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GNOCIDE EN IRAK

dition originale en anglais : Genocide in Iraq.The Anfal Campaing Against the Kurds Middle East Watch, juillet 1993, tats-Unis.

Publi avec le concours de lInstitut kurde de Paris 106, rue La Fayette, 75010 Paris www.institutkurde.org

Couverture : Veuve kurde sur le site dune fosse commune rcemment exhume. Susan Meiselas, Magnum Photo, Inc. ditions KARTHALA pour la version franaise, 2003. ISBN : 2-84586-345-4

MiddleDEEast RIGHTS WATCH Watch DPARTEMENT HUMAN

GNOCIDE EN IRAKLA CAMPAGNE DANFAL CONTRE LES KURDES

Traduit de langlais amricain par Claire BREMOND

Prface de Pierre VIDAL-NAQUET

ditions KARTHALA 22-24, boulevard Arago 75013 Paris

Le Middle East Watch a t cr en 1989 pour favoriser et promouvoir, au Moyen-Orient, le respect des droits de lhomme internationalement reconnus dans le monde. Gary Sick est le prsident de Middle East Watch, Lisa Anderson et Bruce Rabb les vice-prsidents. Andrews Whitely en est directeur gnral. Virginia N. Sherry et Aziz Abu Hamad sont les directeurs associs. Suzanne Howard est notre partenaire.

RAPPORTS PRCDEMMENT PUBLIS SUR LIRAKET DISPONIBLES AUPRS DE

HUMAN RIGHTS WATCHThe Anfal Campaign in Iraqi Kurdistan : The Destruction of Koreme Hidden Death : Land Mines and Civilian Casualties in Iraqi Kurdistan Endless Torment : The 1991 Uprising in Iraq and its Aftermath Unquiet Graves : The Search for the Disappeared in Iraqi Kurdistan Needless Deaths in the Gulf War : Civilian Casualties During the Air Campaign and Violations of the Laws of War Human Rights in Iraq

UNE PTITIONAu nom de Dieu, le misricordieux, le compatissant Au vnrable chef et dirigeant, lhonorable Saddam Hussein, Prsident de la Rpublique (que Dieu le protge) et chef de lhonorable Conseil de commandement rvolutionnaire : Camarade de combat, je vous salue. Et je me prsente vous comme citoyen dvou. Je vous supplie, au nom de la justice du parti Baath, dentendre mon cas, qui ma, jour et nuit, priv de sommeil. Car jai perdu tout espoir, et lorsque je nai plus eu personne vers qui me tourner, je suis venu vous exposer mon problme, qui pourrait vous intresser. Monsieur : Je soussign Assi Moustafa Ahmad, ancien prisonnier de guerre libr le 24 aot 1990, suis un soldat de rserve, n en 1955. Jai particip la glorieuse bataille du Qadissiyat de Saddam, dans le secteur dAl-Shoush, et ai t fait prisonnier le 27 mars 1982. Je suis rest prisonnier jusquau jour o la dcision dchanger les prisonniers de guerre a t adopte. Puis, je suis rentr chez moi, jai embrass le sol de ma terre patrie bien-aime, et je me suis agenouill devant le portrait de notre chef victorieux et prsident Saddam Hussein. Dans mon cur, jprouvais une profonde aspiration retourner dans ma famille. Elle serait enchante de me revoir, je serais enchante de la revoir, et nous serions tous envahis par une joie irrsistible que personne ne pourrait dcrire. Jai toutefois trouv une maison compltement vide. Ma femme et mes enfants ny taient pas. Quelle catastrophe ! Quelle horreur ! On ma dit que toute la famille tait tombe entre les mains des forces conduisant lopration dAnfal dans la rgion du Nord, dirige par le camarade Ali Hassan al-Madjid. Je ne connais rien de leur sort. Il sagit de : 1. ma femme Azimah Ali Ahmad, ne en 1955 2. ma fille, Jarou Assi Moustafa, ne en 1979 3. mon fils Faraydoun Assi Moustafa, n en 1981 4. mon fils Rukhoush Assi Moustafa, n en 1982

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travers cette ptition, je men remets vous en esprant que vous prendrez piti de moi et que vous minformerez de leur sort. Que Dieu vous offre le succs et vous protge. Avec tous mes remerciements et tout mon respect. [signature] Assi Moustafa Ahmad Ancien prisonnier de guerre Soldat de rserve Sans domicile ni refuge Soulamaniya Chamchamal, quartier de Bekas Mosque dHadji Ibrahim

4 octobre 1990

LA RPONSEAu nom de Dieu, le misricordieux, le compatissant Rpublique dIrak Bureau de la prsidence Dossier numro : Sh Ayn/B/4/16565 Mr. Assi Moustafa Ahmad Gouvernorat de Soulamaniya District de Chamchamal, quartier de Bekas Mosque dHadji Ibrahim En rponse votre ptition en date du 4 octobre 1990. Votre femme et vos enfants ont disparu pendant les oprations de la campagne dAnfal qui se sont droules dans la rgion du Nord en 1988. Votre serviteur, [signature] Saadoun Ilwan Muslih Chef du bureau de la prsidence

PRFACEKendal Nezan, prsident de lInstitut kurde de Paris, ma demand dcrire quelques lignes en tte de ce volume sur le drame vcu par le peuple kurde dIrak entre 1987 et 1988. Je le fais dautant plus volontiers que les Kurdes sont les grands oublis de lhistoire et que le livre dont il sagit est dune qualit tout fait exceptionnelle. Il y a plus de quarante ans Maxime Rodinson, que nul naccusera dtre un adversaire de lmancipation des peuples arabes, crivait dans France-Observateur du 22 aot 1962 : Lhistoire des Kurdes pendant les quarante dernires annes a tout du martyrologe. Massacres, incendies de villages et de rcoltes, viols, pillages, en forment la trame. Cest une formule que lon pourrait reprendre ici. Certes, nous ne sommes pas aujourdhui, en Irak, au pire moment de cette histoire. La guerre du Golfe de 1991 a eu ceci de positif que le nord de lIrak, cest--dire la zone kurde par excellence, est protg dune incursion ventuelle de larme de Saddam Hussein. Ce dernier, un dictateur qui fut, entre autres, lami, voire le protg, de Jacques Chirac et de Jean-Pierre Chevnement fut pendant sa guerre de huit ans contre lIran de Khomeiny le favori dune bonne partie de lOccident, ce qui nempcha pas certains milieux amricains darmer son adversaire intgriste (rappelons-nous le scandale de lIrangate). Le dictateur irakien ntait-il que lennemi de lintgriste, voire un mule arabe du petit pre Combes ? Longue histoire certes Les Kurdes sont mentionns dans lAnabase de Xnophon (dbut du IVe sicle avant notre re) o ils sont appels les Kardouques, longue histoire que les Kurdes daujourdhui changeraient volontiers, pour reprendre une blague juive, contre un peu de gographie, du moins de gographie politique. Si loin en effet quon remonte dans le temps, on chercherait en vain un tat kurde peu prs homogne. Sur ce point les Kurdes se distinguent des Armniens. Il y eut, chez les Kurdes, de remarquables guerriers, commencer par Saladin, mais celui-ci, dont le tombeau slve Damas, est un hros du peuple arabe. Dans leur immense majorit les Kurdes, jusquen 1918, faisaient partie de lEmpire ottoman. Nombre dentre eux ont jou un rle important, en 1915, dans le massacre des Armniens, des Armniens dont le destin apparat aujourdhui parallle au leur.

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En 1918, lEmpire ottoman seffondre sous les coups de boutoir des allis occidentaux et de la rvolte arabe. Le trait de Svres en 1920 donne aux Kurdes comme aux Armniens le droit de constituer un tat indpendant. La Rpublique armnienne sera broye entre Lnine et Mustapha Kmal. La Rpublique kurde ne verra pas le jour. Entre la Syrie, sous mandat franais, lIrak sous mandat britannique, lIran, la Turquie o ils sont des Turcs des montagnes , les Rpubliques caucasiennes de la jeune Union sovitique, les Kurdes sont partags, pour ne pas dire touffs. Le ptrole joue son jeu dans ce partage, autour de Mossoul par exemple, en plein Kurdistan irakien. Il y eut cependant, pendant une brve priode en 1946, dans le Kurdistan iranien, une Rpublique dite de Mahabad que les Soviets laissrent craser. Il en rsulte que tout mouvement du peuple kurde en vue de son mancipation sera toujours souponn dtre protg par ltranger, et cela ne sera pas toujours faux. Pendant la guerre entre lIrak et lIran, les Kurdes seront tenus, chez Saddam Hussein, comme des agents de ce sioniste notoire qui sappelle Khomeiny. Ridicule ? Assurment, mais jai entendu un jour, en juillet 1967, Golda Mer expliquer quil y avait un mouvement national que son pays, et lui seul, protgeait, le mouvement kurde, celui de lIrak, bien entendu, car il ntait pas question daider les Kurdes de Turquie. Comme on peut bien le penser, il ne sagissait pas l dune aide dsintresse. Et il en fut de mme pour lIran, pendant les huit ans de guerre avec lIrak. Dans la conscience des nations, les Kurdes viennent toujours en second. Est-ce le moment de les aider ? Chacun se pose cette question, en particulier aujourdhui o le piranha irakien est menac par un plus gros poisson que lui, lempire amricain de George W. Bush. Ai-je besoin de le dire ? Ce genre darguments ne me touche gure. la limite, pour le peuple kurde, ce ne fut jamais le moment. Je ne nie pas quil y ait, en politique, des priorits. Au printemps de 1943, quand les hitlriens rvlrent ce quils avaient dcouvert dans la fort de Katyn, tombeau de milliers dofficiers polonais assassins par la police de Staline, fallait-il se joindre cette dnonciation videmment intresse ? La rponse est difficile. Jincline tout de mme penser quil valait mieux ne pas attribuer tout de go ce massacre aux nazis, comme Staline y invita ses allis. Pourquoi ai-je accept de prsenter au public ce livre terrifiant, qui jette une lumire crue sur le massacre subi par les Kurdes entre mars et septembre 1988 ? Dabord, bien entendu, parce quil sagit dun livre dhistoire,

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fond sur des sources irrcusables, quatorze tonnes de documents manant de la bureaucratie irakienne, des documents qui ne sont pas cods comme les documents nazis, ou qui le sont trs rarement. ces documents quil fallait classer, traduire, interprter, sajoute lenqute sur le terrain mene par les hommes et les femmes de Human Rights Watch, organisation humanitaire amricaine, qui veille lapplication et, hlas, surtout la non-application des droits lmentaires, un peu partout sur la plante. Il se trouve que, lors dun voyage en Isral et dans les territoires occups il y a plus de dix ans, jai rencontr, en Cisjordanie, un de ces hommes et que jai apprci sa conscience et son srieux, sur un territoire o les Amricains, du moins les officiels amricains ne passent pas pour dfendre trs vaillamment les droits de la personne humaine. Ctait avant les accords dOslo, avant le retour de la gauche au pouvoir. Jimagine que personne ne doute de lhorreur que minspire la politique du gnral Sharon, mais Sharon nest quun mdiocre politicien, criminel ses heures, si on le compare avec un tueur authentique comme lest Saddam Hussein. Plutt que sur le registre des hommes politiques, ce dernier peut sinscrire sur celui des massacreurs, tel quon les voit fonctionner sur les bas-reliefs assyriens au British Museum. Les documents tudis par la section du Moyen-Orient de Human Rights Watch permettent de faire lhistoire de ce qui sest pass dans le Kurdistan irakien de mars septembre 1988 : arrosage de villes et de villages au gaz, massacre des hommes, des femmes et des enfants, tablissement de camps de concentration, de prisons parfois meurtrires, fusillades en masse, tortures diverses. Ils permettent, grce aux enqutes qui les accompagnent, non, bien videmment, de faire parler les morts, mais de reconstituer nombre dhistoires individuelles, celles de femmes et dhommes qui ont chapp aux assassins. Si cette tude ne laisse aucun doute sur la volont de tuer, elle permet de voir que mme au sein de la bureaucratie, de larme et de la police irakiennes, il y eut des hommes qui surent se comporter avec humanit. Il ne sagit pas de condamner un peuple, mais danalyser une pratique qui fut, je le dirai aussi nettement que possible, monstrueuse. Et pourtant personne na enlev Saddam Hussein pour le traduire devant la Cour de justice internationale de La Haye. Avant dentrer quelque peu dans le dtail, situons ce livre dans la production historiographique. En 1958 tait publi par la Harvard University

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Press un livre de lhistorien amricain Merle Fainsod intitul Smolensk Under Soviet Rule. Ni la date ni le responsable de cette publication ne sont des donnes indiffrentes. En dpit du dgel khrouchtchvien, on est encore loin dtre sorti de la guerre froide, la rpression de linsurrection hongroise est de novembre 1956. Les deux grands ne se sont entendus, brivement, que pour condamner laventure franco-anglo-isralienne au Sina et Suez. La recherche de Merle Fainsod a t finance par la Rand Corporation, ellemme trs proche de ladministration amricaine, sous la prsidence dEisenhower. Cela dit, Smolensk Under Soviet Rule est un trs important livre dhistoire. une poque o les archives sovitiques taient inaccessibles pour les chercheurs indpendants quils soient sovitiques ou trangers, le livre de Merle Fainsod reposait sur les archives du parti Smolensk pendant la priode 1917-1938. Cet ensemble avait t saisi aprs la prise de la ville par les armes dHitler, en juillet 1941. Lors de la Victoire, les Amricains staient empars de cette documentation. Leur tude permit Merle Fainsod dexaminer de prs le fonctionnement du pouvoir sovitique et de retracer les grandes lignes de son volution avant, pendant et aprs la NEP (nouvelle politique conomique). Documentation exceptionnelle, assurment, qui permet de voir de prs ce quest le totalitarisme, mais documentation limite. Il sagit denviron un demi-millier de dossiers, contenant approximativement 200 000 feuillets. De ce point de vue les quatorze tonnes de documents tudis par Middle East Watch constituent un ensemble infiniment plus riche. Je ne vois rien qui puisse lui tre compar. De quoi sagit-il ? De la rpression dirige par Ali Hassan al Madjid, cousin et ami de Saddam Hussein, et dirige contre les Kurdes entre le 23 fvrier et le 6 septembre 1988, au cours de sept oprations baptises, si jose dire, Anfal. La symbolique est en lespce importante. LAnfal, cest le butin, les dpouilles de lennemi, de ces incrdules quil faut selon la huitime sourate du Coran exterminer jusquau dernier . Allah parle son prophte : Ils tinterrogent au sujet du butin. Dis le butin appartient Dieu et son prophte. Craignez Dieu ! Maintenez la concorde entre vous. Obissez Dieu et son prophte, si vous tes croyants (traduction D. Masson, Bibliothque de la Pliade, p. 212). Selon la lgende, Saddam Hussein ne stait rattach un Islam conqurant que lors de la guerre du Kowet. Il est clair que la guerre contre les Kurdes et, secondairement, contre dautres minorits : les Assyro-Chaldens chrtiens et les Yzidis, a

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pris, elle aussi, une dimension religieuse. Il fallait au moins cela pour affronter outre les Kurdes le rgime iranien sioniste . Il fallait au moins cela pour quun officier puisse dire un vieillard : Nous allons vous envoyer dans un enfer spcialement conu pour les Kurdes. Il faut rendre justice ces derniers : ils sont, dans leur majorit, des musulmans fidles ; leurs chefs , mme si certains dentre eux restent la tte de structures fodales tous ne sont pas des Abdoul Rahman Ghassemlou, que jai eu le privilge de rencontrer et dadmirer avant quil soit assassin ne se prennent pas pour des reprsentants de Dieu sur terre. Encore faut-il signaler que, au jour o jcris ces quelques pages, on annonce la rconciliation des deux principales factions qui se partagent le Kurdistan irakien. Puisse cette unification ne pas tre un signe prcurseur de la guerre qui menace et dont je crains quelle ne serve pas, en dernire analyse, les intrts du peuple kurde. Le livre du Middle East Watch dont le principal auteur est Georges Black, responsable notamment avec Robin Moore dun livre sur le mouvement dmocratique en Chine, sappelle Gnocide en Irak. Il repose sur une comparaison explicite avec le gnocide des juifs que je me refuse appeler un holocauste il ne sagit pas dun sacrifice humain ; le guide qui a servi de base cette comparaison est louvrage fondamental de Raul Hilberg, La Destruction des juifs europens. Contrairement nombre de savants et nombre de juifs, je ne crois pas que le grand massacre des juifs soit un phnomne unique dans lhistoire contemporaine. Les Armniens en 1915, plus prs de nous plus dun million de Cambodgiens la fin des annes 1970, et les Tutsi du Rwanda en 1994 ont t victimes de gnocides, cest--dire de massacres visant dtruire des tres humains, non pour ce quils font, mais pour le crime dtre ns, comme le disait Andr Frossard. Est-ce le cas des Kurdes ? Au risque de choquer tout le monde, je dirai que la rponse nest pas simple. cartons une objection sans valeur. Certains diront que les Kurdes taient, sont toujours, des guerriers, que leurs combattants, les peshmergas, ont donn du fil retordre larme de Saddam Hussein, quils sont adosss la frontire iranienne. La mme objection, exactement la mme, a t formule propos du massacre des Armniens, adosss eux la frontire russe. Cette argumentation me parat sans valeur aucune. En aucun cas de quelconques lois de la guerre nont t respectes par les massacreurs. Les femmes, les enfants, et mme argument dcisif les fidles du rgime baasiste nont pas t pargns : Al Madjid se vantait mme de menacer

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les chefs de milices darmes chimiques sils refusaient dvacuer leurs villages. Lidentit ethnique et la localisation physique taient tout ce qui comptait et ces facteurs sont devenus essentiels lorsque les massacres de masse se sont produits en 1988. Ajoutons que le vocabulaire des dirigeants du Baas parti dont le modle est totalitaire , mme si son idologie ne pse pas trs lourd, ressemble parfois trangement celui des nazis. On parlait pour les Kurdes dplacs de rimplantation ce qui ressemble fort lallemand Umsiedlung. Tout compte fait pourtant, je dirai volontiers quil sagit dans le cas irakien dactes gnocidaires plutt que dun gnocide proprement dit. Pourquoi ? Le fait le plus trange est que, depuis 1970, les ngociations autour dun statut dautonomie ont altern, y compris aussi ltablissement du pouvoir personnel de Saddam Hussein, avec les massacres. Les oprations Anfal elles-mmes ont t suivies en septembre 1988 dune loi damnistie, cette amnistie fut incomplte, certes, et hypocrite. Des excutions furent pratiques aprs sa proclamation, sans aucun doute. Lamnistie nen a pas moins fait choc, tmoin ce haut responsable, dont le discours est cit dans lappendice A et qui disait le 15 avril 1989 : Quand lamnistie a t annonce, jai failli devenir fou , preuve tout de mme quelle ntait pas une simple farce. Imagine-t-on Hitler amnistiant les juifs en 1944 ? Il ne suffit pas de ntre pas tout fait Hitler pour tre un personnage respectable. On peut tre, par exemple, Enver Pacha ou Milosevic. On peut tre aussi Tamerlan. Cest juste titre que lauteur de ce livre a mis en tte de nombre de ses chapitres des citations de la pice de Marlowe, Tamburlaine the Great, ce redoutable personnage, enseveli Samarcande, et qui ravagea lOrient proche ou lointain la fin du XIVe sicle. Mais laissons l ces comparaisons. Il reste que le lecteur tient entre les mains un livre capital, par sa documentation irrfutable, par la qualit de lenqute, mais aussi par le mlange unique du gnral et du particulier, du tmoignage qui nous met en prsence de destins individuels et des documents qui nous prouvent que le meurtre a bel et bien t planifi. Pierre Vidal-Naquet

AVANT-PROPOS ET REMERCIEMENTSParfois, loccasion de mener une enqute peut merger dune tragdie. Pour le Middle East Watch, la possibilit dentreprendre une recherche sur les droits de lhomme en Irak du Nord sest prsente pour la premire fois, par hasard, la suite des vnements violents du dbut de lanne 1991, que la plupart des lecteurs connaissent bien grce la tlvision. Alors que, face lavance des troupes allies et des combattants peshmergas kurdes, les troupes gouvernementales irakiennes reculaient, se repliant, avec des rfugis civils, depuis les frontires turque et iranienne, il devint vident que linterdiction daccs la zone kurde, impose depuis longtemps par Bagdad, se trouvait interrompue par un cas de force majeure. Personne ne pouvait prvoir combien de temps cette fentre dopportunit resterait ouverte. Lincertitude, source daffaiblissement, demeure. Cest lavenir des Kurdes dIrak, en tant que minorit menace, ainsi que leur vie qui sont en jeu. Au moment o cet ouvrage est crit, une forte pression conomique, rsultant de la combinaison des sanctions adoptes par les Nations unies contre lIrak et du blocus interne impos par les forces gouvernementales, menace de provoquer une famine de masse parmi les 3,5 millions dhabitants de lenclave contrle par les rebelles kurdes. Les troupes gouvernementales masses le long de la ligne de cessez-le-feu pourraient aisment reconqurir la rgion avant que lOccident prenne le risque de venir au secours des Kurdes. Pour le Middle East Watch, la proccupation majeure de ces deux dernires annes tait de savoir sil aurait le temps de mener une recherche adquate afin dobtenir une information fiable qui puisse convaincre la fois lopinion publique internationale et, plus tard, une cour de justice. Mme si des rapports prliminaires ont t prcdemment diffuss concernant la campagne dAnfal1, avec la publication de cet ouvrage, le premier objectif est atteint. Tout porte croire que les1. Hidden Death : Land Mines and Civilian Casualties in Iraqi Kurdistan, October 1992, 67 p. ; Unquiet Graves : The Search for the Disappeared in Iraqi Kurdistan, February 1992, 41 p. ; et The Anfal Campaign in Iraqi Kurdistan : The Destruction of Koreme, January 1993, 116 p. Le deux derniers rapports ont t conjointement publis avec Physicians for Human Rights. Human Rights in Iraq, un rapport du Middle East Watch publi en fvrier 1990, contient un long chapitre sur la rpression des Kurdes par le gouvernement ; il est disponible auprs de Yale University Press, New Haven, 1990.

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dizaines de milliers de civils kurdes disparus par laction des forces gouvernementales en 1988 sont quasiment tous morts. Reste voir si lon pourra dfinitivement statuer sur leur sort. Tout dpend de lvolution de la politique intrieure de lIrak. Les allgations concernant les mauvais traitements imposs aux Kurdes par les forces gouvernementales de scurit circulent en Occident depuis des annes, avant mme les vnements de 1991 ; les rebelles kurdes parlaient de 4 000 villages dtruits et estimaient 182 000 le nombre de personnes dplaces durant la seule anne 1988. Le phnomne de lAnfal, nom de code militaire officiellement utilis par le gouvernement dans ses dclarations publiques et ses notes de service internes, tait bien connu en Irak, en particulier dans la rgion kurde. Depuis que les terribles dtails de la campagne sont apparus au grand jour, le nom dAnfal est marqu au fer rouge dans la conscience populaire au mme titre que le gnocide de lAllemagne nazie la t au regard de ses survivants. Le parallle est juste, et souvent terriblement proche. Isols par le relief montagneux, diviss par leurs propres opinions politiques et par la politique rgionale fonde sur le mode du diviser pour rgner , peu de Kurdes mesuraient, lpoque, le caractre fortement organis et systmatique de la campagne dAnfal. Et lorsque avant 1991 des dirigeants rebelles kurdes se sont trouvs matres, pour un temps, dune partie de leurs terres ancestrales, il y avait peu de faits tangibles propres cette campagne auxquels des organisations externes auraient pu se fier. Dans son rapport datant de fvrier 1990 et intitul Droits de lhomme en Irak, le Middle East Watch a reconstitu ce qui sest pass partir de sources fournies par les exils. Rtrospectivement, la reconstitution des faits sest rvle dune grande exactitude. Cependant, certaines des plus graves accusations mises par les Kurdes semblaient difficiles croire. Comme on la appris par la suite, tous les trangers qui suivaient de loin les affaires kurdes ont d faire preuve dhumilit. Les reporters occidentaux, les personnels de secours, les organisations de droits de lhomme et autres visiteurs qui se sont rendus dans le Kurdistan irakien ont fini par admettre que les souffrances infliges aux Kurdes par le gouvernement ntaient en aucun cas exagres. Avec ce dernier rapport, produit dune laborieuse accumulation de donnes ayant dur dix-huit mois, le Middle East Watch pense pouvoir aujourdhui dmontrer de faon convaincante la volont dlibre de la part de Saddam Hussein de dtruire, par des massacres de masse, une partie de la minorit kurde dIrak. Les

Avant-propos et remerciements

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Kurdes sont incontestablement un groupe ethnique distinct2, diffrent de la majorit de la population arabe dIrak, et ont t la cible de la campagne dAnfal en tant que tels. Deux instruments officiels le recensement national doctobre 1987 et la dclaration des zones interdites , qui couvraient une part croissante de la campagne kurde ont constitu les fondements officiels de cette politique. Ces instruments ont t mis en place dans le cadre dune politique darabisation dirige par le gouvernement, depuis peu prs deux dcennies, dans des districts dont la composition ethnique tait mixte, ou ailleurs dans des terres que Bagdad considrait comme dsirables ou stratgiquement importantes o la population kurde tait mise en minorit par larrive de paysans arabes encourags se rimplanter et protgs par des troupes gouvernementales. Les Kurdes dtenaient videmment des armes et y ont rgulirement eu recours lorsque leurs revendications pour une plus grande autonomie culturelle et politique ont t contraries. En fait, la campagne dAnfal ne peut tre comprise si lon ne garde pas lesprit la lutte arme mene par les Kurdes depuis un demi-sicle contre le gouvernement central dIrak, quel que soit son rgime politique. Au dbut des annes 1970, les partisans du Baath, encore incertains de leur emprise sur le pouvoir, sont alls beaucoup plus loin que leurs prdcesseurs en acceptant ces revendications ; ils ont offert une part substantielle dautonomie aux Kurdes, et reconnu leur identit spare, dans le cadre mme de la Constitution provisoire. Cette constitution est encore en vigueur, et Bagdad maintient encore la fiction dune rgion autonome kurde, disposant de sa propre administration. Ladministration fantoche sige dans la ville de Kirkouk, contrle par le gouvernement, et dnonce rgulirement les usurpateurs soutenus par ltranger qui agissent dans le territoire dirig par les rebelles kurdes. Toutefois, la logique de la campagne dAnfal ne peut pas non plus tre dissocie de la guerre Iran-Irak. Aprs 1986, lUnion patriotique du Kurdistan (UPK) et le Parti dmocratique du Kurdistan (PDK), les deux principaux partis kurdes, ont t soutenus par le gouvernement iranien et ont parfois pris part aux raids militaires conjoints contre les positions du gouvernement irakien ; le PDK avait aussi une base arrire en Iran mme. Nous ne contestons pas le fait que Bagdad avait le droit dengager une action de contre-insurrection, darracher des mains des rebelles le contrle de la rgion frontalire du nord-ouest de lIrak et dune partie de la zone montagneuse2. Dun point de vue anthropologique, les Kurdes sont un peuple indo-europen, parlant une langue proche du persan, bien quavec un fort mlange darabe et de turc, variant selon le pays dans lequel ils vivent.

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du pays. Ce que le Middle East Watch soutient, cest que en agissant ainsi le gouvernement central est all beaucoup plus loin que ce qui tait ncessaire la restauration de son autorit par une action militaire lgitime. Au cours de ce processus, le rgime de Saddam Hussein a commis une srie de crimes de guerre, ainsi que des crimes contre lhumanit et un gnocide. Bon nombre de lecteurs ont eu connaissance de lattaque lance sur Halabja en mars 1988, dont prs de 5 000 civils kurdes ont t victimes lvnement provoqua pendant un court instant une forte indignation internationale ; ces lecteurs seraient en revanche surpris dapprendre que le gouvernement central avait utilis des gaz toxiques contre les Kurdes onze mois plus tt. Dans lensemble, le Middle East Watch a dnombr quarante attaques diffrentes sur des cibles kurdes, dont certaines ont impliqu de multiples sorties sur plusieurs jours, entre avril 1987 et aot 1988. Chacune de ces attaques, impliquant lutilisation darmes interdites, constitue un crime de guerre, aggrav par le fait que des civils en furent souvent victimes. Selon nos estimations, au moins 50 000, et peut-tre mme 100 000 personnes, pour beaucoup des femmes et des enfants, ont t tues sans autre forme de procs pendant la campagne dAnfal, entre les mois de fvrier et de septembre 1988. Ils ne sont pas morts au cur de la bataille ; il se serait alors agi, pour employer un euphmisme militaire, de dommages collatraux . Il ne sagissait pas non plus dactes dgarement commis par des commandants isols, et dont la cruaut serait reste inaperue ou impunie par leurs suprieurs. En fait, ces Kurdes ont t systmatiquement mis mort en grand nombre, sur ordre du gouvernement central de Bagdad. Ils lont t des jours, voire des semaines, aprs avoir t rassembls dans des villages destins tre dtruits, ou alors quils fuyaient les assauts de larme contre les zones interdites . Alors que la minorit des morts tait des combattants, ou des forces de soutien aux groupes rebelles, la grande majorit tait des non-combattants, morts parce quils habitaient des territoires dclars interdits par le gouvernement irakien. Les responsables de leur mort dans des pelotons dexcution taient gnralement membres des units de scurit dlites sans liens avec les forces ayant captur les Kurdes ; cela tmoigne de la nature dlibre et planifie de la campagne dAnfal. En dautres termes, pendant quune main balayait, lautre pouvait disposer de ce que le rgime considrait comme des dchets . Deux chercheurs de terrain expriments, Jemera Rone et Joost Hitlermann, accompagns la plupart du temps par un assistant, ont pass six mois en Irak du Nord, entre les mois davril et de septembre 1992, recueillir des tmoignages sur

Avant-propos et remerciements

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la campagne dAnfal (voir la note sur la mthodologie, prsente sparment). Un garon de douze ans, Taymour Abdulhah Ahmad, tait jusqualors le seul survivant connu, daprs les nombreux rapports selon lesquels des Kurdes hommes, femmes et enfants avaient t transports en grand nombre par camion vers le sud, jusquau cur des terres arabes dIrak, et avaient alors disparu. On supposait quils avaient t sommairement excuts, mais aucune preuve nen attestait. Durant son enqute, lquipe du Middle East Watch a retrouv et interrog sept autres survivants dexcutions massives, qui ont fait tat de leur exprience de faon dtaille et convaincante. Cinq dentre eux ont t emmens et tus par balle pendant la campagne militaire de six mois , les deux autres peu aprs. Parvenir juger avec certitude de ces conclusions, sans craindre de contradiction, na pas t chose facile. Le Middle East Watch, un dpartement de Human Right Watch, a dj consacr plus de ressources ce projet ambitieux qu nimporte quelle autre entreprise de son organisation mre en quinze ans. Nous sommes profondment reconnaissants envers les personnes et les fondations qui ont soutenu le travail ralis sur ce projet. La publication de ce livre est un vnement marquant. Mais laboutissement de ce projet est encore venir. Le travail ne sera termin que lorsque les responsables la fois le gouvernement dans sa collgialit et les personnes qui ont dirig et mis en uvre la campagne dAnfal comparatront devant un tribunal. En labsence de tribunal international apte juger les responsables des graves crimes numrs ci-dessus, trois options se prsentent. La premire est celle dun tribunal irakien. Dans les circonstances actuelles, le prsident Saddam Hussein et le parti Baath tant toujours au pouvoir, cela est inconcevable. La deuxime option repose sur la perspective dun tribunal international ad hoc, charg par le Conseil de scurit des Nations unies de prendre en compte une partie ou lensemble des crimes prcdents sur la base de preuves rassembles par une commission spciale denqute. Alors quune telle proposition a dj t dpose au Conseil de scurit par lAdministration Clinton, sa mise en uvre est pleine dincertitudes, car soumise aux changements politiques des puissances majeures aux Nations unies. En troisime et dernier lieu reste la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye. La raison dtre de la CIJ, qui fait partie du systme des Nations unies, est de rsoudre les diffrends entre nations, relatifs aux violations daccords et de traits internationaux. Dans le cas des Kurdes dIrak, le trait pertinent est la Convention de 1951 sur la prvention et la punition du crime de gnocide, dont lIrak et cent sept autres tats sont signataires. Fait important, lIrak a galement reconnu la juridiction

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de la CIJ pour identifier des cas de gnocide commis son encontre par dautres tats de mme rang. Selon le Middle East Watch, cette troisime option est potentiellement la voie la plus prometteuse pour obtenir justice dans le cas de la campagne dAnfal. Choisir cette option nimplique pas dabandonner les autres ; en fait, elles pourraient se complter lune lautre, puisque la CIJ nest habilite qu juger de la responsabilit des tats et non des individus. Mais, contrairement aux ides reues, la CIJ peut prsenter un avantage pratique pour les Kurdes dIrak : elle peut, par exemple, ordonner des mesures provisoires de protection (un ou des tats signataires de la Convention contre le gnocide agiraient en effet au nom des Kurdes) ou exiger que le gouvernement paie des dommages ou des rparations aux victimes. Jusqu prsent, seule la Bosnie-Herzgovine a port plainte contre un autre tat au nom de la Convention contre le gnocide. La CIJ a rapidement accord des mesures provisoires de protection, en mars 1993, mais doit encore statuer sur le fond de laffaire. Porter vritablement plainte contre lIrak au nom des Kurdes serait ainsi un vnement capital au regard de la protection internationale des droits de lhomme ; ce serait une victoire quil serait impratif de gagner, et de gagner sur la base de droits et de faits solides. Ce jugement donnerait vie la Convention sur le gnocide, reste lettre morte, consoliderait le respect du droit international, et dissuaderait les rgimes tyranniques dans le monde dentreprendre des actions similaires contre un peuple minoritaire. Comment, alors, les preuves ont-elles t rassembles, et pourquoi le Middle East Watch est-il confiant dans lide quune action victorieuse pourrait tre mene contre le gouvernement irakien ? Cest la fin de lanne 1991 un mois aprs que le Front du Kurdistan irakien, coalition compose de sept partis, a instaur son autorit dans lenclave rebelle que nous avons dcid denvoyer notre seconde mission dans la rgion (la mission prcdente avait permis de produire une tude faisant autorit sur le problme endmique des mines, obstacle srieux la rimplantation des rfugis). Cette mission une aventure mene conjointement avec Physicians for Human Rights, qui avait dj men une tude retentissante sur lutilisation des gaz chimiques en Irak en 1988 pendant la campagne dAnfal allait pntrer dans le Kurdistan irakien par la Turquie. Son objectif consistait examiner ltendue du phnomne des fosses communes dcouvertes par les Kurdes en divers lieux. La mission, qui a dur dix jours, a permis de mettre jour plusieurs fosses communes au sein et aux alentours des grandes villes kurdes dArbil et de Suleimanieh, contenant des victimes de lAmn, principale

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force de scurit interne. Lquipe partit au moment mme o expirait le dlai pour le renouvellement de lopration Provide Comfort opration de protection allie base en Turquie (Ankara renouvela la permission le onzime jour). Durant le soulvement de mars 1991 qui chouera en dfinitive , une grande quantit de documents officiels irakiens a t vole, notamment lorsque les Kurdes ont pris dassaut les locaux de la police secrte qui dominait chaque grand centre et chaque ville. La plupart ont t brls ou dtruits la hte, dans la confusion et la panique qui ont marqu ces journes. Les Kurdes cherchaient surtout des rfrences les concernant, pour dcouvrir dans quelles mesures ils avaient t infiltrs ; peu pensaient la campagne dAnfal, bien quelle se ft termine peine dix-huit mois plus tt. Laccs ces documents officiels est devenu le Saint-Graal des chercheurs : avoir lopportunit de parler aux survivants des violations des droits de lhomme, exhumer les corps de ceux qui nont pas survcu, et lire alors les rcits officiels de ce qui sest pass alors que le rgime ayant commis ces crimes tait encore au pouvoir est un fait unique dans les annales de la recherche sur les droits de lhomme. Le Middle East Watch, accompagn de lcrivain irakien Kanan Makiya3 et de Peter Galbraith, de la Commission des affaires trangres du Snat amricain, a discut, avec les parties kurdes en possession de ces documents, de leur transfert aux tats-Unis, de faon ce quils soient tenus en lieu sr et analyss. Le sujet soulevait de nombreuses questions : de combien de documents les Kurdes staient-ils exactement empars ; de quelle utilit ces documents se rvleraient-ils ; o taient les dpts ; et comment les obstacles logistiques et diplomatiques pour les sortir du pays seraient-ils surmonts ? Plusieurs visites dans la rgion ont t ncessaires avant quun accord soit conclu. En mai 1992, quelque quatorze tonnes de documents ont finalement t transfres aux tats-Unis, linitiative du Middle East Watch et sous son contrle. larrive, la Commission des affaires trangres du Snat a pris en charge les documents, les a placs en lieu sr, o ils ont t examins par une quipe du Middle East Watch (voir le chapitre concernant la mthodologie pour la faon dont le travail a t men). Ces documents essentiellement extraits du Mudiriyat al-Amn al-Ameh (Directoire de scurit gnrale), du Mudiriyat al-Istikhabarat al-Askariyet al-Ameh (Directoire de renseignement militaire gnral), et dans une moindre mesure du parti Baath, reprsentent une composante cl pour comprendre la logique et la3. Makiya, sous son pseudonyme Samir al-Khalil, est lauteur de louvrage Republic of Fear : The Inside Story of Saddam Husseins Iraq, New York, Pantheon Books, 1990, et de Cruelty and Silence : War, Tyrany and Uprising and the Arab World, New York, W.W. Norton, 1993.

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ralisation de la campagne dAnfal. Embrassant la priode qui va du dbut des annes 1960 1991, ces documents seront essentiels pour intenter un recours juridique contre le gouvernement dIrak. Entre avril 1992 et avril 1993, le Middle East Watch a recueilli des tmoignages oraux de plus de 350 tmoins ou survivants des actions entreprises par les autorits en rapport avec la campagne dAnfal. Cette information est essentielle pour comprendre lattitude du gouvernement. Mme sur la base dun examen partiel, les documents ont combl de nombreuses lacunes, corroborant les tmoignages et prouvant la fiabilit gnrale des tmoins. Face aux matriaux examins jusqu prsent, il est vident que des archives dtailles ont t conserves sur tous les Kurdes rassembls, puis tris et expdis soit la mort, soit dans des prisons ou dans des camps de repeuplement. Quand le principal artisan de la campagne dAnfal, Ali Hassan al-Madjid, qui a t par la suite promu ministre de la Dfense, a rencontr les dirigeants kurdes en mai 1991 pour des ngociations de paix avortes, il savait de quoi il parlait. Aux Kurdes qui exigeaient une explication sur le sort des disparus 182 000, selon eux , il rpondait en exposant que le nombre total (de victimes de la campagne dAnfal) navait pas pu dpasser les 100 000 . Il sagissait dun ordre de grandeur, pour ne pas dire un aveu de culpabilit. Quelque part dans les archives de Bagdad, il existe, de faon quasi certaine, un dossier sur les Kurdes disparus : certains pourraient encore tre en vie, cinq ans aprs avoir t capturs. Mais, de notre point de vue, la grande majorit a probablement termin dans de lointaines fosses communes, comme celles qui sont dcrites dans ce rapport. Le Middle East Watch demande aux autorits irakiennes de fournir un dcompte complet de ceux qui ont t enlevs de faon ce que leurs parents puissent pleurer leur mort et reprendre le court normal de la vie. Peu peu, au regard de notre tude de terrain, il est devenu clair que, bien que la campagne dAnfal durant laquelle les principales disparitions ont eu lieu nait dur que six mois, la principale campagne de destruction des villages et des dplacements forcs de centaines de milliers de personnes habitant les zones interdites a couvert une priode de deux ans, de mars 1987 avril 1989. Cela concide avec la priode pendant laquelle al-Madjid dtenait un pouvoir extraordinaire de vie ou de mort en tant que secrtaire du Bureau Nord du parti Baath. La campagne tait le point culminant de trente-cinq annes darabisation, de dportations de masse et de destruction de villages. Nous avons galement appris que les actions du gouvernement avaient vari durant les diffrentes phases de la campagne dAnfal. En ce qui concerne la dernire phase de cette campagne, la fin du mois daot 1988, et aprs le cessez-le-feu conclu

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dans le cadre de la guerre Iran-Irak, nous avons dcouvert un des rares cas connus o des troupes gouvernementales ont massacr des villageois sur-le-champ. (Ailleurs, des villageois ont disparu en masse et ont vraisemblablement t excuts dans des lieux secrets.) On a repr dans lancien village loign de Koreme, en fvrier 1992, une immense fosse commune. Une seconde quipe de juristes anthropologues, en coordination avec Protection for Human Rights, et sinspirant de lexpertise de chercheurs latino-amricains, a t envoye dans la rgion, en mai 1992. Le rsultat de ses recherches une tude de cas dtaille des victimes de la campagne dAnfal dans le cadre dune rgion , suite un travail de terrain dun mois Koreme et sur dautres sites, a t publi en janvier 1993. Aprs une pause effectue pendant lhiver 1992-1993, la recherche de terrain ralise pour ce rapport a repris en mars 1993 et a permis de combler nos lacunes. Cependant, il reste beaucoup faire avant que ne soient apportes toutes les rponses la tragdie qui a frapp les Kurdes. En labsence de rvlations de Bagdad, il est ncessaire dobtenir une estimation plus prcise du nombre de disparus. Seuls quelques-uns, mais en aucun cas lensemble des sites o ont t massacrs les Kurdes, sont connus ; des recherches intensives doivent tre menes dans les rgions dIrak qui restent sous contrle gouvernemental. Mais le temps passe et la menace que le rgime Baath fait peser contre les enclaves kurdes demeure aussi prsente que jamais. Le gouvernement a mass ses troupes derrire un cordon militaire traversant lIrak du Nord, en diagonale cordon qui a priv les Kurdes dapprovisionnements en denres alimentaires, en essence, en mdicaments et autres produits de premire ncessit. Tout ce qui, apparemment, retient le rgime irakien est la menace de reprsailles des aviations amricaine, britannique et franaise, qui surveillent quotidiennement la rgion dIrak situe au nord du 36e parallle. Tous les six mois se rpte le rituel consistant demander Ankara lautorisation de continuer lopration Provide Comfort . Jusqu prsent, lautorisation a toujours t accorde, mais, tant donn le sentiment ngatif des Turcs envers les Kurdes, en Turquie proprement parler ou de lautre ct de la frontire irakienne, il est peu probable que la Turquie permette indfiniment aux allis occidentaux de maintenir leur bouclier de protection sur le proto-tat en cours de formation. Sappuyant sur les preuves contenues dans ce rapport, le Middle East Watch pousse la communaut internationale reconnatre le gnocide qui a eu lieu dans la rgion montagneuse de lIrak du Nord en 1988. Les obligations juridiques dagir sur la base de ces informations, de punir leurs auteurs et dempcher la rcidive sont

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incontestables. Elles pourraient tre remplies par la Cour internationale de justice ou par le Conseil de scurit des Nations unies. La Convention sur le gnocide exige du Conseil de scurit quil prvienne les actions de gnocide ; de plus, en juillet 1993, le Conseil a t saisi dune proposition des tats-Unis visant tablir une commission denqute sur les crimes de guerre et de gnocide de lIrak. Dans cette perspective, le gouvernement amricain et dautres tats disposant dinformations pertinentes devraient rvler ce quils savent de la campagne dAnfal. Pour que la lourde menace de reprsailles des autorits de Bagdad ne soit pas mise en uvre, une protection continue des Kurdes demeure essentielle. Mais dans lhypothse dun maintien du statu quo, on ne doit pas perdre de vue que le gouvernement irakien doit imprativement fournir un compte-rendu complet et public sur toutes les personnes qui sont tombes entre ses mains avant, pendant et aprs la campagne dAnfal. Il serait irraliste dattendre de Saddam Hussein quil intente un procs contre lui-mme ou contre ses conseillers ou ses proches. En revanche, le gouvernement qui lui succdera ne devra pas se dcharger de ses responsabilits et devra mener une investigation minutieuse sur ces graves crimes, et poursuivre en justice tout ceux qui y ont t mls conformment au droit en vigueur. Les Kurdes dIrak doivent pouvoir vivre en paix et en scurit ; ils doivent tre libres de parler leur langue, de pratiquer leurs coutumes et de former des associations en tant que Kurdes. On ne doit plus permettre que se reproduisent nouveau les massacres, dportations et nettoyages entiers de villages, voqus de faon dtaille dans les pages suivantes. *** Ce rapport a t crit par Georges Black, auteur de diffrents ouvrages sur les droits de lhomme et les problmes internationaux4. Toutefois, sa ralisation est le produit dune collaboration entre M. Black, Joost Hiltermann, directeur du projet kurde du Middle East Watch, et Jemera Rone, conseillre Human Rights Watch, lorganisation mre. La responsabilit ditoriale du rapport relve dAndrews Whitley, directeur du Middle East Watch. Shorsh Resool, chercheur au Middle East Watch, a contribu ldition et a fait dimportantes suggestions et corrections. Suzanne Howard tait responsable de la prparation du manuscrit pour la publication. La traduction des documents a t faite par de nombreuses personnes.4. Louvrage le plus rcent de M. Black, Black Hands of Beijing, John Wiley & Sons, New York, 1993, relate lhistoire du mouvement dmocratique en Chine depuis 1976, cocrit avec Robin Munro, dAsia Watch.

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J. Hiltermann et Mme Rone, assists par Mostafa Khezri, consultant du Middle East Watch, ont ralis les recherches de terrain. Leur travail, men dans les annes 1992 et 1993, constitue la base des informations prsentes dans les pages suivantes. Nous avons apprci le travail inlassable de nos interprtes kurdes, qui nous ont aids obtenir ces informations. Middle East Watch adresse galement ses remerciements Kurdistan Human Rights Organization, sigeant dans le Kurdistan irakien, y compris ses antennes dArbil, Suleimanieh et Dohouk, ainsi quau Comit pour la Dfense des droits des victimes de la campagne dAnfal de Suleimanieh, et un certain nombre de docteurs, juristes et autres professionnels du Kurdistan irakien, qui pour des raisons de scurit doivent rester anonymes. Nous tmoignons une reconnaissance particulire M. Resool pour le travail pionnier quil a ralis dans des conditions difficiles sur la campagne dAnfal de 1988 1989, avant quil ne rejoigne lquipe du Middle East Watch. La recherche mdico-lgale laquelle il est fait rfrence dans ce rapport a t mene de faon conjointe par des quipes du Middle East Watch et de Physicians for Human Rights ; elle a t conduite en dcembre 1991 par Eric Stover, et, de mai juin 1992, par Kem Anderson. M. Stover est directeur de Physicians for Human Rights, et M. Anderson est directeur du projet de Human Rights Watch portant sur les armes. Dr Clyde Snow, un anthropologue et juriste de renom, a dirig les quipes scientifiques au cours de ces deux missions et a particip une autre visite du Kurdistan irakien, en fvrier 1992. La recherche juridique concernant les rgles au regard desquelles le rgime Baath devrait tre jug pour ses actions dans le Kurdistan irakien, de 1987 1989, a t entreprise par le professeur Lori Damrosch, de la facult de droit de luniversit de Columbia. Keith Highet of Curtis, Mallet et dautres ont donn des conseils dexperts, tout comme Kenneth Roth, directeur en exercice de Human Rights Watch. Peter Galbraith, alors principal conseiller la Commission des affaires trangres du Snat amricain, et lambassadeur Charles Dunbar, anciennement membre du Dpartement dtat, mritent galement les plus chaleureux remerciements de la part de Middle East Watch pour lassistance sans rserve quils ont offerte cette grande entreprise. En dernier lieu, Middle East Watch souhaite remercier Susane Meiselas pour son enthousiasme et son engagement lgard dun sujet et dun peuple quelle a t amene bien connatre. Ses photographies et ses enregistrements films ont t dun grand intrt. Andrews Whiteley Directeur gnral Middle East Watch, New York

NOTE SUR LA MTHODOLOGIEAPPROCHE MTHODOLOGIQUE UTILISE DANS CE RAPPORT POUR TRAITER LES DOCUMENTS, LES TMOIGNAGES ET LES PREUVES LGALES

PREUVES PAR TMOIGNAGE Dans une large mesure, ce rapport est fond sur des tmoignages obtenus dans le Kurdistan irakien auprs de tmoins (et souvent mme de victimes) des mauvais traitements imposs pendant la campagne dAnfal. Deux chercheurs du Middle East Watch et un assistant ont pass au total six mois dans les zones kurdes, effectuant trois missions distinctes, entre avril 1992 et avril 1993. Ils ont men prs de 350 entretiens approfondis. La mthodologie utilise pour obtenir ces preuves, issues de tmoignages, est dcrite ci-dessous. Avant sa premire mission en avril 1992, lquipe de recherche a labor un questionnaire sur la base des connaissances, encore limites cette poque, que nous avions de lAnfal, et des premires discussions avec les experts rgionaux et des statisticiens. Ce questionnaire a t labor en vue de faciliter la prsentation sous forme de tables, et la quantification des donnes concernant les dplacements forcs et/ou les disparitions de Kurdes pendant lAnfal. Lquipe a test le questionnaire travers un petit nombre de courts entretiens, peu aprs son arrive dans la zone, et a immdiatement remarqu que les questions ne prenaient pas en compte certains facteurs, dont des vnements historiques particuliers, ncessaires la comprhension des circonstances dans lesquelles a t mene la campagne dAnfal, ainsi que la nature mthodique de lopration. Lquipe a alors radicalement rvis le questionnaire et commenc sa recherche, en ne procdant dans les semaines qui ont suivi qu des ajustements mineurs du modle de base. Lobjectif de cette tude consistait dcouvrir le plus dlments possibles relatifs lAnfal et aux personnes supposes disparues pendant et aprs les oprations. La population tant lobjet de la recherche a t divise en trois groupes : (1) les tmoins directs des mauvais traitements imposs pendant la campagne ; (2) les

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personnes actives dans les units (para)militaires, quil sagisse des gurilleros kurdes (peshmergas), danciens officiers militaires, ou de dirigeants des milices kurdes progouvernementales (mustashars) ; et (3) le personnel dorganisations locales ou internationales non gouvernementales ainsi que les responsables de ladministration locale kurde, qui tous connaissaient bien la situation sur le terrain avant, pendant et aprs lAnfal. En raison de la nature particulire de la politique irakienne vis--vis des paysans kurdes dans les annes 1980, nous avons trouv la plupart des tmoins de lAnfal dans les grands complexes (mujammaat) des valles du nord de lIrak. Quand, la fin doctobre 1991, le gouvernement irakien sest retir dune grande partie des rgions kurdes, certains villageois ont commenc retourner dans leurs villages dtruits pour cultiver la terre, et parfois, pour reconstruire leurs maisons. Lquipe de recherche a visit autant de complexes que possible, ainsi que certains des villages (partiellement reconstruits). Dans chaque cas, la question dterminante tait la suivante : O pouvons-nous trouver les Anfals ? (Anfalakan en kurde.) Les habitants guidaient alors lquipe vers une maison dans laquelle vivaient des Anfalakan. Des questions prliminaires taient poses pour certifier que les personnes taient bien des Anfals et non pas des personnes qui auraient t dplaces avant la destruction des villages. Cette mthode avait des effets boule de neige : une famille dAnfalakan conduisait lquipe vers une autre, jusqu ce que lquipe ait compltement couvert une zone gographique particulire vise par lAnfal. Lquipe a obtenu ces tmoignages essentiellement par trois moyens : (1) en visitant de manire alatoire les lieux de rsidence et en demandant o se trouvaient des Anfalakan (mthode la plus frquente) ; (2) en suivant des pistes spcifiques ; et, (3) occasionnellement, en rpondant des demandes dentretiens non sollicits. Au dbut, le seul critre utilis pour dcider du fait quune personne devait ou non tre interroge tait de savoir si la personne rsidait dans une zone de dmarcation militaire pendant lAnfal et si elle avait perdu des proches cause de cette campagne. Dans les tapes suivantes de la recherche, quand des modles clairs ont commenc se dessiner, la recherche a plus spcifiquement port sur des personnes de certaines zones de lAnfal, cest--dire celles sur lesquelles lquipe navait pas suffisamment de donnes ou celles dans lesquelles staient produites les pires atrocits, comme les attaques chimiques. En outre, un certain nombre dentretiens ont t mens ce moment-l avec des personnes qui avaient t dans les zones de lAnfal pendant la campagne, mais dont les familles taient parvenues schapper, saines et sauves, ainsi quavec des personnes qui avaient subi des formes varies de violation des droits

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de lhomme dans les priodes qui ont immdiatement prcd et suivi lAnfal (1987 et 1989). Lquipe se mit alors la recherche dun groupe particulier de tmoins : ceux qui avaient t arrts pendant lAnfal et emmens vers des sites dexcution massive (zones dsormais contrles par le gouvernement irakien) et do ils avaient pu schapper. Les tmoignages de ces survivants se sont rvls fondamentaux dans leffort entrepris par le Middle East Watch pour fournir la preuve quune grande majorit de ceux qui avaient t dtenus pendant lAnfal, et dont le sort est officiellement dclar inconnu, ont vritablement t tus. Lquipe a t capable de localiser sept de ces survivants, ainsi quune personne ayant survcu une excution trois mois aprs lAnfal. Certains de ces survivants nont pas souhait que leur identit soit rendue publique, par crainte de reprsailles dun prochain gouvernement. Lun des huit survivants, Taymour, avait dj t interview par la tlvision kurde locale, ainsi qu de nombreuses occasions par des journalistes trangers. Un deuxime, Hussein, avait servi de tmoin au rapporteur spcial des Nations unies sur lIrak, M. Max van der Stoel, durant sa visite de la rgion, en 1992. Quatre ont t localiss par les commandants peshmergas locaux qui avaient entendu parler de leur histoire. Les deux derniers ont t trouvs grce au tmoignage de lun des survivants, qui tait dans le mme groupe queux au moment de leur excution. Les personnes interroges se sont toujours montres impatientes de raconter lquipe ce qui leur tait arriv. Dans presque tous les cas, ces personnes navaient pas t prcdemment interviewes sur leur exprience. Tous ont librement donn leur nom, et seuls quelques-uns ont demand ce que leur identit ne soit pas mentionne dans la publication. En dehors du petit nombre de personnes qui ont demand ce que leur nom soit chang, tous les noms mentionns dans ce rapport sont authentiques. Lquipe a enregistr la plupart des interviews sur cassette, et photographi ensuite (sous forme de diapositives) les personnes interroges. Dans le cas dinterviews dterminantes, lquipe a demand aux personnes interroges la permission si elle pouvait filmer les moments importants, ou sollicit une seconde interview (comme dans le cas de personnes ayant survcu lexcution). Lquipe voyageait avec un ou plusieurs interprtes. On demandait ces personnes de fournir une traduction littrale anglais/kurde (dialectes surani ou kurmandji), et inversement. Par ailleurs, certaines interviews ont t menes par des membres de lquipe directement en anglais ou en arabe. Dans presque tous les cas, lquipe interviewait une personne la fois, bien que des proches fussent souvent prsents durant linterview.

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1. histoire personnelle avant lAnfal (statut personnel, membres de la famille, biens, activits, affiliations tribale et religieuse, etc.) ; 2. informations concernant le village dans lequel la personne vivait avant lAnfal (emplacement, taille de la population, principale tribu, activit conomique prpondrante, prsence de services et dtablissements gouvernementaux, etc.) ; 3. activits militaires au sein et autour de la ville avant lAnfal, et politiques publiques concernant les habitants (prsence de peshmergas, attaques gouvernementales, blocus conomique et administratif, victimes, recensement de la population en 1987, etc.) ; 4. vnements pendant lAnfal (nature de lattaque gouvernementale, circonstances des arrestations, itinraires de dplacement, processus de slection, conditions de dtention, victimes, circonstances de libration, etc.) ; 5. conditions de vie aprs lAnfal et tentatives, si elles existent, de localisation des proches ayant disparu. Gnralement, les thmes 1 et 2 suivaient un modle plutt strict de questions-rponses, alors que les thmes 3, 4, et 5 permettaient une plus grande flexibilit : nous demandions la personne de raconter les vnements daprs ses souvenirs, et lquipe pouvait : a) se contenter de poser des questions pour clarifier certaines dates, certains lieux, ou certaines identits particulires ; b) poursuivre dans une certaine mesure le rcit lorsquil prsentait un intrt particulier pour le projet ; ou c) explorer toute contradiction pouvant apparatre au cours du tmoignage, ou entre le tmoignage en cours et un tmoignage prcdent. En raison de lanalphabtisme rpandu dans les campagnes du Kurdistan et de la faon particulire que la population locale a de marquer le temps, lquipe a rencontr des difficults considrables tablir sur la base des interviews de villageois pris individuellement les dates exactes dvnements spcifiques, ou des chronologies particulires. Les dates pouvaient, par exemple, tre lies aux ftes religieuses. Dans lensemble cependant, aprs de multiples interviews, lquipe avait la satisfaction davoir obtenu une tableau prcis des diffrentes tapes de lAnfal et des vnements qui se sont produits au cours de chacune dentre elles. Certaines de ces dates ont, par la suite, t confirmes grce aux documents vols par les Kurdes dans les agences de renseignement irakiennes, pendant le soulvement de mars 1991.

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Gnralement, lquipe dterminait lexactitude des rcits individuels en fonction de leur cohrence interne, de leur cohrence gnrale avec les schmas densemble mergeant pendant le projet, comprenant dautres types de preuves, et de leur cohrence spcifique avec une interview de suivi, mene dans certains cas avec la mme personne interroge. Dans tous les entretiens, lquipe essayait dobtenir des preuves lappui. Celles-ci pouvaient tre des documents personnels que les personnes interroges possdaient (par exemple des permis de circulation et des ordres administratifs), ou bien linspection du site dcrit (cest--dire une prison, ou un village qui avait t soumis une attaque chimique). Conformment cette procdure, un petit nombre dentretiens, tout ou en partie, ont t abandonns ou non utiliss, soit parce que le tmoignage ntait pas jug fiable, soit parce que les preuves confirmant le rcit ntaient pas immdiatement disponibles.

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PREUVES DOCUMENTAIRES Au cours du soulvement populaire de mars 1991, des civils kurdes et des membres des partis politiques kurdes ont pris dassaut le contrle des bureaux du gouvernement irakien et de leurs agences (y compris diverses agences de renseignement). Plusieurs de ces btiments ont t svrement endommags ou mme compltement brls, mais dautres nont subi aucun dommage. Les Kurdes sont ainsi entrs en possession des donnes stockes dans plusieurs de ces btiments. Les affaires voles comprennent un grand nombre de documents, de carnets de bord, de registres ainsi que de cassettes vido, de films et de photos. Dans les jours qui ont prcd lcrasement du soulvement par lavance des troupes irakiennes, les partis kurdes ont russi dplacer la majeure partie des documents quils avaient saisis vers des forteresses situes dans les montagnes. Au printemps de lanne 1992, un des deux plus grands partis, lUnion patriotique du Kurdistan (lUPK), a accept un accord tripartite avec le Middle East Watch et la Commission des affaires trangres du Snat amricain. Selon les termes de cet accord, lUPK acceptait denvoyer les documents en sa possession aux tats-Unis pour quils y soient examins et analyss ; la Commission des affaires trangres du Snat acceptait dintgrer ces documents aux procs-verbaux du Congrs amricain

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et de les conserver dans les btiments des Archives nationales des tats-Unis ; enfin, le Middle East Watch acceptait de mener des recherches sur la base de ces documents, pour le respect des droits de lhomme, y compris dans la perspective dintenter un recours pour gnocide devant la Cour internationale de justice de La Haye. La rserve cache de lUPK est compose de quatorze tonnes de documents contenus dans 847 cartons. Le nombre total de pages a t estim plus de quatre millions. En mai 1992, lUPK a temporairement plac ces documents sous la garde du Middle East Watch. Ils ont t transports par avion vers les tats-Unis en prsence du directeur du Middle East Watch. Washington DC, les documents ont t transports jusquaux Archives nationales des tats-Unis et placs en magasins, tout en restant sous la garde conjointe de lUPK et du Middle East Watch. la fin du mois doctobre 1992, une quipe pilote par Middle East Watch a commenc trier, cataloguer et analyser ces documents. Des documents importants en ont t extraits. Ceux-ci ont t photocopis, traduits et, pour certains dentre eux, reproduits dans ce rapport. Le rapporteur des Nations unies en Irak, M. Max van der Stoel, a galement utilis certains des documents trouvs par le Middle East Watch dans son rapport la Commission des droits de lhomme des Nations unies en mars 1993. La grande majorit de ces documents provient du gouvernorat de Suleimanieh et de ses districts, et du gouvernorat dArbil et de ses districts, en particulier du qadha de Chaqlawa. Presque tous proviennent des bureaux du Directoire de scurit gnrale dIrak (Mudiriyat al-Amn al-Ameh), une minorit de documents appartenant au Directoire du renseignement militaire gnral (Mudiriyat alIstikhbarat al-Askariych al-ameh) et au parti Baath. En gnral, les documents sont soit des fichiers, soit des pages insres entre deux couvertures rigides et relies par des lacets. Il y a aussi quelques grands livres relis. En raison des conditions du soulvement, notamment Suleimanieh, certains de ces documents sont totalement tombs en morceaux, des pages ont ts brles, pitines, couvertes de boue et, bien souvent, ont t dchires. La majeure partie des documents est cependant en bon tat. Tous les documents, quils soient manuscrits ou dactylographis, sont crits en bon arabe, tout fait comprhensible. Ils couvrent une grande varit de sujets qui peuvent facilement tre diviss en trois grandes catgories : 1. questions administratives concernant le personnel des agences : salaires, vacances, promotions, permis de port darmes, actions disciplinaires, etc. ; 2. informations personnelles : il sagit de dossiers contenant des informations

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sur le personnel des agences, sur des citoyens ordinaires ou sur des personnes suspectes dtre membres des partis de rsistance kurdes. Ils comportent des contrles secrets, ainsi que des enregistrements denqutes et dinterrogatoires. Un certain nombre de dossiers contiennent presque lhistoire dune vie, et certains se terminent par des ordres dexcution et des certificats de dcs ; 3. rapports sur les vnements qui se sont produits dans la zone, et dclarations politiques : ces deux types de documents sont souvent mlangs et incluent des rapports sur lAmn et les actions militaires entreprises contre les peshmergas, des rapports sur les activits des peshmergas dans une zone particulire, ainsi que des instructions officielles et des ordres transmis toute la hirarchie. Bien que ces trois catgories apparaissent, de faon gnrale, sparment dans les documents, il arrive quune copie dun ordre important concernant la politique gouvernementale lgard des Kurdes figure dans les documents secrets dune personne. Parfois, les preuves de mauvais traitements sont soit fragmentaires, soit intgres dans un texte qui ne relate apparemment rien que dinoffensif, soit formules dans des termes tel point euphmiques quun regard non entran aurait du mal les reconnatre. La tche de lquipe pilote par le Middle East Watch a t essentiellement dexaminer ces tonnes de documents la recherche dinformations caches.

*** PREUVES MDICO-LGALES Une quipe de chercheurs en mdecine lgale a t envoye par Middle East Watch et Physicians for Human Rights dans le Kurdistan irakien en mai-juin 1992. Lquipe tait compose de chercheurs en mdecine lgale, diplms en anthropologie, archologie et droit mdico-lgal. Ils avaient tous exhum des fosses communes dans diffrents pays, dont lArgentine, le Chili, le Salvador, et le Guatemala. Lquipe a dcouvert des fosses communes dans trois sites du Kurdistan irakien : le village de Koreme, le village de Birjinni, et le cimetire dun complexe de survivants de lAnfal en dehors de la ville dArbil. Dans le cadre de ses recherches, lquipe a suivi les normes internationalement reconnues et prsentes dans le Protocole modle pour une recherche lgale

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dexcutions sommaires, arbitraires et illgales des Nations unies (Protocole du Minnesota*). Lensemble des rsultats de la recherche mene par lquipe se trouve dans la publication conjointe du Middle East Watch et de Physicians for Human Rights de janvier 1993, intitule The Anfal Campaign in Iraqi Kurdistan : The Destruction of Koreme, et la mthodologie suivie chaque tape est dcrite ci-dessous. Site de Koreme Lquipe a entrepris lexhumation dune fosse commune dans le village dtruit de Koreme, contenant les ossements de trente-six hommes et garons, qui sont tous morts fusills faible distance, aligns, ce qui indique quils ont t tus par un peloton dexcution. Lquipe darchologues a tudi le village dtruit, dressant un plan de la ville telle quelle se prsentait avant dtre dtruite, et utilisant des techniques dtudes archologiques standards ; en outre, lquipe darchologues a recueilli et cartographi lemplacement des douilles pour dterminer la faon dont taient disposs les tireurs sur le site dexcution. Des recherches ont t menes la morgue de lhpital gnral de Dohouk pour dterminer le nombre dindividus dans la fosse, leur sexe, leur ge et autres signes didentit, ainsi que la faon dont ils sont morts. Les avocats de lquipe ont interview les survivants et dautres villageois afin de corroborer par des preuves scientifiques le rcit des vnements. Site de Birjinni Lquipe a men des tudes archologiques et exhum des fosses communes dans le village dtruit de Birjinni qui, selon les villageois ayant survcu, a t bombard en aot 1988 avec des armes chimiques. Lquipe darchologues a men des tudes standards sur le village en ruine. Les anthropologues mdico-lgaux ont exhum les fosses communes de personnes supposes tre mortes par inhalation dagents chimiques. Les avocats de lquipe ont interview les villageois ayant survcu afin dobtenir leur rcit des vnements. En outre, lquipe a prlev des chantillons du sol et des cratres o les armes chimiques sont supposes avoir eu un impact. En 1993, le laboratoire darmes chimiques de Porton Down, du ministre britannique de la Dfense, a dclar avoir dcouvert des produits issus de la dgradation de gaz moutarde et dagents neurotoxiques dans les chantillons de sol extraits de ces sites. Il sagit du premier cas dattaque darmes chimiques prouv sur la base de rsidus chimiques laisss sur les lieux du site o limpact sest produit.* Manual on the Effective Prevention and Investigation of Extra-Legal, Arbitrary and Summary Executions, 1991.

Note sur la mthodologie

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Site dArbil Lquipe a entrepris des exhumations dans le cimetire dun complexe o des survivants de lAnfal ont t pris. Le site du cimetire a t examin par lquipe darchologues afin dy dterminer le rapport enfants/adultes. Les mdecins lgistes ont exhum trois tombes denfants, dont lune est suppose avoir t creuse par un survivant du village de Koreme, contenant sa propre petite fille. Lexhumation de cette tombe a corrobor le rcit du survivant ; il contenait les ossements dune fillette denviron un an, qui portait des traces de malnutrition.

Irak et Kurdistan irakien

frontire de la rgion autonome du Kurdistan (depuis 1975)

lignes habituelles de cessez-le-feu entre les forces kurdes et irakiennes

INTRODUCTIONCe rapport est le compte-rendu narratif dune campagne dextermination mene contre les Kurdes dIrak du Nord. Il est le produit dune recherche ayant dur plus dun an et demi, durant laquelle une quipe de chercheurs du Middle East Watch a analys plusieurs tonnes de documents officiels saisis en Irak et men des entretiens sur le terrain avec plus de 350 tmoins ; la plupart de ces tmoins sont des survivants de la campagne de 1988 connue sous le nom dAnfal. Le rapport conclut que le rgime iraquien a commis, au cours de cette anne, le crime de gnocide. Anfal le butin est le nom de la huitime sourate du Coran. Il sagit aussi du nom par lequel les Iraquiens dsignent une srie dactions militaires qui a dur du 23 fvrier au 6 septembre 1988. Alors quil est impossible de comprendre la campagne dAnfal sans faire rfrence la phase finale de la guerre Iran-Irak de 1980 1988, il faut noter que cette campagne na pas t seulement relative cette guerre. La conclusion du conflit en des termes favorables lIrak a plutt t la circonstance historique immdiate qui a donn Bagdad lopportunit de porter leur apoge ses efforts dj anciens visant soumettre les Kurdes. Le rgime irakien a commenc adopter des mesures anti-kurdes il y a un peu plus de quinze ans, soit bien avant lexplosion des hostilits entre lIran et lIrak. Anfal a t galement lexpression la plus forte des pouvoirs spciaux accords Ali Hassan al-Madjid, cousin du prsident Saddam Hussein et secrtaire gnral du Bureau Nord du Parti socialiste arabe Baath dIrak. Du 29 mars 1987 au 23 avril 1989, al-Madjid a t investi dun pouvoir qui, lui donnant autorit sur tous les organismes dtat, quivalait en Irak du Nord celui du prsident lui-mme. Al-Madjid, connu ce jour par les Kurdes comme Ali Anfal ou Ali le Chimique , a t lauteur du gnocide kurde. Sous son commandement, les principaux acteurs de la campagne dAnfal taient les premier et cinquime corps de larme iraquienne, le Directoire de scurit gnrale (Mudiriyat al-Amn al-Ameh) et le renseignement militaire (Istikhbarat). La milice kurde progouvernementale connue comme les bataillons de dfense nationale ou Jahsh1 , a particip dimportantes tches auxiliaires. Mais les ressources conjointes de lensemble de lappareil militaire, civil et de scurit de ltat irakien ont t1. Terme moqueur dsignant les bataillons de dfense nationale, le mot jahsh signifie bourriquet.

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dployes, selon les termes dal-Madjid, pour rgler le problme kurde et massacrer les saboteurs2 . Les campagnes de 1987 1989 ont t caractrises par les violations flagrantes des droits de lhomme qui suivent :

des excutions sommaires et des disparitions massives de plusieurs dizainesde milliers de civils, comprenant un grand nombre de femmes et denfants, et parfois les populations entires de villages ;

lutilisation massive darmes chimiques, comprenant du gaz moutarde et desagents neurotoxiques GB, ou sarin, contre la ville dHalabja et des douzaines de villages kurdes, tuant des milliers dindividus, principalement des femmes et des enfants ;

la destruction en srie de quelque 2 000 villages, dcrits dans des documents officiels comme ayant t brls , dtruits , dmolis et purifis , ainsi que dune douzaine, au moins, de grandes villes et centres administratifs (nahyas ou qadhas) ; la destruction en masse de constructions civiles par le Gnie, comprenant toutes les coles, les mosques, les puits et les autres structures non rsidentielles des villages viss, ainsi quun certain nombre de sous-stations lectriques ; le pillage grande chelle, par les troupes militaires et les milices progouvernementales, des proprits civiles et du btail ; des arrestations arbitraires de tous les villageois capturs dans les zones dsignes comme interdites (manateq al-mahdoureh), alors quils taient dans leurs propres maisons et sur leurs propres terres ; des emprisonnements arbitraires et des dtentions durant des mois de dizaines de milliers de femmes, enfants et personnes ges, dans des conditions de privation extrme, ordonns sans instruction juridique et sans autre motif quune prsume sympathie pour lopposition kurde. Des centaines dentre eux sont morts de malnutrition ou de maladie ; des dplacements forcs de centaines de milliers de villageois, dus la dmolition de leurs maisons, leur sortie de prison ou leur retour dexil ; ces civils2. Saboteurs est le terme communment employ par le rgime irakien pour dsigner les gurillas peshmergas kurdes et leurs sympathisants civils.

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ont t transports dans des zones du Kurdistan loignes de leurs maisons, et lchs par larme sans aide gouvernementale, sans rien pour compenser la destruction de leur proprit, ni aucune provision daide, dhabits ou de produits alimentaires, ni aucun logement ; avec interdiction de retourner dans leurs villages dorigine sous peine de mort. Dans ces conditions, de nombreux civils sont morts lanne mme de leur dplacement forc ;

la destruction de lconomie rurale kurde et de ses infrastructures.Comme lAllemagne nazie, le rgime irakien dissimulait ses actions sous des euphmismes. L o les officiels nazis parlaient de mesures administratives , dactions spciales et de repeuplement lest , les bureaucrates du parti Baath parlaient de mesures collectives , de retour dans les rangs de la nation , et de repeuplement au sud . Mais sous ces euphmismes, les crimes irakiens contre les Kurdes cachaient un gnocide ; lintention de dtruire, dans son intgralit ou en partie, un groupe religieux, racial, ethnique ou national en tant que tel3 .

*** Les campagnes de 1987 1989 sont profondment ancres dans lhistoire des Kurdes dIrak. Depuis les premiers jours dindpendance de lIrak, les Kurdes du pays qui sont aujourdhui plus de quatre millions ont combattu soit pour lindpendance, soit pour une autonomie substantielle. Mais ils ne sont jamais parvenus aux rsultats escompts. En 1970, le parti Baath, soucieux de maintenir sa position fragile la tte du pouvoir, a offert aux Kurdes une part considrable dautonomie, bien plus grande que celle autorise dans les pays voisins : Syrie, Iran ou Turquie. Mais le rgime a dfini la rgion autonome du Kurdistan de telle sorte quen soient exclues les vastes richesses ptrolires qui se trouvent dans le sous-sol kurde. La rgion autonome, rejete par les Kurdes et impose par Bagdad en 1974, comprenait les trois gouvernorat du Nord : Arbil, Suleimanieh et Dohouk. Couvrant une superficie de 35 000 km soit approximativement la zone qui runit le Massachusetts, le Connecticut et Rhode Island , ce territoire ne reprsentait que la moiti de celui que les Kurdes3. Dfinition de la Convention sur la prvention et la punition du crime de gnocide (mentionne par la suite dans cet ouvrage comme la Convention sur le gnocide), 78 UNTS 277, approuve par la rsolution 2670 de lAssemble gnrale le 9 dcembre 1948, et entre en vigueur le 12 janvier 1951.

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considraient lgitimement comme leur appartenant. Cependant, la rgion autonome avait un sens vritablement conomique, puisquelle assurait pleinement la moiti de la production agricole dun pays largement dsertique qui manque gravement de denres alimentaires. la suite du dcret dautonomie, le parti Baath sest lanc dans une politique darabisation des zones productrices de ptrole de Kirkouk, Kanakhin et autres rgions du Nord, expulsant des paysans kurdes et les remplaant par des tribus arabes, pauvres, du Sud. LIrak du Nord ne demeura pas longtemps en paix. En 1974, la rvolte kurde, depuis longtemps en veil, sest nouveau enflamme sous la direction du lgendaire combattant Moulah Moustafa Barzani, qui tait soutenu cette fois par les gouvernements de lIran, dIsral et des tats-Unis. Mais la rvolte sest prcipitamment effondre en 1975, lorsque lIran et lIrak ont conclu un accord frontalier, et que le Shah a cess de soutenir le Parti dmocratique du Kurdistan (PDK) de Barzani. Aprs que le PDK sest rfugi en Iran, des dizaines de milliers de villageois de la tribu de Barzani ont t expulss de leurs maisons et rimplants dans les zones improductives du dsert du sud de lIrak. L, ils ont d sans aucune forme dassistance repartir zro pour reconstruire leur vie. Au milieu et la fin des annes 1970, le rgime a adopt de nouvelles mesures contre les Kurdes. Il a vacu par la force au moins un quart de million dindividus vivant aux frontires de lIrak du Nord avec lIran et la Turquie, et dtruit leurs villages pour crer un cordon sanitaire le long de ces frontires sensibles. La plupart des Kurdes dplacs ont t rimplants dans des mujammaat, nouveaux lieux de peuplement rudimentaires, localiss sur les principales autoroutes des zones du Kurdistan irakien contrles par larme. Le mot mujammaat signifie littralement mlanges ou collectivits . Dans leur propagande, les Irakiens les dsignent gnralement comme des villages modernes . Dans ce rapport, ils sont habituellement dcrits comme des complexes . Jusquen 1987, on payait gnralement les villageois rimplants dans ces complexes par des compensations nominales en liquide, mais on leur interdisait de retourner chez eux. Aprs 1980, et au dbut de la guerre Iran-Irak qui a dur huit ans, de nombreuses garnisons irakiennes stationnant au Kurdistan ont t abandonnes ou rduites, et leurs troupes envoyes au front. Dans cet espace rest vide, les peshmergas kurdes ceux qui affrontaient la mort ont nouveau commenc prosprer. Le PDK, dsormais dirig par un des fils de Barzani, Massoud, renoua ses liens avec Thran, et en 1983, les units du PDK aidrent les troupes iraniennes semparer de la ville frontalire dHaj Omran. Les reprsailles furent rapides : dans une opra-

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tion clair contre les complexes qui logeaient les Barzani dplacs, les troupes irakiennes ont enlev entre cinq et huit mille hommes gs de douze ans et plus. Aucun dentre eux na jamais t revu, et on pense quaprs avoir t dtenus pendant plusieurs mois, ils ont tous t tus. de nombreux gards, lopration contre Barzani, en 1983, annona les techniques qui seront utilises plus grande chelle pendant la campagne dAnfal. Et, malgr les appels insistants des Kurdes pour que les Nations unies et les gouvernements occidentaux se saisissent du problme, labsence de protestation internationale devant ces massacres de masse a d encourager Bagdad lancer une opration de plus grande envergure, en toute impunit. Le parti Baath avait fait un bon calcul. Le rapprochement croissant entre les Iraniens et le principal rival kurde du KDP, lUnion patriotique du Kurdistan (UPK) de Djalal Talibani, tait encore plus inquitant pour Bagdad. De 1983 1985, le rgime Baath a men pendant plus dun an des ngociations avec lUPK, mais ces discussions ne sont finalement pas parvenues porter leurs fruits, et les combats grande chelle ont repris. la fin de lanne 1986, le parti de Talibani a conclu un accord militaire et politique formel avec Thran. cette poque, lautorit du rgime irakien dans le Nord tait limite au contrle des grands centres, villes, complexes et principales autoroutes. Ailleurs, les forces peshmergas pouvaient compter sur un soutien local profondment enracin. Cherchant refuge contre larme, des milliers de rfractaires et dserteurs se sont installs dans de nouvelles maisons la campagne. Les villageois ont appris vivre dans les conditions dun blocus conomique difficile et dun rationnement alimentaire strict, ponctu par des tirs dartillerie, des bombardements ariens, des raids punitifs de larme et du Jahsh paramilitaire. En rponse, les paysans kurdes ont construit, devant leurs maisons, des abris contre les attaques ariennes, et pass la majeure partie de leur temps se cacher dans les innombrables grottes et ravins de la montagne du nord de lIrak. Malgr la difficult de cette existence, lintrieur montagneux du Kurdistan irakien tait effectivement, partir de 1987, un territoire libr. Cest ce que le parti Baath considra comme une situation intolrable. *** Avec loctroi de pouvoirs exceptionnels al-Madjid en mars 1987, la contreinsurrection intermittente contre les Kurdes devint une vritable campagne de destruction. Comme Raul Hilberg lobserve dans sa monumentale histoire de lholocauste :

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Gnocide en Irak Tout processus de destruction rpond un modle inhrent. Il ny a quune faon dont un groupe parpill peut tre dtruit. Cette opration se dcompose en trois tapes indissociables : Dfinition

Concentration (ou capture)

Anantissement Telle est la structure invariable du processus de base ; aucun groupe ne pouvant tre tu sans concentration ou capture des victimes, ni aucune victime ne pouvant tre discrimine sans que les auteurs sachent si elle appartient au groupe4. Le gnocide kurde de 1987 1989, dont le point central a t la campagne dAnfal, correspond parfaitement au paradigme dHilberg.

*** Au cours des trois premiers mois qui ont suivi son entre en fonction au poste de secrtaire gnral du Bureau Nord du parti Baath, Ali Hassan al-Madjid a commenc dfinir le groupe qui constituerait la cible de la campagne dAnfal, et a largement tendu les diverses formes de rpressions contre les paysans kurdes. Il a dcrt que les saboteurs perdraient leurs droits de proprit, suspendu les droits lgaux de tous les rsidents des villages interdits, et a commenc ordonner lexcution des parents les plus proches des saboteurs et des civils blesss dont lhostilit au rgime avait t tablie par les services de renseignements. En juin 1987, al-Madjid a adopt deux sries successives de rglements qui devaient diriger la conduite des forces de scurit pendant et aprs la campagne dAnfal. Ces rglements taient fonds sur un axiome simple selon lequel le rgime4. Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, New York, Holmes and Meier, 1985, student edition, p. 267.

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oprerait dsormais dans les zones rurales interdites ; tous les rsidents kurdes y tant considrs comme associs aux insurgs pershmergas et traits en consquence. La premire des directives dal-Madjid interdisait toute prsence humaine dans les zones interdites, et devait tre mise en uvre par une politique de tir vue. La seconde, numrote SF/4008, date du 20 juin 1987, modifie et largit les instructions. Elle constitue une incitation directe aux massacres de masse, dont la description dtaille est horrifiante. Dans larticle 4, on ordonne aux commandants militaires deffectuer des bombardements aveugles, en utilisant lartillerie, les hlicop-tres et laviation, tout moment du jour et de la nuit, afin de tuer le plus grand nombre de personnes prsentes dans ces zones interdites . Dans larticle 5, al-Madjid ordonne que toute personne capture dans ces villages soit dtenue et interroge par les services de scurit et que celles ges de quinze soixante-dix ans soient excutes aprs obtention de toute information utile ce qui devrait tre dment notifi . Alors mme que cette structure bureaucratique et juridique tait mise en place, le rgime irakien devenait le premier rgime dans lhistoire attaquer sa propre population civile avec des armes chimiques. Le 15 avril 1987, laviation irakienne a lch des gaz toxiques sur les quartiers gnraux du PDK Zewa Shkan, proche de la frontire turque, dans le gouvernorat de Dohouk, et les quartiers gnraux de lUPK dans les villages voisins de Sergalou et de Bergalou, dans le gouvernorat de Suleimanieh. Dans laprs-midi suivant, ils ont lch des produits chimiques sur les villages sans dfense de Sheik Wasan et Balisan, tuant bien plus dune centaine de personnes, dont la plupart taient des femmes et des enfants. Un grand nombre dautres victimes ont t arraches leurs lits dhpitaux dans la ville dArbil, o elles avaient t places pour tre soignes de leurs brlures ou de leur ccit. On ne les a jamais plus revues. Ces attaques ont t les premires dau moins une quarantaine dattaques chimiques contre des objectifs kurdes, rpertoris au cours des dix-huit mois suivants. Elles indiquaient aussi la nouvelle intention du rgime de tuer aveuglment et en grand nombre des femmes et des enfants kurdes. Durant une semaine dattaques chimiques, la mi-avril, les forces dal-Madjid commencrent appliquer ce que celui-ci dcrivait comme un programme en trois tapes de dmolition ou de collectivisation des villages. La premire se droula du 21 avril au 20 mai ; la deuxime, du 21 mai au 20 juin. Plus de 700 villages, dont la plupart taient situs le long de lautoroute, dans des zones contrles par le gouvernement, ont t dmolis et brls. La troisime phase de lopration a toutefois t suspendue ; les forces irakiennes tant encore engages sur le front de la guerre, les

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ressources ncessaires une opration aussi importante ntaient pas disponibles. Mais les objectifs de la troisime tape seront finalement remplis par la campagne dAnfal. En termes de dfinition du groupe promis la destruction, aucune mesure administrative na t aussi importante pour le rgime irakien que le recensement national du 17 octobre 1987. La dmolition des villages entreprise au printemps ayant cr une bande tampon entre le gouvernement et les zones contrles par les peshmergas, le parti Baath lana un ultimatum aux habitants des zones interdites : ils pouvaient soit retourner dans les rangs de la nation en dautres termes abandonner leurs maisons et leur gagne-pain, et accepter le dplacement forc dans un camp sordide sous la surveillance des forces de scurit soit perdre leur citoyennet irakienne et tre considrs comme des dserteurs militaires. La seconde option revenait une peine de mort, puisque selon la lgislation concernant le recensement ceux qui refusaient dtre comptabiliss taient passibles dun dcret daot 1987, adopt par le Conseil de commandement rvolutionnaire, imposant la peine de mort aux dserteurs. Dans la priode du recensement, al-Madjid a continu la dfinition du groupe vis. Il a ordonn ses officiers des services de scurit de prparer des dossiers dtaills, cas par cas, des familles de saboteurs qui vivaient encore dans les zones contrles par le gouvernement. Quand ces dossiers ont t termins, normment de femmes, denfants et de personnes ges ont t transfrs de force dans des zones rurales pour partager le destin des familles de peshmergas. Cet examen minutieux, cas par cas, famille par famille, de la population devait devenir une caractristique des dcisions prises pendant la campagne dAnfal pour dterminer qui devait vivre et qui devait mourir. Dernier lment, et non des moindres, le recensement ne donnait aux recenss quune seule alternative en ce qui concernait la dclaration de leur nationalit. On ne pouvait tre quarabe ou kurde. Cette alternative devait avoir les consquences les plus nfastes pour les autres groupes minoritaires, tels que les Yzidis, les Assyriens, les chrtiens chaldens qui continuaient vivre dans les zones kurdes5. *** La campagne dAnfal a commenc quatre mois aprs le recensement, par un assaut militaire massif sur les quartiers gnraux de lUPK Sergalou et Bergalou,5. Alors que les Yzidis, une secte religieuse syncrtique, sont des Kurdes ethniques, les Assyriens et les Chaldens sont un peuple distinct et ancien.

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la nuit du 23 fvrier 1988. Elle devait comporter dans son ensemble huit tapes, dont sept seraient diriges sur des zones contrles par lUPK. Les zones contrles par le PDK au nord-ouest du Kurdistan irakien, que le rgime considrait comme une moindre menace, ont t la cible de lopration finale de la campagne dAnfal, la fin du mois daot et au dbut du mois de septembre 1988. Les autorits irakiennes nont rien fait pour cacher la campagne lopinion publique. Au contraire, aprs chaque phase de lopration, son succs tait publi cor et cri, dans une fanfare de propagande, identique celle laquelle on a assist lors des victoires remportes dans la guerre Iran-Irak. Aujourdhui mme, la campagne dAnfal est clbre dans les mdias officiels irakiens. Le cinquime anniversaire, en 1993, de la chute de Sergalou et de Bergalou le 19 mars 1988, a fait la une des manchettes. Les troupes irakiennes ont pntr travers la campagne du Kurdistan dans un mouvement dessuie-glaces gant, balayant dans le sens des aiguilles dune montre puis dans le sens inverse les zones interdites les unes aprs les