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FIGURES DE LA MALADIE DANS "LES MIRACLES DE NOSTRE DAME" Author(s): François-Jérôme BEAUSSART Source: Médiévales, No. 4, ORDRE ET DESORDRES (MAI 1983), pp. 73-90 Published by: Presses Universitaires de Vincennes Stable URL: http://www.jstor.org/stable/43027666 . Accessed: 06/02/2015 13:21 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de Vincennes is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Médiévales. http://www.jstor.org This content downloaded from 173.201.196.117 on Fri, 6 Feb 2015 13:21:00 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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  • FIGURES DE LA MALADIE DANS "LES MIRACLES DE NOSTRE DAME"Author(s): Franois-Jrme BEAUSSARTSource: Mdivales, No. 4, ORDRE ET DESORDRES (MAI 1983), pp. 73-90Published by: Presses Universitaires de VincennesStable URL: http://www.jstor.org/stable/43027666 .Accessed: 06/02/2015 13:21

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  • 1. Ecu fasc. 2. Ecu chiquet (armoiries de Palamde).

    3. Ecugironn (armoiries de Sagremor).

    4. Fou en habit cart e l. - Brviaire de Philippe le Bon (1455 ). iruxelles, Bibl royale , ms. 9511, fol. 287 v.

    5. Fou en costume piscopal chiquet. - Luttrell Psalter (v. 1340).

    Londres, British Library , Ms. 42130 , fol 84.

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  • Franois-Jrme BEAUSSART

    FIGURES DE LA MALADIE DANS LES MIRACLES DE NOSTRE DAME

    Les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coin rdigs Soissons partir de 1 218 occupent une position importante dans la mise en place du culte mariai engage par l'Eglise catholique la fin du Xlle sicle et qui connatra son apoge au cours du XlIIe sicle. Les enjeux idologiques de ce culte, apparaissant un moment cl de l'histoire mdivale, commencent tre bien connus: on sait que ce culte est, entre autre, un des lments importants d'une vaste reprise en main idologique destine lutter contre les mouvements hrtiques et contre la relative dchristianisation de la grande masse des fidles - si tant est que ceux-ci aient jamais t rellement christianiss en profon- deur (1). D est, par ailleurs, le signe de la ncessit de prendre en compte l'apparition d'une nouvelle catgorie d'intellectuels lacs peu sensibles aux arguties complexes de la doctrine officielle.

    Pour autant, ces problmes qui dborderaient largement du cadre d'un simple article ne nous retiendront pas ici.

    Les Miracles de Nostre Dame font partie d'un genre littraire bien connu, celui des sermons en vers en langue vulgaire, qui apparat partir de la fin du Xlle sicle et dont la caractristique essentielle est d'tre la fois difiante et d'accs facile. Ils s'inscrivent dans cette tradition du pome moral construit autour d'un exemplum destin mettre en vidence la certitude du chti- ment pour quiconque s'loignerait des principes de la religion.

    Les rcits proposs par le prieur de Vic-sur-Aisne sont donc une remise en forme, en franais vulgaire, de textes traditionnels appartenant pour la plupart

    1. Voir art. de A. VAUCHEZ, Une normalisation svre dans Le Moyen Age de R. FOSSIER, Tome II, Armand Colin, 1982, p. 75 et suiv.

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  • une tradition hagiographique bien connue l'poque. Un grand nombre d'entre eux provient, par exemple, de la clbre Vie des Pres. Ils ont d'ailleurs avec cette dernire de remarquables points communs. Leur organisation narra- tive est trs proche: quelques considrations rapides et trs gnrales, un exem- plum suivi d'un sermon moral - les fameuses queues de Gautier de Coinci. Les rcits des Miracles comme ceux de la Vie des Pres sont profondment contritionnistes ; la pnitence et le remords y tiennent un rle fondamental: il n'y a pas de pchs irrmissibles - si graves soient-ils - si le pcheur s'en repend sincrement (2). L'originalit de Gautier consiste faire de la figure de Marie le support exclusif de ce motif.

    Ces rcits destins selon l'auteur lui-mme cil et celes qui la letre n'en- tendent pas , seront donc organiss autour du personnage de la Vierge consi- dre comme une mdiatrice tenant ses pouvoirs de Dieu mais disposant d'une large autonomie qui fait d'elle et non de celui-ci l'agent principal des Miracles (3). Sa fonction essentielle est de rtablir un ordre initialement rompu pour diverses raisons. Ses interventions presque systmatiques viennent rcom- penser ou punir un individu ou une collectivit. L'extrme diversit des situa- tions dissimule mal l'extrme simplicit du schma narratif. Des spcialistes de ces textes ont pu ainsi parler juste titre d'une sorte d'automatisme de l'intervention mariale (4), source d'une certaine lassitude pour le lecteur moderne.

    Le miracle tant une intervention divine destine modifier de faon inex- plicable, surnaturelle, le droulement logique d'un phnomne physique naturel, il tait tout fait normal que la maladie - par dfinition signe de drglement au Moyen Age - occupe dans l'uvre de Gautier une place relati- vement importante. Elle est, en effet, indice d'un dsordre, d'une rupture dans le cours naturel des choses, susceptibles de permettre la toute puissance de Marie de se manifester de faon particulirement spectaculaire.

    Plusieurs descriptions de corps malades frappent par leur insistance et leur ralisme qui contrastent avec l'imprcision traditionnelle de l'aspect physique des actants, caractristique du modle narratif de Gautier et d'ailleurs de la littrature mdivale en gnral. D est, par ailleurs, impossible de ne pas remar-

    2. Voir J.C. PAYEN, Le motif du repentir dans la littrature franaise mdivale , Droz, 1968.

    3. Voir M.V. GRIPKEY, The blessed Virgin Mary as Mediatrice in the Latin and Old French Legend prior to the 14th Century , Washington, 1939 et H.P.J.M. ASHMAN, Le culte de la sainte Vierge et la littrature franaise profane du Moyen Age , Utrecht, 1930.

    4. Cf. P. KUNSTMANN, Vierge et Merveille, UGE, Paris, 1981.

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  • quer que toutes ces maladies possdent une fonction commune proche de cet automatisme voqu plus haut. Ce n'est pas caricaturer Gautier que d'affir- mer que la maladie n'est prsente dans ses rcits que pour tre gurie la fin de l'histoire ! Elle fonctionne comme prtexte, au mme titre que les meurtres, les dsobissances, les violences diverses qui parsment les Miracles. 11 est dom- mage que cette remarque, parfaitement exacte, ait conduit certains critiques minorer ces rcits en nV voyant qu'une accumulation de poncifs sans grand intrt autre qu'un tmoignage de plus de l'infantilisme de nos anctres !

    Le corps souffre dans les Miracles pour diverses raisons et cette souffrance possde, dans l'conomie du rcit, des statuts fort diffrents. Ce qui spare ces maladies ou les oppose les unes aux autres rside moins dans la varit de leurs manifestations ou de leurs symptmes que dans ce que dit, ou ne dit pas, la narration de leur origine. Il est ainsi possible, au-del des similitudes vi- dentes qu'elles prsentent - toutes atteignent l'individu dans son enveloppe externe: la peau, ou sont immdiatement visibles - de mettre en vidence trois catgories de maladies. La premire frappe des personnages dont le comporte- ment ou les paroles ont pu dplaire Marie: il s'agit, en l'occurence, d'un chtiment destin punir un quelconque manquement. Il est permis de sup- poser que Marie est directement l'origine de ces maladies afin de marquer visiblement des sujets qu'elle juge coupables. En revanche, une autre catgorie de maladies peut s'interprter comme une grce dont la fonction serait d'prou- ver celui ou celle qui la subit avec courage et rsignation. Sorte d'preuve ayant pour finalit de tester la force d'me des victimes. Plus mystrieux peut- tre sera le statut occup par les maladies naturelles dont le texte ne dit rien d'autre que leur existence. Seules ces dernires paraissant rellement correspondre aux maladies prtextes voques plus haut.

    Punition.

    Plusieurs rcits de Gautier mettent en scne des corps manifestement atteints par une maladie-chtiment. Deux d'entre eux retiendront plus particu- lirement notre attention, dans la mesure o s consacrent cette dernire d'importants passages descriptifs. D'un clerc grief malade que Nostre Dame sana conte l'histoire d'un prtre oublieux de ses vux qui, plutt que ses obligations spirituelles, prfre visiblement le temporel. Le mal qui le frappe vient l'vidence le punir d'avoir t seculers a demesure et l'auteur s'attarde avec une certaine complaisance en passer en revue les symptmes:

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  • Mout longuement tint cest usage Tant qu'il chai en un malage Qui l'alita et tint lone tens Tant qu'il perdi memoire et sens. Puis en cha en frenesie, Une desvee maladie. Les gens mordoit con enragiez ; Piuseurs est mout damagiez S'on ne l'eiist pris et loi. Ii grans maus l'eut si fannoi Et si durement l'enraga Qu'a ses denz sa langue esraga. Ses levies defors et dedens Demaiga toutes a ses denz Et de ses mains les dois est Toz demengiez s'il li leust. Si li enfla forment li vis Nel connest hom qui fust vis ; N'i paroit ielz ne nez ne bouche. N'i paroit ielz ne nez ne bouche. Ausi gisoit com une soche. Ombles ert a desmesure. S'ert si puans et plainz d'ordure Que nus ne le daignoit veoir. (I, Mir 17) (5)

    Un second rcit : Dou soter , met en scne un vilain incrdule, nomm Busard, qui se gausse de la foi des fidles dans les miracles accomplis par Notre Dame et qui, notamment, tourne en drision leur dvotion pour une relique conserve Saint-Mdard de Soissons : un soulier suppos avoir t port par la Vierge elle-mme :

    Par les costez, par les mmeles, Par le pomon, par les boueles Ne par les dens sainte Warie, Je ne pris un oef de blarie Ce soller dont alez rotant. Ces nonains noz vont assotant, Qui d'un soller font saint uaire Pour nostre argent sachier et traire. Por la geule ! pour la gargate ! D'un viez soller, d'une avate Si faites ore si grant feste. (II, Mir 23)

    5. Toutes les citations des miracles de cet article, ainsi que leurs rfrences, sont tires de l'dition de V.F. KOENIG, Les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci , 4 Tomes, Droz, 1966.

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  • Le rsultat de ces railleries, qui sont d'ailleurs une habile reprise par Gautier lui-mme des habituelles critiques des dtracteurs des reliques, ne tarde gure. Le malheureux paysan se voit instantanment frapp dans son intgrit phy- sique:

    Li folz bouvieis, li quoquebers, Ainz qu'ait pardite la merveille, Li tuert la bouche seur l'oreille Et la langue li sailli fors. Si tormentez fu luez cors Et li maufez qui mal souffle a Si malement luez le souffla Qu'ausi fu gros con une oche Ne ni parut iex, nez ne bouche. Li dyables si l'enva Geule baee luez cha. Com enragiez se degetoyt Et de sa bouche fors getoit Tant de venim et tant d'escume Qu'il resambloit pot qui escume.

    (...) Et sue si de grant pooir D'une sueur si trs puliente Tout le mostier en empullente.

    (...) Ne puet seoir, ne puet ester, Ne puet en nul liu arester, Mais a et la se va tumant. La bouche ausi li va fumant Com se c'estoit une fornaise. (II, Mir 23)

    Ce qui rapproche ces deux descriptions c'est, outre leur importance quantita- tive dans le rcit et leur surprenante prcision, une certain similitude sman- tique qui n'est probablement pas due au hasard. Les symptmes cliniques de ces deux maladies sont trs proches. On y dcle aussi des diffrences signifi- catives. Toutes deux frappent, en quelque sorte, les coupables par o ils ont pch. La terrible maladie du clerc a pour consquence pratique de l'isoler totalement du monde o il se complaisait tant. Son aspect repoussant et la puanteur que dgage son corps pourrissant le rendant ihsupportable aux regards des autres. Il agonise seul sur sa couche. La mise en vidence du thme de la putrfaction qui dtruit peu peu son corps n'est pas fortuite. La maladie de son corps n'est que la visualisation de la maladie de son me. Le premier, sige des impurets et des souillures du sicle, se met pourrir rellement en dgageant une odeur pestilentielle. Pour Gautier le scandale n'tait pas tant le pch lui-mme que le fait qu'il puisse demeurer invisible aux autres. Le vice secret qui rongeait l'me du prtre clate enfin au grand jour. Transparence,

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  • adquation de l'tre et du paratre rendues possibles par la toute puissance divine. Le thme de la putrfaction est, par contre, secondaire dans le rcit du vilain. Le mal se porte immdiatement sur les organes de la phonation. Le langage articul, dont il faisait mauvais usage, lui est t ; bien plus, ses paroles venimeuses se transforment concrtement en cume et en djections rpugnantes qui jaillissent de sa bouche tordue. Il ne retrouvera la parole que pour un trs court instant afin d'articuler avec peine l'ordre qu'on le mne la relique dont il se moquait. Inversement, la destruction des lvres et de la langue du prtre - consquence de sa maladie - sera explicitement reproche Marie par l'ange intercesseur lors de sa supplique pour la prier d'intervenir:

    Ses beles lvres ou sont eles ? Et sa langue, qui tes mmeles, Tes sainz costez et tes sainz flanz Beneoissoient en toz tans ? (I, Mir 17)

    Dans les deux rcits s'inscrit donc sur le corps le vice essentiel des prota- gonistes. Similitudes apparentes, exemplarit du chtiment qui, sans tenir compte - semble-t-il - du degr de culpabilit, frappe indistinctement le prtre et le vilain pour l'dification du plus grand nombre. Pourtant l'norme distance qui spare le religieux du paysan dans la ralit mdivale ne s'annule pas dans la fiction du conte pieux. Le mal du clerc, horrible certes, demeure en quelque sorte une affaire personnelle entre Marie et lui. L'histoire se r- soudra dans le calme de la chambre close o repose le malade et o la Vierge viendra en personne le gurir en lui offrant son sein tter et en l'oignant de son lait. A l'immobilit du clerc gisant s'oppose la frntique agitation du paysan possd, qui offre en spectacle la foule runie dans le sanctuaire l'image de ses souffrances et de son angoisse, tmoignages vivants de sa folie prsomptueuse. Et si aucun moment n'apparat la mention d'une possession diabolique dans l'histoire du clerc malade, c'est bien le Diable en personne qui s'est empar du corps du paysan. Sa gurison miraculeuse sera d'ailleurs une sorte d'exorcisme soumis un rituel prcis:

    Dou saint soller, dou doz, dou sade Pour cui Diex fait tantes merveilles, Les ielz, la bouche, les oreilles Et tot le cors enterement Saignier li fait mout doucement Dou saint soller et des reliques. Quant saingniez fu li frenetiques, Li fors dou senz, li enragiez, Maintenant est assouagiez, Et luez s'en fuit li anemis. (II, Mir 23)

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  • Le clerc oubliait les devoirs de sa charge mais n'omettait jamais de glorifier Marie, Busard, lui, l'insulte. On n'offense pas la divinit de la mme faon selon qu'on appartient au sommet ou la base de la hirarchie sociale. On n'est pas guri de la mme faon non plus. Au prtre le corps de Marie, objet de ses prires - ou de son dsir ? -, au vilain un substitut : la relique (6). Le premier, repenti, finira ses jours dans un monastre ; le second, soumis, se mettra au service des moines :

    Li clers dou siede s'estranga Et son affaire tout changa. Bien aparut a son affaire N'iert proece fors de bien faire Mout demena puis sainte vie. (I, Mir 17) Aine puis ailleurs ne se loa, Mais ou labeur de l'abbeye Laboura tant com fu en vie Et traveilla li bons bouviers. (II, Mir 1 7)

    L'ordre est rtabli. Mais pas n'importe lequel. Chacun retrouve la place que l'idologie lui assigne et dont il avait cru pouvoir s'loigner. La leon de Gautier est claire.

    Plus que cette illustration littraire de l'inscription sur les corps du signe du pch, somme toute courante au Moyen Age, se met en place une thmatique de l'immdiate t du chtiment. Le glissement s'opre d'une hypothtique punition dans l'au-del, de toute faon diffre et, par dfinition invisible de la communaut des vivants, la possibilit bien relle d'un chtiment terrestre, instantan, destin provoquer une crainte salutaire chez ceux qui seraient tents par les choix du clerc ou du vilain. L'univers narratif de Gautier se rapproche de celui du conte merveilleux dans lequel les pratiques magiques jouent un rle fondamental. La mre de Dieu s'y trouve en quelque sorte remplace par une fe tantt vindicative, tantt bienveillante apte annuler les enchantements qu'elle a elle-mme suscits. Le simplisme du propos s'loigne l'vidence du discours thologique rudit et des subtils raisonne- ments des intellectuels religieux. On mesure la distance radicale qui spare Gautier de certains de ses contemporains et surtout de ses prdcesseurs, Guibert de Nogent par exemple qui, presque un sicle de distance, remettait violemment en cause dans son De pigneribus sanctorum , non seulement le culte

    6. Cette remarque, valable pour ces deux textes, semble pouvoir d'ailleurs se vrifier pour l'ensemble des Miracles de Nostre Dame. La fonction religieuse est une condition ncessaire la contemplation de la personne physique de Notre Dame.

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  • des reliques mais aussi certains miracles de la Vierge (7). Pourtant, en ce dbut du XlIIe sicle les conditions historiques se sont sensiblement modifies et, comme le remarque A. Vauchez : A une poque o les hrsies branlaient ses structures, les faiseurs de miracles ne sont-ils pas la preuve tangible que l'esprit de Dieu est toujours prsent dans l'Eglise ? (8). Il est certain que les Miracles de Nostre Dame visent avant tout l'efficacit, et l'adquation entre la forme du message religieux, en franais vulgaire, et le contenu invite les considrer autrement que comme l'expression de cette fameuse pense nave que quelques-uns ont cru y voir. L'uvre tmoigne, l'vidence, d'une rigou- reuse fidlit de l'auteur son projet conscient et d'une remarquable prise en considration des traits essentiels de ce que les historiens nommait la religion populaire (9). Que Gautier de Coinci, moine bndictin issu de petite no- blesse provinciale, adhre cette dernire est un autre problme !

    preuve.

    La maladie, pourtant, n'est pas forcment une punition. Elle peut au contraire s'interprter comme une sorte de don bienfaisant envoy par Marie aux tres que son regard a lus. Epreuve destine purifier l'me en torturant le corps et qu'aucune transgression initiale n'a provoque. Les souffrances de l'agonie deviennent ainsi un moyen de permettre l'me dbarrasse des souillures terrestres de soutenir dignement la vision de Dieu. Le discours de Notre Dame venue assister une pauvre veuve qui se meurt solitairement dans sa masure est, cet gard, tout fait explicite :

    Bele fille, fait Nostre Dame, Travilier lais un peu le cors Anois que l'me en isse fors Si qu'espuree soit et nete Anois qu'en paradys la mete. (I, Mir 19)

    Cette image de la bonne souffrance sera d'ailleurs oppose dans le mme texte celle de la mauvaise souffrance , inutile, de l'usurier qui meurt entour des siens et que les diables viennent dj tourmenter sous la forme de chats enrags.

    7. Voir M.D. MIREUX, Guibert de Nogent et la critique du culte des reliques dans les A ctesdu 99e Congrs National des Socits Savantes, tome I, Besancon, 1977.

    8. A. VAUCHEZ, Religion et socit dans l'occident mdival , PUF, 1981. 9. Voir J. LARMAT, La religion populaire chez Gautier de Coinci , dans Marche

    Romane , XXX, 3/4, 1980.

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  • Des souffrances multiples seront, de mme, imposes une jeune fille d'Arras dont la vie est pourtant un modle de fidlit Marie. Voue cette dernire ds son enfance la suite d'une vision, elle sera nanmoins marie contre son gr par ses parents. Elle devra donc subir les assauts amoureux de son poux qui, rendu furieux par sa froideur et surtout par l'impossibilit physique dans laquelle il se trouve de la dflorer - consquence vidente d'un enchantement de Marie -, finira par lui enfoncer un poignard dans le sexe au bout de six mois de vaines tentatives :

    Bien demi an dure la lutte. Chascune nuit, quant il anuite, Tous fres revient a la meslee, Mais la porte est si fort pellee, Si fort serree, si fort close Qu'entrer n'i puet pour nule chose. Une nuit est si eschaufez, Si com l'atise li maufez, Q'un canivet a pris li Ierres, Li omecides, li murtrieres; Por refroidier sa grant ardure, Dedenz la porte de nature Fichi li a si durement Por un petit qu'iselement Fors par mi outre son joel Tuit ne li saillent li boel. (II, Mir 27)

    Ce texte, d'une grande richesse, dont il est videmment impossible d'ignorer l'arrire plan fantasmatique et ce qu'il rvle des pulsions inconscientes de son auteur, ne nous retiendra pourtant ici que pour l'illustration spectaculaire qu'il donne de cette souffrance particulire. Cet accident de parcours ne fait pas mourir la jeune femme comme on pourrait le supposer, elle survit mais sa plaie s'infecte et la fait horriblement souffrir:

    Sa grans plaie si la tormente Ne seit que puist faire ne dire.

    (...) Ne seit la lasse que puist faire. Tant a do leur, ire et contraire Que ne se puet du lit mouvoir, Ainz gist adez pat estevoir. > (II, Mir 27)

    Non seulement elle ne gurira pas mais elle sera bientt frappe par une autre maladie: le mal des ardents, qui au mme moment se rpand dans toute la rgion d'Arras, ce qui la dterminera se faire transporter l'glise Notre-Dame o ont lieu des mirades. Ds lors la narration va s'inflchir et la description de la blessure infecte va se substituer celle des lsions que provoque le mal des ardents un de ses seins. Ce dplacement de la chambre o souffrait la jeune

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  • femme au sanctuaire, lieu public, est le signe d'un passage d'une douleur indivi- duelle une douleur collective. Au milieu de la foule, elle va occuper une place privilgie: elle a dj souffert dans son corps pour Marie, elle est prdestine. C'est ainsi que se comprend l'agression sexuelle dont elle a t victime et qui, priori, parat sans rapport avec la suite du rcit (10).

    La maladie qui la ronge peu peu et les souffrances abominables qu'elle endure deviennent le symbole de l'pidmie qui frappe la collectivit toute entire. La foule d'ailleurs ne s'y trompe pas qui, malgr sa rpulsion, accueille la jeune fille torture avec une certaine compassion. Elle voit dans celle-ci un exemple. Le mal qui la marque est un signe d'lection. Ce feu d'enfer qui la consumme prend une dimension cosmique et son corps devient un miroir o se reflte la souffrance de la multitude des ardents rfugis dans l'glise d'Arras. Vritable porte parole de ceux-ci, elle focalise leurs prires et leurs suppliques en hurlant sa douleur vers le ciel et en apostrophant brutalement Marie :

    He ! mere Dieu, virge sacree, Ce dist la lasse, la chaitive, Ne sueffre mais que je plus vive A tel doleur n'a tel martire, Car, douce dame, bien puis dire C'ainz creature ne fu nee Qui plus fust onques degetee Ne plus despite que je sui.

    (...) He ! douce dame, le euer dur En a tu plus assez de fer Quant tu ainsi dou feu d'enfer Ardoir me lais pis et forcele.

    (...) As me tu, dame, deceiie ? Et ta saintisme avisions Devenre ele illusions, Fausetez et fantomerie ? (II, Mir 27)

    Il semble d'ailleurs que cette mise en cause de l'action de Notre Dame, perue par la jeune fille comme un scandale incomprhensible, dtermine l'interven- tion miraculeuse. Peut-tre fallait-il que l'lue allt jusqu'au terme de son

    10. Sans rapport au plan de la cohrence narrative bien entendu. Au plan symbolique il en va tout autrement. Il est, en effet difficile de ne pas tablir de rapport entre la scne du viol et rtianget des symptmes cliniques de la maladie de la jeune fille. Le rcit prcise que neuf trous bants, hideux voir, apparaissent sur un de ses seins. Ce chiffre n'est videmment pas l par hasard et il n'est pas innocent : c'est le chiffre de la gestation. Sans vouloir tout prix se livrer une psychanalyse sauvage de cet pisode, il n'est peut-tre pas tmraire d'interprter ces marques nigmatiques comme l'inscription sur le corps de la malade d'un fantasme de grossesse. Cf. S. FREUD, Une nvrose dmo- niaque au XVne sicle dans s saris de psychanalyse applique, Gallimard, 1933.

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  • douloureux trajet, jusqu'au dsespoir et au doute. L'image des derniers instants du Christ en croix apparat en filigrane derrire le rcit, accompagnant cette reconnaissance par la crature humaine de sa totale impuissance face la toute puissance divine: pralable ncessaire, dans bien des cas semble-t-il, l'accom- plissement du miracle (1 1).

    Privilgie dans la souffrance, la jeune fille le demeurera aprs sa gurison miraculeuse. Par la volont de Marie, elle devient sa reprsentante sur terre, sorte de relique vivante qui aura le pouvoir de gurir par un baiser tous les malades qui rapprocheront. Ses preuves successives en ont fait un objet sacr dou de pouvoirs surnaturels. Objet plutt que personne, car tout le rcit mani- feste l'vidence la totale passivit de l'hrone.

    Les transformations successives de cette dernire rappellent le schma narra- tif de certains contes merveilleux conus autour de l'itinraire d'un personnage qui, de a hros cach initialement deviendra hros rvl au cours d'un pisode final de reconnaissance . On est ici trs proche d'un thme folklo- rique bien connu: celui de l'enfant n coiff . Gautier de Coinci se contente d'injecter un contenu religieux et divers lments appartenant un vcu social facilement reprable l'intrieur d'une structure narrative prexistante, proba- blement familire aux lecteurs-auditeurs qui il destine en principe ses textes. L'vnement rapport trouve son authenticit d'tre inscrit dans une ralit extra-textuelle proche de ses contemporains : le mal des ardents svit encore de faon endmique dans le nord de la France et Arras est un lieu de plrinage trs connu cette poque. Ces diffrents lments assurent au rcit de Gautier une rception optimale.

    Prtexte.

    A mi-chemin de la maladie -chtiment ou de la maladie -preuve (lies des actants exemplaires : prtre coupable, paysan blasphmateur ou vierge martyre de Marie) apparat parfois dans 'es Miracles de Nostre Dame une mala- die qu'on pourrait qualifier de banale . Celle qui semble frapper sans raison prcise, au hasard, les tres vivants quelle que soit leur origine sociale. Il est clair qu'au Moyen Age la maladie n'est jamais un hasard, nanmoins celle dont il sera question ici possde dans l'conomie du rcit un statut qui la diffrencie des deux prcdentes. Son origine n'est pas signifiante, la narration n'en dit rien. Sa prsence seule est la condition ncessaire et suffisante la mise en place du rcit.

    11. Voir sur ce point B. CAZELLES, La faiblesse chez Gautier de Coinci, Stanford, 1978.

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  • Une fois de plus, les actants se situent aux deux extrmits de la hirarchie sociale : un moine, des paysans. Au-del des analogies apparentes - la maladie annule les diffrences - un traitement narratif riche en diffrences. Indtermi- nation, atemporalit pour le rcit du moine ; ancrage dans la ralit sociale, prcisions gographiques et chronologiques pour ceux de Gondre et du paysan de Jouy. Un point commun: aucun de ces trois personnages n'a, dans le rcit, commis de faute susceptible de lui valoir une punition divine. Le moine mne une vie exemplaire :

    Un moignes fu a en arrire Qui mout amoit et tenoit chiere Et mout avoit en grant memoire La douce mere au roi de gloire. Devot ement et de bon euer, Chantoit et travailloit en euer, Mais ja n'est tant travilli Ne tant chant ne tant villi Jor et nuit aprs le couvent Ne demorast assez souvent Toz seus en une chapeie Ou une ymage avoit mout bele De ma dame saite Marie. (I, Mir 40)

    Le paysan de Jouy et la malheureuse Gondre sont dj malades quand s'ouvre le rcit. Diffrences aussi dans les symptmes visibles de leurs maladies. Le moine est atteint la face, comme Gondre, mais si la maladie du premier est plus difficile identifier, la maladie de la seconde ne fait aucun doute : il s'agit du mal des ardents, explicitement dsign dans le rcit par l'expression feu d'enfer . Quant Robert le paysan il voit sa jambe et son pied, atteints d'une sorte de gangrne, se dcomposer peu peu.

    N'a pas geii mout longuement Quant en la gorge li relieve Uns reancles qui mout li grieve Et qui reancle si griment Que bien vos puis dire briment Parler ne peut n'un seul mot dire.

    (...) Hideus et lais est com uns mostres. Tot le vis a covert de blostres, De grans boeces et de grans cleus Et si a tant plaies et treus Qu'il put ausi com une sette. (I, Mir 40) D'Audignicort vint une fame Paumes batant a Nostre Dame, Qui apelee estoit Gondre.

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  • Ou vis par ert si esfondree Dou feu d'enfer par si grant rage Qu'ele n'avoit point de visage Ne se n'avoit ne nez ne bouche.

    (...) Des le menton dusques es ielz De char n'avoit mye plain piuz. Les gencives desqu'as oreilles Nues avoit et descouvertes. (II, Mir 24) Le piet avoit a tel meschief Et la jambe si boursouflee, Si vessiee, si enflee, Si plainne de treuz et de plaies Qu'il i avoit, ce croy, de naies Et d'estoupes demi gyron. (II, Mir 25)

    Nouvelles diffrences: le sort que leur rserve le rcit refltera, l encore, leur

    position sociale. Le moine repose dans le calme de sa cellule, veill par ses

    compagnons; Gondre et Robert vagabondent entre leur village et Soissons, objets de rpulsion et de railleries, chasss du sanctuaire o ils avaient cru pouvoir se rfugier. La premire, qui terrorise les enfants de Soissons, essaie de dissimuler ses lsions sous un linge. La communaut villageoise la rejette et elle devient un objet de honte pour son mari. Traitement symtrique pour Robert, repouss par son pouse, la fois parce qu'il ne peut plus travailler et nourrir sa famille - sa jambe tait son outil de travail - et parce qu'il dgage une odeur insupportable. La maladie exclut ceux qu'elle frappe de la communaut des bien portants ; elle est signe d'un dsordre inacceptable (12). Une partie importante de ces deux rcits est d'ailleurs consacre dcrire les tribulations des malades. Insistance probablement destine frapper les lecteurs et les auditeurs, mais aussi mise en vidence de la confiance inaltrable de Robert et de Gondre dans la bienveillance de Notre Dame et dans les reliques de Soissons. Sur ce dernier point fl n'est pas inutile de signaler l'exis- tence d'une brochure que faisaient circuler les moins de Saint-Mdard -

    dpliant publicitaire avant la lettre ! - vantant les pouvoirs surnaturels de leurs reliques (13). D'autre part, Gautier utilise ces descriptions pour stigma- tiser l'attitude de ceux qui conspuent les deux malades et l'opposer celle qui consiste les accueillir de faon bienveillante et charitable malgr leur aspect. Or, cette prise de position contraste avec l'attitude traditionnelle de l'poque

    12. Dans ce monde o la maladie et l'infiimit sont tenus pour les signes extrieurs du pch, ceux qui en sont frapps sont maudits par Dieu donc par les hommes. J. LE GOFF dans La civilisation de l'Occident Mdival, Arth aud, Paris, 1964, p. 394.

    13. a. M.D. MIREUX, op. cit.

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  • vis vis de la maladie. Le rejet du malade tant chose tout fait normale. La condamnation de Gautier peut se lire comme le signe d'une importante modification du regard port sur celle-ci.

    Les douces genz as piteuz cuers Ausi com s'ele fust leurs suers Piteusement a li parloient Et leuis aumosnes i faisoient, Mais li felon as felonz cuers Tout ausi la chaoient huers Com un waignon de leurs maisonz. Friteriez et desraisons Les fioites genz mout li faisoient. ... (II, Mir 24)

    Cette opposition entre piteuz cuers et felonz cuers signale l'mergence d'une conception autre de la maladie qui ne l'assimilerait plus automatique- ment la consquence visible d'une faute commise ou d'un pch secret On peut tre malade et innocent. Le moine exemplaire, Gondre et Robert, simples paysans, le sont assurment. Le glissement est important qui considre que, dans certains cas, la maladie peut tre un phnomne naturel et non une maldiction de Dieu. Robert et Gondre peuvent s'interprter comme les figures nouvelles de cette notion de prochain qui se met en place la mme poque, accompagne d'un sentiment naissant de compassion l'gard des marginaux de la socit : malades bien sr mais aussi prostitues, pauvres ou errants (14). Ce sentiment, produit des transformations sociales, li l'essor d'une culture urbaine, installe la vertu de charit parmi les moyens de rdemp- tion possibles pour des hommes vivants dans le sicle tout en cherchant n'y pas perdre leur me. Mais, plus encore, c'est l'image de la souffrance qui se modifie. Le discours traditionnel de la religion pour expliquer celle-ci tend se rvler dans bien des cas inoprant et peu crdible. La maladie frappe aussi bien le juste que le pcheur: il faut bien composer avec cette vidence. Comme l'affirme justement P.M. Spangenberg: si le pch est invitable, la douleur l'est de mme (15). Le dveloppement et la valorisation de la vie sculaire banalisent en quelque sorte ceux-ci.

    14. Cf. A. VACHEZ, op. cit. 15. P.M. SPANGENBERG, Transformations du savoir et ambivalences fonctionnelles.

    Aspects de ta fascination hagiographique chez Gautier de Coinci dans Mdivales, N 2, Mat 1982.

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  • Gurisons.

    L'aboutissement de tous ces rcits est, on s'en doute, identique: les corps malades sont guris. Ils recouvrent leur intgrit physique et mme, comme le souligne le texte, deviennent plus sains, plus alertes, plus beaux qu'avant:

    Plus haliegre se trueve assez Conques n'avoit devant est. (I, Mir 17) Ce dist chacuns qu'il li est vis Qu'il a assez plus cler le vis, Plus bel, plus net et plus plaisant Conques n'avoit eu devant. (I, Mir 40) Cil qui la viennent esgarder Et de bien pres weillent garder Dent de la moytie si bele N'est la viez chars com la novele, Si plaisanz d'assez ne si josne. (II, Mir 24) Quant ele sent qu'ele est garie Et que plus est haliegre et sainne Que n'est poissons qui noe en Sainne,

    (...) La mere Dieu bien i ouvra : Cele mesme recouvra Sant si tres entirement Que si li livres ne se ment, Plus blance fu s'arse mmele Que ne fu l'autre et mout plus bele ; (II, Mir 27)

    A cela bien sr rien de surprenant si, comme on l'a dj soulign, la maladie n'tait prsente dans les Miracles de Nostre Dame que pour permettre la Vierge d'agir sur elle en l'annulant par la toute puissance de ses pouvoirs ma- giques. Par ailleurs la communion spirituelle avec la divinit suppose non seule- ment l'entire rcupration des aptitudes physiques mais aussi dans une cer- taine mesure la beaut et la perfection corporelles. Sur les tympans des glises aussi la beaut des lus s'oppose la laideur des damns.

    Il convient pourtant de considrer dans les rcits de Gautier, non pas la maladie mais les maladies, mme si celles-ci remplissent en fin de compte la mme fonction narrative. Les moyens de les gurir diffrent selon les person- nages atteints. Si le processus thrapeutique ne varie gure : un contact direct entre le corps malade et l'objet sacr, la nature de ce dernier est fonction de l'individu qui le reoit. Aux religieux ou aux tres prdestins le privilge d'une matrialisation et une vision de Marie, prcdant ue gurison opre par elle-mme ; aux vilains un tenant-lieu de celle-ci: la relique. Il n'y a, en effet pratiquement pas d'exemples d'apparition de Notre Dame des lacs - sauf

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  • des enfants, mais ceux-ci bnficient d'un statut particulier - et aucune appari- tion des personnages appartenant aux couches infrieures de l'chelle so- ciale (16). Les deux termes Notre Dame vs reliques se distribuent selon l'appar- tenance sociale des personnages mis en scne dans les rcits. En aucun cas l'intervention miraculeuse n'est susceptible de troubler l'ordre rtabli. Le lien mystique, dcrit dans l'organisation narrative des Miracles, qui unit Notre Dame ses miraculs, est un simple reflet de la ralit sociale. Et si le rapport hirarchique qui subordonne les miraculs la Vierge parait tre le mme pour tous, les modalits de ce rapport sont remarquablement diffrentes selon leur position sociale.

    La gurison corporelle est donc, la fois possibilit de rintgration sociale des personnages et condition ncessaire la mise en place de cette union mystique avec Marie laquelle vont se consacrer, la place qui esula leur , les vivants tmoignages que sont dsormais les miraculs. Par ailleurs, les guri- sons miraculeuses assignent au corps malade un statut pour le moins ambigu. Ce dernier apparat dans les rcits de Gautier de Coinci comme le lieu par excellence de l'intervention surnaturelle : possd du Diable comme celui du mchant paysan ou proprit de Notre Dame comme celui de la jeune fille d'Arras. Signe de l'omniprsence du Malin ou marque de la toute puissance divine, il n'est plus qu'un objet, un champ de bataille o s'affrontent les puis- sances dmoniaques et les puissances divines (17). En tmoigne de faon spectaculaire la classique histoire du plerin de Saint Jacques de Compostelle qui, tromp par le Diable, se chtre et se suicide et que Marie ressuscite au terme d'une confrontation avec les dmons. Mais, prmices d'une volution importante de la reprsentation mdivale de la maladie, le corps souffrant devient aussi la figure symbolique d'une participation de l'humanit aux souf- frances du Christ, expiation, purification et occasion de salut (18): c'est ainsi, sans doute, qu'il faut envisager les souffrances de la veuve ou celle de Gondre et de Robert.

    16. Il y a bien apparition de Notre Dame dans les pisodes de Robert et de Gondre mais les malades ne voient pas celle qui les gurit au moment o elle accomplit son miracle. Cette ccit se manifeste dans la narration par une absence de communication verbale entre la Vierge et ses miraculs. Le discours direct fonctionne en effet comme un signal et sans doute comme une sorte de preuve de la vision. Son absence est ici tout fait signifi- cative.

    17. Voir Fart, de S. CASTERA, La peau et sa pathologie. Langage du oorps et reflet de la pense mdivale dans Mdivales, n 3, Janv. 1983.

    18. Cette popularisation du Christ de la passion dj voque plus haut, est d'ailleurs parallle la promotion de Notre Dame. Et l'instrument des souffrances du fils de Dieu - la croix - qui avait valeur de symbole triomphal pour les croiss du Xle sicle, devient peu peu un symbole d'humilit et de souffrances. Voir J. LE GOFF, op. cit., p. 204.

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  • Si, dans l'ensemble, la maladie n'a pas dans les Miracles de Nostre Dame un statut particulier par rapport aux autres phnomnes sociaux susceptibles de permettre l'intervention mariale, son traitement narratif reflte bien l'ambi- gut des positions idologiques et des mentalits mdivales de cette fin du Xfle sicle son gard. Assurment toujours perue comme un scandale, comme un symptme de dsordre difficilement admissible, on la voit pourtant, dans les Miracles , occuper des positions extrmes qui tmoignent l'vidence d'une certaine difficult maintenir des options radicalement rpressives son gard. Et si l'impuissance de l'homme agir sur les maladies qui dgradent son corps renvoie toujours leur hypothtique gurison du ct de l'intervention divine, celle de Marie la phisicenne , le regard qu'il porte sur elles ne condamne plus, il interroge.

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    Article Contentsp. [73]p. 74p. 75p. 76p. 77p. 78p. 79p. 80p. 81p. 82p. 83p. 84p. 85p. 86p. 87p. 88p. 89p. 90

    Issue Table of ContentsMdivales, No. 4, ORDRE ET DESORDRES (MAI 1983), pp. 1-167Front MatterEDITORIAL [pp. 3-3]PRSENTATION [pp. 5-9, 11-14]Les modles: le diable et le dsertIMAGE DU DSORDRE ET ORDRE DE L'IMAGE: Reprsentations mdivales de l'enfer [pp. 15-36]ORDRES DU DSERT ET AIRE DU DSORDRE [pp. 37-61]

    Les corps: la maladie et la folieFORMES ET COULEURS DU DSORDRE: LE JAUNE AVEC LE VERT [pp. 62-72]FIGURES DE LA MALADIE DANS "LES MIRACLES DE NOSTRE DAME" [pp. 73-90]

    Les lieux: le royaume et la villeLA MTAMORPHOSE DU ROI GUILLAUME [pp. 91-101]LE PRCHEUR ET LES MARCHANDS: ORDRE DIVIN ET DSORDRES DU SICLE DANS LA CHRONIQUE DE GNES DE JACQUES DE VORAGINE (1297) [pp. 102-122]PHILIPPE DE MZIRES : CARNAVAL ROMAIN OU RVOLTE DE COLA DI RIENZO ? [pp. 123-131]

    Le travail de l'historien: le texte et son traitementUNE UTILISATION DE L'ORDINATEUR EN HISTOIRE MDIVALE : LE TRAITEMENT DE TEXTES [pp. 132-147]LA PATRENOSTRE DE LOMBARDIE : DSORDRE DIVIN ET DSORDRE SOCIAL [pp. 148-165]

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