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19/11/2015 Durkheim et Tönnies : regards croisés sur la société et sur sa connaissance
https://sociologie.revues.org/1810 1/16
SociologieN°2, vol. 4 | 2013Bilan critique
Durkheim et Tönnies : regardscroisés sur la société et sur saconnaissanceTönnies and Durkheim: exchanged perspectives on society and its knowledge
SYLVIE MESURE
Résumés
Durkheim et Tönnies ont échangé leurs points de vue sur la société et sur sa connaissance à
travers une série de comptes rendus que nous avons réunis ici dans leur intégralité en livrant
la première traduction en français des critiques de Tönnies (1893, 1896, 1898). L’analyse de ce
dialogue par recensions interposées révèle que l’opposition théorique et méthodologique entre
les deux hommes se double d’une opposition axiologique concernant leur évaluation respective
de la société moderne. C’est la logique de cette opposition que nous voulons aussi mettre en
évidence avant de livrer les éléments du dossier.
Tönnies and Durkheim: exchanged perspectives on society and its knowledgeDurkheim and Tönnies exchanged their points of view on society and its knowledge through a
series of reviews that we have united here in their entirety by delivering the first French
translation of Tönnies' critiques (1893, 1896, 1898). An analysis of this dialogue through
intervening reviews reveals that the theoretical and methodological opposition between these
two men is coupled with an axiological opposition concerning their respective evaluations of
modern society. It is the logic of this opposition that we would also like to highlight before
revealing the elements of the file.
Entrées d’index
Motsclés : Durkheim, Tönnies, Individualisme, Holisme, Société, Modernité , Communautés
Keywords : Durkheim, Modernity, Tönnies, Individualism, Holism, Society, Community
19/11/2015 Durkheim et Tönnies : regards croisés sur la société et sur sa connaissance
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Texte intégral
Nous sommes redevables ici des travaux antérieurs de J. Aldous (Aldous, 1972) et de
W. J. Cahnman (Cahnman, 1970 ; 1973) qui ont pour la première fois livré
l’intégralité de ces documents.
Individualisme versus holisme
Tönnies et Durkheim ont confronté leurs points de vue sur la nature de la société
et sur la forme que devait en prendre sa connaissance à travers la médiation de
comptes rendus sur leurs ouvrages respectifs. À leur lecture, on s’aperçoit qu’il existe
un véritable dialogue entre les deux hommes témoignant d’une connaissance
réciproque, d’une réelle convergence dans la façon de poser les problèmes mais aussi,
indubitablement, d’une opposition franche quant à la manière d’y répondre.
1
Le début du dialogue entre les deux auteurs est inauguré par la recension que fit
Durkheim de l’ouvrage majeur de Tönnies publié en 1887, Gemeinschaft undGesellschaft. Durkheim, alors jeune professeur à Bordeaux, est en train de travailler
à sa thèse qui deviendra De la division du travail social lorsqu’il publie en 1889 son
commentaire critique de l’œuvre de Tönnies dans la Revue philosophique de
Théodule Ribot (Durkheim, 1975). On sait que Durkheim fut durant toute sa vie2 un
redoutable et prolixe auteur de recensions critiques et qu’il n’hésitait pas à adopter
une attitude intransigeante envers certains auteurs qui ne respectaient pas les canons
des Règles de la méthode sociologique. Dans son analyse des comptes rendus rédigés
par Durkheim pour l’Année sociologique, Matthieu Béra distingue ceux qu’il
désignent comme des « comptes rendus de combat » où les auteurs sont renvoyés
sans ménagement à leur nullité scientifique, et les comptes rendus (plus fournis) qui
ouvrent un espace de dialogue et de confrontation manifestant ainsi l’intérêt de
Durkheim pour certaines questions (Béra, 2012).
2
À la lecture de sa recension de Communauté et société, on s’aperçoit que
Durkheim montre un grand intérêt pour l’ouvrage de Tönnies : écrite dans un style
sans fioritures, l’analyse menée dans le commentaire est précise, rigoureuse, juste,
bien informée et souligne avec acuité aussi bien les points d’accord que de
divergence. Tönnies ne s’y trompera pas, lui qui le remerciera en 1893 de la peine
dépensée à le lire (Tönnies, 1929) mais qui restera ferme sur ses positions et qui les
maintiendra face à l’auteur plus confirmé que deviendra Durkheim après la parution
en 1893 de De la division du travail social (Durkheim, 2007) et en 1895 des Règlesde la méthode sociologique (Durkheim, 2007). Les points de désaccord entre
Tönnies et le jeune Durkheim se situent sur deux plans différents ; l’un concerne leur
évaluation divergente de la société moderne ; l’autre engage leurs prises de position
théoriques sur la nature des ensembles sociaux et sur les méthodes qu’il convient
d’adopter pour les appréhender de manière scientifiquement fondée : à
l’individualisme clairement revendiqué de l’un (Tönnies) répond le holisme tout
aussi solidement argumenté du second (Durkheim), dessinant ainsi l’espace d’une
opposition qui ne cessera de hanter tout le parcours ultérieur de la sociologie.
3
Revenant en 1893 sur l’analyse critique que Durkheim avait consacrée en 1889 à
Gemeinschaft und Gesellschaft, Tönnies identifie très clairement ce qui le sépare
théoriquement et méthodologiquement de Durkheim. Ce dernier, s’interrogeant sur
la célèbre dichotomie entre communauté et société, avait écrit : « Est‑il d’ailleurs
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vraisemblable que l’évolution d’un tel être, la société, commence par être organique
pour aboutir ensuite à un pur mécanisme3 ? » C’était là gravement se méprendre sur
les positions de Tönnies qui a beau jeu de souligner qu’il ne « parle nulle part de
l’évolution d’une telle “entité”, soit comme Gemeinschaft, soit comme
Gesellschaft4 ».
C’était là en effet oublier les avertissements que celui‑ci avait pris soin de formuler
dès la préface de la première édition de Communauté et société (1887). On se
souvient que l’ouvrage débute au livre I par une théorie de la communauté, suivie par
une théorie de la société, pour aborder seulement au livre II ce que l’on pourrait
nommer une théorie de la subjectivité prenant la forme d’une psychologie opposant
deux types de volonté, tout se passant comme si la réalité collective, aux différentes
phases de son évolution, produisait et déterminait l’entité psychique qui lui
correspond : la Gemeinschaft conçue comme « communauté de sang, de lieu et
d’esprit » produirait un individu défini par la « volonté essentielle5 » où prédominent
l’instinct et l’affectif aux dépens de la pensée abstraite, tandis
qu’inversement la société moderne, technicisée et individualiste, façonnerait un
individu régi par la « volonté arbitraire6 » où la raison l’emporte sur les affects. Une
telle lecture de l’ouvrage, qui est d’ailleurs celle qu’en a retenue Durkheim, n’est pas
conforme à la lettre du texte de Tönnies qui prend bien soin de préciser, à la fin de sa
préface, que l’ordre logique adopté dans l’exposition ne correspond aucunement à un
ordre de prééminence ontologique de la société sur les subjectivités. « Pour ce qui
concerne le deuxième livre », écrit‑il, « je suis obligé de reconnaître que sa place
systématique aurait été de se situer avant le premier. J’ai volontairement préféré
l’ordre retenu. Les deux livres se complètent et s’expliquent réciproquement »
(Tönnies, 2010, p. XXXVI). D’ailleurs, la fin du livre I indique qu’il est impossible
d’en saisir le sens en faisant abstraction du livre II, tandis que, parallèlement, le livre
II renvoie aux analyses antérieures consacrées aux structures sociales : « Parce que le
thème de ce livre découle de la psychologie individuelle, il lui manque la
considération parallèle et opposée sur la façon dont la communauté développe et
forme la volonté essentielle, entrave et endigue la volonté arbitraire, et la façon dont
la société, non seulement désentrave, mais exige et favorise la volonté arbitraire, et
fait de son usage sans scrupule dans la lutte concurrentielle une condition de la
conservation de l’individu, en laissant périr la volonté essentielle, en en brisant et en
en détruisant les fleurs et les fruits » (Tönnies, 2010, p. 178). Or cette indication
fournie par Tönnies est d’une importance capitale pour comprendre sa position. Elle
signifie que pour lui, et de façon clairement assumée, il existe par conséquent une
dépendance réciproque entre les formes de la vie sociale et les formes de la volonté
individuelle et que la question posée par Durkheim n’a pas lieu d’être.
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Récusant tout holisme ontologique, Tönnies ne voit dans les structures sociales
que les produits des volontés individuelles qui en retour exercent une action sur
elles. Une position qu’il maintiendra avec force en 1912 dans la préface de la seconde
édition de Communauté et société où il écrit : « Toutes les structures sociales sont
des artefacts de substance psychique, et leur compréhension sociologique doit en
même temps être une compréhension psychologique » (2010, p. XLIX). Il s’ensuit
logiquement que, loin de renvoyer à une quelconque entité, les termes de société et
de communauté doivent être appréhendés comme des concepts, c’est‑à‑dire
précisément comme des produits de la pensée dont Tönnies nous dit, dans sa
réponse à Durkheim, « qu’il faut les placer sous un microscope afin de les définir et
de les analyser 7 ».
6
Ces concepts, que Tönnies nomme en 1887 « Normalbegriff » et dont il
reconnaîtra la parenté en 1931 dans son Einführung in die Soziologie (Tönnies, 1931,
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p. VI) avec les idéal types wébériens, ne sont définis tout d’abord qu’à la deuxièmepartie du livre II de Communauté et société. Au paragraphe 25, « Concepts normauxet divergence », Tönnies écrit : « Les concepts qui définissent les formes et lesprocessus de la volonté ne sont en soi que des artefacts de la pensée, des outilsdestinés à faciliter la compréhension de la réalité. Les formes de la volonté humaine,telles qu’elles se trouvent suggérées par cette double approche (…) doivent êtrerapportées à ces concepts normaux comme à des dénominateurs communs afind’être d’autant plus comparables. Ces concepts s’excluent réciproquement, en tantque produits, libres et arbitraires, de la pensée : dans les formes de la volontéessentielle, on ne doit rien concevoir de la volonté arbitraire et vice versa » (Tönnies,2010, p. 242).
Est‑ce à dire que l’homme de la communauté (volonté essentielle) diffèrerait ennature de l’homme de la société (volonté arbitraire) au point qu’il serait possible deconclure à une véritable mutation anthropologique ? Telle n’est pas, on s’en doute, laposition de Tönnies qui, refusant là encore toute substantialisation, écrit : « Cesconcepts doivent cependant être considérés comme dépouillés de toute connotationsignifiant quelque chose d’identique à l’ “essence” (…) de l’homme, et renvoyer ausens purement logique de “dispositions” considérées comme correspondant à laréalité moyenne et comme la supposant » (2010, p. 143). Ce n’est donc qu’au niveauidéal typique qu’il est possible d’opposer rigoureusement les deux modalités de lavolonté tandis qu’au niveau empirique, la distinction n’est pas aussi frontale.Tönnies, avec une grande maîtrise de son sujet, précise en effet : « Quand cependantces concepts sont considérés comme des concepts empiriques (n’étant rien alors quedes noms couvrant une pluralité de vues et d’interprétations (…), il ressort facilementde l’observation et de la réflexion qu’il n’existe pas, en fait, de volonté essentielle sansvolonté arbitraire dans laquelle elle s’exprime, ni de volonté arbitraire sans volontéessentielle sur laquelle elle repose » (2010, p. 142). La distinction idéal typiques’impose cependant aux yeux de Tönnies puisque chez l’homme de la communauté,ce sont les sentiments et les affects qui dominent une vie psychique où la raison estpeu développée, tandis que c’est l’inverse qui se produit chez l’homme de la sociétéau cours d’une lente évolution qui conduit vers une intellectualisation croissante dela vie.
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Parallèlement, et logiquement en raison de la dépendance réciproque entrestructures sociales et volontés individuelles, concevoir la communauté et la sociétécomme deux types idéaux, c’est : 1. affirmer que le passage d’un type de structuresociale à un autre n’est pas à penser sur le mode d’une rupture ontologique mais biensur celui d’un long processus conduisant à un état de la vie sociale où la majorité descomportements tendant régulièrement et principalement à s’orienter d’après lesrègles de la rationalité, il est légitime de les ranger sous le type idéal de « société » ;2. reconnaître que si le passage de la communauté à la société est à certains égardsirréversible, il existe encore néanmoins des éléments de communauté dans la sociétéjustifiant « l’appel à la communauté » lancé par Tönnies dans l’espoir d’en réformerles maux les plus criants8. La position adoptée par ce dernier contre Durkheim estdonc sans conteste celle du refus de tout réalisme sociologique dont il est aisé demontrer, même si Tönnies ne l’a pas explicitement fait, qu’elle se double logiquementdu refus de tout holisme méthodologique9.
9
Car si les deux auteurs ne doutent pas de l’antériorité historique de la communautésur la société, leurs interprétations de la dynamique qui a conduit à sondéveloppement sont profondément antithétiques. Dans De la division du travailsocial, Durkheim, appliquant un précepte méthodologique qui lui est cher et selonlequel il faut expliquer le social par le social (Dubet, 2007, p. 7), produit une
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La modernité comme déclin versus lamodernité comme progrès
explication du passage de la communauté à la société qui écarte toute causalité del’action individuelle. Comme on le sait, c’est à ses yeux la densité matérielle et moraledes sociétés primitives (la Gemeinschaft de Tönnies) qui explique le surgissement dela société moderne marquée par la division du travail. Avec la condensation de la viesociale, il se produit « une rupture d’équilibre dans la masse sociale » (Durkheim,2007, p. 253) conduisant à une division du travail essentielle à la survie. C’est doncde façon graduelle, mais quasi mécanique, que se fait le passage des sociétésantérieures à la société moderne aux yeux de Durkheim qui note au passage commeTönnies, que ce processus conduit tout à la fois à une rationalisation de la société et àune intellectualisation croissante sur le plan individuel. À l’inverse, et fidèle à sonoption individualiste, Tönnies, pour comprendre le processus qui a conduit à ladissolution de la communauté, met en avant le rôle qu’a pu jouer une certainecatégorie d’individus identifiés comme les marchands.
Avec la figure du marchand se hisse en effet sur le devant de la scène le type mêmede l’individu moderne, égoïste, calculateur, intéressé. Et c’est le commerce quiprovoque la dissolution de la communauté à travers l’action nocive de ses agents, enbrisant l’autarcie du groupe communautaire et en imprégnant (contaminant etcorrompant) de son esprit la mentalité de la majorité de ses membres. Tönnies écriten effet que la transition qui conduit de la communauté à la société « peut êtreconçue comme si elle était dirigée selon un plan dans la mesure où au sein de chaquepeuple, les commerçants – comme capitalistes – et les capitalistes – commecommerçants – se hissent à la première place avec un succès sans cesse croissant etsemblent s’unir dans la même intention. Le meilleur mot pour exprimer cetteintention est le « commerce » (Tönnies, 2010, p. 61). Comme on le constate ici, c’estl’action conjuguée des commerçants poursuivant individuellement leurs affaires quirend compte de la genèse de la société. L’opposition entre Durkheim et Tönnies estdonc manifeste s’agissant de leurs options théoriques et méthodologiques respectivesmais elle l’est toutefois peut‑être plus encore quant à leur évaluation réciproque dela société moderne. Tönnies, dans sa recension de De la division du travail social nes’y trompe d’ailleurs pas en faisant remarquer que si « le véritable objet de l’ouvragede Durkheim, c’est la valeur morale de la division du travail », il est aisé de luirétorquer qu’au contraire celle‑ci « amoindrit la personnalité »10.
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Il est inutile de trop insister sur la reprise et la reformulation par Durkheim del’opposition élaborée par Tönnies entre une Gemeinschaft définie comme unestructure sociale organique et une Gesellschaft décrite comme mécanique tant unetelle distinction nous est devenue familière. Comme il n’est nul besoin de revenir surle fait que Durkheim, à l’instar de Tönnies, admet comme une évidence que « laGemeinschaft est le fait premier et la Gesellschaft la fin dérivée11 ».Indépendamment de savoir si la communauté telle que décrite par les deux auteurs apu correspondre à une quelconque réalité historique ou anthropologique, il importede souligner que leurs points de désaccord se concentrent sur leur interprétation dela modernité naissante et que le concept de Gemeinschaft est surtout mobilisé pareux comme un contre modèle nécessaire à l’élaboration respective de leur concept desociété. Et à cet égard, il faut être attentif au fait que le passage de la communauté àla société est vécu comme un déclin pour l’un et comme un progrès pour l’autre :
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La modernité comme déclin
Tönnies considère en effet avec pessimisme une évolution sociale qu’il jugecependant comme inéluctable, Durkheim de son côté ne se départit pas d’un certainoptimisme même là où il est conscient des pathologies du monde moderne. C’est lalogique de ces deux points de vue respectifs que nous voulons mettre en évidenceici12.
Pour Tönnies, la dynamique qui a donné naissance à la société moderne est unedynamique d’individualisation, de rationalisation, tout autant qu’une dynamique demarchandisation du monde aboutissant tendanciellement à la rupture de tous lesliens sociaux et à la décomposition du corps social.
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C’est une logique d’individualisation tout d’abord car le passage de laGemeinschaft à la Gesellschaft est celui de la transition d’un état social caractérisépar l’harmonie et la concorde, par l’entente entre des membres unis dans la chaleurd’une vie commune régie par des coutumes, des mœurs, une foi partagée, d’un étatoù le tout prime sur les parties et où les liens personnels sont forts, à un état où règnel’individualisme des passions et des intérêts, un état caractérisé, au mieux parl’indifférence, au pire par la guerre de tous contre tous (Tönnies, 2010, p. 45). Maiscette dynamique d’individualisation se double aussi d’un processus de rationalisationde la vie sociale grâce aux avancées de la science, un processus au cours duquel larationalité vient à imprégner en profondeur toutes les sphères de la société13. Alorsque dans la communauté, les comportements sont déterminés par les usages, lescoutumes et le droit qui les codifie, l’habitude ou encore la religion, dans la société,c’est la science qui oriente les esprits et la raison qui guide les actions. Avecl’avènement de la société, il se produit en effet aux yeux de Tönnies « unbouleversement complet de la vie intellectuelle » : « Ayant primitivement ses racinesdans l’imagination, elle devient maintenant dépendante de la pensée. Là, le centre estla croyance en des êtres invisibles, des esprits, et des dieux ; ici il se trouve dans laconnaissance de la nature visible » et, ajoute‑t‑il quelques lignes plus loin, « Lafaçon de penser des individus se trouve de moins en moins influencée par la religionet de plus en plus par la science » (Tönnies, 2010, p. 255).
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Ici, il est nécessaire de revenir sur la théorie psychologique de Tönnies évoquéeplus haut. Comme nous l’avons vu, l’auteur distingue deux formes de volontécorrespondant à deux types de vie psychiques typiques d’un certain état social : laWesenwille qui caractérise l’homme de la communauté et la Kürwille celle del’homme de la société. Cette distinction de prime abord un peu obscure s’éclaire sil’on prend en compte les motivations de l’action des hommes socialisés. Ce que nousdit Tönnies, ce n’est pas en effet que l’homme de la Gemeinschaft soit dénué deraison mais que ce n’est pas principalement la raison qui domine sa vie psychiquedominée par l’émotion, la sensibilité, le cœur et par conséquent, que ce n’est pas laraison qui le détermine en premier lieu à agir dans la mesure où en lui elle est encorepeu développée. Inversement, l’homme de la société n’est pas dépourvu desentiments, de cœur, de spontanéité, il les refoule pour suivre la voix de sa raison etagir selon son libre arbitre. Car le passage de la communauté à la société estprincipalement et avant tout, à travers ce cheminement conduisant de l’individu à lapersonne, celui d’un trajet conduisant de l’hétéronomie à l’autonomie de la volonté.Mais loin d’y voir un progrès allant dans le sens d’une libération et d’uneautonomisation progressive des individus par rapport à tous les cadrescommunautaires, Tönnies y lit l’avènement progressif, puis le triomphe sans partage,
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de la rationalité instrumentale à laquelle il réduit allègrement toutes les dimensionsde la raison.
Car l’homme de la société, soupesant pour son propre avantage les intérêts et lesinconvénients d’une action, cherchant les meilleurs moyens pour atteindre ses fins,même aux dépens de celles d’autrui, c’est avant tout l’homme du calcul et del’ambition. Rien d’étonnant alors à ce que Tönnies voit dans le marchand l’hommetypique de la Gesellchaft par opposition à l’artiste, ou plus encore, le « génie » quiexemplifie l’esprit communautaire : « La volonté inconditionnelle de s’enrichir faitdu marchand un homme sans égards pour autrui, et le type même de l’individuégoïste et calculateur, pour lequel tous ses semblables – du moins en dehors de sesamis proches – ne sont que des moyens ou des outils en vue de ses buts ; il estl’homme véritable de la société » (2010, p. 172). Et si l’homme de la société est doncainsi désigné comme le marchand, c’est que l’esprit du commerce a pénétré toutes lessphères de l’existence par quoi s’opère une véritable marchandisation du monde.Dans la société, « chacun est un marchand » écrit Tönnies en reprenant Smith(2010, p. 58), c’est‑à‑dire que nous obéissons tous à ce mesquin esprit de calculpesant et soupesant les meilleurs moyens d’atteindre nos fins privées et égoïstesindépendamment de toute autre forme de considération. Par suite, il fautcomprendre la société comme le lieu d’un individualisme et d’un égoïsme exacerbés,comme l’espace d’une concurrence et d’une compétition acharnées, comme un étatde guerre potentielle de tous contre tous.
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Nul besoin d’insister davantage ici sur cette dynamique de la modernitéinterprétée ici comme une dynamique d’individualisation, de rationalisation et demarchandisation conduisant à la fragmentation du monde social. Insistons ici plutôtsur le fait que cette logique de la modernité est interprétée par Tönnies comme unelogique de déclin malgré les progrès accomplis sur le plan matériel et technique parune société modernisée et rationalisée. Et ce déclin, Tönnies le considère avant toutcomme un déclin moral. L’homme de la société est pour lui un être faux, un êtredouble, un être « artificiel ». Comparant l’homme de la Gemeinschaft à celui de laGesellschaft, Tönnies écrit en effet : « Dans le premier cas, nous trouvons ce qu’il y ade concret et de spontané chez les individus (leur originalité) ; ce que l’on désignegénéralement par le naturel. Dans le second, nous rencontrons l’abstrait, l’artificiel,le stéréotype et le conventionnel : et c’est ce que nous comprenons par le factice.Dans la mesure où ils correspondent au naturel, le tempérament, le caractère et lesfaçons de penser sont eux‑mêmes naturels ; dans la mesure où ils correspondent aufactice ils sont artificiels ; ils sont une posture adoptée (affectée), pour paraître, unrôle “joué” » (Tönnies, 2010, p. 144). L’homme calculateur et intéressé de la sociéténe sort en effet jamais sans son masque et tous les moyens sont bons pour arriver àses fins, y compris la ruse et le mensonge et si la conscience morale enseigne deréprimer ses sentiments quand ils sont vils et exécrables, « les dissimuler là où leurexpression peut être nuisible est l’idée et la règle du bon sens et de l’opportunisme »(Tönnies, 2010, p. 119). L’on ne s’étonnera donc pas de lire ainsi sous la plume deTönnies que l’élément caractéristique de la société est le mensonge (Tönnies, 2010,p. 173). D’où le reproche formulé par ce dernier à l’encontre de Durkheim dans lecompte rendu qu’il fit de De la division du travail et qui est de ne pas avoir vu que ladivision du travail amoindrissait la personnalité, comme elle vidait la culture d’unpeuple de toute spontanéité et vitalité.
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À la fin de son ouvrage de 1887, Tönnies évoque en effet sans trop s’y attarder uneopposition entre « culture » et « civilisation »14 définie comme celle qui opposel’esprit vivant d’un peuple s’exprimant dans les plus hautes manifestations de laculture (on se souvient ici que l’artiste est l’homme typique de la communauté) et les
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La modernité comme progrès
simples progrès matériels et techniques résultant du progrès scientifique à quoi se
résume la civilisation. Si la culture ne s’est pas toujours opposée à la civilisation
comme le montre bien O. Remaud (Remaud, 2008), il reste que cette distinction est
bien présente dans l’esprit des Allemands au moment où Tönnies écrit son ouvrage et
qu’il la fait entièrement sienne. À la lecture de cette vision pessimiste et de ce regard
désabusé sur la société, Tönnies apparaît de prime abord comme un
« anti‑moderne » ; à l’inverse, Durkheim peut être qualifié de « moderne » en ce
qu’il salue le processus d’autonomisation et de libéralisation des individus par
rapport à toutes les contraintes érigées par les liens communautaires,
et d’« optimiste », en ce que pour lui le progrès scientifique allant de pair avec le
progrès technique et matériel ne se sépare pas non plus d’un progrès moral.
Dans De la division du travail, Durkheim, après avoir soutenu que l’individu
n’existait pas dans les sociétés traditionnelles qu’il qualifie de « segmentaires », voit
dans l’apparition de la personnalité individuelle le signe majeur de la modernité.
Comme on le sait, le progrès de la division du travail aboutit, à travers un long
processus de spécialisation et de différenciation des fonctions, à la création de
personnalités singulières elles‑mêmes fortement différenciées. Alors que dans les
sociétés segmentaires, les « individus n’agissaient qu’entraînés les uns par les
autres », dans la société moderne, « chacun d’eux devient une source d’activité
spontanée » (Durkheim, 2007, p. 339) ; alors que les individus ployaient sous le joug
de la conscience collective et de la force des liens communautaires dans lesquels ils
se trouvaient comme encastrés, le progrès de la division du travail est celui d’une
lente et progressive autonomisation des individus et cette autonomisation est perçue
comme un progrès pour Durkheim. Mais l’individu moderne dont il salue
l’avènement (Isambert, 1993) n’est en aucun cas l’individu calculateur et raisonnant
décrit par Tönnies. L’individu moderne est avant tout pour lui une personne par
opposition à l’individu absorbé par le groupe des sociétés antérieures ; c’est un
individu capable d’agir selon ses propres fins, un sujet capable d’autonomie (Seigel,
1987).
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Le processus de modernisation est donc sans conteste un processus
d’individualisation, comme l’avait bien perçu Tönnies, mais il convient selon
Durkheim de ne pas se méprendre sur le sens de l’individualisme moderne. Dans le
texte qu’il écrira en 1898 au moment de l’affaire Dreyfus, L’individualisme et lesintellectuels, Durkheim souligne qu’il ne faut pas se tromper sur la nature de
l’individualisme qu’il défend dans un passage que l’on aurait pu croire dirigé contre
Tönnies : « Pour faire plus facilement le procès de l’individualisme, on le confond
avec l’utilitarisme étroit et l’égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes. C’est se
faire la partie belle. On a beau jeu, en effet, à dénoncer comme un idéal sans
grandeur ce commercialisme mesquin qui réduit la société à n’être qu’un vaste
appareil de production et d’échange, et il est trop clair que toute vie commune est
impossible s’il n’existe pas d’intérêts supérieurs aux intérêts individuels. Que de
semblables doctrines soient traitées d’anarchiques, rien donc n’est plus mérité et
nous y donnons les mains. Mais ce qui est inadmissible, c’est qu’on raisonne comme
si cet individualisme était le seul qui existât ou même qui fût possible » (Durkheim,
1970b, pp. 262‑263).
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Cet autre individualisme, Durkheim le fait dériver de Kant, de Rousseau, des
spiritualistes et de la Déclaration des droits de l’homme, un individualisme qui
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Logique d’un désaccord
célèbre en chacun de nous la personne capable de s’élever au‑dessus de l’égoïsme
privé et de reconnaître en autrui une personne égale en dignité, une personne
moralement et intellectuellement autonome (Filloux, 1990 ; 1993). Car l’individu
moderne, c’est avant tout un être capable de s’autodéterminer, un être dont le culte
« a pour premier dogme l’autonomie de la raison et pour premier rite le libre
examen » et pour lequel il faut désormais avancer des raisons à sa raison « pour
qu’elle s’incline devant celle d’autrui » (Durkheim, 1970b, p. 269). L’individualisme
moderne ne conduit donc pas nécessairement à la destruction de tout lien social pour
Durkheim qui, au contraire, ne voit pas de hiatus entre l’individu et la société. On sait
que dès l’introduction de De la division du travail social, la question centrale était
celle de savoir comment des individus fortement différenciés pouvaient encore faire
société. Et que la manière de poser la question contenait déjà en germe les termes de
la solution : « Comment se fait‑il, s’interroge Durkheim, “que tout en devenant plus
autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut‑il être
à la fois plus autonome et plus solidaire ? » (Durkheim, 2007a, p. XLIII). La solution
de cette « apparente antinomie » est fournie par le développement de la division du
travail et par la solidarité qui en résulte. Comme le souligne bien Serge Paugam,
(2007, p. 15) la division du travail, loin de constituer un obstacle à la solidarité, en est
même au contraire le fondement car en renforçant leur complémentarité, elle oblige
les hommes à coopérer et à devenir solidaires ; elle produit une solidarité sociale qui
est en même temps une solidarité morale, comme l’avait bien souligné également
Tönnies pour s’en démarquer.
On peut s’interroger sur une telle différence d’appréciation de la réalité sociale, y
voir comme Raymond Aron dans sa Sociologie allemande contemporaine,
l’expression d’une différence entre deux sociologies, française et allemande,
marquées par des styles nationaux spécifiques. Dans ce texte de 1935, que R. Aron
avait rédigé après un séjour en Allemagne, suivant d’ailleurs en cela l’exemple de
Durkheim lui‑même, l’auteur remarquait en effet à quel point les sociologies
allemande et française étaient à la fois « proches et lointaines : “proches”, car c’est la
même réalité sociale qu’elles tentent d’interpréter et “lointaines”, car “la résonance,
la valeur des termes est toute différente”. De même, écrivait‑il, “les deux termes de
civilisation et de culture, connus certes en France, n’y ont pas pris la portée de
concepts fondamentaux” ; […] la civilisation s’oppose à la culture comme les sociétés
rationnelles vieillies aux sociétés organiques jeunes, comme la science à la religion, la
technique à l’esprit. À une telle antithèse, les Français ne consentent pas et ne
peuvent consentir » (Aron, 2007, p. 133)15. Mais au‑delà du rapport ambivalent de
l’un (Tönnies) au déploiement de la raison et de l’acceptation sans partage pour
l’autre d’une rationalisation qui conduit au progrès de la civilisation, c’est aussi et
surtout une lecture différente de l’œuvre de Marx qui éclaire leur évaluation
respective de la modernité.
22
Dans le compte rendu qu’il fit de Communauté et société, Durkheim, en lecteur
perspicace, souligne que la société que dépeint Tönnies « est la société capitalistique
des socialistes » et que « l’auteur emprunte souvent à Karl Marx et à Lassalle les
sombres couleurs sous lesquelles il nous la représente16 ». Dans la monographie qu’il
consacra en 1921 à Marx, Tönnies, tout en soulignant l’originalité de sa propre
pensée, reconnaît d’ailleurs avoir été profondément influencé par le Capital de Marx
au moment où il écrivait Communauté et Société au point que l’économiste A.
23
19/11/2015 Durkheim et Tönnies : regards croisés sur la société et sur sa connaissance
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Schäffle (Schäffle, 1892), dans le compte rendu qu’il fit de l’ouvrage, n’hésita pas à
souligner chez Tönnies une forte dose de « marxomanie ». Et si on lit attentivement
le chapitre II de Communauté et société, on est surpris de constater combien les
analyses développées par Tönnies sont redevables du Livre I du Capital. Car à
travers la critique de la Gesellschaft, c’est bien la société capitaliste, que Tönnies
préfère appeler « société marchande », qui est visée (Lindenfeld, 1988).
À l’inverse de Tönnies, l’analyse des faits économiques ne semble pas apparaître
comme centrale aux yeux de Durkheim pour la compréhension des sociétés
modernes. D’ailleurs, il n’a jamais consacré, contrairement à Tönnies, d’analyse
approfondie à la pensée de Marx. On sait que ses leçons sur le socialisme, professées
de novembre 1895 à mai 1896 et dont la deuxième partie devait contenir une analyse
de Marx, ont été abandonnées par Durkheim qui préféra se lancer corps et âme dans
la grande aventure que fut la création de l’Année sociologique (Fournier, 2007). Mais
il est possible de se faire une idée de ce qu’il en pensait à travers les écrits dispersés
dont nous disposons et dont la lecture ne souffre aucune ambiguïté. Dans le compte
rendu qu’il fit en 1897 de l’ouvrage de Labriola et intitulé « Le matérialisme
historique » (Durkheim, 1970a), Durkheim, après avoir accordé à Marx que des
causes qui dépassent la conscience individuelle agissent sur elle et la déterminent,
réfute le matérialisme historique en indiquant que ces causes ne sont pas des
facteurs économiques mais résident dans ce qu’il désigne comme un substrat de la
vie sociale et qui tient principalement à la façon dont les hommes organisent leur vie
collective sur un territoire donné. Tönnies, à l’opposé, voit dans le matérialisme
historique l’un des « grands acquis de la pensée de Marx », un présupposé sur lequel
il ne reviendra pas. Dans la seconde Préface de Communauté et société, rédigée en
1912, il soutient en effet qu’il « existe un élément inhérent au socialisme
scientifique » (celui de Marx), « à savoir l’idée que les causes des mouvements
sociaux ne sont pas en premier lieu les conditions politiques, et encore moins les
tendances intellectuelles – scientifiques, artistiques, éthiques – même si celles‑là y
participent, mais au contraire les besoins matériels, les sensations et les sentiments
rudimentaires de la vie “quotidienne” économique qui varient selon les conditions
sociales de vie, c’est‑à‑dire selon les couches et les classes différentes ; et que cet
élément variable relativement indépendant a une influence décisive sur les
conditions politiques et les mouvements intellectuels dont l’action en retour le
favorise ou le freine constamment, et de toute façon le modifie de façon
significative » ( Tönnies, 2010, p. XLIV).
24
Rien de tel chez Durkheim dont on sait néanmoins qu’il ne négligera pas
l’importance du socialisme en ce qu’il y verra, sinon une théorie scientifique des faits
sociaux, du moins un objet important de la sociologie dans la mesure où les
différents socialismes seront considérés par lui comme le symptôme d’une crise,
l’expression d’un malaise suscité par un état pathologique de la société. Mais force
est de constater que ce malaise, d’où surgit le socialisme comme un cri d’appel et
comme une véritable plainte face à une situation sociale dégradée, ne se laisse pas
aisément percevoir dans son ouvrage de 1893. Les formes pathologiques de la société
moderne, les divisions qui la traversent et qui la déchirent n’apparaissent qu’à la fin
du livre, dans l’énigmatique livre III, et de façon quasiment clandestine, tout se
passant comme si mêlant ici le descriptif et le normatif, Durkheim nous avait bien
plutôt fourni un modèle idéal de la société moderne plus qu’une analyse scientifique
de ce qu’elle est en vérité. Et en effet, comme l’a bien remarqué Philippe Besnard,
« Le lecteur peut ressentir un choc […] quand il aborde le Livre III, tant il s’insère
difficilement dans le schéma d’ensemble, même s’il nous rapproche des réalités du
monde industriel du temps de Durkheim et du nôtre » (Besnard, 1993, p. 19717).La
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solidarité sociale, présupposant une harmonie entre les individus et le tout social, se
trouve rompue en effet dans ce fameux livre III pour laisser la place à une vision plus
réaliste d’une société divisée par ses conflits. Le chapitre III, La division du travailcontrainte, est à cet égard capital dans la mesure où il est centré sur le problème
crucial des inégalités et des conflits de classes. Cette division du travail contrainte,
Durkheim en distingue comme on sait deux formes. Dans la première, il s’agit de la
répartition injuste des fonctions, dans la seconde de la rétribution injuste des
fonctions occupées. Dans le premier cas, les individus sont contraints d’occuper des
fonctions inférieures ne correspondant ni à leurs aspirations ni à leurs talents, dans
l’autre des contrats injustes maintiennent ces mêmes individus dans des conditions
qui leur sont défavorables. Or, en spectateur attentif de la société, Durkheim sait bien
que, tout autant que la liberté, l’aspiration à l’égalité est devenue l’un des traits
caractéristiques des sociétés modernes, et même un impératif moral des sociétés
avancées, et que toute entrave à ce profond mouvement de démocratisation ne peut
qu’entraîner divisions et conflits ; il est bien conscient que les graves inégalités qui
divisent la société industrielle risquent de menacer la cohésion sociale et de rompre
la solidarité. Il affirme, d’une façon encore une fois étonnamment moderne, que si
toutes les inégalités ne sont pas résorbables, encore faut‑il que celles qui persistent
soit pensées comme justes si l’on ne veut pas détruire toute idée de pacte social.
Aussi, dans un article stimulant sur le livre III, Anne Rawls (2003) n’a‑t‑elle pas tort
d’affirmer que l’exigence de justice est pour Durkheim « un présupposé fonctionnel »
de la solidarité organique. Mais son raisonnement n’est pas convaincant quand,
s’inscrivant contre une interprétation qu’elle estime largement partagée, elle estime
que le livre III est en parfaite cohérence avec les livres I et II et quand elle déplore
que seule la seconde préface de 1901 vienne rendre opaque la systématicité du texte.
Nous soutenons au contraire qu’il y a une véritable rupture dans l’ouvrage de 1893
entre les livres I et II et le livre III où nous est livrée la réalité des divisions sociales.
Mais de cet écart entre modèle et réalité, Durkheim n’en tire aucune conclusion
pessimiste dans la mesure où les pathologies modernes décrites dans le livre III ne
sont que des formes anormales de la division du travail qui, ne lui étant pas
consubstantielles, sont de toute façon transitoires et destinées à disparaître.
Durkheim ne doute pas en effet à cette époque qu’une fois éliminés les obstacles qui
gênent la spontanéité de la division du travail, il se produira un ajustement des
fonctions qui restaurera l’harmonie du tout. Aussi peut‑on parler d’une vision
optimiste de la logique de la modernité chez le jeune Durkheim qui, à l’inverse de
Tönnies, ne croit pas que la société moderne soit par essence une société marquée
par les confits.
La confrontation entre Communauté et société (1887) et De la division du travail(1893) nous livre donc deux évaluations opposées de la modernité. Tönnies,
fortement influencé par Marx, a vu dans le passage de la Gemeinschaft à la
Gesellschaft l’avènement progressif d’un système capitaliste dont la vocation est de
se répandre et de se généraliser (Inglis, 2009) ; Durkheim y a surtout vu une logique
d’autonomisation des individus par rapport à tous les cadres traditionnels requérant
de penser le lien social sous une forme renouvelée. Ils décrivaient cependant l’un et
l’autre deux logiques complémentaires de la réalité de nos sociétés modernes : la
mondialisation d’un capitalisme avancé qui aurait désespéré Tönnies ; une
individualisation de plus en plus poussée qui, conduisant à une
désinstitutionalisation croissante, aurait affolé Durkheim18. S’opposant au
révolutionarisme de Marx, ils ont pensé tous deux qu’il était possible de réformer la
société19 : l’un, partagé entre nostalgie et fatalisme, a cru qu’il était possible, en
revivifiant les espaces communautaires encore présents en elle et en luttant contre
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les injustices sociales, de resserrer les liens entre les membres de la collectivité ;
l’autre, prenant acte de l’avènement de l’individu moderne, s’est efforcé, malgré un
pessimisme croissant (Besnard, 1987 ; Hawkings, 1977) de repenser les termes d’une
nouvelle solidarité et de conjurer la montée des individualités. L’un et l’autre,
profondément concernés par les problèmes sociaux de leur temps, nous ont transmis
une question qui reste encore d’une brulante actualité : à quelles conditions une
société est‑elle possible ?
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Notes
2 . Comme le souligne A. Giddens (Giddens, 1970, p. 171), il faut distinguer deux périodes
dans le travail de recensions effectué par Durkheim : une première période qui débute dans le
milieu des années 1880 et qui se termine en 1893 par la parution de De la division du travail
social et celle qui s’inaugure à partir de la création de l’Année sociologique (1898).
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3 . Ici, p. 217.
4 . Ici, p. 217.
5 . Wesenwille dans le texte original.
6 . Kürwille en allemand.
7 . Ici, p. 218.
8 . À propos de la communauté, Tönnies écrit en effet : « Son développement tout entier est
un rapprochement progressif vers la société ; mais d’autre part la force de la communauté,
quoique diminuant, se maintient dans l’époque de la société et y reste une réalité de la vie
sociale (Tönnies, 2010, p. 163).
9 . C’est une certaine lecture que je propose ici à partir des textes de Tönnies car il est évident
que ce dernier ignorait tout de l’individualisme méthodologique, bien qu’il soit possible à mon
sens de le lire à partir de ce point de vue. La probité m’impose cependant de préciser que la
position de Tönnies ne se réduit pas à certaines versions de l’individualisme méthodologique
aujourd’hui bien connues. Appréhender la position de Tönnies sous le terme
« d’individualisme méthodologique », c’est souligner combien pour lui, contrairement à
Durkheim, l’action individuelle est centrale dans l’explication des phénomènes sociaux bien
qu’il soit loin de considérer ces derniers comme les simples produits émergents des actions
individuelles. La probité m’impose aussi de ne pas omettre le fait que certains interprètes
autorisés de Tönnies s’inscrivent en faux contre une telle interprétation. Comparant Weber à
Tönnies, N. Bond n’hésite pas à affirmer que son insistance sur la validité du matérialisme
historique hérité de Marx conduirait Tönnies au rejet de tout individualisme méthodologique
(Bond, 2012, p. 36). On peut certes accorder qu’il existe une tension (pour ne pas dire plus)
entre ce matérialisme, bien analysé par R. Boudon (2012), et l’idée d’une causalité de l’action
individuelle dans l’histoire. Il reste cependant que Tönnies a toujours pris soin de ménager
une « action en retour » des phénomènes intellectuels et moraux sur les conditions matérielles
d’existence (2010, p. XILV) et de souligner la réalité d’une causalité qui leur est propre (2012,
p.159) libérant ainsi une certaine marge de manœuvre à l’action individuelle. Il est vrai que
l’admiration de Tönnies pour Marx le conduit à certaines ambiguïtés (et même à certaines
inconséquences, surtout quand est évoquée l’idée de superstructure) mais pourquoi ne pas
tenir compte des textes (nombreux et sans équivoque) qui militent dans un sens contraire et
ne pas prendre Tönnies au mot quand il affirme que dans « l’observation de la vie sociale »,
nous n’avons affaire « qu’à des individus » ? C’est d’ailleurs ce qui explique l’interrogation
constante de Tönnies concernant le type d’existence susceptible d’être attribué aux différentes
entités sociales telle qu’une société par actions, une assemblée, une église, un État etc., comme
l’a bien souligné W.J. Cahnman (Cahnman, 1970, p. 261).
10 . Ici, p. 220.
11 . Ici p. 216.
12 . Nous limitons ici notre analyse aux positions développées par les deux auteurs dans leurs
travaux de jeunesse, à savoir Communauté et société pour Tönnies et De la division du travailsocial, en évitant de prendre position
sur la question d’une éventuelle évolution ou d’un quelconque infléchissement dans les
travaux de la maturité.
13 . C’est la raison pour laquelle la dynamique de la modernité est également aux yeux de
Tönnies un processus conduisant à la laïcisation du monde. Dans son ouvrage de 1922, Kritikder öffentlichen Meinung, Tönnies n’hésite pas à parler « d’auto‑désagrégation du
christianisme » (2012, p. 738).
14 . Une opposition qu’il maintiendra encore en 1922 dans sa Critique de l’opinion publique(2012, p. 311).
15 . Voir aussi sur ce point, G. Merlio (1996) et A. Berlan (2006).
16 . Ici, p. 215. Curieusement Tönnies lui‑même, à propos de Marx cette fois, utilisera la
même expression dans sa biographie : Il (Marx) « décrit sous un jour sombre la situation et
l’avenir de la classe ouvrière » (2012a, p. 45).
17 . Philippe Besnard poursuit : « Durkheim n’est visiblement pas à l’aise dans cette partie
finale de son livre, très courte par rapport aux deux précédentes et aussi bien moins élaborée.
Il en minimise d’avance la portée en indiquant que « l’étude des formes déviées » n’a pour but
que de « mieux déterminer les conditions d’existence de l’état normal ». Et surtout, sentant
bien qu’il s’aventure sur un terrain dangereux pour la cohérence de sa thèse,
19/11/2015 Durkheim et Tönnies : regards croisés sur la société et sur sa connaissance
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il affiche d’emblée un optimisme de façade en qualifiant d’ « exceptionnelles » ces formesanormales tout en ajoutant aussitôt qu’il va parler de celles qui « sont les plus générales et lesplus graves ». Cette étrange généralité de l’exceptionnel chez un auteur peu coutumier de telsdérapages de plume trahit assez son embarras » (1993, pp. 197‑198).
18 . Il est intéressant à cet égard de lire l’article que l’insatiable critique de la « sociétéliquide », Zygmunt Bauman (2005), lui consacre et qui constate l’incroyable distance quisépare la réalité de notre société de celle que connaissait Durkheim.19 . Certains interprètes ont pu voir dans le réformisme de Tönnies le signe d’une évolution desa pensée et l’indice du fait qu’il aurait abandonné toute nostalgie à l’égard de la Gemeinschaftpour se concentrer uniquement sur les problèmes internes à la société (Arthur Mitzman,1971) ; il reste cependant, comme le souligne bien Christopher Adair‑Toteff, que l’idée deGemeinschaft continue d’être pour lui l’idée régulatrice de son activité réformatrice.
Pour citer cet article
Référence électroniqueSylvie Mesure, « Durkheim et Tönnies : regards croisés sur la société et sur saconnaissance », Sociologie [En ligne], N°2, vol. 4 | 2013, mis en ligne le 25 septembre 2013,consulté le 16 novembre 2015. URL : http://sociologie.revues.org/1810
Auteur
Sylvie Mesure
mesure.sylvie@wanadoo.frDirectrice de recherche au CNRS Groupe d’Étude des Méthodes de l’Analyse Sociologiquede la Sorbonne (GEMASS) – 190 avenue de France – 75648 Paris cedex 13
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