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2014/3 | | 355 Journal européen des droits de l’homme European journal of Human Rights Chroniques / Columns Société de l’information, médias et liberté d’expression Information society, media and freedom of expression François Dubuisson Résumé C ette chronique porte sur les dévelop- pements juridiques relatifs à la liberté d’expression, la société d’information et les médias, survenus au cours de l’année 2013. La chronique évoque d’abord la liberté d’expression dans l’environnement numé- rique (I). Sont examinés l’accès à Internet comme droit fondamental (A) ; les débats concernant la neutralité d’Internet (B) ; les implications pour la liberté d’expression du programme de surveillance de la National Security Agency (NSA) (C). La chronique présente ensuite les principales tendances de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression (II). Elle traite de la diffama- tion (A) ; des discours haineux et offensants (B) ; de la responsabilité de la presse et de la protection des sources journalistiques (C) ; du droit d’accès à l’information (D) ; des res- trictions à l’accès à certains médias (E) ; du respect des droits de propriété intellectuelle (F) ; et de l’offense à Chef d’État (G). Abstract T his column reviews the legal develop- ments that have occurred in 2013 in re- lation to freedom of expression, information society and medias. It first covers freedom of expression in the digital environment (I). It examines in turn access to Internet as a fundamental right (A) ; debates on Internet neutrality (B) ; the implications of the sur- veillance program of the National Security Agency (NSA) for freedom of expression (C). It then presents the main trends of the case law of the European Court of Human Rights regarding freedom of expression. It looks at defamation (A) ; hate and offensive speech (B) ; press responsibility and protection of journalistic sources (C) ; the right to access information (D) ; restrictions on access to certain media (E) ; respect for intellectual property rights (F) ; and the offence of in- sulting the head of State (G). Introduction D ans le domaine de la liberté d’expression, l’année 2013 aura été marquée par plusieurs événements : les révélations d’Edward Snowden concernant l’étendue des programmes de surveillance de la NSA, touchant notamment les citoyens européens, les débats européens concernant le principe de neutralité d’Internet ou encore la décision de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’incrimination de la négation du génocide arménien. Les différentes questions soulevées par ces trois événements, et bien d’autres problématiques,

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Chroniques / Columns

Société de l’information, médias et liberté d’expression

Information society, media and freedom of expression

François Dubuisson

Résumé

C ette chronique porte sur les dévelop-pements juridiques relatifs à la liberté

d’expression, la société d’information et les médias, survenus au cours de l’année 2013. La chronique évoque d’abord la liberté d’expression dans l’environnement numé-rique (I). Sont examinés l’accès à Internet comme droit fondamental (A) ; les débats concernant la neutralité d’Internet (B) ; les implications pour la liberté d’expression du programme de surveillance de la National Security Agency (NSA) (C). La chronique présente ensuite les principales tendances de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression (II). Elle traite de la diffama-tion (A) ; des discours haineux et offensants (B) ; de la responsabilité de la presse et de la protection des sources journalistiques (C) ; du droit d’accès à l’information (D) ; des res-trictions à l’accès à certains médias (E) ; du respect des droits de propriété intellectuelle (F) ; et de l’offense à Chef d’État (G).

Abstract

T his column reviews the legal develop-ments that have occurred in 2013 in re-

lation to freedom of expression, information society and medias. It first covers freedom of expression in the digital environment (I). It examines in turn access to Internet as a fundamental right (A) ; debates on Internet neutrality (B) ; the implications of the sur-veillance program of the National Security Agency (NSA) for freedom of expression (C). It then presents the main trends of the case law of the European Court of Human Rights regarding freedom of expression. It looks at defamation (A) ; hate and offensive speech (B) ; press responsibility and protection of journalistic sources (C) ; the right to access information (D) ; restrictions on access to certain media (E) ; respect for intellectual property rights (F) ; and the offence of in-sulting the head of State (G).

Introduction

Dans le domaine de la liberté d’expression, l’année 2013 aura été marquée par plusieurs événements : les révélations d’Edward Snowden concernant

l’étendue des programmes de surveillance de la NSA, touchant notamment les citoyens européens, les débats européens concernant le principe de neutralité d’Internet ou encore la décision de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’incrimination de la négation du génocide arménien. Les différentes questions soulevées par ces trois événements, et bien d’autres problématiques,

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seront examinées en deux volets. Dans un premier temps, nous analyserons les développements généraux intervenus en 2013 relatifs à l’exercice de la liberté d’expression dans le contexte de l’environnement numérique  (I), pour ensuite aborder les principales tendances de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour l’année écoulée, dans le domaine de la liberté d’expres-sion (II).

I. La liberté d’expression dans l’environnement numérique

A. L’accès à Internet comme droit fondamental

Dans notre précédente chronique, nous avons déjà pu souligner l’émergence de la conception faisant de l’accès à Internet une composante intégrante de la liberté d’expression1. Cette position a été confirmée par la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, rendue dans l’affaire Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (Pirate Bay)2. La Cour a souligné que :

« Article  10 guarantees the right to impart information and the right of the public to receive it. In the light of its accessibility and its capacity to store and communicate vast amounts of information, the Internet plays an important role in enhancing the public’s access to news and facilitating the sharing and dissemination of information generally. Moreover, Article 10 applies not only to the content of the information but also to the means of transmission or reception since any restriction imposed on the means necessarily interferes with the right to receive and impart information »3.

Ce point de vue s’inscrit pleinement dans la lignée de celui défendu par la Rappor-teur spécial des Nations Unies pour la liberté d’expression, énoncé dans un rapport de 2011 :

« Given that the Internet has become an indispensable tool for realizing a range of human rights, combating inequality, and accelerating development and human progress, ensuring universal access to the Internet should be a priority for all States. Each State should thus develop a concrete and effective policy, in consultation with individuals from all sections of society, including the private sector and relevant Government ministries, to make the Internet widely available, accessible and affordable to all segments of population »4.

1 « Société de l’information, médias et liberté d’expression, Chronique 2012 », J.E.D.H., 2013/3, pp. 463-464.2 Cour eur. D.H. (5e sect.), décision Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède, 19 février 2013, req. no 40397/12.3 Ibidem, p. 9.4 Report of the Special Rapporteur on the promotion and protection of the right to freedom of opinion and expres-sion, Frank La Rue, 16 May 2011, A/HRC/17/27, § 85.

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Chroniques / ColumnsSociété de l’information

Il n’existe certes pas de droit absolu à obtenir l’accès à Internet, mais un tel accès doit être favorisé par l’État et il ne saurait l’entraver que de manière très limitée et ciblée.

B. La neutralité d’Internet

La question de la consécration et du respect du principe de neutralité d’Internet en droit européen a connu de nouveaux développements avec l’examen au sein de l’Union de la proposition de règlement « établissant des mesures relatives au marché unique européen des communications électroniques et visant à faire de l’Europe un continent connecté »5. La proposition de règlement entend notam-ment consacrer et mettre en œuvre le principe de neutralité de l’Internet. L’ex-posé des motifs de la proposition précise tout d’abord :

« L’incidence de la présente proposition sur les droits fondamentaux, tels que la liberté d’expression et d’information, la liberté d’entreprise, le principe de non-discrimination, la protection des consommateurs et la protection des données à caractère personnel, a fait l’objet d’une analyse. Le règlement garantit notamment l’accès à l’internet ouvert, il fixe un niveau d’exigence élevé pour l’harmonisation totale des droits des utilisateurs finaux, il renforce la liberté d’entreprise à l’échelle européenne et devrait permettre d’alléger la réglementation sectorielle au fil du temps »6.

En particulier, la proposition déclare établir « l’obligation imposée aux fournis-seurs de garantir une connexion sans restriction à tous les contenus, applications ou services accessibles aux utilisateurs finaux (« neutralité de l’internet »), tout en réglementant le recours par les opérateurs à des mesures de gestion du trafic concernant l’accès généralisé à l’internet »7.

Cette obligation trouve sa traduction à l’article 23 de la proposition de règlement, rédigé comme suit :

« 1. Les utilisateurs finaux sont libres d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’exécuter les applications et d’utiliser les services de leur choix par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’internet.(…)

2. Les utilisateurs finaux sont également libres de conclure un accord soit avec des fournisseurs de communications électroniques au public soit avec des four-nisseurs de contenus, d’applications et de services sur la fourniture de services spécialisés d’un niveau de qualité de service supérieur.

5 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des mesures relatives au marché unique européen des communications électroniques et visant à faire de l’Europe un continent connecté, et modi-fiant les directives 2002/20/CE, 2002/21/CE et 2002/22/CE ainsi que les règlements (CE) no  1211/2009 et (UE) no 531/2012, 11 septembre 2013, COM(2013) 627 final.6 Ibidem, p. 11.7 Ibidem, p. 14.

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Afin de permettre la fourniture de services spécialisés aux utilisateurs finaux, les fournisseurs de contenus, d’applications et de services et les fournisseurs de communications électroniques au public sont libres de conclure des accords entre eux pour l’acheminement du trafic ou des volumes de données y affé-rents sous la forme de services spécialisés d’un niveau de qualité de service défini ou d’une capacité dédiée. La fourniture de ces services spécialisés ne porte pas atteinte d’une manière récurrente ou continue à la qualité générale des services d’accès à l’internet.

(…)

5. Dans les limites des débits et des volumes de données définis par contrat, le cas échéant, pour les services d’accès à l’internet, les fournisseurs de services d’accès à l’internet ne restreignent pas les libertés prévues au paragraphe 1 en bloquant, en ralentissant, en dégradant ou en traitant de manière discrimina-toire des contenus, des applications ou des services spécifiques ou certaines catégories précises de contenus, d’applications ou de services, sauf s’il s’avère nécessaire d’appliquer des mesures de gestion raisonnable du trafic. Les mesures de gestion raisonnable du trafic sont transparentes, non discrimina-toires, proportionnés et nécessaires pour :

a) mettre en œuvre une disposition législative ou une décision de justice ou prévenir ou lutter contre les infractions graves ;

(…)

d) réduire au minimum les effets d’une congestion temporaire ou exception-nelle du réseau pour autant que les types de trafic équivalents fassent l’objet d’un traitement identique ».

La formulation de cette disposition a soulevé de nombreuses critiques de la part de diverses associations d’utilisateurs d’Internet8, qui considèrent qu’elle vide en réalité de sa substance le principe de neutralité, en autorisant les opérateurs à conclure des accords avec les fournisseurs de services « pour l’acheminement du trafic ou des volumes de données y afférents sous la forme de services spécia-lisés d’un niveau de qualité de service défini ou d’une capacité dédiée » (§  2 de l’article  23). Cela signifie qu’il est possible de favoriser l’acheminement de certains services spécialisés (par ex. Youtube) de manière privilégiée, au détri-ment d’autres, la seule réserve étant que « cela ne porte pas atteinte d’une manière récurrente ou continue à la qualité générale des services d’accès à l’internet (nous soulignons). Dans son avis sur la proposition de règlement, le contrôleur euro-péen des données a émis une opinion très négative sur la manière dont le principe de neutralité est conçu :

« In that respect, the EDPS welcomes the inclusion of the principle of a free access to and distribution of content, applications and services by end-users –‘net neutrality’- in the proposal. However, the EDPS is concerned that the

8 Voy. not. Quadrature du Net, « Le Parlement européen va-t-il permettre la discrimination en ligne ou la neutralité du Net sans compromis ? », 19 novembre 2013, www.laquadrature.net.

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Chroniques / ColumnsSociété de l’information

proposal provides a number of grounds for traffic management measures that scan and discriminate among various types of content. Such measures signif-icantly limit net neutrality and interfere with end-users’ rights to privacy and the protection of personal data, as laid down in the Charter and in Directive 95/46/EC, as well as the confidentiality of communications under Article 5(1) of Directive 2002/58/EC »9.

Le vote final sur la proposition de règlement devrait intervenir en avril 2014.

C. Le programme de surveillance de la National Security Agency (NSA) et la liberté d’expression

Les informations émanant d’Edward Snowden concernant les pratiques de la NSA, l’agence de sécurité des États-Unis, ont révélé l’existence d’un programme de surveillance extrêmement étendu, touchant notamment de nombreux citoyens sur le territoire européen. Les documents divulgués par Edward Snowden, ancien agent de la NSA, ont fait l’objet de nombreuses publications et d’analyses dans la presse européenne, en particulier le journal britannique The Guardian10. Les révélations montrent que le système de surveillance de la NSA est fondé sur des critères opaques et très peu ciblés, dépassant très largement le cadre de la « lutte contre le terrorisme » pour inclure les domaines économiques, diplomatiques et stratégiques. Les personnes surveillées ne sont manifestement pas restreintes à des suspects de terrorisme ou d’autres infractions graves, mais incluent une grande variété de profils, allant de simples citoyens à des chefs d’État comme Angela Merkel ou Dilma Roussef. Si cette affaire a été principalement envisagée sous l’angle du droit à la vie privée, elle soulève également d’importantes ques-tions concernant le respect de la liberté d’expression et d’information.

Dans un rapport publié en avril 2013, soit avant les révélations de Snowden, le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opi-nion et d’expression, Frank LaRue, explorait déjà les implications pour les droits fondamentaux des mesures de surveillance électronique mises en place par les États. Le rapport souligne tout d’abord les liens étroits existants entre le droit à la vie privée et la liberté d’expression :

« The right to privacy is often understood as an essential requirement for the realization of the right to freedom of expression. Undue interference with individuals’ privacy can both directly and indirectly limit the free development and exchange of ideas »11.

9 P. Hustinx, « Opinion of the European Data Protection Supervisor on the Proposal for a Regulation of the Europe an Parliament and of the Council laying down measures concerning the Europe an single market for electronic communications and to achieve a Connected Continent, and amending Directives 2002/20/EC, 2002/21/EC and 2002/22/EC and Regulations (EC) No.  1211/2009 and (EU) No.  531/2012 », 14  november 2013, https://secure.edps.europa.eu/EDPSWEB/webdav/site/mySite/shared/Documents/Consultation/Opinions/2013/13-11-14_Elec-tronic_Communications_EN.pdf.10 http://www.theguardian.com/world/the-nsa-files.11 Report of the Special Rapporteur on the promotion and protection of the right to freedom of opinion and expres-sion, Frank La Rue, 17 April 2013, A/HRC.23/40, § 24.

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Le rapport analyse les différentes modalités de surveillance électronique, qu’elles soient ciblées, massives, qu’elles prennent la forme de techniques de filtrage et de censure d’Internet ou encore qu’elles se fondent sur des restrictions à l’ano-nymat12.

Le rapporteur constate l’inadéquation de la plupart des législations prévoyant ou autorisant les programmes de surveillance, souvent fondées sur des standards n’ayant pas été adaptés à l’évolution technologique. En particulier, le rapport pointe en premier lieu un manque de supervision judiciaire. Il arrive fréquem-ment que la surveillance soit autorisée par une autorité gouvernementale, et non par un juge, comme c’est le cas notamment au Royaume-Uni13. Les possibilités de surveillance sont prévues fréquemment dans des termes vagues, se fondant sur des notions aux contours très larges comme la « sécurité de l’État » ou l’« ordre démocratique »14. Les données de communication électronique détenues par les opérateurs de télécommunication sont fréquemment directement accessibles à l’État et leur stockage rendu obligatoire15. Enfin, il existe des pratiques largement répandues de programmes de surveillance s’exerçant en dehors de tout cadre légal16. La problématique est rendue encore plus délicate en raison de la mise en œuvre extraterritoriale des techniques de surveillance, qui risquent d’aboutir à évacuer les régimes juridiques nationaux17. Le rapport porte enfin son attention sur le rôle et les responsabilités des acteurs privés de l’Internet. Par les techno-logies mises en place, les intermédiaires des réseaux numériques facilitent la collecte des données et l’interception des communications. Dans certains cas, ils sont même complices des programmes d’espionnage étatiques, en collaborant directement avec les agences de sécurité, dans des conditions peu respectueuses des libertés fondamentales des utilisateurs18.

En conclusion, le rapporteur spécial préconises différentes recommandations, parmi lesquelles :

« – Legislation must stipulate that State surveillance of communications must only occur under the most exceptional circumstances and exclusively under the supervision of an independent judicial authority.

– Individuals should have a legal right to be notified that they have been subjected to communications surveillance or that their communications data has been accessed by the State.

12 Ibidem, §§ 33-49.13 Ibidem, § 54.14 Ibidem, §§ 58-60.15 Ibidem, §§ 61 et 65-67.16 Ibidem, §§ 62-63.17 Ibidem, § 64.18 Ibidem, §§ 72-77.

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Chroniques / ColumnsSociété de l’information

– Legal frameworks must ensure that communications surveillance meas-ures :

(a) Are prescribed by law, meeting a standard of clarity and precision that is sufficient to ensure that individuals have advance notice of and can foresee their application ;

(b) Are strictly and demonstrably necessary to achieve a legitimate aim ; and

(c) Adhere to the principle of proportionality, and are not employed when less invasive techniques are available or have not yet been exhausted.

– The provision of communications data by the private sector to States should be sufficiently regulated to ensure that individuals’ human rights are prior-itized at all times.

– Surveillance techniques and practices that are employed outside of the rule of law must be brought under legislative control. Their extra-legal usage under-mines basic principles of democracy and is likely to have harmful political and social effects.

– States should refrain from compelling the identification of users as a precon-dition for access to communications, including online services, cybercafés or mobile telephony »19.

Ce rapport a pris une résonnance particulière avec les révélations faites par Edward Snowden, quelques semaines plus tard en juin 2013, sur le programme Prism mis en place par la NSA avec la probable collaboration de certains services d’espionnage européens.

À cet égard, il faut relever que ces révélations n’ont suscité que très peu de réactions de la part des États européens. Lors du Conseil européen des 24 et 25 octobre, l’Union européenne (UE) s’est contentée de prendre note de l’inten-tion de la France et de l’Allemagne « de mener des négociations bilatérales avec les États-Unis en vue de parvenir avant la fin de l’année à un accord sur les relations mutuelles dans ce domaine ». Il n’y a en définitive que l’Allemagne, après la révé-lation du fait que la chancelière Angela Merkel et la présidente Dilma Roussef auraient été visées par des écoutes, à avoir pris une initiative conjointe avec le Brésil, en déposant un projet de résolution à l’Assemblée générale des Nations Unies sur le « droit à la vie privée à l’ère du numérique ». Cette résolution a été adoptée par consensus le 18 décembre 201320. L’Assemblée se déclare « consciente que l’exercice du droit à la vie privée est important pour le droit à la liberté d’ex-pression et le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et qu’il constitue l’un des fondements d’une société démocratique » et insiste « sur l’importance du respect intégral de la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des infor-mations, et notamment sur l’importance capitale de l’accès à l’information et de

19 Ibidem, §§ 81-99.20 Assemblée générale des Nations Unies, « Le droit à la vie privée à l’ère du numérique », A/RES/68/167, 18 décembre 2013.

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la participation démocratique ». L’Assemblée souligne encore « que la surveillance illicite ou arbitraire ou l’interception des communications, ainsi que la collecte illicite ou arbitraire de données personnelles, qui sont des actes extrêmement envahissants, portent atteinte aux droits à la vie privée et à la liberté d’expression et pourraient aller à l’encontre des principes de toute société démocratique ». En conséquence, elle demande notamment aux États de « prendre des mesures pour faire cesser les violations de ces droits et à créer des conditions qui permettent de les prévenir, notamment en veillant à ce que la législation nationale applicable soit conforme aux obligations que leur impose le droit international des droits de l’homme ». Cette résolution ne mentionne à aucun moment spécifiquement les programmes de la NSA, mais ce sont bien entendu les révélations à ce sujet qui en ont motivé l’adoption.

Au sein de l’Union européenne, c’est le Parlement qui s’est emparé de la problé-matique. En juillet 2013, il a adopté une résolution par laquelle il « fait part, tout en confirmant son soutien sans faille aux efforts transatlantiques déployés en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, des graves inquié-tudes que lui inspirent tant le programme Prism que les autres programmes simi-laires, dès lors que, si les informations actuellement disponibles venaient à être confirmées, ces programmes pourraient constituer une grave violation du droit fondamental à la vie privée et à la protection des données dont peuvent se préva-loir les citoyens et les résidents de l’Union, ainsi qu’une violation de la vie privée et familiale, de la confidentialité des communications, de la présomption d’in-nocence, de la liberté d’expression, de la liberté d’information et de la liberté d’entreprise »21. En conséquence, le Parlement décide de charger sa commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures de mener une enquête approfondie sur la question en vue de la rédaction d’un rapport. Ce rapport a été rendu en février 201422 et le Parlement a adopté une nouvelle résolution qui décide le lancement d’un habeas corpus numérique européen protégeant les droits fondamentaux à l’ère d’Internet fondé sur huit différentes actions23. Ces textes seront analysés dans notre prochaine chronique.

Enfin, au sein du Conseil de l’Europe, le Comité des ministres a publié une décla-ration en juin 2013 sur « les risques présentés par le suivi numérique et les autres technologies de surveillance pour les droits fondamentaux »24. Le Comité y énonce notamment :

21 Résolution du Parlement européen du 4  juillet 2013 sur le programme de surveillance de l’agence nationale de sécurité américaine (NSA), les organismes de surveillance de plusieurs États membres et leur impact sur la vie privée des citoyens de l’Union, P7_TA-PROV(2013)0322.22 Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, rapport sur le programme de surveillance de la NSA, les organismes de surveillance dans divers États membres et les incidences sur les droits fondamen-taux des citoyens européens et sur la coopération transatlantique en matière de justice et d’affaires intérieures, (2013/2188(INI)), 21 février 2014.23 Résolution du Parlement européen du 12 mars 2014 sur le programme de surveillance de la NSA, les organismes de surveillance dans divers États membres et les incidences sur les droits fondamentaux des citoyens européens et sur la coopération transatlantique en matière de justice et d’affaires intérieures, P7_TA(2014)0230.24 Déclaration du Comité des ministres sur les risques présentés par le suivi numérique et les autres technologies de surveillance pour les droits fondamentaux, adoptée le 11  juin 2013, lors de la 1173e réunion des Délégués des ministres.

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Chroniques / ColumnsSociété de l’information

« Une législation qui permet de surveiller largement les citoyens peut être jugée contraire au droit au respect de la vie privée. De telles possibilités et pratiques peuvent dissuader les citoyens de participer à la vie sociale, culturelle et poli-tique et à plus long terme, avoir des effets dommageables sur la démocratie. Elles peuvent aussi saper le droit à la confidentialité associé à certaines profes-sions, comme la protection des sources des journalistes, et même menacer la sécurité des personnes concernées. D’une façon plus générale, elles peuvent compromettre l’exercice de la liberté d’expression et le droit de recevoir et de communiquer des informations, protégés par l’article  10 de la Convention européenne des droits de l’homme ».

Terminons par signaler que trois associations et une activiste ont introduit en septembre 2013 une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme à l’encontre du Royaume-Uni, mettant en cause la collaboration des services secrets britanniques au programme de la NSA, sous l’angle du respect de l’article 8 (vie privée)25. La Cour a décidé d’accorder la priorité à cette affaire, qui sera traitée dans le courant de l’année 2014.

II. Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

Les décisions rendues en 2013 par la Cour européenne des droits de l’homme concernant le respect de l’article  10 de la Convention sont extrêmement nombreuses26 et il ne saurait être question ici de rendre compte de l’ensemble de celles-ci. Seules celles qui nous ont paru les plus significatives et intéressantes sont analysées.

A. Diffamation : critères d’évaluation de la licéité de l’ingérence dans la liberté d’expression

Une part importante des décisions rendues par la Cour en 2013 concerne des affaires relatives à des condamnations pour diffamation, examinant la question de savoir si de telles condamnations constituent une mesure nécessaire et propor-tionnée à la poursuite de l’objectif légitime que constitue la protection de la répu-tation d’autrui, admise au titre du paragraphe 2 de l’article 10. Selon une jurispru-dence désormais traditionnelle, cette appréciation tient particulièrement compte des facteurs suivants : l’inscription des accusations dans le cadre d’un débat public d’intérêt général, le rôle sociétal joué par l’énonciateur des accusations (la presse, un élu politique, une ONG), la qualité de la personne ou institution qui fait l’objet des accusations, la qualification des accusations comme relevant des faits, qui doivent être prouvés, ou d’un jugement de valeur, qui ne doit se fonder que sur

25 Cour eur. D.H. (5e sect.), Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, req. no 58170/13.26 Plus d’une cinquantaine de décisions ont été rendues en 2013 concernant l’article 10.

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une « base factuelle suffisante ». Plusieurs de ces éléments ont fait l’objet d’intéres-santes applications par la Cour, lors de l’année 2013.

La qualité de la personne qui profère des accusations et de la personne qui en est l’objet constitue un facteur de nature à déterminer l’appréciation de la Cour. Un article de presse avait mis en doute l’impartialité et la loyauté d’une juge d’ins-truction, dans le cadre de la très médiatisée affaire du juge Borrel. La source de cet article était l’avocat de la veuve de M. Borrel, partie civile dans l’affaire. La Cour va ainsi considérer que la gravité des accusations, portées par un avocat à l’encontre d’un juge dans le cadre d’une procédure judiciaire en cours, justifie de manière proportionnée la condamnation pour diffamation :

« Dans ces conditions, la Cour constate que le requérant a attaqué publique-ment, dans un quotidien à grande diffusion, la juge d’instruction et le fonc-tionnement de l’institution judiciaire le lendemain même du jour où il avait saisi la Garde des sceaux, sans attendre les résultats de sa demande.

Même si son but était d’alerter le public à propos d’éventuels dysfonctionne-ments de l’institution judiciaire, ce que la Cour a reconnu comme étant un débat d’intérêt public (voir Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 94, 26 février 2009), le requérant l’a fait en des termes particulièrement virulents et en prenant le risque d’influencer non seulement la Garde des sceaux mais encore la chambre d’instruction […] ».

« Il va sans dire également que la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats, qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites (Schöpfer, précité, § 33). En effet, eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci. […]

Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut qu’en s’exprimant comme il l’a fait, le requérant a adopté un comportement dépassant les limites que les avocats doivent respecter dans la critique publique de la justice »27.

Dans une autre instance concernant la liberté de parole de l’avocat, la Cour a considéré que la Russie avait violé la Convention, en condamnant le président du barreau de Moscou pour avoir mis en cause les autorités pénitentiaires lors d’une émission de télévision, en les accusant d’avoir « fouillé » une avocate qui sortait de prison après s’être entretenue avec son client28. La Cour a estimé que les propos de l’avocat s’appuyaient sur une base factuelle suffisante et que les juridictions russes s’étaient abstenues de tenir compte de l’existence d’un conflit entre le droit à la réputation et le droit à la liberté d’expression29.

27 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Morice c. France, 11 juillet 2013, req. no 29369/10, § 106 (cet arrêt fait l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre).28 Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Reznik c.  Russie, 4  avril 2013, req. no  4977/05 (définitif depuis le 9  septembre 2013).29 Ibidem, § 51.

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B. Discours haineux et offensants

Incrimination générique du négationnisme et liberté d’expression

L’interdiction pénale du discours négationniste constitue un exemple frappant de limitation à l’exercice de la liberté d’expression suscitant à la fois des oppositions de principe entre les États et soulevant de nombreuses difficultés dans la défini-tion même de ses contours et dans son application concrète. En Europe, le néga-tionnisme est désormais visé par deux textes de droit international : le Protocole additionnel à la convention sur la cybercriminalité, adopté en 2003, et la décision-cadre de l’UE sur la lutte contre le racisme et la xénophobie, adoptée en 2008. Ces textes ont la particularité de prévoir une extension de l’incrimination du négation-nisme visant à inclure d’autres événements/crimes que la Shoah. Les modalités d’une telle extension suscitent de nombreuses questions concernant le respect de la liberté d’expression, et ce d’autant plus que les deux textes européens diffèrent, voire s’opposent, à différents égards sur les critères d’incrimination30. Le Proto-cole prévoit la possibilité (mais non l’obligation31) pour les États parties d’incri-miner la négation ou la minimisation grossière des actes constitutifs de génocide ou de crimes contre l’humanité « reconnus comme tels par une décision finale et définitive du Tribunal militaire international, établi par l’accord de Londres du 8 août 1945, ou par tout autre tribunal international établi par des instruments internationaux pertinents et dont la juridiction a été reconnue par cette Partie32 ». La décision-cadre de l’UE prévoit que les États doivent punir « l’apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre », en ayant la faculté de restreindre cette incrimi-nation aux crimes « établis par une décision définitive rendue par une juridiction nationale de cet État membre et/ou une juridiction internationale ou par une décision définitive rendue par une juridiction internationale seulement33 ». Les deux textes diffèrent ainsi quant aux crimes couverts (la décision-cadre ajoute les crimes de guerre aux génocides et crimes contre l’humanité) et à l’instance habi-litée à établir de manière « incontestable » leur réalité (nécessairement un tribunal international dans le cadre du Protocole, une simple possibilité de restreindre l’incrimination aux crimes établis par une décision judiciaire interne ou interna-tionale dans le cadre de la décision-cadre, aucun critère spécifique d’établissement n’étant prévu au cas où cette possibilité n’était pas retenue par l’État concerné). Les deux textes divergent encore concernant les critères d’intention. Le Proto-cole n’exige la preuve d’aucune intention particulière dans le chef de l’auteur du discours négationniste et se limite à donner la possibilité aux États de « prévoir que la négation ou la minimisation grossière (…) soient commises avec l’intention d’inciter à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une personne ou

30 Voy.  F.  Dubuisson, « L’incrimination générique du négationnisme est-elle conciliable avec le droit à la liberté d’expression ? », Revue de Droit de l’ULB, vol.  35, 2007, pp.  165-175 et  185-191 ; L.  Pech, « The Law of Holocaust Denial in Europe : Towards a (qualified) EU-wide Criminal Prohibition », in L.  Hennebel et T.  Hochmann (éds), Genocide Denials and the Law, Oxford University Press, 2011, pp. 226 et s.31 Article 6, § 2, b), du Protocole.32 Article 6, § 1er, du Protocole.33 Article 1er, § 1er et § 4, de la décision-cadre.

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un groupe de personnes, en raison de la race, de la couleur, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique, ou de la religion34 ». Cela implique que les États peuvent incriminer la négation d’actes qualifiés de génocide ou de crimes contre l’humanité même si elle n’est caractérisée par aucune volonté d’incitation à la haine raciale ou à la violence. La décision-cadre n’incrimine le fait matériel énoncé que « lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ». Par ailleurs, l’article 1er, § 2 permet aux États membres de « choisir de ne punir que le comportement qui est soit exercé d’une manière qui risque de troubler l’ordre public, soit menaçant, injurieux ou insultant ».

C’est dans ce contexte normatif peu cohérent, d’ailleurs encore très peu transposé en droit national par les États européens, que la Cour a eu à se prononcer sur l’application de la législation suisse établissant une incrimination générique du négationnisme35. À l’origine de cette affaire, on trouve la condamnation par les tribunaux suisses de M. Perinçek, président du Parti des travailleurs de Turquie, pour avoir nié, à l’occasion de plusieurs conférences, l’existence de tout génocide perpétré par l’Empire ottoman contre le peuple arménien en 1915 et dans les années suivantes. En particulier, il qualifia de « mensonge international » l’idée d’un génocide arménien. Sa condamnation est fondée sur l’article 261bis, alinéa 4, du Code pénal suisse, qui réprime « celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ». En dernière instance, le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant, par un arrêt du 12 décembre 2007. Les tribunaux suisses ont considéré que la loi pénale visait bien le génocide arménien, et que celui-ci devait être reconnu comme tel compte tenu du consensus existant à cet égard. Ce consensus se dégage selon le Tribunal correctionnel de déclarations de reconnaissance politique, d’avis d’experts (collège d’historiens), de rapports argumentés (Parlement européen), et du fait que le génocide arménien constitue un « exemple classique » dans les études de droit pénal international. En définitive, selon le juge suisse,

« La question ainsi posée relève du fait. Elle porte moins directement sur la qualification comme génocide des massacres et déportations imputés à l’Em-pire ottoman que sur l’appréciation portée généralement sur cette qualifica-tion, dans le public et au sein de la communauté des historiens »36.

34 Article 6, § 2, a), du Protocole. À ce jour (1er mars 2014) cinq États ayant ratifié le Protocole se sont prononcés de cette manière lors de la ratification du traité (liste des déclarations formulées au titre du traité no 189, http://conventions.coe.int).35 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Perinçek c. Suisse, 19 décembre 2013, req. no 27510/08 (non définitif).36 Ibidem, § 13.

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Enfin, dans la mesure où la loi pénale suisse suppose que la négation d’un génocide porte « atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion », le Tribunal fédéral a dû vérifier la présence de tels mobiles dans les propos de M. Perinçek :

« Le Tribunal correctionnel a retenu qu’ils s’apparentaient à des mobiles racistes et nationalistes et ne relevaient pas du débat historique, en soulignant en particulier qu’il décrivait les Arméniens comme étant les agresseurs du peuple turc et qu’il se réclamait lui-même de [Talat] Pacha, qui fut historique-ment, avec ses deux frères, l’initiateur, l’instigateur et le moteur du génocide des Arméniens »37.

Pour le Tribunal fédéral, ces éléments « démontrent suffisamment l’existence de mobiles qui, en plus du nationalisme, ne peuvent relever que de la discrimination raciale, respectivement ethnique »38.

Saisie d’une requête introduite par M. Perinçek, la chambre de la Cour a rendu une décision longuement motivée condamnant la Suisse pour violation de la liberté d’expression. La Cour écarte tout d’abord toute application de l’article  17 de la Convention, en estimant que les propos du requérant ne doivent pas être exclus de la protection de la liberté d’expression en vertu de cette disposition39. Passant à l’analyse de la compatibilité de la décision de condamnation avec l’article  10, la Cour conclut logiquement que cette condamnation constitue une « ingérence » dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant. Elle examine ensuite le point de savoir si cette ingérence est bien « prévue par la loi ». Elle répond par l’affirmative, non sans exprimer certaines réticences quant à la méthode consis-tant à définir le délit de négationnisme de manière « générique », sans référence à un événement historique précis :

« La Cour estime que le terme ‘‘un génocide’’ utilisé à l’article 261bis, alinéa 4, du Code pénal est susceptible de soulever des doutes quant à la précision exigée par l’article 10, § 2 de la Convention. Elle est néanmoins d’avis que, dans les circonstances particulières de l’espèce, la sanction pénale était prévisible pour le requérant. En effet, celui-ci, docteur en droit et personnalité politique avisée, aurait pu se douter qu’il s’exposerait à d’éventuelles sanctions pénales en tenant ce type de discours en Suisse, le Conseil national suisse ayant reconnu l’existence du génocide arménien en 2002 »40.

La poursuite d’un « but légitime » – le respect des droits d’autrui – ne soulevant guère de doute41, la Cour s’attache à apprécier le caractère « nécessaire dans une société démocratique » de la condamnation pénale. À cet égard, le requérant repre-nait en substance les arguments soulevés devant les juridictions suisses : il n’existe

37 Ibidem.38 Ibidem.39 Ibidem, §§ 42-54.40 Ibidem, § 71.41 Ibidem, § 75.

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pas de consensus concernant la qualification comme génocide du massacre des Arméniens en 1915, ni parmi les États ni parmi les historiens, et la qualification juridique de génocide requiert le respect de conditions très exigeantes, ce qui rend son application aux faits historiques concernés douteuse.

Conformément à sa jurisprudence traditionnelle, la Cour énonce qu’il « convient en particulier d’examiner si l’ingérence litigieuse, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier paraissent pertinents et suffisants »42.

La Cour commence par définir la nature des propos exprimés par M.  Perinçek : « le discours du requérant était de nature à la fois historique, juridique et poli-tique »43. Il en découle le fait que la marge d’appréciation des autorités internes était réduite44. À cet égard, la Cour souligne le fait que « le requérant n’a jamais contesté qu’il y a eu des massacres et des déportations pendant les années en cause. Ce qu’il nie, en revanche, c’est la seule qualification juridique de « génocide » donnée à ces événements »45. En conséquence, la Cour « estime que le rejet de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine contre le peuple arménien »46.

La Cour met ensuite en doute le bien-fondé de la méthode adoptée par les juridic-tions suisses pour établir un génocide dont la réalité ne peut pénalement être niée : le consensus. À cet égard, la Cour relève une série d’éléments de nature à contre-dire l’existence d’un consensus sur la qualification de génocide des massacres de 1915. La Chambre note en premier lieu que le Conseil fédéral suisse a refusé de reconnaître le génocide arménien, et que seule une vingtaine d’États l’ont officiel-lement reconnu comme tel, la plupart du temps uniquement par leurs organes législatifs47. Elle met en évidence également les controverses que peut soulever en l’espèce l’application de la notion juridique de génocide :

« Pour que soit constituée l’infraction de génocide, les membres d’un groupe visé ne doivent pas seulement être pris pour cible à cause de leur apparte-nance à ce groupe, mais il faut en même temps que les actes commis soient accomplis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe comme tel (dolus specialis). Il s’agit donc d’une notion de droit très étroite, dont la preuve est par ailleurs difficile à apporter. La Cour n’est pas convaincue que le ‘‘consensus général’’ auquel se sont référés les tribunaux suisses pour justifier la condamnation du requérant puisse porter sur ces points de droit très spéci-fiques »48.

42 Ibidem, § 111.43 Ibidem, § 112.44 Ibidem, § 113.45 Ibidem, § 51.46 Ibidem, § 52.47 Ibidem, § 115.48 Ibidem, § 116.

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Sur ce point, la Cour aurait pu encore mentionner les difficultés liées à l’appli-cation rétroactive de l’incrimination de génocide, qui n’est entrée dans le droit international qu’en 1951 avec l’entrée en vigueur de la Convention pour la préven-tion et la répression du crime de génocide de 194849, soit plus de trente-cinq ans après les faits concernés50.

La Chambre rejette de surcroît l’idée qu’il puisse exister un accord total sur l’exis-tence du génocide arménien en tant que vérité historique absolue :

« En tout état de cause, il est même douteux qu’il puisse y avoir un ‘‘consensus général’’, en particulier scientifique, sur des événements tels que ceux qui sont en cause ici, étant donné que la recherche historique est par définition contro-versée et discutable et ne se prête guère à des conclusions définitives ou à des vérités objectives et absolues »51.

À ce stade du raisonnement, la Cour risquait de contredire sa propre jurisprudence, puisqu’elle avait auparavant accepté le principe des lois incriminant la négation de l’Holocauste et jugé compatibles avec l’article 10 les condamnations visant la mise en doute de la réalité des crimes nazis. En effet, dans l’affaire Garaudy52, la Cour avait pu considérer que « contester la réalité de faits historiques clairement établis, tels que l’Holocauste, comme le fait le requérant dans son ouvrage, ne relève en aucune manière d’un travail de recherche historique s’apparentant à une quête de la vérité ». Il appartenait dès lors à la Cour d’expliciter la distinction à opérer juridiquement entre les faits historiques liés au massacre des Arméniens en 1915 et ceux liés à l’Holocauste des Juifs :

« À cet égard, la présente espèce se distingue clairement des affaires qui portaient sur la négation des crimes de l’Holocauste (voir, par exemple, l’affaire Robert Faurisson c. France, tranchée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies le 8 novembre 1996, Communication no 550/1993, doc. CCPR/C/58/D/550/1993 (1996)). Premièrement, les requérants dans ces affaires avaient non pas contesté la simple qualification juridique d’un crime, mais nié des faits historiques, parfois très concrets, par exemple l’existence des cham-bres à gaz. Deuxièmement, les condamnations pour les crimes commis par le régime nazi, dont ces personnes niaient l’existence, avaient une base juridique claire (Statut Tribunal Nuremberg). Troisièmement, les faits historiques remis en cause par les intéressés avaient été jugés clairement établis par une juridic-tion internationale »53.

Par ce raisonnement, la Cour se départit en réalité de sa jurisprudence et apporte une modification fondamentale au critère permettant de justifier que l’on incri-mine la négation de la réalité de « faits historiques incontestables ». Dans les

49 Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 78, p. 277.50 Il faut ajouter à cet égard que la Suisse n’a adhéré à la Convention sur le génocide que très tardivement, en 2000.51 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Perinçek c. Suisse, ibidem, § 117.52 Cour eur. D.H. (4e sect.), décision Garaudy c. France, 24 juin 2003, req. no 65831/01.53 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Perinçek c. Suisse, ibidem, § 117.

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affaires Garaudy, Lehideux et Monnat, référence était faite aux « faits historiques qui ne font […] pas l’objet de débats entre historiens mais sont au contraire clai-rement établis »54 (l’Holocauste), à distinguer « des domaines où la certitude est improbable et qui continuent à faire l’objet de débats parmi les historiens »55. C’était donc bien un critère de consensus parmi les historiens – analogue à celui retenu par les juridictions suisses – que la Cour avait établi pour déterminer les événements historiques dont la négation est susceptible d’être incriminée56. Il s’agissait en fait d’un critère très difficile à manier – à partir de quel seuil peut-on parler de consensus ? – et peu pertinent puisque comme le relève la Cour, le débat sur la nature d’événements relatifs à des crimes de masse présente également une dimension politique et juridique. Désormais, elle estime plutôt que, par définition, l’Histoire est un domaine qui suscite toujours des débats, y compris au sein de la communauté scientifique. Le critère adéquat glisse donc vers l’existence d’une décision judiciaire internationale (le jugement de Nuremberg) ayant établi les faits concernés et leur ayant appliqué une certaine qualification juridique, critère que le massacre des Arméniens ne remplit pas, puisqu’il n’a jamais pu être porté devant une telle juridiction. Ce nouveau critère de « vérité judiciaire » présente l’intérêt d’être davantage prévisible et objectif57. Il n’en soulève pas moins d’autres obstacles et interrogations, que nous n’avons pas la place de discuter ici58.

La Cour aurait encore pu soulever une autre objection à l’encontre du raisonne-ment développé par le Tribunal fédéral suisse concernant le consensus existant sur la reconnaissance du génocide arménien. Le requérant invoquait l’absence de consensus international concernant la reconnaissance du génocide des Armé-niens. À cela, le Tribunal fédéral répondit :

« Le recourant indique certes que nombre d’États ont refusé de reconnaître l’existence d’un génocide arménien. Il convient cependant de rappeler, sur ce point, que même la résolution 61/L.53 de l’ONU votée en janvier 2007 et condamnant la négation de l’holocauste n’a réuni que 103 voix parmi les 192 États membres. Le seul constat que certains États refusent de déclarer sur la scène internationale qu’ils condamnent la négation de l’holocauste, ne suffit de toute évidence pas à remettre en cause l’existence d’un consensus très général sur le caractère génocidaire de ces actes. Consensus ne signifie pas unanimité. Le choix de certains États de ne pas condamner publiquement l’existence d’un génocide ou de ne pas adhérer à une résolution condamnant la négation d’un génocide peut être dicté par des considérations politiques sans

54 Cour eur. D.H., arrêt Lehideux et Isorni c.  France, 23  septembre 1998, req. no  24662/94, §  47 ; Cour eur. D.H. (4e sect.), Garaudy c. France, précité.55 Cour eur. D.H. (3e  sect.), arrêt Monnat c.  Suisse, 21  septembre 2006, req. no  73604/01 (définitif depuis le 21 décembre 2006), § 57.56 Voy.  F.  Dubuisson, « L’incrimination générique du négationnisme est-elle conciliable avec le droit à la liberté d’expression ? », op. cit., pp. 168-169 ; J.-F. Flauss, « L’Histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », R.T.D.H., 2006, pp. 17 et s.57 Seraient ainsi considérés comme des « génocides incontestables », outre l’Holocauste, les génocides du Rwanda et de Srebrenica, reconnus par des décisions des tribunaux pénaux internationaux et de la Cour internationale de Justice.58 Voy.  F.  Dubuisson, « L’incrimination générique du négationnisme est-elle conciliable avec le droit à la liberté d’expression ? », op. cit., pp. 169-173.

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relations directes avec l’appréciation réelle portée par ces États sur la manière dont les faits historiques doivent être qualifiés et ne permet pas, en particulier, de remettre en question l’existence d’un consensus sur ce point, notamment au sein de la communauté scientifique »59.

Pour le juge suisse, l’absence de consensus international sur la qualification de génocide ne saurait être déterminant, puisque même l’Holocauste ne recueille pas un tel consensus, alors qu’il est admis comme une vérité indubitable par les histo-riens. Il s’avère que la prémisse sur lequel le Tribunal fédéral suisse fait reposer tout son raisonnement est entachée d’une erreur matérielle grossière, difficile-ment concevable dans le chef de la juridiction suprême de cet État. Le Tribunal mentionne une « résolution 61/L.53 » de l’Assemblée générale des Nations Unies, condamnant la négation de l’Holocauste, qui n’aurait recueilli que 103 voix sur les 192 États que comptaient les Nations Unies à l’époque. Mais le document auquel le tribunal fait ainsi référence n’est en réalité que le projet de résolution, et les 103 voix mentionnées renvoient en réalité au nombre d’États promoteurs du projet, ce qui constitue un chiffre remarquablement élevé. La résolution définitive – la Résolution 61/255 du 26 janvier 2007 – a elle été adoptée par…consensus60. Une résolution au contenu analogue, établissant une « Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste » et rejetant « tout déni de l’histori-cité de l’Holocauste, total ou partiel », avait déjà été adoptée en 2005, toujours par consensus61. Il existait donc bel et bien un véritable consensus international concernant l’Holocauste, qui contraste avec l’absence d’accord général concernant la qualification des massacres des Arméniens comme génocide.

Cette absence de consensus parmi les États concernant la reconnaissance du génocide arménien va d’ailleurs fournir à la Cour européenne un motif essentiel pour rejeter l’existence d’un « besoin social impérieux » pour la condamnation de sa négation. La Cour relève que seuls deux États incriminent la négation du géno-cide de manière générale, sans se limiter au cas de l’Holocauste, ce qui indique que « les autres États n’ont apparemment pas ressenti un “besoin social impérieux” de prévoir une telle législation »62. Et la Cour n’aperçoit pas ce qui donnerait à la situation de la Suisse une quelconque spécificité, qui justifierait « de punir une personne pour discrimination raciale sur la base de déclarations contestant la simple qualification juridique de « génocide » de faits survenus sur le territoire de l’ancien Empire ottoman en 1915 et dans les années suivantes »63. En outre, la Cour mentionne deux décisions des juridictions constitutionnelles espagnole et française, qui ont annulé des lois susceptibles de viser la négation du génocide arménien. S’agissant de la décision du Conseil constitutionnel français64, la Cour

59 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Perinçek c. Suisse, ibidem, § 13.60 A/RES/61/255, « Déni de l’Holocauste, 26 janvier 2007.61 A/RES/60/7, « Mémoire de l’Holocauste », 21 novembre 2005.62 Ibidem, § 120.63 Ibidem.64 Conseil constitutionnel, décision no  2012-647 DC du 28  février 2012. Sur cette décision, voy.  W.  Mastor et J.-G.  Sorbara, « Réflexions sur le rôle du Parlement à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel sur la contestation des génocides reconnus par la loi », note sous Conseil constitutionnel, 28 février 2012, R.F.D.A., 2012,

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« estime que la décision du Conseil constitutionnel montre parfaitement qu’il n’y a a priori pas de contradiction entre la reconnaissance officielle de certains événements comme le génocide, d’une part, et l’inconstitutionnalité des sanc-tions pénales pour des personnes mettant en cause le point de vue officiel, d’autre part. Les États qui ont reconnu le génocide arménien – pour la grande majorité d’entre eux par le biais de leurs parlements  – n’ont par ailleurs pas jugé nécessaire d’adopter des lois prévoyant une répression pénale, conscients que l’un des buts principaux de la liberté d’expression est de protéger les points de vue minoritaires, susceptibles d’animer le débat sur des questions d’intérêt général qui ne sont pas entièrement établies »65.

La Cour rappelle encore que dans son observation générale no 3466, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a énoncé que « les lois qui criminalisent l’ex-pression d’opinions concernant des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte impose aux États parties »67.

Enfin, sur le terrain de la proportionnalité, la Cour critique l’effet potentiel de la criminalisation opérée par la loi suisse :

« [La Cour] doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure qui conduirait à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité »68.

Au final, la Chambre de la Cour condamne donc la Suisse pour violation de l’ar-ticle  10, à une majorité de cinq juges contre deux. La portée de cette décision dépasse largement le cas particulier de M. Perinçek, puisque les motifs avancés par les juges pour fonder leur décision de condamnation s’attaquent au principe même des lois incriminant de manière générique la négation de génocides, au-delà du cas particulier de l’Holocauste, dont le déni relève par définition de l’antisémi-tisme. L’analyse de la Cour ne signifie pas toutefois que l’auteur d’un discours négationniste ne pourra jamais voir sa liberté d’expression restreinte, mais qu’une telle restriction devra se fonder sur les règles générales relatives à l’incitation à la discrimination raciale, ethnique ou religieuse69. La décision devrait également avoir des répercussions sur la mise en œuvre des dispositions de la décision-cadre de l’UE, qui, comme on l’a vu, prévoit une incrimination de la négation de divers crimes internationaux, sans faire du seul critère admis par la Cour – l’existence d’une décision d’une juridiction internationale – une condition obligatoire et sans

p. 507 ; J. Roux, « Le Conseil constitutionnel et le génocide arménien : de l’a-normativité à l’inconstitutionnalité de la loi », Rec. Dalloz, 2012, p. 987.65 Ibidem, § 123.66 Comité des droits de l’homme, Observation générale no 34, 12 septembre 2011, CCPR/C.GC.34, par. 49. Dans le même sens, rapport établi par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, A/67/357, 7 septembre 2012, p. 17, par. 55.67 Ibidem, § 124.68 Ibidem, § 12769 Voy. Comité des droits de l’homme, 16 décembre 1996, Robert Faurisson c. France, communication no 550/1993, CCPR/C.58/D/550/1993.

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établir la nécessité d’un « besoin social impérieux » compte tenu de la nature de l’événement concerné et de la situation particulière dans l’État incriminant.

Il reste que la décision portant sur un sujet sensible et ayant suscité de nombreuses réactions70, la Suisse a décidé de demander que l’affaire soit déférée à la Grande Chambre, ce qui devrait nous valoir une nouvelle décision de « principe ».

C. Responsabilité de la presse et protection des sources des journalistes

1. Le régime de responsabilité concernant les forums de discussion

L’affaire Delfi c.  Estonie71 a soulevé la délicate question de la responsabilité des organes de presse pour les commentaires publiés par des lecteurs dans les forums de discussion ouverts en marge des articles publiés. En l’espèce, un article publié par Delfi sur son portail d’information, concernant les activités d’une compagnie de transport par ferry, avait suscité de nombreux commentaires de lecteurs, le plus souvent anonymes, dont certains s’avéraient menaçants ou injurieux à l’égard du dirigeant de la compagnie. À la demande de l’avocat de ce dirigeant, une ving-taine de commentaires offensants furent retirés du forum, quelques semaines après leur publication. Le forum faisait l’objet par Delfi d’un certain contrôle a priori, certains mots clés étant bannis d’office et certains messages étant empê-chés de publication. Une procédure de « notice & take down » avait également été mise en place par Delfi, mais elle n’avait pas été utilisée par le plaignant, qui lui avait préféré une notification écrite envoyée un mois et demi après la publica-tion des messages incriminés. La suppression des messages, dès réception de la demande écrite, ne fut pas jugée suffisante par le plaignant, qui intenta une action en responsabilité à l’encontre de Delfi. Les tribunaux estoniens jugèrent en définitive Delfi responsable de la publication des messages injurieux, en estimant insuffisantes les précautions prises à cet égard. En particulier, Delfi invoquait le bénéfice de l’application du régime de limitation de responsabilité établi en faveur des hébergeurs de contenus sur Internet, prévue par la directive européenne sur le commerce électronique du 8 juin 200072, transposée en droit national estonien. Selon ce régime, un hébergeur n’est responsable d’un contenu illicite que s’il en avait connaissance et n’a pas pris les mesures diligentes pour rendre ce contenu inaccessible. Le juge estonien a considéré que le rôle joué par Delfi dans l’organisa-

70 Voy. not. « Scholars Call for Reexamination of ECHR Judgment on Genocide Denial Case », 16 février 2014, http://www.armenianweekly.com/2014/02/16/scholars-call-for-reexamination-of-echr-judgment-on-genocide-denial-case/.71 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Delfi AS c. Estonie, 10 octobre 2013, req. no 65569/09 (cet arrêt fait l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre).72 Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (dite « directive commerce électronique »), J.O., no L 178, 17 juillet 2000, p. 1.

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tion du forum de discussion dépassait celui du simple hébergeur au sens du droit européen :

« The Supreme Court […] reiterated that an information society service provider, falling under that Act and the Directive on Electronic Commerce, had neither knowledge of nor control over information which was transmitted or stored. By contrast, a provider of content services governed the content of information that was being stored. In the present case, the applicant company had integrated the comment environment into its news portal and invited users to post comments. The number of comments had an effect on the number of visits to the portal and on the applicant company’s revenue from advertise-ments published on the portal. Thus, the applicant company had an economic interest in the comments. The fact that the applicant company did not write the comments itself did not imply that it had no control over the comment environment. It enacted the rules of comment and removed comments if the rules were breached. The users, on the contrary, could not change or delete the comments they had posted ; they could merely report obscene comments. Thus, the applicant company could determine which comments were published and which not. The fact that it made no use of this possibility did not mean that it had no control over the publishing of the comments. Furthermore, the Supreme Court considered that in the present case both the applicant company and the authors of the comments were to be considered publishers of the comments »73.

Saisi sur requête de Delfi, la Cour européenne a jugé que la condamnation de l’éditeur de presse ne violait pas l’article 10 de la Convention. L’argument prin-cipal du requérant, tenant à l’invocation du régime de responsabilité limitée des hébergeurs dont il revendiquait le statut, a été traité par la Cour au titre de la condition de légalité de l’ingérence dans la liberté d’expression : « the applicant company argued that the domestic law did not entail a positive obligation to pre-monitor content posted by third persons, and that its liability was limited under the EU Directive on Electronic Commerce »74. Sur ce point, la Cour s’est contentée de renvoyer à l’appréciation des juridictions nationales :

« As regards the applicant company’s argument that its liability was limited under the EU Directive on Electronic Commerce and the Information Society Services Act, the Court notes that the domestic courts found that the appli-cant company’s activities did not fall within the scope of these acts. The Court reiterates in this context that it is not its task to take the place of the domestic courts. It is primarily for the national authorities, notably the courts, to resolve problems of interpretation of domestic legislation »75.

Sur le plan de la « nécessité dans une société démocratique » de la condamnation de Delfi pour diffamation, la Cour estime qu’au regard du rôle spécifique joué par

73 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Delfi AS c. Estonie, §§ 27-28.74 Ibidem, § 73.75 Ibidem, § 74.

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Delfi, la restriction imposée par les tribunaux estoniens est justifiée et propor-tionnée :

« The Court notes that in the interested person’s opinion, shared by the domestic courts, the prior automatic filtering and notice-and-take-down system used by the applicant company did not ensure sufficient protection for the rights of third persons. The domestic courts attached importance in this context to the fact that the publication of the news articles and making public the readers’ comments on these articles was part of the applicant company’s professional activity. It was interested in the number of readers as well as comments, on which its advertising revenue depended. The Court considers this argument pertinent in determining the proportionality of the interfer-ence with the applicant company’s freedom of expression. It also finds that publishing defamatory comments on a large Internet news portal, as in the present case, implies a wide audience for the comments. The Court further notes that the applicant company – and not a person whose reputation could be at stake  – was in a position to know about an article to be published, to predict the nature of the possible comments prompted by it and, above all, to take technical or manual measures to prevent defamatory statements from being made public. Indeed, the actual writers of comments could not modify or delete their comments once posted on the Delfi news portal – only the appli-cant company had the technical means to do this. Thus, the Court considers that the applicant company exercised a substantial degree of control over the comments published on its portal even if it did not make as much use as it could have done of the full extent of the control at its disposal »76.

La Cour précise encore que la nécessité de ces mesures de contrôle – allant au-delà de la simple procédure « notice & take down »  – était justifiée par les caractéris-tiques d’Internet :

« [T]he spread of the Internet and the possibility – or for some purposes the danger – that information once made public will remain public and circulate forever, calls for caution. The ease of disclosure of information on the Internet and the substantial amount of information there means that it is a difficult task to detect defamatory statements and remove them »77.

La décision de la Chambre de la Cour est critiquable à différents égards. Principa-lement, elle écarte l’examen de la question des modalités d’application du régime des intermédiaires au motif qu’elle relève de l’appréciation des juridictions natio-nales, et ne ressortirait donc pas de manière fondamentale au régime de la liberté d’expression dont elle est juge de l’interprétation et du respect. Or, comme nous l’avions montré dans notre précédente Chronique78, il est admis que la question des critères de responsabilité des intermédiaires se trouve au cœur même de la problématique de la mise en œuvre de la liberté d’expression dans l’univers numé-

76 Ibidem, § 89.77 Ibidem, § 92.78 « Chronique 2012 », pp. 467-470.

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rique79. C’est en ce sens que se sont prononcés les Rapporteurs spéciaux sur la liberté d’expression de plusieurs organisations internationales, dans une déclara-tion conjointe :

« Aware of the vast range of actors who act as intermediaries for the Internet – providing services such as access and interconnection to the Internet, trans-mission, processing and routing of Internet traffic, hosting and providing access to material posted by others, searching, referencing or finding mate-rials on the Internet, enabling financial transactions and facilitating social networking  – and of attempts by some States to deputise responsibility for harmful or illegal content to these actors.

[…]

No one who simply provides technical Internet services such as providing access, or searching for, or transmission or caching of information, should be liable for content generated by others, which is disseminated using those services, as long as they do not specifically intervene in that content or refuse to obey a court order to remove that content, where they have the capacity to do so (‘mere conduit principle’) ».

« Consideration should be given to insulating fully other intermediaries, including those mentioned in the preamble, from liability for content gener-ated by others under the same conditions as in paragraph 2(a). At a minimum, intermediaries should not be required to monitor user-generated content and should not be subject to extrajudicial content takedown rules which fail to provide sufficient protection for freedom of expression (which is the case with many of the ‘notice and takedown’ rules currently being applied) »80.

Si l’exclusion de responsabilité de certains acteurs de l’Internet est nécessaire au respect de la liberté d’expression, il s’ensuit que les critères permettant d’en établir les conditions d’application relèvent de manière inhérente à la définition des contours de cette liberté. La Cour ne pouvait donc faire l’économie de l’examen des facteurs pertinents permettant d’appliquer le régime de limitation de respon-sabilité à un organe de presse comme Delfi, combinant les rôles d’éditeur d’articles sur un portail Internet et de gestionnaire d’un forum de discussions. À cet égard, les critères retenus par les juges estoniens – le but commercial, l’activité profes-sionnelle, la recherche d’une audience la plus large, la capacité technique d’empê-cher la publication des messages litigieux – s’écartent de ceux généralement admis pour distinguer un hébergeur d’un éditeur de contenus, critères repris dans une jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, invoquée par Delfi.

79 Voy. aussi F. Dubuisson, « Les restrictions à l’accès au contenu d’Internet et le droit à la liberté d’expression », in Société française pour le droit international, Internet et le droit international, Colloque de Rouen, Paris, Pedone, 2014, sous presse.80 Joint Declaration on Freedom of Expression and the Internet, 1st June 2011, The United Nations (UN) Special Rapporteur on Freedom of Opinion and Expression, the Organization for Security and Co-operation in Europe (OSCE) Representative on Freedom of the Media, the Organization of American States (OAS) Special Rapporteur on Freedom of Expression and the African Commission on Human and Peoples’ Rights (ACHPR) Special Rapporteur on Freedom of Expression and Access to Information.

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Dans plusieurs affaires, la Cour de Justice a mis en évidence le fait qu’« il convient d’examiner si le rôle exercé par ledit prestataire est neutre, en ce que son compor-tement est purement technique, automatique et passif, impliquant l’absence de connaissance ou de contrôle des données qu’il stocke »81. De même, la difficulté de contrôler la dissémination des informations sur Internet, mise en avant par la Chambre de la Cour, n’a jamais été retenue comme suffisante. La Cour aurait donc dû examiner avec soin les particularités du service offert par Delfi, et les confronter aux critères pertinents pour définir le statut d’hébergeur. En parti-culier, il serait nécessaire d’évaluer si le fait de susciter, par la mise en place d’un forum de discussions, des commentaires de lecteurs en marge d’un article que l’on prend l’initiative de publier fait sortir l’organe de presse du rôle d’un simple hébergeur d’informations. En outre, il y aurait lieu de tenir compte des positions adoptées par Frank LaRue, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promo-tion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, concernant les conséquences liées au fait de faire reposer sur un « intermédiaire » l’évaluation du caractère illicite des messages postés et de lui imposer une obligation de les retirer avant même l’intervention d’une décision judiciaire :

« Furthermore, intermediaries, as private entities, are not best placed to make the determination of whether a particular content is illegal, which requires careful balancing of competing interests and consideration of defences. The Special Rapporteur believes that censorship measures should never be dele-gated to a private entity, and that no one should be held liable for content on the Internet of which they are not the author.

[…]

To avoid infringing the right to freedom of expression and the right to privacy of Internet users, the Special Rapporteur recommends intermediaries to : only implement restrictions to these rights after judicial intervention ; be trans-parent to the user involved about measures taken, and where applicable to the wider public ; provide, if possible, forewarning to users before the implemen-tation of restrictive measures ; and minimize the impact of restrictions strictly to the content involved. Finally, there must be effective remedies for affected users, including the possibility of appeal through the procedures provided by the intermediary and by a competent judicial authority82 ».

La Grande Chambre de la Cour devra donc procéder à une analyse plus appro-fondie de cette délicate question de la responsabilité des acteurs de l’Internet et ses interactions avec l’exercice de la liberté d’expression.

81 C.J., 23  mars 2010, Google France c.  LVM, Viaticum, Luteciel, CNRRH et autres, C-236/08, C-237/08, C-238/08, point 114. Voy. aussi C.J., 12 juillet 2011, l’Oréal c. eBay, C-324/09, point 113 ; C. De Callatay, « Les responsabilités liées aux messages postés sur internet : l’extension du régime d’exonération de responsabilité des intermédiaires aux acteurs du web 2.0 », A&M, 2013, pp. 166 et s.82 Report of the Special Rapporteur on the promotion and protection of the right to freedom of opinion and expres-sion, Frank La Rue, 16 May 2011, A/HRC.17/27, §§ 42-43 et 47.

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2. Les archives de presse sur Internet

La publication d’articles sur le site web d’organes de presse soulève des questions particulières concernant le respect des droits des tiers et la liberté d’expression, dans la mesure où ces articles demeurent aisément accessibles sur Internet via les archives électroniques du journal ou un moteur de recherche. Qu’en est-il lorsque le contenu d’un article fait l’objet d’une procédure judiciaire ou est établi par un tribunal comme étant attentatoire aux droits d’un individu ? Cette question a été soulevée dans l’affaire Wegrzynowski et Smolczewski c.  Pologne, dans laquelle le requérant se plaignait d’une violation de son droit à la vie privée (article 8) du fait que certains articles dont le contenu avait été reconnu diffamatoire par voie judiciaire demeurait disponibles dans les archives du journal concerné. La Cour a tout d’abord souligné qu’Internet présentait des risques pour le respect des droits d’autrui bien plus importants que ceux générés par la presse, ce qui est de nature à justifier, le cas échéant, des mesures de limitation plus étendues :

« The Court has held that the Internet is an information and communication tool particularly distinct from the printed media, especially as regards the capacity to store and transmit information. The electronic network, serving billions of users worldwide, is not and potentially will never be subject to the same regulations and control. The risk of harm posed by content and commu-nications on the Internet to the exercise and enjoyment of human rights and freedoms, particularly the right to respect for private life, is certainly higher than that posed by the press. Therefore, the policies governing reproduction of material from the printed media and the Internet may differ. The latter undeniably have to be adjusted according to technology’s specific features in order to secure the protection and promotion of the rights and freedoms concerned83 ».

En l’espèce, la Cour conclut que le juge national a respecté son obligation de trouver un équilibre adéquat entre les droits garantis par l’article 10 et, d’autre part, l’article  8 de la Convention, en préconisant l’ajout d’un commentaire en marge de l’article archivé, informant le public de l’issue de la procédure judiciaire intentée contre le contenu de cet article :

« In the present case the Warsaw Court of Appeal observed that it would be desirable to add a comment to the article on the website informing the public of the outcome of the civil proceedings in which the courts had allowed the applicants’ claim for the protection of their personal rights claim. The Court is therefore satisfied that the domestic courts were aware of the significance which publications available to the general public on the Internet could have for the effective protection of individual rights. In addition, the courts showed that they appreciated the value of the availability on the newspaper’s website

83 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne, 16 juillet 2013, req. no 33846/07 (définitif depuis le 16 octobre 2013), § 58.

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of full information about the judicial decisions concerning the article for the effective protection of the applicant’s rights and reputation »84.

Cette solution s’inscrit en droite ligne de celle déjà retenue dans l’affaire Times Newspapers85.

3. Utilisation d’images confidentielles

Avec le développement des technologies numériques, les cas de réutilisation d’images et d’enregistrements confidentiels se posent désormais de manière très fréquente. La Cour a été saisie d’une situation plus traditionnelle où des images internes à la télévision RAI, captées lors de l’enregistrement d’une émission cultu-relle et montrant une querelle entre deux écrivains, furent interceptées par une autre station et réutilisées dans le cadre d’une émission de critique de la télévi-sion86. La RAI et l’un des écrivains concernés portèrent plainte pour diffusion de communications confidentielles et atteinte à l’image. L’auteur de la diffusion fut condamné par les juridictions italiennes. La Cour a tout d’abord rappelé les prin-cipes applicables en cas d’utilisation par la presse d’informations confidentielles :

« Dans des cas où se trouvait en cause la diffusion d’informations de nature confidentielle, la Cour a rappelé que la condamnation d’un journaliste pour divulgation de telles informations peut dissuader les professionnels des médias d’informer le public sur des questions d’intérêt général. En pareil cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de ‘‘chien de garde’’ et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie. Pour déterminer si la mesure litigieuse était néanmoins nécessaire en l’espèce, plusieurs aspects distincts sont à examiner : les intérêts en présence ; le contrôle exercé par les juridictions internes ; le comportement du requérant ainsi que la proportionnalité de la sanction prononcée »87.

Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour estime que la balance des inté-rêts entre le droit à la vie  privée et le droit à la critique penche en faveur du premier, compte tenu du peu d’intérêt informationnel des images divulguées et du comportement peu déontologique du requérant :

« Il n’en demeure pas moins que, pour le requérant, il s’agissait surtout, aux yeux de la Cour, de stigmatiser et de ridiculiser un comportement individuel. Si le requérant souhaitait ouvrir un débat sur un sujet d’intérêt primordial pour la société, tel que le rôle des médias télévisés, d’autres voies, qui ne compor-taient aucune violation de la confidentialité des communications télématiques, s’ouvraient à lui. […]

84 Ibidem, § 66.85 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Times Newspapers Limited (Nos 1 et 2) c. Royaume-Uni, 10 mars 2009, req. no 3002/03 et 23676/03 (définitif depuis le 10 juin 2009).86 Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Ricci c. Italie, 8 octobre 2013, req. no 30210/06 (définitif depuis le 8 janvier 2014).87 Ibidem, § 51.

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Pour ce qui est du comportement du requérant, la Cour relève que l’enregis-trement litigieux avait eu lieu sur une fréquence réservée à l’usage interne de la RAI. Ceci ne pouvait pas être ignoré par le requérant, professionnel de l’in-formation, qui était ou aurait donc dû être conscient du fait que la diffusion de l’enregistrement méconnaissait la confidentialité des communications de la chaîne de télévision publique. Il s’ensuit que le requérant n’a pas agi dans le respect de l’éthique journalistique88.

4. Protection des sources des journalistes

Dans l’affaire Nagla c. Lettonie89, la Cour a pu confirmer la très large protection dont bénéficient les sources des journalistes, lorsqu’elles permettent d’informer sur des questions d’intérêt général. En l’occurrence, elle a condamné la Lettonie pour avoir mené une perquisition visant à confirmer l’identité de l’informateur d’une journaliste et saisi à cet effet du matériel informatique. Une décision analogue a été rendue dans l’affaire Saint-Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg90. Une perqui-sition avait été menée dans les locaux d’un journal afin de découvrir l’identité de l’auteur d’un article et tout autre élément en lien avec l’infraction reprochée. La Cour a estimé que cette perquisition était de nature à porter atteinte au secret des sources et violait dès lors l’article 10 :

« Même si la Cour ne peut, sur la base des éléments fournis par les parties, déterminer si l’objet de cette perquisition était de découvrir les sources du journaliste, force est de constater que la formulation large de l’ordonnance ne lui permet pas d’exclure cette possibilité. À cet égard, la Cour ne saurait se satisfaire de l’explication du Gouvernement, selon laquelle les sources figu-raient déjà dans l’article litigieux. En effet, ce n’est pas parce que certaines sources avaient été publiées que d’autres sources potentielles ne pouvaient être découvertes lors de la perquisition. La Cour estime que la perquisition et la saisie litigieuses étaient disproportionnées dans la mesure où elles permet-taient aux policiers de rechercher les sources du journaliste. La Cour relève à cet égard que l’introduction d’une clé USB dans un ordinateur est un procédé qui peut être de nature à extraire des données se trouvant dans la mémoire du support informatique, permettant ainsi aux autorités de recueillir des infor-mations sans lien avec les faits poursuivis. L’ordonnance du 30  mars 2009 n’était pas assez restreinte pour éviter un éventuel abus. Puisque – comme le Gouvernement l’affirme devant la Cour – l’unique objet de la perquisition était de découvrir la véritable identité du journaliste ayant rédigé l’article, un libellé plus étroit, ne reprenant que cet objet, aurait été suffisant »91.

88 Ibidem, §§ 55 et 57.89 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Nagla c. Lettonie, 16 juillet 2013, req. no 73469/10 (définitif depuis le 16 octobre 2013).90 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Saint-Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, 18 avril 2013, req no 26419/10 (définitif depuis le 18 juillet 2013).91 Ibidem, § 61.

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D. Droit d’accès à l’information

La Cour poursuit sa jurisprudence donnant au droit d’accès à l’information un contenu de plus en plus substantiel et autonome92. La Cour a pu fonder un droit d’accès sur l’article  10 lui-même, dès lors que l’accès dépend d’une décision des autorités publiques et que la personne ayant demandé l’accès peut se prévaloir d’un intérêt particulier, s’inscrivant dans un débat d’intérêt général93. En l’espèce il s’agissait d’une association, active dans le domaine des transferts de propriété dans les terres agricoles et forestières, qui s’était vue refuser la communication des décisions rendues par une commission régionale des transactions de propriété du Tyrol. La Cour a réitéré le principe d’un droit d’accès à l’information dans certaines circonstances :

« The applicant association was therefore involved in the legitimate gathering of information of public interest. Its aim was to carry out research and to submit comments on draft laws, thereby contributing to public debate. Conse-quently, there has been an interference with the applicant association’s right to receive and to impart information as enshrined in Article  10 §  1 of the Convention »94.

Elle a ensuite considéré qu’en l’espèce les motifs de refus étaient pertinents mais pas suffisants et qu’il y avait dès lors violation de l’article 10 :

« While it is not for the Court to establish in which manner the Commission could and should have granted the applicant association access to its decisions, it finds that a complete refusal to give it access to any of its decisions was disproportionate. The Commission, which, by its own choice, held an infor-mation monopoly in respect of its decisions, thus made it impossible for the applicant association to carry out its research in respect of one of the nine Austrian Länder, namely Tyrol, and to participate in a meaningful manner in the legislative process concerning amendments of real property transaction law in Tyrol. The Court therefore concludes that the interference with the applicant association’s right to freedom of expression cannot be regarded as having been necessary in a democratic society »95.

E. Restrictions à l’accès à certains médias

1. Restrictions à la diffusion de publicité et nouveaux médias

Dans l’affaire Animal Defenders International c. Royaume-Uni, la Grande Chambre de la Cour a justifié le fait qu’une restriction des publicités politiques – il s’agissait en l’occurrence d’un message pour la défense des droits des animaux – s’applique

92 Voy. « Chronique 2012 », pp. 483-484.93 Voy. Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, 14 avril 2009, req. no 37374/05 ; Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft Srg c. Suisse, 21 juin 2012, req. no 34124/06.94 Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Österreichische Vereinigung zur Erhaltung, Stärkung und Schaffung Eines Wirtschaft-lich Gesunden Land- Und Forst- Wirtschaftlichen Grundbesitzes v. Austria, 28 novembre 2013, req. no 39534/07, § 36.95 Ibidem, § 47.

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uniquement à la radio et à la télévision sans concerner Internet, en se fondant sur la moindre influence supposée de ce dernier média :

« La Cour estime pour sa part cohérente la distinction fondée sur l’influence particulière de la radio et de la télévision. En particulier, elle reconnaît l’immé-diateté et la puissance de ces médias, dont l’impact est renforcé par le fait qu’ils restent des sources familières de divertissement nichées au cœur de l’intimité du foyer. De plus, les choix inhérents à l’utilisation d’Internet et des médias sociaux impliquent que les informations qui en sont issues n’ont pas la même simultanéité ni le même impact que celles qui sont diffusées à la télévision ou à la radio. Dès lors, malgré leur développement important au cours des dernières années, rien ne montre qu’Internet et les réseaux sociaux aient bénéficié dans l’État défendeur d’un transfert de l’influence des médias de télédiffusion suffi-samment important pour qu’il devienne moins nécessaire d’appliquer à ces derniers des mesures spéciales96 ».

Cette distinction, opérée afin de justifier la proportionnalité de l’interdiction au Royaume-Uni de toute publicité politique à la radio et à la télévision prévue afin « d’éviter que ceux qui disposent de ressources financières importantes ne confisquent le débat politique »97, semble procéder d’une vision complètement dépassée de l’impact des médias. Si lors de l’adoption en juillet 2003 de la loi britannique sur les communications, cette vision était peut-être encore défen-dable, elle l’est beaucoup plus difficilement aujourd’hui puisque dans l’intervalle on a connu l’essor de ce que l’on appelle le « web 2.0 », avec l’apparition d’acteurs comme Facebook (2004) ou Youtube (2005), permettant de disséminer du contenu, notamment publicitaire, d’une manière « virale », sans doute bien plus efficace qu’une diffusion « en temps réel » à la radio ou à la télévision. Par exemple, une vidéo publicitaire de l’association britannique Save the Children, visant à attirer l’attention sur le sort des enfants en Syrie en imaginant le sort d’une fillette londonienne plongée dans la guerre, a été visionnée plus de 20 millions de fois sur Youtube, en quelques jours98.

La Cour utilise l’existence de cette voie alternative que constitue Internet pour justifier le caractère limité de l’atteinte faite à la liberté d’expression de l’asso-ciation requérante : « De plus, et c’est là un point important, [l’ONG requérante] bénéficie pour la diffusion de ses publicités d’un accès sans entrave aux vecteurs de communication autres que la radio et la télévision, notamment à la presse écrite et à Internet (y compris aux réseaux sociaux) ». L’argument est évidemment parfaitement réversible dans un sens démontrant le caractère non nécessaire de l’interdiction à la radio et à la télévision, vu les possibilités offertes par les

96 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni, 22 avril 2013, req. no 48876/08, § 119 (références omises).97 Ibidem, § 54.98 Save the Children UK, « Most Shocking Second a Day Video », http://youtu.be/RBQ-IoHfimQ. Voy.  Télérama, « Syrie : la vidéo de l’ONG Save the Children enregistre plus de 20 millions de vues », 17  mars 2014, http://www.telerama.fr.

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nouveaux médias, qualifiés malgré tout de « puissants outils de communication » par la Cour.

Cette jurisprudence est d’ailleurs assez peu cohérente avec d’autres décisions, dans lesquelles l’effet permanent, viral et démultiplicateur d’Internet est fréquemment perçu comme un facteur rendant la diffusion de certains contenus plus dange-reux, et appelant des mesures plus énergiques de restriction que pour les autres médias99. Une telle position se retrouve dans l’affaire Delfi, analysée ci-dessus :

« [T]he spread of the Internet and the possibility – or for some purposes the danger – that information once made public will remain public and circulate forever, calls for caution. The ease of disclosure of information on the Internet and the substantial amount of information there means that it is a difficult task to detect defamatory statements and remove them100 ».

Dans l’affaire Comité de Rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, la Chambre souligne que « assurément, les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux », ce qui autorise qu’ils puissent être soumis à un régime spécifique, « en fonction des caractéristiques particulières de la technologie101 ».

Internet demeure un objet protéiforme et un peu mystérieux, en perpétuelle mutation, difficilement cernable par le droit dans une approche globalisante, et la Cour devrait essayer de davantage affiner ses appréciations sur ses différentes facettes et son évolution, en examinant soigneusement les caractéristiques et l’impact du service concerné par l’affaire dont elle est saisie.

2. Restriction à la publication d’une publicité dans la presse

L’auteur d’un livre très critique sur la fondation du journal polonais Gazeta Wyborcza s’est vu refuser la publication d’une publicité faisant la promotion de son livre, par divers organes de presse. Ses actions en justice pour mettre en cause ces décisions de refus furent rejetées par les tribunaux polonais. Sur le principe, la Cour rappelle qu’il n’existe pas de droit général d’accéder à une tribune média-tique :

« [The Court] has held that, notwithstanding the importance of that freedom, Article 10 does not bestow any freedom of forum for the exercise of that right as regards entry to private property, or even, necessarily, to all publicly owned property. […] In the examination of such cases the Court took into consider-ation whether the bar on access to a given forum had the effect of preventing

99 Voy. S. Turgis, « La coexistence d’internet et des médias traditionnels sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme », R.T.D.H., 2013, pp. 17 et s.100 Ibidem, par. 92.101 Cour eur. D.H. (5e  sect.), arrêt Comité de Rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c.  Ukraine, 5  mai 2011, req. no 33014/05 (définitif depuis le 5 août 2011), § 63.

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any effective exercise of freedom of expression. The instant case, however, concerns not a private venue, but a media whose fundamental freedom of expression is protected under Convention.

The Court has already held that privately owned newspapers must be free to exercise editorial discretion in deciding whether to publish articles, comments and letters submitted by private individuals or even by their own staff reporters and journalists. The State’s obligation to ensure the individu-al’s freedom of expression does not give private citizens or organisations an unfettered right of access to the media in order to put forward opinions (see, mutatis mutandis, Murphy v. Ireland, no. 44179/98, § 61, 10 July 2003 ; Saliyev v. Russia, no. 35016/03, § 52, 21 October 2010). In the Court’s view these prin-ciples apply also to the publication of advertisements. An effective exercise of the freedom of the press presupposes the right of the newspapers to establish and apply their own policies in respect of the content of advertisements. It also necessitates that the press enjoys freedom to determine its commercial policy in this respect and to choose those with whom it deals »102.

En l’espèce, la Cour n’a relevé aucune circonstance particulière devant amener à s’écarter de ces principes et a dès lors approuvé le raisonnement tenu par les juri-dictions nationales :

« The Court agrees with the analysis of the case carried out by the domestic courts. It finds that their conclusion that, in a pluralistic media market press, publishers should not be obliged to carry advertisements proposed by private parties is compatible with the freedom of expression standards under the Convention »103.

Dès le moment où l’auteur du livre a trouvé les canaux de diffusion pour pouvoir exprimer ses idées, son livre mais aussi un site Internet qu’il a créé, il ne peut se plaindre d’une limitation disproportionnée de sa liberté d’expression.

F. Respect des droits de propriété intellectuelle et liberté d’expression

Dans notre précédente chronique, nous avions constaté à travers la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que la protection des droits d’auteur ne peut justifier des mesures de surveillance générale imposées aux intermé-diaires de l’Internet104. Il n’en reste pas moins que les États ont une obligation de prendre les mesures adéquates pour faire respecter les droits de propriété intellec-

102 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Remuszko c. Pologne, 16 juillet 2013, req. no 1562/10 (définitif depuis le 16 octobre 2013), §§ 77 et 79.103 Ibidem, § 86.104 « Chronique 2012 », pp. 470-472.

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tuelle, établie par divers textes internationaux105 et européens106. La nature et les modalités de ces mesures de mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle peuvent soulever des questions de compatibilité avec la liberté d’expression, en particulier dans l’environnement numérique. En 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a traité ses deux premières affaires soulevant la question de la confrontation entre mesures visant au respect de droits de propriété intellectuelle et liberté d’expression107.

Dans une première affaire, la requête pour violation de l’article  10 de la CEDH était déposée par trois photographes qui avaient été condamnés pour violation des droits d’auteur, suite à la publication sur leur site internet de photos de mode prises lors d’un défilé, sans l’autorisation des maisons de couture et en contraven-tion aux conditions générales d’utilisation établies par la Fédération française de couture. Les requérants soutenaient que « des photographies de défilés de mode constituent une “information”, et que leur diffusion sur un site Internet relève de l’exercice de la liberté d’expression même si l’objectif poursuivi est commer-cial ». Ils en déduisaient que « le public a le droit d’être informé sur l’actualité de la mode et qu’interdire à des médias sous prétexte de contrefaçon de diffuser des photographies de défilés porte une atteinte disproportionnée à ce droit ». La Cour affirme à titre préalable que la liberté d’expression s’applique bien à la diffusion de photographies par Internet et que la condamnation constitue dès lors une ingérence dans l’exercice de ce droit108. Étant acquis que la condamnation vise la préservation d’un « objectif légitime », le respect des droits d’auteur, la Cour examine sa conformité avec l’exigence de « nécessité » posée par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Elle souligne tout d’abord que la publication des photographies s’inscrit dans une démarche commerciale et ne relève pas d’un débat d’intérêt général :

« En l’espèce, les photographies litigieuses ont été publiées sur un site Internet appartenant à une société gérée par les deux premiers requérants, dans le but notamment de les vendre ou d’y donner accès contre rémunération. La démarche des requérants était donc avant tout commerciale. De plus, si l’on ne peut nier l’attrait du public pour la mode en général et les défilés de haute couture en particulier, on ne saurait dire que les requérants ont pris part à un débat d’intérêt général alors qu’ils se sont bornés à rendre des photographies de défilés de mode accessibles au public ».

Il s’ensuit que « les autorités internes disposaient en l’espèce d’une marge d’appré-ciation particulièrement importante109 ». La Cour constate que « la cour d’appel

105 Accord sur les ADPIC de 1994 : Partie III, Moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle.106 Directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative aux mesures et procédures visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, J.O.C.E., L 157 du 30 avril 2004, p. 45.107 La problématique n’avait jusque-là été traitée que par la défunte Commission européenne des droits de l’homme, dans l’affaire Société nationale des programmes France 2 c. France, 15 janvier 1997, no 30262/96.108 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Ashby Donald et autres c. France, 10 janvier 2013, req. no 36769 (définitif depuis le 10 avril 2013) § 34 (références jurisprudentielles omises).109 Ibidem, § 41.

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de Paris a jugé que les requérants avaient, en connaissance de cause, diffusé les photographies litigeuses sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteurs, qu’ils ne pouvaient se dégager de leur responsabilité en se prévalant du fait que le système de l’engagement de presse était inadapté ou mal respecté, et qu’ils s’étaient donc rendus coupables du délit de contrefaçon110 ». Dès lors « elle ne voit pas de raison de considérer que le juge interne a excédé sa marge d’appréciation en faisant par ces motifs prévaloir le droit au respect des biens des créateurs de mode sur le droit à la liberté d’expression des requérants111 ».

Dans la seconde instance, les gestionnaires du site The Pirate Bay (TPB) se plai-gnaient de ce que les tribunaux suédois les avaient condamnés pour complicité de contrefaçon de droits d’auteur, en raison des activités liées à leur site Internet, ce qui portait atteinte selon eux à leur liberté d’expression. Le service de Pirate Bay consistait à rendre disponible aux utilisateurs des liens « torrent » permettant le téléchargement de fichiers, incluant de la musique, des films et des jeux vidéo, par le système « peer to peer ». Pour rejeter la requête, la Cour tient un raisonnement similaire à celui développé dans l’affaire Ashby, fondé sur la large marge d’appré-ciation des autorités nationales :

« Since the Swedish authorities were under an obligation to protect the plain-tiffs’ property rights in accordance with the Copyright Act and the Convention, the Court finds that there were weighty reasons for the restriction of the appli-cants’ freedom of expression. Moreover, the Swedish courts advanced relevant and sufficient reasons to consider that the applicants’ activities within the commercially run TPB amounted to criminal conduct requiring appropriate punishment. In this respect, the Court reiterates that the applicants were only convicted for materials which were copyright-protected »112.

Si dans ces deux affaires, les mesures de restriction des échanges sur Internet ont été jugées conformes à la liberté d’expression, c’est qu’elles apparaissaient suffisam-ment ciblées, limitées à un contenu particulier dûment identifié comme portant atteinte aux droits portant sur des œuvres précises. On peut ainsi constater que dans le domaine des droits de propriété intellectuelle, Internet n’échappe en rien aux mesures de mise en œuvre de ces droits, mais ces mesures doivent conserver un caractère ciblé au regard d’un contenu identifiable et ne pas entraîner une surveil-lance générale et a priori d’échanges sur tout ou partie du réseau.

G. Offense à Chef d’État et liberté d’expression

La Cour a été saisie d’une requête portant sur une affaire qui avait fait l’objet d’une large médiatisation en France, concernant l’interpellation du président Nicolas Sarkozy par un citoyen qui avait brandi un panneau sur lequel était écrite

110 Ibidem, § 42.111 Ibidem.112 Cour eur. D.H. (5e sect.), décision Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède, 19 février 2013, req. no 40397/12, p. 11.

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la phrase « casse toi pov’ con »113. Il était ainsi fait « référence à une réplique très médiatisée du président de la République, proférée le 23 février 2008 lors du Salon de l’agriculture, alors qu’un agriculteur avait refusé de lui serrer la main ». Le plai-santin fut poursuivi et condamné pénalement pour « offense au président de la République ». La Cour n’a pas entendu juger de la compatibilité avec la liberté d’ex-pression de l’incrimination comme telle, en dépit du fait qu’elle prévoit un régime dérogatoire au droit commun au profit du président de la République. La Cour a estimé que l’« exception de vérité », qui n’est pas admise comme moyen de défense en cas d’offense au président, n’était de toute façon pas en jeu en l’espèce, aucun fait précis n’ayant été imputé à Nicolas Sarkozy. La Cour s’est donc penchée sur la proportionnalité de la condamnation, au regard des circonstances de l’affaire. Sur ce point, elle a jugé la condamnation disproportionnée, compte tenu du contexte de l’événement, de la qualité de la personne visée et du mode d’expression :

« La Cour observe, d’une part, qu’il résulte des éléments retenus par la cour d’appel que le requérant a entendu adresser publiquement au chef de l’État une critique de nature politique. Cette juridiction a en effet indiqué qu’il était un militant, ancien élu, et qu’il venait de mener une longue lutte de soutien actif à une famille turque, en situation irrégulière sur le territoire national. Elle a précisé que ce combat politique s’était soldé, quelques jours avant la venue du chef de l’État à Laval, par un échec pour le comité de soutien car cette famille venait d’être reconduite à la frontière et que le requérant en éprouvait de l’amertume. Elle a enfin établi un lien entre son engagement politique et la nature même des propos employés. […]

La Cour retient, d’autre part, qu’en reprenant à son compte une formule abrupte, utilisée par le président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique, le requérant a choisi d’exprimer sa critique sur le mode de l’impertinence satirique. Or, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. […]

La Cour considère que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d’in-térêt général sans lequel il n’est pas de société démocratique »114.

François DubuissonChargé de cours, Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles (ULB).

Les commentaires relatifs à la présente chronique peuvent être communiqués à Franç[email protected].

113 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Eon c. France, 14 mars 2013, req. no 26118/10 (définitif depuis le 14 juin 2013).114 Ibidem, §§ 58, 60 et 61.