allaitement, mise en nourrice et mortalité infantile en france a la fin du xixe siècle

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Allaitement, mise en nourrice et mortalité infantile en France a la fin du XIXe siècle Author(s): Catherine Rollet Source: Population (French Edition), 33e Année, No. 6 (Nov. - Dec., 1978), pp. 1189-1203 Published by: Institut National d'Études Démographiques Stable URL: http://www.jstor.org/stable/1531965 Accessed: 22/01/2010 06:17 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ined. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Institut National d'Études Démographiques is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Population (French Edition). http://www.jstor.org

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Allaitement, mise en nourrice et mortalité infantile en France a la fin du XIXe siècleAuthor(s): Catherine RolletSource: Population (French Edition), 33e Année, No. 6 (Nov. - Dec., 1978), pp. 1189-1203Published by: Institut National d'Études DémographiquesStable URL: http://www.jstor.org/stable/1531965Accessed: 22/01/2010 06:17

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Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained athttp://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ined.

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Institut National d'Études Démographiques is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend accessto Population (French Edition).

http://www.jstor.org

ALLAITEMENT, MISE EN NOURRICE

ET MORTALITE INFANTILE EN FRANCE

A LA FIN DU XIXe SIECLE

L'e'tude de l'allaitement au sein, de sa frequence et de sa duree en France a la fin du xixe siecle semblerait a premiere vue constituer un passe-temps pour erudits. II n'en est rien. Pour trois raisons au moins, il est important de connaltre les conditions d'existence des nouveau-nes. Tout d'abord l'allai- tement permet d'espacer les naissances; ensuite la baisse de la mortalite infantile ne saurait s'expliquer independamment de l'alimentation des jeunes enfants. Enfin, plus generalement, l'allaitement au sein developpe un lien entre l'enfant et sa mere dont les psychanalystes ou les historiens tels P. Aries discutent l'importance et l'evolution.

L'un des temps forts de l'histoire de l'allaitement se produit au moment de la revolution pasteurienne. Catherine ROLLET, assistante a l'Universite de Paris-V, grace a des sources peu connues, se penche sur cette epoque et montre notamment que l'allaitement au sein etait deja tres inegalement pratique avant la decouverte de Pasteur.

L'allaitement L'examen attentif de la baisse de la mortalite des enfants proteges. infantile a partir du xixe siecle indique qu'une

proportion non negligeable d'enfants etaient nourris artificiellement bien avant la vulgarisation des procedes de steri- lisation et de conservation des laits animaux (1).

(1) Le probleme a ete souleve au Ve Colloque national de Demographie du CNRS sur l'analyse demographique et ses applications (Paris, 20-22 octobre 1975): Catherine Rollet, La mortalite infantile en France au XIXe siecle, importance du mode d'alimentation, pp. 49-75.

Population, n? 6, 1978.

ALLAITEMENT, MISE EN NOURRICE

Les sources statistiques que nous avons utilisees resultent de 1'application de la loi du 23 decembre 1874, qui institue une veritable protection des enfants du premier age. Tout enfant age de moins de deux ans qui est << place moyennant salaire en nourrice hors du domicile de ses parents, devient par ce fait l'objet d'une surveillance de l'autorite publique... >. Cette loi exige notamment des nourrices certaines garanties, leurs nourrissons sont visites par des medecins qui peuvent au besoin les retirer des mains de leur nourrice. Les parents sont tenus de declarer le placement de leur enfant en nourrice.

La loi prevoit en outre l'etablissement de statistiques portant sur le mouvement des enfants proteges (inscriptions, retraits, deces, etc.) et l'inscription des nourrices. A la fin du siecle, les statistiques sont suffi- samment fiables pour permettre d'etudier, par departement, le mode d'alimentation des enfants proteges au moment de leur placement (2).

La carte 1 represente, par departement, pour la periode 1898-1900, la proportion des enfants nourris au sein au moment de leur placement parmi l'ensemble des enfants proteges.

Au nord d'une ligne passant par Nantes, Poitiers, Montlugon, Lyon et Chambery, la majeure partie des nourrissons sont nourris autrement qu'au sein, notamment en Normandie, dans le Bassin Parisien et l'Est de la France. Seule, la Bretagne fait exception. Au contraire, les enfants places dans les departements situes au Sud de cette ligne sont plus frequemment nourris au sein. Dans le Sud mediterraneen surtout, c'est le sort de la quasi-totalite des nourrissons proteges.

Cette carte de la frequence de l'allaitement des enfants proteges divisant la France en deux est-elle le reflet relativement fidele de la frequence generale de l'allaitement a cette epoque ? C'est ce que nous allons chercher a montrer en repondant a plusieurs objections fonda- mentales.

D'abord, il est evident que cette carte ne peut etre que le reflet deforme de la frequence reelle de l'allaitement au sein puisque la cate- gorie d'enfants etudies (11 % des naissances en 1898) presente des caracteristiques tres specifiques: proportion non negligeable de pupilles de l'Assistance publique (10 % environ en 1898), fort taux d'illegitimite (30 % en 1898) et nombre important d'enfants originaires du departe- ment de la Seine (25 % en 1898). Vu leur specificite, ces enfants proteges n'ont evidemment pas les memes chances d'etre nourris au

'2) Ministere de 1'Interieur, Direction de 1'Assistance et de 1'Hygiene publique, Bureau des Services de l'Enfance, Statistique du Service de la Protection des Enfants du premier Age pendant l'annee 1897, Melun, 1900; Enfants admis pendant I'annee... 1897 a 1906, Melun, 1901 a 1910.

1190

ET MORTALITE INFANTILE

0 - 25 %

I:' 25 - 50 %

50 - 75 %

&SA 75 - 100 %

W Lacune

Carte 1. - Enfants proteges nourris au sein 1898-1900. France 38 /o.

sein que les enfants eleves chez leurs parents, d'autant plus precis6ment qu'ils viennent en concurrence avec l'allaitement du dernier-n6 de la nourrice, le frere de lait.

Par ailleurs, l'indice utilise est tres imparfait puisqu'il represente la frequence de l'allaitement au moment du placement, c'est-a-dire a un age qui varie pour chaque enfant. Ainsi, en 1898-1901, l'age moyen a la mise en nourrice est de 3 mois mais 7 a 8 % des enfants sont places pour la premiere ou la deuxieme fois a plus d'un an.

La premiere objection a notre proposition tient a la frequence de la mise en nourrice: si la proportion des nourrissons allaites est si faible dans le Nord de la France, c'est justement parce que l'accueil des nour- rissons est plus frequent dans cette region. La carte 2 represente le nombre d'enfants proteges pour 100 naissances dans chaque departement pour la periode 1898-1900; elle permet ainsi de mesurer le poids des nourrissons pour les regions d'accueil. Remarquables sont les deux grandes zones de mise en nourrice autour de Paris d'une part, de Lyon et Marseille de l'autre. Quelques departements isoles accueillent par ailleurs les enfants de Bordeaux, Toulouse, Rouen et Caen.

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ALLAITEMENT, MISE EN NOURRICE

0 - 10 %

I" - 10 - 20 %

F 20 - 30 %

iX 30 % +

W Lacune

600 78

Carte 2.- Enfants proteges pour 100 naissances 1898-1900. France 12 /%.

On observe des discordances importantes entre les cartes 1 et 2. Ainsi, les departements du Nord et de 1'Est du pays recoivent relativement peu de nourrissons. Cependant, la frequence des enfants proteges nourris au sein n'est pas plus elevee que dans certains departements du Bassin Parisien. Dans le Sud-Est au contraire, la venue d'un grand nombre de nourissons ne va pas de pair avec un allaitement au sein moindre, bien au contraire.

En somme, le mode d'allaitement des enfants proteges parait tenir davantage aux coutumes locales et regionales en usage dans les contrees ou ils sont places qu'a l'importance des nourrissons etrangers par rapport aux nouveau-nes << indigenes >>. En Normandie, par exemple, les etrangers seraient systematiquement nourris artificiellement parce que ce mode d'alimentation est bien connu des meres et que du lait animal est dispo- nible. Dans le Sud-Est, au contraire, prevaut l'alimentation au sein car c'est la seule pratique connue des meres, qu'elles soient nourrices ou non.

La deuxieme objection tient a la concurrence evoquee plus haut entre le nourrisson et son frere de lait. On pourrait retorquer en effet que la carte 1 represente l'inverse de la realite: quelle que soit la

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ET MORTALITE INFANTILE

frequence des nourrissons, les meres, dans tout le Nord du pays pour des raisons culturelles par exemple, allaitent toutes leur propre enfant au detriment du nourrisson. Au Sud, en revanche, les enfants seraient effectivement freres de lait, a moins que les meres sevrent de bonne heure leur propre enfant et le mettent au biberon.

L'allaitement des enfants Pour prouver que le raisonnement pre- au moment de leur deces cedent n'est pas exact, nous avons utilise

en 1907-1910. la statistique, malheureusement plus tar- dive, des dec's d'enfants ages de moins

d'un an par mode d'alimentation en 1907-1910 (3). L'interpr6tation de ces chiffres peut se faire de la maniere suivante:

on sait que la mortalite des enfants nourris au biberon est nettement plus forte a cette epoque que celle des enfants allaites (le rapport est de 1 a 3 a Paris par exemple dans les annees 1885 et diminue avec l'usage de

TABLEAU 1

Drcis avant un an Population a Q a Repartition des la naissance Qo = 100 p. 1 000 au sein decs en %

Qo = 300 p. 1 000 artificiel

20 % au sein 2 8 80 % artificiel 24 92

30 % au sein 3 13 70 % artificial 21 87

40% au sein 4 18 60 % artificiel 18 82 50 % au sein 5 25 50 % artificiel 15 75 60 % au sein 6 33 40 % artificiel 12 67 70 % au sein 7 44 30 % artificiel 9 56 80 % au sein 8 57 20 % artificiel 6 43 90 % au sein 9 75 10 % artificiel 3 25 95 % au sein 9,5 86

5 % artificiel 1,5 14

(3j Statistique Generale de la France, Statistique du Mouvement de la Popu- lation, nouvelle s6rie, tome I, annees 1907 a 1920, Paris, 1912, tableau LIII, pp. 246-247.

9

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ALLAITEMENT, MISE EN NOURRICE

la sterilisation sans toutefois que la difference disparaisse). Si l'on observe des proportions tres importantes d'enfants nourris au sein au moment du deces (superieures a 75 % par exemple), cela veut dire que la quasi- totalite des enfants etaient soumis a ce mode d'alimentation. Inversement, une proportion tres faible d'enfants allaites (inferieure a 20 %) indique qu'une partie importante des enfants etait nourris artificiellement. On peut resumer cette interpretation en construisant un tableau (tableau 1) fonde sur les hypotheses suivantes:

- si 1'enfant est nourri au sein, il l'est au moins jusqu'a un an; - si l'enfant est nourri artificiellement, ce mode d'alimentation

commence des sa naissance. Ce tableau permet de << remonter >> des frequences observees du

mode d'alimentation pour les enfants d6ecdes a celles pour l'ensemble des enfants.

En se fondant sur cette interpretation, la correspondance entre la carte de l'allaitement au moment du d6ces (carte 3) et la carte 1 est tres nette. Une discordance apparait cependant: les deux departements du

Carte 3. - Enfants nourris au sein au moment du deces (0/o) 1907-1910. France 55 ?/o.

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ET MORTALITE INFANTILE

Rhone et de la Loire font partie en 1907-1910 de la zone de fort allaitement au sein alors qu'en 1898-1900, ils constituent une enclave de moindre elevage au sein. Faut-il mettre en doute la qualite des statistiques a l'une ou l'autre des dates ou aux deux ? En 1907-1910, on compte une proportion anormalement elevee de bulletins de dec's sans mention du mode d'alimentation dans ces deux departements (25 % dans le Rhone et 16 % dans la Loire contre 12 % dans l'ensemble de la France).

En dehors de cette exception, on retrouve presque exactement la coupure evoquee plus haut entre le Nord et le Midi. Les departements de Basse et Haute-Normandie se distinguent par leurs tres faibles pro- portions d'enfants nourris au sein avant leur deces.

Confirmation de cette geographie La pratique de l'allaitement arti- de la pratique de l'allaitement ficiel est bien un phenomene par des temoignages de l'epoque. regional. Nous disposons de

quelques temoignages plus an- ciens, anterieurs a la revolution pasteurienne, qui confirment cette analyse. Villerme, dans un article paru en 1838 sur << la mortalite des enfants trouves consideree dans ses rapports avec le mode d'allaitement >, indique qu'a Lyon les enfants sont confies a des nourrices qui les elevent << tou- jours au sein >>; ceux de Reims << sont allaites au biberon ou au petit pot >>; enfin, les Parisiens, envoyes souvent tres loin, sont << leves generalement au sein >> (4)

L'allaitement artificiel en Normandie est sans doute une pratique ancienne, objet d'etudes serieuses vers le milieu du xIxe siecle. D'apres le docteur Lemonnier,

<< La nourriture au petit pot, si malheureusement repandue dans l'ancienne Normandie, se faisait d'abord au moyen d'un petit pot en fer-blanc. Depuis longtemps on a substitue a ce petit pot un biberon en etain dont on garnit le bout avec un chiffon.

Ce biberon est rempli soit de lait de chevre, ordinai- rement tres mal nourrie, soit, et c'est ce qui arrive le plus ordinairement, de lait de vache coupe avec une mauvaise eau puisee dans la mare voisine, et il est maintenu sur des cendres chaudes jusqu'a ce qu'il ait ete vide.

(4) Villerme: De la mortalite des enfants trouves consideres dans ses rapports avec le mode d'allaitement, et sur l'accroissement de leur nombre en France, Annales d'hygiene publique et de medecine legale, XIX, 1838, pp. 39-47.

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Souvent des le premier mois la nourrice donne a 1'enfant de la bouillie de ble, et meme de la grosse soupe, pour remplacer le lait qui lui coute plus cher. > (5)

Une etude statistique sur le mode d'alimentation des enfants nes en 1865 dans le departement du Calvados confirme ce temoignage (tableau 2). Le docteur Denis-Dumont indique que parmi les 9 611 enfants nes cette annee, 6 407 ont ete eleves au sein et 3 204 au biberon, soit le tiers (6).

De meme, l'allaitement artificiel dans les grandes villes industrielles du Nord est une pratique bien connue des contemporains et la guerre contre le fameux biberon a long tube a dure jusqu'a la fin du xIxe siecle dans toute cette region (aussi bien a Lille qu'a Reims et a Paris). A Lille en 1877, 50 % des meres allaitaient leur enfant, proportion con- testee par les medecins qui la jugeaient moindre (7).

Au contraire, des enquetes faites au cours des annees 1874-1875, au moment justement de l'elaboration de la loi sur la protection des enfants du premier age, il ressort que l'allaitement maternel etait la regle et que sa duree etait longue dans tout le sud du pays (tableau 3 (8)).

Essai d'explication. En somme, c'est dans la France industrielle, plus riche, plus instruite aussi que s'est repandue

la pratique de l'allaitement artificiel, avec ses consequences sur la mortalite infantile au cours de la seconde moitie du xIxe siecle.

Plusieurs raisons peuvent expliquer l'abandon plus rapide et massif de l'allaitement au sein dans le nord du pays.

La premiere est liee au changement des conditions du travail des femmes. Eloignees du domicile par le travail dans les manufactures ou

(5) M. Boudet, Discussion sur la mortalite des enfants, Bulletin de l'Aca- demie de Medecine, XXXII, 1866-1867, pp. 267-286.

(6) Docteur Denis-Dumont: Memoire relatif a l'influence de 1'allaitement artificiel dans le departement du Calvados. Bulletin de l'Academie de Medecine, XXXII, 1866-1867, pp. 716-718.

(7) Voir Aline Lesaege-Dugied, La mortalite infantile dans le departement du Nord de 1815 a 1914, dans L'Homme, la vie et la mort dans le Nord au XIX' siecle, Universite de Lille III, 1972, pp. 79-137.

(8) Lot: Conseil d'hygiene, 1874, reffrence citee par A.M. Liebaert, La mortalite a Cahors au xIxe siecle et au debut du xxe siecle, 1973, Micro6ditions universitaires, AUDIR 78, 94468, 1973, p. 104.

Gironde: M. Bulard, Rapport sur 1'enquete relative a l'education premiere de l'enfance, Travaux du Conseil d'Hygiene publique de la Gironde, 1874, Bordeaux, XVI, 1875, pp. 250-258.

Haute-Vienne: Bulletin du Conseil departemental d'Hygiene de la Haute- Vienne (Rapport 1873-1874), pp. 143-149, Limoges, 1875.

Creuse: A.D. Creuse, 5 M 42. Ces deux dernieres references sont citees par Alain Corbin, Archaisme et

modernite en Limousin au xix' siecle, 1845-1880, Paris, 1975, p. 93.

1196

ET MORTALITE INFANTILE

TABLEAU 2. - MODE D'ALIMENTATION ET MORTALITE DES ENFANTS NES EN 1865 DANS LE DEPARTEMENT DU CALVADOS

Enfants Taux Mode Deces de mortalite

d'alimentation nombre %infantile absolu (p. 1 000)

Sein 6407 66,7 698 108,9 Artificiel 3 204 33,3 986 307,7

Ensemble 9611 100,0 1684 175,2

TABLEAU 3. - DUREE DE L'ALLAITEMENT DANS QUELQUES DEPARTEMENTS

Ann6e de Ann'eq

de Departement Duree de l'allaitement

l'enqu6te

1874 Lot 1 an environ

1874 Gironde 1 an environ quelques cantons: 10 a 12 mois

26 : 12 mois 1 " :13 t

2 " :14 . 3 :15 "

9 "t :12 a 15 mois 1873-1874 Haute-Vienne 2 ans environ dans les campagnes

arrondt de Bellac : 1 an environ " de Rochechouart: 12 a 15 mois dans les villes 15 a 20 mois dans les campagnes

1974 Creuse 16 mois environ

accaparees a la maison par un travail artisanal, un grand nombre de meres ont du renoncer a allaiter leur enfant: des deux solutions pos- sibles (9, placement en nourrice ou alimentation au biberon ou au petit pot par une voisine ou une parente (grand-mere, tante, sceur de l'enfant), il semble que les meres actives (non-agricoles) de ces regions ont progres- sivement renonce a la mise en nourrice et prefere la deuxieme solution. II est frappant de constater qu'en dehors de Paris, toutes les grandes villes industrielles du nord du pays envoient relativement peu d'enfants

(9) Les creches ne se sont reellement developpees que dans le dernier quart du XIXe siecle. A Lille, la premiere est fondee en 1871; a Paris, il existe 38 creches en 1887, comprenant 1 366 berceaux; 39 autres sont fondees de 1888 a la guerre de 1914. Moins de 3 % des enfants nes en 1886-1890 sont places en creche, 5 % en 1906-1910.

1197

ALLAITEMENT, MISE EN NOURRICE

TABLEAU 4. - NOMBRE D'ENFANTS MIS EN NOURRICE HORS DE LA VILLE POUR 100 NAISSANCES (1 887-1888)

Paris 29,3 Lyon 47,9 Rouen 11,7 St-Etienne 24,1 Le Havre 7,9 Nantes 17,9 Roubaix 5,8 Toulouse 15,1 Lille 2,8 Marseille 14,3

Bordeaux 9,6

en nourrice en dehors de la ville dans le dernier quart du XIXe siecle (tableau 4 (10))

La plus grande facilite de se procurer du lait animal nous parait etre la deuxieme condition du developpement plus precoce et massif de l'allaitement artificiel dans le nord de la France. Deux grandes regions fournissent les quatre-cinquiemes (79 %) de la production du lait en 1902: le nord d'une ligne Charentes-Ardennes d'une part, 1'ensemble forme par les regions volcaniques du Massif Central, le Jura et la Savoie d'autre part (11). L'levage bovin n'est pas inexistant dans le Midi, sauf dans la region m6diterraneenne, mais la tres faible commercialisation du lait ne permet pas aux femmes qui en auraient besoin, notamment en ville, d'en acheter facilement. Aussi dans ces regions les meres sont-elles < obligees >> en quelque sorte de nourrir au sein peut-etre d'ailleurs trop exclusivement et trop longtemps. Cet argument cependant n'est pas suffisant car il est possible aussi, comme le suggere l'exemple normand, que le lait, principale source des rentrees monetaires, n'ait pas ete aussi largement utilise a des fins domestiques qu'on le croit. Aussi dans ces regions pourtant productrices de lait n'est-il pas rare de voir mentionnees ces fameuses bouillies preparees sans une goutte de lait. Enfin, un des signes de la < modernite >, par imitation de modeles culturels de la bourgeoisie, parait etre, avec un siecle de decalage, l'abandon de I'allai- tement au sein dans des couches importantes de la population, notamment urbaines. S'il est vrai que les elites sont progressivement revenues vers l'allaitement au sein (12), ce mouvement ne doit pas masquer le fait, beaucoup plus massif, de labandon de cette pratique par des couches sociales nouvelles.

(10) Statistique sanitaire des villes de France et d'Algerie, annees 1887-1888. (11) Histoire de la France rurale de 1789 a 1914, Paris, 1976, pp. 446-447. (12) Ce mouvement d'ailleurs a sans doute ete tres long, beaucoup plus long

que ne le decrit Edward Shorter dans son livre Naissance de la famille moderne, Paris, 1977, au chapitre V, Mere et nourrissons , pp. 208-253. Un certain nombre de critiques concerrant ce chapitre sont d'ailleurs apportees par George D. Sussman, The End of the West-nursing business in France, 1874-1914, Journal of Family History, vol. 2, n? 3, 1977, pp. 237-258, article qui m'est parvenu a la fin de la redaction de cette note.

1198

ET MORTALITE INFANTILE

L'exemple du Pas-de-Calais est, a cet egard, bien significatif. L'au- teur d'une etude sur la mortalite infantile dans ce departement (13 constate:

<< Le mode d'elevage varie avec les populations. La partie aisee de la population avait deserte l'allaitement au sein, elle y revient incontestablement. Par contre, les populations agricoles operent un mouvement inverse, elles se detachent de l'allaitement au sein pour faire de l'ali- mentation artificielle. La raison ? C'est que la mere- nourrice n'a pas l'entiere liberte de son temps et de ses mouvements, et les meres au village vont au biberon avec une securite absolue, parce que, disent-elles: < Elles ont le bon lait >>.

< Dans la region houillere, l'allaitement au sein est predominant [93 % d'enfants allaites au sein dans la region de Bethune]... De meme la population maritime conserve tout son attachement pour l'allaitement au sein... >>

Trois comportements sont juxtaposes et representent d'ailleurs l'evo- lution historique de l'attitude a l'egard de l'allaitement (14): les femmes de mineurs et de marins conservent un comportement traditionnel lie notamment au fait qu'elles ne travaillent pas. Le second groupe comprend les femmes de milieu rural qui, pour leur travail et pour des raisons culturelles, abandonnent progressivement l'allaitement au sein. Enfin, minoritaires dans le departement, les couches aisees redecouvrent cette pratique.

La situation actuelle de 1'allaitement, avec naturellement des diffe- rences importantes quant a la duree et aux methodes utilisees, prolonge parfaitement cette evolution. Ce sont les femmes des milieux sociaux privilegies et les immigrees qui pratiquent le plus l'allaitement au sein. Les femmes actives allaitent autant, sinon plus que les autres. Enfin, la repartition geographique nouvelle (a l'est d'une ligne Calais-Marseille, les femmes allaitent plus frequemment leur enfant) illustre les changements d'une France ou le dynamisme se joue a l'est (15)

(13) M. Henry, La lutte sociale contre la mortalite infantile dans le Pas-de- Calais et le Nord. La statistique de la mortalite infantile dans le Pas-de-Calais, Alliance d'hygiene sociale, Bordeaux, 1904, pp. 21-48.

(14) Voir notamment Luc Boltanski, Prime education et morale de classe, Paris, 1969, p. 63 et la conclusion.

(15) Ces constatations proviennent de deux enquetes recentes sur les nouveau- nes:

- INSERM, enquete sur 10 000 naissances en 1972, C. Rumeau-Rouquette, M. Deniel, L'allaitement maternel au cours de la periode neonatale, Archives francaises de Pediatrie, 34, 1977, pp. 771-780.

- INED, enquete sur 2 000 naissances en 1973, Alain Monnier La nais- sance d'un enfant, INED, 1977, pp. 42-44. Je remercie Alain Monnier des donnees inedites qu'il a bien voulu me communiquer.

1199

ALLAITEMENT, MISE EN NOURRICE

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602 78

Carte 4. - Quotient de mortalit6 infantile total 1901-1905. France 139 p. 1 000.

Consequences Contrairement a la situation actuelle sur la mortalite des enfants. en France, le mode d'alimentation

parait discriminant et explique a la fois .l'evolution et la geographie de la mortalite des enfants jusqu'au debut du xxe siecle. Bien sur, les autres facteurs (mise en nourrice, illegitimite) interferent egalement, mais toujours en relation avec le facteur alimentaire.

Comparons les cartes de l'allaitement (cartes 1 et 3), de la mise en nourrice (carte 2) a celles de la mortalite infantile (carte 4) et enfantine (carte 5).

Jusqu'a la fin du xixe siecle, la mortalite infantile est specialement elevee dans deux vastes zones, la premiere couvrant le nord de la France, de la Haute-Normandie a la Lorraine, la seconde s'etendant sur le Midi (Savoie, Lyonnais, Dauphine, Provence, bordure sud et est du Massif Central). La mortalite entre 1 et 5 ans est surtout elevee dans l'ensemble des departements mediterraneens.

1200

ET MORTALITE INFANTILE

Carte 5.- Taux de mortalite des gar;ons a 1-4 ans (p. 1 000) 1901. France 169 p. 1 000.

On doit remarquer que le seul critere de la frequence de l'allaitement, sans consideration de sa duree, et donc de l'age au sevrage, est insuffisant. II semble bien en effet que l'age tardif au sevrage d'un enfant et souvent de deux nourris jusque-la exclusivement au sein puisse expliquer, avec les facteurs climatiques, la surmortalite infantile et enfantine du Midi mediterraneen (16)

Ainsi, l'allaitement au sein aurait joue de deux manieres: - Dans le nord du pays, sa faible frequence et sa courte duree,

aurait provoque, conjointement avec la forte mise en nourrice dans certains departements, une surmortalite infantile des les premiers mois de la vie. C'est seulement avec l'usage de la sterilisation et de laits de bonne qualite que cette surmortalite exogene de la premiere annee disparait.

- Dans le Midi mediterraneen, en revanche, la surmortalite des enfants, d'origine exogene elle aussi, touche des enfants plus ages,

(16) Voir J.N. Biraben et L. Henry, La mortalite des jeunes enfants dans les pays mediterraneens, Population, n? 4, 1957, pp. 615-643.

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ALLAITEMENT, MISE EN NOURRICE

nourris exclusivement au sein. C'est au cours de la periode du sevrage, tardif, que les enfants, souvent en concurrence, risquent de mourir de diarrhees, gastroenterites (17). L'absence d'une nourriture adaptee a des enfants ayant deja atteint quelques mois rend ceux-ci particulierement vulnerables a des conditions climatiques difficiles.

On peut dire alors que d'un c6te, c'est l'absence d'allaitement maternel qui fait courir des risques a 1'enfant (le contenu du biberon est insuffisant ou porteur de germes et le biberon lui-meme vehicule quantite de microbes) et que de l'autre, son usage trop exclusif et tardif (insuffisance progressive du lait maternel du point de vue nutritionnel) est lui aussi cause de surmortalite. Dans le deuxieme cas, les progres techniques n'ont pas joue et le Midi mediterraneen parait, jusqu'a une

epoque plus tardive, representer un modele ancien de mortalite.

En revanche, tout l'ouest de la France, des avant Pasteur, parait ben6ficier de toutes les conditions favorables a une moindre mortalit : faible mise en nourrice, allaitement au sein frequent, et introduction progressive d'autres nourritures.

Catherine ROLLET Universite Rene-Descartes

(17) La mortalite par diarrhee pour les jeunes ages de 1 a 19 ans est significativement beaucoup plus elevee dans toutes les villes du midi de la France:

TAUX DE MORTALITE PAR DIARRHEE (P. 1 000) A 1-19 ANS (1887-1891)

Villes Taux Villes Taux

Paris 3,8 Rennes 3,7 Lyon 2,4 Tours 1,8 Bordeaux 4 Marseille 9,4 Lille 7,2 Toulon 8,5 Nantes 4,6 Montpellier 19,4 St-Etienne 3,9 Perpignan 10,3 Rouen 6 Beziers 9,7 Nancy 5,3

Source : Statistique sanitaire des villes de France et d Algerie, annees 1887-1891.

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RESUME - SUMMARY - RESUMEN 1203

ROLLET Catherine. - Allaitement, mise en nourrice et mortalite infantile en France a la fin du XIX' siecle.

Par des sources administratives, on connait pour la France des annees 1890- 1910 le mode d'allaitement des enfants mis en nourrice d'une part, decedes avant l'age d'un an d'autre part. Cela permet de dresser une carte du mode d'allaitement en France a cette epoque, le plus souvent au lait animal au Nord de la Loire, au sein dans le Midi m6diterraneen. Les raisons de ces fortes dispa- rites r6gionales sont h chercher dans l'implantation industrielle et les emplois feminins qui en resultent d'une part, dans la geographie de l'elevage d'autre part. Elles eurent d'importantes consequences sur la mortalite infantile, forte avant Pasteur dans les regions d'allaitement artificiel, mais forte aussi dans celles a sevrage tardif.

ROLLET Catherine. - Infant feeding, Fostering and Infant Mortality in France at the end of the 19th century.

Administrative records in France provide information for the period 1890- 1910 of the method of feeding of infants fostered in France, and of those who died before their first birthday. This information makes it possible to construct a map of feeding practices in France at that time. North of the Loire, animal milk was mainly used, but in the South of France, human milk was used. These regional differences are due to differences in industrial conditions in different parts of France leading to differing employment opportunities for women, and in the geographical distribution of dairy farming.

These practices had important consequences on infant mortality. Before Pasteur, infant mortality was high in the regions of artificial feeding, but a high level was also found in those regions where infants were weaned relatively late.

ROLLET Catherine. - Tipo de alimentacion, crianza encargada a nodrizas y mortalidad infantil en Francia a fines del siglo XIX.

Las fuentes administrativas permiten conocer en Francia, entre 1890 y 1910, el tipo de alimentaci6n de los nifios, tanto de aquellos criados por nodrizas como de los fallecidos antes de alcanzar un afio de vida. Esta informaci6n ha sido utilizada para dibujar un mapa geografico en el cual se ha ubicado el modo de alimentar a los recien nacidos en Francia en esa epoca: principalmente mediante leche animal en las regiones al norte del Loire y mediante el seno materno en las regiones del sur. Las causas de estas diferentes formas de alimentaci6n pueden atribuirse, por una parte, a la ubicaci6n de las zonas industriales y el consecuente empleo de mano de obra femenina; y, por otra, a la ubicaci6n de las zonas de ganaderia. Estas diferencias han tenido importantes efectos en el nivel de la mortalidad infantil, la que era muy alta, antes de los descubrimientos de Pasteur, en las regiones de alimentaci6n artificial, y era muy alta tambien en las regiones de destete tardio.