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MICHEL FOUCAULT, L'ANTHROPOLOGIE ET LA QUESTION DU POUVOIR Marc Abélès Éditions de l'EHESS | « L'Homme » 2008/3 n° 187-188 | pages 105 à 122 ISSN 0439-4216 ISBN 9782713221866 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-homme-2008-3-page-105.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Marc Abélès, « Michel Foucault, l'anthropologie et la question du pouvoir », L'Homme 2008/3 (n° 187-188), p. 105-122. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.249.33.103 - 06/08/2015 22h04. © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.249.33.103 - 06/08/2015 22h04. © Éditions de l'EHESS

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Michel Foucault, l'Anthropologie Et La Question Du Pouvoir

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  • MICHEL FOUCAULT, L'ANTHROPOLOGIE ET LA QUESTION DUPOUVOIRMarc Abls

    ditions de l'EHESS | L'Homme 2008/3 n 187-188 | pages 105 122 ISSN 0439-4216ISBN 9782713221866

    Article disponible en ligne l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-l-homme-2008-3-page-105.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Marc Abls, Michel Foucault, l'anthropologie et la question du pouvoir , L'Homme 2008/3(n 187-188), p. 105-122.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • POUR NOMBRE danthropologues, les travaux de Michel Foucault sont devenusune rfrence incontournable. Mais il faut constater que son influence sest avanttout exerce de lautre ct de lAtlantique o Foucault figure en bonne placedans lenseignement dlivr par les dpartements danthropologie des universitsamricaines. linverse, en France, les anthropologues ont longtemps manifestune certaine mfiance lgard du philosophe. Il vaut la peine de sinterrogersur cette diffrence daccueil et la recontextualiser par rapport deux traditionsintellectuelles distinctes.

    Si en France, lanthropologie sest construite dans un rapport de mfiance lgard de la philosophie, aux tats-Unis le dveloppement dune anthropologiecritique, partir des annes 1980, a t marqu par un intrt trs fort pour laphilosophie contemporaine, notamment pour lcole de Francfort, et les post-structuralistes , notamment Jacques Derrida et Michel Foucault, et plus rcem-ment Giorgio Agamben. Mais surtout il est intressant danalyser la maniredont les anthropologues amricains ont eu recours au concept de pouvoir telquil est travaill par Foucault. On verra comment la rflexion sur la position delanthropologue, son autorit en tant quauteur, est venue croiser les interro-gations foucaldiennes sur le pouvoir et la notion de discipline. un autreniveau, on sintressera limpact des analyses du philosophe franais sur le bio-politique, qui sont aujourdhui une rfrence trs prsente dans lanthropologieamricaine et qui influencent galement les travaux des anthropologues franais.En conclusion, on sinterrogera sur les perspectives quouvre la lecture deFoucault lanthropologie politique tant au niveau des dveloppements tho-riques que dans les pratiques de terrain.

    voquer laccueil ou le rejet de luvre de Foucault dans le champ de lan-thropologie, cest dabord poser la question plus gnrale des rapports entre cettedernire et la philosophie. Contrairement une vision simpliste qui opposerait C

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    LHOMME, Miroirs transatlantiques, 187-188 / 2008, pp. 105 122

    Michel Foucault, lanthropologieet la question du pouvoir

    Marc Abls

    Et comme on na pas de thorie gnrale pour les apprhender, je suis, si vous voulez un empiriste aveugle, cest--direje suis dans la pire des situations. Je nai pas de thorie gnrale et je nai pas non plus dinstrument sr.

    Je ttonne, je fabrique, comme je peux, des instruments qui sont destins faire apparatre des objets. Les objets sont unpetit peu dtermins par les instruments bons ou mauvais que je fabrique.

    Ils sont faux si mes instruments sont fauxMichel Foucault, Dits et crits II.

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  • deux questionnements, lun orient par des interrogations fondamentales sur lanature et les fins de lhumanit, lautre port par une exigence de scientificit etax sur la connaissance des socits humaines, il faut reconnatre que, de longuedate, cest une relation complexe et ambigu qui sest noue entre anthropologieet philosophie. Comme je lai montr ailleurs (Abls 2005), lune des probl-matiques majeures de lanthropologie naissante, celle de lorigine de ltat et par-del, le grand partage entre civilis et primitif quelle instaure, sest constitue partir dune lecture critique des philosophes. Lun des textes fondateurs de lan-thropologie politique, Ancient Law de Henry Sumner Maine, consacre un cha-pitre entier la discussion des thories philosophiques de ltat de nature et ducontrat social, se livre une svre rfutation des thses rousseauistes, avant din-troduire une opposition entre organisation sociale o domine la parent, et organisation politique fonde sur le territoire et la proprit. Le partage intro-duit par Maine a eu des effets positifs, il a suscit une ligne de recherche fcondesur la parent et a permis de mettre en vidence la consistance du politique dansles socits non tatiques. Mais cette dmarche reflte aussi une obsession dupartage entre Nous les Modernes, aptes dvelopper une connaissanceobjective et Eux , ces socits-objets de notre science et voues laltritdu primitif et de lexotique.

    Comme on le voit, il y a bien dans ce rejet inaugural du discours des philo-sophes, lassomption simultane dune philosophie, aussi implicite soit-elle, quiassigne leur place au savant et aux peuples qui feront la matire de ses recherches,qui lui offriront un laboratoire vivant. Ce nest pas un hasard si Alfred Radcliffe-Brown, lun des matres de lcole anglo-saxonne dfinit sa discipline comme la science naturelle de la socit humaine ; il marque en quelque sorte un terri-toire occuper et sauvegarder contre les sortilges de la spculation. La philoso-phie et les dbats quelle a pu faire natre ne peuvent quintroduire un inacceptabledsordre dans un univers o dsormais les faits doivent rgner en matres.

    Cette spcification de lanthropologie comme science naturelle sinscrit enprface un ouvrage de rfrence , au dire de ses propres auteurs, EdwardEvans-Pritchard et Meyer Fortes (1940 : 1), sur les systmes politiques africains.De fait, ce livre a fait date : il marque un moment essentiel dans le dvelop-pement de lanthropologie politique. Il nest pas sans intrt de constater que,dans leur introduction, les auteurs consacrent quelques rflexions la philoso-phie politique. Mais cest pour disqualifier aussitt cette approche qui privilgielidal au dtriment des ralits : Nous navons pas trouv que les thories desphilosophes politiques nous aient aids comprendre les socits que nous avonstudies et nous les considrons comme de peu de valeur scientifique, car leursconclusions sont rarement formules en termes de conduites observes ou nesont pas susceptibles dtre vrifies selon ce critre (Ibid. : 3-4). Les philo-sophes ont certes tent dtayer leurs thories en utilisant les donnes disponiblesconcernant les socits et les coutumes primitives, mais une poque o cesdonnes taient encore trs dficientes.

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  • Ainsi les anthropologues doivent-ils viter de se rfrer aux crits des philo-sophes politiques (Ibid. : 3). Le diagnostic est clair : par rapport au dveloppe-ment de lanthropologie politique, la philosophie fait figure dobstaclepistmologique. On peut la rigueur considrer certains philosophes,Montesquieu en particulier, comme de lointains prcurseurs ; mais la dmarcheanthropologique implique en son principe une rupture avec le discours philoso-phique. Cest du moins ce qui ressort des crits dEvans-Pritchard et Fortes et deleurs disciples. Ce point de vue a prvalu depuis lors, au point de retentir sur notreconception mme de lhistoire de lanthropologie. De la mme manire, la dn-gation de la philosophie semble au cur mme du discours anthropologique. Il estintressant dobserver quelle mfiance Claude Lvi-Strauss lui-mme qui, on le sait,agrg de luniversit, commena sa carrire comme professeur de philosophie, atoujours exprime lgard de ses contemporains philosophes. Alors quil manifesteune relle curiosit lgard du dveloppement des sciences contemporaines, nh-sitant pas travailler avec des mathmaticiens et des linguistes, il semble pour lemoins peu concern par les travaux des philosophes.

    Aux heures glorieuses du structuralisme, on amalgama un peu vite des pensesaussi diffrentes que celles de Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan,Claude Lvi-Strauss. Cest peu de dire que ce dernier en fut agac. Il a toujourspris soin daffirmer la spcificit de sa dmarche. Par ailleurs, on ne trouvera dansson uvre aucune allusion aux travaux de Foucault. Ayant moi-mme suivi sonenseignement (il fut mon directeur de thse), jai pu observer la mfiance dont ilfaisait preuve lgard des noncs philosophiques. Sil a accept de discuter avecPaul Ricur, il na jamais daign commenter le texte que Derrida a consacrau chapitre de Tristes Tropiques intitul La leon dcriture (Derrida 1967 :145-202). Eu gard linfluence de Lvi-Strauss dans le dveloppement de lan-thropologie franaise, on ne stonnera pas que les philosophes en gnral, etFoucault en particulier, aient t en quelque sorte considrs comme hors-champ. Cela peut paratre dautant plus curieux que beaucoup danthropologuesavaient auparavant tudi la philosophie. Mais, prcisment, il sagissait derompre avec la spculation et de sengager dans un patient travail de recueil desdonnes, en allant sur le terrain. Le terrain constituait le moyen daccder auconcret, mais faisait aussi figure de rite de passage par lequel on tait cens sepurifier de lethnocentrisme dominant.

    Dans ce contexte, la philosophie apparaissait au mieux comme un luxe inutile,au pire comme un tissu de prjugs inadquats. On ne stonnera pas alors quonne trouve nulle allusion Foucault ou Derrida dans les travaux les plus accom-plis produits par la gnration post-lvistraussienne qui paradoxalement avait vculpoque du structuralisme triomphant et pu suivre les enseignements de Foucaultet de Derrida. Faut-il parler danathme lgard de la philosophie ? En tout cas,cest au nom de la scientificit du projet anthropologique que sopra la disjonc-tion. Ethnographie, comparatisme, ambition de raliser une science de lesprithumain : le programme tait suffisamment exaltant pour justifier quon accepttune bonne dose de positivisme et quon sacrifit les vieilles lunes philosophiques. C

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  • De son ct Foucault a exprim dans Les Mots et les Choses tout lintrt quilportait lanthropologie. Notons dabord quil propose, au terme de ce travaild archologie des sciences humaines , dans le dernier chapitre de louvrage,une dfinition de ces dernires qui met laccent sur leur rapport linconscient : On dira donc quil y a science humaine non pas partout o il est question delhomme, mais partout o on analyse dans la dimension de linconscient desnormes, des rgles, des ensembles signifiants qui dvoilent la conscience lesconditions de ses formes et de ses contenus (1966 : 376). ce titre, psychana-lyse et ethnologie incarnent la quintessence de ces sciences car elles ont en com-mun dtre toutes deux des sciences de linconscient (ibid. : 390). Lethnologiemet au jour derrire les reprsentations des hommes les normes partir des-quelles les hommes accomplissent les fonctions de la vie, mais en repoussent leurpression immdiate, les rgles travers lesquelles ils prouvent et maintiennentleurs besoins, les systmes sur fond desquels toute signification leur est donne (id.). La force propre lethnologie comme la psychanalyse cest ce que Lvi-Strauss disait de lethnologie : quelles dissolvent lhomme (ibid. : 301). La per-tinence de lethnologie ne vient pas de ce quelle traite des socits sans histoire,mais de ce quelle sintresse avant tout aux processus inconscients qui caract-risent le systme dune culture donne (ibid. : 391). Ce qui fascine Foucault,cest la possibilit daccder ainsi au systme des inconscients culturels, cest--dire aux structures formelles qui rendent signifiants les discours mythiques, don-nent leur cohrence et leur ncessit aux rgles qui rgissent les besoins (id.), etle fait que la linguistique puisse fournir un modle formel lethnologie et lapsychanalyse. Lenthousiasme du philosophe pour les sciences humaines trouveclairement sa source dans la lecture de Lvi-Strauss et de Freud revisit par Lacan.Foucault, comme Louis Althusser la mme poque, voit dans le dveloppementde lethnologie et de la psychanalyse de prcieux allis dans sa stratgie pourimposer un vritable anti-humanisme thorique et promouvoir une pist-mologie critique que thmatisera quelques annes plus tard LArchologie dusavoir. Ce nest donc pas sans raison que ces auteurs se sont vus attribuer le labelde structuralistes .

    Et, cependant, un peu comme ltiquette nouveau roman avait permis depromouvoir des auteurs dont on put rapidement mesurer les diffrences, lti-quette structuralisme savra elle aussi sujette malentendus. Malgr Les Motset les Choses, ni Lvi-Strauss ni Foucault nont jamais revendiqu aucune proxi-mit. Dans les annes 1970, on ne trouve chez ce dernier que de trs rares rf-rences Lvi-Strauss et plus gnralement lanthropologie. Est-ce affaire demconnaissance ou simple manque dintrt ? Faut-il y voir une rticence plusprofonde ? ma connaissance, seul un texte voque thmatiquement cette disci-pline. Il sagit dune confrence prononce la facult de philosophie delUniversit de Bahia en 1976 et intitule Les mailles du pouvoir . Ce texte esttout fait remarquable, car il nous permet de comprendre la distance qui spa-rait Foucault de lanthropologie, et singulirement de luvre de Lvi-Strauss. Laconfrence de Bahia souvre sur une critique globale de la psychanalyse et des

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  • sciences sociales ciblant la notion de loi. Les psychanalystes continuent toujoursde considrer chez eux que le signifi du pouvoir, le point central, ce en quoiconsiste le pouvoir, est encore la prohibition, le fait de dire non, encore une foisla forme, la formule tu ne dois pas (Foucault 2001 : 183). Ils partagent avecles psychologues et les sociologues une conception du pouvoir essentiellementngative et avant tout juridique. Le pouvoir sidentifie lespace de la rgle et dela prohibition : Cette conception du pouvoir a t la fin du XIXe sicle formu-le incisivement, largement dveloppe par lethnologie (Ibid. : 183-184). Cettediscipline na en effet eu de cesse, selon Foucault, didentifier systme de pouvoiret systme de rgles. Emblmatiques de cette approche, les travaux de Lvi-Strauss et leur intrt pour le problme de linceste placent au cur de linvesti-gation la question de la prohibition. Il est intressant de noter que, pourFoucault, lanthropologie de Lvi-Strauss, quil inscrit dans la ligne durkhei-mienne, est de part en part politique en ce quelle vhicule une thorie du pou-voir. Certes, son objet explicite est la parent et lalliance, mais le philosophe necherche pas en valuer la pertinence en ce domaine et laisse de ct la rlabo-ration lvi-straussienne des concepts dchange et de rciprocit. La critique deFoucault porte sur la prgnance de la rgle et de son envers, linterdit. On a l uneconception extrmement restrictive du pouvoir qui ne fait que prolonger le dis-cours juridique qui a domin les thories de ltat en Occident depuis le Moyenge. Le pouvoir est essentiellement reprsent dans le droit, et ainsi sest laborela notion de souverainet qui demeure aujourdhui un concept majeur de la tho-rie politique. cette juridicisation du politique, Foucault oppose une analyse desmcanismes positifs du pouvoir. loppos des conceptions dominantes axes surle binme rgle/prohibition, il note lapparition dans les annes plus rcentes de nouveaux points de vue (Ibid. : 184) : un point de vue strictementmarxiste , un point de vue plus loign du marxisme classique . Et de citerPierre Clastres qui dveloppe, selon lui, toute une nouvelle conception du pou-voir comme technologie (id.). Foucault nexplicite pas cette rfrence, et ilindique plus loin dans sa confrence que lui-mme sest inspir de Marx pour la-borer sa propre thorie des mcanismes de pouvoir, des technologies disciplinaireset de la perspective biopolitique. Je reviendrai par la suite sur ces diffrents points,mais je note ici que nous trouvons dans ce texte une lecture de Marx qui met lac-cent sur limportance du livre II du Capital dans lequel Foucault trouve luvreplusieurs ides essentielles : dabord, il ny a pas un mais des pouvoirs ; ensuite, cespouvoirs ne drivent pas dun pouvoir central ; de plus, ces pouvoirs nont paspour fonction primordiale dempcher, ils sont producteurs dune efficience,dune aptitude, ils sont les producteurs dun produit (Ibid. : 187). La disciplinedatelier, la discipline dans larme, illustrent cette positivit du pouvoir. Pourpenser le pouvoir, les thoriciens politiques ont privilgi un objet, ltat et sesappareils. Pour sortir de limpasse du juridisme, cest donc tout la fois une lec-ture du Marx analyste de lunivers industriel, et un dpassement de lanthropo-logie structurale vers dautres perspectives, que Foucault fait appel. On peutconjecturer que ce qui intressait ce dernier dans luvre de Clastres, ctait lide C

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  • quil puisse exister des socits diffrentes des ntres, ne saccommodant pas dupouvoir dans sa dimension coercitive. Lorsque Foucault voit chez Clastres mer-ger une notion du pouvoir comme technologie, on peut toutefois se demander sicet anthropologue qui souligne sans cesse la ngativit de toute force coercitive,considre comme le philosophe que le pouvoir possde une positivit. La conf-rence de Bahia na pas t publie en France du vivant de son auteur, et aucundbat ne sest vraiment engag entre Foucault et les anthropologues autour desquestions quil avait souleves. Lui-mme le souhaitait-il ? En labsence de don-nes factuelles ce sujet, je ne me hasarderai pas rpondre la question.

    Durant la mme priode, lanthropologie amricaine longtemps domine parles tenants du culturalisme entrait en crise. Crise intellectuelle et politique. lusure des concepts qui avaient assur le succs de la discipline, commencer parla notion mme de culture que venaient branler des critiques issues de lanthro-pologie structurale et de la thorie marxiste, sajoutait une rflexion de plus enplus critique sur la pratique mme de lanthropologie. Elle avait pour point dedpart le contexte de la guerre du Vitnam, et le fait que lethnographie ait putre utilise des fins militaires et que certains anthropologues aient t instru-mentaliss par le pouvoir en place. Cette situation suscita un questionnement enprofondeur, dabord sur la notion dobjectivit et les critres jusqualors admis enmatire de scientificit dans la discipline, ensuite, propos des conditions mmesde la pratique ethnographique. Si lon se rfre aux dbats de lpoque, on dis-cerne deux moments distincts : dune part la discussion qui se dveloppa sur lethme anthropologie et imprialisme au sein de lAmerican AnthropologicalAssociation et donna matire des textes dont lcho international fut consid-rable1 ; dautre part, un ensemble de rflexions pistmologiques sur la descrip-tion ethnographique (Geertz 1973) et la position de lanthropologue commeobservateur et comme auteur (Clifford & Marcus 1986 ; Geertz 1988).

    Cest donc la fin des annes 1970 que se produisit dans lanthropologie am-ricaine un mouvement en profondeur qui se caractrisa tout la fois par unecontestation des prsupposs sur lesquels la discipline avaient jusqualors fonc-tionn et par la recherche de perspectives thoriques et de terrains nouveaux. Or la mme poque, Foucault fait son entre sur la scne acadmique amricaine :confrences, traductions, publications de morceaux choisis, lui assurent rapide-ment un prestige considrable. Il nest pas sans intrt de noter que lun des intro-ducteurs de Foucault aux tats-Unis nest autre que Paul Rabinow, lui-mmeanthropologue et ancien lve de Clifford Geertz. Il est lditeur du FoucaultReader (1984), lun des textes les plus diffuss dans les universits, et dun ouvragesur Foucault, crit en collaboration avec Hubert Dreyfus (1984), et qui prsentegalement des rponses du philosophe aux questions des deux auteurs. De retourde son premier terrain au Maroc, Rabinow (1977) avait labor un ensemblede rflexions propos de la pratique de lethnographie. Ses critiques portaient

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    1. Ils furent dits en langue franaise par Jean Copans (1975).

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  • notamment sur la conception traditionnelle du terrain, comme isolat, dconnectdun contexte fortement marqu par le colonialisme, et sur les relations ambigusqui sinstaurent entre lethnographe et ses informateurs.

    Les travaux de Rabinow sinscrivent dans un courant plus vaste qui va contri-buer au renouvellement de lanthropologie aux tats-Unis partir des annes1980. Ce courant procde une remise en cause radicale de ce que Geertz (1986)a dnonc comme l autorit de lethnographe . Celle-ci se veut avant tout fon-de sur lexprience ( jy tais ), et le texte ethnographique vise obtenir que lelecteur sidentifie au point de vue de lobservateur participant. Il y a donc uneprise de pouvoir inaugurale qui interdit toute forme de rflexion concernantles conditions de lexprience dont se rclame le thoricien-enquteur. Le plussouvent, ce dernier se fait modeste, prtendant seffacer compltement derrireles donnes recueillies sur le terrain. Do un certain type dcriture delethnographie qui procde par va-et-vient entre gnralits et exemples concrets. aucun moment ne se trouvent interroges les conditions de lexprience eth-nographiques. Le sminaire de Santa Fe, qui runit en 1984 James Clifford,George Marcus, Paul Rabinow et dautres jeunes anthropologues, prit prci-sment pour thme lethnographie en tant que genre littraire.

    Refusant de prendre pour acquis les prtentions de lanthropologie tre unescience, les travaux issus du sminaire (Clifford & Marcus 1986) dbouchaientsur une remise en question de lautorit de lethnographe-auteur. Comme lacrit plus tard Rabinow : Writing Cultures did not present a worldview. It didsomething different it articulated an emergent problematization. The concept ofproblematization comes from Michel Foucault, who defined it as follows : Thedevelopment of a given into a question the tranformation of a group of obstacle anddifficulties into problems to which diverse solutions will attempt to produce a res-ponse (1999 : 307). Ce nest pas par hasard quil est fait ici allusion Foucault.Ds les annes 1980, le philosophe franais intressait la nouvelle gnrationdanthropologues amricains, et cela pour deux raisons. Dune part, il avait bienmontr le caractre historique et relatif du partage opr entre science et littra-ture. Dautre part, Foucault navait de cesse de poser la question de la vrit et deson rapport au pouvoir, dans le prolongement de la pense nietzschenne.Writing Cultures sinscrit dans la perspective corrosive propre lentreprise gna-logique prne par Nietzsche et ractualise par Foucault.

    Cest cette mise en vidence des stratgies discursives dans leur relation au pou-voir qui a particulirement retenu les anthropologues amricains quand ils ontdcouvert Foucault. lpoque, ils pouvaient lire notamment une anthologie detextes et dentretiens de Foucault sur les rapports entre pouvoir et savoir. Cestdonc la rencontre entre la rflexion du Foucault archologue et les proccu-pations des anthropologues de plus en plus dubitatifs lgard du positivisme quiavait prvalu dans leur univers de connaissance, qui va caractriser cette priode.Outre-Atlantique, ce qui proccupe les tenants de la nouvelle anthropologie,cest de retrouver une assise pistmologique en modifiant en quelque sorte la C

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  • focale de lethnographie, quitte faire vaciller la figure du savant qui stait impo-se dans cette discipline. De la mme manire, la dcouverte de Derrida va jouerun rle important dans cette entreprise de dstabilisation de lorthodoxie ethno-graphique. Tout cela ne va pas sans contradiction, puisque Geertz, par exemple,qui est lorigine du courant critique en anthropologie se rfre avant tout latradition hermneutique, et notamment au philosophe franais Paul Ricur. Lemot dordre geertzien traiter la culture comme un texte implique comme cor-rlat lide que le texte est avant tout matire et enjeu dinterprtation. OrDerrida, pour sa part, pourfend la notion dinterprtation qui sinscrit, selon lui,dans la plus pure tradition de la mtaphysique occidentale. Si la rfrence Derrida et Foucault va se faire de plus en plus frquente, les anthropologuesne cherchent pas pour autant dfinir la relation quils entretiennent avec cestextes philosophiques.

    On peut dire que dans les annes 1980 sest constitu un certain style de rela-tion entre les anthropologues amricains et la philosophie continentale : unerelation rfrentielle (et quelque peu rvrentielle). Rares sont les textes qui nefont pas rfrence au dtour dune page (gnralement en introduction) Foucault. Cela ne signifie pas quon sinterroge vritablement sur le propos de cedernier. Cela vaut aussi pour Derrida, la tendance tant ici dassimiler la dcons-truction une mthode de lecture, quitte reconduire par l mme les attendusdu positivisme en gommant le caractre subversif de luvre du philosophe. Sansnous attarder sur les malentendus qua pu susciter la rception de Foucault ouDerrida, retenons pour le moment un point positif : louverture de lanthropo-logie la rflexivit. Deleuze crivait : Le principe gnral de Foucault est :toute forme est un compos de rapports de force (1986 : 131). Tout se passecomme si ctait avant tout cette dialectique de la force et de la forme qui avaitretenu les anthropologues soucieux de passer au crible de lautocritique les pro-ductions discursives issues de leur discipline.

    Un ouvrage publi la mme poque par George Marcus et Michael Fischer(1986), deux des pionniers de Santa Fe, reflte bien cette volont de doter lan-thropologie dune porte critique, en montrant comment le concept de cultureet les ethnographies qui sen rclament sont devenus des instruments au servicede limprialisme. Ds les premires pages, ces auteurs rejoignent la critique delorientalisme produite par Edward Said, et au fil du texte, ils montrent la nces-sit de restaurer la fonction critique de lanthropologie. Cela implique le dve-loppement dune ethnographie rflexive prenant en compte dans son proprediscours les conditions de construction de son objet. Cela ncessite aussi la miseen uvre dune critique de notre propre culture, travers des stratgies de dfa-miliarisation . Voil qui met fin au grand partage entre les Autres (les exotiques,objets de lethnographie), et Nous (les Occidentaux, les savants). Lenjeu estclair : en finir avec une conception juge prime de la science des cultures, etsurtout redfinir le champ dinvestigation dune anthropologie dont la vise cri-tique est dsormais explicite. Dans ce contexte, le recours des auteurs comme

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  • Jean Baudrillard, Walter Benjamin, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, MichelFoucault, Jean-Franois Lyotard, lintrt pour des travaux issus des postcolonialstudies, tels ceux de Homi Bahbha, Partha Chaterjee, Edward Said, GayatriSpivak, vont contribuer reconfigurer le domaine dune anthropologie qui nh-site pas se rclamer de la perspective postmoderniste en se rfrant DavidHarvey (1990) et Fredric Jameson (1984).

    Cette ouverture de lanthropologie un questionnement pistmologique etphilosophique na gure eu dcho de lautre ct de lAtlantique. lpoqueseuls quelques textes de Clifford Geertz sont traduits en franais ; la rflexion cri-tique de James Clifford sur lcriture de lethnographie trouve un certain cho(tudes rurales 1985), mais pour le reste, lon a surtout tendance moquer ladrive de lanthropologie amricaine laquelle on accole lpithte volontierspjorative de postmoderne. Curieusement, au moment o les travaux deFoucault et des penseurs franais poststructuralistes commencent intresser auplus haut point lanthropologie amricaine, ils ne trouvent quasiment pas dchodans cette discipline en France. Est-ce dire que lanthropologie naurait pasconnu dvolution notable dans ce dernier pays ? Ou quelle serait reste impa-vide, insensible toute interrogation philosophique ?

    En fait, nous sommes ici en plein paradoxe : au moment mme o paraissaientles grands textes de Foucault, les anthropologues franais (Georges Balandier,Michel Izard, Pierre Clastres, Marc Aug, Emmanuel Terray, Maurice Godelier,etc.) se passionnaient pour la question du pouvoir. Mais on ne trouve lpoquenulle esquisse de dialogue, voire de controverse, avec lauteur de La Volont desavoir. Lanthropologie prfre se nourrir de ses propres terrains et recourir auxconcepts quelle sest forgs. En revanche, les philosophes, en lespce GillesDeleuze et Flix Guattari, mais aussi Claude Lefort, Marcel Gauchet, font appelaux travaux des anthropologues dans leur rflexion sur le politique. Avant mmeque lanthropologie amricaine ait pris le tournant que lon sait, cest en Francequon trouve les dnonciations les plus argumentes des compromissions delethnologie avec le colonialisme et de lessentialisation du primitif et del archaque , qui a contribu perdre de vue la ralit historique et politiquedans laquelle sopre le terrain ethnographique. L encore cependant, on netrouve nulle allusion aux investigations foucaldiennes sur les rgimes de vrit ,la production des savoirs, et les modes de discursivit. On se fonde sur un prin-cipe simple : il est possible pour lanthropologue de faire merger au terme de sesinvestigations une vrit qui chappe ncessairement aux acteurs sociaux, emp-trs dans des reprsentations ncessairement partielles de la ralit. Quon lise lesrflexions de Lvi-Strauss sur les concepts de modle et de structure, la lecturepropose par Maurice Godelier des analyses marxiennes du ftichisme, ouEsquisse dune thorie de la pratique de Pierre Bourdieu. Nul ne remet en doute letelos dune science de lhomme oriente par lidal du vrai.

    Si au dbut des annes 1980, les anthropologues franais et amricains conver-gent dans la critique de limprialisme et de ses effets, et saccordent sur la ncessit C

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  • de sinterroger sur la position de lobservateur, il se produit un dcrochage qui tienten grande partie limpact outre-Atlantique de la rflexion foucaldienne sur lordredu discours et lintrication du pouvoir et du savoir. Par la suite lcart se creusera,au point que la rfrence Lvi-Strauss finit par tre clipse aux tats-Unis, auprofit de linvocation des poststructuralistes, alors que, ct franais, on observeune rigidification dune anthropologie qui semble attache dfendre ses territoireset ses thmes traditionnels (parent, symbolisme, rituel, etc.).

    La question du pouvoir dans les termes o la posait lauteur de Surveiller etPunir ne pouvait pourtant laisser indiffrente lanthropologie du politique. Et celapour deux raisons. Dabord, Foucault posait clairement que lanalyse en termesde pouvoir ne doit pas postuler, comme donnes initiales, la souverainet de ltat,la forme de la loi ou lunit globale dune domination ; celles-ci nen sont que lesformes terminales (1976 : 120). Avant lui, lanthropologie politique avait contri-bu drifier le politique, en montrant quel point la polarisation sur la formetatique avait fini par occulter la diversit relle des figures du pouvoir. DansAnthropologie de ltat (Abls 2005), jai signal cette convergence, qui semblecependant navoir pas frapp lpoque les autres anthropologues2.

    En outre, Foucault insistait sur la ncessit de poser la question du comment de lexercice du pouvoir. Penser le pouvoir en acte, comme mode daction sur desactions (Foucault 1976 : 316), ctait aussi rcuser les instruments traditionnelsdes thories politiques qui avaient recours des manires de penser le pouvoir quisappuyaient soit sur des modles juridiques (quest-ce qui lgitime le pouvoir ?),soit sur des modles institutionnels (quest-ce que ltat ?) (Foucault 1984 : 298).Cela signifiait djuridiciser et dsinstitutionnaliser notre approche du politique.Or, cette dmarche mest apparue trs suggestive, au moment o je tentais dex-plorer en Europe un univers qui semblait a priori rtif un mode danalyse consti-tu pour penser le politique dans les socits dites sans tat . Les travaux quenous avons effectus sur les pratiques politiques, dans des contextes aussi diffrentsque le cadre villageois ou lUnion Europenne, ont en commun cette volont decerner le comment du pouvoir, ses ramifications, ses rseaux. La ncessit duneapproche dlibrment non institutionnaliste des institutions sest impose.

    Une question focale dans cette perspective est celle du gouvernement deshommes : nous rejoignons ici un thme cher Foucault, celui de lart de gou-verner, cest--dire des pratiques par lesquelles on parvient structurer le champdaction ventuel des autres (Foucault 2000 : 237). Car lune des difficults querencontre toute anthropologie du pouvoir, tient au recouvrement permanent quisopre entre lart de gouverner ensemble de procdures concrtes qui dessi-nent le champ des rapports de force et un discours de la souverainet qui prtendtout la fois fonder la lgitimit de ces procdures et en dployer la signification,quitte postuler un horizon de transcendance, un au-del du pouvoir. Le phno-mne de la royaut divine dans les socits africaines offre ainsi un bon exemple delencastrement du pouvoir dans une mtaphysique de la souverainet.

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    2. lpoque le fait de se rfrer Foucault et de le rintroduire dans le dbat anthropologiquerefltait une position tout fait isole et marginale.

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  • En ce qui concerne le politique dans les socits proches , lintrication entrepouvoir et discours de la souverainet est si forte que seul un travail de dfami-liarisation peut permettre de mettre en vidence le dcalage, comme Foucaulta tent de le faire en faisant jouer lhistoire le rle dun oprateur qui permet la fois de porter un regard loign sur le pouvoir contemporain et den mettre aujour les donnes constitutives. Au XVIIe et au XVIIIe sicles sinvente, selon lui, unenouvelle mcanique de pouvoir qui porte sur les corps et non plus sur la terre.Or la thorie classique de la souverainet est lie un pouvoir qui sexerce avanttout sur la terre et ses produits : cest une thorie qui permet de fonder le pou-voir autour et partir de lexistence physique du souverain et non pas du toutautour et partir des systmes continus et permanents de surveillance (Ibid. :186). Paradoxalement, le principe de souverainet va perdurer, alors mme quese dveloppe ce que Foucault nomme le mcanisme polymorphe de la disci-pline (Ibid. : 187). On aura donc une organisation juridique articule autourdu principe de souverainet qui coexistera avec une mcanique disciplinaire.

    Foucault na jamais accept de penser ce quadrillage disciplinaire en termes derpression ou dinterdit. Critiquant Wilhelm Reich et Pierre Legendre ( lamourdu matre ), il indique clairement quil y a l encore une rduction des proc-dures de pouvoir une problmatique juridique ancre dans la souverainet, cequi induit, entre autres, une conception du pouvoir comme ngativit, commeproducteur dinterdit ( le pouvoir, cest ce qui dit non [Ibid. : 423]). Le dpla-cement quopre Foucault lamne redployer dans leur plasticit les relationsde pouvoir, de montrer quel point elles sont elles-mmes imbriques dansdautres types de relations, quelles sont multiformes et locales, do la notion demicro-pouvoirs. Du point de vue de lethnographie qui sintresse des situa-tions localises, qui simmerge dans le quotidien, cette notion, loin de savreranodine, a inspir les travaux de Michel de Certeau et de son quipe. De Certeaunhsite pas dsigner les activits quotidiennes comme des tactiques. Tactiques,car non localisables en termes dappareil de champ socital, sans projet global. Laralit observe par lethnographe ressemble un fourmillement de relations.

    Dans son enqute sur les technologies de pouvoir, Foucault ne se contente pasde mettre au jour lapparition de techniques disciplinaires centres sur lindividuet son corps ; il montre aussi comment sest mise en place la fin du XVIIIe sicleune nouvelle technologie qui a affaire la multiplicit des hommes, la popula-tion. Cest ce quil nomme le biopolitique, qui traite de la population commeproblme la fois scientifique et politique. Lintrt port la dmographie, ledveloppement de lhygine publique, les institutions dassistance et dassurance,la prise en compte des relations entre lhomme et lenvironnement, dessinent uneconfiguration nouvelle o la dimension disciplinaire sestompe pour laisser place un projet visant allonger la vie, rgulariser les mcanismes biologiques. Avecla monte en puissance du capitalisme, ces technologies disciplinaires du travailvont se voir augmenter de procdures moins directes permettant une prisede pouvoir sur les hommes en tant que groupe dtres vivants. Lhomme nestplus seulement assujetti dans sa singularit dindividu, il est galement contrl C

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  • comme spcimen dune population dtres vivants : la population comme entitindivise de vivants est le nouveau sujet de la souverainet biopolitique.

    Tandis que les techniques disciplinaires sattachaient spcialement lhommeconu dans son individualit corporelle, lhomme-corps, les techniques biopoli-tiques intgrent la multiplicit des hommes comme masse globale en se focalisantsur lhomme-espce. Contrairement la discipline qui sen tenait une anatomo-politique , le biopolitique dsigne la prise de contrle par le pouvoir des processusaffectant la vie, depuis la naissance jusqu la mort, (maladie, vieillesse, handicap,effet du milieu, etc.) et qui, pour tre absolument alatoire lchelle individuelle,ont, comme phnomne collectif, des effets conomiques et politiques dtermi-nants. La naissance de la science policire et les prmisses des politiques de santpublique ont progressivement plac la vie biologique ou naturelle parmi les proc-cupations techniques de gestion, les calculs et les prvisions de ltat. Cest bienmoins la conformit du style de vie et les murs des sujets politiques qui proccu-pent ltat que leur naissance, linscription dans les registres politiques de la natio-nalit et de la dmographie de leur vie biologique .

    lchelle biopolitique lindividu nest plus vis, il est considr par la normebiopolitique comme spcimen dune population dont il faut rguler les mouve-ments, internes comme externes : diminution, croissance, dplacement. lop-pos de la souverainet traditionnelle, caractrise par le pouvoir de faire mouriret laisser vivre, le pouvoir se dfinit dsormais par sa capacit faire vivre et laisser mourir. Loin dtre en contradiction avec cette redfinition du pouvoirorient vers la vie, le racisme dtat, et les millions de morts quil a produits,saffirme lui-mme comme partie prenante de cette problmatique de renforce-ment biologique (Foucault 1997 : 230) dune population.

    Il est intressant de constater que la problmatique du biopouvoir a directe-ment inspir des recherches rcentes en anthropologie. propos de la mondiali-sation, on a beaucoup glos sur limbrication de plus en plus troite du local etdu global. Plus essentielles me semblent les interrogations qui ont trait au para-digme de ltat-nation qui a domin le XXe sicle, branl par lmergence denouveaux modes de gouvernementalit infra- ou supra-nationale. Ce qui est encause ici, cest bien le modle de la souverainet territoriale, et lon rejoint lesanalyses de Foucault lorsquil souligne que le pouvoir na dsormais plus daffi-nit particulire avec le territoire, mais sexerce avant tout sur des multiplicits.Or, dans lespace transnational dessin par la globalisation, la mobilit, les dpla-cements, ce quArjun Appadurai (1996) dsigne comme les flux, jouent un rleessentiel. Cest ce qui explique la focalisation du politique sur la question de lim-migration, sur les catastrophes humanitaires et le problme des rfugis.

    Pour penser le monde dterritorialis, il nest pas tonnant que les anthropo-logues recourent aux concepts foucaldiens, dans la mesure o ils offrent unclairage neuf sur des situations complexes. Les travaux sur les diasporas entmoignent. Un exemple : le cas des Chinois de Hong Kong, tel que lanalyseAihwa Ong (1999). Du temps de la domination britannique, ces derniers taient

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  • considrs comme British Dependant Territory Citizens (BDTC) ; ils avaient ledroit de voyager, mais non de rsider en Grande-Bretagne. Depuis la rtrocessionde Hong Kong la Chine, ils sont des British National Overseas et bnficientde ce que Ong nomme une partial citizenship. Ils ont toujours t distinguscomme des colored people, au mme titre que les Afro-Caribens, mais jouissentdun traitement particulier en raison de leur dynamisme conomique. En 1990,le gouvernement britannique inflchit sa politique dimmigration afin de conf-rer la citoyennet certains rsidents chinois de Hong Kong. Il sagissait avanttout dviter un mouvement de panique li la rtrocession la Chine, ce quiaurait pu dstabiliser durablement le march. Cest ainsi que 50 000 ressortis-sants chinois de Hong Kong, membres de llite, et leur famille obtinrent lanationalit britannique. On avait slectionn des gens encore jeunes, de 30 40ans, ayant un haut niveau dducation, et qui participaient par leurs activits etleurs rseaux aux activits du capital transnational. Pour Ong, les revirementssuccessifs des autorits de Londres lgard de la citoyennet refltent la mise enuvre dune biopolitique qui traite de manire diffrencie les couches de popu-lation selon leur place dans le dispositif conomique.

    Une autre ligne de recherche ouverte par la rflexion sur le biopolitiqueconcerne la condition des populations dpouilles de toute inscription territo-riale et institutionnelle, ceux qui en sont rduits ltat de vie nue , selon laformule de Giorgio Agamben (1997) qui prtend prolonger la rflexion deFoucault. Cest cette vie nue dconnecte du contexte civique qui fait la matire des masses de rfugis, rsidents non-citoyens installs de faondurable ou provisoire sur les territoires des tats industrialiss, dans les ghettosdes villes ou dans les camps de rfugis. Voil qui prfigure, selon Agamben, uneforme de communaut sans territoire et sans frontire dont le statut de rfugiactuel annonce la constitution venir. Objet dun flou juridique quant sonidentit ou sa citoyennet, le statut de rfugi, que connaissent des masses crois-santes de populations, disloque le triptyque tat-nation-territoire hrit de lgeclassique et met en jeu une autre dfinition du rapport sujet/souverainet : lespace de la vie nue, situ lorigine en marge de lorganisation politique, finitprogressivement par concider avec lespace politique (Foucault 1997 : 17).

    La thmatique de la vie nue a connu ces dernires annes un cho certain enanthropologie. Cela tient au fait que, du Kosovo au Rwanda, des chercheurs ontmis en uvre une ethnographie des conflits, de la violence et de leurs effets.Lexprience de la souffrance, du dnuement, du dni dhumanit dans ces situa-tions extrmes (Malkki 1995 ; Kleinman, Das & Lock 1997 ; Agier 2002), maisaussi dans le contexte de la marginalisation dont sont victimes ceux qui sontabandonns aux marges de la cit (sans-papiers, exclus, etc.), a donn matire des rflexions qui portent sur le discours et la pratique par lesquels la gouverne-mentalit contemporaine traite de la vie (Fassin & Memmi 2004). Dans uneperspective identique les travaux consacrs aux marges de ltat (Das & Poole2004), ces espaces politiques o son contrle se trouve en permanence remis encause et o les frontires entre la loi et la force deviennent floues. On mesure ici C

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  • linfluence dune lecture de Foucault qui recentre la question de la gouverne-mentalit sur le biopolitique, la gestion des populations, les technologies centressur le vivant et la reconfigure travers une rflexion sur la souverainet et ltatdexception. Dans ce contexte, les priphries, les minorits apparaissent commelobjet par excellence dune anthropologie qui veut assumer pleinement un rlecritique lgard des formes postcoloniales de la domination. En mme temps,si lon regarde de plus prs, il sagit bien cependant dune interprtation base surcertains textes de Foucault (notamment la dernire leon du cours de 1976) quimet laccent sur larticulation entre thanatopolitique et biopolitique et qui placeen son centre le concept de souverainet. Elle enferme le politique dans les rtsdu juridique et, sadossant aux analyses de Carl Schmitt, dbouche sur une dis-symtrie fondamentale entre un domaine de normativit o prime la rpressionet un espace dindtermination o il ne reste aux humains pour toute ressourceque leur vie nue : lespace de la cit adosse au souverain qui devient la source detout pouvoir, commencer par celui de dcrter lexception, est par excellence unespace dexclusion. Pouss lextrme, ce schma dbouche sur lassimilation dela gouvernementalit une mcanique totalitaire face laquelle les sujets sontrduits ltat de corps souffrants. Dans une certaine mesure, lanthropologie nefait que retrouver lespace traditionnel qui lui tait allou dans le champ dessciences sociales : elle focalise ses enqutes sur des situations daltrit et dexclu-sion. Si elle peut se targuer dtre du ct des domins, elle nen accepte pasmoins implicitement le juridisme que Foucault dnonait en rcusant le conceptde souverainet et la rduction du pouvoir la pure ngativit de ce qui rprimeet de ce qui interdit, un pouvoir essentiellement ngatif qui suppose dun ctun souverain dont le rle est dinterdire et de lautre un sujet qui doit bien dunecertaine manire dire oui cet interdit (Foucault 2001 : 423).

    Lanthropologie perd alors de vue ce quil y a sans doute de plus corrosif danslapport thorique et politique du philosophe, lide de porter lanalyse sur lepouvoir dans ses mcanismes positifs (Ibid. : 186), ce qui implique quon res-titue la complexit propre la gouvernementalit, quon prenne en compte lestransformations qui laffectent. On ne saurait trop insister sur la ncessit pourlanthropologie politique, et singulirement dans le contexte de la globalisation(Abls 2008) dintensifier ses investigations sur des dispositifs de gouverne-ment qui redessinent progressivement la configuration des relations entre levivant et le civil. Un certain rductionnisme privilgiant la rfrence au biopo-litique a pour consquence dune part de sous-estimer la dimension proprementconceptuelle et philosophique de luvre de Foucault en semparant dun aspectde llaboration thorique et de la problmatisation du concept de gouver-nementalit qui concerne la gestion des populations, alors quil dploie touteune rflexion sur lconomique et plus particulirement sur la gense du libra-lisme. Par ailleurs, on ne saurait sous-estimer le fait que lhorizon de Foucaulta t celui de ltat-providence et de la crise qui laffectait. Or le moment deltat-providence a rsult de ladquation entre ces deux types de pouvoir quirelvent chacun dune gnalogie distincte, le pouvoir pastoral et le pouvoir

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  • politique qui sexercent, lun sur les individus vivants et lautre sur des sujets civils . Et aujourdhui ce nest pas un hasard si deux domaines se sontimposs au cur du dispositif de pouvoir transnational, celui des changes co-nomiques et celui de lhumanitaire. Il importe de penser cette situation nouvelleet lmergence du global politique dont lautonomisation relative suscite destensions nouvelles, ses initiatives tendant en permanence dstabiliser la gou-vernance tatique existante. Parmi les thmes de recherche qui sesquissent, celuiqui a trait lconomie de la survie et la manire dont paralllement leurinvestissement du champ humanitaire, en marge des conflits, les organes trans-nationaux et les ONG qui se rclament de leur ancrage dans la socit civile viennent leur manire complexifier et perturber le jeu en reconnectant desdomaines que les gouvernements avaient soigneusement cloisonns en distin-guant laction conomique et les initiatives lies lurgence humanitaire (Abls2006). Il nest pas besoin dtre grand clerc pour apercevoir quel point lop-position entre politique et socit civile est peu opratoire, car les ONG qui setrouvent elles-mmes par rapport leurs mandants dans un rapport de repr-sentation sont parties prenantes dun rapport de force et cherchent exercer unpouvoir, un mode daction sur des actions , pour reprendre la formule deFoucault (1984 : 316). Ce qui nous intresse, cest la manire dont la contesta-tion et les formes diverses de rsistance trouvent une expression dans ce tissudiffus et ramifi dorganisations.

    Les travaux mens par les anthropologues sur les conflits arms et sur linter-vention humanitaire permettent de mieux pntrer cette dimension de la poli-tique. Des travaux rcents (Duffield 2001 ; Pandolfi 2002) montrent biencomment lingrence humanitaire suscite un vritable investissement de la partdorganes transnationaux qui dveloppent des stratgies spcifiques et tententdtendre leur contrle sur les institutions locales. En principe, ils sont considrscomme apolitiques, mais leur action sinscrit dans un rapport de forces quilscontribuent modeler, avec le concours plus ou moins intress des groupes quilocalement sinstituent comme leurs interlocuteurs lgitimes. On voit se mettreen place une configuration de pouvoirs de plus en plus dterritorialiss o lesappareils traditionnels de ltat-nation nont plus de prise directe sur un rel pro-fondment modifi par le conflit.

    Dun point de vue plus global, ce qui est en cause aujourdhui, cest unensemble de processus qui nous obligent remanier profondment une concep-tualisation du politique ancre, articule autour du concept de souverainet. Enproposant une dmarche quon pourrait dsigner comme une pragmatique de lagouvernementalit, cette dernire entendue comme ensemble dactions sur desactions possibles , Foucault ouvrait une piste sans aucun doute fconde. Ceuxqui tentent de porter lanthropologie politique sur le terrain des formes mer-gentes, comme jai t amen le faire propos de la construction europenne,se trouvent en effet devant le dilemme suivant : ou ils se rallient linstitution-nalisme dominant et se rsignent ignorer tous les problmes poss par laconstruction thorique de leur objet, en laplatissant sous des concepts qui C

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  • finissent par le dnaturer ; ou ils acceptent davoir affaire des objets politiquesnon identifis selon lexpression de Jacques Delors. Cette posture qui mesemble, terme, la seule tenable, cest celle, prconise par Foucault, del empiriste aveugle , le chercheur qui ttonne et qui essaie de fabriquer desinstruments sans trop dgard pour les conformismes disciplinaires.

    Sil ne faut pas aller trop vite en besogne, comme on a eu parfois tendance

    le faire, en transposant sans prcaution dans tous les domaines ses analyses dubiopolitique, retenons le legs le plus prcieux du philosophe, lorsquil nous incite revenir interminablement sur la question du pouvoir, en traquer les moindresarcanes. Au-del des dbats sur ladquation de la catgorie de biopouvoir pourrendre compte de notre contemporanit, dbat aujourdhui loin dtre clos, ilfaut souligner la perspective pistmologique consistante qui souvre dans lesillage de Foucault, de penser lanthropologie politique comme une pragmatiquede la gouvernementalit. Assumer une telle dmarche, cela veut dire continuer forger des instruments pour mieux apprhender les dplacements qui affectent lepolitique et dont tmoigne la reconfiguration des relations de pouvoir. Maisnest-il pas indispensable, face la complexit des processus politiques, de semontrer audacieux et imaginatifs dans nos ttonnements ?

    Centre national de la recherche scientifiqueLaboratoire danthropologie des institutions et organisations sociales (LAIOS), IIAC, Paris

    [email protected]

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    Marc Abls, Michel Foucault, lanthropologie etla question du pouvoir. De part et dautre delAtlantique, luvre de Michel Foucault at reue de manire trs diffrente par lesanthropologues. Si lanthropologie amri-caine a accueilli avec enthousiasme lesrflexions du philosophe sur les rapportsentre pouvoir et savoir, sur sa conceptualisa-tions du biopolitique, les anthropologuesfranais se sont montrs plus rticents et ontmanifest longtemps une certaine mfiance lgard de ce penseur. Chez Foucault lui-mme, on ne trouve que de rares rfrences lanthropologie, et son point de vue sur lan-thropologie structurale est extrmement cri-tique. Cet article est centr sur la question dupouvoir, car cest l que linfluence foucal-dienne sur la nouvelle anthropologie est par-ticulirement manifeste, et il sinscrit dans lecadre dune interrogation plus large sur lesrapports entre philosophie et anthropologie.

    Marc Abls, Michel Foucault,Anthropology andthe Question of Power. On both sides of theAtlantic, anthropologists have receivedMichel Foucaults work quite differently.Whereas American anthropology has enthu-siastically accepted the philosophersthoughts about the relations between powerand knowledge, and his conceptualization ofbiopolitics, French anthropologists have,for a long time now, been more reluctant,even wary of this thinker. Foucaults workcontains very few references to anthropology,and his point of view about structuralanthropology was extremely critical. Thisarticle, which focuses on the question ofpower, where Foucaults influence on newtrends in anthropology is especially evident,is part of a broader inquiry into the relationsbetween philosophy and anthropology.

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