages etc) Voici la distribution de ces deux termes ἐπιστήμη et νόμος
dans la Reacutepublique et dans les Lois
Lois νόμος ἐπιστήμη νόμος ἐπιστήμη Reacutepublique
I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII
401234572345584976326142
201000001001
26181454654
6222212811034
I II III IV V VI VII VIII IX X
Le tableau montre que la science est quasiment absente dans les Lois2 cela semble
confrmer notre interpreacutetation En revanche le terme νόμος est bien preacutesent dans la
Reacutepublique3 mais il nest pas lobjet de la Reacutepublique cependant il est agrave lorigine de la
recherche dune science de ce qui est
Socrate [hellip] Mais quand il sagit des gardiens des lois et de la citeacute qui paraissent tels sans lecirctre tu vois bien quils peuvent deacutetruire toute la citeacute de fond en comble tout comme ils sont par ailleurs les seuls capables de saisir loccasion de la bien gouverner et de lui procurer du bonheur[hellip]4
1 laquo Dans la tradition la δίκη cest la justice telle quelle se manifeste avant tout dans le jugement dans la condamnation dans lexeacutecution et elle est rattacheacutee agrave lαἰδώς qui se reacutefegravere agrave lopinion publique dont elle apparaicirct souvent comme la contrepartie comme devoir du sujet agrave leacutegard de soi-mecircme raquo (Dictionnaire Platon Paris Ellipses 2007 p 81)
2 Lois I ἐπιστήμην (639 b) ἐπιστήμην (639 b) III ἐπιστήμαις (689 b) IX ἐπιστήμης (875 c) XI ἐπιστήμων (933 c) XII ἐπιστήμην (968 e)
3 Reacutepublique I νόμους (338 e) νόμους (339 c) II νόμους (359 a) νόμου (359 a) νόμων (365 e) νόμου (380 c) νόμων (380 c) νόμοις (383 c) III νόμοις (415 e) IV νόμων (421 a) νόμων (424 c) νόμους(424 e) νόμων (425 e) νόμων (427 a) νόμου (429 c) νόμους (430 a) νόμων (445 e) V νόμος (451 b) νόμου (452 c) νόμου (453 d) νόμον (456 c) νόμου (457 b) νόμος (457 c) νόμοις (458 c) νόμος (461 b) νόμος (461 e) νόμους (462 a) νόμος (463 d) νόμος (465 a) νόμων (465 b) νόμον (471 b) VI νόμους (484 b) νόμους (497 d) νόμους (501 a) νόμους (502 b) νόμων (504 c) VII νόμου (531 d) νόμος (532 a) νόμον (532 d) νόμοις (541 a) VIII νόμον (548 b) νόμους (550 d) νόμον (551 a) νόμον (556 a) νόμος (557 e) νόμων (563 d) IX νόμων (571 b) νόμοις (574 e) νόμου (587 a) νόμον (587 c) νόμος (590 e) X νόμος (604 a) νόμος (604 b) νόμος (604 b) νόμου (607 a)
4 Ibid IV 421 a
214
Qui sont laquo les gardiens des lois et de la citeacute raquo sinon les philosophes Autrement dit
dans la Reacutepublique la justice est science cela est mecircme eacutenonceacute vers la fn du livre I
laquo la justice est vertu et sagesse (σοφία) raquo1 ce qui est tout agrave fait platonicien agrave savoir
que la justice est le fondement de la loi et de la citeacute la science est le fondement de la
politique
V21 La justice et les sophistes
Trois entretiens de Socrate avec des sophistes concernent particuliegraverement la justice
agrave savoir le Protagoras le Gorgias et le live I de la Reacutepublique Concernat la section
laquo III122 Rien de trop et Protagoras raquo nous avons deacutejagrave analyseacute la conception de la
justice exposeacutee par Protagoras sous forme de mythe et de discours dans le dialogue
qui porte son nom Dans la section laquo IV42 Conception progressiste raquo nous avons
eacutegalement analyseacute la conception de la justice exposeacutee par Thrasymaque dans le livre
I de la Reacutepublique Nous avons montreacute que leur conception de la justice est plus ou
moins eacutelaboreacutee du moins que ce nest pas un coup de sensation mais quils
deacutefendaient mal leur thegravese parce quils neacutetaient pas dialecticiens Ici nous ne
revenons plus agrave lanalyse de leur conception de la justice mais nous nous inteacuteressons
agrave la suite de leur entretien avec Socrate afn de voir plus clairement la nature de la
vertu
V211 Luniteacute des vertus
Luniteacute des vertus est lun des cinq principaux paradoxes socratiques2 La vertu est
science la vertu est une uniteacute ces deux affrmations sont deacutejagrave explicites dans le
Protagoras mais Socrate et Protagoras narrivent pas agrave se mettre daccord sur la nature
de la science et celle de luniteacute3 Pour Socrate la vertu est science mais elle ne
senseigne pas Agrave lopposeacute Proragoras pense quelle senseigne mais elle nest pas
science4 De mecircme sur luniteacute des vertus pour Protagoras luniteacute se compose des
parties comme le visage qui se compose du nez des oreilles de la bouche des yeux
En revanche pour Socrate luniteacute des vertus nest pas composeacutee comme une forme
1 Ibid I 350 d2 Agrave savoir laquo 1 la vertu est une connaissance 2 personne ne fait le mal volontairement 3 les
vertus constituent une uniteacute 4 il vaut mieux subir linjustice que la commettre 5 il ne faut jamais reacutepondre agrave linjustice par linjustice ni faire du mal agrave autrui pas mecircme agrave celui qui nous enaurait raquo Cf Dorion Louis-Andreacute laquo Les paradoxes socratiques raquo Socrate Paris PUF 2006 [2004] pp 76 ndash 89
3 Cf OBrien Denis laquo Socrates and Protagoras on Virtue raquo Oxford Studies in Ancient Philosophy 24 2003 p 59 ndash 131
4 Protagoras 330 b
215
intelligible En tout cas luniteacute des vertus et luniteacute de la forme intelligible sont de
mecircme nature comme le jour dans le Parmeacutenide ou lor dans le Protagoras1 Quelle est
la diffeacuterence entre le visage et lor en terme de nature En effet si lon divise le
visage en quatre parties nous trouvons les oreilles le nez les yeux et la bouche Ces
quatre organes des sens sont fonctionnellement et structuralement diffeacuterents chacun
a un nom diffeacuterent une fonction diffeacuterente et une forme diffeacuterente Par ailleurs si
lon divise un lingot dor en mille morceaux leur nom leur fonction et leur structure
sont strictement identiques comme si lor eacutetait indivisible quand bien mecircme il est
physiquement divisible Reste agrave savoir comment expliquer la diffeacuterence des vertus
avec la repreacutesentation de lor Puisquon a diffeacuterentes vertus et que chacune a un
nom diffeacuterent la justice la tempeacuterance le courage la sagesse pour ne citer que ces
quatre vertus dites cardinales En effet un or peut servir agrave fabriquer une bague une
statuette un pendentif une piegravece de monnaie ou autres choses tout en restant or
Pourtant le nom de ces œuvres est diffeacuterent parce que leur fonction est diffeacuterente
une piegravece de monnaie en or na pas la mecircme fonction quune bague en or Cest
exactement la mecircme chose pour les vertus qui portent chacune un nom diffeacuterent tout
en restant identiques
V212 La justice et le bonheur
Lassociation entre la justice et le bonheur est eacutevoqueacutee pour la premiegravere fois dans la
Reacutepublique par Thrasymaque sous ces termes
Et tu [Socrate] as fait tellement de progregraves dans la connaissance du juste et de la justice de linjuste et de linjustice que tu ignores que la justice et le juste constituent en reacutealiteacute le bien dun autre cest linteacuterecirct du plus fort et de celui qui dirige et que ce qui revient en propre agrave celui qui obeacuteit et qui sert cest le dommage que linjustice est le contraire quelle commande agrave ceux qui sont authentiquement moraux et justes que les subordonneacutes contribuent agrave linteacuterecirct de celui qui est le plus fort quils font son bonheur (εὐδαίμονα) en eacutetant agrave son service mais quil ne font aucunement leur propre bonheur2
1 Dans le Protagoras pour Socrate luniteacute des vertus est agrave la maniegravere de lor Dans le Parmeacutenide agrave propos de la participation agrave la Forme Socrate pense que laquo cest agrave la maniegravere du jour raquo (131 b) alors que la position de Parmeacutenide est similaire agrave celle de Protagoras agrave savoir que le tout est la totaliteacute des parties Tandis que la position de Socrate dans les deux dialogues est identique luniteacute est non-composeacutee Pourtant si on en croit la chronologie des dates de composition des dialoguesplatoniciens celle du Protagoras se situe avant 388387 (premier voyage de Platon en Sicile cf Lachegraves laquo Introduction raquo p 23) et celle du Parmeacutenide laquo peu danneacutees apregraves 370 raquo (Parmeacutenide laquo Introduction raquo 14) cela eacutetant plus de vingt ans deacutecart seacutetant eacutecouleacutes entre ses deux dialogues lapenseacutee meacutetaphysique de Socrate (lun pur) semblerait ne pas changer
2 Reacutepublique I 343 b ndash d Dans le livre III Socrate reproche aux poegravetes de laquo commettre les plus grandes erreurs raquo en avanccedilant que laquo nombreux sont ceux qui sont heureux tout en eacutetant injustes quil y a des justes malheureux que linjustice est proftable pour peu quelle demeure cacheacutee et quau contraire la justice constitue un bien pour autrui mais un dommage pour soi-mecircme raquo (492 b)
216
Pour Thrasymaque le bonheur est lieacute agrave la possession de la richesse alors que pour
Timeacutee le bonheur est la participation agrave limmortaliteacute1 Les termes qui se constituent agrave
partir dlaquo εὐδαίμον raquo sont relativement bien preacutesent dans les dix livres de la
Reacutepublique (tregraves regroupeacutes dans le livre IV)2 Au fond pour Thrasymaque ce sont les
injustes les plus forts puisque ce sont eux qui commandent en reacutealiteacute aux gens qui
sont authentiquement moraux et justes et comme ils en proftent le plus possible
pour senrichir en eacutetant injustes ils seraient plus heureux que les justes Il sagit lagrave
dune conception du bonheur fondeacutee sur les biens exteacuterieurs cest-agrave-dire les biens
particuliers se rapportant en veacuteriteacute au corps et non agrave lacircme Si ceacutetait vraiment comme
ce que Thrasymarque venait de dire cela signiferait quil ne sagit pas dune citeacute
juste Une citeacute juste doit ecirctre neacutecessairement gouverneacutee par la justice en tant que
science puisque la connaissance de la justice en soi relegraveve de la science et par
conseacutequent une citeacute juste doit ecirctre une citeacute ougrave la justice la rend heureuse tout entiegravere
Socrate [hellip] Nous affrmons en effet quil ny aurait rien deacutetonnant agrave ce que ces hommes soient dans ces circonstances tout agrave fait heureux et que nous neacutetablissons pas cette citeacute enayant pour seule perspective quun groupe unique soit chez nous exceptionnellement heureux mais bien la citeacute tout entiegravere autant que possible Nous avons penseacute en effet que cest dans une telle citeacute que nous trouverions vraiment la justice et agrave linverse que nous trouverions linjustice dans la citeacute eacutetablie de la pire faccedilon de sorte quen les examinant de pregraves nous pourrions porter un jugement sur ce que nous recherchons depuis si longtemps3 [hellip]
La justice procure du bonheur agrave la citeacute linjustice lui procure du malheur4 agrave
condition que les gardiens de la loi et de la citeacute soient capables de bien gouverner la
citeacute et de lui procurer du bonheur5 laquo Bien gouverner raquo procure du bonheur agrave la citeacute
1 Voir Timeacutee 90 c2 Reacutepublique I εὐδαίμονα (343 c) εὐδαιμονέστατον (344 a) εὐδαίμονες (344 b) εὐδαιμονέστεροί
(352 d) εὐδαίμονα (354 a) II εὐδαιμονέστερος (361 d) εὐδαιμονίζειν (364 a) εὐδαιμονίας (365 c) εὐδαιμονήσειν (365 d) III εὐδαίμονες (392 b) εὐδαίμονα (395 e) IV εὐδαίμονας (419 a) εὐδαίμονες (420 a) εὐδαιμονέστατοί (420 b) εὐδαίμονα (420 c) εὐδαιμονίαν (420 d) εὐδαιμονῇ (420 e) εὐδαιμονεῖν (421 a) εὐδαίμονας (421 b) εὐδαιμονία (421 b) εὐδαιμονίας (421 c) εὐδαίμονα (427 d) V εὐδαιμονίζονται (465 d) εὐδαίμονας (465 e) εὐδαιμονεστάτην (466 a) εὐδαιμονίας (466 b) εὐδαιμονίας (472 c) εὐδαιμονήσειεν (473 e) VI εὐδαιμονήσειε (500 e) VII εὐδαιμονίζειν (516 c) εὐδαιμονίσειεν (518 b) εὐδαίμονα (521 a) εὐδαιμονέστατον (526 e) εὐδαιμονήσειν (541 a) VIII εὐδαιμονέστατος (544 a) εὐδαιμονίας (545 a) εὐδαιμονίαν (566 d) IX εὐδαιμονίᾳ (576 c) εὐδαιμονίας (576 d) εὐδαιμονεστέρα (576 e) εὐδαιμονίας (577 b) εὐδαιμονίᾳ (580 b) εὐδαιμονίᾳ (580 b) εὐδαιμονέστατον (580 b) X εὐδαιμονέστεροι (606 d)εὐδαιμονέστατος (619 b) εὐδαιμονεῖν (619 e)
3 Reacutepublique IV 420 b ndash c4 Voir Theacuteeacutetegravete 175 c5 Voir Reacutepublique IV 421 a laquo Si ce sont en effet des savetiers qui deviennent meacutediocres et se
corrompent et preacutetendent remplir leur fonction sans ecirctre ce quil preacutetendent cela na rien de bon pour une citeacute Mais quand il sagit des gardiens de la loi et de la citeacute qui paraissent tels sans lecirctre tu vois bien quils peuvent deacutetruire toute la citeacute de fond en comble tout comme ils sont les seuls capables de saisir loccasion de la bien gouverner et de lui procurer du bonheur raquo
217
Dans lAlcibiade (134 a -d) le Gorgias (508 b ndash c) le Pheacutedon (82 a - b) et le Phegravedre (250 b
ndash c) le bonheur deacuterive de la justice (δκαιοσύνη) et de la tempeacuterance (σωφροσύνη)
autrement dit si lon veut que la citeacute baigne tout entiegravere dans le bonheur il faut dune
part que tous ses habitants soient justes et tempeacuterants et dautre part quelle soit
gouverneacutee par la science (ἐπιστήμη) puisque la connaissance des reacutealiteacutes en soi
relegraveve de la science En effet il y a deux faccedilons dacceacuteder au bonheur cest-agrave-dire de
posseacuteder la justice et la tempeacuterance 1 Par la pratique
Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice (σωφροσύνην τε καὶ δκαιοσύνην) vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence (φιλοσοφίας τε καὶ νοῦ) y aient part 1
La philosophie et lintelligence ne sont pas donneacutees agrave tout le monde mais seulement
agrave laquo un petit nombre decirctres humains raquo2 Heureusement on peut bien cultiver la justice
et la tempeacuterance par lhabitude et par lexercice mais pour cela il faut commencer par
la formation cest-agrave-dire leacuteducation car il est diffcile par exemple de pratiquer la
gymnastique sans maicirctre et de prendre une bonne habitude sans savoir ce quelle
est 2 Dougrave la neacutecessiteacute de faire gouverner la citeacute par les philosophes qui savent ce
que sont la justice et la tempeacuterance
V213 Deacutepassement de lopposition entre la nature et la loi
laquo Nature et loi le plus souvent se contredisent raquo3 dit Calliclegraves au deacutebut de la seconde
partie du Gorgias et il place la nature contre la loi laquo En effet dans lordre de la
nature le plus vilain est aussi le plus mauvais cest de subir linjustice en revanche
selon la loi le plus laid cest de la commettre raquo4 Par la nature nous entendons ceci
Le terme φύσις recouvre un sens particulier et un sens geacuteneacuteral Lorsquil en est fait un usage particulier le terme sapplique agrave des individus ou agrave des espegraveces et deacutesigne laquo unemaniegravere decirctre raquo Mais le terme peut aussi sappliquer agrave la totaliteacute des ecirctres et des pheacutenomegravenes il en arrive alors agrave deacutesigner lunivers et tout naturellement on vient de le dire lecirctre en geacuteneacuteral5
Cela eacutetant connaicirctre laquo la totaliteacute des ecirctres et des pheacutenomegravenes raquo relegraveve de la
connaissance de ce qui est de lintellect Dans le discours de Calliclegraves il sagit bien du
1 Pheacutedon 82 a ndash b2 Voir Phegravedre 250 b ndash c3 Gorgias 482 e4 Ibid 483 a Ce qui est le contraire de la thegravese de Socrate agrave savoir laquo commettre linjustice est pire que
la subir et que ne pas ecirctre puni est pire quecirctre puni raquo (474 b)5 Brisson Luc laquo Nature phusis et natura dans lantiquiteacute grecque et latin raquo La nature Cahiers
deacutetudes leacutevinassiennes ndeg 11 2012 pp 28 ndash 43 p 31
218
sens particulier puisquil parle de la nature humaine
Lhomme qui se trouve dans la situation de devoir subir linjustice nest pas un homme cest un esclave pour qui mourir est mieux que vivre sil nest mecircme pas capable de se porter assistance agrave lui-mecircme ou aux ecirctres qui lui sont chers quand on lui fait un tortinjuste et quon loutrage1
Pour le sophiste2 le fait de subir linjustice est contre la nature humaine Mais
comment peut-on porter assistance agrave soi-mecircme ou agrave un ami contre linjustice subie ou
commise sil ny a pas de loi Dans le corpus platonicien laquo La loi est un discours qui
sexerce sur lacircme des citoyens de telle sorte que leurs mœurs sen retrouvent
rationnellement forgeacutes raquo3 Or tout discours eacutecrit comme dans la loi laquo preacutesente un
certain nombre de deacutefauts qui sont autant dinconveacutenients 1) il ne peut choisir ses
destinataires 2) il ne peut reacutepondre aux questions quon aimerait lui poser 3) et
surtout il ne peut se deacutefendre sans lassistance de celui qui la composeacute raquo4 Par
exemple si la loi exige de tous les citoyens decirctre justes et tempeacuterants la question se
pose comment le mecircme discours eacutecrit peut-il sadresser de la faccedilon pertinente aux
diffeacuterents groupes fonctionnels agrave savoir les producteurs les guerriers et les
dirigeants politiques En effet si la fonction de la loi consiste agrave laquo rendre lacircme
individuelle vertueuse et agrave la mecircler agrave dautres acircmes vertueuses de faccedilon agrave constituer
une citeacute vertueuse gage de bonheur individuel et collectif raquo5 cela eacutequivaut agrave dire que
la connaissance du bonheur cest-agrave-dire de la loi et la connaissance de lecirctre cest-agrave-
dire de la nature au sens geacuteneacuteral sont semblables la connaissance de ce qui est et au
mecircme moyen lintellect Cela admis non seulement la nature et la loi ne sont pas
opposeacutees elles se rejoignent vers la mecircme chose agrave savoir le Bien
V22 La justice et la tacircche propre
Ecirctre juste cest avant tout ecirctre fdegravele agrave sa tacircche propre Cela eacutetant le monde
platonicien nest pas ouvert puisque chacun doit rester dans sa fonction propre pour
y ecirctre excellent En effet mecircme si lunivers est infni le ciel est ouvert Cependant
chaque astre dans lunivers ne tourne que sur une orbite bien deacutetermineacutee
1 Gorgias 483 b2 Certes il est diffcile daffrmer que Calliclegraves est sophiste car avant tout le sophiste est un meacutetier
or issu dune famille aristocratique Calliclegraves na pas agrave exercer un meacutetier pour gagner sa vie cest en ce sens quil nest pas sophiste Mais sa penseacutee argumentative (avec certaine proceacutedure de raisonnement) intellectuelle (le fait de deacutefnir le thegraveme agrave discuter de maniegravere abstrait) etcontradictoire (une thegravese deacutefendue de maniegravere contradictoire) relegraveve du sophisme
3 Dictionnaire Platon Paris Ellipses 2007 p 844 laquo Annexe 1 Phegravedre 278 b - e raquo Lectures de Platon Paris Vrai 2000 pp 74 ndash 76 p 745 Brisson Luc laquo La loi selon Platon et la plupart des philosophes de lAntiquiteacute raquo Cahiers deacutetudes
leacutevinassiennes ndeg 13 LEacutetat de Ceacutesar 2015 pp 6 ndash 20 p 9
219
V221 Lexcellence et la fonction propre
Chaque chose a sa fonction propre cest dans sa fonction propre que lexcellence se
manifeste ainsi il est tout agrave fait juste que cette chose semploie dans sa fonction
propre Cest le fondement mecircme de la justice et ainsi sachegraveve le livre I de la
Reacutepublique
Socrate Bien dis-je Or pour toute chose agrave laquelle une fonction particuliegravere (ἔργον) est associeacutee nexiste-t-il pas selon toi eacutegalement une excellence (ἀρετή) Et pour enrevenir agrave ce que je disais tantocirct existe-t-il bien disons-nous une fonction propre des yeux
Thrasymaque Elle existe
Socrate Il existe donc eacutegalement une excellence des yeux
Thrasymaque Une excellence aussi
Socrate Et alors y avait-il aussi une fonction propre des oreilles
Thrasymaque Oui
Socrate Et donc une excellence aussi
Thrasymaque Une excellence aussi
Socrate Et il en va de mecircme pour toutes les autres choses Nest-ce pas le cas
Thrasymaque Cest le cas
Socrate Mais voilagrave est-ce que les yeux pourraient accomplir convenablement leur fonction propre sils eacutetaient deacutepourvus de leur excellence propre et quagrave la place de lexcellence ils aient un deacutefaut 1
Dans les dialogues platoniciens la fn du livre I de la Reacutepublique est le seul endroit ougrave
les deux termes ἔργον et ἀρετή sont parfaitement regroupeacutes et coupleacutes
ἔργον [21] ἀρετή [27]
330 c 332 e 335 d 335 d 346 d 351 d 352 d 352 e 352 e 353 a 353 a 353 b 353 b 353 b 353 b 353 b 353 c 353 c 353 d 353 d 353 e
335 b 335 b 335 c 335 c 335 d 342 a 348 c 348 c 348 e 349 a 350 d 351 a 353 b 353 b 353 b 353 b 353 b 353 c 353 c 353 c 353 c 353 c 353 d 353 e 353 e 354 b 354 c
Autrement dit lἔργον et lἀρετή sont inseacuteparables2 Lexcellence de Socrate est
immortelle parce quil ne faisait rien dautre que la tacircche propre quun dieu lui avait
assigneacutee agrave savoir philosopher mecircme si dans sa jeunesse il sinteacuteressait agrave la nature et
eacutetudiait Anaxagore3 mais tregraves rapidement il a abandonneacute cette fausse route De
1 Reacutepublique I 353 b ndash c2 Sur le sujet cf leacutetude complegravete Maceacute Arnaud Platon philosophie de lagir et du pacirctir Sankt
Augustin Academia Verlag International Platon Studies 24 20063 Voir Pheacutedon 96 a ndash 99 d ces pages sont traditionnellement consideacutereacutees comme une autobiographie
En fait Socrate neacute en 470469 (agrave propos de cette datation quelque peu eacutetrange voir Platon Paris Cerf 2017 p 12) Platon 428427 il est donc eacutevident que Platon ne peut avoir connu la jeunesse de son maicirctre si ce nest ce que ce dernier lui racontait
220
mecircme pour Platon son excellence est immortelle parce que sa vie durant il eacutetait
purement et simplement un eacutecrivain de philosophie et rien que cela mecircme sil avait
parallegravelement une vocation politique Toutefois comme pour son maicirctre la fausse
route fut vite abandonneacutee La question se pose si lexcellence des yeux la pupille
est donneacutee par la nature lexcellence de lacircme est-elle elle aussi donneacutee par la nature
ou est-elle comme lexcellence dun art qui est forgeacutee par la pratique Le propos
suivant de Socrate semble dire quelle se trouve naturellement dans lacircme
Socrate Est-ce que lacircme accomplira jamais bien ses fonctions propres Thrasymaque si elle est priveacutee de son excellence propre ou est-ce impossible 1
Cest son excellence propre qui permet agrave lacircme daccomplir ses fonctions propres En
effet comme nous lavons vu dans le chapitre laquo Lacircme raquo les trois parties
fonctionnelles sont propres agrave lacircme autrement dit leur excellence propre est
naturellement posseacutedeacutee par lacircme Or il y a des gens qui sont plus vertueux les
autres moins parce que lexcellence propre de lacircme lintellect fonctionne bien chez
les uns mal chez les autres
V222 La justice et leacuteducation
Cest dans leacuteducation que se manifeste lexcellence propre de la citeacute car laquo cest
leacuteducation qui degraves lenfance oriente vers lexcellence inspire le deacutesir et la passion de
devenir un citoyen parfait sachant commander et obeacuteir comme lexige la justice raquo2
En dautres termes il ne sagit pas lagrave dune eacuteducation au niveau individuel puisque
laquo leacuteducation professionnelle ne fait pas leacuteducation vertueuse et civique raquo3 La
question se pose quelle est cette eacuteducation civique Ce passage de la Reacutepublique
semble donner le principe
Socrate Quand ils sont des enfants et des jeunes gens il faudrait quils sengagent dans une formation (παιδείαν) et dans une philosophie (φιλοσοφίαν) qui soient propres agrave la jeunesse il faudrait aussi quils aient grand soin de leur corps alors quils grandissent et deviennent des hommes sassurant de la sorte un soutien pour la philosophie Agrave mesure quils avancent en acircge vers ce moment ougrave lacircme commence agrave atteindre sa maturiteacute il faut les astreindre aux exercices qui sont propres agrave celle-ci Enfn lorsque la force vient agrave manquer et quils sont exclus des activiteacutes politiques et militaires quon les laisse vaqueren liberteacute et sans rien faire dautre ltque de la philosophiegt si ce nest comme activiteacute secondaire eux qui deacutesirent mener une existence heureuse et qui alors quils sapprecirctent agrave mourir couronnent la vie quils ont veacutecu par le destin qui est agrave leur mesure lagrave-bas4
1 Ibid 353 e2 Lois I 643 e3 Cf Lois I laquo Notes raquo ndeg 103 p 3464 Reacutepublique VI 498 b ndash c Nous soulignons
221
Une citeacute juste cest-agrave-dire excellente prend neacutecessairement soin du corps et de lacircme
des citoyen depuis leur naissance jusquagrave la fn de leur vie incarneacutee Mais comment
comprendre cette phrase laquo vers ce moment ougrave lacircme commence agrave atteindre sa
maturiteacute raquo alors que lacircme est immortelle En effet les deux parties infeacuterieures de
lacircme ne sont pas fonctionnellement immortelles puisque leur fonction est lieacutee agrave une
vie incarneacutee seules la fonction intellective et la structure en tripartie de lacircme sont
immortelles Ainsi dans une vie incarneacutee lacircme doit apprendre agrave cohabiter avec le
corps or agrave la naissance le corps humain ressemble agrave une masse de chair non encore
pourvue de toutes les excellences propre au corps cest pourquoi il faut prendre
grand soin du corps car laquo la qualiteacute de la condition physique constitue une condition
essentielle pour lexercice de la vie intellectuelle raquo1 En effet pendant la premiegravere
peacuteriode de la vie humaine avant lacircge de raison la fonction intellective de lacircme nest
pas activeacutee en raison du fait que son fonctionnement deacutepend dun minimum de
condition physique Mais les fonctions deacutesirante et celle ardente sont en pleine
activiteacute cest pourquoi les enfants avant lacircge de raison ont le deacutesir de tout la
curiositeacute de tout ce qui est nouveau original et inconnu gracircce aux organes de sens
Ils sont infatigables de parler de courir de manger de pleurer de se bagarrer et
ainsi de suite tout cela agrave cause de ces deux fonctions deacutesirante et Ardente Agrave partir
de lacircge de raison vers sept ans il faut reacuteactiver la fonction intellective cest la raison
pour laquelle il faut eacuteduquer les enfants agrave aspirer au savoir puisque le savoir ou la
science est lexcellence mecircme de la fonction intellective En ce sens leacuteducation est
synonyme de la reacuteminiscence cest-agrave-dire de la reacuteactivation de la fonction intellective
en mettant en rapport les diffeacuterents eacuteleacutements fonctionnels
Pour le Socrate de Platon la possibiliteacute de leacuteducation reacuteside donc dans la possibiliteacute de mettre en rapport ces trois eacuteleacutements la nature (φύσις) lexercice (ἄσκησις) et le fait dapprendre (μάθησις) Or ces trois eacuteleacutements font reacutefeacuterence aux trois notions suivantes la possession leffort et la connaissance Cest par lagrave que lon retrouve les trois fonctions mecircme dans leacuteducation platonicienne conccedilue comme reacuteminiscence2
Dans le Meacutenon la reacuteminiscence est deacutefnie comme le fait de chercher et le fait
dapprendre raquo3 mais laquo agrave condition de ne pas perdre courage au cours de la
recherche raquo4 Or le courage est une vertu cest-agrave-dire agrave la fois science et belle
habitude Cela eacutetant leacuteducation consiste dune part agrave former lesprit des jeunes gens agrave
1 Reacutepublique VI laquo Notes raquo ndeg 83 p 6632 Brisson Luc laquo La tri-fonctionnaliteacute indo-europeacuteenne chez Platon raquo Philosophie compareacutee Gregravece Inde
Chine Paris Vrin 2005 Joachim Lacrosse (Coordination scientifque) pp121 ndash 142 p 1363 Meacutenon 81 d4 Ibid
222
aspirer au savoir et dautre part agrave modeler le comportement des citoyens agrave obeacuteir aux
lois par habitude
V223 La justice est lexcellence de toutes les fonctions
laquo La citeacute de la Reacutepublique comprend trois groupes fonctionnels les producteurs qui
approvisionnent la citeacute les guerriers qui la deacutefendent et les philosophes qui la
gouvernent raquo1 Parmi les producteurs les uns ont pour fonction de produire des
ceacutereacuteales les autres du vin les autres encore des vases des tissures des vecirctements
des chaussures des navires des maisons des eacutedifces publics de la santeacute et ainsi de
suite Dans le Gorgias mecircme le rheacuteteur est consideacutereacute comme producteur certes
producteur de persuasion (πειθοῦς δημιουργός)2 cest-agrave-dire un producteur neacutegatif
En tout cas le sophisme eacutetait une fonction dans la deacutemocratie atheacutenienne en dautres
termes les maux du sophisme trouvent leur origine dans cette deacutemocratie
fonctionnant au tirage au sort On comprend pourquoi Socrate soppose agrave la
deacutemocratie Dans le deuxiegraveme groupe il y a des soldats dont les uns sont eacutequipeacutes du
bouclier et de leacutepeacutee les autres de la lance de larc il y a aussi des sous-
commandants et fnalement des strategraveges Chacun a sa fonction speacutecifque Dans le
troisiegraveme groupe il y a eacutevidemment des philosophes mais aussi des matheacutematiciens
On voit bien que pour quune citeacute comme Athegravenes soit bien administreacutee il faut
disposer dans la citeacute un grand nombre de fonctions particuliegraveres et speacutecifques qui
laquo doivent correspondre agrave la preacutedominance dune capaciteacute deacutetermineacutee en chacun des
membres qui composent raquo les trois groupes3
En effet dans chaque socieacuteteacute humaine les uns sont doueacutes dans telles ou telles
fonctions les autres dans telles ou telles autres autrement dit chacun possegravede un
don naturel peut-ecirctre mecircme plusieurs Mais pour que ce don naturel soit bien
deacuteveloppeacute au service de la citeacute il faut aussi et surtout que celui qui le possegravede
reccediloive un savoir correspondant un meacutedecin ne devient pas meacutedecin sans posseacuteder
aucun savoir de la meacutedecine mecircme sil est extrecircmement doueacute dans leacutetude de la
meacutedecine gracircce agrave un don divin encore faut-il maicirctriser cette science quest la
meacutedecine et de la pratiquer Et enfn il faut que chacun exerce sa fonction pour que
son excellence soit effective On voit bien ici trois niveaux de justice 1 la justice
divine consiste agrave dispenser agrave chacun un don naturel plus ou moins important selon la
1 Brisson Luc laquo Les poegravetes responsables de la deacutecheacuteance de la citeacute raquo Eacutetudes dur la Reacutepublique de Platon I Paris Vrin 2005 pp 25 ndash 41 p 26
2 Voir Gorgias 454 e ndash 455 a3 Ibid
223
qualiteacute reacutetributive afn que chaque ecirctre humain puisse exercer une fonction propre
pour exister En effet dieu est parfaitement juste et savant il ne se permettrait pas de
renvoyer une acircme agrave incarnation humaine sans donner agrave lincarnation aucun moyen
dexistence si vraiment un ecirctre humain se trouve deacutepourvu de don Cela nest pas la
faute de dieu mais un deacutefaut deacuteducation En revanche le fait de gacirccher ce don
naturel eacutequivaut agrave commettre une injustice agrave leacutegard dun dieu 2 la justice politique
consiste agrave donner agrave chacun loccasion dacqueacuterir un savoir qui correspond au don
naturel quon possegravede et dexercer une fonction approprieacutee selon le meacuterite 3 la
justice individuelle consiste agrave ecirctre fdegravele agrave sa fonction propre
Il est eacutevident quun citoyen ainsi dispenseacute eacuteduqueacute et disposeacute il ne se permet pas
dabandonner son poste par quelle que raison que ce soit1 Cest une question de
justice agrave leacutegard du dieu de la citeacute et de soi-mecircme
V23 La Justice et la citeacute
Dapregraves le mythe de Protagoras cest Zeus qui envoya Hermegraves apporter agrave la citeacute la
justice (δίκη) et lharmonie (αἰδώς)2 La suite du Protagoras montre que Socrate ne
conteste pas le mythe comme si la δίκη et lαἰδώς constituaient une loi divine de la
citeacute Cette loi a pour but de preacuteserver luniteacute de la citeacute car sans elle laquo en se
comportant dune maniegravere injuste les uns envers les autres raquo laquo les hommes se
dispersaient agrave nouveau et peacuterissaient raquo3 Mais comment preacuteserver luniteacute de la citeacute ougrave
il y a tellement de fonctions diffeacuterentes cest-agrave-dire dinteacuterecircts diffeacuterents Le propos
suivant de Protagoras semble donner une suggestion en terme dart politique
De mecircme songe agrave preacutesent que lhomme qui te paraicirct le plus injuste de tous ceux qui ont eacuteteacute eacuteleveacutes parmi des hommes soumis agrave des lois serait encore juste et compeacutetent en la matiegravere sil fallait le comparer agrave des hommes qui nauraient ni eacuteducation ni tribunaux ni lois et qui nauraient eacuteteacute contraints daucune maniegravere de se soucier de la vertu mais seraient de vrais sauvages4
Ecirctre sauvage cest ecirctre deacutepourvu deacuteducation de tribunal de loi et de souci de la
1 Voir Apologie 28 e2 Voir Protagoras 322 c F Ildefonse le traduit par la laquo vergogne raquo L Brisson par la laquo retenue raquo V
Cousin Eacute Chambry et A Croiset par la laquo pudeur raquo Agrave propos de la complexiteacute de ce terme cfBrisson Luc laquo Le mythe de Protagoras et la question des vertus raquo Lecturee de Platon Paris Vrin 2000 p 127 ndash 128 Nous employons ici laquo lharmonie raquo cest plutocirct une interpreacutetation quune traduction mecircme si toute traduction est une interpreacutetation En effet tout comportement individuelet spontaneacute qui favorise lharmonie au sein de la famille dune groupe ou de la citeacute peut ecirctre qualifeacute de lαἰδώς Cf aussi Dover K J Greek Popular Morality in the Time of Plato and Aristotle Oxford Blackwell 1974 (mais Dover na pas traiteacute lαἰδώς ni lἀρμονία)
3 Ibid 332 b4 Ibid 327 c ndash d
224
vertu Autrement dit Protagoras oppose le sauvage agrave la civilisation et non agrave une
qualiteacute individuelle1 mecircme si on ne sait pas ce que tout cela veut dire pour le
sophiste agrave savoir leacuteducation le tribunal la loi la vertu et le souci de soi-mecircme En
effet on ne va pas jusquagrave demander au sophiste decirctre philosophe de savoir ce quil
sait mais cela ne devrait pas effacer linteacuterecirct de son propos agrave savoir le fondement de
la citeacute leacuteducation (les enfants flles comme garccedilons) la citoyenneteacute (se soucier de la
vertu) et luniteacute de la citeacute (la constitution les lois les tribunaux) Ce sont ces trois
points que nous essayons analyser pour comprendre la justice et la citeacute
V231 Les enfants et les femmes
Dans le livre X de la Reacutepublique Homegravere est consideacutereacute comme leacuteducateur de la
Gregravece laquo ce grand poegravete a eacuteduqueacute la Gregravece raquo2 Marrou reacutesume leacutethique eacuteducative
homeacuterique en ces termes
Oui une eacutethique de lhonneur bien eacutetrange parfois pour une acircme chreacutetienne elle implique lacceptation de lorgueil μεγαλοψυχία qui nest pas un vice mais le haut deacutesirde qui aspire agrave ecirctre grand ou chez le heacuteros la prise de conscience de sa supeacuterioriteacute reacuteelle lacceptation de la rivaliteacute de la jalousie cette noble Ἔρις inspiratrice de grandes actions que ceacuteleacutebrera Heacutesiode et avec elle de la haine comme la reconnaissance dune supeacuterioriteacute affrmeacutee voyez comment Thucydide fait parler Peacutericlegraves laquo la haine et lhostiliteacute sont toujours sur le moment le lot de ceux qui preacutetendent commander aux autres Mais sexposer agrave la haine pour noble but est bien inspireacute raquo3
Telle est leacutethique eacuteducative traditionnelle Cest pourquoi il est neacutecessaire de
commencer par critiquer Homegravere en particulier et les poegravetes en geacuteneacuteral avant
deacutetablir une eacutethique eacuteducative philosophique En effet laquo dans lAthegravenes que connaicirct
Platon leacuteducation proprement dite commence vers sept ans lacircge ougrave le garccedilon est
envoyeacute agrave leacutecole Jusque-lagrave on parle surtout deacutelever un enfant Lenfant reste agrave la
maison ougrave il est sous le controcircle des femmes sa megravere dabord sa nourrice ensuite
dans les milieux aiseacutes Puis on passe agrave leacuteducation collective qui se fait chez un
1 Notons que dans le Cratyle le sauvage (τὸ ἄγριον) est deacutecrit non pas par opposition agrave une civilisation (cest le cas ici dans le propos de Protagoras) mais comme la nature dun individu laquo Cest ainsi Hermogegravene quὈρέστης risque bien decirctre un nom correct que cette nomination soit due agrave quelque hasard ou agrave quelque poegravete indiquant par lagrave sa nature farouche (τὸ θηριῶδες τῆς φύσεως) son caractegravere rustique (τὸ ἄγριον αὐτοῦ) autrement dit montagnard (τὸ ὀρεινόν) raquo (494e) Le substantif ἄγριον nest pas tregraves freacutequent dans le corpus platonicien voici la liste doccurrences Cratyle ἄγριον (394 e) Lois I ἀγρίας (649 e) VII ἀγρία (791 d) ἄγριον (824 a) VIII ἀγρία (837 b) XII ἄγριον (950 b) Pheacutedon ἄγριον (113 b) Philegravebe ἀγρίαν (46 d) Politique ἄγριον(271 e) Reacutepublique I ἄγριον (329 c) III ἄγριον (410 d) VI ἀγρία (486 b) IX ἄγριον (571 c) ἄγριον (572 b) Sophiste ἄγριον (218 a) ἄγριον (222 b) Theacuteeacutetegravete ἀγρίαινε (151 c) Timeacutee ἄγριον (70 e)
2 Reacutepublique X 606 e3 Marrou Henri-Ireacuteneacutee Histoire de leacuteducation dans lAntiquiteacute Paris Seuil 1948 p 43 Notons au
passage que le terme μεγαλοψυχία est absent dans le corpus platonicien
225
maicirctre priveacute raquo1 Eacutelever un enfant nest pas seulement le nourrir de ce dont son corps a
besoin cest aussi et surtout de ce dont son acircme a besoin car un enfant ne commence
pas agrave voir eacutecouter et apprendre agrave lacircge de sept ans mais degraves la naissance En ce sens
la megravere et la nourrice sont les premiegraveres eacuteducatrices des enfants cest pourquoi il est
aussi neacutecessaire que les flles reccediloivent laquo les mecircmes soins et la mecircme eacuteducation raquo que
les garccedilons Cest une condition pour bien eacutelever les enfants de la citeacute mdash puisque les
flles deviendront megraveres agrave leur tour mais eacutegalement une condition pour que les
femmes puissent exercer les mecircmes fonctions que les hommes dans la citeacute
Socrate Est-il degraves lors possible repris-je davoir recours agrave quelque ecirctre vivant pour les mecircmes tacircches si on ne lui a pas procureacute les mecircmes soins et la mecircme eacuteducation
Glaucon Non ce nest guegravere possible
Socrate Si donc nous devons avoir recours aux femmes pour les mecircmes fonctions que les hommes il faut leur enseigner les mecircmes choses2
Si lon compare lacircme agrave la citeacute3 il ne peut y avoir de consideacuteration diffeacuterente dans la
citeacute agrave leacutegard des flles et des garccedilons des femmes et des hommes puisque lacircme na
pas de sexe puisque le sexe est une identiteacute du corps Cest pourquoi il est juste de
dire ceci
Lindividu et la citeacute sont deux supports identiques qui ne diffegraverent que par la taille et sur lesquels sont inscrits les mecircmes lettres celles du terme laquo justice raquo Cest donc simplement une comparaison entre le grand et le petit et la diffeacuterence entre lacircme et la citeacute nest au regard de la justice quune diffeacuterence quantitative dans lordre strictement anthropologique (et anthropomorphique la citeacute est un grand individu) Ainsi ce qui estvrai pour lacircme en matiegravere de bien de justice et de veacuteriteacute devra lecirctre pour la citeacute qui rassemble les acircmes dans une mecircme communauteacute4
En effet le Bien la vertu et la veacuteriteacute ont le mecircme eacutegard agrave lendroit de toutes les acircmes
humaines de mecircme la citeacute juste doit avoir le mecircme eacutegard agrave lendroit des flles et des
garccedilons des femmes et des hommes
V232 La citoyenneteacute
Le terme laquo citoyen raquo ou laquo citoyenneteacute raquo peut renvoyer agrave trois termes dans les
dialogues platoniciens agrave savoir ἀστός πολίτης et ἐπιχώριος voici leurs occurrences
dans les dialogues platoniciens
ἀστός Apologie ἀστῶν (23 b) ἀστῷ (30 a) ἀστοῖς (30 a) Gorgias ἀστῶν (514 e) ἀστός (515
1 Dictionnaire Platon Ellipses 2007 p 542 Reacutepublique V 452 a3 Ibid II 368 e laquo La justice disons-nous existe pour un homme individuel Elle existe donc aussi
dune certaine maniegravere pour la citeacute entiegravere raquo4 Pradeau Jean-Franccedilois Platon et la citeacute Paris PUF 2010 [1997] p 61 ndash 62 (souligneacute par lauteur)
226
a) Lois VIII ἀστοῖς (849 a) ἀστοῖς (849 b) ἀστοῖς (849 c) IX ἀστὸν (866 c) ἀστὸς (869 d) ἀστὸν (869 d) ἀστόν (882 a) XI ἀστῶν (917 c) ἀστὸν (938 c) XII ἀστὸν (942 a) Meacutenon ἀστὸν (91 c) ἀστός (92 b) Protagoras ἀστῷ (309 c) Reacutepublique VIII ἀστῷ (563 a) ἀστὸν (563 a) X ἀστῶν (613 e) Theacuteeacutetegravete ἀστοὺς (145 b)
πολίτης Alcibiade [1] 134 c Apologie [1] 25 c Critias [1] 108 c Criton [1] 51 d Euthydegraveme
[1] 292 b Gorgias [12] 502 e 502 e 504 d 513 e 513 e 515 c 515 c 515 d 515 d 517 b 517 c 518 b Hippias majeur [2] 282 e 292 b Lettre VII [2] 336 a 350 a Lois I [6] 627 b 629 a 630 a 631 d 635 c 643 e II [1] 662 c IV [4] 711 b 711 c 715 b 718 a V [5] 729 d 741 a 743 c 746 a 747 a VI [4] 753 a 756 e 767 d 774 c VII [13] 794 b 794 c 799 b 800d 801 c 808 c 809 e 814 c 814 c (πολίτιδας citoyennes est la seule forme de la πολῖτις preacutesente dans les œuvres de Platon) 816 d 821 d 822 e 823 a 823 a VIII [5] 831 c 835 c 840 d 842 e 846 d IX [9] 853 d 854 e 855 d 856 c 857 e 869 d 869 d 872 c 877 e XI [3] 915 d 917 d 935 d Meacutenexegravene [2] 239 d 243 e Meacutenon [4] 70 b 71 b 90 a 91 a Politique
[1] 293 d Protagoras [6] 319 a 324 c 324 c 324 d 337 c 339 e Reacutepublique II [2] 375 b 378 c III [2] 416 b 416 d IV [2] 423 d 426 c V [6] 462 b 463 a 463 a 463 a 464 a 471 b VI [3] 494 b 501 e 502 b VII [1] 519 e VIII [6] 555 c 556 a 567 b 567 d 567 e 568 a IX [1] 579 c Timeacutee [3] 26 c 26 d 27 b Cf laquo Annexe πολίτης raquo pour voir le deacutetail lexical
ἐπιχώριος Alcibiade ἐπιχωρίους (123 b) Banquet ἐπιχώριον (189 b) Critias ἐπιχώριον (114 b)Hippias majeur ἐπιχωρίαν (285 a) Lois I ἐπιχώριον (639 d) V ἐπιχωρίων (730 a) ἐπιχώρια (730 b) ἐπιχωρίους (738 c) ἐπιχώριον (742 b)VI ἐπιχώριος (764 b) VIII ἐπιχώριον (834 b) ἐπιχώριος (846 d) ἐπιχωρίου (846 d) ἐπιχώριον (847 a) IX ἐπιχώριον (879 d) ἐπιχώριον (879 e) ἐπιχώριος (881 c) XI ἐπιχώριος (923 e) Meacutenon ἐπιχωρίων (94 d) Pheacutedon ἐπιχωριάζει (57 a) ἐπιχωρίων (59 b) ἐπιχωρίων (59 b) notons que les deux autres termes sont absents dans le Pheacutedon Phegravedre ἐπιχωρίῳ (230 c) Protagoras ἐπιχωρίων (315 b) ἐπιχωρίων (316 b) Reacutepublique I ἐπιχωρίων (327 a) VI ἐπιχώριον (497 b)
laquo Alors que pour deacutesigner le citoyen le terme πολίτης semble aller de soi le terme
ἀστός peut vouloir dire le citadin et le terme ἐπιχώριος le compatriote raquo1 La
citoyenneteacute est un statut une fonction un devoir mais aussi une image de la citeacute2
Dans la Reacutepublique nous avons laquo les trois groupes fonctionnels entre lesquels se
reacutepartissent les citoyens raquo3 alors que dans les Lois les producteurs (agriculteurs les
commerccedilants et les artisans) sont exclus du rang de citoyen et laquo les citoyens sont
libres de tout travail raquo pour se consacrer laquo aux repas en commun agrave la ceacuteleacutebration des
fecirctes (qui sont nombreuses) agrave lactiviteacute politique et au service militaire quil sagisse
de lentraicircnement ou de la participation agrave une compagne raquo4 On voit bien que la
fonction des producteurs dans la Reacutepublique et dans les Lois est la mecircme agrave savoir
1 Brisson Luc Pradeau Jean-Franccedilois Les Lois de Platon Paris PUF 2007 p 1232 laquo Deacutefnir le citoyen ou le deacutecrire est ainsi procurer une image de la citeacute mecircme de lambition de qui
la creacutee et de la faccedilon dont la fonction du politique est envisageacutee raquo (Bertrand Jean-Marie laquo Le citoyen des citeacutes platoniciennes raquo Cahiers Glotz 11 2000 pp 37 ndash 55 p 38)
3 Brisson Luc laquo Les poegravetes responsables de la deacutecheacuteance de la citeacute raquo Eacutetudes sur la Reacutepublique de Platon I Paris Vrin Sous la direction de Monique Disxaut 2005 pp 24 ndash 41 p 27
4 Supra Les Lois de Platon p 102
227
produire mais leur statut a changeacute ils sont passeacutes de citoyens agrave non-citoyens Cest
en ce sens que la conception de la citoyenneteacute est beaucoup plus eacutelitiste dans les Lois
que dans la Reacutepublique
Voici comment se reacutepartissent les vertus dans la Reacutepublique ougrave la justice ne peut reacutegner dans la citeacute que si elle regravegne en chaque individu de chacun des diffeacuterents groupes fonctionnels qui doivent pratiquer ces vertus deacutetermineacutees
Citeacute Vertusproducteurs justice + modeacuterationgardiens justice + modeacuteration + couragephilosophes justice + modeacuteration + courage + science1
Ce tableau montre que la vertu est associeacutee agrave la tacircche propre quon occupe Plus la
fonction propre est importante plus lrsquoexigence dexcellence morale est grande Le
compte du chantier de lErechtheacuteion agrave Athegravenes montre que la mecircme tacircche est payeacutee
au mecircme salaire quelle quelle soit reacutealiseacutee par un citoyen un meacutetegraveque ou un esclave
(il est vrai quil ny avait pas darchitecte meacutetegraveque ou esclave au chantier)2 La
question se pose un esclave-producteur a-t-il le devoir de posseacuteder les deux vertus
agrave savoir la justice et la tempeacuterance comme un citoyen-producteur En effet un
esclave nest quune marchandise vivante
Lacceptation de lineacutegaliteacute des hommes a eacuteteacute une donneacutee fondamentale de lhistoire grecque donneacutee qui fut jamais seacuterieusement remise en question Qui plus est lhistoire grecque a mecircme intensifeacute les ineacutegaliteacutes en deacuteveloppant agrave la fois la notion du citoyen libre et celle de lesclave-marchandise que lon achetait sur le marcheacute quitte agrave eacutelever ses enfants agrave la maison et qui (en theacuteorie du moins) navait aucun droit Agrave notre sens il y a lagrave une contradiction fagrante entre la liberteacute des uns et lesclavage des autres Le point de vue grec eacutetait autre la liberteacute des uns ne pouvait se concevoir sans lesclavage des autres les deux extrecircmes neacutetaient pas contradictoires mais compleacutementaires et indeacutependants3
Cela eacutetant lesclave na aucun devoir agrave leacutegard de la citeacute puisquil na aucun droit
La freacutequence du terme est relativement importante dans le corpus platonicien mais
concentreacutee sur trois dialogues (le Gorgias la Reacutepublique et les Lois) et absente dans
presque la moitieacute des dialogues Voici la reacutepartition des occurrences du substantif
δοῦλος dans les dialogues platoniciens
Dialogues de jeunesse [19 dont 8 dans le Gorgias]
Criton δοῦλος (50 e) δοῦλος (52 d) Hippias mineur δούλων (375 c) Alcibiade δοῦλον (119 a) δοῦλον(122 a) Lachegraves δοῦλοι (186 b) Meacutenexegravene δοῦλοι (239 a) Euthyphron δοῦλοι (13 d) Gorgias [8] δοῦλον
1 Brisson Luc laquo Le mythe de Protagoras et la question des vertus raquo Lectures de Platon Paris Vrin2000 pp 113 ndash 133 p 131
2 Cf Orrieux Claude Pantel Pauline Schmitt Histoire grecque Paris PUF Quadrige Manuels 2014 2e eacuted [2013 1re eacuted laquo Quadrige raquo 1995] p 264
3 Austin Michel amp Vidal-Naquet Pierre Eacuteconomies et socieacuteteacutes en Gregravece ancienne Paris Armand Colin 2007 [1972 1996] p 32
228
(452 e) δοῦλον (452 e) δοῦλος (471 a) δοῦλος (484 a) δούλων (489 c) δούλων (502 d) δοῦλος (514 d) δοῦλος (515 a) Meacutenon δοῦλος (73 d) Lysis δοῦλον (208 b) δοῦλος (208 c)
Dialogues de maturiteacute [15 dont 12 dans la Reacutepublique]
Banquet δοῦλος (183 a) Reacutepublique I δούλοις (351 d) III δούλων (395 e) V δοῦλον (469 c) VIII δούλοις (549 a) δούλων (549 a) δούλοις (569 a) δούλων (569 c) δούλων (569 c) IX δοῦλον (577 c) δούλων (579 a) δοῦλος (579 d) δοῦλον (590 c) Parmeacutenide δοῦλος (133 e) Theacuteeacutetegravete δοῦλοι (175 a)
Dialogues de vieillesse [76 dont 72 dans les Lois]
Politique δούλων (289 b) δούλων (289 c) δούλων (298 c) δοῦλοι (308 a) Lois II δοῦλον (665 c) δούλων (669 c) δοῦλον (674 a) IV δοῦλοι (715 d) δοῦλοι (720 b) δούλων (720 b) δοῦλοι (720 c) Vδούλοις (742 a) VI [8] δοῦλοι (757 a) δοῦλος (761 e) δοῦλον (764 b) δούλων (776 c) δοῦλοι (776 d) δούλων (776 e) δούλων (777 b) δούλων (777 d) VII [7] δούλων (793 e) δοῦλον (794 b) δούλων (805 e) δούλοις (806 e) δοῦλον (808 e) δούλοις (816 e) δούλων (817 e) VIII [9] δούλοις (838 d) δοῦλος (845 a) δοῦλος (845 b) δοῦλον (845 b) δούλοις (848 b) δούλοις (848 c) δοῦλοι (849 b) δούλοις (849 c) δούλοις (849 d) IX [25] δοῦλοι (853 d) δοῦλος (854 d) δούλοις (857 c) δούλων (857 c) δοῦλον (865 c) δοῦλον (865 d) δοῦλον (865 d) δοῦλον (868 a) δοῦλος (868 b) δοῦλος (868 c) δοῦλον (868 c) δοῦλος (869 d) δοῦλον (869 d) δοῦλος (869 d) δούλοις (872 a) δοῦλος (872 b) δοῦλον (872 c) δοῦλον (875 d) δοῦλος (877 b) δοῦλος (879 a) δοῦλον (879 a) δοῦλος (881 c) δοῦλος (882 a) δοῦλος (882 b) δοῦλος (882 c) XI [12] δοῦλος (914 a) δοῦλος (914 b) δοῦλον (914 e) δοῦλον (914 e) δοῦλος (917 d) δοῦλος (932 d) δοῦλος (932 d) δοῦλον (934 d) δοῦλον (936 b) δοῦλος (936 b) δοῦλος (936 c) δοῦλον (936 e) XII δοῦλον (941 d) δοῦλον (954 e) δοῦλοί (962 e)
Dans les dialogues platoniciens le terme laquo esclave raquo nest pas theacutematiseacute cest-agrave-dire
deacutefni et analyseacute Il est souvent employeacute en opposition agrave lhomme libre (ἐλεύθερον) 1
mais cela ne veut pas dire que les esclaves ne meacuteritent pas decirctre bien traiteacutes et
respecteacutes Dans un passage du livre VIII de la Reacutepublique Socrate deacutecrit ceci un
homme timocratique laquo est brutal envers les esclaves (δούλοις) au lieu de marquer
simplement sa supeacuterioriteacute comme le fait celui qui a reccedilu une eacuteducation adeacutequate Par
contre il se montre doux envers les hommes libres (ἐλευθέροις) et entiegraverement
soumis aux gouvernants raquo2 comme si les esclaves eacutetaient une cateacutegorie de
travailleurs Ce passage du livre XI des Lois semble encourager les esclaves agrave ecirctre
vertueux afn decirctre libres
Si la personne maltraiteacutee ne peut porter plainte le premier teacutemoin de condition libre venu devra faire la deacutenonciation aux magistrats sinon il sera coupable et nimporte quipourra le poursuivre pour dommage Si le deacutenonciateur est un esclave il sera deacuteclareacute libre Si cet esclave est celui des coupables ou celui des victimes il sera libeacutereacute par les magistrats mais sil appartient agrave un autre citoyen le Treacutesor public remboursera au maicirctre sa valeur Le magistrats veilleront agrave ce que personne ne lui fasse du mal pour le
1 Dans les paragraphes suivants les deux termes sont employeacutes en opposition particuliegraverement dans les Lois Alcibiade 119 a 122 a Gorgias 502 d 514 d 515 a Ion 540 b Lachegraves 186 b Lettre VIII 354 d XI 359 a Lois I 635 d II 665 c 669 c IV 720 b 720 b VI 761 e 777 b 777 e VII 790 a 808 a 808 e816 e 817 e VIII 838 d 845 b 848 c IX 865 d 865 d 868 c 869 d 872 b 875 d 879 a 881 c 882 a 882 b XI 914 a 930 d 930 d 932 d 932 d 934 d 936 b 936 b 937 a XII 954 e 962 e Lysis 208 b 208 c Politique 289 e 298 c 308 a 311 c Reacutepublique I 351 d IV 433 d VIII 549 a 569 c IX 577 c 577 c 577 d
2 Reacutepublique VIII 548 e ndash 549 a
229
punir de sa deacutenonciation1
Si les flles et les garccedilons doivent recevoir la mecircme eacuteducation et les femmes et les
hommes doivent exercer les mecircmes fonctions dans la citeacute agrave cause du fait que lacircme
na pas de sexe De mecircme lacircme ne se distingue pas par le statut desclave ou de
citoyen Dailleurs ces deux substances (δοῦλος πολίτης) sont absentes dans le
Phegravedre ougrave les acircmes humaines sont classeacutees en neuf cateacutegories selon un systegraveme
reacutetributif en ce qui concerne proprement lacircme En effet le statut politique ou social
est une identiteacute du corps et non celle de lacircme qui se caracteacuterise par la possession de
la vertu et de la science Cela eacutetant la question de lesclave est une question
deacuteducation si tous les ecirctres humains recevaient la mecircme eacuteducation il ne devrait pas
y avoir desclaves dailleurs un citoyen peut bien se reacuteduire agrave ecirctre lesclave de ses
propres plaisirs
V233 Luniteacute de la citeacute
Quest-ce que la citeacute sinon luniteacute politique culturelle eacuteconomique sociale En effet
une citeacute est la communauteacute dune multipliciteacute de puissances de faiblesses de goucircts
de fonctions et de natures diffeacuterentes parfois mecircme opposeacutees radicalement Cela
eacutetant pour quune citeacute devienne luniteacute dune telle multipliciteacute il faut un noyau
auquel adhegraverent harmonieusement tous les eacuteleacutements de cette multipliciteacute Le systegraveme
solaire est une uniteacute puisque tous les astres qui sy trouvent tournent autour dune
mecircme chose agrave savoir le Soleil La Terre est une uniteacute puisque tout ce qui se trouve
sur la Terre suit le mecircme mouvement orbital de la Terre mecircme si les animaux
terrestres y ont leur propre mouvement De mecircme un ecirctre humain ou plus
geacuteneacuteralement tout ecirctre vivant est une uniteacute puisque la multipliciteacute des mouvements
corporels (les mouvements des membres des organes du sang par exemple) est
commandeacutee par une seule chose agrave savoir lacircme De mecircme la multipliciteacute de la citeacute
doit ecirctre piloteacutee par une seule et unique chose agrave savoir la constitution politique
(πολιτεία) qui est lacircme de la citeacute La freacutequence du terme πολιτεία est assez eacuteleveacutee
mais tregraves concentreacutee dans la Reacutepublique et les Lois et le Politique2 et particuliegraverement
dans le livre VIII de la Reacutepublique avec 51 occurrences et les livres III et IV des Lois
avec respectivement 18 et 19 occurrences Quest-ce quune Constitution Nous
1 Lois XI 932 c ndash d2 Voici la liste doccurrences du terme πολιτεία Alcibiade [2] Critias [3] Criton [1] Gorgias [3] Lettre
IV [1] V [2] VII [14] VIII [2] XI [1] Lois I [6] II [1] III [18] IV [19] V [9] VI [10] VII [8] VIII [5] IX [7] X [2] XI [3] XII [8] Meacutenexegravene [5] Politique [20] Reacutepublique III [2] IV [6] V [10] VI [13] VII [4] VIII [51] IX [2] X [5] Timeacutee [4] Cf laquo Annexe πολιτεία raquo pour voir le deacutetail
230
donnons ici une reacutecapitulation de la reacutepartition des occurrences du terme πολιτεία
dans ces trois dialogues
πολιτεία δικαιοσύνη δίκη
Reacutepublique VIII Introduction 544 a 544 b 544 b 544 c 544 c 544 d 544 d 545 a 545 b 545 b Timocratie 545 d 547 c 547 d 548 c 548 c 548 c 548 d 548 d 549 a Oligarchie 550 c 550 c 550 c 550 d 551 a 551 b 551 b 552 a 552 e 553 a 553 e 554 b Deacutemocratie 557 a 557 b 557 c 557 c 557 d 557 d 557 d 558 a 558 c 558 c 561 e Tyrannie 562 a 562 c 564 a 564 a 564 b 564 e 568 b 568 c 568 d
545 a 545 b Absent
Lois III Origine et histoire de la constitution 676 c 676 c 678 a 680 a 680 b 681 d 681 d 681 d 683 a 684 b 685 a 686 c 693 d 697 c 698 a 698 b 701 e
Absent 682 d 696 d
Lois IV Constitution de la citeacute vertueuse 707 b 707 d 708 c 709 a 710 b 710 b 710 e 712 a 712 b 712 c 712 d 712 e 712 e 712 e 714 b 714 b 714 c 714 d 715 b
Absent 705 e 713 e 716 a 716 b 718 b
Politique Constitutions rivales 291 d 292 a 293 c 293 c 293 e 297 a 297 c 297 d 300 e 301 a 301 a 301 b 301 d 301 e 301 e 302 b 303 a 303 b 303 b 309 e
Absent Absent
Les hommes politiques doivent obeacuteir aux lois qui sont eacutetablies selon la constitution
politique or cette derniegravere eacutetait est toujours dicteacutee par les hommes politiques mecircme
dans la deacutemocratie ancienne ou moderne1 Cela ressemble au serpent qui se mord la
queue La solution est que la constitution politique doit ecirctre eacutetablie par les
philosophes et non par les hommes politiques agrave condition que les philosophes ne
font partie daucune socieacuteteacute de compeacutetition
Le but de lanalyse de diverses constitutions politiques est bien preacuteciseacute dans
lintroduction du livre VIII de la Reacutepublique
Socrate Si donc il existe cinq espegraveces de citeacutes il devrait exister eacutegalement cinq dispositions de lacircme pour les individus particuliers
Glaucon Sans doute
Socrate Ne convient-il pas ensuite de passer en revue les espegraveces infeacuterieures le type dhomme qui recherche la victoire et les honneurs lui dont lexistence est confrmeacutee agrave la constitution politique de Laceacutedeacutemone et ensuite lhomme oligarchique lhomme deacutemocratique et lhomme tyrannique Quand nous aurons observeacute lequel est le plus injuste nous pourrons alors lopposer agrave lhomme le plus juste et notre discussion sera complegravete si elle nous permet de voir comment la justice pure par comparaison avec linjustice sans meacutelange deacutetermine le bonheur ou le malheur de qui la possegravede De cette maniegravere si nous sommes convaincus par la position de Thrasymaque nous pourrons nous engager sur la
1 Dans lancienne comme dans la moderne le peule a le pouvoir de voter mais cest le politique qui deacutetient le pouvoir de persuader le peuple
231
voie de linjustice ou au contraire si la discussion qui commence maintenant agrave nous eacuteclairer nous en persuade nous mette en chemin vers la justice1
Cela eacutetant laquo une constitution doit ordonner lacircme et la citeacute au moyen dinstitutions et
agrave la faveur dune eacuteducation adeacutequate pour faire que les meilleurs y exercent
lautoriteacute dans linteacuterecirct de tous raquo2 La citeacute est avant tout une communauteacute dacircmes
dindividus et dinteacuterecircts distincts ainsi pour en faire une uniteacute harmonieuse il faut
quils se lient les uns avec les autres sous lautoriteacute de la constitution politique
Voici en effet comment se preacutesente la chose Il y a bien des circonstances ougrave les liensdune constitution risquent de se deacutelier comme ceux dun vaisseau ou dun ecirctre vivant liens que nous appelons tendeurs ou preacuteceintes chez lun muscles extenseurs chez lautre donnant ainsi agrave une seule chose partout disperseacutee des noms multiples Or cest ici lune des circonstances et non la moindre ougrave une constitution peut assurer sa sauvegarde ou courir agrave la deacutesagreacutegation3
Toute lautoriteacute est un pouvoir laquo lorsque dans un individu lautoriteacute suprecircme rejoint
la reacutefexion (φρονεῖν) et la tempeacuterance (σωφρονεῖν) pour sy associer alors on voit
naicirctre la constitution la meilleure et des lois qui sont agrave lavenant raquo4 La reacutefexion
(φρόνησις) est synonyme de sagesse (σοφία) cela est explicite dans le livre IV de la
Reacutepublique (voir particuliegraverement IV 433 b ndash d) Dans le Banquet dapregraves Diotime dont
le discours fut rapporteacute par Socrate ces quatre termes sont synonymes agrave savoir le
savoir (σοφία) la science (ἐπιστήμη) la reacutefexion (φρόνησις) la reacutealiteacute veacuteritable (τὸ
ὄν)
Διοτίας
ἦ καὶ ἂν μὴ σοφόν ἀμαθές ἢ οὐκ ᾔσθησαι ὅτι ἔστιν τι μεταξὺ σοφίαςκαὶ ἀμαθίας
Σωκράτηςτί τοῦτο
Διοτίαςτὸ ὀρθὰ δοξάζειν καὶ ἄνευ τοῦ ἔχειν λόγον δοῦναι οὐκ οἶσθ᾽ ἔφη ὅτι οὔτε ἐπίστασθαί ἐστιν mdash ἄλογον γὰρπρᾶγμα πῶς ἂν εἴη ἐπιστήμη mdash οὔτε ἀμαθία mdash τὸ γὰρ τοῦ ὄντος τυγχάνον πῶς ἂν εἴη ἀμαθία mdash ἔστι δὲ δήπου τοιοῦτον ἡ ὀρθὴ δόξα μεταξὺ
Diotime
Timagines-tu de mecircme que celui qui nest pas un expert est stupide Nas-tu pas le sentiment que entre scienceet ignorance il y a un intermeacutediaire
SocrateLequel
DiotimeAvoir une opinion droite sans ecirctre agrave mecircme den rendre raison Ne sais-tu pas poursuivit-elle que ce nest lagrave ni savoir mdash car comment une activiteacute dont on narrive pasagrave rendre raison saurait-elle ecirctre une connaissance sucircre mdash ni ignorance mdash car ce qui atteint la reacutealiteacute ne saurait ecirctre ignorance Lopinion droite est bien quelque chose de ce genre quelque chose dintermeacutediaire entre le
1 Reacutepublique VIII 545 a ndash b2 Brisson Luc laquo Les poegravetes responsables de la deacutecheacuteance de la citeacute raquo eacutetudes sur la reacutepublique de
platon 1 de la justice Paris Vrin sous la direction de Monique Dixsaut 2005 pp 25 ndash 41 p 31 3 Lois XII 945 c4 Ibid IV 712 e ndash 712 a
232
φρονήσεως καὶ ἀμαθίας5 savoir et lignorance
Seul le philosophe est capable de connaicirctre les reacutealiteacutes intelligibles decirctre sage
tempeacuterant courageux et juste et cest lui qui est le plus capable deacutetablir luniteacute de la
citeacute et de la maintenir durablement En dautres termes en placcedilant la constitution
politique sous lautoriteacute du philosophe il ny aura plus de possibiliteacute au sein de la
citeacute dengendrer le pouvoir qui se mord la queue
V3 La tempeacuterance
Par sa structure fonctionnelle lacircme humaine possegravede trois puissances agrave savoir
lintellection la reacutesistance et le deacutesir La puissance deacutesirante est la source mecircme de
toutes sortes de plaisirs du corps et de lacircme Degraves lors la question de la maicirctrise des
plaisirs se pose Cette capaciteacute de juger de controcircler les plaisirs et decirctre maicirctre de
soi-mecircme sappelle la tempeacuterance ou la modeacuteration (σωφροσύνη) mais quel est le
rapport avec la loi puisque dans le passage suivant la tempeacuterance signife la
conformiteacute agrave la loi
Σωκράτης
Ταῖς δέ γε τῆς ψυχῆς τάξεσιν καὶ κοσμήσεσιν νόμιμόν τε καὶ νόμοςὅθεν καὶ νόμιμοι γίγνονται καὶ κόσμιοιmiddot ταῦτα δ ἔστιν δικαιοσύνη τε καὶ σωφροσύνη Φῂς ἢ οὔ1
Socrate
Mais dans lacircme lordre et la bonne disposition sappellent loi et conformiteacute agrave la loi De lagrave il reacutesulte queles citoyens se comportent selon lordre et selon la loi Cest en cela que consistent la justice et la tempeacuterance Es-tu daccord oui ou non 2
Dans ce passage nous avons deux lignes parallegraveles
Justice τάξις νόμιμον νόμιμοι δικαιοσύνη
Tempeacuterance κόσμησις νόμος κόσμιοι σωφροσύνη
Le terme τάξις de la racine τακ met laccent sur laction sous une certaine autoriteacute
placer les choses lagrave ougrave il faut autrement dit eacutetablir lordre en donnant des ordres
Ainsi la justice veut dire que lacircme donne lordre agrave une action de faire ce quil faut
faire ni plus ni moins dans lordre En revanche le terme κόσμησις deacuteriveacute du
κόσμος dont le sens premier est celui dordre dharmonie au sens abstrait (σις) de
5 Banquet 202 a1 Gorgias 504 d2 Trad par A Croiset laquo Dans lacircme lordre et lharmonie sappellent la discipline et la loi qui font
les bons citoyens et les honnecirctes gens et cest cela qui constitue la justice et la sagesse Sommes-nous daccord raquo Trad par V Cousin laquo Et quon appelle leacutegitime et loi tout ce qui met de lordre et de la regravegle dans lacircme dougrave se forment les hommes justes et reacutegleacutes Leffet produit cest ici la justice et la tempeacuterance Est-ce bien cela raquo Trad par Eacute Chambry laquo Lordre et la regravegle dans lacircme sappellent leacutegaliteacute et loi et cest ce qui fait les hommes justes et reacutegleacutes et cest cela qui constitue la justice et la tempeacuterance Laccordes-tu ou non raquo
233
beauteacute (dougrave vient le terme laquo cosmeacutetique raquo) met laccent sur leacutetat la disposition ou la
qualiteacute dailleurs lunivers est beau Ainsi la tempeacuterance veut dire que lacircme peut
bien avoir une bonne disposition gracircce agrave laquelle on peut mener de belles actions
avec constance et non par hasard comme les lois matheacutematiques et physiques gracircce
auxquelles lunivers tourne toujours et harmonieusement en beauteacute Si cette bonne
disposition est neacutecessaire agrave lacircme juste par comparaison elle est dautant plus
neacutecessaire agrave la citeacute juste Cela eacutetant pour que lacircme comme la citeacute puisse posseacuteder
une bonne disposition en conformiteacute agrave la Loi il est neacutecessaire de prendre
connaissance des lois fondamentales cest-agrave-dire divines Le terme νόμος est
abondamment preacutesent dans la moitieacute des dialogues platoniciens voici une
reacutecapitulation doccurrences du terme
Occurrence(s)
du νόμοςDialogues1
0 Alcibiade Euthydegraveme Ion Lysis Meacutenon Parmeacutenide
1 Charmide Euthyphron Hippias mineur Lachegraves Pheacutedon Philegravebe Reacutepublique III Sophiste
entre 2 et 8 Reacutepublique I [2]Theacuteeacutetegravete [3] Meacutenexegravene [5] Reacutepublique IX [5] Reacutepublique VI [5] Reacutepublique VII [5] X [5] Cratyle [6] Phegravedre [6] Protagoras [7] Reacutepublique VIII [7] II [8] IV [8]
ge 10 Apologie [10] Critias [11] Hippias majeur [12] Timeacutee [13] Banquet [15] Reacutepublique V [15] Criton [22] Gorgias [23] Politique [38] Lois I [40] II [15] III [34] IV [59] V [25] VI [50] VII [61] VIII [54] IX [87] X [36] XI [67] XII [45]
On peut constater que les occurrences dans le Politique (38) et les Lois (573) sont trois
fois plus nombreuses que dans le reste des dialogues (201) alors quil est
relativement peu preacutesent dans la Reacutepublique Cest sans doute parce que la Reacutepublique
est le fondement des Lois qui sont un instrument de ladministration de la citeacute en
dautres termes la constitution politique est theacuteorique les lois ont un aspect pratique
Dans la suite nous essayons danalyser trois types de lois agrave savoir les lois divines les
lois cosmologiques et les lois eacutecrites par les leacutegislateurs
1 Voici la liste doccurrences dans les Lettres III νόμων (316 a) VI νόμῳ (323 d) VII νόμους (324 b) νόμους (325 c) νόμων (325 d) νόμων (326 a) νόμους (326 c) νόμων (328 c) νόμους (332 b)νόμοις (332 e) νόμοις (334 c) νόμοις (336 a) νόμους (337 a) νόμοις (337 a) νόμοις (337 a) νόμους (337 c) νόμων (337 c) νόμων (337 c) νόμοις (344 c) νόμους (345 d) νόμων (351 c) VIII νόμος (354 b) νόμων (354 c) νόμοις (354 c) νόμων (354 c) νόμον (354 e) νόμῳ (354 e) νόμος (355 a) νόμους (355 a) νόμος (355 c) νόμων (355 c) νόμους (355 c) νόμων (355 e) νόμους (356 d) XI νόμων (359 a)
234
V31 La loi lunivers et le divin
laquo La loi est un discours qui sexerce sur lacircme des citoyens de telle sorte que leurs
mœurs sen trouvent rationnellement forgeacutees raquo1 afn de mettre la citeacute en ordre cest-agrave-
dire en uniteacute Or lunivers (κόσμος) est lordre parfait dans le monde sensible par
possession de cette qualiteacute parfaite lunivers est divin puisque le divin est parfait
laquo Degraves lors cest dans le divin que la loi politique et eacutethique trouve son fondement et
son origine cest en lui que reacuteside le principe de toute reacutetribution lieacutee au respect ou
au viol de la loi raquo2 Cela eacutetant lunivers est un modegravele parfait de la tempeacuterance car la
moindre deacutemesure dun astre agrave leacutegard de la loi universelle causera sa destruction
dans le ciel Dougrave viennent le sens et limportance de lattention precircteacutee aux signes
divins
Les deacutebuts en remontent agrave mon enfance Cest une voix qui lorsquelle se fait entendreme deacutetourne toujours de ce que je vais faire mais qui jamais ne me pousse agrave laction3
Plus tard cette voix quil appellera laquo τὸ τοῦ θεοῦ σημεῖον raquo (le signe dun dieu)4
laquo τὸ δαιμόνιον σημεῖον raquo (le signe divin)5 laquo τὸ εῖωθὸς σημεῖον raquo (le signe habituel)6
ou tout simplement laquo τὸ σημεῖον raquo (le ou un signe)7 qui ne signife pas toujours cette
voix que Socrate a lhabitude dentendre8 mais quelques fois le substantif neutre
δαιμόνιον deacutesigne aussi cette voix divine9 Le fait que Socrate ait lhabitude
dentendre cette voix signife trois choses 1 la puissance du savoir humain a sa
1 Dictionnaire Platon Ellipses 2007 p 842 Brisson Luc laquo La loi dans Les Lois de Platon et dans le monde Grec ancien raquo Orient-Occident racines
spirituelles de lEurope Paris Cerf Sous la direction de Mariano Delgado Charles Meacutela et Freacutedeacuteric Moumlri 2014 pp 21 ndash 34 p 30
3 Apologie 31 d4 Ibid 40 a ndash b5 Reacutepublique VI 496 c6 Apologie 40 c Euthydegraveme 272 e7 Apologie 41 d Agrave propos de cette voix divine cf Dorion L-A laquo Socrate le Daimonion et la
divination raquo Les dieux de Platon Caen PUC 2012 [2003] pp 169 ndash 192 8 Voici la liste doccurrences du terme σημείου Apologie σημεῖον (40 b) σημεῖον (40 c) σημεῖον
(41 d) Cratyle σημεῖον (395 a) σημεῖον (415 a) σημείου (427 c) σημεῖόν (427 c) Critias σημεῖα (111 d) Euthydegraveme σημεῖον (272 e) Gorgias σημεῖον (520 e) Lachegraves σημεῖα (195 e) Lettre VII σημεῖον (332 c) Lois VII σημεῖα (792 a) IX σημεῖα (856 a) σημεῖα (856 a) Phegravedre σημεῖόν (242 b) σημείων (244 c) Philegravebe σημεῖον (24 e) Politique σημεῖον (268 e) Reacutepublique II σημείων (382 e) VI σημεῖον (496 c) X σημεῖα (607 c) σημεῖα (614 c) σημεῖα (614 c) Sophiste σημεῖον (237 d) σημεῖον (262 a) σημεῖα (262 d) Theacuteeacutetegravete σημεῖα (153 a) σημεῖα (191 d) σημεῖον (192 b) σημεῖον (192 b) σημεῖα (193 c) σημεῖον (193 c) σημεῖον (193 c) σημείω (194 a) σημείων (194 a) σημεῖα (194 d) σημεῖα (194 d) σημεῖον (208 c) Timeacutee σημεῖα (40 c) σημεῖον (71 e) σημεῖα (72b)
9 Il y en a trois agrave savoir Euthyphron 3b Theacuteeacutetegravete 151 a Apologie 40 a Voici la liste doccurrences du terme δαιμόνιον comme substantif ou adjectif neutre Alcibiade δαιμόνιον (103 a) Apologie δαιμόνια (24 c) δαιμόνια (26 b) δαιμόνια (27 c) δαιμόνια (27 c) δαιμόνια (27 c) δαιμόνια (27 e) δαιμόνιον (31 d) Banquet δαιμόνιον (202 d) δαιμονίῳ (219 c) Cratyle δαιμόνιον (398 c) Critias δαιμόνιον (117 b) Euthydegraveme δαιμόνιον (272 e) Euthyphron δαιμόνιον (3 b) Politique δαιμονίῳ (309 c) Reacutepublique VI δαιμόνιον (496 c) VII δαιμόνιον (531 c) X δαιμόνιον (614 c) Theacuteeacutetegravete δαιμόνιον (151 a)
235
limite eacutevidente puisque mecircme Socrate reconnu par la Pythie comme lhomme le
plus savant de son temps ne peut se passer dun signe divin pour eacuteviter de faire ce
quil ne faut pas faire 2 le savoir divin est puissant agrave tel point que non seulement
le dieu sait agrave ce que pense Socrate mais aussi et surtout la faccedilon par laquelle le signe
parvient chaque fois agrave Socrate semble eacutechapper agrave toute contrainte cosmologique
comme si la vitesse de la communication entre lacircme divin et lacircme de Socrate
nexistait pas ce qui diffegravere de la communication dans lunivers 3 le signe divin
nest communiqueacute quagrave ceux qui auront la faveur dun dieu autrement dit aux
philosophes agrave ceux qui sont veacuteritablement vertueux
V311 La puissance du savoir divin
Le terme δύναμις est tregraves bien preacutesent dans les dialogues platonicien1
Dialogues de jeunesse
Criton [1] 46c Hippias mineur [2] 375e 376a Hippias majeur [2] 295e 296c Ion [5] 533d 533d 533e 535e 536a Alcibiade [5] 103a 104b 105d 105e 121b Lachegraves [3] 192b 192b 194c Protagoras
[12] 320e 330a 330a 330a 330b 331d 349b 349c 351a 351b 356d 359a Meacutenexegravene [3] 240d 240d 246c Gorgias [9] 447c 455d 456c 470a 509d 509d 509d 511a 514a Charmide [7] 156b 168b 168b 168d 168d 168e 169a Meacutenon [2] 78c 95d Euthydegraveme [2] 274d 296c
Dialogues de maturiteacute
Cratyle [14] 393e 394b 394b 394b 399e 404e 405e 412e 417b 425c 427b 427b 435d 438c Banquet
[9] 183a 188d 188d 189c 189d 202e 212b 216c 218e Pheacutedon [2] 70b 99c Reacutepublique I [5] 346a 346b 351b 351e 351e II [8] 358b 359d 360a 364b 366c 366d 367a 374e IV [7] 427e 429b 429e 430b 433b 433d 443b V [9] 454a 458e 466c 473b 477b 477b 477d 477e 478a VI [8] 494c 497b 507a 507c 508a 508b 508e 509b VII [7] 518c 518e 521d 532a 532c 533a 535a IX [4] 587d 588b 590d 591a X [1] 602c Phegravedre [14] 231a 232d 237c 246c 246d 249c 253b 257a 258c 265d 268a 270d 271c 273e Parmeacutenide [4] 133e 134d 135c 150d Theacuteeacutetegravete [6] 156a 158e 168c 185c 185c 197c
Dialogues de vieillesse
Sophiste [13] 219a 219b 232e 236b 244b 247d 247e 248c 248c 251e 252d 263a 265b Politique [20] 261d 262a 266b 272c 273b 279c 287e 289a 291b 293d 300c 300d 301a 304d 305b 305e 308c 308c 308e 310c Philegravebe [18] 16b 24c 25a 28d 29b 30d 31a 31c 32a 44c 44d 49b 49c 57e 58d 63c 64e 67a Timeacutee [35] 18d 24e 25a 25b 25b 26d 28a 30a 32c 37d 38c 38d 41c 42e 45e 46e 48d 49a 54b 63b 64b 64c 65e 66d 71b 71d 71e 74d 75d 76a 83e 85d 85e 89c 89d Critias [4] 109a 113a 115d 120d Lois I [5] 635b 637a 643a 644b 648e II [3] 655d 657b 671a III [12] 686b 686e 688d 688e 690d 691c 691d 692a 692a 694b 697b 702d IV [9] 706b 706b 712a 716c 717c 718c 720e 723a 724b V [9] 728a 730d 731a 736c 739d 739e 741a 747a 747b VI [16] 752a 752d 754c 760a 760b 760e 763c 766a 768b 768b 769d 770b 777d 778a 780b 783d VII [9] 789e 791b
1 Cf Souilheacute Joseph Eacutetude sur le terme ΔΥΝΑΜΙΣ dans les dialogues de Platon Paris Librairie Feacutelix Alcan 1919 Cf aussi Maceacute Arnaud laquo La surpuissance morale des acircmes savantes agrave laune de la proceacutedure atheacutenienne dexamen public des compeacutetences techniques raquo Eacutetudes platoniciennes 2007 pp 69 ndash 102
236
792b 792d 793c 795c 809b 816d 817b VIII [4] 829a 831d 838d 840c IX [9] 856a 865e 869e 870a 874d 876c 877e 880c 881b X [10] 887c 888c 889d 890c 891a 892a 893c 903b 903d 905d XI [12] 918b 919c 923c 924c 924e 926d 927a 927c 930a 931d 938b XII [13] 942d 942e 943e 944b 944d 947d 949e 950e 952c 956b 960d 960d 964c
Dapregraves leacutetude de J Souilheacute dans les premiegraveres œuvres de la litteacuterature grecque le
terme δύναμις est peu preacutesent il deacutesigne une force sensiblement perceptible
Le terme δύναμις est relativement peu employeacute dans les premiers monuments de la litteacuterature grecque qui sont parvenus jusquagrave nous On le trouve quatre fois dans l Iliade cinq fois dans lOdysseacutee avec le sens de pouvoir puissance mais lideacutee semble exclusivement restreinte agrave la force physique la force des bras ou des armes1
Deacutejagrave chez Xeacutenophon la δύναμις prend un sens abstrait laquo La connaissance de soi-
mecircme est pour les hommes une source de grands biens car ils savent ce quils
peuvent faire et ce qui nest pas en leur pouvoir raquo (Meacutemorables IV227)2 Le premier
point tournant dans la mutation du sens de la δύναμις est de consideacuterer les
matheacutematiques comme une forme de puissance3 Or les matheacutematiques ne sont pas
une science agrave caractegravere technique certes ce sont les matheacutematiciens qui ont deacutecouvert
des lois matheacutematiques mais ce ne sont pas eux qui les ont inventeacute Les vrais auteurs
des lois matheacutematiques comme lauteur du Lit dans le livre X de la Reacutepublique sont
sans doute certains dieux ou plus preacuteciseacutement le deacutemiurge puisque cest lui qui
fabriqua lunivers si on en croit ce que Timeacutee raconte dans le dialogue portant son
nom Cela eacutetant les matheacutematiques relegravevent dune puissance divine Dailleurs on
peut constater que lunivers est beaucoup plus complexe que nimporte quelle socieacuteteacute
humaine cependant lunivers est beau non seulement sensiblement mais aussi et
surtout intelligiblement sa beauteacute est matheacutematique En dautres termes lunivers
fournit matheacutematiquement certaines lois fondamentales pour administrer la citeacute
puisquil est physiquement administreacute par des lois matheacutematiques et logique dougrave
linteacuterecirct du Timeacutee (matheacutematique) et de la seconde partie du Parmeacutenide (logique) En
effet les lois matheacutematiques par lesquelles lunivers est administreacute peuvent inspirer agrave
eacutelaborer des modegraveles de justice et de tempeacuterance encore faut-il connaicirctre ces lois
Le signe divin reccedilu par Socrate montre eacutegalement que le dieu connaicirct aussi
parfaitement lunivers cest-agrave-dire les lois matheacutematiques car sans cette
connaissance il ne pourrait pas deacutetecter les signaux de la penseacutee dun homme qui va
faire une chose juste ou injuste et lui envoyer agrave travers la totaliteacute du ciel4 un signal
1 Ibid p 12 Ibid p 93 Cf Ibid laquo sect2 Le sens matheacutematique raquo p 23 ndash 314 Notons que la race des dieux eacutetablit sa demeure dans les hauteurs du ciel (voir Phegravedre 246 c ndash d)
237
pour lempecirccher de commettre une injustice sans cette connaissance comment la
race des dieux pourrait-elle administrer lunivers tout entier (laquo πάντα τὸν κόσμον
διοικε raquo1) Si les lois matheacutematiques peuvent ecirctre montreacutees et deacutemontreacutees
neacutecessairement rationnellement il est tout agrave fait certain que la puissance divine
supeacuterieure agrave la puissance matheacutematique peut et doit ecirctre montreacutee et deacutemontreacutee
rationnellement cette science a pour nom la philosophie2
V312 Eacuteteindre la deacutemesure
Heacuteraclite disait qulaquo il faut eacuteteindre la deacutemesure plus encore quun incendie raquo3 De
mecircme dans les dialogues platoniciens ceacuteder agrave la deacutemesure dans lacircme et dans la citeacute
est aussi tragique que la deacutefaite dAthegravenes4 Ce passage dApologie illustre que cest la
deacutemesure qui a conduit agrave la condamnation agrave mort de Socrate le tort causeacute agrave Socrate
et agrave sa citeacute le fut par la deacutemesure dun citoyen
Ce que tu dis est incroyable Meacuteleacutetos et tu ne crois mecircme pas toi-mecircme agrave ce que tu dis jen ai bien limpression Le fait est Atheacuteniens que jai limpression que mon adversaire aperdu toute mesure et toute retenue et que tout compte fait laction judiciaire quil a intenteacute est due agrave un manque de mesure agrave un manque de retenue et agrave la jeunesse5
La deacutemesure (ὕβρις)6 est est due agrave la meacuteconnaissance de soi-mecircme cest dailleurs
lun des traits de la jeunesse7 que lon peut lire aussi agrave travers lAlcibiade le Charmide
1 Phegravedre 246 c Un signal est une information dapregraves la relativiteacute restreinte en tant quinformation il ne peut deacutepasser la vitesse de la lumiegravere puisque le facteur multiplicatif dune masse en repos ou en vitesse est deacutetermineacute par ceci 1radic1minus(v2c2) Cela eacutetant si vgtc (la vitesse dune informationdivine est supeacuterieure agrave celle de la lumiegravere) alors le nombre 1minus(v2c2) est neacutegatif Toutefois cela est interdit par la racine carreacutee Or lacircme est sans doute une uniteacute sans masse de ce fait le dieu peut bien envoyer un signal (une information) sans masse aucune une telle hypothegravese nest possible ni pour la theacuteorie de la relativiteacute ni pour la physique quantique
2 Cf Brisson Luc laquo Socrates and the Divine Signal According to Platos Testimony Philosophical Practice as Rooted in Religious Tradition raquo Apeiron 38 2005 pp 1 ndash 12
3 Vies et doctrines des philosophes illustres livre IX 24 Cf laquo La deacutefaite dAthegravenes et la condamnation agrave mort de Socrate deux trageacutedies fondatrices raquo
Platon Paris Cerf 2017 pp 37 ndash 435 Apologie 26 e6 Cf Alcibiade ὑβριστὴς (114 d) ὕβρεως (114 d) Apologie ὑβριστὴς (26 e) ὕβρει (26 e) Banquet ὑβριστὴς (175 e) ὕβρεως (181 c) ὕβρεως (188 a) ὑβριστὴς (215 b) ὑβριστοῦ (221 e) Charmide ὑβριστικῶς (175 d) Cratyle ὑβριστικὸν (396 b) ὑβριστικὰ (426 b) Euthydegraveme ὑβριστὴς (273 a) Gorgias ὕβρεως (525 a) Hippias majeur ὑβριστικῶς (286 c) Lettre III ὕβριν (315 c) ὑβριστικῶς (319 b) Lois I ὑβρισταὶ (630 b) ὕβρεσι (637 a) ὑβριστότεροι (641 c) ὕβριν (641 c) ὕβρις (649 d) Lois II ὕβριν (661 e) ὑβριστής (662 a) Lois III ὕβρις (679 c) ὕβρεως (691 c) Lois IV ὕβρεως (716 a) Lois VI ὕβρις (774 c) ὕβρεως (775 d) ὕβριν (777 d) ὕβρει (783 a) Lois VII ὕβρεως (793 e)ὑβριστότατον (808 d) Lois VIII ὕβριν (835 e) ὕβριν (837 c) ὕβρεως (849 a) Lois X ὕβρεις ὕβρεως (885 a) ὕβρις (906 a) Meacutenon ὑβριστής (76 a) Pheacutedon ὕβρεις (81 e) Phegravedre ὕβρις (238 a) ὕβρις (238 a) ὕβρει (250 e) ὑβριστικὸν (252 b) ὕβρεως (253 e) ὑβριστὴν (254 c) ὑβριστοῦ (254 e)ὕβρεως (254 e) Philegravebe ὕβριν (26 b) ὕβρει (45 d) ὑβριστῶν (45 e) Politique ὑβριστικὰ (307 b) ὕβριν (309 a) Protagoras ὑβριστὴς (355 c) Reacutepublique III ὕβρεως (400 b) ὕβρει (403 a) Reacutepublique VIII ὕβριν (560 e) ὕβριν (560 e) Reacutepublique IX ὕβριν (572 c) Sophiste ὕβρεις (216 b) ὕβριν (229 a) Timeacutee ὕβρει (24 e)
7 Puisque Meacuteleacutetos est jeune dapregraves un propos de Socrate au deacutebut de lEuthyphron laquo Je ne le
238
le Lysis le Meacutenon le Phegravedre ou encore le Theacuteeacutetegravete En effet quand on est jeune on na
pas encore suffsamment dexpeacuterience cest-agrave-dire de capaciteacute agrave distinguer par la vie
veacutecue le bien du mal agrave ce titre il nest mecircme pas tregraves raisonnable de demander agrave de
jeunes gens de se connaicirctre eux-mecircme decirctre tempeacuterants dougrave limportance de
leacuteducation Et plus geacuteneacuteralement ceux qui jeunes ou vieux hommes ou femmes ne
savent pas encore penser reacutefeacutechir contempler ne peuvent eacuteviter la deacutemesure dougrave
la neacutecessiteacute de forcer ces gens-lagrave agrave acqueacuterir certaines vertus par habitude et par
exercice
Socrate Degraves alors les autres vertus (ἄλλαι ἀρεταί) quon appelle vertus de lacircme risquent bien decirctre assez proches de celles du corps car en reacutealiteacute elles ny sont pas dabord preacutesentes elles sont produites plus tard par leffet des habitudes et des exercices La vertu qui sattache agrave la penseacutee (τοῦ φρονῆσαι) appartient toutefois apparemment plus que tout agrave quelque principe divin quelque chose qui ne perd jamais sa puissance mais qui en fonction du retournement quil subit devient utile et beacuteneacutefque ou au contraire inutile et nuisible1
La sagesse (φρόνησις ou σοφία) ne peut sacqueacuterir seulement par habitude ou par
exercice mais de preacutefeacuterence par la contemplation des reacutealiteacutes intelligibles par la
connaissance de la veacuteriteacute dougrave son aspect laquo inutile et nuisible raquo Car dire la veacuteriteacute
posseacuteder laquo quelque principe divin raquo peuvent bien susciter la haine la jalousie qui
sont inutiles et nuisibles sachant que la sagesse elle-mecircme est toujours utile et
beacuteneacutefque
Analyser la deacutemesure constitue mecircme un motif profond du Phegravedre dougrave vient la
deacutemesure Avant mecircme de raconter le mythe de lattelage aileacute Socrate parle deacutejagrave de
la cause de la deacutemesure
[hellip] quand cest une opinion rationnelle qui megravene vers ce quil y a de meilleur et qui domine cette domination sappelle laquo tempeacuterance raquo Mais quand cest un deacutesir (ἐπιθυμίας) qui entraicircne deacuteraisonnablement vers le plaisir (ἐπὶ ἡδονὰς) et qui gouverne en nous ce gouvernement a pour nom laquo deacutemesure raquo (ὕβρις) Or on le sait la deacutemesure a beaucoup de noms car elle preacutesente une grande diversiteacute deacuteleacutements et de formes et celle de ces formes qui vient agrave preacutedominer sert agrave nommer lhomme qui la possegravededeacutenomination qui nest ni belle ni honorable Si cest le deacutesir de bonne chegravere qui lemporte sur ce que la raison preacutesente comme le meilleur et sur le reste des deacutesirs voilagrave la gourmandise dougrave le nom de laquo gourmand raquo qui deacutesignera celui qui a ce vice2
[Meacuteteacutelos] connais pas tregraves bien moi-mecircme Euthyphron car je jai limpression quil est plutocirct jeune et inconnu raquo (2 b)
1 Reacutepublique VII 518 d ndash e Dans le Pheacutedon Socrate dit agrave peu pregraves la mecircme chose les deux vertus la justice et la tempeacuterance peuvent sacqueacuterir par habitude et par exercice (82 a ndash b)
2 Phegravedre 238 a ndash b Dans le Phegravedre la deacutemesure est consideacutereacutee Le contraire de la tempeacuterance (σωφροσύνη) voir aussi Charmide 175 d (cf aussi laquo Notes raquo ndeg 223 p 154) Lois I 630 a ndash b VIII 859 a
239
Dougrave vient ce deacutesir qui est agrave lorigine de la deacutemesure Il est lune des raisons de
concevoir rigoureusement lacircme comme un attelage aileacute laquo Rappelons-nous Au
commencement de ce mythe nous avons dans chaque acircme distingueacute trois
eacuteleacutements deux qui ont la forme dun cheval et un troisiegraveme qui a laspect dun
cocher Voici donc que de ces deux chevaux lun disons-nous est bon et lautre
non Mais nous navons pas expliqueacute en quoi consiste lexcellence du bon ou le vice
du mauvais cest ce quil faut dire agrave preacutesent raquo1 Le bon cheval laquo aime lhonneur en
mecircme temps que la tempeacuterance et la retenue raquo (laquo τιμῆς ἐραστὴς μετὰ σωφροσύνης
τε καὶ αἰδοῦς raquo 253 d) tandis que le mauvais cheval laquo a le goucirct de la deacutemesure et de
la vantardise raquo (laquo ὕβρεως καὶ ἀλαζονείας ἑταῖρος raquo 253 e) Ainsi toute la question
consiste agrave savoir comment eacuteteindre la deacutemesure voici la proposition de Socrate
Mais le cocher encore plus eacutemu cette fois-ci se rejette en arriegravere comme sil avait devant lui une corde tire encore plus violemment le frein du cheval emporteacute par la deacutemesure lui arrache de ses dents fait saigner sa langue injurieuse et ses macircchoires et forccedilant ses jambes et sa croupe agrave toucher la terre laquo il le livre aux douleurs raquo
Or quand traiteacutee plusieurs fois de la mecircme faccedilon la becircte vicieuse a renonceacute agrave la deacutemesure elle suit deacutesormais leacutechine basse la deacutecision reacutefeacutechie du cocher et lorsquelle aperccediloit le bel objet elle meurt deffroi2
La fonction deacutesirante de lacircme est une puissance qui par nature ne connaicirct pas la
mesure et si elle se trouve au service de la deacutemesure cest parce que le cocher (la
fonction intellective) na pas accompli sa mission de gouverner de commander de
contempler
V313 Mythe dEr
Recevoir un signe divin et linterpreacuteter correctement nest pas une affaire de tous
cela relegraveve de la science de la connaissance de la veacuteriteacute car le signe divin est un
message envoyeacute par un veacuteritable savant cest-agrave-dire un dieu qui connaicirct reacuteellement
ce qui est De mecircme eacuteteindre la deacutemesure nest pas non plus une affaire pour la
grande foule car cela relegraveve de la connaissance de soi-mecircme ou de la tempeacuterance 3 or
se connaicirctre soi-mecircme relegraveve de la science de la connaissance de ce qui est de la
philosophie La question se pose ainsi comment faire comprendre au grand nombre
certaines lois divines 4 Au moyen du mythe (car une loi divine est inveacuterifable ce
1 Phegravedre 253 253 c ndash d2 Phegravedre 254 d ndash e3 Voir Alcibiade 131 b laquo la tempeacuterance consiste agrave se connaicirctre soi-mecircme raquo Comme le contraire de la
tempeacuterance est la deacutemesure qui est eacutegalement le contraire de laquo se connaicirctre soi-mecircme raquo4 Agrave propos du mythe dEr J Annas eacutecrit ceci laquo Il est diffcile de savoir ce que Platon cherche agrave nous
communiquer en ayant recours au mythe On dit dordinaire quil utiliserait le mythe pour exprimer
240
qui correspond mieux au langage mythologique) particuliegraverement des trois mythes
eschatologiques agrave la fn de la Reacutepublique du Pheacutedon et du Gorgias Nous parlons ici
briegravevement du mythe dEr dont le sens du mythe saffche clairement degraves le deacutebut il
sagit laquo du reacutecit dun homme vaillant dont le nom eacutetait Er originaire de
Pamphylie raquo
Il se trouve quil mourut au combat Dix jours avaient passeacute quand on vint ramasser les cadavres deacutejagrave putreacutefeacutes mais quand on le releva lui il eacutetait bien conserveacute On le porte chez les siens pour les funeacuterailles mais le douziegraveme jour alors quon lavait placeacute sur le bucirccher funeacuteraire il revint agrave la vie une fois revenu agrave la vie il raconta ce quil avait vu lagrave-bas 1
Pourquoi revint-il agrave la vie laquo il lui fallait devenir le messager aupregraves des hommes de
ce qui se passait dans ce lieu raquo2 ougrave les acircmes sont soumises sans exception au
jugement des juges des morts3 En effet laquo Platon cherche maintenant agrave montrer que
les reacutecompenses de la justice dans cette vie sont dune importance mineure en
comparaison agrave celles qui attendent lacircme apregraves sa mort raquo4 Au fond dans la vie
incarneacutee la punition subie par les pires injustes jugeacutes par un tribunal sont
principalement des chacirctiments subis par le corps et non par lacircme la prison la dureacutee
passeacutee dans la prison les conforts priveacutes dans la prison labsence de vie sexuelle ou
de liberteacute de se promener lagrave ougrave on veut de deacutepenser de voir les parents et les amis
bref le chacirctiment consiste agrave priver les injustes des deacutesirs de choses sensibles de
mecircme pour la reacutecompense il sagit de la richesse de lhonneur et dautres belles
choses du monde sensible tout cela en reacutealiteacute na pas de rapport avec lacircme puisque
laquo lacircme se situe en-deccedilagrave de lintelligible et au-delagrave du sensible raquo5 Sil existe les
tribunaux dans les citeacutes il existe neacutecessairement une forme de tribunal qui se trouve
au-delagrave du monde sensible au-delagrave de lHumaniteacute dans la mesure ougrave on reconnaicirct la
reacutealiteacute de lacircme pour deux raisons 1 Un tribunal est une copie du Tribunal
autrement dit le fait de juger la vie est une loi divine cest-agrave-dire un principe divin
et selon ce principe chaque citeacute eacutelabore des lois qui conformeacutement agrave sa constitution
politique afn de punir les pires injustes ou de reacutecompenser les grands justes 6 2 La
des veacuteriteacutes religieuses dun ordre plus eacuteleveacute au-delagrave de la porteacutee des arguments raquo (Annas Julia Introduction agrave la Reacutepublique de Platon Paris PUF 2006 [1994 (2e tirage) 1981 (Oxford University Presse)] p 442
1 Reacutepublique X 614 b Nous soulignons2 Ibid 614 d3 Cf Reacutepublique X laquo Notes raquo ndeg 60 p 7254 Supra J Annas p 441 Voir la note de bas de page 7685 Platon Paris Cerf 20017 p 956 Notons au passage que laccusateur principal du procegraves intenteacute contre Socrate Meacuteleacutetos nest pas un
criminel ni mecircme un homme injuste volontairement cest en effet le reacutegime politique qui permet agrave un citoyen de faire une chose aussi absurde Cest en ce sens que lApologie de Socrate de Platon est en veacuteriteacute une critique des institutions atheacuteniennes Le nom Meacuteleacutetos au tribunal du procegraves agrave leacutepoque
241
vie est une communauteacute de lacircme davec le corps un ecirctre humain est jugeacute dans la vie
agrave travers les chacirctiments subis par le corps pour les injustices commises ou les
reacutecompenses gratifeacutees agrave lhonneur du corps pour les justices faites
V32 Principes cosmologiques
Au deacutebut de la section laquo V3 Tempeacuterance raquo en analysant un passage du Gorgias (504
d) nous avons vu que la tempeacuterance (σωφροσύνη) est apparenteacutee agrave la κόσμησις
(lharmonie en tout cas une forme dharmonie peut-ecirctre la plus belle harmonie) qui
veut dire plus preacuteciseacutement ceci cest lordre naturellement eacutetabli qui donne
lharmonie1 Lordre naturellement eacutetabli cest eacutevidemment le κόσμος dont la
preacutesence du terme dans le corpus platonicien se concentre principalement sur les
quatre dialogues agrave savoir le Gorgias (9 fois) le Politique (11) les Lois (15) et le Timeacutee
(17)2 Cependant dans le Gorgias le κόσμος ne veut pas dire lunivers mais lordre
eacutetabli par leffort humain En effet agrave leacutevidence lordre de lunivers est un ordre
parfait Si on veut que lordre dans lacircme et lordre dans la citeacute le soient aussi il faut
que lordre de lacircme humaine et lordre de la citeacute soient reacuteunis agrave lordre de lunivers
dougrave linteacuterecirct philosophique pour les principes cosmologiques Ici nous en analysons
trois dans une perspective eacutethique agrave savoir la proportion la hieacuterarchie et lharmonie
En effet leacutethique a bien un rapport intrinsegraveque avec lhieacuterarchie et lharmonie pas
seulement avec la mesure
V321 La proportion
Lunivers est un espace geacuteomeacutetrique or la proportionnaliteacute est une proprieacuteteacute
fondamentale de la geacuteomeacutetrie Dailleurs ce que montre Socrate dans le Meacutenon agrave
avait certainement un sens puisquil y eacutetait preacutesent mais ce nom na aucun sens pour les geacuteneacuterations qui viennent si ce nest un miroir de la reacutealiteacute des institutions agrave leacutepoque
1 Le terme κόσμησις na que quatre occurrences dans le corpus platonicien Critias κοσμήσεως (117 b) Gorgias κοσμήσεσιν (504 d) Lois X [1] κοσμήσεως (904 a) XII κοσμήσεων (949 d)
2 Voici la liste complegravete Alcibiade κόσμον (123 c) κόσμων (123 c) κόσμος (123 c) Banquet κόσμος (197 e) κόσμῳ (223 b) Critias κόσμῳ (117 a) κόσμου (121 c) Gorgias [9] κόσμου (504 a) κόσμου (504 b) κόσμου (504 b) κόσμου (504 c) κόσμος (506 e) κόσμον (506 e) κόσμον (506 e) κόσμον (508 a) κόσμον (523 e) Lettre II κόσμος (312 c) Lois [15] IV κόσμον (717 e) V κόσμον (736 e) VI κόσμον κόσμου (759 a) κόσμον (759 a) κόσμος (761 d) κόσμον (764 b) κόσμου (764 d) κόσμος (769 e) VII κόσμοι (800 e) κόσμον (821 a) VIII κόσμον (846 d) X κόσμου (897 c) κόσμῳ (898 b) XII κόσμου (967 c) Lysis κόσμος (205 e) Meacutenexegravene κόσμον (236 d) κόσμος (236e) Pheacutedon κόσμους (114 e) κόσμῳ (114 e) Phegravedre κόσμοις (239 d) κόσμον (246 c) Philegravebe κόσμου (28 e) κόσμον (29 e) κόσμον (59 a) κόσμος (64 b) κόσμον (66 c) Politique [11] κόσμον (269 d) κόσμον (269 e) κόσμου (271 d) κόσμον (272 e) κόσμου (273 a) κόσμον (273 b) κόσμου(273 e) κόσμῳ (274 a) κόσμος (274 d) κόσμον (288 c) κόσμον (289 b) Protagoras κόσμῳ (315 b) κόσμοι (322 c) Reacutepublique II κόσμον (373 c) IV κόσμος (430 e) VI κόσμῳ (500 c) Timeacutee [17] κόσμον (24 c) κόσμου (27 a) κόσμος (28 b) κόσμος (29 a) κόσμον (29 b) κόσμου (29 e) κόσμον (30 b) κόσμος (30 d) κόσμους (31 b) κόσμου (32 c) κόσμου (32 c) κόσμον (40 a) κόσμου (42 e) κόσμου (48 a) κόσμους (55 c) κόσμου (62 d) κόσμος (92 c)
242
propos du calcul geacuteomeacutetrique relegraveve de la proportionnaliteacute geacuteomeacutetrique Autrement
dit la proportion est un critegravere de la mesure et elle est perceptible plus facilement
quune notion purement abstraite labsolu par exemple Cela (cest-agrave-dire la
geacuteomeacutetrie dans le Meacutenon ougrave on cherche agrave savoir comment sacqueacuterir la vertu) sous-
tend que la proportion (συμμετρία) est quelque chose de commun entre la geacuteomeacutetrie
et la vertu cest sans doute un point possible de luniteacute du Meacutenon Le substantif συμ-
μετρία (avec-mesure) est peu preacutesent dans le corpus platonicien mais le sens
philosophique du terme y est prononceacute1 avec clarteacute dans le Philegravebe
Σωκράτης
νῦν δὴ καταπέφευγεν ἡμῖν ἡ τοῦ ἀγαθοῦ δύναμις εἰς τὴν τοῦ καλοῦ φύσιν μετριότης γὰρ καὶ συμμετρία κάλλος δήπου καὶ ἀρετὴ πανταχοῦ συμβαίνει γίγνεσθαι
Πρώταρχοςπάνυ μὲν οὖν
Σωκράτηςκαὶ μὴν ἀλήθειάν γε ἔφαμεν αὐτοῖς ἐν τῇ κράσει μεμεῖχθαι
Πρώταρχοςπάνυ γε
Σωκράτηςοὐκοῦν εἰ μὴ μιᾷ δυνάμεθα ἰδέᾳ τὸ ἀγαθὸν θηρεῦσαι σὺν τρισὶ λαβόντες κάλλει καὶ συμμετρίᾳ καὶ ἀληθείᾳ λέγωμεν ὡς τοῦτο οἷον ἓν ὀρθότατ᾽ ἂν αἰτιασαίμεθ᾽ ἂν τῶν ἐν τῇ συμμείξει καὶ διὰ τοῦτο ὡς ἀγαθὸν ὂν τοιαύτην αὐτὴν γεγονέναι2
Socrate
Nous voyons deacutesormais que la puissance du bien sest reacutefugieacutee dans la nature du beau car je suppose que la mesure et la proportion accompagnent partout la beauteacute et la vertu
ProtarqueOui Parfaitement
SocrateEt nous avons dit que dans le meacutelange cest aussi la veacuteriteacute qui leur est ajouteacutee
ProtarqueOui Parfaitement
SocrateAinsi si nous ne pouvons nous servir dune unique nature afn de capturer le bien employons-en trois agrave la fois la beauteacute la proportion et la veacuteriteacute Et disons quil est on ne peut plus juste de reconnaicirctre agrave cette sorte duniteacute la cause de ce qui se trouve dans le meacutelange puisque cest sa bonteacute qui est la cause de cemeacutelange
laquo La beauteacute la proportion et la veacuteriteacute raquo signife que ce qui est beau est proportionnel
et reacuteellement ecirctre ce qui est veacuteritablement proportionnel est certainement beau et
reacuteel et ce qui est est neacutecessairement beau et proportionnel En effet la proportion
entre le jour et la nuit nest pas la mecircme que celle entre le jour et le mois ni non plus
que celle entre le mois et lanneacutee3 et ainsi de suite Si la proportion est presque
1 Voici la liste Lois XI συμμετρίαν (925 a) Philegravebe συμμετρία (64 e) συμμετρίᾳ (65 a)Reacutepublique VII συμμετρίας (530 a) συμμετρίαν (530 a) Sophiste συμμετρίας (228 c) συμμετρίας (235 d) συμμετρίαν (235 e) συμμετρίας (236 a) Timeacutee συμμετρίαν (66 a) συμμετρία (66 d) συμμετρίας (69 b) συμμετρία (87 d) συμμετρίαις (87 d)
2 Philegravebe 64 e ndash 65 a3 Voir Reacutepublique VII 530 a
243
symeacutetrique entre la nuit et le jour ce nest pas le cas entre le jour et le mois
autrement dit la proportion geacuteomeacutetrique1 peut aller de la symeacutetrie jusquagrave un
rapport infniment petit ou grand comme la proportion entre limmortaliteacute et la
mortaliteacute entre lintelligible et le sensible entre limmuabiliteacute et le devenir
Autrement dit tout ce qui participe agrave lintelligible est conforme agrave la proportion
consideacuterant que lon distingue ce qui participe activement agrave lintelligible de ce qui
lest passivement comme la distinction entre ce qui est tempeacuterant par habitude et par
exercice et ce qui lest par la reacutefexion
V322 La hieacuterarchie
Dapregraves lastronomie moderne dans le systegraveme solaire cest le Soleil qui est le centre
gravitationnel autour de lui les corps ceacutelestes solaires trouvent leur orbite Dans le
Timeacutee le centre est la Terre2 Dans la Reacutepublique la cause de ce qui se passe sur la
Terre est le Soleil sans lequel il ne peut y avoir la geacuteneacuteration la croissance et la
nourriture3 On voit bien que dans ces trois cas la hieacuterarchie du systegraveme solaire nest
pas la mecircme Dun point de vue astrophysique le systegraveme solaire est un systegraveme
certes hieacuterarchiseacute selon certains critegraveres astrophysiques la masse le volume la
distance au Soleil la reacutevolution la rotation lorbite le nombre de satellites etc mais
dune telle hieacuterarchisation laquo objective raquo il est diffcile pour ne pas dire impossible de
tirer proft au service de la politique et de leacutethique car dun point de vue
astrophysique la structure de lunivers est deacutetermineacutee par la gravitation dont la loi
est deacutetermineacutee par la masse Autrement dit le mouvement des corps ceacutelestes dans le
champ de la gravitation est deacutetermineacute par leur masse et la pesanteur (qui elle aussi
est deacutetermineacutee par la masse du corps autour duquel les corps ceacutelestes tournent) En
un mot la notion de masse est le fondement mecircme de lastrophysique Alors que
lacircme est deacutepourvue de toute masse
En revanche dans le Timeacutee le centre de lunivers est la Terre cela peut faire rire dans
le corps eacuteducatif moderne En fait dans les mythes platoniciens la Terre est le centre
de lunivers pour une raison tregraves simple elle est le foyer de la vie des mortels en tout
cas jusquagrave preacutesent car mecircme avec de puissants teacutelescopes spatiaux on na pas
1 Oui la proportion entre le jour et la nuit entre le jour et le mois entre le jour et lanneacutee mecircme au-delagrave peut bien ecirctre repreacutesenteacutee de maniegravere geacuteographique puisque les mouvements orbitaux des astres sont bel et bien repreacutesenteacutes de la maniegravere geacuteographique
2 Cf Timeacutee laquo Annexe 3 Figure 5 raquo voir aussi 38 c ndash d 40 b ndash c Dans le Pheacutedon Socrate dit ceci laquo si la Terre est au centre du ciel et si elle est ronde raquo (108 e)
3 Voir Reacutepublique VI 509 b
244
encore trouveacute ailleurs un tel foyer et on ne le trouvera peut-ecirctre mecircme jamais Cette
reacutealiteacute scientifquement approuveacutee ressemble agrave un mythe Peut-ecirctre mecircme quun jour
les mythes platoniciens serontt scientifquement approuveacutes Effectivement le Timeacutee
est un mythe mais il raconte une reacutealiteacute peut-ecirctre plus laquo objective raquo quun discours
scientifque en la matiegravere parce que dans un discours scientifque moderne lacircme
nest pas prise en compte certains scientifques comme Stephen Hawking nient
lexistence mecircme de lacircme
Dans la Reacutepublique Socrate propose une autre hieacuterarchisation des choses agrave savoir le
principe selon lequel le Soleil est la source de la geacuteneacuteration de la croissance et de la
nourriture Cette hieacuterarchisation se fonde sur le critegravere de la puissance de la lumiegravere
la lumiegravere du Soleil la lumiegravere du feu artifcielle dans la caverne et lombre au fond
de la caverne Or dans le livre VI de la Reacutepublique (509 a ndash b) le Soleil est compareacute au
Bien Le Bien comme critegravere de la hieacuterarchisation des choses sera encore plus preacutecis
dans le Phegravedre les acircmes humaines sont hieacuterarchiseacutees en neuf cateacutegories selon la
connaissance de la veacuteriteacute il sagit dune hieacuterarchisation verticale dune proportion
verticale En effet le fait de respecter la hieacuterarchie verticale est deacutejagrave une tempeacuterance
V323 Lharmonie
Lharmonie peut donner une inspiration politique et eacutethique Dans le Cratyle elle est
deacutefnie par laccord ou la consonance (συμφωνία)1 il sagit de lharmonie musicale et
astronomique2 qui deacutesigne les mouvements par rotation simultaneacutee autour dun
motif dun centre ou de quelque autre chose3 Dans un passage du livre IV de la
Reacutepublique ces quatre termes sont synonymes agrave savoir la modeacuteration (σωφροσύνη)
laccord (συμφωνία) lharmonie (ἁρμονία) et lordre harmonieux (κόσμος)
Socrate Comment faire degraves lors pour deacutecouvrir la justice de telle sorte que nous nayons pas agrave nous preacuteoccuper plus avant de la modeacuteration (σωφροσύνης)
Glaucon Pour lheure je nen ai aucune ideacutee dit-il et je ne souhaiterais pas que la justice soit mise en lumiegravere si cela doit avoir pour conseacutequence que nous renoncions agrave lexamen de la modeacuteration Mais si tu deacutesires me faire plaisir examine ce point avant lautre
Socrate Mais au contraire dis-je je le souhaite ce serait une faute que de ne pas le faire
1 Cratyle 405 d laquo καὶ τὴν περὶ τὴν ἐν τῇ ᾠδῇ ἁρμονίαν ἣ δὴ συμφωνία καλεῖται raquo Le terme estpeu preacutesent dans le corpus platonicien concentreacute dans les Lois et la Reacutepublique cela semble dire que le terme a une forte connotation politique et eacutethique Banquet συμφωνία (187 b) συμφωνία (187 b) Cratyle συμφωνία (405 d) Lois II συμφωνία (653 b) συμφωνίαν (659 e) συμφωνίαν (662 b)III συμφωνίας (689 d) IX συμφωνίας (860 c) Reacutepublique III συμφωνίαν (401 d) IV συμφωνίᾳ (430 e) συμφωνίαν (432 a) συμφωνίᾳ (442 c) VII συμφωνίας (531 a) συμφωνίαις (531 c) IX συμφωνίας (591 d) συμφωνίαν (591 d) Timeacutee συμφωνίαν (47 d) συμφωνίας (67 c)
2 Ibid laquo περὶ μουσικὴν καὶ ἀστρονομίαν raquo3 Ibid laquo ἁρμονίᾳ τινὶ πολεῖ ἅμα πάντα raquo
245
Glaucon Alors examine la question dit-il
Socrate Il faut faire cet examen dis-je Autant quon puisse lentrevoir de notre position lamodeacuteration semble constituer un certain accord (συμφωνίᾳ) une harmonie (ἁρμονίᾳ) plus que les ltvertusgt preacuteceacutedentes
Glaucon Comment
Socrate La modeacuteration dis-je est une certaine forme dordre harmonieux (κόσμος) elle est la maicirctrise de certains plaisirs et deacutesirs Cest un peu ce quon veut dire quand on recourt agravedes expressions telles que laquo plus fort que soi-mecircme raquo je ne sais trop en quel sens ou encore agrave toutes les expressions de ce genre qui en constituent pour ainsi dire les indices dans le langage Nest-ce pas le cas 1
Une acircme harmonieuse est une acircme qui maicirctrise les plaisirs et les deacutesirs mais
comment les maicirctriser Le terme κόσμος signife au sens cosmologique les
mouvements harmonieux par rotation simultaneacutee autour de quelque chose la Lune
tourne autour de la Terre la Terre du Soleil et ainsi de suite jusquagrave lunivers tout
entier qui tourne sans doute sur lui-mecircme comme la Terre tourne eacutegalement sur elle-
mecircme mais lunivers tourne aussi autour de ce qui est supeacuterieur agrave lui le Bien parce
que lunivers est un ecirctre vivant doteacute dun corps et dune acircme qui est pourvue de
lintellect parfait2 Cela dit lacircme se trouve neacutecessairement dans lharmonie quand 1
elle suit constamment une acircme qui est verticalement supeacuterieure agrave elle donc
eacutevidemment lacircme dun dieu ou dun philosophe 2 en mecircme temps elle cherche agrave se
connaicirctre elle-mecircme en permanence
V33 Le discours la justice et la tempeacuterance
Nous lavons vu dans la section laquo V232 La citoyenneteacute raquo les deux vertus agrave savoir
la justice et la tempeacuterance sont deux excellences morales que tous les citoyens
doivent posseacuteder Cela eacutetant la justice et la tempeacuterance doivent ecirctre le fondement sur
lequel les lois doivent ecirctre eacutelaboreacutees et leacutegifeacutereacutees
LEacuteTRANGER DATHEgraveNES
Apregraves quoi le leacutegislateur doit surveiller de quelle faccedilon les citoyens acquiegraverent les richesses et les deacutepensent il doit examiner chez tous les citoyens les relations quils nouent entre eux et quils rompent de leur plein greacute ou non pour deacuteterminer dans chacun de ces cas la nature de la relation quils instaurent entre eux et ougrave dans ces eacutechanges se trouve ou non le juste puis il doit distribuer les honneurs agrave ceux qui respectent les lois et infiger aux deacutelinquants des peines fxeacutees jusquagrave ce que arrivant par eacutetapes au terme de lorganisation de la citeacute il considegravere quel type de seacutepultureconvient agrave chacun des deacutefunts et quels honneurs il faut accorder Au terme de cet examen celui qui a eacutedicteacute ces lois eacutetablira pour sauvegarder cet ensemble des gardiens
1 Reacutepublique IV 430 d ndash e2 Voir Timeacutee 30 b
246
dont les uns se guideront sur la reacutefexion et les autres sur lopinion vraie afn que lintellect qui a conduit cet ensemble fasse apparaicirctre quil est reacuteagi par la tempeacuterance (σωφροσύνη) et la justice (δικαιοσύνη) et non par la richesse et lambition1
Avant de forcer les citoyens agrave ecirctre reacutegis par la tempeacuterance et la justice il faut que le
leacutegislateur le soit lui-mecircme cela est une condition de leacutediction des lois Dans le
corpus platonicien ces deux vertus sont souvent employeacutees ensemble2 mecircme dans la
bouche de Calliclegraves3 Au tout deacutebut de la section laquo V3 La tempeacuterance raquo nous avons
fait une introduction au rapport entre la loi la justice et la tempeacuterance Voici le
passage qui considegravere que la loi et lordre comme unique objectif du discours
particuliegraverement pour les orateurs
Socrate Donc le bon orateur qui dispose dun art et qui est homme de bien preacutesentera aux acircmes les discours quil prononce en prenant la loi et lordre comme unique objectif et il secomportera de mecircme sur cet objectif quil donnera une faveur sil doit la donner quil la retirera sil doit la retirer tout cela sera fait avec lideacutee de mettre de la justice dans lacircme des ses citoyens de les deacutelivrer de linjustice de leur inculquer la tempeacuterance et de les deacutebarrasser du deacuteregraveglement (ἀκολασία) Bref que dans leur acircmes sinstallent toutes sortes de vertus et que le vice sen aille Es-tu daccord oui ou non 4
Linjustice consiste agrave causer du tort aux autres en causant du tort agrave soi-mecircme
lintempeacuterance (ἀκολασία) consiste agrave causer du tort agrave soi-mecircme en ceacutedant aux
plaisirs et aux deacutesirs de la sorte elle peut causer du tort aux autres En effet
linjustice commise trouve sa cause dans lignorance mais aussi sa source dans
lintempeacuterance cest-agrave-dire laquo le deacutesir qui entraine deacuteraisonnablement (ἀλόγως) vers
le plaisir raquo Cest pourquoi ces deux vertus sont souvent employeacutees ensemble
Ladverbe ἀλόγως est formeacute agrave partir de ladjectif ἄλογος cela dit lintempeacuterance
trouve sa source dans une acircme qui est deacutepourvue de λόγος Cest pourquoi la loi doit
sadresser agrave lacircme des citoyens comme un discours vrai
V331 La loi comme discours
laquo La loi est le seul discours qui puisse embrasser ainsi toutes les activiteacutes le seul qui
puisse prescrire la totaliteacute des conduites Le seul discours surtout qui puisse
sadresser avec autoriteacute agrave tous les citoyens raquo5 La liste suivante donne le numeacutero des
1 Lois I 632 b ndash c2 Voici la liste non exhaustive des paragraphes ougrave ces deux termes sont employeacutes ensemble
Alcibiade 134 c Banquet 188 d 196 c 196 d 209 a Gorgias 492 b 492 c 504 d 504 e 507 d 508 b 519 a Lachegraves 198 a 199 d Lois I 632 c XII 964 b 965 d Meacutenon 73 b 73 b 78 d 79 a 88 a Pheacutedon 69b 69 c 82 b Phegravedre 247 d 250 b Protagoras 323 a 323 b 325 a 329 c 329 c 330 b 333 b 349 b 361 b Reacutepublique II 364 a IV 430 d 430 d 433 b 433 d 442 d VI 487 a 500 d 504 a 506 d IX 591 b
3 Voir Gorgias 492 b ndash c4 Gorgias 504 d ndash e5 Brisson Luc laquo La loi dans les Lois de Platon raquo Orient-Occident racines spirituelles de lEurope Paris
247
paragraphes ougrave apparaissent les deux termes νόμος et λόγος dans un mecircme
paragraphe
Banquet 210 c Charmide 161 e Criton 52 c 53 c 53 e Gorgias 482 e 483 a 483 a 484 d 489 b 492 b 504 d 523 a Hippias majeur 298 d Lettre VII 326 c 328 c 334 c 344 c VIII 354 c 355 a 355 c 355 c Lois I 627 d 631 a 634 d 641 d 642 b 645 b II 656 c 659 d 663 a 671 c 673 e 674 b III 678 a 682 e 683 a 683 b 684 a 689 b 691 a 695 c 699 c IV 712 b714 a 714 d 715 c 719 d 719 e 722 a 722 d 723 a 723 a 723 b 723 b 723 c 723 e V 734 e 735 a 739 b 743 c 743 e 746 e VI 751 b 769 e 772 e 773 c 783 a 783 b VII 793 b 797 a 799 d 800 b 802 e 804 c 805 c 812 a 814 c 817 a 822 e 823 a 824 a VIII 832 d 835 e 836 c 837 e 839 d 844 a IX 853 c 854 a 857 c 858 c 858 c 860 a 862 d 872 e 880 e X 885 b 887 a 887 a 887 c 888 d 890 b 890 c 890 d 890 d 891 a 891 b 891 e 907 d 907 d 907 e 909 d XI 918 a 922 e 926 b 927 e 932 a 933 d 934 e 935 c 938 a XII 941 c 952 a 952 d 957 c 959 b 966 b 968 a Meacutenexegravene 236 d Phegravedre 277 d 278 c Politique 294 c 296 a 302 eProtagoras 322 d Reacutepublique IV 421 a 445 e V 451 b 453 d 457 c 461 e VII 532 a VIII 548 b IX 571 b 587 a 587 c X 604 a 607 a Timeacutee 27 b 27 b 60 e
En tout 152 occurrences dapparition des deux termes ensemble dans un mecircme
paragraphe dont 107 se trouvent dans les douze livres des Lois Cela semble
souligner encore une fois que seule la loi est lobjet du discours comme ce que
souligne Socrate dans le Gorgias (504 d ndash e) La question se pose comme discours
comment une loi sadresse-t-elle aux citoyens agrave leur acircme puisquil y a plusieurs
types de discours Voici le tableau qui montre les caracteacuteristiques des trois types de
discours1
Type lieu temps nature but
judiciaire Tribunal passeacute jugement juste ou injuste
deacutelibeacuteratif Assembleacutee avenir deacutecision opportun ou non
eacutepidictique reacuteunion civique preacutesent ceacuteleacutebration seacuteduisant ou non
La loi concerne le passeacute puisque ceux qui sont jugeacutes dans les tribunaux sont
supposeacutes enfreindre la loi dans le passeacute elle concerne aussi lavenir car la loi est un
guide vers lavenir qui est souvent inconnu cest pourquoi le leacutegislateur doit avoir la
vision du futur de la citeacute la loi concerne eacutegalement le preacutesent car la loi est aussi un
instrument de leacuteducation qui a pour lobjectif de rendre excellente lacircme du citoyen
En dautres termes la loi est aussi une laquo distribution de lintellect raquo2 Ainsi on peut
ajouter une ligne sur le tableau ci-dessus
Type lieu temps nature but
Cerf 2014 Acte du colloque scientifque international 16 ndash 19 nov 2009 pp 21 ndash 34 p 261 Le tableau est eacutetabli agrave partir dun passage du livre intituleacute Platon Paris Cerf 2017 p 97 ndash 982 Supra laquo La loi dans les Lois de Platon et dans le monde grec ancien raquo p 27
248
loi citeacute passeacute preacutesent futur deacutecret de la citeacute1 rendre vertueuse les acircmes
Tout discours est destineacute agrave communiquer comment la loi prononce-t-elle son
discours
Lorsquil prononce un discours judiciaire deacutelibeacuteratif ou eacutepidictique lorateur doit remplir les cinq tacircches suivantes invention disposition eacutelocution meacutemoire et action Linvention consiste agrave reacuteunir les mateacuteriaux qui seront utiliseacutes la recherche des ideacutees La disposition cest lorganisation de ces mateacuteriaux la recherche dun plan Leacutelocution fait passer les ideacutees dans les mots cest donc dans leacutelocution que se posent les problegravemes de style Lorsque le discours est reacutedigeacute en partie ou en totaliteacute lorateur doit le confer agrave la meacutemoire Enfn les preacuteceptes concernant laction cest-agrave-dire de la parole publiqueportent sur la voix et le geste2
La loi comme discours neacutechappe pas agrave ces cinq tacircches 1 Toute citeacute eacutevolue et
chaque eacutevolution pourrait correspondre agrave certaines reacutealiteacutes diffeacuterentes ainsi le
leacutegislateur doit ecirctre capable de deacutecouvrir ces reacutealiteacutes afn de reacuteunir les nouveaux
mateacuteriaux pour repreacutesenter ces reacutealiteacutes 2 La loi est un discours eacutecrit comme tout
discours eacutecrit la force du discours deacutepend dun plan 3 Une loi sadresse agrave tous pas
seulement aux citoyens mais tous nont pas le mecircme niveau dentendement or un
discours eacutecrit est fgeacute il sadresse agrave tous de la mecircme maniegravere dougrave la question de
leacutelocution et du style 4 Agrave la diffeacuterence de lorateur qui doit confer son discours agrave la
meacutemoire une loi leacutegifeacutereacutee doit confer son discours agrave la meacutemoire des citoyens 5 La
loi est une parole civique elle a aussi sa voix la reacutetribution son geste distribuer les
honneurs agrave ceux qui respectent les lois et infiger aux deacutelinquants des peines fxeacutees
par cette voix de la reacutetribution la loi sadresse agrave tous et ce sont eux qui se chargent
de propager le discours de la loi
V332 La loi comme distribution de lintellect
laquo Leacuteducation faut-il donc dire consiste agrave orienter les enfants selon la meacutethode
(λόγον) que la loi dit ecirctre bonne raquo3 ici la loi est deacutefnie comme un discours ayant
pour objectif dorienter les enfant vers le Bien en acqueacuterant la vertu agrave travers
leacuteducation Pourtant le Bien (τὸ ἀγαθόν) napparaicirct pas dans la deacutefnition puisque
laquo vers le Bien raquo est la fnaliteacute mecircme de leacuteducation cest ce que montre clairement le
mythe de la caverne eacuteduquer cest faire remonter les prisonniers de lombre de la
caverne vers le Soleil en passant par la zone eacuteclaireacutee par un feu Celui-ci est certes
incomparable avec le feu du Soleil mais la lumiegravere de ce feu permet aux yeux dune
1 Cf ibid la section laquo La loi comme deacutecret de la citeacute raquo pp 22 ndash 262 Ibid p 983 Lois II 659 d
249
part de voir le chemin qui megravene agrave la sortie de la caverne dautre part de shabituer agrave
la lumiegravere car la lumiegravere du Soleil est tregraves puissante et mecircme brucirclante en dautres
termes eacuteduquer cest faire remonter les ignorants de lobscuriteacute intellectuelle vers le
Bien en passant par leacutetude des matheacutematiques entre autres (la gymnastique la
musique) du vice vers la vertu en les forgeant agrave apprendre agrave ecirctre juste et agrave ecirctre
tempeacuterant par lhabitude et lexercice Mais tregraves souvent les gens confondent les
biens et les maux comme les prisonniers de la caverne confondent lombre et la
reacutealiteacute
LEacuteTRANGER DATHEgraveNES
[hellip] Voyez un peu Je le dis en effet avec toute la clarteacute neacutecessaire ce que lon considegravere comme des maux sont des biens pour les hommes injustes alors que pour les justes ce sont les maux tandis que les biens sont reacuteellement des biens pour les hommes de bien alors que ce sont des maux pour les meacutechants Je reacutepegravete donc ma question sommes-nous daccord lagrave-dessus vous et moi oui ou non 1
Or connaicirctre reacuteellement ce quest le bien relegraveve de lintellection (νόησις) dont le Bien
est son unique objet2 Le tableau suivant montre que leacutecart des occurrences du terme
ἀγαθόν dans la Reacutepublique et les Lois est sensiblement important
Reacutepublique [54] Lois [16]
I ἀγαθοῦ (335d) ἀγαθῷ (349d) ἀγαθῷ 350c) II ἀγαθοῦ 357c) ἀγαθῷ(358e) ἀγαθοῦ (360c) ἀγαθά 363a) ἀγαθοῖς (364b) III ἀγαθοῦ 396c)ἀγαθοῦ (401a) ἀγαθοῦ (401b) ἀγαθοῖς (409c) IV ἀγαθοῦ (439a) Vἀγαθοῦ 452e) ἀγαθοῖς (460b) ἀγαθοῦ (462a) ἀγαθοῦ (464b) ἀγαθῷ(468c) ἀγαθά 471d) ἀγαθοῦ (476a) VI ἀγαθῷ (491d) ἀγαθῷ 491d)ἀγαθοῦ (493c) ἀγαθά 495a) ἀγαθοῦ (505a) ἀγαθοῦ 505b) ἀγαθοῦ505b) ἀγαθοῦ (505b) ἀγαθοῦ 505c) ἀγαθοῦ (505c) ἀγαθά (506a)ἀγαθοῦ (506d) ἀγαθοῦ (506e) ἀγαθοῦ (507a) ἀγαθοῦ (508b) ἀγαθοῦ (508e) ἀγαθοῦ (509a) ἀγαθοῦ (509b) ἀγαθοῦ 509b) VII ἀγαθοῦ (517c) ἀγαθοῦ (520d) ἀγαθοῦ (526e) ἀγαθοῦ (531c) ἀγαθοῦ (534b)ἀγαθοῦ (534c) ἀγαθοῦ (538e) VIII ἀγαθοῦ 548c) ἀγαθοῦ (549c)ἀγαθοῦ 555b) IX ἀγαθοῦ (578c) X ἀγαθοῦ (604b) ἀγαθοῖς (607a)ἀγαθοῖς (614a) ἀγαθά 621c
I ἀγαθά (631b) II ἀγαθά 653b) ἀγαθοῖς (661d) ἀγαθά 661d) ἀγαθῷ (663d) ἀγαθά 665d) III ἀγαθά 697b) IV ἀγαθῷ (716d) V ἀγαθά (730e) VIIἀγαθοῖς (802a) ἀγαθά 815e) XI ἀγαθοῖς (932a) XII ἀγαθοῖς (955c) ἀγαθοῖς (957e) ἀγαθῷ (959b) ἀγαθοῦ (966a)
Peut-ecirctre la diffeacuterence reacuteside-t-elle dans ceci les lois de la citeacute sadressent agrave tous pas
seulement aux citoyens Nous lavons vu le Treacutesor public peut bien rembourser au
maicirctre la valeur de son esclave pour le rendre libre sil a fait ce que la loi exige dans
certaines circonstances alors que la constitution politique telle quelle est eacutelaboreacutee
1 Ibid II 661 c c- d2 Dans la sous-section laquo I323 Saisie par lintellection raquo nous avons montreacute que le terme νόησις
napparaicirct que 14 fois dans trois dialogues agrave savoir la Reacutepublique VI [1] VII [9] le Cratyle [3] et le Timeacutee [1] Par ailleurs dans Cratyle Socrate a consacreacute un paragraphe agrave faire une eacutetymologie sur la νόησις quon appelle laquo intelligence du dieu raquo (laquo λέγων θεοῦ νόησιν raquo) cest-agrave-dire laquo divine intelligence raquo (laquo ἁ θεονόα raquo) (407 b)
250
dans la Reacutepublique sadresse aux futures eacutelites de la citeacute juste En revanche la
freacutequence du terme νοῦς (intellect) est plus importante dans les Lois que dans la
Reacutepublique
Reacutepublique [35] Lois [81]
I 331b II 358b 358d 366b 376a III 396b 399b 406d 407b 416c IV 427c 431c 432b V 450b 477e VI 490b 494d 494d 506c 508c 508d 508d 511d 511d 511d VII 517c 518a 531b 534b VIII 549d IX 580a 585b 585b 586d 591c
I 628c 628d 631c 631d 632c 638e 644a II 652b 667a 672c 674b III 686e 687e 688b 688b 694b 694c 701d 702d IV 713a 714a V 736b 736b 737b 738b 742d 747e VI 753c 768e 772d 776e 781c 783e 783e 783e VII 801a 802c 809e 823e VIII 829b 834b IX 858d 859a 875c X 887e 889c 890d 892b 892b 897b 897c 897d 897d 897e 898a 898b 900d 901b 905d 909d XI 913a 919c 925b 926d 927c 930e 931e XII 948d 961d 961d 961e 962a 963a 963a 963b 963e 966e 967b 967b 967e 969b
Comment comprendre ce renversement par rapport agrave ἀγαθόν En effet lintellect
est la faculteacute de connaicirctre ce qui est cest la fonction intellective de lacircme cest elle
qui est immortelle or toute acircme humaine est pourvue de cette fonction ou de cette
faculteacute quest lintellect Par conseacutequent si un citoyen laisse cette fonction dans
loubli cest la responsabiliteacute des lois puisque leacuteducation relegraveve de lautoriteacute des
lois
[LOIS] Et aux lois qui regraveglent les soins de lenfant venu au monde et son eacuteducation cette eacuteducation qui fut la tienne agrave toi aussi Eacutetaient-elles mauvaises les lois qui sy rapportent elles qui prescrivaient agrave ton pegravere de faire de la gymnastique et de la musique la base de ton eacuteducation 1
Dans le monde platonicien eacuteduquer cest reacuteactiver lintellect Dans les premiers
dialogues platoniciens Socrate se preacuteoccupait de sa citeacute en soumettant lui-mecircme et
les autres agrave examen afn de rendre meilleur le plus grand nombre de gens possible
supposons que tous les citoyens se preacuteoccupent de leur citeacute comme le fait Socrate il
ny aurait pas de raison que la citeacute peacuterisse En revanche dans le Criton et les Lois ce
sont les lois qui se preacuteoccupent des citoyens Mais dans les dialogues de maturiteacute
Socrate se preacuteoccupe de la veacuteriteacute de la science de ce qui est En effet sans cette
science ni les lois ni les citoyens narrivent agrave se preacuteoccuper reacuteellement les uns des
autres
V4 Le courage
Au lieu de demander ce quest le courage on peut se demander quelle est la chose
qui soppose au courage Il y en a trois agrave savoir 1 la peur (φόβος) cest-agrave-dire
lignorance de la reacutealiteacute dun danger dune maladie de la mort ou de toutes les
1 Criton 50 d
251
choses du mecircme genre qui parassent terrifantes et qui empecircchent de prendre une
deacutecision senseacutee spontaneacutee et originale dagir de maniegravere juste et courageuse 2 les
plaisirs qui paradoxalement ne sont pas des choses qui font peur les gens qui ont le
plus grand plaisir agrave posseacuteder des richesses nen ont pas peur mais sans doute ont-ils
peur de les perdre de mecircme pour ceux qui ont plaisir agrave boire agrave aimer les honneurs
agrave saccrocher au pouvoir et ainsi de suite au fond toutes ces passions des belles
choses du monde sensible sont une forme de deacutemesure dintempeacuterance elles
empecircchent de se connaicirctre soi-mecircme puisque lacircme est attireacutee par le monde
sensible 3 la paresse intellectuelle (ἀργία ou βραδύτης) qui nest ni une forme de
peur ni une forme de deacutesir (moteur des plaisirs) mais une forme deacutetat dacircme
empecircchant de chercher et dapprendre
V41 Reacutesister agrave la peur
Comme le courage soppose agrave la peur parler de la peur revient agrave parler du courage
Ici nous analysons dans les trois sous-sections suivantes trois types de peur agrave savoir
la peur de la mort la peur de soi-mecircme et la peur de la veacuteriteacute
La peur (φόβος φοβεῖσθαι ou φοβερός) laquo une certaine anticipation dun mal raquo1 est
un terme tregraves freacutequent dans le corpus platonicien Cependant le substantif2 est moins
freacutequent que le verbe3 par exemple dans lApologie le substantif φόβος est absent en
revanche Socrate y prononce quatre fois le verbe4 Quant agrave ladjectif par rapport au
substantif et au verbe sa preacutesence nest pas importante5 Dapregraves le Dictionnaire
eacutetymologique de la langue grecque de P Chantraine le substantif φόβος est deacuteriveacute du
1 Protagoras 358 d Dans le Philiegravebe dune maniegravere geacuteneacuterale la douleur de lacircme est une opinion par anticipation dun mal cest de lagrave quon a le sentiment craintif indeacutependamment du corps (voir 32 c) Il semble que entre le Praotagoras et le Philegravebe la notion de la peur nait pas eacutevalueacute un iota
2 Voici la liste des freacutequences du substantif Alcibiade [1] Banquet [4] Charmide [2] Ion [1] Lachegraves [4] Lettre VII [5] Lois I [22] II [2] III [3] V [1] VI [1] VII [4] VIII [3] IX [6] X [3] XI [2] XII [1] Meacutenexegravene [1] Pheacutedon [10] Phegravedre [1] Philegravebe [7] Politique [1] Protagoras [7] Reacutepublique II [1] III [1]IV [2] V [1] VI [4] VII [1] VIII [2] IX [4] X [1] Sophiste [1] Theacuteeacutetegravete [3] Timeacutee [3] Cf laquo Annexe φόβος raquo
3 Voici la liste des freacutequences du verbe Alcibiade [2] Apologie [4] Banquet [5] Charmide [4] Cratyle [6] Criton [6] Euthydegraveme [8] Euthyphron [2] Gorgias [6] Hippias majeur [5] Lachegraves [1] Lettre III [1] VII [4] XIII [1] Lois I [6] III [2] V [1] VII [6] VIII [3] IX [3] X [4] XI [4] XII [1] Lysis [1] Meacutenexegravene [4] Parmeacutenide [1] Pheacutedon [15] Phegravedre [4] Philegravebe [3] Politique [1] Protagoras [6] Reacutepublique I [2] II [1] III [4] IV [1] V [3] VI [1] VIII [4] IX [2] X [1] Sophiste [4] Theacuteeacutetegravete [3] Timeacutee [2] Cf laquo Annexeφοβεῖσθαι raquo
4 Apologie φοβοῦμαι (18 b) φοβηθεὶς (28 e) φοβήσομαι (29 b) φοβηθέντα (32 c)5 Banquet φοβερώτεροι (194 b) Gorgias φοβερώτατα (525 c) Ion φοβερὸν (535 c) Lois I φοβερὸν (647 b) φοβερὸν (647 c) φοβεροὺς (649 d) III φοβερὰν (677 e) φοβερόν (698 d) VI φοβερὸν (780 c) VII φοβερὰν (791 a) φοβεροὶ (808 c) XI φοβεροῦ (922 c) φοβεροί (932 a) XII φοβερόν (959 b) Pheacutedon φοβερόν (67 e) Phegravedre φοβερὰς (268 c) Philegravebe φοβερὸν (32 c) φοβεροὺς (49 b) Protagoras φοβεραὶ (321 d) Reacutepublique III φοβερὰ (387 b) φοβεροί (413 d) V φοβερόν (451 a)
252
verbe φέβεσθαι qui signife ceci laquo fuir speacutecialement en parlant dune troupe saisie
par la panique fuir dans la preacutecipitation et le deacutesordre ce verbe nest attesteacute quau
preacutesent et agrave limparfait et seulement chez Homegravere et ses imitateurs raquo Le substantif
garde le sens du verbe mais reccediloit un autre sens laquo comme puissance divine raquo
puisque Φόβος est fls dAregraves et dAphrodite Le tableau suivant montre que lemploi
du substantive progresse de maniegravere signifcatif de la peacuteriode de jeunesse vers la fn
Dialogues de jeunesse [15]
Ion 535c Alcibiade 121c Lachegraves 191b 191b 191d 191e Protagoras 352b 358d 358d 358d 358e 360b360b Meacutenexegravene 241b Charmide 167e 168a
Dialogues de maturiteacute [29]
Banquet 193a 197d 207e 221a Pheacutedon 66c 68d 69a 69a 69b 81a 81c 83b 94d 101b Reacutepublique II 360d III 413c IV 429d 430b V 471d VI 497d 503a 503d 503e 537a VIII 554d 557a IX 578a 578e 579b 579e X 616a Phegravedre 254e Theacuteeacutetegravete 156b 168d 173a
Dialogues de vieillesse [61]
Sophiste 268a Politique 305b Philegravebe 12c 20b 36c 40e 47e 50b 50d Timeacutee 40c 42a 69d Lois I[22] 632a 633c 635b 635c 635d 639b 640a 644c 646e 647a 647a 647a 647a 647b 647b 647c 647c 647e 648b 648d 649a 649c II 671d 671d III 678c 698b 699c V 727c VI 783a VII 791b 791c 792b 806bVIII 831a 839c 840c IX 863e 864b 865e 870c 872c 874e X 887a 906a 910a XI 933c 934a XII 963e
Les occurrences se concentrent dans cinq dialogues agrave savoir les Lois [47] dont 22
dans le livre I (tregraves regroupeacutees) des Lois la Reacutepublique [17] le Pheacutedon [10] le Philegravebe et
le Protagoras [7]
Le courage en forme substantive (ἀνδρεία) aussi bien quen forme adjective
(ἀνδρεῖος) est abondamment preacutesent dans les œuvres de Platon mais agrave la diffeacuterence
du verbe φοβεῖσθαι le verbe ἀνδρειοῦν sous quelque forme verbale que ce soit est
absent dans le corpus platonicien1 Peut-ecirctre le verbe ἀνδρειοῦν ou ἀνδρειοῦσθαι
nexiste-t-il que virtuellement Plus geacuteneacuteralement pour les douleurs de lacircme comme
la colegravere la peur le regret la tristesse lenvie et la jalousie il existe pour chacune des
ces douleurs un substantif un adjectif et un verbe2 et particuliegraverement dans le cas du
verbe φθονεῖν ou φθονεῖσθαι3 Alors quil ny pas de verbe speacutecifquement deacutedieacute
1 Cf laquo Annexe ἀνδρεία raquo comme il y a de nombreuse formes de substantifs et dadjectifs identiques nous ne les seacuteparons pas dans l laquo Annexe ἀνδρεία raquo
2 ὀργιζειν et ὀργιζεσθαι pour la colegravere φοβεῖν et φοβεῖσθαι pour la peur ποθεῖν et ποθεῖσθαι pour le regret θρηνεῖν et θρηνεῖσθαι pour la tristesse ζηλοῦν et ζηλοῦσθαι pour lenvie φθονεῖνet φθονεῖσθαι pour la jalousie
3 Banquet φθονῶν (213 d) φθονήσῃς (223 a) Euthydegraveme φθονήσῃς (297 b) φθονῶν (297 d) Euthyphron φθονοῦσιν (3 c) Hippias majeur φθονεῖν (283 e) Hippias mineur φθονήσει (363 c)φθονήσῃς (372 e) Ion φθονήσεις (530 d) Lachegraves φθονήσω (200 b) Lois V φθονοῦντα (730 e) Meacutenon φθονήσῃς (71 d) φθονεῖν (93 c) Phegravedre φθονοῖεν (232 d) φθονεῖν (240 a) Philegravebe φθονῶν (48 b) Protagoras φθονήσῃς (320 c) φθονήσω (320 c) φθονεῖ (327 a) Reacutepublique I φθονήσῃς (338 a) VI φθονεῖν (500 a) VII φθονοῖς (528 a) IX φθονῶν (579 c) Theacuteeacutetegravete φθονήσῃς (169 c)
253