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20000 lieues sous les mers Verne, Jules Publication: 1871 Catégorie(s): Fiction, Action & Aventure, Science Fiction Source: http://www.ebooksgratuits.com 1

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20000 lieues sous les mersVerne, Jules

Publication: 1871Catégorie(s): Fiction, Action & Aventure, Science FictionSource: http://www.ebooksgratuits.com

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A Propos Verne:Jules Gabriel Verne (February 8, 1828–March 24, 1905) was

a French author who pioneered the science-fiction genre. He isbest known for novels such as Journey To The Center Of TheEarth (1864), Twenty Thousand Leagues Under The Sea(1870), and Around the World in Eighty Days (1873). Vernewrote about space, air, and underwater travel before air traveland practical submarines were invented, and before practicalmeans of space travel had been devised. He is the third mosttranslated author in the world, according to Index Translatio-num. Some of his books have been made into films. Verne,along with Hugo Gernsback and H. G. Wells, is often popularlyreferred to as the "Father of Science Fiction". Source:Wikipedia

Disponible sur Feedbooks pour Verne:• Voyage au centre de la Terre (1864)• Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1873)• De la Terre à la Lune (1865)• Michel Strogoff (1874)• Autour de la Lune (1869)• Cinq semaines en ballon (1862)• Une Ville flottante (1870)• Les Enfants du capitaine Grant (1868)• Voyages et Aventures du Capitaine Hatteras (1866)• Les Naufragés du Jonathan (1909)

Note: Ce livre vous est offert par Feedbooks.http://www.feedbooks.comIl est destiné à une utilisation strictement personnelle et nepeut en aucun cas être vendu.

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Partie 1

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Chapitre 1Un écueil fuyantL’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phé-nomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sans douteoublié. Sans parler des rumeurs qui agitaient les populationsdes ports et surexcitaient l’esprit public à l’intérieur des conti-nents les gens de mer furent particulièrement émus. Les négo-ciants, armateurs, capitaines de navires, skippers et mastersde l’Europe et de l’Amérique, officiers des marines militairesde tous pays, et, après eux, les gouvernements des divers Étatsdes deux continents, se préoccupèrent de ce fait au plus hautpoint.

En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaientrencontrés sur mer avec « une chose énorme » un objet long,fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plusrapide qu’une baleine.

Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux diverslivres de bord, s’accordaient assez exactement sur la structurede l’objet ou de l’être en question, la vitesse inouïe de ses mou-vements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie par-ticulière dont il semblait doué. Si c’était un cétacé, il surpas-sait en volume tous ceux que la science avait classés jus-qu’alors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. de Qua-trefages n’eussent admis l’existence d’un tel monstre — àmoins de l’avoir vu, ce qui s’appelle vu de leurs propres yeuxde savants.

A prendre la moyenne des observations faites à diverses re-prises — en rejetant les évaluations timides qui assignaient àcet objet une longueur de deux cents pieds et en repoussantles opinions exagérées qui le disaient large d’un mille et longde trois — on pouvait affirmer, cependant, que cet être

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phénoménal dépassait de beaucoup toutes les dimensions ad-mises jusqu’à ce jour par les ichtyologistes — s’il existaittoutefois.

Or, il existait, le fait en lui-même n’était plus niable, et, avecce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, oncomprendra l’émotion produite dans le monde entier par cettesurnaturelle apparition. Quant à la rejeter au rang des fables, ilfallait y renoncer.

En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson,de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait ren-contré cette masse mouvante à cinq milles dans l’est des côtesde l’Australie. Le capitaine Baker se crut, tout d’abord, en pré-sence d’un écueil inconnu ; il se disposait même à en détermi-ner la situation exacte, quand deux colonnes d’eau, projetéespar l’inexplicable objet, s’élancèrent en sifflant à cent cin-quante pieds dans l’air. Donc, à moins que cet écueil ne fûtsoumis aux expansions intermittentes d’un geyser, leGovernor-Higginson avait affaire bel et bien à quelque mammi-fère aquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait par ses éventsdes colonnes d’eau, mélangées d’air et de vapeur.

Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la même an-née, dans les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, deWest India and Pacific steam navigation Company. Donc, ce cé-tacé extraordinaire pouvait se transporter d’un endroit à unautre avec une vélocité surprenante, puisque à trois jours d’in-tervalle, le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon l’avaientobservé en deux points de la carte séparés par une distance deplus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, àdeux mille lieues de là l’Helvetia, de la Compagnie Nationale,et le Shannon, du Royal-Mail, marchant à contrebord danscette portion de l’Atlantique comprise entre les États-Unis etl’Europe, se signalèrent respectivement le monstre par42°15’de latitude nord, et 60°35’de longitude à l’ouest du méri-dien de Greenwich. Dans cette observation simultanée, on crutpouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère à plus detrois cent cinquante pieds anglais, puisque le Shannon etl’Helvetia étaient de dimension inférieure à lui, bien qu’ils me-surassent cent mètres de l’étrave à l’étambot. Or, les plusvastes baleines, celles qui fréquentent les parages des îlesAléoutiennes, le Kulammak et l’Umgullick, n’ont jamais

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dépassé la longueur de cinquante-six mètres, — si même ellesl’atteignent.

Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observa-tions faites à bord du transatlantique le Pereire, un abordageentre l’Etna, de la ligne Inman, et le monstre, un procès-verbaldressé par les officiers de la frégate française la Normandie,un très sérieux relèvement obtenu par l’état-major ducommodore Fitz-James à bord du Lord-Clyde, émurent profon-dément l’opinion publique. Dans les pays d’humeur légère, onplaisanta le phénomène, mais les pays graves et pratiques,l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, s’en préoccupèrentvivement.

Partout dans les grands centres, le monstre devint à lamode ; on le chanta dans les cafés, on le bafoua dans les jour-naux, on le joua sur les théâtres. Les canards eurent là unebelle occasion de pondre des œufs de toute couleur. On vit ré-apparaître dans les journaux — à court de copie — tous lesêtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, leterrible « Moby Dick » des régions hyperboréennes, jusqu’auKraken démesuré, dont les tentacules peuvent enlacer un bâti-ment de cinq cents tonneaux et l’entraîner dans les abîmes del’Océan. On reproduisit même les procès-verbaux des tempsanciens les opinions d’Aristote et de Pline, qui admettaientl’existence de ces monstres, puis les récits norvégiens del’évêque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfinles rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut êtresoupçonnée, quand il affirme avoir vu, étant à bord du Cas-tillan, en 1857, cet énorme serpent qui n’avait jamais fréquen-té jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitutionnel.

Alors éclata l’interminable polémique des crédules et des in-crédules dans les sociétés savantes et les journaux scienti-fiques. La « question du monstre » enflamma les esprits. Lesjournalistes, qui font profession de science en lutte avec ceuxqui font profession d’esprit, versèrent des flots d’encre pen-dant cette mémorable campagne ; quelques-uns même, deuxou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrentaux personnalités les plus offensantes.

Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances di-verses. Aux articles de fond de l’Institut géographique du Bré-sil, de l’Académie royale des sciences de Berlin, de

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l’Association Britannique, de l’Institution Smithsonnienne deWashington, aux discussions du The Indian Archipelago, duCosmos de l’abbé Moigno, des Mittheilungen de Petermann,aux chroniques scientifiques des grands journaux de la Franceet de l’étranger, la petite presse ripostait avec une verve inta-rissable. Ses spirituels écrivains parodiant un mot de Linné, ci-té par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que « lanature ne faisait pas de sots », et ils adjurèrent leurs contem-porains de ne point donner un démenti à la nature, en admet-tant l’existence des Krakens, des serpents de mer, des « MobyDick », et autres élucubrations de marins en délire. Enfin, dansun article d’un journal satirique très redouté, le plus aimé deses rédacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre,comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l’acheva au mi-lieu d’un éclat de rire universel. L’esprit avait vaincu lascience.

Pendant les premiers mois de l’année 1867, la question parutêtre enterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître, quand denouveaux faits furent portés à la connaissance du public. Il nes’agit plus alors d’un problème scientifique à résoudre, maisbien d’un danger réel sérieux à éviter. La question prit unetout autre face. Le monstre redevint îlot, rocher, écueil, maisécueil fuyant, indéterminable, insaisissable.

Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal Océan Company,se trouvant pendant la nuit par 27°30’de latitude et 72°15’delongitude, heurta de sa hanche de tribord un roc qu’aucunecarte ne marquait dans ces parages. Sous l’effort combiné duvent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait à la vi-tesse de treize nœuds. Nul doute que sans la qualité supé-rieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fût en-glouti avec les deux cent trente-sept passagers qu’il ramenaitdu Canada.

L’accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsque lejour commençait à poindre. Les officiers de quart se précipi-tèrent à l’arrière du bâtiment. Ils examinèrent l’Océan avec laplus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n’est un fortremous qui brisait à trois encablures, comme si les nappes li-quides eussent été violemment battues. Le relèvement du lieufut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans ava-ries apparentes. Avait-il heurté une roche sous-marine, ou

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quelque énorme épave d’un naufrage ? On ne put le savoir ;mais, examen fait de sa carène dans les bassins de radoub, ilfut reconnu qu’une partie de la quille avait été brisée.

Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût peut-être étéoublié comme tant d’autres, si, trois semaines après, il ne sefût reproduit dans des conditions identiques. Seulement, grâceà la nationalité du navire victime de ce nouvel abordage, grâceà la réputation de la Compagnie à laquelle ce navire apparte-nait, l’événement eut un retentissement immense.

Personne n’ignore le nom du célèbre armateur anglais Cu-nard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service pos-tal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et àroues d’une force de quatre cents chevaux, et d’une jauge deonze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans après, le matérielde la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six cent cin-quante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ansplus tard, de deux autres bâtiments supérieurs en puissance eten tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilègepour le transport des dépêches venait d’être renouvelé, ajoutasuccessivement à son matériel l’Arabia, le Persia, le China, leScotia, le Java, le Russia, tous navires de première marche, etles plus vastes qui, après le Great-Eastern, eussent jamaissillonné les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédaitdouze navires, dont huit à roues et quatre à hélices.

Si je donne ces détails très succincts, c’est afin que chacunsache bien quelle est l’importance de cette compagnie detransports maritimes, connue du monde entier pour son intelli-gente gestion. Nulle entreprise de navigation transocéaniennen’a été conduite avec plus d’habileté ; nulle affaire n’a été cou-ronnée de plus de succès. Depuis vingt-six ans, les navires Cu-nard ont traversé deux mille fois l’Atlantique, et jamais unvoyage n’a été manqué, jamais un retard n’a eu lieu, jamais niune lettre, ni un homme, ni un bâtiment n’ont été perdus. Aus-si, les passagers choisissent-ils encore, malgré la concurrencepuissante que lui fait la France, la ligne Cunard de préférenceà toute autre, ainsi qu’il appert d’un relevé fait sur les docu-ments officiels des dernières années. Ceci dit, personne nes’étonnera du retentissement que provoqua l’accident arrivé àl’un de ses plus beaux steamers.

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Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, le Sco-tia se trouvait par 15°12’de longitude et 45°37’de latitude. Ilmarchait avec une vitesse de treize nœuds quarante-trois cen-tièmes sous la poussée de ses mille chevaux-vapeur. Ses rouesbattaient la mer avec une régularité parfaite. Son tirant d’eauétait alors de six mètres soixante-dix centimètres, et son dépla-cement de six mille six cent vingt-quatre mètres cubes.

A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunchdes passagers réunis dans le grand salon, un choc, peu sen-sible, en somme, se produisit sur la coque du Scotia, par sahanche et un peu en arrière de la roue de bâbord.

Le Scotia n’avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt parun instrument tranchant ou perforant que contondant. L’abor-dage avait semblé si léger que personne ne s’en fût inquiété àbord, sans le cri des caliers qui remontèrent sur le pont ens’écriant :

« Nous coulons ! nous coulons ! »Tout d’abord, les passagers furent très effrayés ; mais le ca-

pitaine Anderson se hâta de les rassurer. En effet, le danger nepouvait être imminent. Le Scotia, divisé en sept compartimentspar des cloisons étanches, devait braver impunément une voied’eau.

Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans la cale.Il reconnut que le cinquième compartiment avait été envahipar la mer, et la rapidité de l’envahissement prouvait que lavoie d’eau était considérable. Fort heureusement, ce comparti-ment ne renfermait pas les chaudières, car les feux se fussentsubitement éteints.

Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l’un desmatelots plongea pour reconnaître l’avarie. Quelques instantsaprès, on constatait l’existence d’un trou large de deux mètresdans la carène du steamer. Une telle voie d’eau ne pouvait êtreaveuglée, et le Scotia, ses roues à demi noyées, dut continuerainsi son voyage. Il se trouvait alors à trois cent mille du capClear, et après trois jours d’un retard qui inquiéta vivement Li-verpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.

Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia, qui futmis en cale sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deuxmètres et demi au-dessous de la flottaison s’ouvrait une déchi-rure régulière, en forme de triangle isocèle. La cassure de la

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tôle était d’une netteté parfaite, et elle n’eût pas été frappéeplus sûrement à l’emporte-pièce. Il fallait donc que l’outil per-forant qui l’avait produite fût d’une trempe peu commune — etaprès avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsiperce une tôle de quatre centimètres, il avait dû se retirer delui-même par un mouvement rétrograde et vraimentinexplicable.

Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner ànouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les si-nistres maritimes qui n’avaient pas de cause déterminée furentmis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossala responsabilité de tous ces naufrages, dont le nombre estmalheureusement considérable ; car sur trois mille naviresdont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas, lechiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corpset biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’élève pas àmoins de deux cents !

Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, futaccusé de leur disparition, et, grâce à lui, les communicationsentre les divers continents devenant de plus en plus dange-reuses, le public se déclara et demanda catégoriquement queles mers fussent enfin débarrassées et à tout prix de ce formi-dable cétacé.

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Chapitre 2Le pour et le contreA l’époque où ces événements se produisirent, je revenaisd’une exploration scientifique entreprise dans les mauvaisesterres du Nebraska, aux États-Unis. En ma qualité deprofesseur-suppléant au Muséum d’histoire naturelle de Paris,le gouvernement français m’avait joint à cette expédition.Après six mois passés dans le Nebraska, chargé de précieusescollections, j’arrivai à New York vers la fin de mars. Mon dé-part pour la France était fixé aux premiers jours de mai. Jem’occupais donc, en attendant, de classer mes richesses miné-ralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l’incidentdu Scotia.

J’étais parfaitement au courant de la question à l’ordre dujour, et comment ne l’aurais-je pas été ? J’avais lu et relu tousles journaux américains et européens sans être plus avancé. Cemystère m’intriguait. Dans l’impossibilité de me former uneopinion, je flottais d’un extrême à l’autre. Qu’il y eut quelquechose, cela ne pouvait être douteux, et les incrédules étaientinvités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.

A mon arrivée à New York, la question brûlait. L’hypothèsede l’îlot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue parquelques esprits peu compétents, était absolument abandon-née. Et, en effet, à moins que cet écueil n’eût une machinedans le ventre, comment pouvait-il se déplacer avec une rapidi-té si prodigieuse ?

De même fut repoussée l’existence d’une coque flottante,d’une énorme épave, et toujours à cause de la rapidité dudéplacement.

Restaient donc deux solutions possibles de la question, quicréaient deux clans très distincts de partisans : d’un côté, ceuxqui tenaient pour un monstre d’une force colossale ; de l’autre,

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ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin » d’une extrêmepuissance motrice.

Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne putrésister aux enquêtes qui furent poursuivies dans les deuxmondes. Qu’un simple particulier eût à sa disposition un tel en-gin mécanique, c’était peu probable. Où et quand l’eut-il faitconstruire, et comment aurait-il tenu cette constructionsecrète ?

Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareille ma-chine destructive, et, en ces temps désastreux où l’homme s’in-génie à multiplier la puissance des armes de guerre, il étaitpossible qu’un État essayât à l’insu des autres ce formidableengin. Après les chassepots, les torpilles, après les torpilles, lesbéliers sous-marins, puis la réaction. Du moins, je l’espère.

Mais l’hypothèse d’une machine de guerre tomba encore de-vant la déclaration des gouvernements. Comme il s’agissait làd’un intérêt public, puisque les communications transocéa-niennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pou-vait être mise en doute. D’ailleurs, comment admettre que laconstruction de ce bateau sous-marin eût échappé aux yeux dupublic ? Garder le secret dans ces circonstances est très diffi-cile pour un particulier, et certainement impossible pour unEtat dont tous les actes sont obstinément surveillés par lespuissances rivales.

Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, enRussie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voiremême en Turquie, l’hypothèse d’un Monitor sous-marin fut dé-finitivement rejetée.

A mon arrivée à New York, plusieurs personnes m’avaientfait l’honneur de me consulter sur le phénomène en question.J’avais publié en France un ouvrage in-quarto en deux volumesintitulé : Les Mystères des grands fonds sous-marins. Ce livre,particulièrement goûté du monde savant, faisait de moi un spé-cialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire naturelle.Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier du fait, je merenfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé aumur, je dus m’expliquer catégoriquement. Et même, « l’hono-rable Pierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris », futmis en demeure par le New York-Herald de formuler une opi-nion quelconque.

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Je m’exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutaila question sous toutes ses faces, politiquement et scientifique-ment, et je donne ici un extrait d’un article très nourri que jepubliai dans le numéro du 30 avril.

« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une les di-verses hypothèses, toute autre supposition étant rejetée, il fautnécessairement admettre l’existence d’un animal marin d’unepuissance excessive.

« Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalementinconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dansces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter àdouze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ?Quel est l’organisme de ces animaux ? On saurait à peine leconjecturer.

« Cependant, la solution du problème qui m’est soumis peutaffecter la forme du dilemme.

« Ou nous connaissons toutes les variétés d’êtres quipeuplent notre planète, ou nous ne les connaissons pas.

« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encoredes secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptableque d’admettre l’existence de poissons ou de cétacés, d’es-pèces ou même de genres nouveaux, d’une organisation essen-tiellement « fondrière », qui habitent les couches inaccessiblesà la sonde, et qu’un événement quelconque, une fantaisie, uncaprice, si l’on veut, ramène à de longs intervalles vers le ni-veau supérieur de l’Océan.

« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces vi-vantes, il faut nécessairement chercher l’animal en questionparmi les êtres marins déjà catalogués, et dans ce cas, je seraidisposé à admettre l’existence d’un Narwal géant.

« Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent unelongueur de soixante pieds. Quintuplez, décuplez même cettedimension, donnez à ce cétacé une force proportionnelle à sataille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l’animalvoulu. Il aura les proportions déterminées par les Officiers duShannon, l’instrument exigé par la perforation du Scotia, et lapuissance nécessaire pour entamer la coque d’un steamer.

« En effet, le narwal est armé d’une sorte d’épée d’ivoire,d’une hallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes.C’est une dent principale qui a la dureté de l’acier. On a trouvé

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quelques-unes de ces dents implantées dans le corps des ba-leines que le narwal attaque toujours avec succès. D’autres ontété arrachées, non sans peine, de carènes de vaisseaux qu’ellesavaient percées d’outre en outre, comme un foret perce un ton-neau. Le musée de la Faculté de médecine de Paris possèdeune de ces défenses longue de deux mètres vingt-cinq centi-mètres, et large de quarante-huit centimètres à sa base !

« Eh bien ! supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dixfois plus puissant, lancez-le avec une rapidité de vingt milles àl’heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez unchoc capable de produire la catastrophe demandée.

« Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pourune licorne de mer, de dimensions colossales, armée, non plusd’une hallebarde, mais d’un véritable éperon comme les fré-gates cuirassées ou les « rams » de guerre, dont elle aurait à lafois la masse et la puissance motrice.

« Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable — à moinsqu’il n’y ait rien, en dépit de ce qu’on a entrevu, vu, senti etressenti — ce qui est encore possible ! »

Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part ; mais jevoulais jusqu’à un certain point couvrir ma dignité de profes-seur, et ne pas trop prêter à rire aux Américains, qui rientbien, quand ils rient. Je me réservais une échappatoire. Aufond, j’admettais l’existence du « monstre ».

Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grandretentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La so-lution qu’il proposait, d’ailleurs, laissait libre carrière à l’imagi-nation. L’esprit humain se plaît à ces conceptions grandiosesd’êtres surnaturels. Or la mer est précisément leur meilleur vé-hicule, le seul milieu où ces géants près desquels les animauxterrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que des nains —puissent se produire et se développer. Les masses liquidestransportent les plus grandes espèces connues de mammifères,et peut-être recèlent-elles des mollusques d’une incomparabletaille, des crustacés effrayants à contempler, tels que seraientdes homards de cent mètres ou des crabes pesant deux centstonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, les animaux terrestres,contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, lesquadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient construits surdes gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un

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moule colossal que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi lamer, dans ses profondeurs ignorées, n’aurait-elle pas gardé cesvastes échantillons de la vie d’un autre âge, elle qui ne se mo-difie jamais, alors que le noyau terrestre change presque inces-samment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein lesdernières variétés de ces espèces titanesques, dont les annéessont des siècles, et les siècles des millénaires ?

Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu’il ne m’appar-tient plus d’entretenir ! Trêve à ces chimères que le temps achangées pour moi en réalités terribles. Je le répète, l’opinionse fit alors sur la nature du phénomène, et le public admit sansconteste l’existence d’un être prodigieux qui n’avait rien decommun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent là qu’un problème purement scienti-fique à résoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amériqueet en Angleterre, furent d’avis de purger l’Océan de ce redou-table monstre, afin de rassurer les communications transocéa-niennes. Les journaux industriels et commerciaux traitèrent laquestion principalement à ce point de vue. La Shipping andMercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime etcoloniale, toutes les feuilles dévouées aux Compagnies d’assu-rances qui menaçaient d’élever le taux de leurs primes, furentunanimes sur ce point.

L’opinion publique s’étant prononcée, les États de l’Union sedéclarèrent les premiers. On fit à New York les préparatifsd’une expédition destinée à poursuivre le narwal. Une frégatede grande marche l’Abraham-Lincoln, se mit en mesure deprendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furent ouverts aucommandant Farragut, qui pressa activement l’armement de safrégate.

Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du momentque l’on se fut décidé à poursuivre le monstre, le monstre nereparut plus. Pendant deux mois, personne n’en entendit par-ler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorneeût connaissance des complots qui se tramaient contre elle. Onen avait tant causé, et même par le câble transatlantique ! Aus-si les plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche avait ar-rêté au passage quelque télégramme dont elle faisait mainte-nant son profit.

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Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pour-vue de formidables engins de pêche, on ne savait plus où la di-riger. Et l’impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on ap-prit qu’un steamer de la ligne de San Francisco de Californie àShangaï avait revu l’animal, trois semaines auparavant, dansles mers septentrionales du Pacifique.

L’émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n’accor-da pas vingt-quatre heures de répit au commandant Farragut.Ses vivres étaient embarques. Ses soutes regorgeaient de char-bon. Pas un homme ne manquait à son rôle d’équipage. Iln’avait qu’à allumer ses fourneaux, à chauffer, à démarrer ! Onne lui eût pas pardonné une demi-journée de retard !D’ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu’à partir.

Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne quittât la pierde Brooklyn, je reçus une lettre libellée en ces termes :

Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, FifthAvenue hotel.

New York.« Monsieur,Si vous voulez vous joindre à l’expédition de l’Abraham-Lin-

coln, le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que laFrance soit représentée par vous dans cette entreprise. Lecommandant Farragut tient une cabine à votre disposition.

Très cordialement, votreJ. -B. HOBSON,Secrétaire de la marine. »

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Chapitre 3Comme il plaira à MonsieurTrois secondes avant l’arrivée de la lettre de J. -B. Hobson, jene songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu’à tenter le pas-sage du nord-ouest. Trois secondes après avoir lu la lettre del’honorable secrétaire de la marine, je comprenais enfin quema véritable vocation, l’unique but de ma vie, était de chasserce monstre inquiétant et d’en purger le monde.

Cependant, je revenais d’un pénible voyage, fatigué, avide derepos. Je n’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, monpetit logement du Jardin des Plantes, mes chères et précieusescollections ! Mais rien ne put me retenir. J’oubliai tout, fa-tigues, amis, collections, et j’acceptai sans plus de réflexionsl’offre du gouvernement américain.

« D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et laLicorne sera assez aimable pour m’entraîner vers les côtes deFrance ! Ce digne animal se laissera prendre dans les mersd’Europe — pour mon agrément personnel — et je ne veux pasrapporter moins d’un demi mètre de sa hallebarde d’ivoire auMuséum d’histoire naturelle. »

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans lenord de l’océan Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, étaitprendre le chemin des antipodes.

« Conseil ! » criai-je d’une voix impatiente.Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m’ac-

compagnait dans tous mes voyages ; un brave Flamand quej’aimais et qui me le rendait bien, un être phlegmatique par na-ture, régulier par principe, zélé par habitude, s’étonnant peudes surprises de la vie, très adroit de ses mains, apte à toutservice, et, en dépit de son nom, ne donnant jamais de conseils— même quand on ne lui en demandait pas.

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A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin desPlantes, Conseil en était venu à savoir quelque chose. J’avaisen lui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoirenaturelle, parcourant avec une agilité d’acrobate toutel’échelle des embranchements des groupes, des classes, dessous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés. Mais sa science s’arrêtaitlà. Classer, c’était sa vie, et il n’en savait pas davantage. Trèsversé dans la théorie de la classification, peu dans la pratique,il n’eût pas distingué, je crois, un cachalot d’une baleine ! Etcependant, quel brave et digne garçon !

Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout oùm’entraînait la science. Jamais une réflexion de lui sur la lon-gueur ou la fatigue d’un voyage. Nulle objection à boucler savalise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si éloignéqu’il fût. Il allait là comme ici, sans en demander davantage.D’ailleurs d’une belle santé qui défiait toutes les maladies ; desmuscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs aumoral, s’entend.

Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de sonmaître comme quinze est à vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsique j’avais quarante ans.

Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé il neme parlait jamais qu’à la troisième personne — au point d’enêtre agaçant.

« Conseil ! » répétai-je, tout en commençant d’une main fé-brile mes préparatifs de départ.

Certainement, j’étais sûr de ce garçon si dévoué. D’ordinaire,je ne lui demandais jamais s’il lui convenait ou non de mesuivre dans mes voyages, mais cette fois, il s’agissait d’une ex-pédition qui pouvait indéfiniment se prolonger, d’une entre-prise hasardeuse, à la poursuite d’un animal capable de coulerune frégate comme une coque de noix ! Il y avait là matière àréflexion, même pour l’homme le plus impassible du monde !Qu’allait dire Conseil ?

« Conseil ! » criai-je une troisième fois.Conseil parut.« Monsieur m’appelle ? dit-il en entrant.— Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi. Nous partons

dans deux heures.

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— Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillementConseil.

— Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mes us-tensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes,sans compter, mais le plus que tu pourras, et hâte-toi !

— Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.— On s’en occupera plus tard.— Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons,

les chéropotamus et autres carcasses de monsieur ?— On les gardera à l’hôtel.— Et le babiroussa vivant de monsieur ?— On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donne-

rai l’ordre de nous expédier en France notre ménagerie.— Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.— Si… certainement… répondis-je évasivement, mais en fai-

sant un crochet.— Le crochet qui plaira à monsieur.— Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins di-

rect, voilà tout. Nous prenons passage sur l’Abraham-Lincoln…— Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblement

Conseil.— Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre… du fameux nar-

wal… Nous allons en purger les mers ! … L’auteur d’unouvrage in-quarto en deux volumes sur les Mystères desgrands fonds sous-marins ne peut se dispenser de s’embarqueravec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais… dan-gereuse aussi ! On ne sait pas où l’on va ! Ces bêtes-là peuventêtre très capricieuses ! Mais nous irons quand même ! Nousavons un commandant qui n’a pas froid aux yeux ! …

— Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.— Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C’est là un

de ces voyages dont on ne revient pas toujours !— Comme il plaira à monsieur. »Un quart d’heure après, nos malles étaient prêtes. Conseil

avait fait en un tour de main, et j’étais sûr que rien ne man-quait, car ce garçon classait les chemises et les habits aussibien que les oiseaux ou les mammifères.

L’ascenseur de l’hôtel nous déposa au grand vestibule del’entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaientau rez-de-chaussée. Je réglai ma note à ce vaste comptoir

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toujours assiégé par une foule considérable. Je donnai l’ordred’expédier pour Paris (France) mes ballots d’animaux em-paillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffi-sant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans unevoiture.

Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jus-qu’à Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu’à sa jonctionavec Bowery-street, prit Katrin-street et s’arrêta à la trente-quatrième pier. Là, le Katrinferryboat nous transporta,hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la grande annexe deNew York, située sur la rive gauche de la rivière de l’Est, et enquelques minutes, nous arrivions au quai près duquell’Abraham-Lincoln vomissait par ses deux cheminées des tor-rents de fumée noire.

Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pontde la frégate. Je me précipitai à bord. Je demandai le comman-dant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette, oùje me trouvai en présence d’un officier de bonne mine qui metendit la main.

« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.— Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut ?— En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur.

Votre cabine vous attend. »Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appa-

reillage, je me fis conduire à la cabine qui m’était destinée.L’Abraham-Lincoln avait été parfaitement choisi et aménagé

pour sa destination nouvelle. C’était une frégate de grandemarche, munie d’appareils surchauffeurs, qui permettaient deporter à sept atmosphères la tension de sa vapeur. Sous cettepression, l’Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyenne dedix-huit milles et trois dixièmes à l’heure, vitesse considérable,mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesquecétacé.

Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à sesqualités nautiques. Je fus très satisfait de ma cabine, située àl’arrière, qui s’ouvrait sur le carré des officiers.

« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.— Aussi bien, n’en déplaise à monsieur, répondit Conseil,

qu’un bernard-l’ermite dans la coquille d’un buccin. »

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Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et jeremontai sur le pont afin de suivre les préparatifs del’appareillage.

A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer lesdernières amarres qui retenaient l’Abraham-Lincoln à la pierde Brooklyn. Ainsi donc, un quart d’heure de retard, moinsmême, et la frégate partait sans moi, et je manquais cette ex-pédition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont lerécit véridique pourra bien trouver cependant quelquesincrédules.

Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, niune heure pour rallier les mers dans lesquelles l’animal venaitd’être signalé. Il fit venir son ingénieur.

« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.— Go ahead », cria le commandant Farragut.A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d’appa-

reils à air comprimé, les mécaniciens firent agir la roue de lamise en train. La vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirsentr’ouverts. Les longs pistons horizontaux gémirent et pous-sèrent les bielles de l’arbre. Les branches de l’hélice battirentles flots avec une rapidité croissante, et l’Abraham-lincolns’avança majestueusement au milieu d’une centaine de ferry-boats et de tenders chargés de spectateurs, qui lui faisaientcortège.

Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York quiborde la rivière de l’Est étaient couverts de curieux. Trois hur-rahs, partis de cinq cent mille poitrines. éclatèrent successive-ment. Des milliers de mouchoirs s’agitèrent au-dessus de lamasse compacte et saluèrent l’Abraham-Lincoln jusqu’à son ar-rivée dans les eaux de l’Hudson, à la pointe de cette presqu’îleallongée qui forme la ville de New York.

Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l’admirablerive droite du fleuve toute chargée de villas, passa entre lesforts qui la saluèrent de leurs plus gros canons. L’Abraham-Lincoln répondit en amenant et en hissant trois fois le pavillonaméricain, dont les trente-neuf étoiles resplendissaient à sacorne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre lechenal balisé qui s’arrondit dans la baie intérieure formée par

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la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse oùquelques milliers de spectateurs l’acclamèrent encore une fois.

Le cortège des boats et des tenders suivait toujours la fré-gate, et il ne la quitta qu’à la hauteur du light-boat dont lesdeux feux marquent l’entrée des passes de New York.

Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son ca-not, et rejoignit la petite goélette qui l’attendait sous le vent.Les feux furent poussés ; l’hélice battit plus rapidement lesflots ; la frégate longea la côte jaune et basse de Long-lsland,et, à huit heures du soir, après avoir perdu dans le nord-ouestles feux de Fire-lsland, elle courut à toute vapeur sur lessombres eaux de l’Atlantique.

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Chapitre 4Ned LandLe commandant Farragut était un bon marin, digne de la fré-gate qu’il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Ilen était l’âme. Sur la question du cétacé, aucun doute ne s’éle-vait dans son esprit, et il ne permettait pas que l’existence del’animal fût discutée à son bord. Il y croyait comme certainesbonnes femmes croient au Léviathan par foi, non par raison. Lemonstre existait, il en délivrerait les mers, il l’avait juré. C’étaitune sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon,marchant à la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou lecommandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait lecommandant Farragut. Pas de milieu.

Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Ilfallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les di-verses chances d’une rencontre, et observer la vaste étenduede l’Océan. Plus d’un s’imposait un quart volontaire dans lesbarres de perroquet, qui eût maudit une telle corvée en touteautre circonstance. Tant que le soleil décrivait son arc diurne,la mâture était peuplée de matelots auxquels les planches dupont brûlaient les pieds, et qui n’y pouvaient tenir en place ! Etcependant. L’Abraham-Lincoln ne tranchait pas encore de sonétrave les eaux suspectes du Pacifique.

Quant à l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer la li-corne, à la harponner. et à la hisser à bord, à la dépecer. Il sur-veillait la mer avec une scrupuleuse attention. D’ailleurs, lecommandant Farragut parlait d’une certaine somme de deuxmille dollars, réservée à quiconque, mousse ou matelot, maîtreou officier, signalerait l’animal. Je laisse à penser si les yeuxs’exerçaient à bord de l’Abraham-Lincoln.

Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, etje ne laissais à personne ma part d’observations quotidiennes.

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La frégate aurait eu cent fois raison de s’appeler l’Argus. Seulentre tous, Conseil protestait par son indifférence touchant laquestion qui nous passionnait, et détonnait sur l’enthousiasmegénéral du bord.

J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusementpourvu son navire d’appareils propres à pêcher le gigantesquecétacé. Un baleinier n’eût pas été mieux armé. Nous possé-dions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance à lamain, jusqu’aux flèches barbelées des espingoles et aux ballesexplosibles des canardières. Sur le gaillard d’avant s’allongeaitun canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très épaisde parois, très étroit d’âme, et dont le modèle doit figurer àl’Exposition universelle de 1867. Ce précieux instrument, d’ori-gine américaine, envoyait sans se gêner, un projectile coniquede quatre kilogrammes à une distance moyenne de seizekilomètres.

Donc, l’Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen de des-truction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roides harponneurs.

Ned Land était un Canadien, d’une habileté de main peucommune, et qui ne connaissait pas d’égal dans son périlleuxmétier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possédait cesqualités à un degré supérieur, et il fallait être une baleine bienmaligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pour échap-per à son coup de harpon.

Ned Land avait environ quarante ans. C’était un homme degrande taille — plus de six pieds anglais — vigoureusement bâ-ti, l’air grave, peu communicatif, violent parfois, et très rageurquand on le contrariait. Sa personne provoquait l’attention, etsurtout la puissance de son regard qui accentuait singulière-ment sa physionomie.

Je crois que le commandant Farragut avait sagement faitd’engager cet homme à son bord. Il valait tout l’équipage, à luiseul, pour l’œil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu’àun télescope puissant qui serait en même temps un canon tou-jours prêt à partir.

Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif quefût Ned Land, je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affec-tion pour moi. Ma nationalité l’attirait sans doute. C’était uneoccasion pour lui de parler, et pour moi d’entendre cette vieille

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langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques pro-vinces canadiennes. La famille du harponneur était originairede Québec, et formait déjà un tribu de hardis pêcheurs àl’époque où cette ville appartenait à la France.

Peu à peu, Ned prit goût à causer. et j’aimais à entendre lerécit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait sespêches et ses combats avec une grande poésie naturelle. Sonrécit prenait une forme épique, et je croyais écouter quelqueHomère canadien, chantant l’Iliade des régionshyperboréennes.

Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je leconnais actuellement. C’est que nous sommes devenus devieux amis, unis de cette inaltérable amitié qui naît et se ci-mente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! braveNed ! je ne demande qu’à vivre cent ans encore, pour me sou-venir plus longtemps de toi !

Et maintenant, quelle était l’opinion de Ned Land sur laquestion du monstre marin ? Je dois avouer qu’il ne croyaitguère à la licorne, et que, seul à bord, il ne partageait pas laconviction générale. Il évitait même de traiter ce sujet, sur le-quel je crus devoir l’entreprendre un jour.

Par une magnifique soirée du 30 juillet, c’est-à-dire trois se-maines après notre départ, la frégate se trouvait à la hauteurdu cap Blanc, à trente milles sous le vent des côtes pata-gonnes. Nous avions dépassé le tropique du Capricorne, et ledétroit de Magellan s’ouvrait à moins de sept cent milles dansle sud. Avant huit jours, l’Abraham-Lincoln sillonnerait les flotsdu Pacifique.

Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions dechoses et d’autres, regardant cette mystérieuse mer dont lesprofondeurs sont restées jusqu’ici inaccessibles aux regards del’homme. J’amenai tout naturellement la conversation sur la li-corne géante, et j’examinai les diverses chances de succès oud’insuccès de notre expédition. Puis, voyant que Ned me lais-sait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.

« Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous nepas être convaincu de l’existence du cétacé que nouspoursuivons ? Avez-vous donc des raisons particulières de vousmontrer si incrédule ? »

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Le harponneur me regarda pendant quelques instants avantde répondre, frappa de sa main son large front par un gestequi lui était habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir,et dit enfin :

« Peut-être bien, monsieur Aronnax.— Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui

êtes familiarisé avec les grands mammifères marins, vous dontl’imagination doit aisément accepter l’hypothèse de cétacésénormes, vous devriez être le dernier à douter en de pareillescirconstances !

— C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, réponditNed. Que le vulgaire croie à des comètes extraordinaires quitraversent l’espace, ou à l’existence de monstres antédiluviensqui peuplent l’intérieur du globe, passe encore, mais ni l’astro-nome, ni le géologue n’admettent de telles chimères. De même,le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup de cétacés, j’en ai harpon-né un grand nombre, j’en ai tué plusieurs, mais si puissants etsi bien armés qu’ils fussent, ni leurs queues, ni leurs défensesn’auraient pu entamer les plaques de tôle d’un steamer.

— Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent du nar-wal a traversés de part en part.

— Des navires en bois, c’est possible, répondit le Canadien,et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu’à preuvecontraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissentproduire un pareil effet.

— Écoutez-moi, Ned…— Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous vou-

drez excepté cela. Un poulpe gigantesque, peut-être ? …— Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, et ce

nom même indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-ilcinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n’appartient pointà l’embranchement des vertébrés, est tout à fait inoffensif pourdes navires tels que le Scotia ou l’Abraham-Lincoln. Il fautdonc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ouautres monstres de cette espèce.

— Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un tonassez narquois, vous persistez à admettre l’existence d’unénorme cétacé… ?

— Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s’ap-puie sur la logique des faits. Je crois à l’existence d’un

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mammifère, puissamment organisé, appartenant à l’embran-chement des vertébrés, comme les baleines, les cachalots oules dauphins, et muni d’une défense cornée dont la force de pé-nétration est extrême.

— Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête de l’air d’unhomme qui ne veut pas se laisser convaincre.

— Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un telanimal existe, s’il habite les profondeurs de l’Océan, s’il fré-quente les couches liquides situées à quelques milles au-des-sous de la surface des eaux, il possède nécessairement un or-ganisme dont la solidité défie toute comparaison.

— Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned.— Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenir

dans les couches profondes et résister à leur pression.— Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l’œil.— Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans

peine.— Oh ! les chiffres ! répliqua Ned. On fait ce qu’on veut avec

les chiffres !— En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez-

moi. Admettons que la pression d’une atmosphère soit repré-sentée par la pression d’une colonne d’eau haute de trente-deux pieds. En réalité, la colonne d’eau serait d’une moindrehauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont la densité est su-périeure à celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez,Ned, autant de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous,autant de fois votre corps supporte une pression égale à cellede l’atmosphère, c’est-à-dire de kilogrammes par chaque centi-mètre carré de sa surface. Il suit de là qu’à trois cent vingtpieds cette pression est de dix atmosphères, de cent atmo-sphères à trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphèresà trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Cequi équivaut à dire que si vous pouviez atteindre cette profon-deur dans l’Océan, chaque centimètre carré de la surface devotre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or,mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimètrescarrés en surface ?

— Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.— Environ dix-sept mille.— Tant que cela ?

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— Et comme en réalité la pression atmosphérique est un peusupérieure au poids d’un kilogramme par centimètre carré, vosdix-sept mille centimètres carrés supportent en ce moment unepression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes.

— Sans que je m’en aperçoive ?— Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’êtes pas

écrasé par une telle pression, c’est que l’air pénètre à l’inté-rieur de votre corps avec une pression égale. De là un équilibreparfait entre la poussée intérieure et la poussée extérieure, quise neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sanspeine. Mais dans l’eau, c’est autre chose.

— Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif,parce que l’eau m’entoure et ne me pénètre pas.

— Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux pieds au-des-sous de la surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes ; à trois centvingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinzemille six cent quatre-vingt kilogrammes ; à trois mille deuxcents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept centcinquante-six mille huit cent kilogrammes ; à trente-deux millepieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinqcent soixante-huit mille kilogrammes ; c’est-à-dire que vous se-riez aplati comme si l’on vous retirait des plateaux d’une ma-chine hydraulique !

— Diable ! fit Ned.— Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longs de

plusieurs centaines de mètres et gros à proportion, se main-tiennent à de pareilles profondeurs, eux dont la surface est re-présentée par des millions de centimètres carrés, c’est par mil-liards de kilogrammes qu’il faut estimer la poussée qu’ils su-bissent. Calculez alors quelle doit être la résistance de leurcharpente osseuse et la puissance de leur organisme pour ré-sister à de telles pressions !

— Il faut, répondit Ned Land, qu’ils soient fabriqués enplaques de tôle de huit pouces, comme les frégates cuirassées.

— Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages quepeut produire une pareille masse lancée avec la vitesse d’unexpress contre la coque d’un navire.

— Oui… en effet… peut-être, répondit le Canadien, ébranlépar ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.

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— Eh bien, vous ai-je convaincu ?— Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le natura-

liste, c’est que si de tels animaux existent au fond des mers, ilfaut nécessairement qu’ils soient aussi forts que vous le dites.

— Mais s’ils n’existent pas, entêté harponneur, commentexpliquez-vous l’accident arrivé au Scotia ?

— C’est peut-être… , dit Ned hésitant.— Allez donc !— Parce que… ça n’est pas vrai ! » répondit le Canadien, en

reproduisant sans le savoir une célèbre réponse d’Arago.Mais cette réponse prouvait l’obstination du harponneur et

pas autre chose. Ce jour-là, je ne le poussai pas davantage.L’accident du Scotia n’était pas niable. Le trou existait si bienqu’il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l’existencedu trou puisse se démontrer plus catégoriquement. Or, ce troune s’était pas fait tout seul, et puisqu’il n’avait pas été produitpar des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il étaitnécessairement dû à l’outil perforant d’un animal.

Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemment dé-duites, cet animal appartenait à l’embranchement des verté-brés, à la classe des mammifères, au groupe des pisciformes,et finalement à l’ordre des cétacés. Quant à la famille dans la-quelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant augenre dont il faisait partie, quant à l’espèce dans laquelle ilconvenait de le ranger, c’était une question à élucider ultérieu-rement. Pour la résoudre. il fallait disséquer ce monstre incon-nu, pour le disséquer le prendre, pour le prendre le harponner— ce qui était l’affaire de Ned Land — pour le harponner levoir ce qui était l’affaire de l’équipage — et pour le voir le ren-contrer — ce qui était l’affaire du hasard.

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Chapitre 5À l'aventure !Le voyage de l’Abraham-Lincoln, pendant quelque temps, nefut marqué par aucun incident. Cependant une circonstance seprésenta, qui mit en relief la merveilleuse habileté de NedLand, et montra quelle confiance on devait avoir en lui.

Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiquaavec des baleiniers américains, et nous apprîmes qu’ilsn’avaient eu aucune connaissance du narwal. Mais l’un d’eux,le capitaine du Monrœ, sachant que Ned Land était embarquéà bord de l’Abraham-Lincoln, demanda son aide pour chasserune baleine qui était en vue. Le commandant Farragut, dési-reux de voir Ned Land à l’œuvre, l’autorisa à se rendre à borddu Monrœ. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu’aulieu d’une baleine, il en harponna deux d’un coup double, frap-pant l’une droit au cœur, et s’emparant de l’autre après unepoursuite de quelques minutes !

Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de NedLand, je ne parierai pas pour le monstre.

La frégate prolongea la côte sud-est de l’Amérique avec unerapidité prodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l’ouvert du dé-troit de Magellan, à la hauteur du cap des Vierges. Mais lecommandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux pas-sage, et manœuvra de manière à doubler le cap Horn.

L’équipage lui donna raison à l’unanimité. Et en effet, était-ilprobable que l’on pût rencontrer le narwal dans ce détroit res-serré ? Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre n’ypouvait passer, « qu’il était trop gros pour cela ! »

Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I’Abraham Lincoln, àquinze milles dans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perduà l’extrémité du continent américain, auquel des marins hollan-dais imposèrent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La

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route fut donnée vers le nord-ouest, et le lendemain, l’hélice dela frégate battit enfin les eaux du Pacifique.

« Ouvre l’œil ! ouvre l’œil ! » répétaient les matelots del’Abraham Lincoln.

Et ils l’ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes, unpeu éblouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars,ne restèrent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observaitla surface de l’Océan, et les nyctalopes, dont la faculté de voirdans l’obscurité accroissait les chances de cinquante pourcent, avaient beau jeu pour gagner la prime.

Moi, que l’appât de l’argent n’attirait guère, je n’étais pour-tant pas le moins attentif du bord. Ne donnant que quelquesminutes au repas, quelques heures au sommeil, indifférent ausoleil ou à la pluie, je ne quittais plus le pont du navire. Tantôtpenché sur les bastingages du gaillard d’avant, tantôt appuyé àla lisse de l’arrière, je dévorais d’un œil avide le cotonneuxsillage qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue ! Et que defois j’ai partagé l’émotion de l’état-major, de l’équipage,lorsque quelque capricieuse baleine élevait son dos noirâtreau-dessus des flots. Le pont de la frégate se peuplait en un ins-tant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et d’offi-ciers. Chacun, la poitrine haletante, l’œil trouble, observait lamarche du cétacé. Je regardais, je regardais à en user ma ré-tine, à en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phleg-matique, me répétait d’un ton calme :

« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller sesyeux, monsieur verrait bien davantage ! »

Mais, vaine émotion ! L’Abraham-Lincoln modifiait sa route,courait sur l’animal signalé, simple baleine ou cachalot vul-gaire, qui disparaissait bientôt au milieu d’un concertd’imprécations !

Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s’accom-plissait dans les meilleures conditions. C’était alors la mau-vaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond ànotre janvier d’Europe ; mais la mer se maintenait belle, et selaissait facilement observer dans un vaste périmètre.

Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il af-fectait même de ne point examiner la surface des flots en de-hors de son temps de bordée — du moins quand aucune ba-leine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de

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vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures surdouze, cet entêté Canadien lisait ou dormait dans sa cabine.Cent fois, je lui reprochai son indifférence.

« Bah ! répondait-il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et y eût-il quelque animal, quelle chance avons-nous de l’apercevoir ?Est-ce que nous ne courons pas à l’aventure ? On a revu, dit-on, cette bête introuvable dans les hautes mers du Pacifique, jeveux bien l’admettre, mais deux mois déjà se sont écoulés de-puis cette rencontre, et à s’en rapporter au tempérament devotre narwal, il n’aime point à moisir longtemps dans lesmêmes parages ! Il est doué d’une prodigieuse facilité de dé-placement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le pro-fesseur, la nature ne fait rien à contre sens, et elle ne donne-rait pas à un animal lent de sa nature la faculté de se mouvoirrapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir. Donc, si labête existe, elle est déjà loin ! »

A cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous mar-chions en aveugles. Mais le moyen de procéder autrement ?Aussi, nos chances étaient-elles fort limitées. Cependant, per-sonne ne doutait encore du succès, et pas un matelot du bordn’eût parié contre le narwal et contre sa prochaine apparition.

Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105° delongitude, et le 27 du même mois, nous franchissions l’équa-teur sur le cent dixième méridien. Ce relèvement fait, la fré-gate prit une direction plus décidée vers l’ouest, et s’engageadans les mers centrales du Pacifique.

Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu’il valaitmieux fréquenter les eaux profondes, et s’éloigner des conti-nents ou des îles dont l’animal avait toujours paru éviter l’ap-proche, « sans doute parce qu’il n’y avait pas assez d’eau pourlui ! » disait le maître d’équipage. La frégate passa donc aularge des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa le tro-pique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers lesmers de Chine.

Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats dumonstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait plus à bord. Lescœurs palpitaient effroyablement, et se préparaient pour l’ave-nir d’incurables anévrismes. L’équipage entier subissait unesurexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l’idée. On nemangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une

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erreur d’appréciation, une illusion d’optique de quelque mate-lot perché sur les barres, causaient d’intolérables douleurs, etces émotions, vingt fois répétées, nous maintenaient dans unétat d’éréthisme trop violent pour ne pas amener une réactionprochaine.

Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendanttrois mois, trois mois dont chaque jour durait un siècle !l’Abraham-Lincoln sillonna toutes les mers septentrionales duPacifique, courant aux baleines signalées, faisant de brusquesécarts de route, virant subitement d’un bord sur l’autre, s’arrê-tant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup,au risque de déniveler sa machine, et il ne laissa pas un pointinexploré des rivages du Japon à la côte américaine. Et rien !rien que l’immensité des flots déserts ! Rien qui ressemblât àun narwal gigantesque, ni à un îlot sous-marin, ni à une épavede naufrage, ni à un écueil fuyant, ni à quoi que ce fût desurnaturel !

La réaction se fit donc. Le découragement s’empara d’aborddes esprits, et ouvrit une brèche à l’incrédulité. Un nouveausentiment se produisit à bord, qui se composait de troisdixièmes de honte contre sept dixièmes de fureur. On était «tout bête » de s’être laissé prendre à une chimère, mais encoreplus furieux ! Les montagnes d’arguments entassés depuis unan s’écroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus qu’à se rat-traper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu’il avaitsi sottement sacrifié.

Avec la mobilité naturelle à l’esprit humain, d’un excès on sejeta dans un autre. Les plus chauds partisans de l’entreprisedevinrent fatalement ses plus ardents détracteurs. La réactionmonta des fonds du navire, du poste des soutiers jusqu’au car-ré de l’état-major, et certainement, sans un entêtement trèsparticulier du commandant Farragut, la frégate eût définitive-ment remis le cap au sud.

Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolongerplus longtemps. L’Abraham-Lincoln n’avait rien à se reprocher,ayant tout fait pour réussir. Jamais équipage d’un bâtiment dela marine américaine ne montra plus de patience et plus dezèle ; son insuccès ne saurait lui être imputé ; il ne restait plusqu’à revenir.

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Une représentation dans ce sens fut faite au commandant. Lecommandant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mé-contentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu’ily eut révolte à bord, mais après une raisonnable période d’obs-tination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb,demanda trois jours de patience. Si dans le délai de trois jours,le monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donnerait troistours de roue, et l’Abraham-Lincoln ferait route vers les merseuropéennes.

Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abordpour résultat de ranimer les défaillances de l’équipage.L’Océan fut observé avec une nouvelle attention. Chacun vou-lait lui jeter ce dernier coup d’œil dans lequel se résume tout lesouvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec une activité fié-vreuse. C’était un suprême défi porté au narwal géant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de répondre à cettesommation « à comparaître ! »

Deux jours se passèrent. L’Abraham-Lincoln se tenait souspetite vapeur. On employait mille moyens pour éveiller l’atten-tion ou stimuler l’apathie de l’animal, au cas où il se fût ren-contré dans ces parages. D’énormes quartiers de lard furentmis à la traîne pour la plus grande satisfaction des requins, jedois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes les di-rections autour de l’Abraham-Lincoln, pendant qu’il mettait enpanne, et ne laissèrent pas un point de mer inexploré. Mais lesoir du 4 novembre arriva sans que se fût dévoilé ce mystèresous-marin.

Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de ri-gueur. Après le point, le commandant Farragut, fidèle à sa pro-messe, devait donner la route au sud-est, et abandonner défini-tivement les régions septentrionales du Pacifique.

La frégate se trouvait alors par 31°15’de latitude nord et par136°42’de longitude est. Les terres du Japon nous restaient àmoins de deux cents milles sous le vent. La nuit approchait. Onvenait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient ledisque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer on-dulait paisiblement sous l’étrave de la frégate.

En ce moment, j’étais appuyé à l’avant, sur le bastingage detribord. Conseil, posté près de moi, regardait devant lui.L’équipage, juché dans les haubans, examinait l’horizon qui se

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rétrécissait et s’obscurcissait peu à peu. Les officiers, armes deleur lorgnette de nuit, fouillaient l’obscurité croissante. Parfoisle sombre Océan étincelait sous un rayon que la lune dardaitentre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuses’évanouissait dans les ténèbres.

En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subis-sait tant soit peu l’influence générale. Du moins, je le crusainsi. Peut-être, et pour la première fois, ses nerfs vibraient-ilssous l’action d’un sentiment de curiosité.

« Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière occasion d’em-pocher deux mille dollars.

— Que monsieur me permette de le lui dire, répondit Conseil,je n’ai jamais compté sur cette prime, et le gouvernement del’Union pouvait promettre cent mille dollars, il n’en aurait pasété plus pauvre.

— Tu as raison, Conseil. C’est une sotte affaire, après tout, etdans laquelle nous nous sommes lancés trop légèrement. Quede temps perdu, que d’émotions inutiles ! Depuis six mois déjà,nous serions rentrés en France…

— Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil,dans le Muséum de monsieur ! Et j’aurais déjà classé les fos-siles de monsieur ! Et le babiroussa de monsieur serait installédans sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les cu-rieux de la capitale !

— Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, quel’on se moquera de nous !

— Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je penseque l’on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire… ?

— Il faut le dire, Conseil.— Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mérite !— Vraiment !— Quand on a l’honneur d’être un savant comme monsieur,

on ne s’expose pas… »Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence

général, une voix venait de se faire entendre. C’était la voix deNed Land, et Ned Land s’écriait :

« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers ànous ! »

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Chapitre 6À toute vapeurA ce cri, l’équipage entier se précipita vers le harponneur,commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu’auxingénieurs qui quittèrent leur machine, jusqu’aux chauffeursqui abandonnèrent leurs fourneaux. L’ordre de stopper avaitété donné, et la frégate ne courait plus que sur son erre.

L’obscurité était profonde alors, et quelques bons quefussent les yeux du Canadien, je me demandais comment ilavait vu et ce qu’il avait pu voir. Mon cœur battait à se rompre.

Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous, nous aper-çûmes l’objet qu’il indiquait de la main.

A deux encablures de l’Abraham-Lincoln et de sa hanche detribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n’étaitpoint un simple phénomène de phosphorescence, et l’on nepouvait s’y tromper. Le monstre, immergé à quelques toises dela surface des eaux, projetait cet éclat très intense, mais inex-plicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capi-taines. Cette magnifique irradiation devait être produite par unagent d’une grande puissance éclairante. La partie lumineusedécrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centreduquel se condensait un foyer ardent dont l’insoutenable éclats’éteignait par dégradations successives.

« Ce n’est qu’une agglomération de molécules phosphores-centes, s’écria l’un des officiers.

— Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais lespholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumière.Cet éclat est de nature essentiellement électrique… D’ailleurs,voyez, voyez ! il se déplace ! il se meut en avant, en arrière ! ils’élance sur nous ! »

Un cri général s’éleva de la frégate.

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« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent,toute ! Machine en arrière ! »

Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leurmachine. La vapeur fut immédiatement renversée etl’Abraham-Lincoln, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandantFarragut.

Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloigna rapide-ment du foyer lumineux.

Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel ani-mal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne.

Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que lacrainte nous tenait muets et immobiles. L’animal nous gagnaiten se jouant. Il fit le tour de la frégate qui filait alors quatorzenœuds. et l’enveloppa de ses nappes électriques comme d’unepoussière lumineuse. Puis il s’éloigna de deux ou trois milles,laissant une traînée phosphorescente comparable aux tour-billons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’un ex-press. Tout d’un coup. des obscures limites de l’horizon, où ilalla prendre son élan, le monstre fonça subitement versl’Abraham-Lincoln avec une effrayante rapidité, s’arrêta brus-quement à vingt pieds de ses précintes, s’éteignit non pas ens’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucune dé-gradation mais soudainement et comme si la source de cebrillant effluve se fût subitement tarie ! Puis, il reparut del’autre côté du navire, soit qu’il l’eût tourné, soit qu’il eût glis-sé sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se pro-duire, qui nous eût été fatale.

Cependant, je m’étonnais des manœuvres de la frégate. Ellefuyait et n’attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devaitpoursuivre, et j’en fis l’observation au commandant Farragut.Sa figure, d’ordinaire si impassible, était empreinte d’un indéfi-nissable étonnement.

« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être for-midable j’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemmentma frégate au milieu de cette obscurité. D’ailleurs, commentattaquer l’inconnu, comment s’en défendre ? Attendons le jouret les rôles changeront.

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— Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature del’animal ?

— Non, monsieur, c’est évidemment un narwal gigantesque,mais aussi un narwal électrique.

— Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcherqu’une gymnote ou une torpille !

— En effet, répondit le commandant, et s’il possède en luiune puissance foudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible ani-mal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C’est pour-quoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »

Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne nesongea à dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vi-tesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur.De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer augré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner lethéâtre de la lutte.

Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer uneexpression plus juste, il « s’éteignit » comme un gros verluisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l’espérer.Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflementassourdissant se fit entendre, semblable à celui que produitune colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alorssur la dunette, jetant d’avides regards à travers les profondesténèbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent en-tendu rugir des baleines ?

— Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dontla vue m’ait rapporté deux mille dollars.

— En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, cebruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau parleurs évents ?

— Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparable-ment plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cé-tacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, mon-sieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demainau lever du jour.

— S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d’un ton peu convaincu.

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— Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta leCanadien, et il faudra bien qu’il m’écoute !

— Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devraimettre une baleinière à votre disposition ?

— Sans doute, monsieur.— Ce sera jouer la vie de mes hommes ?— Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non

moins intense, à cinq milles au vent de l’Abraham-Lincoln. Mal-gré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on enten-dait distinctement les formidables battements de queue del’animal et jusqu’à sa respiration haletante. Il semblait qu’aumoment où l’énorme narwal venait respirer à la surface del’océan, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la va-peur dans les vastes cylindres d’une machine de deux millechevaux.

« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d’un régi-ment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! »

On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et l’on se prépara aucombat. Les engins de pêche furent disposés le long des bas-tingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent unharpon à une distance d’un mille, et de longues canardières àballes explosives dont la blessure est mortelle, même aux pluspuissants animaux. Ned Land s’était contenté d’affûter sonharpon, arme terrible dans sa main.

A six heures, l’aube commença à poindre, et avec les pre-mières lueurs de l’aurore disparut l’éclat électrique du narwal.A sept heures, le jour était suffisamment fait, mais une brumematinale très épaisse rétrécissait l’horizon, et les meilleureslorgnettes ne pouvaient la percer. De là, désappointement etcolère.

Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officierss’étaient déjà perchés à la tête des mâts.

A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et sesgrosses volutes se levèrent peu à peu. L’horizon s’élargissait etse purifiait à la fois.

Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fitentendre.

« La chose en question, par bâbord derrière ! » cria leharponneur.

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Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre

émergeait d’un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violem-ment agitée, produisait un remous considérable. Jamais appa-reil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un im-mense sillage, d’une blancheur éclatante, marquait le passagede l’animal et décrivait une courbe allongée.

La frégate s’approcha du cétacé. Je l’examinai en toute liber-té d’esprit. Les rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient unpeu exagéré ses dimensions, et j’estimai sa longueur à deuxcent cinquante pieds seulement. Quant à sa grosseur, je nepouvais que difficilement l’apprécier ; mais, en somme, l’ani-mal me parut être admirablement proportionné dans ses troisdimensions.

Pendant que j’observais cet être phénoménal, deux jets devapeur et d’eau s’élancèrent de ses évents, et montèrent à unehauteur de quarante mètres, ce qui me fixa sur son mode derespiration. J’en conclus définitivement qu’il appartenait àl’embranchement des vertébrés, classe des mammifères, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre descétacés, famille… Ici, je ne pouvais encore me prononcer.L’ordre des cétacés comprend trois familles : les baleines, lescachalots et les dauphins, et c’est dans cette dernière que sontrangés les narwals. Chacune de ces famille se divise en plu-sieurs genres, chaque genre en espèces, chaque espèce en va-riétés. Variété, espèce, genre et famille me manquaient encore,mais je ne doutais pas de compléter ma classification avecl’aide du ciel et du commandant Farragut.

L’équipage attendait impatiemment les ordres de son chef.Celui-ci, après avoir attentivement observé l’animal, fit appelerl’ingénieur. L’ingénieur accourut.

« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ?— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.— Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure de la lutte avait

sonné. Quelques instants après, les deux cheminées de la fré-gate vomissaient des torrents de fumée noire, et le pont frémis-sait sous le tremblotement des chaudières.

L’Abraham-Lincoln, chassé en avant par sa puissante hélice,se dirigea droit sur l’animal. Celui-ci le laissa indifféremment

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s’approcher à une demi-encablure ; puis dédaignant de plon-ger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de mainte-nir sa distance.

Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d’heureenviron, sans que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé Ilétait donc évident qu’à marcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais

Le commandant Farragut tordait avec rage l’épaisse touffede poils qui foisonnait sous son menton.

« Ned Land ? » cria-t-il.Le Canadien vint à l’ordre.« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me

conseillez-vous encore de mettre mes embarcations à la mer ?— Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là ne se

laissera prendre que si elle le veut bien.— Que faire alors ?— Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi,

avec votre permission, s’entend, je vais m’installer sous lessous-barbes de beaupré, et si nous arrivons à longueur de har-pon, je harponne.

— Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur,cria-t-il, faites monter la pression. »

Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus active-ment poussés ; l’hélice donna quarante-trois tours à la minute,et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jeté, on constataque l’Abraham-Lincoln marchait à raison de dix-huit milles cinqdixièmes à l’heure.

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huitmilles cinq dixièmes.

Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cetteallure, sans gagner une toise ! C’était humiliant pour l’un desplus rapides marcheurs de la marine américaine. Une sourdecolère courait parmi l’équipage. Les matelots injuriaient lemonstre, qui, d’ailleurs, dédaignait de leur répondre. Le com-mandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche,il la mordait.

L’ingénieur fut encore une fois appelé.« Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui deman-

da le commandant.— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.— Et vos soupapes sont chargées ? …

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— A six atmosphères et demie.— Chargez-les à dix atmosphères. »Voilà un ordre américain s’il en fut. On n’eût pas mieux fait

sur le Mississippi pour distancer une « concurrence » !« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait près de

moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter ?— Comme il plaira à monsieur ! » répondit Conseil.Eh bien ! je l’avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pas

de la risquer.Les soupapes furent chargées. Le charbon s’engouffra dans

les fourneaux. Les ventilateurs envoyèrent des torrents d’airsur les brasiers. La rapidité de l’Abraham Lincoln s’accrut. Sesmâts tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tour-billons de fumée pouvaient à peine trouver passage par lescheminées trop étroites.

On jeta le loch une seconde fois.« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.— Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.— Forcez les feux. »L’ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères.

Mais le cétacé « chauffa » lui aussi, sans doute, car, sans se gê-ner, il fila ses dix-neuf milles et trois dixièmes.

Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire l’émotion qui fai-sait vibrer tout mon être. Ned Land se tenait à son poste, leharpon à la main. Plusieurs fois, l’animal se laissa approcher.

« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s’écria le Canadien.Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé se dé-

robait avec une rapidité que je ne puis estimer à moins detrente milles à l’heure. Et même, pendant notre maximum devitesse, ne se permit-il pas de narguer la frégate en en faisantle tour ! Un cri de fureur s’échappa de toutes les poitrines !

A midi, nous n’étions pas plus avancés qu’à huit heures dumatin.

Le commandant Farragut se décida alors à employer desmoyens plus directs.

« Ah ! dit-il, cet animal-là va plus vite que l’Abraham-Lin-coln ! Eh bien : nous allons voir s’il distancera ses boulets co-niques. Maître, des hommes à la pièce de l’avant. »

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Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Lecoup partit, mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus ducétacé, qui se tenait à un demi-mille.

« A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq centsdollars à qui percera cette infernale bête ! »

Un vieux canonnier à barbe grise – que je vois encore -, l’œilcalme, la physionomie froide, s’approcha de sa pièce, la mit enposition et visa longtemps. Une forte détonation éclata, à la-quelle se mêlèrent les hurrahs de l’équipage.

Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pasnormalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla seperdre à deux milles en mer.

« Ah ça ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là estdonc blindé avec des plaques de six pouces !

— Malédiction ! » s’écria le commandant Farragut.La chasse recommença, et le commandant Farragut se pen-

chant vers moi, me dit :« Je poursuivrai l’animal jusqu’à ce que ma frégate éclate !— Oui, répondis-je, et vous aurez raison ! »On pouvait espérer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne se-

rait pas indifférent à la fatigue comme une machine à vapeur.Mais il n’en fut rien. Les heures s’écoulèrent, sans qu’il donnâtaucun signe d’épuisement.

Cependant, il faut dire à la louange de l’Abraham-Lincolnqu’il lutta avec une infatigable ténacité. Je n’estime pas àmoins de cinq cents kilomètres la distance qu’il parcourut pen-dant cette malencontreuse journée du 6 novembre ! Mais lanuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux océan.

En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, etque nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je metrompais.

A dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électriqueréapparut, à trois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussiintense que pendant la nuit dernière.

Le narwal semblait immobile. Peut-être, fatigué de sajournée, dormait-il, se laissant aller à l’ondulation des lames ?Il y avait là une chance dont le commandant Farragut résolutde profiter.

Il donna ses ordres. L’Abraham-Lincoln fut tenu sous petitevapeur, et s’avança prudemment pour ne pas éveiller son

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adversaire. Il n’est pas rare de rencontrer en plein océan desbaleines profondément endormies que l’on attaque alors avecsuccès, et Ned Land en avait harponné plus d’une pendant sonsommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beaupré.

La frégate s’approcha sans bruit, stoppa à deux encabluresde l’animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus à bord.Un silence profond régnait sur le pont. Nous n’étions pas àcent pieds du foyer ardent, dont l’éclat grandissait et éblouis-sait nos yeux.

En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d’avant jevoyais au-dessous de moi Ned Land, accroché d’une main à lamartingale, de l’autre brandissant son terrible harpon Vingtpieds à peine le séparaient de l’animal immobile.

Tout d’un coup, son bras se détendit violemment, et le har-pon fut lancé. J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblaitavoir heurté un corps dur.

La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux énormestrombes d’eau s’abattirent sur le pont de la frégate, courantcomme un torrent de l’avant à l’arrière, renversant leshommes, brisant les saisines des dromes.

Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse,sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.

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Chapitre 7Une baleine d'espèce inconnueBien que j’eusse été surpris par cette chute inattendue, je n’enconservai pas moins une impression très nette de messensations.

Je fus d’abord entraîné à une profondeur de vingt pieds envi-ron. Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et EdgarPœ, qui sont des maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdrela tête. Deux vigoureux coups de talons me ramenèrent à lasurface de la mer.

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L’équi-page s’était-il aperçu de ma disparition ? L’Abraham-Lincolnavait-il viré de bord ? Le commandant Farragut mettait-il uneembarcation à la mer ? Devais-je espérer d’être sauvé ?

Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une masse noirequi disparaissait vers l’est, et dont les feux de position s’étei-gnirent dans l’éloignement. C’était la frégate. Je me sentisperdu.

« A moi ! à moi ! » criai-je. en nageant vers l’Abraham-Lin-coln d’un bras désespéré.

Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à moncorps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! jesuffoquais ! …

« A moi ! »Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je

me débattis, entraîné dans l’abîme…Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je

me sentis violemment ramené à la surface de lamer, et j’enten-dis, oui, j’entendis ces paroles prononcées à mon oreille :

« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyersur mon épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »

Je saisis d’une main le bras de mon fidèle Conseil.

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« Toi ! dis-je, toi !— Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.— Et ce choc t’a précipité en même temps que moi à la mer ?— Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivi

monsieur ! »Le digne garçon trouvait cela tout naturel !« Et la frégate ? demandai-je.— La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos,

je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter surelle !

— Tu dis ?— Je dis qu’au moment où je me précipitai à la mer, j’enten-

dis les hommes de barre s’écrier : « L’hélice et le gouvernailsont brisés… »

— Brisés ?— Oui ! brisés par la dent du monstre. C’est la seule avarie,

je pense, que l’Abraham-Lincoln ait éprouvée. Mais, circons-tance fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus.

— Alors, nous sommes perdus !— Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant,

nous avons encore quelques heures devant nous, et enquelques heures, on fait bien des choses ! »

L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageaiplus vigoureusement ; mais, gêné par mes vêtements qui meserraient comme un chape de plomb, j’éprouvais une extrêmedifficulté à me soutenir. Conseil s’en aperçut.

« Que monsieur me permette de lui faire une incision », dit-il.Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de

haut en bas d’un coup rapide. Puis, il m’en débarrassa leste-ment, tandis que je nageais pour tous deux.

A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nouscontinuâmes de « naviguer » l’un près de l’autre.

Cependant, la situation n’en était pas moins terrible. Peut-être notre disparition n’avait-elle pas été remarquée, et l’eût-elle été, la frégate ne pouvait revenir sous le vent à nous, étantdémontée de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que surses embarcations.

Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit sonplan en conséquence. Étonnante nature ! Ce phlegmatique gar-çon était là comme chez lui !

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Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étantd’être recueillis par les embarcations de l’Abraham-Lincoln,nous devions nous organiser de manière a les attendre le pluslongtemps possible. Je résolus alors de diviser nos forces afinde ne pas les épuiser simultanément, et voici ce qui fut conve-nu : pendant que l’un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait,immobile, les bras croisés, les jambes allongées, l’autre nage-rait et le pousserait en avant. Ce rôle de remorqueur ne devaitpas durer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nous pou-vions surnager pendant quelques heures, et peut-être jusqu’aulever du jour.

Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enraciné aucœur de l’homme ! Puis, nous étions deux. Enfin je l’affirmebien que cela paraisse improbable -, si je cherchais à détruireen moi toute illusion, si je voulais « désespérer », je ne le pou-vais pas !

La collision de la frégate et du cétacé s’était produite versonze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heuresde nage jusqu’au lever du soleil. Opération rigoureusementpraticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguaitpeu. Parfois, je cherchais à percer du regard ces épaisses té-nèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée parnos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se bri-saient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait deplaques livides. On eût dit que nous étions plongés dans unbain de mercure.

Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrême fatigue.Mes membres se raidirent sous l’étreinte de crampes violentes.Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation repo-sa sur lui seul. J’entendis bientôt haleter le pauvre garçon ; sarespiration devint courte et pressée. Je compris qu’il ne pou-vait résister longtemps.

« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.— Abandonner monsieur ! jamais ! répondit-il. Je compte

bien me noyer avant lui ! »En ce moment, la lune apparut à travers les franges d’un

gros nuage que le vent entraînait dans l’est. La surface de lamer étincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumière rani-ma nos forces. Ma tête se redressa. Mes regards se portèrent àtous les points de l’horizon. J’aperçus la frégate. Elle était à

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cinq mille de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, àpeine appréciable ! Mais d’embarcations, point !

Je voulus crier. A quoi bon, à pareille distance ! Mes lèvresgonflées ne laissèrent passer aucun son. Conseil put articulerquelques mots, et je l’entendis répéter à plusieurs reprises :

« A nous ! à nous ! »Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et,

fût-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppressé emplitl’oreille, mais il me sembla qu’un cri répondait au cri deConseil.

« As-tu entendu ? murmurai-je.— Oui ! oui ! »Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel désespéré.Cette fois, pas d’erreur possible ! Une voix humaine répon-

dait à la nôtre ! Était-ce la voix de quelque infortuné, abandon-né au milieu de l’Océan, quelque autre victime du choc éprou-vé par le navire ? Ou plutôt une embarcation de la frégate nenous hélait-elle pas dans l’ombre ?

Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant sur mon épaule,tandis que je résistais dans une dernière convulsion, il se dres-sa à demi hors de l’eau et retomba épuisé.

« Qu’as-tu vu ?— J’ai vu… murmura-t-il, j’ai vu… mais ne parlons pas… gar-

dons toutes nos forces ! … »Qu’avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du

monstre me vint pour la première fois à l’esprit ! … Mais cettevoix cependant ? … Les temps ne sont plus où les Jonas se réfu-gient dans le ventre des baleines !

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois latête, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance au-quel répondait une voix de plus en plus rapprochée. Je l’enten-dais à peine. Mes forces étaient à bout ; mes doigts s’écar-taient ; ma main ne me fournissait plus un point d’appui ; mabouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée ; lefroid m’envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, jem’abîmai…

En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai.Puis, je sentis qu’on me retirait, qu’on me ramenait à la surfacede l’eau, que ma poitrine se dégonflait, et je m’évanouis…

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Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vi-goureuses frictions qui me sillonnèrent le corps. J’entr’ouvrisles yeux…

« Conseil ! murmurai-je.— Monsieur m’a sonné ? » répondit Conseil.En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s’abais-

sait vers l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle deConseil, et que je reconnus aussitôt.

« Ned ! m’écriai-je— En personne, monsieur, et qui court après sa prime ! ré-

pondit le Canadien.— Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?— Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous,

j’ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlotflottant.

— Un îlot ?— Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.— Expliquez-vous, Ned.— Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon

n’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.— Pourquoi, Ned, pourquoi ?— C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite

en tôle d’acier ! »Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes sou-

venirs, que je contrôle moi-même mes assertions.Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revire-

ment subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au som-met de l’être ou de l’objet à demi immergé qui nous servait derefuge. Je l’éprouvai du pied. C’était évidemment un corps dur,impénétrable, et non pas cette substance molle qui forme lamasse des grands mammifères marins.

Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, sem-blable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quittepour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels queles tortues ou les alligators.

Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse,poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique,et, si incroyable que cela fût, il semblait que, dis-je, il était faitde plaques boulonnées.

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Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, le phéno-mène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier,bouleversé et fourvoyé l’imagination des marins des deux hé-misphères, il fallait bien le reconnaître, c’était un phénomèneplus étonnant encore, un phénomène de main d’homme.

La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, leplus mythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma rai-son. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c’est toutsimple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossiblemystérieusement et humainement réalisé, c’était à confondrel’esprit !

Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus surle dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autantque j’en pouvais juger, la forme d’un immense poisson d’acier.L’opinion de Ned Land était faite sur ce point. Conseil et moi,nous ne pûmes que nous y ranger.

« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un méca-nisme de locomotion et un équipage pour le manœuvrer ?

— Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, de-puis trois heures que j’habite cette île flottante, elle n’a pasdonné signé de vie.

— Ce bateau n’a pas marché ?— Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré des

lames, mais il ne bouge pas.— Nous savons, à n’en pas douter, cependant, qu’il est doué

d’une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour pro-duire cette vitesse et un mécanicien pour conduire cette ma-chine, j’en conclus… que nous sommes sauvés.

— Hum ! » fit Ned Land d’un ton réservé.En ce moment, et comme pour donner raison à mon argu-

mentation, un bouillonnement se fit à l’arrière de cet étrangeappareil, dont le propulseur était évidemment une hélice, et ilse mit en mouvement. Nous n’eûmes que le temps de nous ac-crocher à sa partie supérieure qui émergeait de quatre-vingtscentimètres environ. Très heureusement sa vitesse n’était pasexcessive.

« Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, jen’ai rien à dire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, je nedonnerais pas deux dollars de ma peau ! »

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Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait doncurgent de communiquer avec les êtres quelconques renfermésdans les flancs de cette machine. Je cherchai à sa surface uneouverture, un panneau, « un trou d’homme », pour employerl’expression technique ; mais les lignes de boulons, solidementrabattues sur la jointure des tôles, étaient nettes et uniformes.

D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obs-curité profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser auxmoyens de pénétrer à l’intérieur de ce bateau sous-marin.

Ainsi donc, notre salut dépendait uniquement du caprice desmystérieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plon-geaient, nous étions perdus ! Ce cas excepté, je ne doutais pasde la possibilité d’entrer en relations avec eux. Et, en effet,s’ils ne faisaient pas eux-mêmes leur air, il fallait nécessaire-ment qu’ils revinssent de temps en temps à la surface del’Océan pour renouveler leur provision de molécules respi-rables. Donc, nécessité d’une ouverture qui mettait l’intérieurdu bateau en communication avec l’atmosphère.

Quant à l’espoir d’être sauvé par le commandant Farragut, ilfallait y renoncer complètement. Nous étions entraînés versl’ouest, et j’estimai que notre vitesse, relativement modérée,atteignait douze milles à l’heure. L’hélice battait les flots avecune régularité mathématique, émergeant quelquefois et faisantjaillir l’eau phosphorescente à une grande hauteur.

Vers quatre heures du matin, la rapidité de l’appareil s’ac-crut. Nous résistions difficilement à ce vertigineux entraîne-ment, lorsque les lames nous battaient de plein fouet. Heureu-sement, Ned rencontra sous sa main un large organeau fixé àla partie supérieure du dos de tôle, et nous parvînmes à nous yaccrocher solidement.

Enfin cette longue nuit s’écoula. Mon souvenir incomplet nepermet pas d’en retracer toutes les impressions. Un seul détailme revient à l’esprit. Pendant certaines accalmies de la mer etdu vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, unesorte d’harmonie fugitive produite par des accords lointains.Quel était donc le mystère de cette navigation sous-marinedont le monde entier cherchait vainement l’explication ? Quelsêtres vivaient dans cet étrange bateau ? Quel agent mécaniquelui permettait de se déplacer avec une si prodigieuse vitesse ?

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Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, maiselles ne tardèrent pas à se déchirer. J’allais procéder à un exa-men attentif de la coque qui formait à sa partie supérieure unesorte de plate-forme horizontale, quand je la sentis s’enfoncerpeu à peu.

« Eh ! mille diables ! s’écria Ned Land, frappant du pied latôle sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »

Mais il était difficile de se faire entendre au milieu des batte-ments assourdissants de l’hélice. Heureusement, le mouvementd’immersion s’arrêta.

Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées se pro-duisit à l’intérieur du bateau. Une plaque se souleva, unhomme parut, jeta un cri bizarre et disparut

aussitôt.Quelques instants après, huit solides gaillards, le visage voi-

lé, apparaissaient silencieusement, et nous entraînaient dansleur formidable machine.

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Chapitre 8Mobilis In MobileCet enlèvement, si brutalement exécuté, s’était accompli avecla rapidité de l’éclair. Mes compagnons et moi, nous n’avionspas eu le temps de nous reconnaître. Je ne sais ce qu’ils éprou-vèrent en se sentant introduits dans cette prison flottante ;mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaça l’épiderme.A qui avions-nous affaire ? Sans doute à quelques pirates d’unenouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur façon.

A peine l’étroit panneau fut-il refermé sur moi, qu’une obscu-rité profonde m’enveloppa. Mes yeux, imprégnés de la lumièreextérieure, ne purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus secramponner aux échelons d’une échelle de fer. Ned Land etConseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas del’échelle, une porte s’ouvrit et se referma immédiatement surnous avec un retentissement sonore.

Nous étions seuls. Où ? Je ne pouvais le dire, à peine l’imagi-ner. Tout était noir, mais d’un noir si absolu, qu’après quelquesminutes, mes yeux n’avaient encore pu saisir une de ces lueursindéterminées qui flottent dans les plus profondes nuits.

Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder,donnait un libre cours à son indignation.

« Mille diables ! s’écriait-il, voilà des gens qui en remonte-raient aux Calédoniens pour l’hospitalité ! Il ne leur manqueplus que d’être anthropophages ! Je n’en serais pas surpris,mais je déclare que l’on ne me mangera pas sans que jeproteste !

— Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondit tranquille-ment Conseil. Ne vous emportez pas avant l’heure. Nous nesommes pas encore dans la rôtissoire !

— Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans lefour, à coup sûr ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon

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bowie-kniff ne m’a pas quitté, et j’y vois toujours assez clairpour m’en servir. Le premier de ces bandits qui met la mainsur moi…

— Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et nenous compromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si onne nous écoute pas ! Tâchons plutôt de savoir où noussommes ! »

Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je rencontrai unemuraille de fer, faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant,je heurtai une table de bois, près de laquelle étaient rangésplusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulaitsous une épaisse natte de phormium qui assourdissait le bruitdes pas. Les murs nus ne révélaient aucune trace de porte nide fenêtre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoi-gnit, et nous revînmes au milieu de cette cabine, qui devaitavoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant à sahauteur, Ned Land, malgré sa grande taille, ne put la mesurer.

Une demi-heure s’était déjà écoulée sans que la situation sefût modifiée, quand, d’une extrême obscurité, nos yeux pas-sèrent subitement à la plus violente lumière. Notre prisons’éclaira soudain, c’est-à-dire qu’elle s’emplit d’une matière lu-mineuse tellement vive que je ne pus d’abord en supporterl’éclat. A sa blancheur, à son intensité, je reconnus cet éclai-rage électrique, qui produisait autour du bateau sous-marincomme un magnifique phénomène de phosphorescence. Aprèsavoir involontairement fermé les yeux, je les rouvris, et je visque l’agent lumineux s’échappait d’un demi-globe dépoli quis’arrondissait à la partie supérieure de la cabine.

« Enfin ! on y voit clair ! s’écria Ned Land, qui, son couteau àla main, se tenait sur la défensive.

— Oui, répondis-je, risquant l’antithèse, mais la situationn’en est pas moins obscure.

— Que monsieur prenne patience », dit l’impassible Conseil.Le soudain éclairage de la cabine m’avait permis d’en exami-

ner les moindres détails. Elle ne contenait que la table et lescinq escabeaux. La porte invisible devait être hermétiquementfermée. Aucun bruit n’arrivait à notre oreille. Tout semblaitmort à l’intérieur de ce bateau. Marchait-il, se maintenait-il àla surface de l’Océan, s’enfonçait-il dans ses profondeurs ? Jene pouvais le deviner.

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Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumé sans rai-son. j’espérais donc que les hommes de l’équipage ne tarde-raient pas à se montrer. Quand on veut oublier les gens, onn’éclaire pas les oubliettes.

Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, laporte s’ouvrit, deux hommes parurent.

L’un était de petite taille, vigoureusement musclé, larged’épaules, robuste de membres, la tête forte, la chevelureabondante et noire, la moustache épaisse, le regard vif et péné-trant, et toute sa personne empreinte de cette vivacité méridio-nale qui caractérise en France les populations provençales. Di-derot a très justement prétendu que le geste de l’homme estmétaphorique, et ce petit homme en était certainement lapreuve vivante. On sentait que dans son langage habituel, il de-vait prodiguer les prosopopées, les métonymies et les hypal-lages. Ce que. d’ailleurs, je ne fus jamais à même de vérifier,car il employa toujours devant moi un idiome singulier et abso-lument incompréhensible.

Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Undisciple de Gratiolet ou d’Engel eût lu sur sa physionomie àlivre ouvert. Je reconnus sans hésiter ses qualités dominantes –la confiance en lui, car sa tête se dégageait noblement sur l’arcformé par la ligne de ses épaules, et ses yeux noirs regardaientavec une froide assurance : – le calme, car sa peau, pâle plutôtque colorée, annonçait la tranquillité du sang ; – l’énergie, quedémontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; lecourage enfin, car sa vaste respiration dénotait une grande ex-pansion vitale.

J’ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme etcalme semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cetensemble, de l’homogénéité des expressions dans les gestes ducorps et du visage, suivant l’observation des physionomistes,résultait une indiscutable franchise.

Je me sentis « involontairement » rassuré en sa présence, etj’augurai bien de notre entrevue.

Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’au-rais pu le préciser. Sa taille était haute, son front large, sonnez droit, sa bouche nettement dessinée. ses dents magni-fiques, ses mains fines, allongées, éminemment « psychiques »pour employer un mot de la chirognomonie, c’est-à-dire dignes

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de servir une âme haute et passionnée. Cet homme formait cer-tainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontré.Détail particulier, ses yeux, un peu écartés l’un de l’autre, pou-vaient embrasser simultanément près d’un quart de l’horizon.Cette faculté je l’ai vérifié plus tard se doublait d’une puis-sance de vision encore supérieure à celle de Ned Land.Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils sefronçait, ses larges paupières se rapprochaient de manière àcirconscrire la pupille des yeux et à rétrécir ainsi l’étendue duchamp visuel, et il regardait ! Quel regard ! comme il grossis-sait les objets rapetissés par l’éloignement ! comme il vous pé-nétrait jusqu’à l’âme ! comme il perçait ces nappes liquides, siopaques à nos yeux, et comme il lisait au plus profond desmers ! …

Les deux inconnus, coiffés de bérets faits d’une fourrure deloutre marine, et chaussés de bottes de mer en peau dephoque, portaient des vêtements d’un tissu particulier, qui dé-gageaient la taille et laissaient une grande liberté demouvements.

Le plus grand des deux évidemment le chef du bord – nousexamina avec une extrême attention, sans prononcer une pa-role. Puis, se retournant vers son compagnon, il s’entretintavec lui dans une langue que je ne pus reconnaître. C’était unidiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles sem-blaient soumises à une accentuation très variée.

L’autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deux outrois mots parfaitement incompréhensibles. Puis du regard ilparut m’interroger directement.

Je répondis, en bon français, que je n’entendais point son lan-gage ; mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation de-vint assez embarrassante.

« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Con-seil. Ces messieurs en saisiront peut-être quelques mots ! »

Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nette-ment toutes mes syllabes, et sans omettre un seul détail. Je dé-clinai nos noms et qualités ; puis, je présentai dans les formesle professeur Aronnax, son domestique Conseil, et maître NedLand, le harponneur.

L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta tranquillement,poliment même, et avec une attention remarquable. Mais rien

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dans sa physionomie n’indiqua qu’il eût compris mon histoire.Quand j’eus fini, il ne prononça pas un seul mot.

Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-être seferait-on entendre dans cette langue qui est à peu près univer-selle. Je la connaissais, ainsi que la langue allemande, d’unemanière suffisante pour la lire couramment, mais non pour laparler correctement. Or, ici, il fallait surtout se fairecomprendre.

« Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. A vous, maîtreLand, tirez de votre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parléun Anglo-Saxon. et tâchez d’être plus heureux que moi. »

Ned ne se fit pas prier et recommença mon récit que je com-pris à peu près. Le fond fut le même, mais la forme différa. LeCanadien, emporté par son caractère, y mit beaucoup d’anima-tion. Il se plaignit violemment d’être emprisonné au mépris dudroit des gens, demanda en vertu de quelle loi on le retenaitainsi, invoqua l’habeas corpus, menaça de poursuivre ceux quile séquestraient indûment, se démena, gesticula, cria, et finale-ment, il fit comprendre par un geste expressif que nous mou-rions de faim.

Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l’avions à peu prèsoublié.

A sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoirété plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrent pas.Il était évident qu’ils ne comprenaient ni la langue d’Arago nicelle de Faraday.

Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nos res-sources philologiques, je ne savais plus quel parti prendre,quand Conseil me dit :

« Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose enallemand.

— Comment ! tu sais l’allemand ? m’écriai-je.— Comme un Flamand, n’en déplaise à monsieur.— Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon. »Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisième

fois les diverses péripéties de notre histoire. Mais, malgré lesélégantes tournures et la belle accentuation du narrateur, lalangue allemande n’eut aucun succès.

Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui me restait demes premières études, et j’entrepris de narrer nos aventures

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en latin. Cicéron se fût bouché les oreilles et m’eût renvoyé àla cuisine, mais cependant, je parvins à m’en tirer. Même résul-tat négatif.

Cette dernière tentative définitivement avortée, les deux in-connus échangèrent quelques mots dans leur incompréhen-sible langage, et se retirèrent, sans même nous avoir adresseun de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les pays dumonde. La porte se referma.

« C’est une infamie ! s’écria Ned Land, qui éclata pour lavingtième fois. Comment ! on leur parle français, anglais, alle-mand, latin, à ces coquins-là, et il n’en est pas un qui ait la civi-lité de répondre !

Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colèrene mènerait à rien.

— Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre iras-cible compagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim danscette cage de fer ?

— Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore te-nir longtemps !

— Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous noussommes trouvés dans de plus mauvaises passes. Faites-moidonc le plaisir d’attendre pour vous former une opinion sur lecommandant et l’équipage de ce bateau.

— Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont descoquins…

— Bon ! et de quel pays ?— Du pays des coquins !— Mon brave Ned, ce pays-là n’est pas encore suffisamment

indiqué sur la mappemonde, et j’avoue que la nationalité deces deux inconnus est difficile à déterminer ! Ni Anglais, niFrançais, ni Allemands, voilà tout ce que l’on peut affirmer. Ce-pendant, je serais tenté d’admettre que ce commandant et sonsecond sont nés sous de basses latitudes. Il y a du méridionalen eux. Mais sont-ils espagnols, turcs, arabes ou indiens, c’estce que leur type physique ne me permet pas de décider. Quantà leur langage. il est absolument incompréhensible.

Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues, ré-pondit Conseil, ou le désavantage de ne pas avoir une langueunique !

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— Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-là ont un langage à eux, un langage in-venté pour désespérer les braves gens qui demandent à dîner !Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuerles mâchoires, happer des dents et des lèvres, est-ce que celane se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas direà Québec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes :J’ai faim ! donnez-moi à manger ! …

— Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes ! … »Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewart entra.

Il nous apportait des vêtements, vestes et culottes de mer,faites d’une étoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hâ-tai de les revêtir, et mes compagnons m’imitèrent.

Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut-être avait dis-posé la table et placé trois couverts.

« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et cela s’an-nonce bien.

— Bah ! répondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu’on mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, dubeefsteak de chien de mer !

— Nous verrons bien ! » dit Conseil.Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symétri-

quement posés sur la nappe, et nous prîmes place à table. Dé-cidément, nous avions affaire à des gens civilisés, et sans la lu-mière électrique qui nous inondait, je me serais cru dans lasalle à manger de l’hôtel Adelphi, à Liverpool, ou du Grand-Hô-tel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin man-quaient totalement. L’eau était fraîche et limpide, mais c’étaitde l’eau – ce qui ne fut pas du goût de Ned Land. Parmi lesmets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons délica-tement apprêtés ; mais, sur certains plats, excellents d’ailleurs,je ne pus me prononcer, et je n’aurais même su dire à quelrègne, végétal ou animal, leur contenu appartenait. Quant auservice de table, il était élégant et d’un goût parfait. Chaqueustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait unelettre entourée d’une devise en exergue, et dont voici le fac-si-milé exact :

Mobile dans l’élément mobile ! Cette devise s’appliquait jus-tement à cet appareil sous-marin, à la condition de traduire lapréposition in par dans et non par sur. La lettre N formait sans

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doute l’initiale du nom de l’énigmatique personnage qui com-mandait au fond des mers !

Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévo-raient, et je ne tardai pas à les imiter. J’étais, d’ailleurs, rassu-ré sur notre sort, et il me paraissait évident que nos hôtes nevoulaient pas nous laisser mourir d’inanition.

Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim degens qui n’ont pas mangé depuis quinze heures. Notre appétitsatisfait, le besoin de sommeil se fit impérieusement sentir.Réaction bien naturelle, après l’interminable nuit pendant la-quelle nous avions lutté contre la mort.

« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.— Et moi, je dors ! » répondit Ned Land.Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine,

et furent bientôt plongés dans un profond sommeil.Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent be-

soin de dormir. Trop de pensées s’accumulaient dans mon es-prit, trop de questions insolubles s’y pressaient, trop d’imagestenaient mes paupières entr’ouvertes ! Où étions-nous ? Quelleétrange puissance nous emportait ? Je sentais – ou plutôt jecroyais sentir – l’appareil s’enfoncer vers les couches les plusreculées de la mer. De violents cauchemars m’obsédaient. J’en-trevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monde d’animauxinconnus, dont ce bateau sous-marin semblait être le congé-nère, vivant, se mouvant, formidable comme eux ! … Puis, moncerveau se calma, mon imagination se fondit en une vaguesomnolence, et je tombai bientôt dans un morne sommeil.

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Chapitre 9Les colères de Ned LandQuelle fut la durée de ce sommeil, je l’ignore ; mais il dut êtrelong, car il nous reposa complètement de nos fatigues. Je meréveillai le premier. Mes compagnons n’avaient pas encorebougé, et demeuraient étendus dans leur coin comme desmasses inertes.

A peine relevé de cette couche passablement dure, je sentismon cerveau dégagé, mon esprit net. Je recommençai alors unexamen attentif de notre cellule.

Rien n’était changé à ses dispositions intérieures. La prisonétait restée prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependantle stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table.Rien n’indiquait donc une modification prochaine dans cette si-tuation, et je me demandai sérieusement si nous étions desti-nés à vivre indéfiniment dans cette cage.

Cette perspective me sembla d’autant plus pénible que, simon cerveau était libre de ses obsessions de la veille, je mesentais la poitrine singulièrement oppressée. Ma respiration sefaisait difficilement. L’air lourd ne suffisait plus au jeu de mespoumons. Bien que la cellule fût vaste, il était évident que nousavions consommé en grande partie l’oxygène qu’elle contenait.En effet, chaque homme dépense en une heure, l’oxygène ren-fermé dans cent litres d’air et cet air, chargé alors d’une quan-tité presque égale d’acide carbonique, devient irrespirable.

Il était donc urgent de renouveler l’atmosphère de notre pri-son, et, sans doute aussi, L’atmosphère du bateau sous-marin.

Là se posait une question à mon esprit. Comment procédaitle commandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l’airpar des moyens chimiques, en dégageant par la chaleur l’oxy-gène contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbantl’acide carbonique par la potasse caustique ? Dans ce cas, il

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devait avoir conservé quelques relations avec les continents,afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération.Se bornait-il seulement à emmagasiner l’air sous de hautespressions dans des réservoirs, puis à le répandre suivant lesbesoins de son équipage ? Peut-être. Ou, procédé plus com-mode. plus économique, et par conséquent plus probable, secontentait-il de revenir respirer à la surface des eaux, commeun cétacé. et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provi-sion d’atmosphère ? Quoi qu’il en soit. et quelle que fût la mé-thode, il me paraissait prudent de l’employer sans retard.

En effet, j’étais déjà réduit à multiplier mes inspirations pourextraire de cette cellule le peu d’oxygène qu’elle renfermait,quand, soudain, je fus rafraîchi par un courant d’air pur et toutparfumé d’émanations salines. C’était bien la brise de mer, vi-vifiante et chargée d’iode ! J’ouvris largement la bouche, etmes poumons se saturèrent de fraîches molécules. En mêmetemps, je sentis un balancement, un roulis de médiocre ampli-tude, mais parfaitement déterminable. Le bateau, le monstrede tôle venait évidemment de remonter à la surface de l’Océanpour y respirer à la façon des baleines. Le mode de ventilationdu navire était donc parfaitement reconnu.

Lorsque j’eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, je cher-chai le conduit, l’ » aérifère », si l’on veut, qui laissait arriverjusqu’à nous ce bienfaisant effluve. et je ne tardai pas à letrouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait un trou d’aérage lais-sant passer une fraîche colonne d’air, qui renouvelait ainsi l’at-mosphère appauvrie de la cellule.

J’en étais là de mes observations, quand Ned et Conseils’éveillèrent presque en même temps, sous l’influence de cetteaération revivifiante. Ils se frottèrent les yeux, se détirèrent lesbras et furent sur pied en un instant.

« Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa poli-tesse quotidienne.

— Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et, vous, maîtreNed Land ?

— Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne sais sije me trompe, il me semble que je respire comme une brise demer ? »

Un marin ne pouvait s’y méprendre, et je racontai au Cana-dien ce qui s’était passé pendant son sommeil.

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« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissementsque nous entendions, lorsque le prétendu narwal se trouvait envue de l’Abraham-Lincoln.

— Parfaitement, maître Land, c’était sa respiration !— Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idée de

l’heure qu’il est, à moins que ce ne soit l’heure du dîner ?— L’heure du dîner, mon digne harponneur ? Dites, au

moins, l’heure du déjeuner, car nous sommes certainement aulendemain d’hier.

— Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous avons prisvingt-quatre heures de sommeil.

— C’est mon avis. répondis-je.— Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Mais dîner

ou déjeuner, le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’un oul’autre.

— L’un et l’autre, dit Conseil— Juste, répondit le Canadien, nous avons droit à deux repas,

et pour mon compte, je ferai honneur à tous les deux.— Eh bien ! Ned, attendons, répondis-je. Il est évident que

ces inconnus n’ont pas l’intention de nous laisser mourir defaim, car, dans ce cas, le dîner d’hier soir n’aurait aucun sens.

— A moins qu’on ne nous engraisse ! riposta Ned.— Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes point tombés

entre les mains de cannibales !— Une fois n’est pas coutume, répondit sérieusement le Ca-

nadien. Qui sait si ces gens-là ne sont pas privés depuis long-temps de chair fraîche, et dans ce cas, trois particuliers sainset bien constitués comme monsieur le professeur, son domes-tique et moi…

— Chassez ces idées, maître Land, répondis-je au harpon-neur, et surtout. ne partez pas de là pour vous emporter contrenos hôtes, ce qui ne pourrait qu’aggraver la situation.

— En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim de tous lesdiables, et dîner ou déjeuner, le repas n’arrive guère !

— Maître Land, répliquai-je, il faut se conformer au règle-ment du bord, et je suppose que notre estomac avance sur lacloche du maître-coq.

— Eh bien ! on le mettra à l’heure, répondit tranquillementConseil.

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— Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta l’impatient Cana-dien. Vous usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme !Vous seriez capable de dire vos grâces avant votre bénédicité,et de mourir de faim plutôt que de vous plaindre !

— A quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.— Mais cela servirait à se plaindre ! C’est déjà quelque

chose. Et si ces pirates — je dis pirates par respect, et pour nepas contrarier monsieur le professeur qui défend de les appe-ler cannibales —, si ces pirates se figurent qu’ils vont me gar-der dans cette cage où j’étouffe, sans apprendre de quels ju-rons j’assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Voyons,monsieur Aronnax. parlez franchement. Croyez-vous qu’ilsnous tiennent longtemps dans cette boîte de fer ?

— A dire vrai, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land.— Mais enfin, que supposez-vous ?— Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d’un se-

cret important. Or, l’équipage de ce bateau sous-marin a inté-rêt à le garder, et si cet intérêt est plus grave que la vie detrois hommes, je crois notre existence très compromise. Dansle cas contraire, à la première occasion, le monstre qui nous aengloutis nous rendra au monde habité par nos semblables.

— A moins qu’il ne nous enrôle parmi son équipage, dit Con-seil, et qu’il nous garde ainsi…

— Jusqu’au moment, répliqua Ned Land, où quelque frégate,plus rapide ou plus adroite que l’Abraham-Lincoln, s’emparerade ce nid de forbans, et enverra son équipage et nous respirerune dernière fois au bout de sa grand’vergue.

— Bien raisonné, maître Land, répliquai-je. Mais on ne nousa pas encore fait, que je sache, de proposition à cet égard. Inu-tile donc de discuter le parti que nous devrons prendre, le caséchéant. Je vous le répète, attendons, prenons conseil des cir-constances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien à faire.

— Au contraire ! monsieur le professeur, répondit le harpon-neur, qui n’en voulait pas démordre, il faut faire quelquechose.

— Eh ! quoi donc, maître Land ?— Nous sauver.— Se sauver d’une prison « terrestre » est souvent difficile,

mais d’une prison sous-marine, cela me paraît absolumentimpraticable.

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— Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez-vous àl’objection de monsieur ? Je ne puis croire qu’un Américain soitjamais à bout de ressources ! »

Le harponneur. visiblement embarrassé, se taisait. Une fuite,dans les conditions où le hasard nous avait jetés, était absolu-ment impossible. Mais un Canadien est à demi français, etmaître Ned Land le fit bien voir par sa réponse.

« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après quelques instantsde réflexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gensqui ne peuvent s’échapper de leur prison ?

— Non, mon ami.— C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de manière à y

rester.— Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans que

dessus ou dessous !— Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte-clefs et gar-

diens, ajouta Ned Land.— Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à vous emparer

de ce bâtiment ?— Très sérieusement, répondit le Canadien.— C’est impossible.— Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se présenter quelque

chance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empê-cher d’en profiter. S’ils ne sont qu’une vingtaine d’hommes àbord de cette machine, ils ne feront pas reculer deux Françaiset un Canadien, je suppose ! »

Mieux valait admettre la proposition du harponneur que dela discuter. Aussi, me contentai-je de répondre :

« Laissons venir les circonstances, maître Land, et nous ver-rons. Mais, jusque-là, je vous en prie, contenez votre impa-tience. On ne peut agir que par ruse, et ce n’est pas en vousemportant que vous ferez naître des chances favorables.Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans tropde colère.

— Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit NedLand d’un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira dema bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quand bienmême le service de la table ne se ferait pas avec toute la régu-larité désirable.

— J’ai votre parole, Ned », répondis-je au Canadien.

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Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mità réfléchir à part soi. J’avouerai que, pour mon compte, et mal-gré l’assurance du harponneur, je ne conservais aucune illu-sion. Je n’admettais pas ces chances favorables dont Ned Landavait parlé. Pour être si sûrement manœuvré, le bateau sous-marin exigeait un nombreux équipage, et conséquemment,dans le cas d’une lutte, nous aurions affaire à trop forte partie.D’ailleurs, il fallait, avant tout, être libres, et nous ne l’étionspas. Je ne voyais même aucun moyen de fuir cette cellule detôle si hermétiquement fermée. Et pour peu que l’étrange com-mandant de ce bateau eût un secret à garder — ce qui parais-sait au moins probable il ne nous laisserait pas agir librement àson bord. Maintenant, se débarrasserait-il de nous par la vio-lence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre ?C’était là l’inconnu. Toutes ces hypothèses me semblaient ex-trêmement plausibles, et il fallait être un harponneur pour es-pérer de reconquérir sa liberté.

Je compris d’ailleurs que les idées de Ned Land s’aigrissaientavec les réflexions qui s’emparaient de son cerveau. J’enten-dais peu à peu les jugements gronder au fond de son gosier, etje voyais ses gestes redevenir menaçants. Il se levait, tournaitcomme une bête fauve en cage, frappait les murs du pied et dupoing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim se faisait cruelle-ment sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Etc’était oublier trop longtemps notre position de naufragés, sil’on avait réellement de bonnes intentions à notre égard.

Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste es-tomac, se montait de plus en plus, et, malgré sa parole, je crai-gnais véritablement une explosion, lorsqu’il se trouverait enprésence de l’un des hommes du bord.

Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land s’exalta.Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles detôle étaient sourdes. Je n’entendais même aucun bruit à l’inté-rieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, carj’aurais évidemment senti les frémissements de la coque sousl’impulsion de l’hélice. Plongé sans doute dans l’abîme deseaux, il n’appartenait plus à la terre. Tout ce morne silenceétait effrayant.

Quant à notre abandon, notre isolement au fond de cette cel-lule, je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espérances

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que j’avais conçues après notre entrevue avec le commandantdu bord s’effaçaient peu à peu. La douceur du regard de cethomme, l’expression généreuse de sa physionomie, la noblessede son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je re-voyais cet énigmatique personnage tel qu’il devait être, néces-sairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l’huma-nité, inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemide ses semblables auxquels il avait dû vouer une impérissablehaine !

Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser périr d’inanition,enfermés dans cette prison étroite livrés à ces horribles tenta-tions auxquelles pousse la faim farouche ? Cette affreuse pen-sée prit dans mon esprit une intensité terrible, et l’imaginationaidant, je me sentis envahir par une épouvante insensée. Con-seil restait calme, Ned Land rugissait.

En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement.Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. Les serrures

furent fouillées, la porte s’ouvrit, le stewart parut.Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empêcher, le

Canadien s’était précipité sur ce malheureux ; il l’avait renver-sé ; il le tenait à la gorge. Le stewart étouffait sous sa mainpuissante.

Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur savictime à demi suffoquée, et j’allais joindre mes efforts auxsiens, quand, subitement, je fus cloué à ma place par ces motsprononcés en français :

« Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur,veuillez m’écouter ! »

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Chapitre 10L'homme des eauxC’était le commandant du bord qui parlait ainsi.

A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart,presque étranglé sortit en chancelant sur un signe de sonmaître ; mais tel était l’empire du commandant à son bord, quepas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devaitêtre animé contre le Canadien. Conseil, intéressé malgré lui,moi stupéfait, nous attendions en silence le dénouement decette scène.

Le commandant, appuyé sur l’angle de la table, les bras croi-sés, nous observait avec une profonde attention. Hésitait-il àparler ? Regrettait-il ces mots qu’il venait de prononcer enfrançais ? On pouvait le croire.

Après quelques instants d’un silence qu’aucun de nous nesongea à interrompre :

« Messieurs, dit-il d’une voix calme et pénétrante, je parleégalement le français, l’anglais, l’allemand et le latin. J’auraisdonc pu vous répondre dès notre première entrevue, mais jevoulais vous connaître d’abord, réfléchir ensuite. Votre qua-druple récit, absolument semblable au fond, m’a affirmé l’iden-tité de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a misen ma présence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoirenaturelle au Muséum de Paris, chargé d’une mission scienti-fique à l’étranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d’ori-gine canadienne, harponneur à bord de la frégate l’Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unis d’Amérique. »

Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas une ques-tion que me posait le commandant. Donc, pas de réponse àfaire. Cet homme s’exprimait avec une aisance parfaite, sansaucun accent. Sa phrase était nette, ses mots justes, sa facilité

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d’élocution remarquable. Et cependant, je ne « sentais » pas enlui un compatriote.

Il reprit la conversation en ces termes :« Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j’ai longtemps

tardé à vous rendre cette seconde visite. C’est que, votre iden-tité reconnue, je voulais peser mûrement le parti à prendre en-vers vous. J’ai beaucoup hésité. Les plus fâcheuses circons-tances vous ont mis en présence d’un homme qui a rompu avecl’humanité. Vous êtes venu troubler mon existence…

— Involontairement, dis-je.— Involontairement ? répondit l’inconnu, en forçant un peu

sa voix. Est-ce involontairement que l’Abraham-Lincoln mechasse sur toutes les mers ? Est-ce involontairement que vousavez pris passage à bord de cette frégate ? Est-ce involontaire-ment que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire ?Est-ce involontairement que maître Ned Land m’a frappé deson harpon ? »

Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, àces récriminations j’avais une réponse toute naturelle à faire,et je la fis.

« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussionsqui ont eu lieu à votre sujet en Amérique et en Europe. Vous nesavez pas que divers accidents, provoqués par le choc de votreappareil sous-marin, ont ému l’opinion publique dans les deuxcontinents. Je vous fais grâce des hypothèses sans nombre parlesquelles on cherchait à expliquer l’inexplicable phénomènedont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursui-vant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l’Abraham-Lin-coln croyait chasser quelque puissant monstre marin dont ilfallait à tout prix délivrer l’Océan. »

Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis,d’un ton plus calme :

« Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmer quevotre frégate n’aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous-marin aussi bien qu’un monstre ? »

Cette question m’embarrassa, car certainement le comman-dant Farragut n’eût pas hésité. Il eût cru de son devoir de dé-truire un appareil de ce genre tout comme un narwalgigantesque.

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« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’aile droit de vous traiter en ennemis. »

Je ne répondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter uneproposition semblable, quand la force peut détruire lesmeilleurs arguments.

« J’ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien nem’obligeait à vous donner l’hospitalité. Si je devais me séparerde vous, je n’avais aucun intérêt à vous revoir. Je vous remet-tais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de re-fuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais que vous aviezjamais existé. N’était-ce pas mon droit ?

— C’était peut-être le droit d’un sauvage, répondis-je, cen’était pas celui d’un homme civilisé.

— Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant,je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rom-pu avec la société tout entière pour des raisons que moi seulj’ai le droit d’apprécier. Je n’obéis donc point à ses règles, et jevous engage à ne jamais les invoquer devant moi ! »

Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et de dédain avaitallumé les yeux de l’inconnu, et dans la vie de cet homme, j’en-trevis un passé formidable. Non seulement il s’était mis en de-hors des lois humaines, mais il s’était fait indépendant, libredans la plus rigoureuse acception du mot, hors de toute at-teinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers,puisque, à leur surface, il déjouait les efforts tentés contre lui ?Quel navire résisterait au choc de son monitor sous-marin ?Quelle cuirasse, si épaisse qu’elle fût, supporterait les coups deson éperon ? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demandercompte de ses œuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’ilen avait une, étaient les seuls juges dont il put dépendre.

Ces réflexions traversèrent rapidement mon esprit. pendantque l’étrange personnage se taisait, absorbé et comme retiréen lui-même. Je le considérais avec un effroi mélangé d’intérêt,et sans doute, ainsi qu’Œdipe considérait le Sphinx.

Après un assez long silence, le commandant reprit la parole.« J’ai donc hésité, dit-il, mais j’ai pensé que mon intérêt pou-

vait s’accorder avec cette pitié naturelle à laquelle tout êtrehumain a droit. Vous resterez à mon bord, puisque la fatalitévous y a jetés. Vous y serez libres, et, en échange de cette

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liberté, toute relative d’ailleurs, je ne vous imposerai qu’uneseule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.

— Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que cette conditionest de celles qu’un honnête homme peut accepter ?

— Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains évé-nements imprévus m’obligent à vous consigner dans vos ca-bines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas.Désirant ne jamais employer la violence, j’attends de vous,dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obéis-sance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilité,je vous dégage entièrement, car c’est à moi de vous mettredans l’impossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu.Acceptez-vous cette condition ? »

Il se passait donc à bord des choses tout au moins singu-lières, et que ne devaient point voir des gens qui ne s’étaientpas mis hors des lois sociales ! Entre les surprises que l’avenirme ménageait, celle-ci ne devait pas être la moindre.

« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vous demande-rai, monsieur, la permission de vous adresser une question,une seule.

— Parlez, monsieur.— Vous avez dit que nous serions libres à votre bord ?— Entièrement.— Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette

liberté.— Mais la liberté d’aller, de venir, de voir, d’observer même

tout ce qui se passe ici – sauf en quelques circonstances graves-, la liberté enfin dont nous jouissons nous-mêmes, mes compa-gnons et moi. »

Il était évident que nous ne nous entendions point.« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberté, ce n’est que

celle que tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peutnous suffire.

— Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise !— Quoi ! nous devons renoncer à jamais de revoir notre pa-

trie, nos amis, nos parents !— Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insuppor-

table joug de la terre, que les hommes croient être la liberté,n’est peut-être pas aussi pénible que vous le pensez !

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— Par exemple, s’écria Ned Land, jamais je ne donnerai maparole de ne pas chercher à me sauver !

— Je ne vous demande pas de parole, maître Land réponditfroidement le commandant.

— Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi, vous abusezde votre situation envers nous ! C’est de la cruauté !

— Non, monsieur, c’est de la clémence ! Vous êtes mes pri-sonniers après combat ! Je vous garde, quand je pourrais d’unmot vous replonger dans les abîmes de l’Océan ! Vous m’avezattaqué ! Vous êtes venus surprendre un secret que nul hommeau monde ne doit pénétrer, le secret de toute mon existence !Et vous croyez que Je vais vous renvoyer sur cette terre qui nedoit plus me connaître ! Jamais ! En vous retenant, ce n’est pasvous que je garde, c’est moi-même ! »

Ces paroles indiquaient de la part du commandant un partipris contre lequel ne prévaudrait aucun argument.

« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simple-ment à choisir entre la vie ou la mort ?

— Tout simplement.— Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée, il n’y a rien à

répondre. Mais aucune parole ne nous lie au maître de ce bord.— Aucune, monsieur », répondit l’inconnu.Puis, d’une voix plus douce, il reprit :« Maintenant, permettez-moi d’achever ce que j’ai à vous

dire. Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos com-pagnons, vous n’aurez peut-être pas tant à vous plaindre du ha-sard qui vous lie à mon sort. Vous trouverez parmi les livresqui servent à mes études favorites cet ouvrage que vous avezpublié sur les grands fonds de la mer. Je l’ai souvent lu. Vousavez poussé votre œuvre aussi loin que vous le permettait lascience terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n’avez pastout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur,que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vousallez voyager dans le pays des merveilles. L’étonnement, la stu-péfaction seront probablement l’état habituel de votre esprit.Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle inces-samment offert à vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tourdu monde sous-marin – qui sait ? le dernier peut-être – tout ceque j’ai pu étudier au fond de ces mers tant de fois parcourues,et vous serez mon compagnon d’études. A partir de ce jour,

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vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez ce que n’a vuencore aucun homme car moi et les miens nous ne comptonsplus – et notre planète, grâce à moi, va vous livrer ses dernierssecrets. »

Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moiun grand effet. J’étais pris là par mon faible, et j’oubliai, pourun instant, que la contemplation de ces choses sublimes nepouvait valoir la liberté perdue. D’ailleurs, je comptais surl’avenir pour trancher cette grave question. Ainsi, je mecontentai de répondre :

« Messieurs, si vous avez brisé avec l’humanité, je veuxcroire que vous n’avez pas renié tout sentiment humain. Noussommes des naufragés charitablement recueillis à votre bord,nous ne l’oublierons pas. Quant à moi, je ne méconnais pasque, si l’intérêt de la science pouvait absorber jusqu’au besoinde liberté, ce que me promet notre rencontre m’offrirait degrandes compensations. »

Je pensais que le commandant allait me tendre la main poursceller notre traité. Il n’en fit rien. Je le regrettai pour lui.

« Une dernière question, dis-je, au moment où cet être inex-plicable semblait vouloir se retirer.

— Parlez, monsieur le professeur.— De quel nom dois-je vous appeler ?— Monsieur, répondit le commandant, je ne suis pour vous

que le capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n’êtes pourmoi que les passagers du Nautilus. »

Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine luidonna ses ordres dans cette langue étrangère que je ne pou-vais reconnaître. Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil :

« Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillezsuivre cet homme.

— Ça n’est pas de refus ! » répondit le harponneur.Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaient

renfermés depuis plus de trente heures.« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre déjeuner est prêt.

Permettez-moi de vous précéder.— A vos ordres, capitaine. »Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j’eus franchi la porte,

je pris une sorte de couloir électriquement éclairé, semblable

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aux coursives d’un navire. Après un parcours d’une dizaine demètres. une seconde porte s’ouvrit devant moi.

J’entrai alors dans une salle à manger ornée et meublée avecun goût sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d’orne-ments d’ébène, s’élevaient aux deux extrémités de cette salle,et sur leurs rayons à ligne ondulée étincelaient des faïences,des porcelaines, des verreries d’un prix inestimable. La vais-selle plate y resplendissait sous les rayons que versait un pla-fond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucis-saient l’éclat.

Au centre de la salle était une table richement servie. Le ca-pitaine Nemo m’indiqua la place que je devais occuper.

« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme quidoit mourir de faim. »

Le déjeuner se composait d’un certain nombre de plats dontla mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dontj’ignorais la nature et la provenance. J’avouerai que c’était bon,mais avec un goût particulier auquel je m’habituai facilement.Ces divers aliments me parurent riches en phosphore, et jepensai qu’ils devaient avoir une origine marine.

Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien,mais il devina mes pensées, et il répondit de lui-même auxquestions que je brûlais de lui adresser.

« La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Ce-pendant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sont sains etnourrissants. Depuis longtemps, j’ai renoncé aux aliments de laterre, et je ne m’en porte pas plus mal. Mon équipage, qui estvigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi.

— Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de lamer ?

— Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes be-soins. Tantôt, je mets mes filets a la traîne, et je les retire,prêts à se rompre. Tantôt, je vais chasser au milieu de cet élé-ment qui paraît être inaccessible à l’homme, et je force le gi-bier qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mes troupeaux,comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sanscrainte les immenses prairies de l’Océan. J’ai là une vaste pro-priété que j’exploite moi-même et qui est toujours ensemencéepar la main du Créateur de toutes choses. »

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Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, etje lui répondis :

« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets four-nissent d’excellents poissons à votre table ; je comprendsmoins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forêtssous-marines ; mais je ne comprends plus du tout qu’une par-celle de viande, si petite qu’elle soit, figure dans votre menu.

— Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais-jejamais usage de la chair des animaux terrestres.

— Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat où res-taient encore quelques tranches de filet.

— Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le profes-seur, n’est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici éga-lement quelques foies de dauphin que vous prendriez pour unragoût de porc. Mon cuisinier est un habile préparateur, quiexcelle à conserver ces produits variés de l’Océan. Goûtez àtous ces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’un Malais dé-clarerait sans rivale au monde, voilà une crème dont le lait aété fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre par lesgrands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi devous offrir des confitures d’anémones qui valent celles desfruits les plus savoureux. »

Et je goûtais, plutôt en curieux qu’en gourmet, tandis que lecapitaine Nemo m’enchantait par ses invraisemblables récits.

« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourriceprodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement ;elle me vêtit encore. Ces étoffes qui vous couvrent sont tisséesavec le byssus de certains coquillages ; elles sont teintes avecla pourpre des anciens et nuancées de couleurs violettes quej’extrais des aplysis de la Méditerranée. Les parfums que voustrouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de ladistillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus douxzostère de l’Océan. Votre plume sera un fanon de baleine,votre encre la liqueur sécrétée par la seiche ou l’encornet.Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retourneraun jour !

— Vous aimez la mer, capitaine.— Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept

dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’estl’immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent

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frémir la vie à ses côtés. La mer n’est que le véhicule d’unesurnaturelle et prodigieuse existence ; elle n’est que mouve-ment et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vospoètes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y mani-feste par ses trois règnes, minéral, végétal, animal. Ce derniery est largement représenté par les quatre groupes des zoo-phytes, par trois classes des articulés, par cinq classes desmollusques, par trois classes des vertébrés, les mammifères,les reptiles et ces innombrables légions de poissons, ordre infi-ni d’animaux qui compte plus de treize mille espèces, dont undixième seulement appartient à l’eau douce. La mer est levaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe apour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle !Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas auxdespotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droitsiniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les hor-reurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau,leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance dis-paraît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seule-ment est l’indépendance ! Là je ne reconnais pas de maîtres !Là je suis libre ! »

Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet en-thousiasme qui débordait de lui. S’était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle ? Avait-il trop parlé ? Pendantquelques instants, il se promena, très agité. Puis, ses nerfs secalmèrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et,se tournant vers moi :

« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez vi-siter le Nautilus, je suis a vos ordres. »

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Chapitre 11Le NautilusLe capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, mé-nagée à l’arrière de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans unechambre de dimension égale à celle que je venais de quitter.

C’était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandrenoir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayonsun grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient lecontour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure parde vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient lescourbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, ens’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poserle livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, cou-verte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelquesjournaux déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cetharmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dépolis àdemi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais avecune admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée,et je ne pouvais en croire mes yeux.

« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s’étendresur un divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plusd’un palais des continents, et je suis vraiment émerveillé,quand je songe qu’elle peut vous suivre au plus profond desmers.

— Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, mon-sieur le professeur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinetdu Muséum vous offre-t-il un repos aussi complet ?

— Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre au-près du vôtre. Vous possédez la six ou sept mille volumes…

— Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens quime rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jouroù mon Nautilus s’est plongé pour la première fois sous les

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eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes der-nières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, jeveux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit. Ceslivres, monsieur le professeur, sont d’ailleurs à votre disposi-tion, et vous pourrez en user librement. »

Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayonsde la bibliothèque. Livres de science, de morale et de littéra-ture, écrits en toute langue, y abondaient ; mais je ne vis pasun seul ouvrage d’économie politique ; ils semblaient être sévè-rement proscrits du bord. Détail curieux, tous ces livres étaientindistinctement classés, en quelque langue qu’ils fussentécrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus de-vait lire couramment les volumes que sa main prenait auhasard.

Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre desmaîtres anciens et modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humani-té a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman etla science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xéno-phon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand.Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cettebibliothèque ; les livres de mécanique, de balistique. d’hydro-graphie, de météorologie, de géographie, de géologie, etc. , ytenaient une place non moins importante que les ouvragesd’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient la principaleétude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout l’Arago, lestravaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles,de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, deBerthelot, de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandantMaury, d’Agassis etc. Les mémoires de l’Académie dessciences, les bulletins des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être valucet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmiles œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé les Fonda-teurs de l’Astronomie me donna même une date certaine ; etcomme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, jepus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pasà une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus,le capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine.J’espérai, d’ailleurs, que des ouvrages plus récents encore mepermettraient de fixer exactement cette époque ; mais j’avais

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le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarderdavantage notre promenade à travers les merveilles duNautilus.

« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir miscette bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors descience, et j’en profiterai.

— Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, dit le ca-pitaine Nemo, c’est aussi un fumoir.

— Un fumoir ? m’écriai-je. On fume donc à bord ?— Sans doute.— Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez

conservé des relations avec La Havane.— Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, mon-

sieur Aronnax, et, bien qu’il ne vienne pas de La Havane, vousen serez content, si vous êtes connaisseur. »

Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelaitcelle du londrès ; mais il semblait fabriqué avec des feuillesd’or. Je l’allumai à un petit brasero que supportait un élégantpied de bronze, et j’aspirai ses premières bouffées avec la vo-lupté d’un amateur qui n’a pas fumé depuis deux jours.

« C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac.— Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Ha-

vane ni de l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine,que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie.Regrettez-vous les londrès, monsieur ?

— Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.— Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l’origine de

ces cigares. Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n’en sontpas moins bons, j’imagine.

— Au contraire. »A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait

face à celle par laquelle j’étais entré dans la bibliothèque, et jepassai dans un salon immense et splendidement éclairé.

C’était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dixmètres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoréde légères arabesques, distribuait un jour clair et doux surtoutes les merveilles entassées dans ce musée. Car, c’étaitréellement un musée dans lequel une main intelligente et pro-digue avait réuni tous les trésors de la nature et de l’art, avecce pêle-mêle artiste qui distingue un atelier de peintre.

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Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes,séparés par d’étincelantes panoplies, ornaient les parois ten-dues de tapisseries d’un dessin sévère. Je vis là des toiles de laplus haute valeur, et que, pour la plupart, j’avais admiréesdans les collections particulières de l’Europe et aux expositionsde peinture. Les diverses écoles des maîtres anciens étaient re-présentées par une madone de Raphaël, une vierge de Léonardde Vinci, une nymphe du Corrège, une femme du Titien, uneadoration de Véronèse, une assomption de Murillo, un portraitd’Holbein, un moine de Vélasquez, un martyr de Ribeira, unekermesse de Rubens, deux paysages flamands de Téniers, troispetits tableaux de genre de Gérard Dow, de Metsu, de PaulPotter, deux toiles de Géricault et de Prudhon, quelques ma-rines de Backuysen et de Vernet. Parmi les œuvres de la pein-ture moderne, apparaissaient des tableaux signés Delacroix,Ingres, Decamps, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc. , etquelques admirables réductions de statues de marbre ou debronze, d’après les plus beaux modèles de l’antiquité, se dres-saient sur leurs piédestaux dans les angles de ce magnifiquemusée. Cet état de stupéfaction que m’avait prédit le comman-dant du Nautilus commençait déjà à s’emparer de mon esprit.

« Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vousexcuserez le sans-gêne avec lequel je vous reçois, et ledésordre qui règne dans ce salon.

— Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vousêtes, m’est-il permis de reconnaître en vous un artiste ?

— Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois àcollectionner ces belles œuvres créées par la main de l’homme.J’étais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j’ai puréunir quelques objets d’un haut prix. Ce sont mes dernierssouvenirs de cette terre qui est morte pour moi. A mes yeux,vos artistes modernes ne sont déjà plus que des anciens ; ilsont deux ou trois mille ans d’existence, et je les confonds dansmon esprit. Les maîtres n’ont pas d’âge.

— Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des partitions deWeber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, deMeyerbeer, d’Herold, de Wagner, d’Auber, de Gounod, etnombre d’autres, éparses sur un pianoorgue de grand modèlequi occupait un des panneaux du salon.

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— Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont descontemporains d’Orphée, car les différences chronologiquess’effacent dans la mémoire des morts – et je suis mort, mon-sieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis quireposent à six pieds sous terre ! »

Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverieprofonde. Je le considérais avec une vive émotion, analysant ensilence les étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l’angled’une précieuse table de mosaïque, il ne me voyait plus, il ou-bliait ma présence.

Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en re-vue les curiosités qui enrichissaient ce salon.

Auprès des œuvres de l’art, les raretés naturelles tenaientune place très importante. Elles consistaient principalement enplantes, en coquilles et autres productions de l’Océan, qui de-vaient être les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Aumilieu du salon, un jet d’eau, électriquement éclairé, retombaitdans une vasque faite d’un seul tridacne. Cette coquille, four-nie par le plus grand des mollusques acéphales, mesurait surses bords, délicatement festonnés, une circonférence de sixmètres environ ; elle dépassait donc en grandeur ces beaux tri-dacnes qui furent donnés à François 1er par la République deVenise, et dont l’église Saint-Sulpice, à Paris, a fait deux béni-tiers gigantesques.

Autour de cette vasque, sous d’élégantes vitrines fixées pardes armatures de cuivre, étaient classés et étiquetés les plusprécieux produits de la mer qui eussent jamais été livrés auxregards d’un naturaliste. On conçoit ma joie de professeur.

L’embranchement des zoophytes offrait de très curieux spé-cimens de ses deux groupes des polypes et des échinodermes.Dans le premier groupe, des tubipores, des gorgones disposéesen éventail, des éponges douces de Syrie, des isis des Mol-luques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers deNorvège, des ombellulaires variées, des alcyonnaires, touteune série de ces madrépores que mon maître Milne-Edwards asi sagacement classés en sections, et parmi lesquels je remar-quai d’adorables flabellines, des oculines de l’île Bourbon, le «char de Neptune » des Antilles, de superbes variétés de co-raux, enfin toutes les espèces de ces curieux polypiers dontl’assemblage forme des îles entières qui deviendront un jour

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des continents. Dans les échinodermes, remarquables par leurenveloppe épineuse, les astéries, les étoiles de mer, les panta-crines, les comatules, les astérophons, les oursins, les holotu-ries, etc. , représentaient la collection complète des individusde ce groupe.

Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certaine-ment devant d’autres vitrines plus nombreuses où étaient clas-sés les échantillons de l’embranchement des mollusques. Je vislà une collection d’une valeur inestimable, et que le temps memanquerait à décrire tout entière. Parmi ces produits, je cite-rai, pour mémoire seulement, – l’élégant marteau royal del’Océan indien dont les régulières taches blanches ressortaientvivement sur un fond rouge et brun, – un spondyle impérial,aux vives couleurs, tout hérissé d’épines, rare spécimen dansles muséums européens, et dont j’estimai la valeur à vingtmille francs, un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hol-lande, qu’on se procure difficilement, – des buccardes exo-tiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles valves,qu’un souffle eût dissipées comme une bulle de savon, – plu-sieurs variétés des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcairesbordés de replis foliacés, et très disputés par les amateurs, –toute une série de troques, les uns jaune verdâtre, pêchés dansles mers d’Amérique, les autres d’un brun roux, amis des eauxde la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, etremarquables par leur coquille imbriquée, ceux-là, des stel-laires trouvés dans les mers australes, et enfin, le plus rare detous, le magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande ; – puis,d’admirables tellines sulfurées, de précieuses espèces de cy-thérées et de Vénus, le cadran treillissé des côtes de Tranque-bar, le sabot marbré à nacre resplendissante, les perroquetsverts des mers de Chine, le cône presque inconnu du genreCœnodulli, toutes les variétés de porcelaines qui servent demonnaie dans l’Inde et en Afrique, la « Gloire de la Mer », laplus précieuse coquille des Indes orientales ; – enfin des litto-rines, des dauphinules, des turritelles des janthines, desovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, despourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, descérites, des fuseaux, des strombes, des pterocères, des pa-telles, des hyales, des cléodores, coquillages délicats et fra-giles, que la science a baptisés de ses noms les plus charmants.

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A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaientdes chapelets de perles de la plus grande beauté, que la lu-mière électrique piquait de pointes de feu, des perles roses, ar-rachées aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertesde l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires. curieuxproduits des divers mollusques de tous les océans et de cer-taines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurs échan-tillons d’un prix inappréciable qui avaient été distillés par lespintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perles surpas-saient en grosseur un œuf de pigeon ; elles valaient, et au-delà,celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah dePerse, et primaient cette autre perle de l’iman de Mascate, queje croyais sans rivale au monde.

Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pourainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenserdes millions pour acquérir ces échantillons divers, et je me de-mandais à quelle source il puisait pour satisfaire ainsi ses fan-taisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots:

« Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. Eneffet, elles peuvent intéresser un naturaliste ; mais, pour moi,elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies dema main, et il n’est pas une mer du globe qui ait échappé àmes recherches.

— Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se pro-mener au milieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ontfait eux-mêmes leur trésor. Aucun muséum de l’Europe ne pos-sède une semblable collection des produits de l’Océan. Mais sij’épuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour lenavire qui les porte ! Je ne veux point pénétrer des secrets quisont les vôtres ! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la forcemotrice qu’il renferme en lui, les appareils qui permettent dele manœuvrer, l’agent si puissant qui l’anime, tout cela exciteau plus haut point ma curiosité. Je vois suspendus aux murs dece salon des instruments dont la destination m’est inconnue.Puis-je savoir ? …

— Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vousai dit que vous seriez libre à mon bord, et par conséquent, au-cune partie du Nautilus ne vous est interdite. Vous pouvez

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donc le visiter en détail et je me ferai un plaisir d’être votrecicérone.

— Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais jen’abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderaiseulement à quel usage sont destinés ces instruments dephysique…

— Monsieur le professeur, ces mêmes instruments setrouvent dans ma chambre, et c’est là que j’aurai le plaisir devous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter lacabine qui vous est réservée. Il faut que vous sachiez commentvous serez installé à bord du Nautilus. »

Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées àchaque pan coupé du salon, me fit rentrer dans les coursivesdu navire. Il me conduisit vers l’avant, et là je trouvai, non pasune cabine, mais une chambre élégante, avec lit, toilette et di-vers autres meubles.

Je ne pus que remercier mon hôte.« Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il, en ou-

vrant une porte, et la mienne donne sur le salon que nous ve-nons de quitter. »

J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspectsévère, presque cénobitique. Une couchette de fer, une tablede travail, quelques meubles de toilette. Le tout éclairé par undemi-jour. Rien de confortable. Le strict nécessaire, seulement.

Le capitaine Nemo me montra un siège.« Veuillez vous asseoir », me dit-il.Je m’assis, et il prit la parole en ces termes :

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Chapitre 12Tout par l'éléctricité« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instru-ments suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareilsexigés par la navigation du Nautilus. Ici comme dans le salon,je les ai toujours sous les yeux, et ils m’indiquent ma situationet ma direction exacte au milieu de l’Océan. Les uns vous sontconnus, tels que le thermomètre qui donne la température inté-rieure du Nautilus ; le baromètre, qui pèse le poids de l’air etprédit les changements de temps ; l’hygromètre, qui marque ledegré de sécheresse de l’atmosphère ; le storm-glass, dont lemélange, en se décomposant, annonce l’arrivée des tempêtes ;la boussole, qui dirige ma route ; le sextant, qui par la hauteurdu soleil m’apprend ma latitude ; les chronomètres, qui mepermettent de calculer ma longitude ; et enfin des lunettes dejour et de nuit, qui me servent à scruter tous les points de l’ho-rizon, quand le Nautilus est remonté à la surface des flots.

— Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis-je, et j’en connais l’usage. Mais en voici d’autres qui répondentsans doute aux exigences particulières du Nautilus. Ce cadranque j’aperçois et que parcourt une aiguille mobile, n’est-ce pasun manomètre ?

— C’est un manomètre, en effet. Mis en communication avecl’eau dont il indique la pression extérieure, il me donne par làmême la profondeur à laquelle se maintient mon appareil.

— Et ces sondes d’une nouvelle espèce ?— Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent la

température des diverses couches d’eau.— Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi ?— Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques

explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’écouter. »Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :

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« Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui seplie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Toutse fait par lui. Il m’éclaire, il m’échauffe, il est l’âme de mes ap-pareils mécaniques. Cet agent, c’est l’électricité.

— L’électricité ! m’écriai-je assez surpris.— Oui, monsieur.— Cependant, capitaine, vous possédez une extrême rapidité

de mouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir de l’électrici-té. Jusqu’ici, sa puissance dynamique est restée très restreinteet n’a pu produire que de petites forces !

— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, monélectricité n’est pas celle de tout le monde, et c’est là tout ceque vous me permettrez de vous en dire.

— Je n’insisterai pas. monsieur, et je me contenterai d’êtretrès étonné d’un tel résultat. Une seule question, cependant, àlaquelle vous ne répondrez pas si elle est indiscrète. Les élé-ments que vous employez pour produire ce merveilleux agentdoivent s’user vite. Le zinc, par exemple, comment leremplacez-vous, puisque vous n’avez plus aucune communica-tion avec la terre ?

— Votre question aura sa réponse, répondit le capitaine Ne-mo. Je vous dirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers desmines de zinc, de fer, d’argent, d’or, dont l’exploitation seraittrès certainement praticable. Mais je n’ai rien emprunté à cesmétaux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’à la mer elle-même les moyens de produire mon électricité.

— A la mer ?— Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me man-

quaient pas. J’aurais pu, en effet, en établissant un circuitentre des fils plongés à différentes profondeurs, obtenir l’élec-tricité par la diversité de températures qu’ils éprouvaient ;mais j’ai préféré employer un système plus pratique.

— Et lequel ?— Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur mille

grammes on trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d’eau,et deux centièmes deux tiers environ de chlorure de sodium ;puis. en petite quantité, des chlorures de magnésium et de po-tassium, du bromure de magnésium, du sulfate de magnésie,du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que lechlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable.

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Or, c’est ce sodium que j’extrais de l’eau de mer et dont jecompose mes éléments.

— Le sodium ?— Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme un amal-

game qui tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le mer-cure ne s’use jamais. Le sodium seul se consomme, et la merme le fournit elle-même. Je vous dirai, en outre, que les pilesau sodium doivent être considérées comme les plus éner-giques, et que leur force électromotrice est double de celle despiles au zinc.

— Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodium dansles conditions où vous vous trouvez. La mer le contient. Bien.Mais il faut encore le fabriquer, l’extraire en un mot. Etcomment faites-vous ? Vos piles pourraient évidemment servirà cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la dépense du so-dium nécessitée par les appareils électriques dépasserait laquantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriezpour le produire plus que vous n’en produiriez !

— Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par lapile, et j’emploie tout simplement la chaleur du charbon deterre.

— De terre ? dis-je en insistant.Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit le capi-

taine Nemo.— Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de

houille ?— Monsieur Aronnax, vous me verrez à l’œuvre. Je ne vous

demande qu’un peu de patience, puisque vous avez le tempsd’être patient. Rappelez-vous seulement ceci : je dois tout àl’Océan ; il produit l’électricité, et l’électricité donne au Nauti-lus la chaleur, la lumière, le mouvement, la vie en un mot.

— Mais non pas l’air que vous respirez ?— Oh ! je pourrais fabriquer l’air nécessaire à ma consomma-

tion, mais c’est inutile puisque je remonte à la surface de lamer, quand il me plaît. Cependant, si l’électricité ne me fournitpas l’air respirable, elle manœuvre, du moins, des pompespuissantes qui l’emmagasinent dans des réservoirs spéciaux,ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtempsque je le veux, mon séjour dans les couches profondes.

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— Capitaine, répondis-je, je me contente d’admirer. Vousavez évidemment trouvé ce que les hommes trouveront sansdoute un jour, la véritable puissance dynamique del’électricité.

— Je ne sais s’ils la trouveront, répondit froidement le capi-taine Nemo. Quoi qu’il en soit, vous connaissez déjà la pre-mière application que j’ai faite de ce précieux agent. C’est luiqui nous éclaire avec une égalité, une continuité que n’a pas lalumière du soleil. Maintenant, regardez cette horloge ; elle estélectrique, et marche avec une régularité qui défie celle desmeilleurs chronomètres. Je l’ai divisée en vingt-quatre heures,comme les horloges italiennes, car pour moi, il n’existe ni nuit,ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumière facticeque j’entraîne jusqu’au fond des mers ! Voyez, en ce moment, ilest dix heures du matin.

— Parfaitement.— Autre application de l’électricité. Ce cadran, suspendu de-

vant nos yeux, sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Un filélectrique le met en communication avec l’hélice du loch, etson aiguille m’indique la marche réelle de l’appareil. Et, tenez,en ce moment, nous filons avec une vitesse modérée de quinzemilles à l’heure.

— C’est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine,que vous avez eu raison d’employer cet agent, qui est destiné àremplacer le vent, l’eau et la vapeur.

— Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaineNemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiteronsl’arrière du Nautilus. »

En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de cebateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant ducentre à l’éperon : la salle à manger de cinq mètres, séparéede la bibliothèque par une cloison étanche, c’est-à-dire ne pou-vant être pénétrée par l’eau, la bibliothèque de cinq mètres, legrand salon de dix mètres, séparé de la chambre du capitainepar une seconde cloison étanche, ladite chambre du capitainede cinq mètres, la mienne de deux mètres cinquante, et enfinun réservoir d’air de sept mètres cinquante, qui s’étendait jus-qu’à l’étrave. Total, trente-cinq mètres de longueur. Les cloi-sons étanches étaient percées de portes qui se fermaient her-métiquement au moyen d’obturateurs en caoutchouc, et elles

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assuraient toute sécurité à bord du Nautilus, au cas où unevoie d’eau se fût déclarée.

Je suivis le capitaine Nemo. à travers les coursives situées enabord, et j’arrivai au centre du navire. Là, se trouvait une sortede puits qui s’ouvrait entre deux cloisons étanches. Uneéchelle de fer, cramponnée à la paroi, conduisait à son extrémi-té supérieure. Je demandai au capitaine à quel usage servaitcette échelle.

« Elle aboutit au canot, répondit-il.— Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je, assez étonné.— Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insub-

mersible, qui sert à la promenade et à la pêche.— Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes

forcé de revenir à la surface de la mer ?— Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la

coque du Nautilus, et occupe une cavité disposée pour le rece-voir. Il est entièrement ponté, absolument étanche, et retenupar de solides boulons. Cette échelle conduit à un troud’homme percé dans la coque du Nautilus, qui correspond à untrou pareil percé dans le flanc du canot. C’est par cette doubleouverture que je m’introduis dans l’embarcation. On refermel’une, celle du Nautilus ; je referme l’autre, celle du canot, aumoyen de vis de pression ; je largue les boulons, et l’embarca-tion remonte avec une prodigieuse rapidité à la surface de lamer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement closjusque-là, je mâte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons,et je me promène.

— Mais comment revenez-vous à bord ?— Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui

revient.— A vos ordres !— A mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance

un télégramme, et cela suffit.— En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n’est plus

simple ! »Après avoir dépassé la cage de l’escalier qui aboutissait à la

plate-forme, je vis une cabine longue de deux mètres, dans la-quelle Conseil et Ned Land, enchantés de leur repas, s’occu-paient à le dévorer à belles dents. Puis, une porte s’ouvrit sur

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la cuisine longue de trois mètres, située entre les vastes cam-buses du bord.

Là, l’électricité, plus énergique et plus obéissante que le gazlui-même, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivantsous les fourneaux, communiquaient à des éponges de platineune chaleur qui se distribuait et se maintenait régulièrement.Elle chauffait également des appareils distillatoires qui, par lavaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Auprèsde cette cuisine s’ouvrait une salle de bains, confortablementdisposée, et dont les robinets fournissaient l’eau froide ou l’eauchaude, à volonté.

A la cuisine succédait le poste de l’équipage, long de cinqmètres. Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir sonaménagement, qui m’eût peut-être fixé sur le nombred’hommes nécessité par la manœuvre du Nautilus.

Au fond s’élevait une quatrième cloison étanche qui séparaitce poste de la chambre des machines. Une porte s’ouvrit, et jeme trouvai dans ce compartiment où le capitaine Nemo – ingé-nieur de premier ordre, à coup sûr – avait disposé ses appareilsde locomotion.

Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesu-rait pas moins de vingt mètres en longueur. Elle était naturelle-ment divisée en deux parties ; la première renfermait les élé-ments qui produisaient l’électricité. et la seconde, le méca-nisme qui transmettait le mouvement à l’hélice.

Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplis-sait ce compartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de monimpression.

« Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz, produitspar l’emploi du sodium ; mais ce n’est qu’un léger inconvé-nient. Tous les matins, d’ailleurs, nous purifions le navire en leventilant à grand air. »

Cependant, j’examinais avec un intérêt facile à concevoir lamachine du Nautilus.

« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j’emploie des élé-ments Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussentété impuissants. Les éléments Bunzen sont peu nombreux,mais forts et grands, ce qui vaut mieux, expérience faite.L’électricité produite se rend à l’arrière, où elle agit par desélectro-aimants de glande dimension sur un système

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particulier de leviers et d’engrenages qui transmettent le mou-vement à l’arbre de l’hélice. Celle-ci. dont le diamètre est desix mètres et le pas de sept mètres cinquante, peut donner jus-qu’à cent vingt tours par seconde.

— Et vous obtenez alors ?— Une vitesse de cinquante milles à l’heure. »Il y avait là un mystère, mais je n’insistai pas pour le

connaître. Comment l’électricité pouvait-elle agir avec unetelle puissance ? Où cette force presque illimitée prenait-elleson origine ? Etait-ce dans sa tension excessive obtenue pardes bobines d’une nouvelle sorte ? Était-ce dans sa transmis-sion qu’un système de leviers inconnus pouvait accroître à l’in-fini ? C’est ce que je ne pouvais comprendre.

« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je necherche pas à les expliquer. J’ai vu le Nautilus manœuvrer de-vant l’Abraham-Lincoln, et je sais à quoi m’en tenir sur sa vi-tesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir où l’on va ! Il fautpouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut, en bas !Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, où voustrouvez une résistance croissante qui s’évalue par des cen-taines d’atmosphères ? Comment remontez-vous à la surfacede l’Océan ? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le mi-lieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vous ledemandant ?

— Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le capi-taine, après une légère hésitation. puisque vous ne devez ja-mais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C’estnotre véritable cabinet de travail, et là, vous apprendrez toutce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »

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Chapitre 13Quelques chiffresUn instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le ci-gare aux lèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure quidonnait les plan, coupe et élévation du Nautilus. Puis il com-mença sa description en ces termes :

« Voici. monsieur Aronnax, les diverses dimensions du ba-teau qui vous porte. C’est un cylindre très allongé, à bouts co-niques. Il affecte sensiblement la forme d’un cigare, forme déjàadoptée à Londres dans plusieurs constructions du mêmegenre. La longueur de ce cylindre. de tête en tête, est exacte-ment de soixante-dix mètres, et son bau. à sa plus grande lar-geur, est de huit mètres. Il n’est donc pas construit tout à faitau dixième comme vos steamers de grande marche, mais seslignes sont suffisamment longues et sa coulée assez prolongée,pour que l’eau déplacée s’échappe aisément et n’oppose aucunobstacle a sa marche.

« Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par unsimple calcul la surface et le volume du Nautilus. Sa surfacecomprend mille onze mètres carrés et quarante-cinq cen-tièmes ; son volume, quinze cents mètres cubes et deuxdixièmes – ce qui revient à dire qu’entièrement immergé, il dé-place ou pèse quinze cents mètres cubes ou tonneaux.

« Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destiné à unenavigation sous-marine, j’ai voulu, qu’en équilibre dans l’eau ilplongeât des neuf dixièmes, et qu’il émergeât d’un dixièmeseulement. Par conséquent, il ne devait déplacer dans cesconditions que les neuf dixièmes de son volume, soit treize centcinquante-six mètres cubes et quarante-huit centièmes, c’est-à-dire ne peser que ce même nombre de tonneaux. J’ai donc dûne pas dépasser ce poids en le construisant suivant lesdimensions sus-dites.

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« Le Nautilus se compose de deux coques, l’une intérieure,l’autre extérieure, réunies entre elles par des fers en T qui luidonnent une rigidité extrême. En effet, grâce à cette disposi-tion cellulaire, il résiste comme un bloc, comme s’il était plein.Son bordé ne peut céder ; il adhère par lui-même et non par leserrage des rivets, et l’homogénéité de sa construction, due auparfait assemblage des matériaux, lui permet de défier lesmers les plus violentes.

« Ces deux coques sont fabriquées en tôle d’acier dont ladensité par rapport à l’eau est de sept, huit dixièmes. La pre-mière n’a pas moins de cinq centimètres d’épaisseur, et pèsetrois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seizecentièmes. La seconde enveloppe, la quille, haute de cinquantecentimètres et large de vingt-cinq, pesant, à elle seule,soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers acces-soires et aménagements, les cloisons et les étrésillons inté-rieurs, ont un poids de neuf cent soixante et un tonneauxsoixante-deux centièmes, qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centièmes,forment le total exigé de treize cent cinquante-six tonneaux etquarante-huit centièmes. Est-ce entendu ?

— C’est entendu, répondis-je.— Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve à

flot dans ces conditions, il émerge d’un dixième. Or, si j’ai dis-posé des réservoirs d’une capacité égale à ce dixième, soitd’une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante-douze centièmes, et si je les remplis d’eau, le bateau déplaçantalors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complète-ment immergé. C’est ce qui arrive, monsieur le professeur. Cesréservoirs existent en abord dans les parties inférieures duNautilus.

J’ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s’enfon-çant vient affleurer la surface de l’eau.

— Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritable dif-ficulté. Que vous puissiez affleurer la surface de l’Océan, je lecomprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cettesurface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer unepression et par conséquent subir une poussée de bas en hautqui doit être évaluée à une atmosphère par trente pieds d’eau,soit environ un kilogramme par centimètre carré ?

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— Parfaitement, monsieur.— Donc, à moins que vous ne remplissiez le Nautilus en en-

tier, je ne vois pas comment vous pouvez l’entraîner au seindes masses liquides.

— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il nefaut pas confondre la statique avec la dynamique, sans quoil’on s’expose à de graves erreurs. Il y a très peu de travail à dé-penser pour atteindre les basses régions de l’Océan, car lescorps ont une tendance à devenir « fondriers ». Suivez monraisonnement.

— Je vous écoute, capitaine.— Lorsque j’ai voulu déterminer l’accroissement de poids

qu’il faut donner au Nautilus pour l’immerger, je n’ai eu à mepréoccuper que de la réduction du volume que l’eau de meréprouve à mesure que ses couches deviennent de plus en plusprofondes.

— C’est évident, répondis-je.— Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est,

du moins, très peu compressible. En effet, d’après les calculsles plus récents, cette réduction n’est que de quatre centtrente-six dix millionièmes par atmosphère, ou par chaquetrente pieds de profondeur. S’agit-il d’aller à mille mètres, jetiens compte alors de la réduction du volume sous une pressionéquivalente à celle d’une colonne d’eau de mille mètres, c’est-à-dire sous une pression de cent atmosphères. Cette réductionsera alors de quatre cent trente-six cent millièmes. Je devraidonc accroître le poids de façon à peser quinze cent treizetonneaux soixante-dix-sept centièmes, au lieu de quinze centsept tonneaux deux dixièmes. L’augmentation ne sera consé-quemment que de six tonneaux cinquante-sept centièmes.

— Seulement ?— Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à véri-

fier. Or, j’ai des réservoirs supplémentaires capables d’embar-quer cent tonneaux. Je puis donc descendre à des profondeursconsidérables. Lorsque je veux remonter à la surface et l’af-fleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de vider entière-ment tous les réservoirs, si je désire que le Nautilus émerge dudixième de sa capacité totale. »

A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n’avais rienà objecter.

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« J’admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j’aurais mau-vaise grâce à les contester, puisque l’expérience leur donneraison chaque jour. Mais je pressens actuellement en présenceune difficulté réelle.

— Laquelle, monsieur ?— Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les pa-

rois du Nautilus supportent une pression de cent atmosphères.Si donc, à ce moment, vous voulez vider les réservoirs supplé-mentaires pour alléger votre bateau et remonter à la surface, ilfaut que les pompes vainquent cette pression de cent atmo-sphères, qui est de cent kilogrammes par centimètre carré. Delà une puissance…

— Que l’électricité seule pouvait me donner, se hâta de direle capitaine Nemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoir dy-namique de mes machines est à peu près infini. Les pompes duNautilus ont une force prodigieuse, et vous avez dû le voir,quand leurs colonnes d’eau se sont précipitées comme un tor-rent sur l’Abraham-Lincoln. D’ailleurs, je ne me sers des réser-voirs supplémentaires que pour atteindre des profondeursmoyennes de quinze cent à deux mille mètres, et cela dans lebut de ménager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie meprend de visiter les profondeurs de l’Océan à deux ou troislieues au-dessous de sa surface, j’emploie des manœuvres pluslongues, mais non moins infaillibles.

— Lesquelles, capitaine ? demandai-je.— Ceci m’amène naturellement à vous dire comment se

manœuvre le Nautilus.— Je suis impatient de l’apprendre.— Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pour

évoluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d’ungouvernail ordinaire à large safran, fixé sur l’arrière de l’étam-bot, et qu’une roue et des palans font agir. Mais je puis aussimouvoir le Nautilus de bas en haut et de haut en bas, dans unplan vertical, au moyen de deux plans inclinés, attachés à sesflancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes àprendre toutes les positions, et qui se manœuvrent de l’inté-rieur au moyen de leviers puissants. Ces plans sont-ils mainte-nus parallèles au bateau, celui-ci se meut horizontalement.Sont-ils inclinés, le Nautilus, suivant la disposition de cette in-clinaison et sous la poussée de son hélice, ou s’enfonce suivant

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une diagonale aussi allongée qu’il me convient, ou remonte sui-vant cette diagonale. Et même, si je veux revenir plus rapide-ment à la surface, j’embraye l’hélice, et la pression des eauxfait remonter verticalement le Nautilus comme un ballon qui,gonflé d’hydrogène, s’élève rapidement dans les airs.

— Bravo ! capitaine, m’écriais-je. Mais comment le timonierpeut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ?

— Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillie àla partie supérieure de la coque du Nautilus, et que garnissentdes verres lenticulaires.

— Des verres capables de résister à de telles pressions ?— Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant

une résistance considérable. Dans des expériences de pêche àla lumière électrique faites en 1864, au milieu des mers duNord, on a vu des plaques de cette matière, sous une épaisseurde sept millimètres seulement, résister à une pression de seizeatmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons calo-rifiques qui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or, lesverres dont je me sers n’ont pas moins de vingt et un centi-mètres à leur centre, c’est-à-dire trente fois cette épaisseur.

— Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut quela lumière chasse les ténèbres, et je me demande comment aumilieu de l’obscurité des eaux…

— En arrière de la cage du timonier est placé un puissant ré-flecteur électrique, dont les rayons illuminent la mer à undemi-mille de distance.

— Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m’explique main-tenant cette phosphorescence du prétendu narval, qui a tantintrigué les savants ! A ce propos, je vous demanderai si l’abor-dage du Nautilus et du Scotia, qui a eu un si grand retentisse-ment, a été le résultat d’une rencontre fortuite ?

— Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètresau-dessous de la surface des eaux, quand le choc s’est produit.J’ai d’ailleurs vu qu’il n’avait eu aucun résultat fâcheux.

— Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avecl’Abraham-Lincoln ? …

— Monsieur le professeur, j’en suis fâché pour l’un desmeilleurs navires de cette brave marine américaine mais onm’attaquait et j’ai dû me défendre ! Je me suis contenté,

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toutefois, de mettre la frégate hors d’état de me nuire – elle nesera pas gênée de réparer ses avaries au port le plus prochain.

— Ah ! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vrai-ment un merveilleux bateau que votre Nautilus !

— Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritableémotion le capitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de machair ! Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux ha-sards de l’Océan, si sur cette mer, la première impression estle sentiment de l’abîme, comme l’a si bien dit le HollandaisJansen, au-dessous et à bord du Nautilus, le cœur de l’hommen’a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car ladouble coque de ce bateau a la rigidité du fer ; pas de grée-ment que le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que levent emporte ; pas de chaudières que la vapeur déchire ; pasd’incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de tôle etnon de bois ; pas de charbon qui s’épuise, puisque l’électricitéest son agent mécanique ; pas de rencontre à redouter, puis-qu’il est seul à naviguer dans les eaux profondes ; pas de tem-pête à braver, puisqu’il trouve à quelques mètres au-dessousdes eaux l’absolue tranquillité ! Voilà, monsieur. Voilà le navirepar excellence ! Et s’il est vrai que l’ingénieur ait plus deconfiance dans le bâtiment que le constructeur, et le construc-teur plus que le capitaine lui-même, comprenez donc avec quelabandon je me fie à mon Nautilus, puisque j’en suis tout à lafois le capitaine, le constructeur et l’ingénieur ! »

Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante.Le feu de son regard, la passion de son geste, le transfigu-raient. Oui ! il aimait son navire comme un père aime sonenfant !

Mais une question, indiscrète peut-être, se posait naturelle-ment, et je ne pus me retenir de la lui faire.

« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?— Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j’ai étudié à

Londres, à Paris, à New York, du temps que j’étais un habitantdes continents de la terre.

— Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet ad-mirable Nautilus ?

— Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivéd’un point différent du globe, et sous une destination déguisée.Sa quille a été forgée au Creusot, son arbre d’hélice chez Pen

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et C°, de Londres, les plaques de tôle de sa coque chez Leard,de Liverpool, son hélice chez Scott, de Glasgow. Ses réservoirsont été fabriqués par Cail et Co, de Paris, sa machine parKrupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, enSuède, ses instruments de précision chez Hart frères, de NewYork, etc. , et chacun de ces fournisseurs a reçu mes planssous des noms divers.

— Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu lesmonter, les ajuster ?

— Monsieur le professeur, j’avais établi mes ateliers sur unîlot désert, en plein Océan. Là, mes ouvriers c’est-à-dire mesbraves compagnons que j’ai instruits et formés, et moi, nousavons achevé notre Nautilus. Puis, l’opération terminée, le feua détruit toute trace de notre passage sur cet îlot que j’auraisfait sauter, si je l’avais pu.

— Alors il m’est permis de croire que le prix de revient de cebâtiment est excessif ?

— Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le Nautilus en jauge quinze cents.Il revient donc à seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soitdeux millions y compris son aménagement, soit quatre ou cinqmillions avec les œuvres d’art et les collections qu’il renferme.

— Une dernière question, capitaine Nemo.— Faites, monsieur le professeur.— Vous êtes donc riche ?— Riche à l’infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner,

payer les dix milliards de dettes de la France ! »Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait

ainsi. Abusait-il de ma crédulité ? L’avenir devait mel’apprendre.

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Chapitre 14Le Fleuve-NoirLa portion du globe terrestre occupée par les eaux est évaluéeà trois millions huit cent trente-deux milles cinq centcinquante-huit myriamètres carrés, soit plus de trente-huit mil-lions d’hectares. Cette masse liquide comprend deux milliardsdeux cent cinquante millions de milles cubes, et formerait unesphère d’un diamètre de soixante lieues dont le poids serait detrois quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre,il faut se dire que le quintillion est au milliard ce que le mil-liard est à l’unité, c’est-à-dire qu’il y a autant de milliards dansun quintillion que d’unités dans un milliard. Or, cette masse li-quide, c’est à peu près la quantité d’eau que verseraient tousles fleuves de la terre pendant quarante mille ans.

Durant les époques géologiques, à la période du feu succédala période de l’eau. L’Océan fut d’abord universel. Puis, peu àpeu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnes ap-parurent, des îles émergèrent, disparurent sous des délugespartiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent. formèrent descontinents et enfin les terres se fixèrent géographiquementtelles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur leliquide trente-sept millions six cent cinquante-sept milles car-rés, soit douze mille neuf cent seize millions d’hectares.

La configuration des continents permet de diviser les eaux encinq grandes parties : l’Océan glacial arctique, l’Océan glacialantarctique, l’Océan indien, l’Océan atlantique, l’Océanpacifique.

L’Océan pacifique s’étend du nord au sud entre les deuxcercles polaires, et de l’ouest a l’est entre l’Asie et l’Amériquesur une étendue de cent quarante-cinq degrés en longitude.C’est la plus tranquille des mers ; ses courants sont larges etlents, ses marées médiocres, ses pluies abondantes. Tel était

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l’Océan que ma destinée m’appelait d’abord à parcourir dansles plus étranges conditions.

« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous al-lons, si vous le voulez bien, relever exactement notre position,et fixer le point de départ de ce voyage. Il est midi moins lequart. Je vais remonter à la surface des eaux. »

Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Lespompes commencèrent à chasser l’eau des réservoirs ; l’ai-guille du manomètre marqua par les différentes pressions lemouvement ascensionnel du Nautilus, puis elle s’arrêta.

« Nous sommes arrivés », dit le capitaine.Je me rendis à l’escalier central qui aboutissait à la plate-

forme. Je gravis les marches de métal, et, par les panneaux ou-verts, j’arrivai sur la partie supérieure du Nautilus.

La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètres seule-ment. L’avant et l’arrière du Nautilus présentaient cette dispo-sition fusiforme qui le faisait justement comparer à un long ci-gare. Je remarquai que ses plaques de tôles, imbriquées légè-rement, ressemblaient aux écailles qui revêtent le corps desgrands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc très naturelle-ment que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût tou-jours été pris pour un animal marin.

Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagédans la coque du navire, formait une légère extumescence. Enavant et en arrière s’élevaient deux cages de hauteur mé-diocre, à parois inclinées, et en partie fermées par d’épaisverres lenticulaires : l’une destinée au timonier qui dirigeait leNautilus, l’autre où brillait le puissant fanal électrique quiéclairait sa route.

La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long véhi-cule ressentait les larges ondulations de l’Océan. Une légèrebrise de l’est ridait la surface des eaux. L’horizon, dégagé debrumes, se prêtait aux meilleures observations.

Nous n’avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plusd’Abraham-Lincoln. L’immensité déserte.

Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur dusoleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendantquelques minutes que l’astre vint affleurer le bord de l’horizon.Tandis qu’il observait, pas un de ses muscles ne tressaillait, et

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l’instrument n’eût pas été plus immobile dans une main demarbre.

« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vousvoudrez ? … »

Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre desatterrages japonais, et je redescendis au grand salon.

Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquementsa longitude, qu’il contrôla par de précédentes observationsd’angle horaires. Puis il me dit :

« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept de-grés et quinze minutes de longitude à l’ouest…

— De quel méridien ? demandai-je vivement, espérant que laréponse du capitaine m’indiquerait peut-être sa nationalité.

— Monsieur, me répondit-il, j’ai divers chronomètres régléssur les méridiens de Paris, de Greenwich et de Washington.Mais, en votre honneur je me servirai de celui de Paris. »

Cette réponse ne m’apprenait rien. Je m’inclinai, et le com-mandant reprit :

« Trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l’ouestdu méridien de Paris, et par trente degrés et sept minutes delatitude nord, c’est-à-dire à trois cents milles environ des côtesdu Japon. C’est aujourd’hui 8 novembre, à midi, que commencenotre voyage d’exploration sous les eaux.

— Dieu nous garde ! répondis-je.— Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine,

je vous laisse à vos études. J’ai donné la route à l’est-nord-estpar cinquante mètres de profondeur. Voici des cartes à grandspoints, où vous pourrez la suivre. Le salon est à votre disposi-tion, et je vous demande la permission de me retirer. »

Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dansmes pensées. Toutes se portaient sur ce commandant duNautilus. Saurais-je jamais à quelle nation appartenait cethomme étrange qui se vantait de n’appartenir à aucune ? Cettehaine qu’il avait vouée à l’humanité, cette haine qui cherchaitpeut-être des vengeances terribles, qui l’avait provoquée ?Etait-il un de ces savants méconnus, un de ces génies « aux-quels on a fait du chagrin », suivant l’expression de Conseil, unGalilée moderne, ou bien un de ces hommes de science commel’Américain Maury, dont la carrière a été brisée par des révolu-tions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le

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hasard venait de jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entreles mains, il m’accueillait froidement, mais hospitalièrement.Seulement, il n’avait jamais pris la main que je lui tendais. Il nem’avait jamais tendu la sienne.

Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions,cherchant à percer ce mystère si intéressant pour moi. Puismes regards se fixèrent sur le vaste planisphère étalé sur latable, et je plaçai le doigt sur le point même où se croisaient lalongitude et la latitude observées.

La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des cou-rants spéciaux, reconnaissables à leur température, à leur cou-leur, et dont le plus remarquable est connu sous le nom de cou-rant du Gulf Stream. La science a déterminé, sur le globe, ladirection de cinq courants principaux : un dans l’Atlantiquenord, un second dans l’Atlantique sud, un troisième dans le Pa-cifique nord, un quatrième dans le Pacifique sud, et un cin-quième dans l’Océan indien sud. Il est même probable qu’unsixième courant existait autrefois dans l’Océan indien nord,lorsque les mers Caspienne et d’Aral, réunies aux grands lacsde l’Asie, ne formaient qu’une seule et même étendue d’eau.

Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l’un deces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui,sorti du golfe du Bengale où le chauffent les rayons perpendi-culaires du soleil des Tropiques, traverse le détroit de Malacca,prolonge la côte d’Asie, s’arrondit dans le Pacifique nord jus-qu’aux îles Aléoutiennes, charriant des troncs de camphriers etautres produits indigènes, et tranchant par le pur indigo de seseaux chaudes avec les flots de l’Océan. C’est ce courant que leNautilus allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais seperdre dans l’immensité du Pacifique, et je me sentais entraî-ner avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent à la portedu salon.

Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue desmerveilles entassées devant leurs yeux.

« Où sommes-nous ? où sommes-nous ? s’écria le Canadien.Au muséum de Québec ?

— S’il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt àl’hôtel du Sommerard !

— Mes amis, répondis-je en leur faisant signe d’entrer, vousn’êtes ni au Canada ni en France, mais bien à bord du

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Nautilus, et à cinquante mètres au-dessous du niveau de lamer.

— Il faut croire monsieur, puisque monsieur l’affirme. répli-qua Conseil ; mais franchement, ce salon est fait pour étonnermême un Flamand comme moi.

— Etonne-toi, mon ami. et regarde, car, pour un classifica-teur de ta force. il y a de quoi travailler ici. »

Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil. Le brave garçon,penché sur les vitrines. murmurait déjà des mots de la languedes naturalistes : classe des Gastéropodes, famille des Bucci-noïdes, genre des Porcelaines, espèces des Cypr÷a Madagas-cariensis, etc.

Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m’in-terrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-jedécouvert qui il était, d’où il venait, où il allait, vers quellesprofondeurs il nous entraînait ? Enfin mille questions aux-quelles je n’avais pas le temps de répondre.

Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt, tout ce que je nesavais pas, et je lui demandai ce qu’il avait entendu ou vu deson côté.

« Rien vu, rien entendu ! répondit le Canadien. Je n’ai pasmême aperçu l’équipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard,il serait électrique aussi, lui ?

— Electrique !— Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais vous, mon-

sieur Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujours son idée,vous ne pouvez me dire combien d’hommes il y a à bord ? Dix,vingt, cinquante, cent ?

— Je ne saurais vous répondre, maître Land. D’ailleurs,croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idée de vousemparer du Nautilus ou de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’œuvre de l’industrie moderne, et je regretterais de ne pasl’avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation qui nousest faite, ne fût-ce que pour se promener à travers ces mer-veilles. Ainsi. tenez-vous tranquille, et tâchons de voir ce qui sepasse autour de nous.

— Voir ! s’écria le harponneur, mais on ne voit rien, on neverra rien de cette prison de tôle ! Nous marchons, nous navi-guons en aveugles… »

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— Ned Land prononçait ces derniers mots, quand l’obscuritése fit subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumi-neux s’éteignit, et si rapidement, que mes yeux en éprouvèrentune impression douloureuse, analogue à celle que produit lepassage contraire des profondes ténèbres à la plus éclatantelumière.

Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quellesurprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais unglissement se fit entendre. On eût dit que des panneaux semanœuvraient sur les flancs du Nautilus.

« C’est la fin de la fin ! dit Ned Land.— Ordre des Hydroméduses ! » murmura Conseil.Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers

deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vi-vement éclairées par les effluences électriques. Deux plaquesde cristal nous séparaient de la mer. Je frémis, d’abord, à lapensée que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortesarmatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résis-tance presque infinie.

La mer était distinctement visible dans un rayon d’un milleautour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourraitdécrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à traversces nappes transparentes, et la douceur de ses dégradationssuccessives jusqu’aux couchés inférieures et supérieures del’Océan !

On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que sa limpiditél’emporte sur celle de l’eau de roche. Les substances minéraleset organiques, qu’elle tient en suspension, accroissent mêmesa transparence. Dans certaines parties de l’Océan, aux An-tilles, cent quarante-cinq mètres d’eau laissent apercevoir le litde sable avec une surprenante netteté, et la force de pénétra-tion des rayons solaires ne paraît s’arrêter qu’à une profondeurde trois cents mètres. Mais, dans ce milieu fluide que parcou-rait le Nautilus, l’éclat électrique se produisait au sein mêmedes ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, mais de la lu-mière liquide.

Si l’on admet l’hypothèse d’Erhemberg, qui croit à une illu-mination phosphorescente des fonds sous-marins, la nature acertainement réservé pour les habitants de la mer l’un de sesplus prodigieux spectacles, et j’en pouvais juger ici par les

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mille jeux de cette lumière. De chaque côté, j’avais une fenêtreouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisaitvaloir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce purcristal eût été la vitre d’un immense aquarium.

Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points derepère manquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divi-sées par son éperon, filaient devant nos regards avec une vi-tesse excessive.

Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nulde nous n’avait encore rompu ce silence de stupéfaction,quand Conseil dit :

« Vous vouliez voir. ami Ned, eh bien, vous voyez !— Curieux ! curieux ! faisait le Canadien – qui oubliant ses

colères et ses projets d’évasion, subissait une attraction irrésis-tible – et l’on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle !

— Ah ! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Ils’est fait un monde à part qui lui réserve ses plus étonnantesmerveilles !

— Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pasde poissons !

— Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisquevous ne les connaissez pas.

— Moi ! un pêcheur ! s’écria Ned Land.Et sur ce sujet, une discussion s’éleva entre les deux amis,

car ils connaissaient les poissons, mais chacun d’une façon trèsdifférente.

Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième etdernière classe de l’embranchement des vertébrés. On les atrès justement définis : « des vertébrés à circulation double età sang froid, respirant par des branchies et destinés à vivredans l’eau ». Ils composent deux séries distinctes : la série despoissons osseux. c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faitede vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux. c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbrescartilagineuses.

Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, maisConseil en savait bien davantage, et maintenant, lié d’amitiéavec Ned. il ne pouvait admettre qu’il fût moins instruit quelui. Aussi lui dit-il :

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« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habile pê-cheur. Vous avez pris un grand nombre de ces intéressants ani-maux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment on lesclasse.

— Si. répondit sérieusement le harponneur. On les classe enpoissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangentpas !

— Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil.Mais dites-moi si vous connaissez la différence qui existe

entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux ?— Peut-être bien, Conseil.— Et la subdivision de ces deux grandes classes ?— Je ne m’en doute pas, répondit le Canadien.— Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez ! Les poissons osseux

se subdivisent en six ordres : Primo. Les acanthoptérygiens,dont la mâchoire supérieure est complète. mobile. et dont lesbranchies affectent la forme d’un peigne. Cet ordre comprendquinze familles, c’est-à-dire les trois quarts des poissonsconnus. Type : la perche commune.

— Assez bonne à manger, répondit Ned Land.— Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les na-

geoires ventrales suspendues sous l’abdomen et en arrière despectorales, sans être attachées aux os de l’épaule – ordre quise divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande par-tie des poissons d’eau douce. Type : la carpe, le brochet.

— Peuh ! fit le Canadien avec un certain mépris, des poissonsd’eau douce !

— Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sontattachées sous les pectorales et immédiatement suspenduesaux os de l’épaule. Cet ordre contient quatre familles. Type :plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc.

— Excellent ! excellent ! s’écriait le harponneur, qui ne vou-lait considérer les poissons qu’au point de vue comestible.

— Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, aucorps allongé, dépourvus de nageoires ventrales, et revêtusd’une peau épaisse et souvent gluante

ordre qui ne comprend qu’une famille. Type : l’anguille, legymnote.

— Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.

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— Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mâ-choires complètes et libres, mais dont les branchies sont for-mées de petites houppes. disposées par paires le long des arcsbranchiaux. Cet ordre ne compte qu’une famille. Type : les hip-pocampes, les pégases dragons.

— Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.— Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l’os maxil-

laire est attaché fixement sur le côte de l’intermaxillaire quiforme la mâchoire, et dont l’arcade palatine s’engrène par su-ture avec le crâne, ce qui la rend immobile ordre qui manquede vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types :les tétrodons, les poissons-lunes.

— Bons à déshonorer une chaudière ! s’écria le Canadien.— Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil.— Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le harpon-

neur. Mais allez toujours, car vous êtes très intéressant.— Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbable-

ment Conseil, ils ne comprennent que trois ordres.— Tant mieux, fit Ned.— Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudées

en un anneau mobile, et dont les branchies s’ouvrent par destrous nombreux – ordre ne comprenant qu’une seule famille.Type : la lamproie.

— Faut l’aimer. répondit Ned Land.— Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables à celles

des cyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile.Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprenddeux familles. Types : la raie et les squales.

— Quoi ! s’écria Ned, des raies et des requins dans le mêmeordre ! Eh bien, ami Conseil, dans l’intérêt des raies, je ne vousconseille pas de les mettre ensemble dans le même bocal !

— Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont les bran-chies sont ouvertes, comme à l’ordinaire, par une seule fentegarnie d’un opercule ordre qui comprend quatre genres. Type :l’esturgeon.

— Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin àmon avis, du moins. Et c’est tout ?

— Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez quequand on sait cela, on ne sait rien encore. car les familles se

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subdivisent en genres, en sous-genres. en espèces, envariétés…

— Eh bien. ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur lavitre du panneau, voici des variétés qui passent !

— Oui ! des poissons, s’écria Conseil. On se croirait devantun aquarium !

— Non, répondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et cespoissons-là sont libres comme l’oiseau dans l’air.

— Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc !disait Ned Land.

— Moi, répondit Conseil, je n’en suis pas capable ! Cela re-garde mon maître ! »

Et en effet, le digne garçon. classificateur enragé, n’étaitpoint un naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distingué unthon d’une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, quinommait tous ces poissons sans hésiter.

— Un baliste, avais-je dit.— Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.— Genre des balistes, famille des sclérodermes, ordre des

plectognathes ». murmurait Conseil.Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un na-

turaliste distingué.Le Canadien ne s’était pas trompé. Une troupe de balistes, à

corps comprimé. à peau grenue, armés d’un aiguillon sur leurdorsale, se jouaient autour du Nautilus, et agitaient les quatrerangées de piquants qui hérissent chaque côté de leur queue.Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus,blanche par-dessous dont les taches d’or scintillaient dans lesombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies,comme une nappe abandonnée aux vents. et parmi elles,j’aperçus, à ma grande joie, cette raie chinoise, jaunâtre à sapartie supérieure, rose tendre sous le ventre et munie de troisaiguillons en arrière de son œil : espèce rare, et même dou-teuse au temps de Lacépède, qui ne l’avait jamais vue que dansun recueil de dessins japonais.

Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorteau Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandisqu’ils rivalisaient de beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguaile labre vert, le mulle barberin, marqué d’une double raienoire. Le gobie éléotre, à caudale arrondie, blanc de couleur et

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tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirablemaquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, debrillants azurors dont le nom seul emporte toute descriptiondes spares rayés, aux nageoires variées de bleu et de jaune,des spares fascés, relevés d’une bande noire sur leur caudale,des spares zonéphores élégamment corsetés dans leurs sixceintures, des aulostones, véritables bouches en flûte ou bé-casses de mer, dont quelques échantillons atteignaient une lon-gueur d’un mètre, des salamandres du Japon, des murèneséchidnées, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits,et à la vaste bouche hérissée de dents, etc.

Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point.Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons,Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité deleurs allures et la beauté de leurs formes. Jamais il ne m’avaitété donné de surprendre ces animaux vivants, et libres dansleur élément naturel.

Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi de-vant nos yeux éblouis, toute cette collection des mers du Japonet de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux queles oiseaux dans l’air, attirés sans doute par l’éclatant foyer delumière électrique.

Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôlese refermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais long-temps, je rêvai encore, jusqu’au moment où mes regards sefixèrent sur les instruments suspendus aux parois. La boussolemontrait toujours la direction au nord-nord-est, le manomètreindiquait une pression de cinq atmosphères correspondant àune profondeur de cinquante mètres, et le loch électrique don-nait une marche de quinze milles à l’heure.

J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horlogemarquait cinq heures.

Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je rega-gnai ma chambre. Mon dîner s’y trouvait préparé. Il se compo-sait d’une soupe à la tortue faite des carets les plus délicats,d’un surmulet à chair blanche. un peu feuilletée, dont le foiepréparé à part fit un manger délicieux, et de filets de cetteviande de l’holocante empereur, dont la saveur me parut supé-rieure à celle du saumon.

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Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, le sommeilme gagnant, je m’étendis sur ma couche de zostère, et je m’en-dormis profondément, pendant que le Nautilus se glissait à tra-vers le rapide courant du Fleuve Noir.

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Chapitre 15Une invitation par lettreLe lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu’après un longsommeil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude,savoir « comment monsieur avait passé la nuit ». et lui offrirses services. Il avait laissé son ami le Canadien dormantcomme un homme qui n’aurait fait que cela toute sa vie.

Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop luirépondre. J’étais préoccupé de l’absence du capitaine Nemopendant notre séance de la veille, et j’espérais le revoir au-jourd’hui.

Bientôt j’eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur natureprovoqua plus d’une fois les réflexions de Conseil. Je lui apprisqu’ils étaient fabriqués avec les filaments lustrés et soyeux quirattachent aux rochers les « jambonneaux », sortes de co-quilles très abondantes sur les rivages de la Méditerranée. Au-trefois, on en faisait de belles étoffes, des bas, des gants, carils étaient à la fois très moelleux et très chauds. L’équipage duNautilus pouvait donc se vêtir à bon compte, sans rien deman-der ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux vers à soie de laterre.

Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il étaitdésert.

Je me plongeai dans l’étude de ces trésors de conchyliologie,entassés sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers,emplis des plantes marines les plus rares, et qui, quoique des-séchées, conservaient leurs admirables couleurs. Parmi cesprécieuses hydrophytes, je remarquai des cladostèphes verti-cillées, des padines-paon, des caulerpes à feuilles de vigne, descallithamnes granifères, de délicates céramies à teintes écar-lates, des agares disposées en éventails, des acétabules, sem-blables à des chapeaux de champignons très déprimés, et qui

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furent longtemps classées parmi les zoophytes, enfin toute unesérie de varechs.

La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de lavisite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirentpas. Peut-être ne voulait-on pas nous blaser sur ces belleschoses.

La direction du Nautilus se maintint à l’est-nord-est, sa vi-tesse à douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixantemètres.

Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude.Je ne vis personne de l’équipage. Ned et Conseil passèrent laplus grande partie de la journée avec moi. Ils s’étonnèrent del’inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier était-il malade ? Voulait-il modifier ses projets à notre égard ?

Après tout, suivant la remarque de Conseil. nous jouissionsd’une entière liberté, nous étions délicatement et abondam-ment nourris. Notre hôte se tenait dans les termes de son trai-té. Nous ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs, la singularitémême de notre destinée nous réservait de si belles compensa-tions, que nous n’avions pas encore le droit de l’accuser.

Ce jour-là, je commençai le journal de ces aventures, ce quim’a permis de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude,et, détail curieux, je l’écrivis sur un papier fabriqué avec la zos-tère marine.

Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais répandu à l’inté-rieur du Nautilus m’apprit que nous étions revenus à la surfacede l’Océan, afin de renouveler les provisions d’oxygène. Je medirigeai vers l’escalier central, et je montai sur la plate-forme.

Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise,mais calme. A peine de houle. Le capitaine Nemo, que j’espé-rais rencontrer là, viendrait-il ? Je n’aperçus que le timonier,emprisonné dans sa cage de verre. Assis sur la saillie produitepar la coque du canot, j’aspirai avec délices les émanationssalines.

Peu à peu, la brume se dissipa sous l’action des rayons so-laires. L’astre radieux débordait de l’horizon oriental. La mers’enflamma sous son regard comme une traînée de poudre. Lesnuages, éparpillés dans les hauteurs, se colorèrent de tons vifsadmirablement nuancés, et de nombreuses « langues de chat »annoncèrent du vent pour toute la journée.

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Mais que faisait le vent à ce Nautilus que les tempêtes nepouvaient effrayer !

J’admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant,lorsque j’entendis quelqu’un monter vers la plate-forme.

Je me préparais à saluer le capitaine Nemo, mais ce fut sonsecond – que j’avais déjà vu pendant la première visite du capi-taine – qui apparut. Il s’avança sur la plate-forme. et ne semblapas s’apercevoir de ma présence. Sa puissante lunette auxyeux, il scruta tous les points de l’horizon avec une attentionextrême. Puis, cet examen fait, il s’approcha du panneau, etprononça une phrase dont voici exactement les termes. Je l’airetenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des condi-tions identiques. Elle était ainsi conçue :

« Nautron respoc lorni virch. »Ce qu’elle signifiait, je ne saurais le dire.Ces mots prononcés, le second redescendit. Je pensai que le

Nautilus allait reprendre sa navigation sous-marine. Je rega-gnai donc le panneau, et par les coursives je revins à machambre.

Cinq jours s’écoulèrent ainsi, sans que la situation se modi-fiât. Chaque matin, je montais sur la plate-forme. La mêmephrase était prononcée par le même individu. Le capitaine Ne-mo ne paraissait pas.

J’avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 no-vembre, rentré dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trou-vai sur la table un billet à mon adresse.

Je l’ouvris d’une main impatiente. Il était écrit d’une écriturefranche et nette, mais un peu gothique et qui rappelait lestypes allemands.

Ce billet était libellé en ces termes :Monsieur le professeur Aronnax, à bord du Nautilus.16 novembre 1867.Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax à

une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses fo-rêts de l’île Crespo. Il espère que rien n’empêchera monsieurle professeur d’y assister, et il verra avec plaisir que ses com-pagnons se joignent à lui.

Le commandant du Nautilus,Capitaine NEMO. »« Une chasse ! s’écria Ned.

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— Et dans ses forêts de l’île Crespo ! ajouta Conseil.— Mais il va donc à terre, ce particulier-là ? reprit Ned Land.— Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en relisant la

lettre.— Eh bien ! il faut accepter, répliqua le Canadien. Une fois

sur la terre ferme, nous aviserons à prendre un parti.D’ailleurs, je ne serai pas fâché de manger quelques morceauxde venaison fraîche. »

Sans chercher à concilier ce qu’il y avait de contradictoireentre l’horreur manifeste du capitaine Nemo pour les conti-nents et les îles, et son invitation de chasser en forêt, je mecontentai de répondre :

« Voyons d’abord ce que c’est que l’île Crespo. »Je consultai le planisphère, et, par 32°40’de latitude nord et

167°50’de longitude ouest, je trouvai un îlot qui fut reconnu en1801 par le capitaine Crespo, et que les anciennes cartes espa-gnoles nommaient Rocca de la Plata, c’est-à-dire « Roched’Argent ». Nous étions donc à dix-huit cents milles environ denotre point de départ, et la direction un peu modifiée du Nauti-lus le ramenait vers le sud-est.

Je montrai à mes compagnons ce petit roc perdu au milieu duPacifique nord.

« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je, ilchoisit du moins des îles absolument désertes ! »

Ned Land hocha la tête sans répondre, puis Conseil et lui mequittèrent. Après un souper qui me fut servi par le stewartmuet et impassible, je m’endormis, non sans quelquepréoccupation.

Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que leNautilus était absolument immobile. Je m’habillai lestement, etj’entrai dans le grand salon.

Le capitaine Nemo était là. Il m’attendait, se leva, salua, etme demanda s’il me convenait de l’accompagner.

Comme il ne fit aucune allusion à son absence pendant ceshuit jours, je m’abstins de lui en parler, et je répondis simple-ment que mes compagnons et moi nous étions prêts à le suivre.

« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vousadresser une question.

— Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y répondre, j’yrépondrai.

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— Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avezrompu toute relation avec la terre, vous possédiez des forêtsdans l’île Crespo ?

— Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, les fo-rêts que je possède ne demandent au soleil ni sa lumière ni sachaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les panthères, ni aucunquadrupède ne les fréquentent. Elles ne sont connues que demoi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce ne sont pointdes forêts terrestres, mais bien des forêts sous-marines.

— Des forêts sous-marines ! m’écriai-je.— Oui, monsieur le professeur.— Et vous m’offrez de m’y conduire ?— Précisément.— A pied ?— Et même à pied sec.— En chassant ?— En chassant.— Le fusil à la main ?— Le fusil à la main. »Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avait

rien de flatteur pour sa personne.« Décidément, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un ac-

cès qui a dure huit jours, et même qui dure encore. C’est dom-mage ! Je l’aimais mieux étrange que fou ! »

Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais le ca-pitaine Nemo se contenta de m’inviter à le suivre, et je le suivisen homme résigné à tout.

Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le déjeuner setrouvait servi.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai departager mon déjeuner sans façon. Nous causerons en man-geant. Mais, si je vous ai promis une promenade en forêt, je neme suis point engagé à vous y faire rencontrer un restaurant.Déjeunez donc en homme qui ne dînera probablement que forttard. »

Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons etde tranches d’holoturies, excellents zoophytes, relevés d’alguestrès apéritives, telles que la Porphyria laciniata et la Laurentiaprimafetida. La boisson se composait d’eau limpide à laquelle,à l’exemple du capitaine, j’ajoutai quelques gouttes d’une

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liqueur fermentée, extraite, suivant la mode kamchatkienne, del’algue connue sous le nom de « Rhodoménie palmée ».

Le capitaine Nemo mangea, d’abord, sans prononcer uneseule parole. Puis, il me dit :

« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposé de venirchasser dans mes forêts de Crespo, vous m’avez cru en contra-diction avec moi-même. Quand je vous ai appris qu’il s’agissaitde forêts sous-marines, vous m’avez cru fou. Monsieur le pro-fesseur, il ne faut jamais juger les hommes à la légère.

— Mais, capitaine, croyez que…— Veuillez m’écouter, et vous verrez si vous devez m’accuser

de folie ou de contradiction.— Je vous écoute.— Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi,

l’homme peut vivre sous l’eau à la condition d’emporter aveclui sa provision d’air respirable. Dans les travaux sous-marins,l’ouvrier, revêtu d’un vêtement imperméable et la tête empri-sonnée dans une capsule de métal, reçoit l’air de l’extérieur aumoyen de pompes foulantes et de régulateurs d’écoulement.

— C’est l’appareil des scaphandres, dis-je.— En effet, mais dans ces conditions, l’homme n’est pas

libre. Il est rattache à la pompe qui lui envoie l’air par un tuyaude caoutchouc, véritable chaîne qui le rive à la terre, et si nousdevions être ainsi retenus au Nautilus, nous ne pourrions allerloin.

— Et le moyen d’être libre ? demandai-je.— C’est d’employer l’appareil Rouquayrol-Denayrouze, ima-

giné par deux de vos compatriotes, mais que j’ai perfectionnépour mon usage, et qui vous permettra de vous risquer dansces nouvelles conditions physiologiques, sans que vos organesen souffrent aucunement. Il se compose d’un réservoir en tôleépaisse, dans lequel j’emmagasine l’air sous une pression decinquante atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le dos aumoyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie supé-rieure forme une boîte d’où l’air, maintenu par un mécanisme àsoufflet, ne peut s’échapper qu’à sa tension normale. Dans l’ap-pareil Rouquayrol, tel qu’il est employé, deux tuyaux en caou-tchouc, partant de cette boîte, viennent aboutir à une sorte depavillon qui emprisonne le nez et la bouche de l’opérateur ;l’un sert à l’introduction de l’air inspiré, l’autre à l’issue de

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l’air expiré, et la langue ferme celui-ci ou celui-là, suivant lesbesoins de la respiration. Mais, moi qui affronte des pressionsconsidérables au fond des mers, j’ai dû enfermer ma tête,comme celle des scaphandres, dans une sphère de cuivre, etc’est à cette sphère qu’aboutissent les deux tuyaux inspira-teurs et expirateurs.

— Parfaitement, capitaine Nemo, mais l’air que vous empor-tez doit s’user vite, et dès qu’il ne contient plus que quinzepour cent d’oxygène, il devient irrespirable.

Sans doute, mais je vous l’ai dit, monsieur Aronnax, lespompes du Nautilus me permettent de l’emmagasiner sous unepression considérable, et, dans ces conditions, le réservoir del’appareil peut fournir de l’air respirable pendant neuf ou dixheures.

— Je n’ai plus d’objection à faire, répondis-je. Je vous deman-derai seulement, capitaine, comment vous pouvez éclairervotre route au fond de l’Océan ?

— Avec l’appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le pre-mier se porte sur le dos, le second s’attache à la ceinture. Il secompose d’une pile de Bunzen que je mets en activité, nonavec du bichromate de potasse, mais avec du sodium. Une bo-bine d’induction recueille l’électricité produite, et la dirige versune lanterne d’une disposition particulière. Dans cette lanternese trouve un serpentin de verre qui contient seulement un rési-du de gaz carbonique. Quand l’appareil fonctionne, ce gaz de-vient lumineux, en donnant une lumière blanchâtre et conti-nue. Ainsi pourvu, je respire et je vois.

— Capitaine Nemo, à toutes mes objections vous faites de siécrasantes réponses que je n’ose plus douter. Cependant, si jesuis bien forcé d’admettre les appareils Rouquayrol et Ruhm-korff, je demande à faire des réserves pour le fusil dont vousvoulez m’armer.

— Mais ce n’est point un fusil à poudre, répondit le capitaine.— C’est donc un fusil à vent ?— Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la

poudre à mon bord, n’ayant ni salpêtre, ni soufre ni charbon ?— D’ailleurs, dis-je, pour tirer sous l’eau, dans un milieu huit

cent cinquante-cinq fois plus dense que l’air il faudrait vaincreune résistance considérable.

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— Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, per-fectionnés après Fulton par les Anglais Philippe Coles et Bur-ley, par le Français Furcy, par l’Italien Landi, qui sont munisd’un système particulier de fermeture, et qui peuvent tirerdans ces conditions. Mais je vous le répète, n’ayant pas depoudre, je l’ai remplacée par de l’air à haute pression, que lespompes du Nautilus me fournissent abondamment.

— Mais cet air doit rapidement s’user.— Eh bien, n’ai-je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut, au

besoin, m’en fournir. Il suffit pour cela d’un robinet ad hoc.D’ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-même que,pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande dé-pense d’air ni de balles.

— Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurité, etau milieu de ce liquide très dense par rapport à l’atmosphère,les coups ne peuvent porter loin et sont difficilement mortels ?

— Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, aucontraire, et dès qu’un animal est touché, si légèrement que cesoit, il tombe foudroyé.

— Pourquoi ?— Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil

lance, mais de petites capsules de verre – inventées par le chi-miste autrichien Leniebrœk – et dont j’ai un approvisionne-ment considérable. Ces capsules de verre, recouvertes d’unearmature d’acier, et alourdies par un culot de plomb, sont devéritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l’électri-cité est forcée à une très haute tension. Au plus léger choc,elles se déchargent, et l’animal, si puissant qu’il soit, tombemort. J’ajouterai que ces capsules ne sont pas plus grosses quedu numéro quatre, et que la charge d’un fusil ordinaire pour-rait en contenir dix.

— Je ne discute plus, répondis-je en me levant de table, et jen’ai plus qu’à prendre mon fusil. D’ailleurs, ou vous Irez, j’irai.»

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’arrière du Nautilus,et, en passant devant la cabine de Ned et de Conseil, j’appelaimes deux compagnons qui nous suivirent aussitôt.

Puis, nous arrivâmes à une cellule située en abord près de lachambre des machines, et dans laquelle nous devions revêtirnos vêtements de promenade.

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Chapitre 16Promenade en plaineCette cellule était, à proprement parler, l’arsenal et le vestiairedu Nautilus. Une douzaine d’appareils de scaphandres, suspen-dus à la paroi, attendaient les promeneurs.

Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnance évidenteà s’en revêtir.

« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts de l’île de Crespone sont que des forêts sous-marines !

— Bon ! fit le harponneur désappointé, qui voyait s’évanouirses rêves de viande fraîche. Et vous, monsieur Aronnax, vousallez vous introduire dans ces habits-là ?

— Il le faut bien, maître Ned.— Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussant

les épaules, mais quant à moi, à moins qu’on ne m’y force, jen’entrerai jamais là-dedans.

— On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le capitaine Nemo.— Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.— Je suis monsieur partout où va monsieur », répondit

Conseil.Sur un appel du capitaine, deux hommes de l’équipage

vinrent nous aider à revêtir ces lourds vêtements imper-méables, faits en caoutchouc sans couture, et préparés de ma-nière à supporter des pressions considérables. On eût dit unearmure à la fois souple et résistante. Ces vêtements formaientpantalon et veste. Le pantalon se terminait par d’épaisseschaussures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu dela veste était maintenu par des lamelles de cuivre qui cuiras-saient la poitrine, la défendaient contre la poussée des eaux, etlaissaient les poumons fonctionner librement ; ses manches fi-nissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaient au-cunement les mouvements de la main.

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Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnésaux vêtements informes, tels que les cuirasses de liège, lessoubrevestes, les habits de mer, les coffres, etc. , qui furent in-ventés et prônés dans le XVIIIe siècle.

Le capitaine Nemo, un de ses compagnons – sorte d’Hercule,qui devait être d’une force prodigieuse -, Conseil et moi, nouseûmes bientôt revêtu ces habits de scaphandres. Il ne s’agis-sait plus que d’emboîter notre tête dans sa sphère métallique.Mais, avant de procéder à cette opération, je demandai au ca-pitaine la permission d’examiner les fusils qui nous étaientdestinés.

L’un des hommes du Nautilus me présenta un fusil simpledont la crosse, faite en tôle d’acier et creuse à l’intérieur, étaitd’assez grande dimension. Elle servait de réservoir à l’air com-primé, qu’une soupape, manœuvrée par une gâchette, laissaitéchapper dans le tube de métal. Une boîte à projectiles, évidéedans l’épaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine deballes électriques, qui, au moyen d’un ressort, se plaçaient au-tomatiquement dans le canon du fusil. Dès qu’un coup était ti-ré, l’autre était prêt à partir.

« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d’un ma-niement facile. Je ne demande plus qu’à l’essayer. Maiscomment allons-nous gagner le fond de la mer ?

— En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus estéchoué par dix mètres d’eau, et nous n’avons plus qu’à partir.

— Mais comment sortirons-nous ?— Vous l’allez voir. »Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la calotte sphé-

rique. Conseil et moi, nous en fîmes autant, non sans avoir en-tendu le Canadien nous lancer un « bonne chasse » ironique.Le haut de notre vêtement était terminé par un collet de cuivretaraudé, sur lequel se vissait ce casque de métal. Trois trous,protégés par des verres épais, permettaient de voir suivanttoutes les directions, rien qu’en tournant la tête à l’intérieur decette sphère. Dès qu’elle fut en place, les appareils Rouquay-rol, placés sur notre dos, commencèrent à fonctionner, et, pourmon compte, je respirai à l’aise.

La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil à lamain, j’étais prêt à partir. Mais, pour être franc, emprisonné

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dans ces lourds vêtements et cloué au tillac par mes semellesde plomb, il m’eût été impossible de faire un pas.

Mais ce cas était prévu, car je sentis que l’on me poussaitdans une petite chambre contiguë au vestiaire. Mes compa-gnons, également remorqués, me suivaient. J’entendis uneporte, munie d’obturateurs, se refermer sur nous, et une pro-fonde obscurité nous enveloppa.

Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à monoreille. Je sentis une certaine impression de froid monter demes pieds à ma poitrine. Évidemment, de l’intérieur du bateauon avait, par un robinet, donné entrée à l’eau extérieure quinous envahissait, et dont cette chambre fut bientôt remplie.Une seconde porte, percée dans le flanc du Nautilus, s’ouvritalors. Un demi-jour nous éclaira. Un instant après, nos piedsfoulaient le fond de la mer.

Et maintenant. comment pourrais-je retracer les impressionsque m’a laissées cette promenade sous les eaux ? Les motssont impuissants à raconter de telles merveilles ! Quand lepinceau lui-même est inhabile à rendre les effets particuliers àl’élément liquide, comment la plume saurait-elle lesreproduire ?

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnonnous suivait à quelques pas en arrière. Conseil et moi, nousrestions l’un près de l’autre, comme si un échange de paroleseût été possible à travers nos carapaces métalliques. Je ne sen-tais déjà plus la lourdeur de mes vêtements, de mes chaus-sures, de mon réservoir d’air, ni le poids de cette épaissesphère, au milieu de laquelle ma tête ballottait comme uneamande dans sa coquille. Tous ces objets, plongés dans l’eau,perdaient une partie de leur poids égale à celui du liquide dé-placé. et je me trouvais très bien de cette loi physique recon-nue par Archimède. Je n’étais plus une masse inerte, et j’avaisune liberté de mouvement relativement grande.

La lumière, qui éclairait le sol jusqu’à trente pieds au-des-sous de la surface de l’Océan, m’étonna par sa puissance. Lesrayons solaires traversaient aisément cette masse aqueuse eten dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objetsà une distance de cent mètres. Au-delà, les fonds se nuançaientdes fines dégradations de l’outremer, puis ils bleuissaient dansles lointains, et s’effaçaient au milieu d’une vague obscurité.

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Véritablement, cette eau qui m’entourait n’était qu’une sorted’air, plus dense que l’atmosphère terrestre, mais presque aus-si diaphane. Au-dessus de moi, j’apercevais la calme surface dela mer.

Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé comme celuides plages qui conserve l’empreinte de la houle. Ce tapiséblouissant, véritable réflecteur, repoussait les rayons du soleilavec une surprenante intensité. De là, cette immense réverbé-ration qui pénétrait toutes les molécules liquides. Serai-je crusi j’affirme, qu’à cette profondeur de trente pieds, j’y voyaiscomme en plein jour ?

Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable ardent, seméd’une impalpable poussière de coquillages. La coque du Nauti-lus, dessinée comme un long écueil, disparaissait peu à peu,mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu deseaux, devait faciliter notre retour à bord, en projetant sesrayons avec une netteté parfaite. Effet difficile à comprendrepour qui n’a vu que sur terre ces nappes blanchâtres si vive-ment accusées. Là, la poussière dont l’air est saturé leur donnel’apparence d’un brouillard lumineux ; mais sur mer, commesous mer, ces traits électriques se transmettent avec une in-comparable pureté.

Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sablesemblait être sans bornes. J’écartais de la main les rideaux li-quides qui se refermaient derrière moi, et la trace de mes pass’effaçait soudain sous la pression de l’eau.

Bientôt, quelques formes d’objets. à peine estompées dansl’éloignement, se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de ma-gnifiques premiers plans de rochers, tapissés de zoophytes duplus bel échantillon, et je fus tout d’abord frappé d’un effetspécial à ce milieu.

Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frap-paient la surface des flots sous un angle assez oblique, et aucontact de leur lumière décomposée par la réfraction comme àtravers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, po-lypes, se nuançaient sur leurs bords des sept couleurs duspectre solaire. C’était une merveille, une fête des yeux, quecet enchevêtrement de tons colorés, une véritable kaléidosco-pie de vert, de jaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, enun mot, toute la palette d’un coloriste enragé ! Que ne pouvais-

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je communiquer à Conseil les vives sensations qui me mon-taient au cerveau, et rivaliser avec lui d’interjections admira-tives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son com-pagnon, échanger mes pensées au moyen de signes convenus !Aussi, faute de mieux, je me parlais à moi-même. je criais dansla boîte de cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être envaines paroles plus d’air qu’il ne convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrête commemoi. Évidemment, le digne garçon. en présence de ces échan-tillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait tou-jours. Polypes et échinodermes abondaient sur le sol. Les isisvariées, les cornulaires qui vivent isolément, des touffes d’ocu-lines vierges, désignées autrefois sous le nom de « corail blanc», les fongies hérissées en forme de champignons, les ané-mones adhérant par leur disque musculaire, figuraient un par-terre de fleurs, émaillé de porpites parées de leur collerette detentacules azurés. d’étoiles de mer qui constellaient le sable, etd’astérophytons verruqueux, fines dentelles brodées par lamain des naïades, dont les festons se balançaient aux faiblesondulations provoquées par notre marche. C’était un véritablechagrin pour moi d’écraser sous mes pas les brillants spéci-mens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, lespeignes concentriques, les marteaux, les donaces, véritablescoquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, lesstrombes aile-d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits decet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et nous allionsen avant, pendant que voguaient au-dessus de nos têtes destroupes de physalies, laissant leurs tentacules d’outre-mer flot-ter à la traîne, des méduses dont l’ombrelle opaline ou rosetendre, festonnée d’un liston d’azur, nous abritait des rayonssolaires, et des pélagies panopyres, qui, dans l’obscurité,eussent semé notre chemin de lueurs phosphorescentes !

Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’unquart de mille, m’arrêtant à peine, et suivant le capitaine Ne-mo, qui me rappelait d’un geste. Bientôt, la nature du sol semodifia. A la plaine de sable succéda une couche de vase vis-queuse que les Américains nomment « oaze », uniquementcomposée de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous par-courûmes une prairie d’algues, plantes pélagiennes que leseaux n’avaient pas encore arrachées, et dont la végétation était

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fougueuse. Ces pelouses à tissu serré, douces au pied, eussentrivalisé avec les plus moelleux tapis tissés par la main deshommes. Mais, en même temps que la verdure s’étalait sousnos pas, elle n’abandonnait pas nos têtes. Un léger berceau deplantes marines, classées dans cette exubérante famille desalgues, dont on connaît plus de deux mille espèces, se croisaità la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fu-cus, les uns globuleux, les autres tubulés, des laurencies, descladostèphes, au feuillage si délié, des rhodymènes palmés,semblables à des éventails de cactus. J’observai que les plantesvertes se maintenaient plus près de la surface de la mer, tandisque les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissantaux hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardinset les parterres des couches reculées de l’Océan.

Ces algues sont véritablement un prodige de la création, unedes merveilles de la flore universelle. Cette famille produit à lafois les plus petits et les plus grands végétaux du globe. Car demême qu’on a compté quarante mille de ces imperceptiblesplantules dans un espace de cinq millimètres carrés, de mêmeon a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinq centsmètres.

Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demie en-viron. Il était près de midi. Je m’en aperçus à la perpendiculari-té des rayons solaires qui ne se réfractaient plus. La magie descouleurs disparut peu à peu, et les nuances de l’émeraude etdu saphir s’effacèrent de notre firmament. Nous marchionsd’un pas régulier qui résonnait sur le sol avec une intensitéétonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vi-tesse à laquelle l’oreille n’est pas habituée sur la terre. En ef-fet, l’eau est pour le son un meilleur véhicule que l’air, et il s’ypropage avec une rapidité quadruple.

En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcée. Lalumière prit une teinte uniforme. Nous atteignîmes une profon-deur de cent mètres, subissant alors une pression de dix atmo-sphères. Mais mon vêtement de scaphandre était établi dansdes conditions telles que je ne souffrais aucunement de cettepression. Je sentais seulement une certaine gêne aux articula-tions des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas à dispa-raître. Quant à la fatigue que devait amener cette promenadede deux heures sous un harnachement dont j’avais si peu

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l’habitude, elle était nulle. Mes mouvements, aidés par l’eau,se produisaient avec une surprenante facilité.

Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevaisencore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat in-tense avait succédé un crépuscule rougeâtre. moyen termeentre le jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisammentà nous conduire. et il n’était pas encore nécessaire de mettreles appareils Ruhmkorff en activité.

En ce moment, le capitaine Nemo s’arrêta. Il attendit que jel’eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obs-cures qui s’accusaient dans l’ombre à une petite distance.

« C’est la forêt de l’île Crespo », pensai-je, et je ne me trom-pais pas.

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Chapitre 17Une foret sous-marineNous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sans doutel’une des plus belles de l’immense domaine du capitaine Nemo.Il la considérait comme étant sienne, et s’attribuait sur elle lesmêmes droits qu’avaient les premiers hommes aux premiersjours du monde. D’ailleurs, qui lui eût disputé la possession decette propriété sous-marine ? Quel autre pionnier plus hardiserait venu, la hache à la main, en défricher les sombrestaillis ?

Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes,et, dès que nous eûmes pénétré sous ses vastes arceaux. mesregards furent tout d’abord frappés d’une singulière disposi-tion de leurs ramures – disposition que je n’avais pas encoreobservée jusqu’alors.

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune desbranches qui hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne secourbait, ni ne s’étendait dans un plan horizontal. Toutes mon-taient vers la surface de l’Océan. Pas de filaments, pas de ru-bans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssent droit commedes tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaient sui-vant une ligne rigide et perpendiculaire, commandée par ladensité de l’élément qui les avait produits. Immobiles,d’ailleurs, lorsque je les écartais de la main, ces plantes repre-naient aussitôt leur position première. C’était ici le règne de laverticalité.

Bientôt, je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’àl’obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt étaitsemé de blocs aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marinem’y parut être assez complète, plus riche même qu’elle ne l’eûtété sous les zones arctiques ou tropicales, où ses produits sontmoins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis

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involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytespour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui nes’y fût pas trompé ? La faune et la flore se touchent de si prèsdans ce monde sous-marin !

J’observai que toutes ces productions du règne végétal ne te-naient au sol que par un empâtement superficiel. Dépourvuesde racines, indifférentes au corps solide, sable, coquillage, testou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu’un pointd’appui, non la vitalité. Ces plantes ne procèdent que d’elles-mêmes, et le principe de leur existence est dans cette eau quiles soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles,poussaient des lamelles de formes capricieuses, circonscritesdans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait quele rose, le carmin, le vert, l’olivâtre, le fauve et le brun. Je revislà, mais non plus desséchées comme les échantillons du Nauti-lus, des padines-paons, déployées en éventails qui semblaientsolliciter la brise, des céramies écarlates, des laminaires allon-geant leurs jeunes pousses comestibles, des néréocystées fili-formes et fluxueuses, qui s’épanouissaient à une hauteur dequinze mètres, des bouquets s’acétabules, dont les tiges gran-dissent par le sommet, et nombre d’autres plantes pélagiennes,toutes dépourvues de fleurs. « Curieuse anomalie, bizarre élé-ment, a dit un spirituel naturaliste, où le règne animal fleurit,et où le règne végétal ne fleurit pas ! »

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres deszones tempérées, et sous leur ombre humide, se massaient devéritables buissons à fleurs vivantes, des haies de zoophytes,sur lesquels s’épanouissaient des méandrines zébrées desillons tortueux, des cariophylles jaunâtres à tentacules dia-phanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, et pour com-pléter l’illusion -, les poissons-mouches volaient de branches enbranches, comme un essaim de colibris, tandis que de jauneslépisacanthes, à la mâchoire hérissée, aux écailles aiguës, desdactyloptères et des monocentres, se levaient sous nos pas,semblables à une troupe de bécassines.

Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de lahalte. J’en fus assez satisfait pour mon compte, et nous nousétendîmes sous un berceau d’alariées, dont les longues la-nières amincies se dressaient comme des flèches.

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Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nous manquaitque le charme de la conversation. Mais impossible de parler,impossible de répondre. J’approchai seulement ma grosse têtede cuivre de la tête de Conseil. Je vis les yeux de ce brave gar-çon briller de contentement, et en signe de satisfaction. ils’agita dans sa carapace de l’air le plus comique du monde.

Après quatre heures de cette promenade, je fus très étonnéde ne pas ressentir un violent besoin de manger. A quoi tenaitcette disposition de l’estomac, je ne saurais le dire. Mais, enrevanche, j’éprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsiqu’il arrive à tous les plongeurs. Aussi mes yeux se fermèrent-ils bientôt derrière leur épaisse vitre, et je tombai dans une in-vincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seulpu combattre jusqu’alors. Le capitaine Nemo et son robustecompagnon, étendus dans ce limpide cristal, nous donnaientl’exemple du sommeil.

Combien de temps restai-je ainsi plongé dans cet assoupisse-ment, je ne pus l’évaluer ; mais lorsque je me réveillai, il mesembla que le soleil s’abaissait vers l’horizon. Le capitaine Ne-mo s’était déjà relevé, et je commençais à me détirer lesmembres, quand une apparition inattendue me remit brusque-ment sur les pieds.

A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, hauted’un mètre, me regardait de ses yeux louches, prête à s’élancersur moi. Quoique mon habit de scaphandre fût assez épais pourme défendre contre les morsures de cet animal, je ne pus rete-nir un mouvement d’horreur. Conseil et le matelot du Nautiluss’éveillèrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra à soncompagnon le hideux crustacé, qu’un coup de crosse abattitaussitôt, et je vis les horribles pattes du monstre se tordredans des convulsions terribles.

Cette rencontre me fit penser que d’autres animaux, plus re-doutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon sca-phandre ne me protégerait pas contre leurs attaques. Je n’yavais pas songé jusqu’alors, et je résolus de me tenir sur mesgardes. Je supposais, d’ailleurs, que cette halte marquait leterme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu deretourner au Nautilus, le capitaine Nemo continua son auda-cieuse excursion.

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Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s’accusant davan-tage, nous conduisit à de plus grandes profondeurs. Il devaitêtre à peu près trois heures, quand nous atteignîmes uneétroite vallée, creusée entre de hautes parois à pic, et situéepar cent cinquante mètres de fond. Grâce à la perfection denos appareils, nous dépassions ainsi de quatre-vingt-dix mètresla limite que la nature semblait avoir imposée jusqu’ici auxexcursions sous-marines de l’homme.

Je dis cent cinquante mètres, bien qu’aucun instrument neme permît d’évaluer cette distance. Mais je savais que, mêmedans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pou-vaient pénétrer plus avant. Or, précisément, l’obscurité devintprofonde. Aucun objet n’était visible à dix pas. Je marchaisdonc en tâtonnant, quand je vis briller subitement une lumièreblanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son ap-pareil électrique en activité. Son compagnon l’imita. Conseil etmoi nous suivîmes leur exemple. J’établis, en tournant une vis,la communication entre la bobine et le serpentin de verre, et lamer, éclairée par nos quatre lanternes, s’illumina dans unrayon de vingt-cinq mètres.

Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscuresprofondeurs de la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient deplus en plus. J’observai que la vie végétale disparaissait plusvite que la vie animale. Les plantes pélagiennes abandonnaientdéjà le sol devenu aride, qu’un nombre prodigieux d’animaux,zoophytes, articulés, mollusques et poissons y pullulaientencore.

Tout en marchant, je pensais que la lumière de nos appareilsRuhmkorff devait nécessairement attirer quelques habitants deces sombres couches. Mais s’ils nous approchèrent, ils setinrent du moins à une distance regrettable pour des chas-seurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s’arrêter etmettre son fusil en joue ; puis, après quelques instants d’obser-vation, il se relevait et reprenait sa marche.

Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excur-sion s’acheva. Un mur de rochers superbes et d’une masse im-posante se dressa devant nous, entassement de blocs gigan-tesques, énorme falaise de granit, creusée de grottes obscures,mais qui ne présentait aucune rampe praticable. C’étaient lesaccores de l’île Crespo. C’était la terre.

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Le capitaine Nemo s’arrêta soudain. Un geste de lui nous fitfaire halte, et si désireux que je fusse de franchir cette mu-raille, je dus m’arrêter. Ici finissaient les domaines du capi-taine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser. Au-delà, c’étaitcette portion du globe qu’il ne devait plus fouler du pied.

Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la têtede sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crusvoir que nous ne suivions pas le même chemin pour revenir auNautilus. Cette nouvelle route, très raide, et par conséquenttrès pénible, nous rapprocha rapidement de la surface de lamer. Cependant, ce retour dans les couches supérieures ne futpas tellement subit que la décompression se fit trop rapide-ment, ce qui aurait pu amener dans notre organisme desdésordres graves, et déterminer ces lésions internes si fatalesaux plongeurs. Très promptement, la lumière reparut et gran-dit, et, le soleil étant déjà bas sur l’horizon, la réfraction bordade nouveau les divers objets d’un anneau spectral.

A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d’unessaim de petits poissons de toute espèce, plus nombreux queles oiseaux dans l’air, plus agiles aussi, mais aucun gibieraquatique, digne d’un coup de fusil. ne s’était encore offert ànos regards.

En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement épaulée,suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j’en-tendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroyé àquelques pas.

C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seulquadrupède qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longued’un mètre cinquante centimètres, devait avoir un très grandprix. Sa peau, d’un brun marron en dessus, et argentée en des-sous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchéessur les marchés russes et chinois ; la finesse et le lustre de sonpoil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs.J’admirai fort ce curieux mammifère à la tête arrondie et ornéed’oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches etsemblables à celles du chat, aux pieds palmés et unguiculés, àla queue touffue. Ce précieux carnassier, chassé et traqué parles pêcheurs, devient extrêmement rare, et il s’est principale-ment réfugié dans les portions boréales du Pacifique, où vrai-semblablement son espèce ne tardera pas à s’éteindre.

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Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, lachargea sur son épaule, et l’on se remit en route.

Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devantnos pas. Elle remontait souvent à moins de deux mètres de lasurface des eaux. Je voyais alors notre image, nettement reflé-tée, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous, appa-raissait une troupe identique. reproduisant nos mouvements etnos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela prèsqu’elle marchait la tête en bas et les pieds en l’air.

Autre effet à noter. C’était le passage de nuages épais qui seformaient et s’évanouissaient rapidement ; mais en réfléchis-sant, je compris que ces prétendus nuages n’étaient dus qu’àl’épaisseur variable des longues lames de fond, et j’apercevaismême les « moutons » écumeux que leur crête brisée multi-pliait sur les eaux. Il n’était pas jusqu’à l’ombre des grands oi-seaux qui passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse le rapideeffleurement à la surface de la mer.

En cette occasion, je fus témoin de l’un des plus beaux coupsde fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur.Un grand oiseau, à large envergure, très nettement visible,s’approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo lemit en joue et le tira, lorsqu’il fut à quelques mètres seulementau-dessus des flots. L’animal tomba foudroyé, et sa chute l’en-traîna jusqu’à la portée de l’adroit chasseur qui s’en empara.C’était un albatros de la plus belle espèce, admirable spécimendes oiseaux pélagiens.

Notre marche n’avait pas été interrompue par cet incident.Pendant deux heures, nous suivîmes tantôt des plaines sa-bleuses, tantôt des prairies de varechs, fort pénibles à traver-ser. Franchement, je n’en pouvais plus, quand j’aperçus unevague lueur qui rompait, à un demi mille, l’obscurité des eaux.C’était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devionsêtre à bord, et là, je respirerais à l’aise, car il me semblait quemon réservoir ne fournissait plus qu’un air très pauvre en oxy-gène. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelquepeu notre arrivée.

J’étais resté d’une vingtaine de pas en arrière, lorsque je visle capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa mainvigoureuse, il me courba à terre, tandis que son compagnon enfaisait autant de Conseil. Tout d’abord, je ne sus trop que

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penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai en obser-vant que le capitaine se couchait près de moi et demeuraitimmobile.

J’étais donc étendu sur le sol, et précisément à l’abri d’unbuisson de varechs, quand, relevant la tête, j’aperçusd’énormes masses passer bruyamment en jetant des lueursphosphorescentes.

Mon sang se glaça dans mes veines ! J’avais reconnu les for-midables squales qui nous menaçaient. C’était un couple detintoréas, requins terribles, à la queue énorme, au regard terneet vitreux, qui distillent une matière phosphorescente par destrous percés autour de leur museau. Monstrueuses mouches àfeu, qui broient un homme tout entier dans leurs mâchoires defer ! Je ne sais si Conseil s’occupait à les classer, mais pourmon compte, j’observais leur ventre argenté, leur gueule formi-dable, hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, etplutôt en victime qu’en naturaliste.

Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ilspassèrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs na-geoires brunâtres, et nous échappâmes, comme par miracle, àce danger plus grand, à coup sûr, que la rencontre d’un tigreen pleine forêt.

Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique, nousatteignions le Nautilus. La porte extérieure était restée ou-verte, et le capitaine Nemo la referma, dès que nous fûmesrentrés dans la première cellule. Puis, il pressa un bouton. J’en-tendis manœuvrer les pompes au dedans du navire, je sentisl’eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellulefut entièrement vidée. La porte intérieure s’ouvrit alors, etnous passâmes dans le vestiaire.

Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine,et, très harassé, tombant d’inanition et de sommeil, je regagnaima chambre, tout émerveillé de cette surprenante excursion aufond des mers.

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Chapitre 18Quatre mille lieues sous le PacifiqueLe lendemain matin, 18 novembre, j’étais parfaitement remisde mes fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, aumoment ou le second du Nautilus prononçait sa phrase quoti-dienne. Il me vint alors à l’esprit qu’elle se rapportait à l’étatde la mer, ou plutôt qu’elle signifiait : « Nous n’avons rien envue. »

Et en effet, l’Océan était désert. Pas une voile à l’horizon.Les hauteurs de l’île Crespo avaient disparu pendant la nuit. Lamer, absorbant les couleurs du prisme, à l’exception desrayons bleus, réfléchissait ceux-ci dans toutes les directions etrevêtait une admirable teinte d’indigo. Une moire, à largesraies, se dessinait régulièrement sur les flots onduleux.

J’admirais ce magnifique aspect de l’Océan, quand le capi-taine Nemo apparut. Il ne sembla pas s’apercevoir de ma pré-sence, et commença une série d’observations astronomiques.Puis, son opération terminée, il alla s’accouder sur la cage dufanal, et ses regards se perdirent à la surface de l’Océan.

Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gensvigoureux et bien constitues, étaient montés sur la plate-forme.Ils venaient retirer les filets qui avaient été mis à la traîne pen-dant la nuit. Ces marins appartenaient évidemment à des na-tions différentes, bien que le type européen fût indiqué cheztous. Je reconnus, à ne pas me tromper, des Irlandais, desFrançais, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste,ces hommes étaient sobres de paroles, et n’employaient entreeux que ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas même soup-çonner l’origine. Aussi, je dus renoncer à les interroger.

Les filets furent halés à bord. C’étaient des espèces de cha-luts, semblables à ceux des côtes normandes, vastes pochesqu’une vergue flottante et une chaîne transfilée dans les

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mailles inférieures tiennent entr’ouvertes. Ces poches, ainsitraînées sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond de l’Océanet ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-là,ils ramenèrent de curieux échantillons de ces parages poisson-neux, des lophies, auxquels leurs mouvements comiques ontvalu le qualificatif d’histrions, des commerçons noirs, munis deleurs antennes, des balistes ondulés, entourés de bandelettesrouges, des tétrodons-croissants, dont le venin est extrême-ment subtil, quelques lamproies olivâtres, des macrorhinques,couverts d’écailles argentées, des trichiures, dont la puissanceélectrique est égale à celle du gymnote et de la torpille, des no-toptères écailleux, à bandes brunes et transversales, des gadesverdâtres, plusieurs variétés de gobies, etc. , enfin, quelquespoissons de proportions plus vastes, un caranx à tête proémi-nente, long d’un mètre, plusieurs beaux scombres bonites, cha-marrés de couleurs bleues et argentées, et trois magnifiquesthons que la rapidité de leur marche n’avait pu sauver duchalut.

J’estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livresde poissons. C’était une belle pêche, mais non surprenante. Eneffet, ces filets restent à la traîne pendant plusieurs heures etenserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique.Nous ne devions donc pas manquer de vivres d’une excellentequalité, que la rapidité du Nautilus et l’attraction de sa lumièreélectrique pouvaient renouveler sans cesse.

Ces divers produits de la mer furent immédiatement affaléspar le panneau vers les cambuses, destinés, les uns à être man-gés frais, les autres à être conservés.

La pêche finie, la provision d’air renouvelée, je pensais quele Nautilus allait reprendre son excursion sous-marine, et je mepréparais à regagner ma chambre, quand, se tournant versmoi, le capitaine Nemo me dit sans autre préambule :

« Voyez cet océan, monsieur le professeur, n’est-il pas douéd’une vie réelle ? N’a-t-il pas ses colères et ses tendresses ?Hier, il s’est endormi comme nous, et le voilà qui se réveilleaprès une nuit paisible ! »

Ni bonjour, ni bonsoir ! N’eût-on pas dit que cet étrange per-sonnage continuait avec moi une conversation déjàcommencée ?

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« Regardez, reprit-il, il s’éveille sous les caresses du soleil ! Ilva revivre de son existence diurne ! C’est une intéressanteétude que de suivre le jeu de son organisme. Il possède unpouls, des artères, il a ses spasmes, et je donne raison à ce sa-vant Maury, qui a découvert en lui une circulation aussi réelleque la circulation sanguine chez les animaux. »

Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moi au-cune réponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les « Evi-demment », les « A coup sûr », et les « Vous avez raison ». Il separlait plutôt à lui-même, prenant de longs temps entre chaquephrase. C’était une méditation à voix haute.

« Oui, dit-il, l’Océan possède une circulation véritable, et,pour la provoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses demultiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calo-rique, en effet, crée des densités différentes, qui amènent lescourants et les contre-courants. L’évaporation, nulle aux ré-gions hyperboréennes, très active dans les zones équatoriales,constitue un échange permanent des eaux tropicales et deseaux polaires. En outre, j’ai surpris ces courants de haut enbas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration del’Océan. J’ai vu la molécule d’eau de mer, échauffée à la sur-face, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maxi-mum de densité à deux degrés au-dessous de zéro, puis se re-froidissant encore, devenir plus légère et remonter. Vous ver-rez, aux pôles, les conséquences de ce phénomène, et vouscomprendrez pourquoi, par cette loi de la prévoyante nature, lacongélation ne peut jamais se produire qu’à la surface deseaux ! »

Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me di-sais : « Le pôle ! Est-ce que cet audacieux personnage prétendnous conduire jusque-là ! »

Cependant, le capitaine s’était tu, et regardait cet élément sicomplètement, si incessamment étudié par lui. Puis reprenant :

« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans la mer,monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu’ellecontient en dissolution, vous en feriez une masse de quatremillions et demi de lieues cubes, qui, étalée sur le globe, for-merait une couche de plus de dix mètres de hauteur. Et necroyez pas que la présence de ces sels ne soit due qu’à un ca-price de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins

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évaporables, et empêchent les vents de leur enlever une tropgrande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant, submerge-raient les zones tempérées. Rôle immense, rôle de pondérateurdans l’économie générale du globe ! »

Le capitaine Nemo s’arrêta, se leva même, fit quelques passur la plate-forme, et revint vers moi :

« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliards d’ani-malcules, qui existent par millions dans une gouttelette, etdont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur rôlen’est pas moins important. Ils absorbent les sels marins, ilss’assimilent les éléments solides de l’eau, et, véritables fai-seurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et desmadrépores ! Et alors la goutte d’eau, privée de son alimentminéral, s’allège, remonte à la surface, y absorbe les sels aban-donnés par l’évaporation, s’alourdit, redescend, et rapporteaux animalcules de nouveaux éléments à absorber. De là, undouble courant ascendant et descendant, et toujours le mouve-ment, toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les conti-nents, plus exubérante, plus infinie, s’épanouissant dans toutesles parties de cet océan, élément de mort pour l’homme, a-t-ondit, élément de vie pour des myriades d’animaux et pour moi !»

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait etprovoquait en moi une extraordinaire émotion.

« Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence ! Et je concevraisla fondation de villes nautiques, d’agglomérations de maisonssous-marines, qui, comme le Nautilus reviendraient respirerchaque matin à la surface des mers, villes libres, s’il en fut, ci-tés indépendantes ! Et encore, qui sait si quelque despote… »

Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent.Puis, s’adressant directement à moi, comme pour chasser unepensée funeste :

« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle estla profondeur de l’Océan ?

— Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux son-dages nous ont appris.

— Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrôle aubesoin ?

— En voici quelques-uns, répondis-je, qui me reviennent à lamémoire. Si je ne me trompe, on a trouvé une profondeur

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moyenne de huit mille deux cents mètres dans l’Atlantiquenord, et de deux mille cinq cents mètres dans la Méditerranée.Les plus remarquables sondes ont été faites dans l’Atlantiquesud, près du trente-cinquième degré, et elles ont donné douzemille mètres, quatorze mille quatre-vingt-onze mètres, etquinze mille cent quarante-neuf mètres. En somme, on estimeque si le fond de la mer était nivelé, sa profondeur moyenne se-rait de sept kilomètres environ.

— Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo,nous vous montrerons mieux que cela, je l’espère. Quant à laprofondeur moyenne de cette partie du Pacifique, je vous ap-prendrai qu’elle est seulement de quatre mille mètres. »

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et dis-parut par l’échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon.L’hélice se mit aussitôt en mouvement, et le loch accusa une vi-tesse de vingt milles à l’heure.

Pendant les jours, pendant les semaines qui s’écoulèrent, lecapitaine Nemo fut très sobre de visites. Je ne le vis qu’à derares intervalles. Son second faisait régulièrement le point queje trouvais reporté sur la carte, de telle sorte que je pouvais re-lever exactement la route du Nautilus.

Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Con-seil avait raconté à son ami les merveilles de notre promenade,et le Canadien regrettait de ne nous avoir point accompagnés.Mais j’espérais que l’occasion se représenterait de visiter lesforêts océaniennes.

Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneauxdu salon s’ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de péné-trer les mystères du monde sous-marin.

La direction générale du Nautilus était sud-est, et il se main-tenait entre cent mètres et cent cinquante mètres de profon-deur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice, entraînédiagonalement au moyen de ses plans inclinés, il atteignit lescouches d’eau situées par deux mille mètres. Le thermomètreindiquait une température de 4, 25 centigrades, températurequi, sous cette profondeur, paraît être commune à toutes leslatitudes.

Le 26 novembre, à trois heures du matin le Nautilus franchitle tropique du Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa envue des Sandwich, où l’illustre Cook trouva la mort, le 14

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février 1779. Nous avions alors fait quatre mille huit centsoixante lieues depuis notre point de départ. Le matin, lorsquej’arrivai sur la plate-forme, j’aperçus, à deux milles sous levent, Haouaï, la plus considérable des sept îles qui forment cetarchipel. Je distinguai nettement sa lisière cultivée, les di-verses chaînes de montagnes qui courent parallèlement à lacôte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, élevé de cinqmille mètres au-dessus du niveau de la mer. Entre autreséchantillons de ces parages, les filets rapportèrent des flabel-laires pavonées, polypes comprimés de forme gracieuse, et quisont particuliers à cette partie de l’Océan.

La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupal’Équateur, le 1er décembre, par 142° de longitude, et le 4 dumême mois, après une rapide traversée que ne signala aucunincident, nous eûmes connaissance du groupe des Marquises.J’aperçus à trois milles, par 8°57’de latitude sud et 139°32’delongitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principalede ce groupe qui appartient à la France. Je vis seulement lesmontagnes boisées qui se dessinaient à l’horizon, car le capi-taine Nemo n’aimait pas à rallier les terres. Là, les filets rap-portèrent de beaux spécimens de poissons, des choryphènesaux nageoires azurées et à la queue d’or, dont la chair est sansrivale au monde, des hologymnoses à peu près dépourvusd’écailles, mais d’un goût exquis, des ostorhinques à mâchoireosseuse, des thasards jaunâtres qui valaient la bonite, touspoissons dignes d’être classés à l’office du bord.

Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par le pa-villon français, du 4 au 11 décembre, le Nautilus parcourut en-viron deux mille milles. Cette navigation fut marquée par larencontre d’une immense troupe de calmars, curieux mol-lusques, très voisins de la seiche. Les pêcheurs français les dé-signent sous le nom d’encornets, et ils appartiennent à laclasse des céphalopodes et à la famille des dibranchiaux, quicomprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animauxfurent particulièrement étudiés par les naturalistes de l’anti-quité, et ils fournissaient de nombreuses métaphores aux ora-teurs de l’Agora, en même temps qu’un plat excellent à la tabledes riches citoyens, s’il faut en croire Athénée, médecin grec,qui vivait avant Gallien.

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Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que le Nautilusrencontra cette armée de mollusques qui sont particulièrementnocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils émigraientdes zones tempérées vers les zones plus chaudes, en suivantl’itinéraire des harengs et des sardines. Nous les regardions àtravers les épaisses vitres de cristal, nageant à reculons avecune extrême rapidité, se mouvant au moyen de leur tube loco-moteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeantles petits, mangés des gros, et agitant dans une confusion in-descriptible les dix pieds que la nature leur a implantés sur latête, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nau-tilus, malgré sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures aumilieu de cette troupe d’animaux. et ses filets en ramenèrentune innombrable quantité, où je reconnus les neuf espèces qued’Orbigny a classées pour l’océan Pacifique.

On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguait inces-samment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait à l’in-fini. Elle changeait son décor et sa mise en scène pour le plai-sir de nos yeux, et nous étions appelés non seulement àcontempler les œuvres du Créateur au milieu de l’élément li-quide, mais encore à pénétrer les plus redoutables mystères del’Océan.

Pendant la journée du 11 décembre, j’étais occupé à liredans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eauxlumineuses par les panneaux entr’ouverts. Le Nautilus était im-mobile. Ses réservoirs remplis, il se tenait à une profondeur demille mètres, région peut habitée des Océans, dans laquelle lesgros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, lesServiteurs de l’estomac, et j’en savourais les leçons ingé-nieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture.

« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d’une voixsingulière.

— Qu’y a-t-il donc, Conseil ?— Que monsieur regarde. »Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai.En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre, im-

mobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observaiattentivement, cherchant à reconnaître la nature de ce

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gigantesque cétacé. Mais une pensée traversa subitement monesprit.

« Un navire ! m’écriai-je.— Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a

coule a pic ! »Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d’un

navire, dont les haubans coupés pendaient encore a leurs ca-dènes. Sa coque paraissait être en bon état, et son naufragedatait au plus de quelques heures. Trois tronçons de mâts, ra-sés à deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navireengagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc,il s’était rempli, et il donnait encore la bande à bâbord. Tristespectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots,mais plus triste encore la vue de son pont où quelques ca-davres, amarrés par des cordes, gisaient encore ! J’en comptaiquatre – quatre hommes, dont l’un se tenait debout, au gouver-nail – puis une femme, à demi-sortie par la claire-voie de la du-nette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme étaitjeune. Je pus reconnaître, vivement éclairés par les feux duNautilus, ses traits que l’eau n’avait pas encore décomposés.Dans un suprême effort, elle avait élevé au-dessus de sa têteson enfant, pauvre petit être dont les bras enlaçaient le cou desa mère ! L’attitude des quatre marins me parut effrayante,tordus qu’ils étaient dans des mouvements convulsifs, et fai-sant un dernier effort pour s’arracher des cordes qui les liaientau navire. Seul, plus calme, la face nette et grave, ses cheveuxgrisonnants collés à son front, la main crispée à la roue du gou-vernail, le timonier semblait encore conduire son trois-mâtsnaufragé à travers les profondeurs de l’Océan !

Quelle scène ! Nous étions muets, le cœur palpitant, devantce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographié àsa dernière minute ! Et je voyais déjà s’avancer, l’œil en feu,d’énormes squales, attirés par cet appât de chair humaine !

Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour du naviresubmergé, et, un instant, je pus lire sur son tableau d’arrière :

Florida, Sunderland.

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Chapitre 19VanikoroCe terrible spectacle inaugurait la série des catastrophes mari-times, que le Nautilus devait renconter sur sa route. Depuisqu’il suivait des mers plus fréquentées, nous apercevions sou-vent des coques naufragées qui achevaient de pourrir entredeux eaux, et, plus profondément, des canons, des boulets, desancres, des chaînes, et mille autres objets de fer, que la rouilledévorait.

Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus, où nous vi-vions comme isolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissancede l’archipel des Pomotou, ancien « groupe dangereux » deBougainville, qui s’étend sur un espace de cinq cents lieues del’est-sud-est à l’ouest-nord-ouest. entre 13°30’et 23°50’de lati-tude sud, et 125°30’et 151°30’de longitude ouest, depuis l’îleDucie jusqu’à l’île Lazareff. Cet archipel couvre une superficiede trois cent soixante-dix lieues carrées, et il est formé d’unesoixantaine de groupes d’îles, parmi lesquels on remarque legroupe Gambier, auquel la France a imposé son protectorat.Ces îles sont coralligènes. Un soulèvement lent, mais continu,provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entreelles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipelsvoisins, et un cinquième continent s’étendra depuis laNouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie jusqu’auxMarquises.

Le jour où je développai cette théorie devant le capitaine Ne-mo, il me répondit froidement :

« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut à la terre,mais de nouveaux hommes ! »

Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit leNautilus vers l’île Clermont-Tonnerre, l’une des plus curieusesdu groupe, qui fut découvert en 1822, par le capitaine Bell, de

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la Minerve. Je pus alors étudier ce système madréporique au-quel sont dues les îles de cet Océan.

Les madrépores, qu’il faut se garder de confondre avec lescoraux, ont un tissu revêtu d’un encroûtement calcaire, et lesmodifications de sa structure ont amené M. Milne-Edwards,mon illustre maître, à les classer en cinq sections. Les petitsanimalcules qui sécrètent ce polypier vivent par milliards aufond de leurs cellules. Ce sont leurs dépôts calcaires qui de-viennent rochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils forment un anneaucirculaire, entourant un lagon ou un petit lac intérieur, que desbrèches mettent en communication avec la mer. Là, ils figurentdes barrières de récifs semblables à celles qui existent sur lescôtes de la Nouvelle-Calédonie et de diverses îles des Pomotou.En d’autres endroits, comme à la Réunion et à Maurice, ilsélèvent des récifs frangés, hautes murailles droites, près des-quelles les profondeurs de l’Océan sont considérables.

En prolongeant à quelques encablures seulement les accoresde l’île Clermont-Tonnerre, j’admirai l’ouvrage gigantesque,accompli par ces travailleurs microscopiques. Ces muraillesétaient spécialement l’œuvre des madréporaires désignés parles noms de millepores, de porites, d’astrées et de méandrines.Ces polypes se développent particulièrement dans les couchesagitées de la surface de la mer, et par conséquent, c’est parleur partie supérieure qu’ils commencent ces substructions,lesquelles s’enfoncent peu à peu avec les débris de sécrétionsqui les supportent. Telle est, du moins, la théorie de M. Dar-win, qui explique ainsi la formation des atolls – théorie supé-rieure, selon moi, à celle qui donne pour base aux travaux ma-dréporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immer-gés à quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.

Je pus observer de très près ces curieuses murailles, car, àleur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents mètres deprofondeur, et nos nappes électriques faisaient étinceler cebrillant calcaire.

Répondant à une question que me posa Conseil, sur la duréed’accroissement de ces barrières colossales, je l’étonnai beau-coup en lui disant que les savants portaient cet accroissementà un huitième de pouce par siècle.

« Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu ? …

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— Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, cequi allonge singulièrement les jours bibliques. D’ailleurs, la for-mation de la houille, c’est-à-dire la minéralisation des forêtsenlisées par les déluges, a exigé un temps beaucoup plus consi-dérable. Mais j’ajouterai que les jours de la Bible ne sont quedes époques et non l’intervalle qui s’écoule entre deux leversde soleil, car, d’après la Bible elle-même. Le soleil ne date pasdu premier jour de la création. »

Lorsque le Nautilus revint à la surface de l’Océan, je pus em-brasser dans tout son développement cette île de Clermont-Tonnerre, basse et boisée. Ses roches madréporiques furentévidemment fertilisées par les trombes et les tempêtes. Unjour, quelque graine, enlevée par l’ouragan aux terres voisines,tomba sur les couches calcaires, mêlées des détritus décompo-sés de poissons et de plantes marines qui formèrent l’humusvégétal. Une noix de coco, poussée par les lames, arriva surcette côte nouvelle. Le germe prit racine. L’arbre, grandissant,arrêta la vapeur d’eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagnapeu à peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, abor-dèrent sur des troncs arrachés aux îles du vent. Les tortuesvinrent pondre leurs œufs. Les oiseaux nichèrent dans lesjeunes arbres. De cette façon, la vie animale se développa, et,attiré par la verdure et la fertilité, l’homme apparut. Ainsi seformèrent ces îles, œuvres immenses d’animauxmicroscopiques.

Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l’éloignement,et la route du Nautilus se modifia d’une manière sensible.Après avoir touché le tropique du Capricorne par le centtrente-cinquième degré de longitude, il se dirigea vers l’ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique lesoleil de l’été fût prodigue de ses rayons, nous ne souffrionsaucunement de la chaleur, car à trente ou quarante mètres au-dessous de l’eau, la température ne s’élevait pas au-dessus dedix à douze degrés.

Le 15 décembre, nous laissions dans l’est le séduisant archi-pel de la Société. et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique.J’aperçus le matin, quelques milles sous le vent, les sommetsélevés de cette île. Ses eaux fournirent aux tables du bord d’ex-cellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores,et des variétés d’un serpent de mer nommé munérophis.

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Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf millesept cent vingt milles étaient relevés au loch, lorsqu’il passaentre l’archipel de Tonga-Tabou, où périrent les équipages del’Argo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l’archipeldes Navigateurs, où fut tué le capitaine de Langle, l’ami de LaPérouse. Puis, il eut connaissance de l’archipel Viti, où les sau-vages massacrèrent les matelots de l’Union et le capitaine Bu-reau, de Nantes, commandant l’Aimable-Josephine.

Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de cent lieuesdu nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l’est à l’ouest,est compris entre 60 et 20 de latitude sud, et 174° et 179° delongitude ouest. Il se compose d’un certain nombre d’îles,d’îlots et d’écueils, parmi lesquels on remarque les îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.

Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l’annéemême où Toricelli inventait le baromètre, et où Louis XIV mon-tait sur le trône. Je laisse à penser lequel de ces faits fut le plusutile à l’humanité. Vinrent ensuite Cook en 1714, d’Entrecas-teaux en 1793, et enfin Dumont-d’Urville, en 1827, débrouillatout le chaos géographique de cet archipel. Le Nautilus s’ap-procha de la baie de Wailea, théâtre des terribles aventures dece capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le mystère du nau-frage de La Pérouse.

Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondam-ment des huîtres excellentes. Nous en mangeâmes immodéré-ment, après les avoir ouvertes sur notre table même, suivant leprécepte de Sénèque. Ces mollusques appartenaient à l’espèceconnue sous le nom d’ostrea lamellosa, qui est très communeen Corse. Ce banc de Wailea devait être considérable, et cer-tainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglo-mérations finiraient par combler les baies, puisque l’on comptejusqu’à deux millions d’œufs dans un seul individu.

Et si maître Ned Land n’eut pas à se repentir de sa glouton-nerie en cette circonstance, c’est que l’huître est le seul metsqui ne provoque jamais d’indigestion. En effet, il ne faut pasmoins de seize douzaines de ces mollusques acéphales pourfournir les trois cent quinze grammes de substance azotée, né-cessaires à la nourriture quotidienne d’un seul homme.

Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au milieu de l’archipeldes Nouvelles-Hébrides, que Quiros découvrit en 1606, que

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Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nomactuel en 1773. Ce groupe se compose principalement de neufgrandes îles, et forme une bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° de latitudesud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passâmes assezprès de l’île d’Aurou, qui, au moment des observations de midi,m’apparut comme une masse de bois verts, dominée par un picd’une grande hauteur.

Ce jour-là, c’était Noël, et Ned Land me sembla regretter vi-vement la célébration du « Christmas », la véritable fête de lafamille, dont les protestants sont fanatiques.

Je n’avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitainede jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon,ayant toujours l’air d’un homme qui vous a quitté depuis cinqminutes. J’étais occupé à reconnaître sur le planisphère laroute du Nautilus. Le capitaine s’approcha, posa un doigt surun point de la carte, et prononça ce seul mot :

« Vanikoro. »Ce nom fut magique. C’était le nom des îlots sur lesquels

vinrent se perdre les vaisseaux de La Pérouse. Je me relevaisubitement.

« Le Nautilus nous porte à Vanikoro ? demandai-je.— Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.— Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la

Boussole et l’Astrolabe ?— Si cela vous plaît, monsieur le professeur.— Quand serons-nous à Vanikoro ?— Nous y sommes, monsieur le professeur. »Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, et de

là, mes regards parcoururent avidement l’horizon.Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniques d’inégale

grandeur, entourées d’un récif de coraux qui mesurait qua-rante milles de circuit. Nous étions en présence de l’île de Va-nikoro proprement dite, à laquelle Dumont d’Urville imposa lenom d’île de la Recherche, et précisément devant le petit havrede Vanou, situé par 16°4’de latitude sud, et 164°32’de longi-tude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuisla plage jusqu’aux sommets de l’intérieur, que dominait lemont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.

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Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure deroches par une étroite passe, se trouva en dedans des brisants,où la mer avait une profondeur de trente à quarante brasses.Sous le verdoyant ombrage des palétuviers, j’aperçus quelquessauvages qui montrèrent une extrême surprise à notre ap-proche. Dans ce long corps noirâtre, s’avançant à fleur d’eau,ne voyaient-ils pas quelque cétacé formidable dont ils devaientse défier ?

En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je sa-vais du naufrage de La Pérouse.

« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.— Et pourriez-vous m’apprendre ce que tout le monde en

sait ? me demanda-t-il d’un ton un peu ironique.— Très facilement. »Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d’Ur-

ville avaient fait connaître, travaux dont voici le résumé trèssuccinct.

La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent en-voyés par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de cir-cumnavigation. Ils montaient les corvettes la Boussole etl’Astrolabe, qui ne reparurent plus.

En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sortdes deux corvettes. arma deux grandes flûtes, la Recherche etl’Espérance, qui quittèrent Brest, le 28 septembre, sous lesordres de Bruni d’Entrecasteaux. Deux mois après, on appre-nait par la déposition d’un certain Bowen, commandantl’Albermale, que des débris de navires naufragés avaient étévus sur les côtes de la Nouvelle-Géorgie. Mais d’Entrecasteaux,ignorant cette communication, – assez incertaine, d’ailleurs –se dirigea vers les îles de l’Amirauté, désignées dans un rap-port du capitaine Hunter comme étant le lieu du naufrage deLa Pérouse.

Ses recherches furent vaines. L’Espérance et la Recherchepassèrent même devant Vanikoro sans s’y arrêter, et, ensomme, ce voyage fut très malheureux, car il coûta la vie àd’Entrecasteaux, à deux de ses seconds et à plusieurs marinsde son équipage.

Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui,le premier, retrouva des traces indiscutables des naufragés. Le15 mai 1824, son navire, le Saint-Patrick, passa près de l’île de

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Tikopia, l’une des Nouvelles-Hébrides. Là, un lascar, l’ayant ac-costé dans une pirogue, lui vendit une poignée d’épée en ar-gent qui portait l’empreinte de caractères gravés au burin. Celascar prétendait, en outre, que, six ans auparavant, pendantun séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens qui apparte-naient à des navires échoués depuis de longues années sur lesrécifs de l’île.

Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La Pérouse, dontla disparition avait ému le monde entier. Il voulut gagner Vani-koro, où, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux débrisdu naufrage ; mais les vents et les courants l’en empêchèrent.

Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sa découvertela Société Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, au-quel on donna le nom de la Recherche, fut mis à sa disposition,et il partit, le 23 janvier 1827, accompagné d’un agentfrançais.

La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points du Pa-cifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans cemême havre de Vanou, où le Nautilus flottait en ce moment.

Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des usten-siles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers,un boulet de dix-huit, des débris d’instruments d’astronomie,un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portantcette inscription : « Bazin m’a fait », marque de la fonderie del’Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n’était donc pluspossible.

Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu dusinistre jusqu’au mois d’octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se di-rigea vers la Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril1828, et revint en France, où il fut très sympathiquement ac-cueilli par Charles X.

Mais, à ce moment, Dumont d’Urville, sans avoir eu connais-sance des travaux de Dillon, était déjà parti pour chercherailleurs le théâtre du naufrage. Et, en effet, on avait appris parles rapports d’un baleinier que des médailles et une croix deSaint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvages de laLouisiade et de la Nouvelle-Calédonie.

Dumont d’Urville, commandant l’Astrolabe, avait donc pris lamer, et, deux mois après que Dillon venait de quitter Vanikoro,il mouillait devant Hobart-Town. Là, il avait connaissance des

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résultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu’un cer-tain James Hobbs, second de l’Union, de Calcutta, ayant pristerre sur une île située par 8°18’de latitude sud et 156°30’delongitude est, avait remarqué des barres de fer et des étoffesrouges dont se servaient les naturels de ces parages.

Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devaitajouter foi à ces récits rapportés par des journaux peu dignesde confiance, se décida cependant à se lancer sur les traces deDillon.

Le 10 février 1828, I’Astrolabe se présenta devant Tikopia,prit pour guide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fitroute vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 février, prolon-gea ses récifs jusqu’au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-de-dans de la barrière, dans le havre de Vanou.

Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l’île, et rappor-tèrent quelques débris peu importants. Les naturels, adoptantun système de dénégations et de faux-fuyants, refusaient de lesmener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, très louche, laissacroire qu’ils avaient maltraité les naufragés, et, en effet, ilssemblaient craindre que Dumont d’Urville ne fût venu vengerLa Pérouse et ses infortunés compagnons.

Cependant, le 26, décidés par des présents, et comprenantqu’ils n’avaient à craindre aucune représaille, ils conduisirentle second, M. Jacquinot, sur le théâtre du naufrage.

Là, par trois ou quatre brasses d’eau, entre les récifs Pacouet Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de feret de plomb, empâtés dans les concrétions calcaires. La cha-loupe et la baleinière de l’Astrolabe furent dirigées vers cet en-droit, et, non sans de longues fatigues, leurs équipages par-vinrent à retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un ca-non de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers decuivre.

Dumont d’Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi queLa Pérouse, après avoir perdu ses deux navires sur les récifsde l’île, avait construit un bâtiment plus petit, pour aller seperdre une seconde fois… Où ? On ne savait.

Le commandant de l’Astrolabe fit alors élever, sous unetouffe de mangliers, un cénotaphe à la mémoire du célèbre na-vigateur et de ses compagnons. Ce fut une simple pyramide

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quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et dans laquellen’entra aucune ferrure qui pût tenter la cupidité des naturels.

Puis, Dumont d’Urville voulut partir ; mais ses équipagesétaient minés par les fièvres de ces côtes malsaines, et, trèsmalade lui-même, il ne put appareiller que le 17 mars.

Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumontd’Urville ne fût pas au courant des travaux de Dillon, avait en-voyé à Vanikoro la corvette la Bayonnaise, commandée par Le-goarant de Tromelin, qui était en station sur la côte ouest del’Amérique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro, quelquesmois après le départ de l’Astrolabe, ne trouva aucun documentnouveau, mais constata que les sauvages avaient respecté lemausolée de La Pérouse.

Telle est la substance du récit que je fis au capitaine Nemo.« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé périr ce troi-

sième navire construit par les naufragés sur l’île de Vanikoro ?— On ne sait. »Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de le

suivre au grand salon. Le Nautilus s’enfonça de quelquesmètres au-dessous des flots, et les panneaux s’ouvrirent.

Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements de co-raux, revêtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, de cario-phyllées, à travers des myriades de poissons charmants, des gi-relles, des glyphisidons, des pomphérides, des diacopes, desholocentres, je reconnus certains débris que les draguesn’avaient pu arracher, des étriers de fer, des ancres, des ca-nons, des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tousobjets provenant des navires naufragés et maintenant tapissésde fleurs vivantes.

Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaineNemo me dit d’une voix grave :

« Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785 avecses navires la Boussole et l’Astrolabe. Il mouilla d’abord àBotany-Bay, visita l’archipel des Amis, la Nouvelle-Calédonie,se dirigea vers Santa-Cruz et relâcha à Namouka, l’une des îlesdu groupe Hapaï. Puis, ses navires arrivèrent sur les récifs in-connus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, s’en-gagea sur la côte méridionale. L’Astrolabe vint à son secours ets’échoua de même. Le premier navire se détruisit presque im-médiatement. Le second, engravé sous le vent, résista

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quelques jours. Les naturels firent assez bon accueil auxnaufragés. Ceux-ci s’installèrent dans l’île, et construisirent unbâtiment plus petit avec les débris des deux grands. Quelquesmatelots restèrent volontairement à Vanikoro.

Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pérouse. Ilsse dirigèrent vers les îles Salomon, et ils périrent, corps etbiens, sur la côte occidentale de l’île principale du groupe,entre les caps Déception et Satisfaction !

— Et comment le savez-vous ? m’écriai-je.— Voici ce que j’ai trouvé sur le lieu même de ce dernier

naufrage ! »Le capitaine Nemo me montra une boîte de ferblanc, estam-

pillée aux armes de France, et toute corrodée par les eaux sa-lines. Il l’ouvrit, et je vis une liasse de papiers jaunis, mais en-core lisibles.

C’étaient les instructions même du ministre de la Marine aucommandant La Pérouse, annotées en marge de la main deLouis XVI !

« Ah ! c’est une belle mort pour un marin ! dit alors le capi-taine Nemo. C’est une tranquille tombe que cette tombe de co-rail, et fasse le ciel que, mes compagnons et moi, nous n’enayons jamais d’autre ! »

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Chapitre 20Le detroit de TorrésPendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilus abandonnales parages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direc-tion était sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les sept centcinquante lieues qui séparent le groupe de La Pérouse de lapointe sud-est de la Papouasie.

Le ler janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit surla plate-forme.

« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne année ?

— Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j’étaisà Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J’accepte tesvœux et je t’en remercie. Seulement, je te demanderai ce quetu entends par « une bonne année », dans les circonstances oùnous nous trouvons. Est-ce l’année qui amènera la fin de notreemprisonnement, ou l’année qui verra se continuer cet étrangevoyage ?

— Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire à mon-sieur. Il est certain que nous voyons de curieuses choses, etque, depuis deux mois, nous n’avons pas eu le temps de nousennuyer. La dernière merveille est toujours la plus étonnante,et si cette progression se maintient, je ne sais pas comment ce-la finira. M’est avis que nous ne retrouverons jamais une occa-sion semblable.

— Jamais, Conseil.— En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin,

n’est pas plus gênant que s’il n’existait pas.— Comme tu le dis, Conseil.— Je pense donc, n’en déplaise à monsieur, qu’une bonne an-

née serait une année qui nous permettrait de tout voir…

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— De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être long. Mais qu’enpense Ned Land ?

— Ned Land pense exactement le contraire de moi, réponditConseil. C’est un esprit positif et un estomac impérieux. Regar-der les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Lemanque de vin, de pain, de viande, cela ne convient guère à undigne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que lebrandy ou le gin, pris dans une proportion modérée, n’ef-frayent guère !

— Pour mon compte, Conseil, ce n’est point là ce qui metourmente, et je m’accommode très bien du régime du bord.

— Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant àrester que maître Land à prendre la fuite. Donc, si l’année quicommence n’est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, etréciproquement. De cette façon, il y aura toujours quelqu’un desatisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite à monsieur ce qui fe-ra plaisir à monsieur.

— Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre àplus tard la question des étrennes, et de les remplacer provi-soirement par une bonne poignée de main. Je n’ai que cela surmoi.

— Monsieur n’a jamais été si généreux », répondit Conseil.Et là-dessus, le brave garçon s’en alla.Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante

milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notrepoint de départ dans les mers du Japon. Devant l’éperon duNautilus s’étendaient les dangereux parages de la mer de co-rail, sur la côte nord-est de l’Australie. Notre bateau prolon-geait à une distance de quelques milles ce redoutable banc surlequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770.Le bâtiment que montait Cook donna sur un roc, et s’il ne cou-la pas, ce fut grâce à cette circonstance que le morceau de co-rail, détaché au choc, resta engagé dans la coque entr’ouverte.

J’aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de troiscent soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, sebrisait avec une intensité formidable et comparable aux roule-ments du tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclinés duNautilus nous entraînaient à une grande profondeur, et je nepus rien voir de ces hautes murailles coralligènes. Je dus mecontenter des divers échantillons de poissons rapportés par

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nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons, espèces descombres grands comme des thons. aux flancs bleuâtres etrayés de bandes transversales qui disparaissent avec la vie del’animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes etfournirent à notre table une chair excessivement délicate. Onprit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d’un demi-décimètre, ayant le goût de la dorade, et des pyrapèdes vo-lants, véritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuitsobscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurslueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoo-phytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses espècesd’alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des éperons, des. ca-drans, des cérites, des hyalles. La flore était représentée parde belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes,imprégnées du mucilage qui transsudait à travers leurs pores,et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma Ge-liniaroide, qui fut classée parmi les curiosités naturelles dumusée.

Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier,nous eûmes connaissance des côtes de la Papouasie. A cetteoccasion, le capitaine Nemo m’apprit que son intention était degagner l’océan Indien par le détroit de Torrès. Sa communica-tion se borna là. Ned vit avec plaisir que cette route le rappro-chait des mers européennes.

Ce détroit de Torrès est regardé comme non moins dange-reux par les écueils qui le hérissent que par les sauvages habi-tants qui fréquentent ses côtes. Il sépare de la Nouvelle-Hol-lande la grande île de la Papouasie, nommée aussi Nouvelle-Guinée.

La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trentelieues de large, et une superficie de quarante mille lieues géo-graphiques. Elle est située, en latitude, entre 0°l9’et 10°2’sud,et en longitude, entre 128°23’et 146°15’. A midi, pendant quele second prenait la hauteur du soleil, j’aperçus les sommetsdes monts Arfalxs, élevés par plans et terminés par des pitonsaigus.

Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais FranciscoSerrano, fut visitée successivement par don José de Menesèsen 1526, par Grijalva en 1527, par le général espagnol Alvar deSaavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le Hollandais

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Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman,Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, For-rest, Mac Cluer, par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en1823, et par Dumont d’Urville en 1827. « C’est le foyer desnoirs qui occupent toute la Malaisie ». a dit M. de Rienzi, et jene me doutais guère que les hasards de cette navigation al-laient me mettre en présence des redoutables Andamenes.

Le Nautilus se présenta donc à l’entrée du plus dangereuxdétroit du globe, de celui que les plus hardis navigateurs osentà peine franchir, détroit que Louis Paz de Torrès affronta enrevenant des mers du Sud dans la Mélanésie, et dans lequel,en 1840, les corvettes échouées de Dumont d’Urville furent surle point de se perdre corps et biens. Le Nautilus lui-même, su-périeur à tous les dangers de la mer, allait, cependant, faireconnaissance avec les récifs coralliens.

Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues de large,mais il est obstrué par une innombrable quantité d’îles, d’îlots,de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque im-praticable. En conséquence, le capitaine Nemo prit toutes lesprécautions voulues pour le traverser. Le Nautilus, flottant àfleur d’eau, s’avançait sous une allure modérée. Son hélice,comme une queue de cétacé, battait les flots avec lenteur.

Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi,nous avions pris place sur la plate-forme toujours déserte. De-vant nous s’élevait la cage du timonier, et je me trompe fort, oule capitaine Nemo devait être là, dirigeant lui-même sonNautilus.

J’avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit de Tor-rès levées et dressées par l’ingénieur hydrographe VincendonDumoulin et l’enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois – main-tenant amiral qui faisaient partie de l’état-major de Dumontd’Urville pendant son dernier voyage de circumnavigation. Cesont, avec celles du capitaine King, les meilleures cartes quidébrouillent l’imbroglio de cet étroit passage, et je les consul-tais avec une scrupuleuse attention.

Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courantde flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitessede deux milles et demi, se brisait sur les coraux dont la têteémergeait çà et là.

« Voilà une mauvaise mer ! me dit Ned Land.

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— Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne convient guèreà un bâtiment comme le Nautilus.

— Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soitbien certain de sa route, car je vois là des pâtés de coraux quimettraient sa coque en mille pièces, si elle les effleuraitseulement ! »

En effet, la situation était périlleuse, mais le Nautilus sem-blait se glisser comme par enchantement au milieu de ces fu-rieux écueils. Il ne suivait pas exactement la route del’Astrolabe et de la Zélée qui fut fatale à Dumont d’Urville. Ilprit plus au nord, rangea l’île Murray, et revint au sud-ouest,vers le passage de Cumberland. Je croyais qu’il allait y donnerfranchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta,à travers une grande quantité d’îles et d’îlots peu connus, versl’île Tound et le canal Mauvais.

Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jus-qu’à la folie, voulait engager son navire dans cette passe oùtouchèrent les deux corvettes de Dumont d’Urville, quand, mo-difiant une seconde fois sa direction et coupant droit à l’ouest,il se dirigea vers l’île Gueboroar.

Il était alors trois heures après-midi. Le flot se cassait, la ma-rée étant presque pleine. Le Nautilus s’approcha de cette îleque je vois encore avec sa remarquable lisière de pendanus.Nous la rangions à moins de deux milles.

Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait de touchercontre un écueil, et il demeura immobile, donnant une légèregîte sur bâbord.

Quand je me relevai, j’aperçus sur la plate-forme le capitaineNemo et son second. Ils examinaient la situation du navire,échangeant quelques mots dans leur incompréhensible idiome.

Voici quelle était cette situation. A deux milles, par tribord,apparaissait l’île Gueboroar dont la côte s’arrondissait du nordà l’ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l’est se mon-traient déjà quelques têtes de coraux que le jusant laissait àdécouvert. Nous nous étions échoués au plein. et dans une deces mers où les marées sont médiocres, circonstance fâcheusepour le renflouage du Nautilus. Cependant. Le navire n’avaitaucunement souffert, tant sa coque était solidement liée. Maiss’il ne pouvait ni couler, ni s’ouvrir, il risquait fort d’être à

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jamais attaché sur ces écueils, et alors c’en était fait del’appareil sous-marin du capitaine Nemo.

Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, tou-jours maître de lui, ne paraissant ni ému ni contrarié,s’approcha :

« Un accident ? lui dis-je.— Non, un incident, me répondit-il.— Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-être

à redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez ! »Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier. et fit un

geste négatif. C’était me dire assez clairement que rien ne leforcerait jamais à remettre les pieds sur un continent. Puis ildit :

« D’ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n’est pas en per-dition. Il vous transportera encore au milieu des merveilles del’Océan. Notre voyage ne fait que commencer, et je ne désirepas me priver si vite de l’honneur de votre compagnie.

— Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tour-nure ironique de cette phrase, le Nautilus s’est échoué au mo-ment de la pleine mer. Or, les marées ne sont pas fortes dansle Pacifique, et, si vous ne pouvez délester le Nautilus – ce quime paraît impossible je ne vois pas comment il sera renfloué.

— Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avezraison, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo,mais, au détroit de Torrès, on trouve encore une différenced’un mètre et demi entre le niveau des hautes et basses mers.C’est aujourd’hui le 4 janvier, et dans cinq jours la pleine lune.Or, je serai bien étonné si ce complaisant satellite ne soulèvepas suffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un ser-vice que je ne veux devoir qu’à lui seul. »

Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendità l’intérieur du Nautilus. Quant au bâtiment, il ne bougeaitplus et demeurait immobile. comme si les polypes coralliensl’eussent déjà maçonné dans leur indestructible ciment.

« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi aprèsle départ du capitaine.

Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la maréedu 9, car il paraît que la lune aura la complaisance de nous re-mettre à flot.

— Tout simplement ?

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— Tout simplement.— Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large,

mettre sa machine sur ses chaînes, et tout faire pour sedéhaler ?

Puisque la marée suffira ! » répondit simplement Conseil.Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules.

C’était le marin qui parlait en lui.« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je

vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni surni sous les mers. Il n’est bon qu’à vendre au poids. Je pensedonc que le moment est venu de fausser compagnie au capi-taine Nemo.

— Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vous dece vaillant Nautilus, et dans quatre jours nous saurons à quoinous en tenir sur les marées du Pacifique. D’ailleurs, le conseilde fuir pourrait être opportun si nous étions en vue des côtesde l’Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de laPapouasie, c’est autre chose, et il sera toujours temps d’en ve-nir à cette extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se rele-ver, ce que je regarderais comme un événement grave.

— Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce terrain ? repritNed Land. Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres. Sousces arbres. des animaux terrestres, des porteurs de côteletteset de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiers quelquescoups de dents.

— Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à sonavis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaineNemo de nous transporter à terre, ne fût-ce que pour ne pasperdre l’habitude de fouler du pied les parties solides de notreplanète ?

— Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.— Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons à

quoi nous en tenir sur l’amabilité du capitaine. »A ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la per-

mission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup degrâce et d’empressement, sans même avoir exigé de moi lapromesse de revenir à bord. Mais une fuite à travers les terresde la Nouvelle-Guinée eût été très périlleuse, et je n’aurais pasconseillé à Ned Land de la tenter. Mieux valait être prisonnier

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à bord du Nautilus, que de tomber entre les mains des naturelsde la Papouasie.

Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemain matin.Je ne cherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nous accompa-gnerait. Je pensai même qu’aucun homme de l’équipage nenous serait donné, et que Ned Land serait seul chargé de diri-ger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se trouvait à deux millesau plus, et ce n’était qu’un jeu pour le Canadien de conduire celéger canot entre les lignes de récifs si fatales aux grandsnavires.

Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché de sonalvéole et lancé à la mer du haut de la plate-forme. Deuxhommes suffirent à cette opération. Les avirons étaient dansl’embarcation, et nous n’avions plus qu’à y prendre place.

A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordionsdu Nautilus. La mer était assez calme. Une petite brise souf-flait de terre. Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagionsvigoureusement, et Ned gouvernait dans les étroites passesque les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bienet filait rapidement.

Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était un prisonnieréchappé de sa prison, et il ne songeait guère qu’il lui faudrait yrentrer.

« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de laviande, et quelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, parexemple ! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose,mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraîche venai-son, grillé sur des charbons ardents, variera agréablementnotre ordinaire.

— Gourmand ! répondait Conseil, il m’en fait venir l’eau à labouche.

— Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et sile gibier n’y est pas de telle taille qu’il puisse lui-même chasserle chasseur.

— Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont lesdents semblaient être affûtées comme un tranchant de hache,mais je mangerai du tigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pasd’autre quadrupède dans cette île.

— L’ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.

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— Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatrepattes sans plumes, ou à deux pattes avec plumes, sera saluéde mon premier coup de fusil.

— Bon ! répondis-je, voilà les imprudences de maître Landqui vont recommencer !

— N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien,et nagez ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pourvous offrir un mets de ma façon. »

A huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s’échouerdoucement sur une grève de sable, après avoir heureusementfranchi l’anneau coralligène qui entourait l’île de Gueboroar.

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Chapitre 21Quelques jours à terreJe fus assez vivement impressionné en touchant terre. NedLand essayait le sol du pied, comme pour en prendre posses-sion. Il n’y avait pourtant que deux mois que nous étions, sui-vant l’expression du capitaine Nemo, les « passagers du Nauti-lus ». c’est-à-dire. en réalité, les prisonniers de soncommandant.

En quelques minutes. nous fûmes à une portée de fusil de lacôte. Le sol était presque entièrement madréporique, mais cer-tains lits de torrents desséchés. semés de débris granitiques,démontraient que cette île était due à une formation primor-diale. Tout l’horizon se cachait derrière un rideau de forêts ad-mirables. Des arbres énormes, dont la taille atteignait parfoisdeux cents pieds, se reliaient l’un à l’autre par des guirlandesde lianes, vrais hamacs naturels que berçait une brise légère.C’étaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, deshibiscus, des pendanus, des palmiers, mélangés à profusion, etsous l’abri de leur voûte verdoyante, au pied de leur stype gi-gantesque, croissaient des orchidées des légumineuses et desfougères.

Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la florepapouasienne, le Canadien abandonna l’agréable pour l’utile. Ilaperçut un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les bri-sa, et nous bûmes leur lait, nous mangeâmes leur amande,avec une satisfaction qui protestait contre l’ordinaire duNautilus.

« Excellent ! disait Ned Land.— Exquis ! répondait Conseil.— Et je ne pense pas, dit le Canadien. que votre Nemo s’op-

pose à ce que nous introduisions une cargaison de cocos à sonbord ?

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— Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n’y voudra pasgoûter !

— Tant pis pour lui ! dit Conseil.— Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera

davantage.— Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneur qui

se disposait à ravager un autre cocotier, le coco est une bonnechose, mais avant d’en remplir le canot, il me paraît sage dereconnaître si l’île ne produit pas quelque substance non moinsutile. Des légumes frais seraient bien reçus à l’office duNautilus.

— Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose de ré-server trois places dans notre embarcation, l’une pour lesfruits, l’autre pour les légumes, et la troisième pour la venai-son, dont je n’ai pas encore entrevu le plus mince échantillon.

— Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit leCanadien.

— Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayonsl’œil aux aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourraitrenfermer, cependant, quelques individus qui seraient moinsdifficiles que nous sur la nature du gibier !

— Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoiretrès significatif.

— Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.— Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre

les charmes de l’anthropophagie !— Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua Conseil. Vous, an-

thropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moiqui partage votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour àdemi dévoré ?

— Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pourvous manger sans nécessité.

— Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut ab-solument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale,ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que desmorceaux de domestique pour le servir. »

Tandis que s’échangeaient ces divers propos, nous péné-trions sous les sombres voûtes de la forêt, et pendant deuxheures, nous la parcourûmes en tous sens.

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Le hasard servit à souhait cette recherche de végétaux co-mestibles, et l’un des plus utiles produits des zones tropicalesnous fournit un aliment précieux qui manquait à bord.

Je veux parler de l’arbre à pain, très abondant dans l’île Gue-boroar, et j’y remarquai principalement cette variété dépour-vue de graines, qui porte en malais le nom de « Rima ».

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droitet haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie etformée de grandes feuilles multilobées, désignait suffisammentaux yeux d’un naturaliste cet « artocarpus » qui a été très heu-reusement naturalisé aux îles Mascareignes. De sa masse deverdure se détachaient de gros fruits globuleux, larges d’un dé-cimètre, et pourvus extérieurement de rugosités qui prenaientune disposition hexagonale. Utile végétal dont la nature a gra-tifie les régions auxquelles le blé manque, et qui, sans exigeraucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l’année.

Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjàmangé pendant ses nombreux voyages, et il savait préparerleur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses dési-rs, et il n’y put tenir plus longtemps.

« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas un peude cette pâte de l’arbre à pain !

— Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes icipour faire des expériences, faisons-les.

— Ce ne sera pas long », répondit le Canadien.Et, armé d’une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pé-

tilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choi-sissions les meilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques-unsn’avaient pas encore atteint un degré suffisant de maturité, etleur peau épaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fi-breuse. D’autres, en très grand nombre, jaunâtres et gélati-neux, n’attendaient que le moment d’être cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apportaune douzaine à Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons,après les avoir coupés en tranches épaisses, et ce faisant, il ré-pétait toujours :

« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !— Surtout quand on en est privé depuis longtemps, dit

Conseil.

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— Ce n’est même plus du pain, ajouta le Canadien. C’est unepâtisserie délicate. Vous n’en avez jamais mange, monsieur ?

— Non, Ned.— Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente.

Si vous n’y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs !»

Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée aufeu fut complètement charbonnée. A l’intérieur apparaissaitune pâte blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelaitcelle de l’artichaut.

Il faut l’avouer, ce pain était excellent, et j’en mangeai avecgrand plaisir.

« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garderfraîche, et il me paraît inutile d’en faire une provision pour lebord.

— Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land. Vous parlez làcomme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulan-ger. Conseil, faites une récolte de ces fruits que nous repren-drons à notre retour.

— Et comment les préparerez-vous ? demandai-je auCanadien.

— En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui segardera indéfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrail’employer, je la ferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sasaveur un peu acide, vous la trouverez excellente.

— Alors, maître Ned, je vois qu’il ne manque rien à ce pain…— Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y

manque quelques fruits ou tout ou moins quelques légumes !Cherchons les fruits et les légumes. »Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes en

route pour compléter ce dîner « terrestre ».Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous

avions fait une ample provision de bananes. Ces produits déli-cieux de la zone torride mûrissent pendant toute l’année, et lesMalais, qui leur ont donné le nom de « pisang », les mangentsans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillîmes desjaks énormes dont le goût est très accusé, des mangues savou-reuses, et des ananas d’un grosseur invraisemblable. Maiscette récolte prit une grande partie de notre temps, que,d’ailleurs, il n’y avait pas lieu de regretter.

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Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait enavant, et, pendant sa promenade à travers la forêt, il glanaitd’une main sûre d’excellents fruits qui devaient compléter saprovision.

« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, amiNed ?

— Hum ! fit le Canadien.— Quoi ! vous vous plaignez ?— Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas, répon-

dit Ned. C’est la fin d’un repas, c’est un dessert. Mais le po-tage ? mais le rôti ?

— En effet, dis-je, Ned nous avait promis des côtelettes quime semblent fort problématiques.

— Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chassen’est pas finie, mais elle n’est même pas commencée. Pa-tience ! Nous finirons bien par rencontrer quelque animal deplume ou de poil, et, si ce n’est pas en cet endroit, ce sera dansun autre…

— Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajouta Con-seil, car il ne faut pas trop s’éloigner. Je propose même de re-venir au canot.

— Quoi ! déjà ! s’écria Ned.— Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.— Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien.— Deux heures, au moins, répondit Conseil.— Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s’écria maître

Ned Land avec un soupir de regret.— En route », répondit Conseil.Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous complétâmes

notre récolte en faisant une razzia de chouxpalmistes qu’il fal-lut cueillir à la cime des arbres, de petits haricots que je recon-nus pour être les « abrou » des Malais, et d’ignames d’une qua-lité supérieure.

Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot. Ce-pendant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffi-sante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s’embarquer, ilaperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq à trente pieds,qui appartenaient à l’espèce des palmiers. Ces arbres, aussiprécieux que l’artocarpus, sont justement comptés parmi lesplus utiles produits de la Malaisie.

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C’étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sans culture,se reproduisant, comme les mûriers, par leurs rejetons et leursgraines.

Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Il pritsa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientôtcouché sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturité sereconnaissait à la poussière blanche qui saupoudrait leurspalmes.

Je le regardai faire plutôt avec les yeux d’un naturalistequ’avec les yeux d’un homme affamé. Il commença par enleverà chaque tronc une bande d’écorce, épaisse d’un pouce, qui re-couvrait un réseau de fibres allongées formant d’inextricablesnœuds, que mastiquait une sorte de farine gommeuse. Cettefarine, c’était le sagou, substance comestible qui sert principa-lement à l’alimentation des populations mélanésiennes.

Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncspar morceaux, comme il eût fait de bois à brûler, se réservantd’en extraire plus tard la farine, de la passer dans une étoffeafin de la séparer de ses ligaments fibreux, d’en faire évaporerl’humidité au soleil, et de la laisser durcir dans des moules.

Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nos richesses,nous quittions le rivage de l’île, et, une demi-heure après, nousaccostions le Nautilus. Personne ne parut à notre arrivée.L’énorme cylindre de tôle semblait désert. Les provisions em-barquées, je descendis à ma chambre. J’y trouvai mon souperprêt. Je mangeai, puis je m’endormis.

Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un bruità l’intérieur, pas un signe de vie. Le canot était resté le long dubord, à la place même où nous l’avions laissé. Nous résolûmesde retourner à l’île Gueboroar. Ned Land espérait être plusheureux que la veille au point de vue du chasseur, et désiraitvisiter une autre partie de la forêt.

Au lever du soleil, nous étions en route. L’embarcation, enle-vée par le flot qui portait à terre, atteignit l’île en peud’instants.

Nous débarquâmes, et, pensant qu’il valait mieux s’en rap-porter à l’instinct du Canadien, nous suivîmes Ned Land dontles longues jambes menaçaient de nous distancer.

Ned Land remonta la côte vers l’ouest, puis, passant à guéquelques lits de torrents, il gagna la haute plaine que

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bordaient d’admirables forêts. Quelques martins-pêcheurs rô-daient le long des cours d’eau, mais ils ne se laissaient pas ap-procher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles sa-vaient à quoi s’en tenir sur des bipèdes de notre espèce, et j’enconclus que, si l’île n’était pas habitée, du moins, des êtres hu-mains la fréquentaient.

Après avoir traversé une assez grasse prairie, nous arri-vâmes à la lisière d’un petit bois qu’animaient le chant et le vold’un grand nombre d’oiseaux.

« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.— Mais il y en a qui se mangent ! répondit le harponneur.— Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que de

simples perroquets.— Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est le

faisan de ceux qui n’ont pas autre chose à manger.— Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement pré-

paré, vaut son coup de fourchette. »En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout un monde de

perroquets voltigeait de branche en branche, n’attendantqu’une éducation plus soignée pour parler la langue humaine.Pour le moment, ils caquetaient en compagnie de perruches detoutes couleurs, de graves kakatouas, qui semblaient méditerquelque problème philosophique, tandis que des loris d’unrouge éclatant passaient comme un morceau d’étamine empor-té par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouaspeints des plus fines nuances de l’azur, et de toute une variétéde volatiles charmants, mais généralement peu comestibles.

Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n’a ja-mais dépassé la limite des îles d’Arrou et des îles des Papouas,manquait à cette collection. Mais le sort me réservait de l’ad-mirer avant peu.

Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nousavions retrouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alorss’enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurslongues plumes obligeait à se diriger contre le vent. Leur volondulé, la grâce de leurs courbes aériennes, le chatoiement deleurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n’eus pasde peine à les reconnaître.

« Des oiseaux de paradis ! m’écriai-je.

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— Ordre des passereaux, section des clystomores, réponditConseil.

— Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.— Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je compte sur

votre adresse pour attraper un de ces charmants produits de lanature tropicale !

— On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plushabitué à manier le harpon que le fusil. »

Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avecles Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous nepouvions employer. Tantôt ils disposent des lacets au sommetdes arbres élevés que les paradisiers habitent de préférence.Tantôt ils s’en emparent avec une glu tenace qui paralyse leursmouvements. Ils vont même jusqu’à empoisonner les fontainesoù ces oiseaux ont l’habitude de boire. Quant à nous, nousétions réduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait peu dechances de les atteindre. Et en effet, nous épuisâmes vaine-ment une partie de nos munitions.

Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnesqui forment le centre de l’île était franchi, et nous n’avions en-core rien tué. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurss’étaient fiés au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort.Très heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit un coupdouble et assura le déjeuner. Il abattit un pigeon blanc et unramier, qui, lestement plumés et suspendus à une brochette,rôtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces in-téressants animaux cuisaient, Ned prépara des fruits de l’arto-carpus. Puis, le pigeon et le ramier furent dévorés jusqu’aux oset déclarés excellents. La muscade, dont ils ont l’habitude dese gaver, parfume leur chair et en fait un manger délicieux.

« C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes,dit Conseil.

— Et maintenant, Ned. que vous manque-t-il ? demandai-jeau Canadien.

— Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, réponditNed Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d’œuvre et amu-settes de la bouche. Aussi, tant que je n’aurai pas tué un ani-mal à côtelettes, je ne serai pas content !

— Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.

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— Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais en reve-nant vers la mer. Nous sommes arrivés aux premières pentesdes montagnes, et je pense qu’il vaut mieux regagner la régiondes forêts. »

C’était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure demarche, nous avions atteint une véritable forêt de sagoutiers.Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oi-seaux de paradis se dérobaient à notre approche, et véritable-ment, je désespérais de les atteindre, lorsque Conseil, qui mar-chait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, etrevint à moi, rapportant un magnifique paradisier.

« Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai-je.— Monsieur est bien bon, répondit Conseil.— Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître.

Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre à la main !— Si monsieur veut l’examiner de près, il verra que je n’ai

pas eu grand mérite.— Et pourquoi, Conseil ?— Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.— Ivre ?— Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dévorait sous le

muscadier où je l’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueuxeffets de l’intempérance !

— Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j’ai bu degin depuis deux mois, ce n’est pas la peine de me lereprocher ! »

Cependant, j’examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trom-pait pas. Le paradisier, enivré par le suc capiteux, était réduità l’impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait à peine. Maiscela m’inquiéta peu, et je le laissai cuver ses muscades.

Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces quel’on compte en Papouasie et dans les îles voisines. C’était leparadisier « grand-émeraude », l’un des plus rares. Il mesuraittrois décimètres de longueur. Sa tête était relativement petite,ses yeux placés près de l’ouverture du bec, et petits aussi.Mais il offrait une admirable réunion de nuances. étant jaunede bec, brun de pieds et d’ongles, noisette aux ailes empour-prées à leurs extrémités, jaune pâle à la tête et sur le derrièredu cou, couleur d’émeraude à la gorge, brun marron au ventreet à la poitrine. Deux filets cornés et duveteux s’élevaient au-

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dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes trèslégères, d’une finesse admirable, et ils complétaient l’ensemblede ce merveilleux oiseau que les indigènes ont poétiquementappelé 1’ » oiseau du soleil ».

Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris ce su-perbe spécimen des paradisiers, afin d’en faire don au Jardindes Plantes, qui n’en possède pas un seul vivant.

« C’est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d’unchasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l’art.

— Très rare, mon brave compagnon, et surtout très difficile àprendre vivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l’objetd’un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginé d’enfabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants.

— Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?— Oui, Conseil.— Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes ?— Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est,

perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, etque les naturalistes ont appelées plumes subalaires. Ce sontces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, etqu’ils adaptent adroitement à quelque pauvre perruche préala-blement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l’oi-seau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs d’Europeces produits de leur singulière industrie.

— Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sont tou-jours ses plumes, et tant que l’objet n’est pas destiné à êtremangé. je n’y vois pas grand mal ! »

Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ceparadisier, ceux du chasseur canadien ne l’étaient pas encore.Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magni-fique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent «bari-outang ». L’animal venait à propos pour nous procurer dela vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Land semontra très glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touchépar la balle électrique, était tombé raide mort.

Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après enavoir retiré une demi-douzaine de côtelettes destinées à fournirune grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut re-prise, qui devait encore être marquée par les exploits de Nedet de Conseil.

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En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever unetroupe de kangaroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurspattes élastiques. Mais ces animaux ne s’enfuirent pas si rapi-dement que la capsule électrique ne put les arrêter dans leurcourse.

« Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned Land que la ragedu chasseur prenait à la tête, quel gibier excellent, cuit à l’étu-vée surtout ! Quel approvisionnement pour le Nautilus ! Deux !trois ! cinq à terre ! Et quand je pense que nous dévoreronstoute cette chair, et que ces imbéciles du bord n’en auront pasmiette ! »

Je crois que, dans l’excès de sa joie, le Canadien, s’il n’avaitpas tant parlé, aurait massacré toute la bande ! Mais il secontenta d’une douzaine de ces intéressants marsupiaux, quiforment le premier ordre des mammifères aplacentaires – nousdit Conseil.

Ces animaux étaient de petite taille. C’était une espèce deces « kangaroos-lapins », qui gîtent habituellement dans lecreux des arbres, et dont la vélocité est extrême ; mais s’ilssont de médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair laplus estimée.

Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. Lejoyeux Ned se proposait de revenir le lendemain à cette île en-chantée, qu’il voulait dépeupler de tous ses quadrupèdes co-mestibles. Mais il comptait sans les événements.

A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre ca-not était échoué à sa place habituelle. Le Nautilus, semblable àun long écueil, émergeait des flots à deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire dudîner. Il s’entendait admirablement à toute cette cuisine. Lescôtelettes de « bari-outang », grillées sur des charbons, répan-dirent bientôt une délicieuse odeur qui parfumal’atmosphère ! …

Mais je m’aperçois que je marche sur les traces du Canadien.Me voici en extase devant une grillade de porc frais ! Que l’onme pardonne, comme j’ai pardonné à maître Land, et pour lesmêmes motifs !

Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent cemenu extraordinaire. La pâte de sagou, le pain de l’artocarpus,quelques mangues, une demi-douzaine d’ananas, et la liqueur

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fermentée de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Jecrois même que les idées de mes dignes compagnons n’avaientpas toute la netteté désirable.

« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ? dit Conseil.Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.En ce moment une pierre vint tomber à nos pieds, et coupa

court à la proposition du harponneur.

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Chapitre 22La foudre du Capitaine NemoNous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever, mamain s’arrêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle deNed Land achevant son office.

« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien ellemérite le nom d’aérolithe. »

Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva dela main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna en-core plus de poids à son observation.

Levés tous les trois, le fusil à l’épaule, nous étions prêts à ré-pondre à toute attaque.

« Sont-ce des singes ? s’écria Ned Land.— A peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.— Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la mer.Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de na-

turels, armés d’arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisièred’un taillis, qui masquait l’horizon de droite, à cent pas àpeine.

Notre canot était échoué à dix toises de nous.Les sauvages s’approchaient, sans courir, mais ils prodi-

guaient les démonstrations les plus hostiles. Les pierres et lesflèches pleuvaient.

Ned Land n’avait pas voulu abandonner ses provisions, etmalgré l’imminence du danger, son cochon d’un côté, ses kan-garoos de l’autre, il détalait avec une certaine rapidité.

En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger le canotdes provisions et des armes, le pousser à la mer, armer lesdeux avirons, ce fut l’affaire d’un instant. Nous n’avions pasgagné deux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticu-lant, entrèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je regardais sileur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes

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du Nautilus. Mais non. L’énorme engin, couché au large, de-meurait absolument désert.

Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneauxétaient ouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes àl’intérieur du Nautilus.

Je descendis au salon, d’où s’échappaient quelques accords.Le capitaine Nemo était là, courbé sur son orgue et plongédans une extase musicale.

« Capitaine ! » lui dis-je.Il ne m’entendit pas.« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.Il frissonna, et se retournant :« Ah ! c’est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh bien !

avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborisé avec succès ?— Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avons malheureuse-

ment ramené une troupe de bipèdes dont le voisinage me pa-raît inquiétant.

— Quels bipèdes ?— Des sauvages.— Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d’un ton iro-

nique. Et vous vous étonnez, monsieur le professeur, qu’ayantmis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez dessauvages ? Des sauvages, où n’y en a-t-il pas ? Et d’ailleurs,sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez dessauvages ?

— Mais, capitaine…— Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontré partout.— Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir à

bord du Nautilus, vous ferez bien de prendre quelquesprécautions.

— Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n’y a pas làde quoi se préoccuper.

— Mais ces naturels sont nombreux.— Combien en avez-vous compté ?— Une centaine, au moins.— Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les

doigts s’étaient replacés sur les touches de l’orgue, quand tousles indigènes de la Papouasie seraient réunis sur cette plage, leNautilus n’aurait rien à craindre de leurs attaques ! »

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Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’ins-trument, et je remarquai qu’il n’en frappait que les touchesnoires, ce qui donnait à ses mélodies une couleur essentielle-ment écossaise. Bientôt, il eut oublié ma présence, et fut plon-gé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dissiper.

Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue, car,sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement etsans crépuscule. Je n’aperçus plus que confusément l’Ile Gue-boroar. Mais des feux nombreux, allumés sur la plage, attes-taient que les naturels ne songeaient pas à la quitter.

Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôt songeantces indigènes mais sans les redouter autrement, car l’impertur-bable confiance du capitaine me gagnait – tantôt les oubliant,pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Monsouvenir s’envolait vers la France, à la suite de ces étoiles zo-diacales qui devaient l’éclairer dans quelques heures. La luneresplendissait au milieu des constellations du zénith. Je pensaialors que ce fidèle et complaisant satellite reviendrait après-demain, à cette même place, pour soulever ces ondes et arra-cher le Nautilus à son lit de coraux. Vers minuit, voyant quetout était tranquille sur les flots assombris aussi bien que sousles arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m’endormispaisiblement.

La nuit s’écoula sans mésaventure. Les Papouass’effrayaient, sans doute, à la seule vue du monstre échouédans la baie, car, les panneaux, restés ouverts, leur eussent of-fert un accès facile à l’intérieur du Nautilus.

A six heures du matin – 8 janvier je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L’île montra bientôt, àtravers les brumes dissipées, ses plages d’abord, ses sommetsensuite.

Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille– cinq ou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant de la ma-rée basse, s’étaient avancés sur les têtes de coraux, à moins dedeux encablures du Nautilus. Je les distinguai facilement.C’étaient bien de véritables Papouas, à taille athlétique,hommes de belle race, au front large et élevé, au nez gros maisnon épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinteen rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celuides Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupé et distendu,

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pendaient des chapelets en os. Ces sauvages étaient générale-ment nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillées,des hanches au genou, d’une véritable crinoline d’herbes quesoutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient ornéleur cou d’un croissant et de colliers de verroteries rouges etblanches. Presque tous, armés d’arcs, de flèches et de bou-cliers, portaient à leur épaule une sorte de filet contenant cespierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.

Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus, l’examinaitavec attention. Ce devait être un « mado » de haut rang, car ilse drapait dans une natte en feuilles de bananiers, dentelée surses bords et relevée d’éclatantes couleurs.

J’aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvait àpetite portée ; mais je crus qu’il valait mieux attendre des dé-monstrations véritablement hostiles. Entre Européens et sau-vages, il convient que les Européens ripostent et n’attaquentpas.

Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes rô-dèrent près du Nautilus, mais ils ne se montrèrent pasbruyants. Je les entendais répéter fréquemment le mot « assai», et à leurs gestes je compris qu’ils m’invitaient à aller à terre,invitation que je crus devoir décliner.

Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord, au grand dé-plaisir de maître Land qui ne put compléter ses provisions. Cetadroit Canadien employa son temps à préparer les viandes etfarines qu’il avait rapportées de l’île Gueboroar. Quant auxsauvages, ils regagnèrent la terre vers onze heures du matin,dès que les têtes de corail commencèrent à disparaître sous leflot de la marée montante. Mais je vis leur nombre s’accroîtreconsidérablement sur la plage. Il était probable qu’ils venaientdes îles voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cepen-dant, je n’avais pas aperçu une seule pirogue indigène.

N’ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer ces belleseaux limpides, qui laissaient voir à profusion des coquilles, deszoophytes et des plantes pélagiennes. C’était, d’ailleurs, la der-nière journée que le Nautilus allait passer dans ces parages, si,toutefois, il flottait à la pleine mer du lendemain, suivant lapromesse du capitaine Nemo.

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J’appelai donc Conseil qui m’apporta une petite drague legère, à peu près semblable à celles qui servent à pêcher leshuîtres.

« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N’en déplaise àmonsieur, ils ne me semblent pas très méchants !

— Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.— On peut être anthropophage et brave homme, répondit

Conseil, comme on peut être gourmand et honnête. L’un n’ex-clut pas l’autre.

— Bon ! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnêtes anthro-pophages, et qu’ils dévorent honnêtement leurs prisonniers.Cependant, comme je ne tiens pas à être dévoré, même honnê-tement, je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant duNautilus ne paraît prendre aucune précaution. Et maintenant àl’ouvrage. »

Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite,mais sans rapporter aucune rareté. La drague s’emplissaitd’oreilles de Midas, de harpes, de mélanies, et particulière-ment des plus beaux marteaux que j’eusse vu jusqu’à ce jour.Nous prîmes aussi quelques holoturies, des huîtres perlières,et une douzaine de petites tortues qui furent réservées pourl’office du bord.

Mais, au moment où je m’y attendais le moins, je mis la mainsur une merveille, je devrais dire sur une difformité naturelle,très rare à rencontrer. Conseil venait de donner un coup dedrague, et son appareil remontait chargé de diverses coquillesassez ordinaires, quand, tout d’un coup, il me vit plonger rapi-dement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pous-ser un cri de conchyliologue, c’est-à-dire le cri le plus perçantque puisse produire un gosier humain.

« Eh ! qu’a donc monsieur ? demanda Conseil, très surpris.Monsieur a-t-il été mordu ?

— Non, mon garçon, et cependant, j’eusse volontiers payéd’un doigt ma découverte !

— Quelle découverte ?— Cette coquille, dis-je en montrant l’objet de mon triomphe.— Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genre

olive, ordre des pectinibranches, classe des gastéropodes, em-branchement des mollusques…

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— Oui, Conseil, mais au lieu d’être enroulée de droite àgauche, cette olive tourne de gauche à droite !

— Est-il possible ! s’écria Conseil.— Oui, mon garçon, c’est une coquille sénestre !— Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le cœur palpitant.— Regarde sa spire !— Ah ! monsieur peut m’en croire, dit Conseil en prenant la

précieuse coquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamaiséprouvé une émotion pareille ! »

Et il y avait de quoi être ému ! On sait, en effet, comme l’ontfait observer les naturalistes, que la dextrosité est une loi denature. Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement detranslation et de rotation, se meuvent de droite à gauche.L’homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa maingauche, et, conséquemment, ses instruments et ses appareils,escaliers, serrures, ressorts de montres, etc. , sont combinésde manière a être employés de droite à gauche. Or, la nature agénéralement suivi cette loi pour l’enroulement de ses co-quilles. Elles sont toutes dextres, à de rares exceptions, etquand, par hasard, leur spire est sénestre, les amateurs lespayent au poids de l’or.

Conseil et moi, nous étions donc plongés dans la contempla-tion de notre trésor, et je me promettais bien d’en enrichir leMuséum, quand une pierre, malencontreusement lancée par unindigène, vint briser le précieux objet dans la main de Conseil.

Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil,et visa un sauvage qui balançait sa fronde à dix mètres de lui.Je voulus l’arrêter, mais son coup partit et brisa le braceletd’amulettes qui pendait au bras de l’indigène.

« Conseil, m’écriai-je, Conseil !— Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a com-

mencé l’attaque ?— Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme ! lui dis-je.— Ah ! le gueux ! s’écria Conseil, j’aurais mieux aimé qu’il

m’eût cassé l’épaule ! »Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis. Cepen-

dant, la situation avait changé depuis quelques instants, etnous ne nous en étions pas aperçus. Une vingtaine de piroguesentouraient alors le Naulilus. Ces pirogues, creusées dans destroncs d’arbre, longues, étroites, bien combinées pour la

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marche, s’équilibraient au moyen d’un double balancier enbambous qui flottait à la surface de l’eau. Elles étaient manœu-vrées par d’adroits pagayeurs à demi nus, et je ne les vis pass’avancer sans inquiétude.

C’était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relationsavec les Européens, et qu’ils connaissaient leurs navires. Maisce long cylindre de fer allongé dans la baie, sans mâts, sanscheminée, que devaient-ils en penser ? Rien de bon, car ils s’enétaient d’abord tenus à distance respectueuse. Cependant. Levoyant immobile, ils reprenaient peu à peu confiance, et cher-chaient à se familiariser avec lui. Or, c’était précisément cettefamiliarité qu’il fallait empêcher. Nos armes, auxquelles la dé-tonation manquait, ne pouvaient produire qu’un effet médiocresur ces indigènes. qui n’ont de respect que pour les enginsbruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraie-rait peu les hommes, bien que le danger soit dans l’éclair, nondans le bruit.

En ce moment, les pirogues s’approchèrent plus près duNautilus, et une nuée de flèches s’abattit sur lui.

« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut-être une grêleempoisonnée !

— Il faut prévenir le capitaine Nemo », dis-je en rentrant parle panneau.

Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne. Je me hasar-dai à frapper à la porte qui s’ouvrait sur la chambre ducapitaine.

Un « entrez » me répondit. J’entrai, et je trouvai le capitaineNemo plongé dans un calcul où les x et autres signes algé-briques ne manquaient pas.

« Je vous dérange ? dis-je par politesse.— En effet, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine, mais

je pense que vous avez eu des raisons sérieuses de me voir ?— Très sérieuses. Les pirogues des naturels nous entourent,

et, dans quelques minutes, nous serons certainement assaillispar plusieurs centaines de sauvages.

— Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venusavec leurs pirogues ?

— Oui, monsieur.— Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.— Précisément, et je venais vous dire…

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— Rien n’est plus facile », dit le capitaine Nemo.Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre au

poste de l’équipage.« Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après quelques ins-

tants. Le canot est en place, et les panneaux sont fermés. Vousne craignez pas, j’imagine, que ces messieurs défoncent desmurailles que les boulets de votre frégate n’ont pu entamer ?

— Non, capitaine, mais il existe encore un danger.— Lequel, monsieur ?— C’est que demain, à pareille heure, il faudra rouvrir les

panneaux pour renouveler l’air du Nautilus…— Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respire

à la manière des cétacés.— Or, si à ce moment, les Papouas occupent la plate-forme,

je ne vois pas comment vous pourrez les empêcher d’entrer.— Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront à bord ?— J’en suis certain.— Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois aucune rai-

son pour les en empêcher. Au fond, ce sont de pauvres diables,ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite à l’île Gueboroarcoûte la vie à un seul de ces malheureux ! »

Cela dit, j’allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retintet m’invita à m’asseoir près de lui. Il me questionna avec inté-rêt sur nos excursions à terre, sur nos chasses, et n’eut pasl’air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le Ca-nadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sansêtre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plusaimable.

Entre autres choses, nous en vînmes à parler de la situationdu Nautilus, précisément échoué dans ce détroit, où Dumontd’Urville fut sur le point de se perdre. Puis à ce propos :

« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un devos plus intelligents navigateurs que ce d’Urville ! C’est votrecapitaine Cook, à vous autres, Français. Infortuné savant !Avoir bravé les banquises du pôle Sud, les coraux de l’Océanie,les cannibales du Pacifique, pour périr misérablement dans untrain de chemin de fer ! Si cet homme énergique a pu réfléchirpendant les dernières secondes de son existence, vous figurez-vous quelles ont dû être ses suprêmes pensées ! »

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En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et je portecette émotion à son actif.

Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux du naviga-teur français, ses voyages de circumnavigation, sa double ten-tative au pôle Sud qui amena la découverte des terres Adélie etLouis-Philippe, enfin ses levés hydrographiques des principalesîles de l’Océanie.

« Ce que votre d’Urville a fait à la surface des mers, me dit lecapitaine Nemo, je l’ai fait à l’intérieur de l’Océan, et plus faci-lement, plus complètement que lui. L’Astrolabe et la Zélée, in-cessamment ballottées par les ouragans, ne pouvaient valoir leNautilus, tranquille cabinet de travail, et véritablement séden-taire au milieu des eaux !

— Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressem-blance entre les corvettes de Dumont d’Urville et le Nautilus.

— Lequel, monsieur ?— C’est que le Nautilus s’est échoué comme elles !— Le Nautilus ne s’est pas échoué, monsieur, me répondit

froidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposersur le lit des mers, et les pénibles travaux, les manœuvresqu’imposa à d’Urville le renflouage de ses corvettes, je ne lesentreprendrai pas. L’Astrolabe et la Zélée ont failli périr, maismon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, àl’heure dite, la marée le soulèvera paisiblement, et il reprendrasa navigation à travers les mers.

— Capitaine, dis-je, je ne doute pas… .— Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, à

deux heures quarante minutes du soir, le Nautilus flottera etquittera sans avarie le détroit de Torrès. »

Ces paroles prononcées d’un ton très bref, le capitaine Nemos’inclina légèrement. C’était me donner congé, et je rentraidans ma chambre.

Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat demon entrevue avec le capitaine.

« Mon garçon, répondis-je, lorsque j’ai eu l’air de croire queson Nautilus était menace par les naturels de la Papouasie, lecapitaine m’a répondu très ironiquement. Je n’ai donc qu’unechose à dire : Aie confiance en lui, et va dormir en paix.

— Monsieur n’a pas besoin de mes services ?— Non, mon ami. Que fait Ned Land ?

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— Que monsieur m’excuse, répondit Conseil, mais l’ami Nedconfectionne un pâté de kangaroo qui sera une merveille ! »

Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J’en-tendais le bruit des sauvages qui piétinaient sur la plate-formeen poussant des cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, etsans que l’équipage sortît de son inertie habituelle. Il ne s’in-quiétait pas plus de la présence de ces cannibales que les sol-dats d’un fort blindé ne se préoccupent des fourmis quicourent sur son blindage.

A six heures du matin, je me levai… Les panneaux n’avaientpas été ouverts. L’air ne fut donc pas renouvelé à l’intérieur,mais les réservoirs, chargés à toute occurrence, fonctionnèrentà propos et lancèrent quelques mètres cubes d’oxygène dansl’atmosphère appauvrie du Nautilus.

Je travaillai dans ma chambre jusqu’à midi, sans avoir vu,même un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire àbord aucun préparatif de départ.

J’attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grandsalon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix mi-nutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et,si le capitaine Nemo n’avait point fait une promesse téméraire,le Nautilus serait immédiatement dégagé. Sinon, bien des moisse passeraient avant qu’il pût quitter son lit de corail.

Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firentbientôt sentir dans la coque du bateau. J’entendis grincer surson bordage les aspérités calcaires du fond corallien.

A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parutdans le salon.

« Nous allons partir, dit-il.— Ah ! fis-je.— J’ai donné l’ordre d’ouvrir les panneaux.— Et les Papouas ?— Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo, haussant légè-

rement les épaules.— Ne vont-ils pas pénétrer à l’intérieur du Nautilus ?— Et comment ?— En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.— Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine

Nemo, on n’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus,même quand ils sont ouverts. »

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Je regardai le capitaine.« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.— Aucunement.— Eh bien ! venez et vous verrez. »Je me dirigeai vers l’escalier central. Là, Ned Land et Con-

seil, très intrigués, regardaient quelques hommes de l’équi-page qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage etd’épouvantables vociférations résonnaient au-dehors.

Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figureshorribles apparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mitla main sur la rampe de l’escalier, rejeté en arrière par je nesais quelle force invisible, s’enfuit, poussant des cris affreux etfaisant des gambades exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le mêmesort.

Conseil était dans l’extase. Ned Land, emporté par ses ins-tincts violents, s’élança sur l’escalier. Mais, dès qu’il eut saisila rampe à deux mains, il fut renversé à son tour.

« Mille diables ! s’écria-t-il. Je suis foudroyé ! »Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une rampe, mais un

câble de métal, tout chargé de l’électricité du bord, qui abou-tissait à la plate-forme. Quiconque la touchait ressentait uneformidable secousse, et cette secousse eût été mortelle, si lecapitaine Nemo eût lancé dans ce conducteur tout le courantde ses appareils ! On peut réellement dire, qu’entre ses as-saillants et lui, il avait tendu un réseau électrique que nul nepouvait impunément franchir.

Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu en retraite,affolés de terreur. Nous, moitié riants, nous consolions et fric-tionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme unpossédé.

Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par les dernièresondulations du flot, quitta son lit de corail à cette quarantièmeminute exactement fixée par le capitaine. Son hélice battit leseaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s’accrut peu àpeu, et, naviguant à la surface de l’Océan, il abandonna sain etsauf les dangereuses passes du détroit de Torrès.

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Chapitre 23ÆGRI SOMNIALe jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entredeux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puisestimer à moins de trente-cinq milles à l’heure. La rapidité deson hélice était telle que je ne pouvais ni suivre ses tours ni lescompter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique, aprèsavoir donné le mouvement, la chaleur, la lumière au Nautilus,le protégeait encore contre les attaques extérieures, et letransformait en une arche sainte à laquelle nul profanateur netouchait sans être foudroyé, mon admiration n’avait plus debornes, et de l’appareil, elle remontait aussitôt à l’ingénieurqui l’avait créé.

Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier,nous doublâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude etl0° de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe de Car-pentarie. Les récifs étaient encore nombreux, mais plus clairse-més, et relevés sur la carte avec une extrême précision. LeNautilus évita facilement les brisants de Money à bâbord, etles récifs Victoria à tribord, placés par 1300 de longitude, etsur ce dixième parallèle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo. arrivé dans la mer de Ti-mor, avait connaissance de l’île de ce nom par 1220 de longi-tude. Cette île dont la superficie est de seize cent vingt-cinqlieues carrées est gouvernée par des radjahs. Ces princes sedisent fils de crocodiles, c’est-à-dire issus de la plus haute ori-gine à laquelle un être humain puisse prétendre. Aussi, ces an-cêtres écailleux foisonnent dans les rivières de l’île, et sontl’objet d’une vénération particulière. On les protège, on lesgâte, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles

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en pâture, et malheur à l’étranger qui porte la main sur ces lé-zards sacrés.

Mais le Nautilus n’eut rien à démêler avec ces vilains ani-maux. Timor ne fut visible qu’un instant, à midi, pendant que lesecond relevait sa position. Également, je ne fis qu’entrevoircette petite île Rotti, qui fait partie du groupe, et dont lesfemmes ont une réputation de beauté très établie sur les mar-chés malais.

A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude,s’infléchit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l’océan Indien.Où la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraîner ?Remontrait-il vers les côtes de l’Asie ? Se rapprocherait-il desrivages de l’Europe ? Résolutions peu probables de la part d’unhomme qui fuyait les continents habités ? Descendrait-il doncvers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espérance, puis lecap Horn, et pousser au pôle antarctique ? Reviendrait-il enfinvers ses mers du Pacifique, où son Nautilus trouvait une navi-gation facile et indépendante ? L’avenir devait nousl’apprendre.

Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d’Hibernia, deSeringapatam, de Scott, derniers efforts de l’élément solidecontre l’élément liquide, le 14 janvier, nous étions au-delà detoutes terres. La vitesse du Nautilus fut singulièrement ralen-tie, et, très capricieux dans ses allures, tantôt il nageait au mi-lieu des eaux, et tantôt il flottait à leur surface.

Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fit d’in-téressantes expériences sur les diverses températures de lamer à des couches différentes. Dans les conditions ordinaires,ces relevés s’obtiennent au moyen d’instruments assez compli-qués. dont les rapports sont au moins douteux, que ce soientdes sondes thermométriques, dont les verres se brisent sou-vent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur lavariation de résistance de métaux aux courants électriques.Ces résultats ainsi obtenus ne peuvent être suffisammentcontrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-même cher-cher cette température dans les profondeurs de la mer, et sonthermomètre, mis en communication avec les diverses nappesliquides, lui donnait immédiatement et sûrement le degrérecherché.

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C’est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit endescendant obliquement au moyen de ses plans inclinés, leNautilus atteignit successivement des profondeurs de trois,quatre, cinq, sept, neuf et dix mille mètres, et le résultat défini-tif de ces expériences fut que la mer présentait une tempéra-ture permanente de quatre degrés et demi, à une profondeurde mille mètres, sous toutes les latitudes.

Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Le capi-taine Nemo y apportait une véritable passion. Souvent, je medemandai dans quel but il faisait ces observations. Était-ce auprofit de ces semblables ? Ce n’était pas probable, car, un jourou l’autre, ses travaux devaient périr avec lui dans quelquemer ignorée ! A moins qu’il ne me destinât le résultat de sesexpériences. Mais c’était admettre que mon étrange voyage au-rait un terme, et ce terme, je ne l’apercevais pas encore.

Quoi qu’il en soit, le capitaine Nemo me fit égalementconnaître divers chiffres obtenus par lui et qui établissaient lerapport des densités de l’eau dans les principales mers duglobe. De cette communication, je tirai un enseignement per-sonnel qui n’avait rien de scientifique.

C’était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, aveclequel je me promenais sur la plate-forme, me demanda si jeconnaissais les différentes densités que présentent les eaux dela mer. Je lui répondis négativement, et j’ajoutai que la sciencemanquait d’observations rigoureuses à ce sujet.

« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en af-firmer la certitude.

— Bien, répondis-je, mais le Nautilus est un monde à part, etles secrets de ses savants n’arrivent pas jusqu’à la terre.

— Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, aprèsquelques instants de silence. C’est un monde à part. Il est aussiétranger à la terre que les planètes qui accompagnent ce globeautour du soleil, et l’on ne connaîtra jamais les travaux des sa-vants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard alié nos deux existences, je puis vous communiquer le résultatde mes observations.

— Je vous écoute, capitaine.— Vous savez, monsieur le professeur, que l’eau de mer est

plus dense que l’eau douce, mais cette densité n’est pas uni-forme. En effet, si je représente par un la densité de l’eau

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douce, je trouve un vingt-huit millième pour les eaux de l’Atlan-tique, un vingt-six millième pour les eaux du Pacifique, untrente-millième pour les eaux de la Méditerranée…

— Ah ! pensai-je, il s’aventure dans la Méditerranée ?— Un dix-huit millième pour les eaux de la mer Ionienne, et

un vingt-neuf millième pour les eaux de l’Adriatique. »Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers fréquentées

de l’Europe, et j’en conclus qu’il nous ramènerait – peut-êtreavant peu vers des continents plus civilisés. Je pensai que NedLand apprendrait cette particularité avec une satisfaction trèsnaturelle.

Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent en expé-riences de toutes sortes, qui portèrent sur les degrés de saluredes eaux à différentes profondeurs, sur leur électrisation, surleur coloration, sur leur transparence, et dans toutes ces cir-constances, le capitaine Nemo déploya une ingéniosité qui nefut égalée que par sa bonne grâce envers moi. Puis, pendantquelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveaucomme isolé à son bord.

Le 16 janvier, le Nautilus parut s’endormir à quelquesmètres seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appa-reils électriques ne fonctionnaient pas, et son hélice immobilele laissait errer au gré des courants. Je supposai que l’équipages’occupait de réparations intérieures, nécessitées par la vio-lence des mouvements mécaniques de la machine.

Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d’un cu-rieux spectacle. Les panneaux du salon étaient ouverts, etcomme le fanal du Nautilus n’était pas en activité, une vagueobscurité régnait au milieu des eaux.

Le ciel orageux et couvert d’épais nuages ne donnait aux pre-mières couches de l’Océan qu’une insuffisante clarté.

J’observais l’état de la mer dans ces conditions, et les plusgros poissons ne m’apparaissaient plus que comme des ombresà peine figurées, quand le Nautilus se trouva subitement trans-porté en pleine lumière. Je crus d’abord que le fanal avait étérallumé, et qu’il projetait son éclat électrique dans la masse li-quide. Je me trompais, et après une rapide observation, je re-connus mon erreur.

Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente,qui dans cette obscurité devenait éblouissante. Elle était

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produite par des myriades d’animalcules lumineux, dont l’étin-cellement s’accroissait en glissant sur la coque métallique del’appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieu de cesnappes lumineuses, comme eussent été des coulées de plombfondu dans une fournaise ardente, ou des masses métalliquesportées au rouge blanc ; de telle sorte que par opposition, cer-taines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igné,dont toute ombre semblait devoir être bannie. Non ! ce n’étaitplus l’irradiation calme de notre éclairage habituel ! Il y avaitlà une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumière, on lasentait vivante !

En effet, c’était une agglomération infinie d’infusoires péla-giens, de noctiluques miliaires, véritables globules de geléediaphane, pourvus d’un tentacule filiforme, et dont on a comp-té jusqu’à vingt-cinq mille dans trente centimètres cubes d’eau.Et leur lumière était encore doublée par ces lueurs particu-lières aux méduses, aux astéries, aux aurélies, aux pholades-dattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprégnés dugraissin des matières organiques décomposées par la mer, etpeut-être du mucus secrète par les poissons.

Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondesbrillantes, et notre admiration s’accrut à voir les gros animauxmarins s’y jouer comme des salamandres. Je vis là, au milieude ce feu qui ne brûle pas, des marsouins élégants et rapides,infatigables clowns des mers, et des istiophores longs de troismètres, intelligents précurseurs des ouragans, dont le formi-dable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurentdes poissons plus petits, des balistes variés, des scomberoïdes-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres qui zébraient dansleur course la lumineuse atmosphère.

Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle ! Peut-être quelque condition atmosphérique augmentait-elle l’inten-sité de ce phénomène ? Peut-être quelque orage se déchaînait-il à la surface des flots ? Mais, à cette profondeur de quelquesmètres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et il se balan-çait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.

Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelquemerveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes,ses articulés, ses mollusques, ses poissons. Les journéess’écoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned,

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suivant son habitude, cherchait à varier l’ordinaire du bord.Véritables colimaçons, nous étions faits à notre coquille, et j’af-firme qu’il est facile de devenir un parfait colimaçon.

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, etnous n’imaginions plus qu’il existât une vie différente à la sur-face du globe terrestre, quand un événement vint nous rappe-ler à l’étrangeté de notre situation.

Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et15° de latitude méridionale. Le temps était menaçant, la merdure et houleuse. Le vent soufflait de l’est en grande brise. Lebaromètre, qui baissait depuis quelques jours, annonçait uneprochaine lutte des éléments.

J’étais monté sur la plate-forme au moment où le second pre-nait ses mesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la cou-tume, que la phrase quotidienne fût prononcée. Mais, ce jour-là, elle fut remplacée par une autre phrase non moins incom-préhensible. Presque aussitôt, je vis apparaître le capitaine Ne-mo, dont les yeux, munis d’une lunette, se dirigèrent versl’horizon.

Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sansquitter le point enfermé dans le champ de son objectif. Puis, ilabaissa sa lunette, et échangea une dizaine de paroles avecson second. Celui-ci semblait être en proie à une émotion qu’ilvoulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maître delui, demeurait froid.

Il paraissait, d’ailleurs, faire certaines objections auxquellesle second répondait par des assurances formelles. Du moins, jele compris ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes.

Quant à moi, j’avais soigneusement regardé dans la directionobservée, sans rien apercevoir. Le ciel et l’eau se confondaientsur une ligne d’horizon d’une parfaite netteté.

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d’une extrémitéà l’autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-être sansme voir. Son pas était assuré, mais moins régulier que d’habi-tude. 11 s’arrêtait parfois, et les bras croisés sur la poitrine, ilobservait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immense es-pace ? Le Nautilus se trouvait alors à quelques centaines demilles de la côte la plus rapprochée.

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Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinémentl’horizon, allant et venant, frappant du pied. contrastant avecson chef par son agitation nerveuse.

D’ailleurs, ce mystère allait nécessairement s’éclaircir, etavant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine,accroissant sa puissance propulsive, imprima à l’hélice une ro-tation plus rapide.

En ce moment, le second attira de nouveau l’attention ducapitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lu-nette vers le point indiqué. Il l’observa longtemps. De mon cô-té, très sérieusement intrigué, je descendis au salon, et j’enrapportai une excellente longue-vue dont je me servais ordinai-rement. Puis, l’appuyant sur la cage du fanal qui formait saillieà l’avant de la plate-forme, je me disposai à parcourir toute laligne du ciel et de la mer.

Mais, mon œil ne s’était pas encore appliqué à l’oculaire, quel’instrument me fut vivement arraché des mains.

Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais jene le reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son œil,brillant d’un feu sombre, se dérobait sous son sourcil froncé.Ses dents se découvraient à demi. Son corps raide, ses poingsfermés, sa tête retirée entre les épaules, témoignaient de lahaine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeaitpas. Ma lunette tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.

Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitudede colère ? S’imaginait-il, cet incompréhensible personnage,que j’avais surpris quelque secret interdit aux hôtes duNautilus ?

Non ! cette haine, je n’en étais pas l’objet, car il ne me regar-dait pas, et son œil restait obstinément fixé sur l’impénétrablepoint de l’horizon.

Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Sa physiono-mie, si profondément altérée, reprit son calme habituel. Iladressa à son second quelques mots en langue étrangère, puisil se retourna vers moi.

« Monsieur Aronnax, me dit-il d’un ton assez impérieux, jeréclame de vous l’observation de l’un des engagements quivous lient à moi.

— De quoi s’agit-il, capitaine ?

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— Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jus-qu’au moment où je jugerai convenable de vous rendre laliberté.

— Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardant fixe-ment. Mais puis-je vous adresser une question ?

— Aucune, monsieur. »Sur ce mot, je n’avais pas à discuter, mais à obéir, puisque

toute résistance eût été impossible.Je descendis à la cabine qu’occupaient Ned Land et Conseil,

et je leur fis part de la détermination du capitaine. Je laisse àpenser comment cette communication fut reçue par le Cana-dien. D’ailleurs, le temps manqua à toute explication. Quatrehommes de l’équipage attendaient à la porte, et ils nousconduisirent à cette cellule où nous avions passé notre pre-mière nuit à bord du Nautilus.

Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur luipour toute réponse.

« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demandaConseil.

Je racontai à mes compagnons ce qui s’était passé. Ils furentaussi étonnés que moi, mais aussi peu avancés.

Cependant, j’étais plongé dans un abîme de réflexions, etl’étrange appréhension de la physionomie du capitaine Nemone quittait pas ma pensée. J’étais incapable d’accoupler deuxidées logiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypo-thèses, quand je fus tiré de ma contention d’esprit par ces pa-roles de Ned Land :

« Tiens ! le déjeuner est servi ! »En effet, la table était préparée. Il était évident que le capi-

taine Nemo avait donné cet ordre en même temps qu’il faisaithâter la marche du Nautilus.

« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommanda-tion ? me demanda Conseil.

— Oui, mon garçon, répondis-je.— Eh bien ! que monsieur déjeune. C’est prudent, car nous

ne savons ce qui peut arriver.— Tu as raison, Conseil.— Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donné que

le menu du bord.

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— Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le dé-jeuner avait manqué totalement ! »

Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assez silencieuse-

ment. Je mangeai peu. Conseil « se força », toujours par pru-dence, et Ned Land, quoi qu’il en eût, ne perdit pas un coup dedent. Puis, le déjeuner terminé, chacun de nous s’accota dansson coin.

En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellules’éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. NedLand ne tarda pas à s’endormir, et, ce qui m’étonna, Conseil selaissa aller aussi à un lourd assoupissement. Je me demandaisce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin desommeil, quand je sentis mon cerveau s’imprégner d’uneépaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fer-mèrent malgré moi. J’étais en proie à une hallucination doulou-reuse. Évidemment, des substances soporifiques avaient étémêlées aux aliments que nous venions de prendre ! Ce n’étaitdonc pas assez de la prison pour nous dérober les projets ducapitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !

J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations dela mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis, ces-sèrent. Le Nautilus avait-il donc quitté la surface de l’Océan ?Était-il rentré dans la couche immobile des eaux ?

Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respira-tion s’affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membresalourdis et comme paralysés. Mes paupières, véritables ca-lottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je ne pus les soule-ver. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara detout mon être. Puis, les visions disparurent, et me laissèrentdans un complet anéantissement.

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Chapitre 24Le Royaume du corailLe lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. Ama grande surprise, j’étais dans ma chambre. Mes compa-gnons. sans doute, avaient été réintégrés dans leur cabine,sans qu’ils s’en fussent aperçus plus que moi. Ce qui s’étaitpassé pendant cette nuit, ils l’ignoraient comme je l’ignoraismoi-même, et pour dévoiler ce mystère, je ne comptais que surles hasards de l’avenir.

Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais-je encore unefois libre ou prisonnier ? Libre entièrement. J’ouvris la porte, jepris par les coursives, je montai l’escalier central. Les pan-neaux, fermés la veille, étaient ouverts. J’arrivai sur la plate-forme.

Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les interrogeai. Ilsne savaient rien. Endormis d’un sommeil pesant qui ne leurlaissait aucun souvenir, ils avaient été très surpris de se re-trouver dans leur cabine.

Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieuxcomme toujours. Il flottait à la surface des flots sous une alluremodérée. Rien ne semblait changé à bord.

Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle étaitdéserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau à l’horizon, nivoile, ni terre. Une brise d’ouest soufflait bruyamment, et delongues lames, échevelées par le vent, imprimaient à l’appareilun très sensible roulis.

Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint à uneprofondeur moyenne de quinze mètres, de manière à pouvoirrevenir promptement à la surface des flots. Opération qui,contre l’habitude, fut pratiquée plusieurs fois, pendant cettejournée du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-

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forme, et la phrase accoutumée retentissait à l’intérieur dunavire.

Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord,je ne vis que l’impassible stewart, qui me servit avec son exac-titude et son mutisme ordinaires.

Vers deux heures, j’étais au salon. occupé à classer mesnotes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai.Il me rendit un salut presque imperceptible, sans m’adresser laparole. Je me remis à mon travail, espérant qu’il me donneraitpeut-être des explications sur les événements qui avaient mar-qué la nuit précédente. Il n’en fit rien. Je le regardai. Sa figureme parut fatiguée ; ses yeux rougis n’avaient pas été rafraîchispar le sommeil ; sa physionomie exprimait une tristesse pro-fonde, un réel chagrin. Il allait et venait, s’asseyait et se rele-vait, prenait un livre au hasard, l’abandonnait aussitôt. consul-tait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et sem-blait ne pouvoir tenir un instant en place.

Enfin, il vint vers moi et me dit :« Etes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »Je m’attendais si peu à cette demande, que je le regardai

quelque temps sans répondre.« Etes-vous médecin ? répéta-t-il. Plusieurs de vos collègues

ont fait leurs études de médecine, Gratiolet, Moquin-Tandon etautres.

— En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux. J’aipratiqué pendant plusieurs années avant d’entrer au Muséum.

— Bien, monsieur. »Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo.

Mais ne sachant où il en voulait venir, j’attendis de nouvellesquestions, me réservant de répondre suivant les circonstances.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous àdonner vos soins à l’un de mes hommes ?

— Vous avez un malade ?— Oui.— Je suis prêt à vous suivre.— Venez. »J’avouerai que mon cœur battait. Je ne sais pourquoi je

voyais une certaine connexité entre cette maladie d’un hommede l’équipage et les événements de la veille, et ce mystère mepréoccupait au moins autant que le malade.

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Le capitaine Nemo me conduisit à l’arrière du Nautilus, etme fit entrer dans une cabine située près du poste desmatelots.

Là, sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine d’an-nées, à figure énergique, vrai type de l’Anglo-Saxon.

Je me penchai sur lui. Ce n’était pas seulement un malade,c’était un blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, re-posait sur un double oreiller. Je détachai ces linges, et le bles-sé, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sansproférer une seule plainte.

La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par un instru-ment contondant, montrait la cervelle à nu, et la substance cé-rébrale avait subi une attrition profonde. Des caillots sanguinss’étaient formés dans la masse diffluente, qui affectait une cou-leur lie de vin. Il y avait eu à la fois contusion et commotion ducerveau. La respiration du malade était lente, et quelques mou-vements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La phleg-masie cérébrale était complète et entraînait la paralysie dusentiment et du mouvement.

Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Les extrémitésdu corps se refroidissaient déjà, et je vis que la mort s’appro-chait, sans qu’il me parût possible de l’enrayer. Après avoirpansé ce malheureux, je rajustai les linges de sa tête, et je meretournai vers le capitaine Nemo.

« D’où vient cette blessure ? Lui demandai-je.— Qu’importe ! répondit évasivement le capitaine. Un choc

du Nautilus a brisé un des leviers de la machine, qui a frappécet homme. Mais votre avis sur son état ? »

J’hésitais à me prononcer.« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n’en-

tend pas le français. »Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis :« Cet homme sera mort dans deux heures.— Rien ne peut le sauver ?— Rien. »La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes

glissèrent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.Pendant quelques instants, j’observai encore ce mourant

dont la vie se retirait peu à peu. Sa pâleur s’accroissait encoresous l’éclat électrique qui baignait son lit de mort. Je regardais

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sa tête intelligente. sillonnée de rides prématurées, que le mal-heur, la misère peut-être. avaient creusées depuis longtemps.Je cherchais à surprendre le secret de sa vie dans les dernièresparoles échappées à ses lèvres !

« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax », me dit le ca-pitaine Nemo.

Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je rega-gnai ma chambre. très ému de cette scène. Pendant toute lajournée, je fus agité de sinistres pressentiments. La nuit, jedormis mal, et, entre mes songes fréquemment interrompus, jecrus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodiefunèbre. Était-ce la prière des morts, murmurée dans cettelangue que je ne savais comprendre ?

Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Ne-mo m’y avait précédé. Dès qu’il m’aperçut. il vint à moi.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il defaire aujourd’hui une excursion sous-marine ?

— Avec mes compagnons ? demandai-je.— Si cela leur plaît.— Nous sommes à vos ordres, capitaine.— Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres. »Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis

Ned Land et Conseil. Je leur fis connaître la proposition du ca-pitaine Nemo. Conseil s’empressa d’accepter, et, cette fois, leCanadien se montra très disposé à nous suivre.

Il était huit heures du matin. A huit heures et demie, nousétions vêtus pour cette nouvelle promenade, et munis des deuxappareils d’éclairage et de respiration. La double porte fut ou-verte, et, accompagnés du capitaine Nemo que suivaient unedouzaine d’hommes de l’équipage, nous prenions pied à uneprofondeur de dix mètres sur le sol ferme où reposait leNautilus.

Une légère pente aboutissait à un fond accidenté. par quinzebrasses de profondeur environ. Ce fond différait complètementde celui que j’avais visité pendant ma première excursion sousles eaux de l’Océan Pacifique. Ici, point de sable fin, point deprairies sous-marines, nulle forêt pélagienne. Je reconnus im-médiatement cette région merveilleuse dont, ce jour-là, le capi-taine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le royaume ducorail.

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Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe desalcyonnaires, on remarque l’ordre des gorgonaires qui ren-ferme les trois groupes des gorgoniens, des isidiens et des co-ralliens. C’est à ce dernier qu’appartient le corail, curieusesubstance qui fut tour à tour classée dans les règnes minéral,végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez les mo-dernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnelle rangea définitivement dans le règne animal.

Le corail est un ensemble d’animalcules, réunis sur un poly-pier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un géné-rateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ilspossèdent une existence propre, tout en participant à la viecommune. C’est donc une sorte de socialisme naturel. Jeconnaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte,qui se minéralise tout en s’arborisant, suivant la très juste ob-servation des naturalistes, et rien ne pouvait être plus intéres-sant pour moi que de visiter l’une de ces forêts pétrifiées quela nature a plantées au fond des mers.

Les appareils Rumhkorff furent mis en activité, et nous sui-vîmes un banc de corail en voie de formation, qui, le temps ai-dant, fermera un jour cette portion de l’océan indien. La routeétait bordée d’inextricables buissons formés par l’enchevêtre-ment d’arbrisseaux que couvraient de petites fleurs étoilées àrayons blancs. Seulement, à l’inverse des plantes de la terre,ces arborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaienttoutes de haut en bas.

La lumière produisait mille effets charmants en se jouant aumilieu de ces ramures si vivement colorées. Il me semblait voirces tubes membraneux et cylindriques trembler sous l’ondula-tion des eaux. J’étais tenté de cueillir leurs fraîches corolles or-nées de délicats tentacules, les unes nouvellement épanouies,les autres naissant à peine, pendant que de légers poissons,aux rapides nageoires, les effleuraient en passant comme desvolées d’oiseaux. Mais, si ma main s’approchait de ces fleursvivantes, de ces sensitives animées, aussitôt l’alerte se mettaitdans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leursétuis rouges, les fleurs s’évanouissaient sous mes regards, et lebuisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m’avait mis là en présence des plus précieuxéchantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pêche

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dans la Méditerranée, sur les côtes de France, d’Italie et deBarbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poétiques defleur de sang et d’écume de sang que le commerce donne à sesplus beaux produits. Le corail se vend jusqu’à cinq cents francsle kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recou-vraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette pré-cieuse matière, souvent mélangée avec d’autres polypiers, for-mait alors des ensembles compacts et inextricables appelés «macciota », et sur lesquels je remarquai d’admirables spéci-mens de corail rose.

Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisationsgrandirent. De véritables taillis pétrifiés et de longues travéesd’une architecture fantaisiste s’ouvrirent devant nos pas. Lecapitaine Nemo s’engagea sous une obscure galerie dont lapente douce nous conduisit à une profondeur de cent mètres.La lumière de nos serpentins produisait parfois des effets ma-giques, en s’accrochant aux rugueuses aspérités de ces ar-ceaux naturels et aux pendentifs disposés comme des lustres,qu’elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseaux coral-liens, j’observai d’autres polypes non moins curieux, des mé-lites, des iris aux ramifications articulées, puis quelques touffesde corallines, les unes vertes, les autres rouges, véritablesalgues encroûtées dans leurs sels calcaires, que les natura-listes, après longues discussions, ont définitivement rangéesdans le règne végétal. Mais, suivant la remarque d’un penseur,« c’est peut-être là le point réel où la vie obscurément se sou-lève du sommeil de pierre, sans se détacher encore de ce rudepoint de départ ».

Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteint uneprofondeur de trois cents mètres environ, c’est-à-dire la limiteextrême sur laquelle le corail commence à se former. Mais là,ce n’était plus le buisson isolé, ni le modeste taillis de basse fu-taie. C’était la forêt immense, les grandes végétations miné-rales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par des guirlandesd’élégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parées denuances et de reflets. Nous passions librement sous leur hauteramure perdue dans l’ombre des flots, tandis qu’à nos pieds,les tubipores, les méandrines, les astrées, les fongies, les cario-phylles, formaient un tapis de fleurs, semé de gemmeséblouissantes.

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Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nouscommuniquer nos sensations ! Pourquoi étions-nous emprison-nés sous ce masque de métal et de verre ! Pourquoi les parolesnous étaient-elles interdites de l’un à l’autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent le li-quide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui,pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré de leurcaprice, le double domaine de la terre et des eaux !

Cependant, le capitaine Nemo s’était arrêté. Mes compa-gnons et mol nous suspendîmes notre marche, et, me retour-nant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercle autourde leur chef. En regardant avec plus d’attention, j’observai quequatre d’entre eux portaient sur leurs épaules un objet deforme oblongue.

Nous occupions, en cet endroit. Le centre d’une vaste clai-rière, entourée par les hautes arborisations de la forêt sous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace une sorte declarté crépusculaire qui allongeait démesurément les ombressur le sol. A la limite de la clairière, l’obscurité redevenait pro-fonde, et ne recueillait que de petites étincelles retenues parles vives arêtes du corail.

Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions, etil me vint à la pensée que j’allais assister a une scène étrange.En observant le sol, je vis qu’il était gonflé, en de certainspoints, par de légères extumescences encroûtées de dépôtscalcaires, et disposées avec une régularité qui trahissait lamain de l’homme.

Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs grossière-ment entassés, se dressait une croix de corail, qui étendait seslongs bras qu’on eût dit faits d’un sang pétrifié.

Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s’avança,et à quelques pieds de la croix, il commença à creuser un trouavec une pioche qu’il détacha de sa ceinture.

Je compris tout ! Cette clairière c’était un cimetière, ce trou,une tombe, cet objet oblong, le corps de l’homme mort dans lanuit ! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leurcompagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inac-cessible Océan !

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Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point ! Jamaisidées plus impressionnantes n’envahirent mon cerceau ! Je nevoulais pas voir ce que voyait mes yeux !

Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissonsfuyaient çà et là leur retraite troublée. J’entendais résonner,sur le sol calcaire, le fer du pic qui étincelait parfois en heur-tant quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s’allongeait,s’élargissait, et bientôt il fut assez profond pour recevoir lecorps.

Alors, les porteurs s’approchèrent. Le corps, enveloppé dansun tissu de byssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Lecapitaine Nemo, les bras croisés sur la poitrine, et tous lesamis de celui qui les avait aimés s’agenouillèrent dans l’atti-tude de la prière… Mes deux compagnons et moi, nous nousétions religieusement inclinés.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, quiformèrent un léger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se re-dressèrent ; puis, se rapprochant de la tombe, tous fléchirentencore le genou, et tous étendirent leur main en signe de su-prême adieu…

Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repas-sant sous les arceaux de la forêt, au milieu des taillis, le longdes buissons de corail, et toujours montant.

Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineusenous guida jusqu’au Nautilus. A une heure, nous étions deretour.

Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur laplate-forme, et, en proie à une terrible obsession d’idées, j’allaim’asseoir près du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans la

nuit ?— Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.— Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans ce

cimetière de corail ?— Oui, oubliés de tous, mais non de nous ! Nous creusons la

tombe, et les polypes se chargent d’y sceller nos morts pourl’éternité ! »

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Et cachant d’un geste brusque son visage dans ses mainscrispées, le capitaine essaya vainement de comprimer un san-glot. Puis il ajouta :

« C’est là notre paisible cimetière, à quelques centaines depieds au-dessous de la surface des flots !

— Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine,hors de l’atteinte des requins !

— Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, desrequins et des hommes ! »

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Partie 2

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Chapitre 1L'Océan IndienIci commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. Lapremière s’est terminée sur cette émouvante scène du cime-tière de corail qui a laissé dans mon esprit une impression pro-fonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie du capi-taine Nemo se déroulait tout entière, et il n’était pas jusqu’à satombe qu’il n’eût préparée dans le plus impénétrable de sesabîmes. Là, pas un des monstres de l’Océan ne viendrait trou-bler le dernier sommeil de ces hôtes du Nautilus, de ces amis,rivés les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dans lavie ! « Nul homme, non plus ! » avait ajouté le capitaine.

Toujours cette même défiance, farouche, implacable, enversles sociétés humaines !

Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses qui satis-faisaient Conseil. Ce digne garçon persistait à ne voir dans lecommandant du Nautilus qu’un de ces savants méconnus quirendent à l’humanité mépris pour indifférence. C’était encorepour lui un génie incompris qui, las des déceptions de la terre,avait dû se réfugier dans cet inaccessible milieu où ses ins-tincts s’exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypo-thèse n’expliquait qu’un des cotes du capitaine Nemo.

En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquellenous avions été enchaînés dans la prison et le sommeil, la pré-caution si violemment prise par le capitaine d’arracher de mesyeux la lunette prête à parcourir l’horizon, la blessure mortellede cet homme due à un choc inexplicable du Nautilus, tout celame poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemone se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appa-reil servait non seulement ses instincts de liberté, mais peut-être aussi les intérêts de je ne sais quelles terriblesreprésailles.

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En ce moment, rien n’est évident pour moi, je n’entrevois en-core dans ces ténèbres que des lueurs, et je dois me borner àécrire, pour ainsi dire, sous la dictée des événements.

D’ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait ques’échapper du Nautilus est impossible. Nous ne sommes pasmême prisonniers sur parole. Aucun engagement d’honneur nenous enchaîne. Nous ne sommes que des captifs, que des pri-sonniers déguisés sous le nom d’hôtes par un semblant decourtoisie. Toutefois, Ned Land n’a pas renoncé à l’espoir derecouvrer sa liberté. Il est certain qu’il profitera de la premièreoccasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sansdoute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regretque j’emporterai ce que la générosité du capitaine nous auralaissé pénétrer des mystères du Nautilus ! Car enfin, faut-ilhaïr cet homme ou l’admirer ? Est-ce une victime ou un bour-reau ? Et puis, pour être franc, je voudrais. avant de l’abandon-ner à jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les débuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir ob-servé la complète série des merveilles entassées sous les mersdu globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n’a vu encore,quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d’ap-prendre ! Qu’ai-je découvert jusqu’ici ? Rien, ou presque rien,puisque nous n’avons encore parcouru que six mille lieues àtravers le Pacifique !

Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terreshabitées, et que, si quelque chance de salut s’offre à nous, ilserait cruel de sacrifier mes compagnons à ma passion pourl’inconnu. Il faudra les suivre, peut-être même les guider. Maiscette occasion se présentera-t-elle jamais ? L’homme privé parla force de son libre arbitre la désire, cette occasion, mais lesavant, le curieux, la redoute.

Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre lahauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j’allumai un ci-gare, et je suivis l’opération. Il me parut évident que cethomme ne comprenait pas le français, car plusieurs fois je fis àvoix haute des réflexions qui auraient dû lui arracher quelquesigne involontaire d’attention, s’il les eût comprises, mais ilresta impassible et muet.

Pendant qu’il observait au moyen du sextant. un des matelotsdu Nautilus cet homme vigoureux qui nous avait accompagnés

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lors de notre première excursion sous-marine à l’île Crespovint nettoyer les vitres du fanal. J’examinai alors l’installationde cet appareil dont la puissance était centuplée par des an-neaux lenticulaires disposés comme ceux des phares, et quimaintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe électriqueétait combinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant.Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assuraità la fois sa régularité et son intensité. Ce vide économisait aus-si les pointes de graphite entre lesquelles se développe l’arc lu-mineux. Économie importante pour le capitaine Nemo, quin’aurait pu les renouveler aisément. Mais, dans ces conditions,leur usure était presque insensible.

Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermèrent,et la route fut donnée directement à l’ouest.

Nous sillonnions alors les flots de l’océan Indien, vaste plaineliquide d’une contenance de cinq cent cinquante millionsd’hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu’ellesdonnent le vertige à qui se penche à leur surface. Le Nautilus yflottait généralement entre cent et deux cents mètres de pro-fondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout autre quemoi, pris d’un immense amour de la mer, les heures eussentsans doute paru longues et monotones ; mais ces promenadesquotidiennes sur la plate-forme où je me retrempais dans l’airvivifiant de l’Océan, le spectacle de ces riches eaux à traversles vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothèque, larédaction de mes mémoires, employaient tout mon temps et neme laissaient pas un moment de lassitude ou d’ennui.

Notre santé à tous se maintenait dans un état très satisfai-sant. Le régime du bord nous convenait parfaitement, et pourmon compte, je me serais bien passé des variantes que NedLand, par esprit de protestation, s’ingéniait à y apporter. Deplus, dans cette température constante, il n’y avait pas mêmeun rhume à craindre. D’ailleurs, ce madréporaire Dendrophyl-lée, connu en Provence sous le nom de « Fenouil de mer », etdont il existait une certaine réserve à bord, eût fourni avec lachair fondante de ses polypes une pâte excellente contre latoux.

Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantitéd’oiseaux aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands.

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Quelques-uns furent adroitement tués, et, préparés d’une cer-taine façon, ils fournirent un gibier d’eau très acceptable. Par-mi les grands voiliers, emportés à de longues distances detoutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues duvol, j’aperçus de magnifiques albatros au cri discordant commeun braiement d’âne, oiseaux qui appartiennent à la famille deslongipennes. La famille des totipalmes était représentée pardes frégates rapides qui pêchaient prestement les poissons dela surface, et par de nombreux phaétons ou paille-en-queue,entre autres, ce phaéton à brins rouges, gros comme un pi-geon, et dont le plumage blanc est nuancé de tons roses quifont valoir la teinte noire des ailes.

Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes de tor-tues marines, du genre caret, à dos bombé, et dont l’écaille esttrès estimée. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent semaintenir longtemps sous l’eau en fermant la soupape charnuesituée à l’orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns deces carets, lorsqu’on les prit, dormaient encore dans leur cara-pace, à l’abri des animaux marins. La chair de ces tortues étaitgénéralement médiocre, mais leurs œufs formaient un régalexcellent.

Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admira-tion, quand nous surprenions à travers les panneaux ouvertsles secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieurs es-pèces qu’il ne m’avait pas été donné d’observer jusqu’alors.

Je citerai principalement des ostracions particuliers à la merRouge, à la mer des Indes et à cette partie de l’Océan quibaigne les côtes de l’Amérique équinoxiale. Ces poissons,comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustacés, sontprotégés par une cuirasse qui n’est ni crétacée, ni pierreuse,mais véritablement osseuse. Tantôt, elle affecte la forme d’unsolide triangulaire, tantôt la forme d’un solide quadrangulaire.Parmi les triangulaires, j’en notai quelques-uns d’une longueurd’un demi-décimètre, d’une chair salubre, d’un goût exquis,bruns à la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommandel’acclimatation même dans les eaux douces, auxquellesd’ailleurs un certain nombre de poissons de mer s’accoutumentaisément. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires. sur-montés sur le dos de quatre gros tubercules : des ostracionsmouchetés de points blancs sous la partie inférieure du corps,

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qui s’apprivoisent comme des oiseaux ; des trigones, pourvusd’aiguillons formés par la prolongation de leur croûte osseuse,et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de «cochons de mer » ; puis des dromadaires à grosses bosses enforme de cône, dont la chair est dure et coriace.

Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues par maîtreConseil certains poissons du genre tétrodons, particuliers à cesmers, des spenglériens au dos rouge, à la poitrine blanche, quise distinguent par trois rangées longitudinales de filaments, etdes électriques, longs de sept pouces, parés des plus vives cou-leurs. Puis, comme échantillons d’autres genres, des ovoïdessemblables à un œuf d’un brun noir, sillonnés de bandelettesblanches et dépourvus de queue ; des diodons. véritablesporcs-épics de la mer, munis d’aiguillons et pouvant se gonflerde manière à former une pelote hérissée de dards ; des hippo-campes communs à tous les océans ; des pégases volants, àmuseau allongé, auxquels leurs nageoires pectorales, trèsétendues et disposées en forme d’ailes, permettent sinon de vo-ler, du moins de s’élancer dans les airs ; des pigeons spatulés,dont la queue est couverte de nombreux anneaux écailleux ;des macrognathes à longue mâchoire, excellents poissonslongs de vingt-cinq centimètres et brillants des plus agréablescouleurs ; des calliomores livides, dont la tête est rugueuse ;des myriades de blennies-sauteurs, rayés de noir, aux longuesnageoires pectorales, glissant à la surface des eaux avec uneprodigieuse vélocité ; de délicieux vélifères, qui peuvent hisserleurs nageoires comme autant de voiles déployées aux cou-rants favorables ; des kurtes splendides, auxquels la nature aprodigué le jaune, le bleu céleste, l’argent et l’or ; des tricho-ptères, dont les ailes sont formées de filaments ; des cottes,toujours maculées de limon, qui produisent un certain bruisse-ment ; des trygles, dont le foie est considéré comme poison ;des bodians, qui portent sur les yeux une œillère mobile ; enfindes soufflets, au museau long et tubuleux, véritables gobe-mouches de l’Océan, armés d’un fusil que n’ont prévu ni lesChassepot ni les Remington, et qui tuent les insectes en lesfrappant d’une simple goutte d’eau.

Dans le quatre-vingt-neuvième genre des poissons classéspar Lacépède, qui appartient à la seconde sous-classe des os-seux, caractérisés par un opercule et une membrane

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bronchiale, je remarquai la scorpène, dont la tête est garnied’aiguillons et qui ne possède qu’une seule nageoire dorsale ;ces animaux sont revêtus ou privés de petites écailles, suivantle sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genrenous donna des échantillons de dydactyles longs de trois àquatre décimètres, rayés de jaune, mais dont la tête est d’unaspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plu-sieurs spécimens de ce poisson bizarre justement surnommé «crapaud de mer », poisson à tête grande, tantôt creusée de si-nus profonds, tantôt boursouflée de protubérances ; hérisséd’aiguillons et parsemé de tubercules, il porte des cornes irré-gulières et hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de cal-losités ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est ré-pugnant et horrible.

Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à raison de deuxcent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq centquarante milles, ou vingt-deux milles à l’heure.

Si nous reconnaissions au passage les diverses variétés depoissons, c’est que ceux-ci, attirés par l’éclat électrique, cher-chaient à nous accompagner ; la plupart, distancés par cette vi-tesse, restaient bientôt en arrière ; quelques-uns cependantparvenaient à se maintenir pendant un certain temps dans leseaux du Nautilus.

Le 24 au matin, par 12°5’de latitude sud et 94°33’de longi-tude, nous eûmes connaissance de l’île Keeling, soulèvementmadréporique planté de magnifiques cocos, et qui fut visitéepar M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea àpeu de distance les accores de cette île déserte. Ses draguesrapportèrent de nombreux échantillons de polypes et d’échino-dermes, et des tests curieux de l’embranchement des mol-lusques. Quelques précieux produits de l’espèce des dauphi-nules accrurent les trésors du capitaine Nemo, auquel je joi-gnis une astrée punctifère, sorte de polypier parasite souventfixé sur une coquille.

Bientôt l’île Keeling disparut sous l’horizon, et la route futdonnée au nord-ouest vers la pointe de la péninsule indienne.

« Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned Land. Cela vau-dra mieux que ces îles de la Papouasie, où l’on rencontre plusde sauvages que de chevreuils ! Sur cette terre indienne, mon-sieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des

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villes anglaises, françaises et indoues. On ne ferait pas cinqmilles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que lemoment n’est pas venu de brûler la politesse au capitaineNemo ?

— Non. Ned, non, répondis-je d’un ton très déterminé. Lais-sons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilusse rapproche des continents habités. Il revient vers l’Europe,qu’il nous y conduise. Une fois arrivés dans nos mers, nous ver-rons ce que la prudence nous conseillera de tenter. D’ailleurs,je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d’allerchasser sur les côtes du Malabar ou de Coromandel commedans les forêts de la Nouvelle-Guinée.

— Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de sapermission ? »

Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter.Au fond, j’avais à cœur d’épuiser jusqu’au bout les hasards dela destinée qui m’avait jeté à bord du Nautilus.

A partir de l’île Keeling, notre marche se ralentit générale-ment. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraîna souvent àde grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plansinclinés que des leviers intérieurs pouvaient placer oblique-ment à la ligne de flottaison. Nous allâmes ainsi jusqu’à deuxet trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les grandsfonds de cette mer indienne que des sondes de treize millemètres n’ont pas pu atteindre. Quant à la température desbasses couches, le thermomètre indiqua toujours invariable-ment quatre degrés au-dessus de zéro. J’observai seulementque, dans les nappes supérieures, l’eau était toujours plusfroide sur les hauts fonds qu’en pleine mer.

Le 25 janvier, l’Océan étant absolument désert, le Nautiluspassa la journée à sa surface, battant les flots de sa puissantehélice et les faisant rejaillir à une grande hauteur. Comment,dans ces conditions, ne l’eût-on pas pris pour un cétacé gigan-tesque ? Je passai les trois quarts de cette journée sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien à l’horizon, si ce n’est, versquatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l’ouestà contrebord. Sa mâture fut visible un instant, mais il ne pou-vait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l’eau. Je pensai que cebateau à vapeur appartenait à la ligne péninsulaire et orientale

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qui fait le service de l’île de Ceyland à Sydney, en touchant à lapointe du roi George et à Melbourne.

A cinq heures du soir. avant ce rapide crépuscule qui lie lejour à la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nousfûmes émerveillés par un curieux spectacle.

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les an-ciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée,Pline, Oppien, avaient étudié ses goûts et épuisé à son égardtoute la poétique des savants de la Grèce et de l’Italie. Ils l’ap-pelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’apas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenantconnu sous le nom d’Argonaute.

Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçon quel’embranchement des mollusques se divise en cinq classes ;que la première classe, celle des céphalopodes dont les sujetssont tantôt nus, tantôt testacés, comprend deux familles, cellesdes dibranchiaux et des tétrabranchiaux, qui se distinguent parle nombre de leurs branches : que la famille des dibranchiauxrenferme trois genres, l’argonaute, le calmar et la seiche, etque la famille des tétrabranchiaux n’en contient qu’un seul, lenautile. Si après cette nomenclature. un esprit rebelle eûtconfondu l’argonaute, qui est acétabulifère, c’est-à-dire por-teur de ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifère, c’est-à-dire porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.

Or, c’était une troupe de ces argonautes qui voyageait alorsà la surface de l’Océan. Nous pouvions en compter plusieurscentaines. Ils appartenaient à l’espèce des argonautes tubercu-lés qui est spéciale aux mers de l’Inde.

Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyende leur tube locomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ilsavaient aspirée. De leurs huit tentacules. six. allongés et amin-cis. flottaient sur l’eau, tandis que les deux autres. arrondis enpalmes, se tendaient au vent comme une voile légère. Je voyaisparfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuviercompare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateauen effet. Il transporte l’animal qui l’a sécrété, sans que l’animaly adhère.

« L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je à Conseil,mais il ne la quitte jamais.

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— Ainsi fait le capitaine Nemo. répondit judicieusement Con-seil. C’est pourquoi il eût mieux fait d’appeler son navirel’Argonaute. »

Pendant une heure environ. Le Nautilus flotta au milieu decette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les pritsoudain. Comme à un signal, toutes les voiles furent subite-ment amenées ; les bras se replièrent, les corps se contrac-tèrent. Les coquilles se renversant changèrent leur centre degravité, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instan-tané, et jamais navires d’une escadre ne manœuvrèrent avecplus d’ensemble.

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, àpeine soulevées par la brise, s’allongèrent paisiblement sousles précintes du Nautilus.

Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l’Équateur sur lequatre-vingt-deuxième méridien, et nous rentrions dans l’hémi-sphère boréal.

Pendant cette journée, une formidable troupe de squalesnous fit cortège. Terribles animaux qui pullulent dans ces merset les rendent fort dangereuses. C’étaient des squales philippsau dos brun et au ventre blanchâtre armés de onze rangées dedents, des squales œillés dont le cou est marqué d’une grandetache noire cerclée de blanc qui ressemble à un œil. dessquales isabelle à museau arrondi et semé de points obscurs.Souvent, ces puissants animaux se précipitaient contre la vitredu salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne sepossédait plus alors. Il voulait remonter à la surface des flots etharponner ces monstres, surtout certains squales émissolesdont la gueule est pavée de dents disposées comme une mo-saïque, et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres, quile provoquaient avec une insistance toute particulière. Maisbientôt le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement enarrière les plus rapides de ces requins.

Le 27 janvier, à l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nous ren-contrâmes à plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des ca-davres qui flottaient à la surface des flots. C’étaient les mortsdes villes indiennes. charriés par le Gange jusqu’à la hautemer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays,n’avaient pas achevé de dévorer. Mais les squales ne man-quaient pas pour les aider dans leur funèbre besogne.

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Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergé navi-gua au milieu d’une mer de lait. A perte de vue l’Océan sem-blait être lactifié. Était-ce l’effet des rayons lunaires ? Non, carla lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue au-des-sous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoiqueéclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contrasteavec la blancheur des eaux.

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m’interrogeait surles causes de ce singulier phénomène. Heureusement, j’étaisen mesure de lui répondre.

« C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste éten-due de flots blancs qui se voit fréquemment sur les côtes d’Am-boine et dans ces parages.

— Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m’apprendrequelle cause produit un pareil effet. car cette eau ne s’est paschangée en lait, je suppose !

— Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n’estdue qu’à la présence de myriades de bestioles infusoires,sortes de petits vers lumineux, d’un aspect gélatineux et inco-lore, de l’épaisseur d’un cheveu, et dont la longueur ne dé-passe pas un cinquième de millimètre. Quelques-unes de cesbestioles adhèrent entre elles pendant l’espace de plusieurslieues.

— Plusieurs lieues ! s’écria Conseil.— Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombre

de ces infusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne metrompe, certains navigateurs ont flotté sur ces mers de laitpendant plus de quarante milles. »

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation,mais il parut se plonger dans des réflexions profondes, cher-chant sans doute à évaluer combien quarante milles carréscontiennent de cinquièmes de millimètres. Pour moi, je conti-nuai d’observer le phénomène. Pendant plusieurs heures, leNautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et je re-marquai qu’il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse,comme s’il eût flotté dans ces remous d’écume que les cou-rants et les contre-courants des baies laissaient quelquefoisentre eux.

Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire,mais derrière nous. jusqu’aux limites de l’horizon. Le ciel.

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réfléchissant la blancheur des flots. sembla longtemps impré-gné des vagues lueurs d’une aurore boréale.

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Chapitre 2Une nouvelle proposition du CapitaineNemoLe 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface dela mer, par 9°4’de latitude nord, il se trouvait en vue d’uneterre qui lui restait à huit milles dans l’ouest. J’observai toutd’abord une agglomération de montagnes, hautes de deuxmille pieds environ, dont les formes se modelaient très capri-cieusement. Le point terminé, je rentrai dans le salon, etlorsque le relèvement eut été reporté sur la carte, je reconnusque nous étions en présence de l’île de Ceylan, cette perle quipend au lobe inférieur de la péninsule indienne.

J’allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatif àcette île, l’une des plus fertiles du globe. Je trouvai précisé-ment un volume de Sirr H. C. , esq. , intitulé Ceylan and theCingalese. Rentré au salon, je notai d’abord les relèvements deCeyland, à laquelle l’antiquité avait prodigué tant de noms di-vers. Sa situation était entre 5°55’et 9°49’de latitude nord, etentre 79°42’et 82°4’de longitude à l’est du méridien de Green-wich ; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles ; sa lar-geur maximum, cent cinquante milles ; sa circonférence. neufcents milles ; sa superficie, vingt-quatre mille quatre centquarante-huit milles, c’est-à-dire un peu inférieure à celle del’Irlande.

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.Le capitaine jeta un coup d’œil sur la carte. Puis, se retour-

nant vers moi :« L’île de Ceylan, dit-il, une terre célèbre par ses pêcheries

de perles. Vous serait-il agréable, monsieur Aronnax, de visiterl’une de ses pêcheries ?

— Sans aucun doute, capitaine.

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— Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons lespêcheries, nous ne verrons pas les pêcheurs. L’exploitation an-nuelle n’est pas encore commencée. N’importe. Je vais donnerl’ordre de rallier le golfe de Manaar, où nous arriverons dansla nuit. »

Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortit aussi-tôt. Bientôt le Nautilus rentra dans son liquide élément, et lemanomètre indiqua qu’il s’y tenait à une profondeur de trentepieds.

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar.Je le trouvai par le neuvième parallèle, sur la côte nord-ouestde Ceylan. Il était formé par une ligne allongée de la petite îleManaar. Pour l’atteindre, il fallait remonter tout le rivage occi-dental de Ceylan.

« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, onpêche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer desIndes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers dusud de l’Amérique, au golfe de Panama, au golfe de Californie ;mais c’est à Ceylan que cette pêche obtient les plus beaux ré-sultats. Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs nese rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Ma-naar, et là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux selivrent à cette lucrative exploitation des trésors de la mer.Chaque bateau est monté par dix rameurs et par dix pêcheurs.Ceux-ci, divisés en deux groupes, plongent alternativement etdescendent à une profondeur de douze mètres au moyen d’unelourde pierre qu’ils saisissent entre leurs pieds et qu’une corderattache au bateau.

— Ainsi, dis-je, c’est toujours ce moyen primitif qui est en-core en usage ?

— Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que ces pê-cheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe,aux Anglais, auxquels le traité d’Amiens les a cédées en 1802.

— Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vousl’employez, rendrait de grands services dans une telleopération.

— Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurer long-temps sous l’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage à Cey-lan, parle bien d’un Cafre qui restait cinq minutes sans remon-ter à la surface, mais le fait me paraît peu croyable. Je sais que

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quelques plongeurs vont jusqu’à cinquante-sept secondes, etde très habiles jusqu’à quatre-vingt-sept ; toutefois ils sontrares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez etles oreilles de l’eau teintée de sang. Je crois que la moyenne detemps que les pêcheurs peuvent supporter est de trente se-condes, pendant lesquelles ils se hâtent d’entasser dans un pe-tit filet toutes les huîtres perlières qu’ils arrachent ; mais, gé-néralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s’affai-blit ; des ulcérations se déclarent à leurs yeux ; des plaies seforment sur leur corps, et souvent même ils sont frappés d’apo-plexie au fond de la mer.

— Oui, dis-je, c’est un triste métier, et qui ne sert qu’à la sa-tisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine,quelle quantité d’huîtres peut pêcher un bateau dans saJournée ?

— Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu’en1814, le gouvernement anglais ayant fait pêcher pour sonpropre compte, ses plongeurs, dans vingt journées de travail,rapportèrent soixante-seize millions d’huîtres.

— Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ils suffisammentrétribués ?

— A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnentqu’un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol parhuître qui renferme une perle, et combien en ramènent-ils quin’en contiennent pas !

— Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres !C’est odieux.

— Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo,vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, etsi par hasard quelque pêcheur hâtif s’y trouve déjà, eh bien,nous le verrons opérer.

— C’est convenu, capitaine.— A propos, monsieur Aronnax, vous n’avez pas peur des

requins ?— Des requins ? » m’écriai-je.Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse.« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.— Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très

familiarisé avec ce genre de poissons.

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— Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capi-taine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D’ailleurs,nous serons armés, et, chemin faisant, nous pourrons peut-êtrechasser quelque squale. C’est une chasse intéressante. Ainsidonc, à demain, monsieur le professeur, et de grand matin. »

Cela dit d’un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.On vous inviterait à chasser l’ours dans les montagnes de la

Suisse, que vous diriez : « Très bien ! demain nous irons chas-ser l’ours. » On vous inviterait à chasser le lion dans les plainesde l’Atlas, ou le tigre dans les jungles de l’Inde, que vous diriez: « Ah ! ah ! il paraît que nous allons chasser le tigre ou le lion !» Mais on vous inviterait à chasser le requin dans son élémentnaturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avant d’ac-cepter cette invitation.

Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaientquelques gouttes de sueur froide.

« Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasserdes loutres dans les forêts sous-marines, comme nous l’avonsfait dans les forêts de l’île Crespo, passe encore. Mais courir lefond des mers, quand on est à peu près certain d’y rencontrerdes squales, c’est autre chose ! Je sais bien que dans certainspays, aux îles Andamènes particulièrement, les nègres n’hé-sitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main etun lacet dans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceuxqui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vi-vants ! D’ailleurs, je ne suis pas un nègre, et quand je serais unnègre, je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de mapart ne serait pas déplacée. »

Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastes mâ-choires armées de multiples rangées de dents, et capables decouper un homme en deux. Je me sentais déjà une certainedouleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-fa-çon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable invita-tion ! N’eût-on pas dit qu’il s’agissait d’aller traquer sous boisquelque renard inoffensif ?

« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela medispensera d’accompagner le capitaine. »

Quant à Ned Land, j’avoue que je ne me sentais pas aussi sûrde sa sagesse. Un péril, si grand qu’il fût, avait toujours un at-trait pour sa nature batailleuse.

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Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai ma-chinalement. Je voyais, entre les lignes, des mâchoires formida-blement ouvertes.

En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l’air tran-quille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemoque le diable emporte ! – vient de nous faire une très aimableproposition.

— Ah ! dis-je, vous savez…— N’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le comman-

dant du Nautilus nous a invités à visiter demain, en compagniede monsieur, les magnifiques pêcheries de Ceyland. Il l’a faiten termes excellents et s’est conduit en véritable gentleman.

— Il ne vous a rien dit de plus ?— Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n’est qu’il vous

avait parlé de cette petite promenade.— En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur…— Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagne-

rez, n’est-il pas vrai ?— Moi… sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maître

Land.— Oui ! c’est curieux, très curieux.— Dangereux peut-être ! ajoutai-je d’un ton insinuant.— Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur

un banc d’huîtres ! »Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d’éveiller

l’idée de requins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je lesregardais d’un œil troublé, et comme s’il leur manquait déjàquelque membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute, maisje ne savais trop comment m’y prendre.

« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donnerdes détails sur la pêche des perles ?

— Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidentsqui…

— Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s’engagersur le terrain, il est bon de le connaître.

— Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous ap-prendre tout ce que l’Anglais Sirr vient de m’apprendre à moi-même. »

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Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d’abord leCanadien me dit :

« Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle ?— Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète, la perle est une

larme de la mer ; pour les Orientaux, c’est une goutte de roséesolidifiée ; pour les dames, c’est un bijou de forme oblongue,d’un éclat hyalin, d’une matière nacrée, qu’elles portent audoigt, au cou ou à l’oreille ; pour le chimiste, c’est un mélangede phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de géla-tine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sécrétionmaladive de l’organe qui produit la nacre chez certainsbivalves.

— Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe desacéphales, ordre des testacés.

— Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés,l’oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnesma-rines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacre c’est-à-direcette substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui ta-pisse l’intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produiredes perles.

— Les moules aussi ? demanda le Canadien.— Oui ! les moules de certains cours d’eau de l’Ecosse, du

pays de Galles, de l’Irlande, de la Saxe, de la Bohème, de laFrance.

— Bon ! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.— Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la

perle, c’est l’huître perlière, la méléagrina-Margaritifera laprécieuse pintadine. La perle n’est qu’une concrétion nacréequi se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à lacoquille de l’huître, ou elle s’incruste dans les plis de l’animal.Sur les valves, la perle est adhérente ; sur les chairs, elle estlibre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soitun ovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la ma-tière nacrée se dépose en plusieurs années, successivement etpar couches minces et concentriques.

— Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître ? de-manda Conseil.

— Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui formentun véritable écrin. On a même cité une huître, mais je me

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permets d’en douter, qui ne contenait pas moins de cent cin-quante requins.

— Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land.— Ai-je dit requins ? m’écriai-je vivement. Je veux dire cent

cinquante perles. Requins n’aurait aucun sens.— En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il

maintenant par quels moyens on extrait ces perles ?— On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand

les perles adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avecdes pinces. Mais, le plus communément, les pintadines sontétendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage.Elles meurent ainsi à l’air libre, et, au bout de dix jours, ellesse trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On lesplonge alors dans de vastes réservoirs d’eau de mer, puis onles ouvre et on les lave. C’est à ce moment que commence ledouble travail des rogueurs. D’abord, ils séparent les plaquesde nacre connues dans le commerce sous le nom de franche ar-gentée, de bâtarde blanche et de batarde noire, qui sont li-vrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cinquante kilo-grammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l’huître, ils lefont bouillir, et ils le tamisent afin d’en extraire jusqu’aux pluspetites perles.

— Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? deman-da Conseil.

— Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais aussiselon leur forme, selon leur eau, c’est-à-dire leur couleur, et se-lon leur orient, c’est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui lesrend si charmantes a l’œil. Les plus belles perles sont appeléesperles vierges ou paragons ; elles se forment isolément dans letissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques, maisquelquefois d’une transparence opaline, et le plus communé-ment sphériques ou piriformes. Sphériques, elles forment lesbracelets ; piriformes, des pendeloques, et, étant les plus pré-cieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres perles adhèrentà la coquille de l’huître, et, plus irrégulières, elles se vendentau poids. Enfin, dans un ordre inférieur se classent les petitesperles, connues sous le nom de semences ; elles se vendent àla mesure et servent plus particulièrement à exécuter des bro-deries sur les ornements d’église.

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— Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leurgrosseur, doit être long et difficile, dit le Canadien.

— Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamisou cribles percés d’un nombre variable de trous. Les perles quirestent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingtstrous, sont de premier ordre. Celles qui ne s’échappent pas describles percés de cent à huit cents trous sont de second ordre.Enfin, les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percésde neuf cents à mille trous forment la semence.

— C’est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, leclassement des perles, s’opère mécaniquement. Et monsieurpourra-t-il nous dire ce que rapporte l’exploitation des bancsd’huîtres perlières ?

— A s’en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries deCeylan sont affermées annuellement pour la somme de troismillions de squales.

— De francs ! reprit Conseil.— Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je

crois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu’elles rappor-taient autrefois. Il en est de même des pêcheries américaines,qui, sous le règne de Charles Quint, produisaient quatre mil-lions de francs, présentement réduits aux deux tiers. Ensomme, on peut évaluer à neuf millions de francs le rendementgénéral de l’exploitation des perles.

— Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne cite pasquelques perles célèbres qui ont été cotées à un très hautprix ?

— Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia uneperle estimée cent vingt mille francs de notre monnaie.

— J’ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu’une cer-taine dame antique buvait des perles dans son vinaigre.

— Cléopâtre, riposta Conseil.— Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.— Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais un petit verre

de vinaigre qui coûte quinze cents mille francs, c’est d’un joliprix.

— Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit le Cana-dien en manœuvrant son bras d’un air peu rassurant.

— Ned Land l’époux de Cléopâtre ! s’écria Conseil.

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— Mais j’ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement leCanadien, et ce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas réussi.J’avais même acheté un collier de perles à Kat Tender, ma fian-cée, qui, d’ailleurs, en a épousé un autre. Eh bien, ce collier nem’avait pas coûté plus d’un dollar et demi, et cependant – mon-sieur le professeur voudra bien me croire les perles qui le com-posaient n’auraient pas passé par le tamis de vingt trous.

— Mon brave Ned, répondis-je en riant, c’étaient des perlesartificielles, de simples globules de verre enduits à l’intérieurd’essence d’Orient.

— Si peu que rien ! Ce n’est autre chose que la substance ar-gentée de l’écaille de l’ablette, recueillie dans l’eau et conser-vée dans l’ammoniaque. Elle n’a aucune valeur.

— C’est peut-être pour cela que Kat Tender en a épousé unautre, répondit philosophiquement maître Land.

— Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, jene crois pas que jamais souverain en ait possédé une supé-rieure à celle du capitaine Nemo.

— Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou en-fermé sous sa vitrine.

— Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant unevaleur de deux millions de…

— Francs ! dit vivement Conseil.— Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute elle

n’aura coûté au capitaine que la peine de la ramasser.— Eh ! s’écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre

promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille !— Bah ! fit Conseil.— Et pourquoi pas ?— A quoi des millions nous serviraient-ils à bord du

Nautilus ?— A bord, non, dit Ned Land, mais… ailleurs.— Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.— Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nous rapportons

jamais en Europe ou en Amérique une perle de quelques mil-lions, voilà du moins qui donnera une grande authenticité, et,en même temps, un grand prix au récit de nos aventures.

— Je le crois, dit le Canadien.— Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif

des choses, est-ce que cette pêche des perles est dangereuse ?

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— Non, répondis-je vivement, surtout si l’on prend certainesprécautions.

— Que risque-t-on dans ce métier ? dit Ned Land : d’avalerquelques gorgées d’eau de mer !

— Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant deprendre le ton dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avezpeur des requins, brave Ned ?

— Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession !C’est mon métier de me moquer d’eux !

— Il ne s’agit pas, dis-je, de les pêcher avec un émerillon, deles hisser sur le pont d’un navire, de leur couper la queue àcoups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher lecœur et de le jeter à la mer !

— Alors, il s’agit de… ?— Oui, précisément.— Dans l’eau ?— Dans l’eau.— Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces re-

quins, ce sont des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu’elles seretournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant cetemps… »

Ned Land avait une manière de prononcer le mot « happer »qui donnait froid dans le dos.

« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ?— Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.— A la bonne heure, pensai-je.— Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas

pourquoi son fidèle domestique ne les affronterait pas aveclui ! »

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Chapitre 3Une perle de dix millionsLa nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squalesjouèrent un rôle important dans mes rêves, et je trouvai trèsjuste et très injuste à la fois cette étymologie qui fait venir lemot requin du mot « requiem ».

Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé par lestewart que le capitaine Nemo avait spécialement mis à monservice. Je me levai rapidement, je m’habillai et je passai dansle salon.

Le capitaine Nemo m’y attendait.« Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt à partir ?— Je suis prêt.— Veuillez me suivre.— Et mes compagnons, capitaine ?— Ils sont prévenus et nous attendent.— N’allons-nous pas revêtir nos scaphandres ? demandai-je.— Pas encore. Je n’ai pas laissé le Nautilus approcher de trop

près cette côte, et nous sommes assez au large du banc de Ma-naar ; mais j’ai fait parer le canot qui nous conduira au pointprécis de débarquement et nous épargnera un assez long tra-jet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revêtironsau moment où commencera cette exploration sous-marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central, dontles marches aboutissaient à la plate-forme. Ned et Conseil setrouvaient là, enchantés de la « partie de plaisir « qui se prépa-rait. Cinq matelots du Nautilus, les avirons armés, nous atten-daient dans le canot qui avait été bossé contre le bord.

La nuit était encore obscure. Des plaques de nuages cou-vraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares étoiles.Je portai mes yeux du côté de la terre, mais je ne vis qu’uneligne trouble qui fermait les trois quarts de l’horizon du sud-

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ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remonté pendant lanuit la côte occidentale de Ceylan, se trouvait à l’ouest de labaie, ou plutôt de ce golfe formé par cette terre et l’île de Ma-naar. Là, sous les sombres eaux, s’étendait le banc de pinta-dines, inépuisable champ de perles dont la longueur dépassevingt milles.

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi. nous prîmesplace à l’arrière du canot. Le patron de l’embarcation se mit àla barre ; ses quatre compagnons appuyèrent sur leurs avi-rons ; la bosse fut larguée et nous débordâmes.

Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaientpas. J’observai que leurs coups d’aviron, vigoureusement enga-gés sous l’eau, ne se succédaient que de dix secondes en dixsecondes, suivant la méthode généralement usitée dans les ma-rines de guerre. Tandis que l’embarcation courait sur son erre,les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fond noirdes flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle,venue du large, imprimait au canot un léger roulis, et quelquescrêtes de lames clapotaient à son avant.

Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ?Peut-être à cette terre dont il s’approchait. et qu’il trouvaittrop près de lui, contrairement a l’opinion du Canadien, auquelelle semblait encore trop éloignée. Quant à Conseil, il était làen simple curieux.

Vers cinq heures et demie, les premières teintes de l’horizonaccusèrent plus nettement la ligne supérieure de la côte. Assezplate dans l’est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq millesla séparaient encore, et son rivage se confondait avec les eauxbrumeuses. Entre elle et nous, la mer était déserte. Pas un ba-teau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo mel’avait fait observer, nous arrivions un mois trop tôt dans cesparages.

A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapiditéparticulière aux régions tropicales, qui ne connaissent ni l’au-rore ni le crépuscule. Les rayons solaires percèrent le rideaude nuages amoncelés sur l’horizon oriental, et l’astre radieuxs’éleva rapidement.

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çàet là.

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Le canot s’avança vers l’île de Manaar, qui s’arrondissaitdans le sud. Le capitaine Nemo s’était levé de son banc et ob-servait la mer.

Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillée, et la chaîne courut àpeine, car le fond n’était pas à plus d’un mètre, et il formait encet endroit l’un des plus hauts points du banc de pintadines. Lecanot évita aussitôt sous la poussée du jusant qui portait aularge.

« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors le capitaineNemo. Vous voyez cette baie resserrée. C’est ici même quedans un mois se réuniront les nombreux bateaux de pêche desexploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs iront auda-cieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposéepour ce genre de pêche. Elle est abritée des vents les plusforts, et la mer n’y est jamais très houleuse, circonstance trèsfavorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant re-vêtir nos scaphandres, et nous commencerons notrepromenade. »

Je ne répondis rien, et tout en regardant ces flots suspects,aidé des matelots de l’embarcation, je commençai à revêtirmon lourd vêtement de mer. Le capitaine Nemo et mes deuxcompagnons s’habillaient aussi. Aucun des hommes du Nauti-lus ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion.

Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu’au cou dans le vête-ment de caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos lesappareils à air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n’en étaitpas question. Avant d’introduire ma tête dans sa capsule decuivre, j’en fis l’observation au capitaine.

« Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit le capi-taine. Nous n’irons pas à de grandes profondeurs, et les rayonssolaires suffiront à éclairer notre marche. D’ailleurs, il n’estpas prudent d’emporter sous ces eaux une lanterne électrique.Son éclat pourrait attirer inopinément quelque dangereux ha-bitant de ces parages. »

Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je meretournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amisavaient déjà emboîté leur tête dans la calotte métallique, et ilsne pouvaient ni entendre ni répondre.

Une dernière question me restait à adresser au capitaineNemo :

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« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ?— Des fusils ! à quoi bon ? Vos montagnards n’attaquent-ils

pas l’ours un poignard à la main, et l’acier n’est-il pas plus sûrque le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la à votre ceintureet partons. »

Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés comme nous,et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harpon qu’il avaitdéposé dans le canot avant de quitter le Nautilus.

Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me laissai coiffer dela pesante sphère de cuivre, et nos réservoirs a air furent im-médiatement mis en activité.

Un instant après, les matelots de l’embarcation nous débar-quaient les uns après les autres, et, par un mètre et demid’eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemonous fit un signe de la main. Nous le suivîmes, et par une pentedouce nous disparûmes sous les flots.

Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m’abandonnèrent.Je redevins étonnamment calme. La facilité de mes mouve-ments accrut ma confiance, et l’étrangeté du spectacle captivamon imagination.

Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante.Les moindres objets restaient perceptibles. Après dix minutesde marche, nous étions par cinq mètres d’eau, et le terrain de-venait à peu près plat.

Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans unmarais, se levaient des volées de poissons curieux du genre desmonoptères, dont les sujets n’ont d’autre nageoire que celle dela queue. Je reconnus le javanais, véritable serpent long de huitdécimètres, au ventre livide, que l’on confondrait facilementavec le congre sans les lignes d’or de ses flancs. Dans le genredes stromatées, dont le corps est très comprimé et ovale, j’ob-servai des parus aux couleurs éclatantes portant comme unefaux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés etmarinés, forment un mets excellent connu sous le nom de kara-wade puis des tranquebars, appartenant au genre des apsipho-roïdes, dont le corps est recouvert d’une cuirasse écailleuse àhuit pans longitudinaux.

Cependant l’élévation progressive du soleil éclairait de plusen plus la masse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Ausable fin succédait une véritable chaussée de rochers arrondis,

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revêtus d’un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi leséchantillons de ces deux embranchements, je remarquai desplacènes à valves minces et inégales, sortes d’ostracées parti-culières à la mer Rouge et à l’océan Indien, des lucines oran-gées à coquille orbiculaire, des tarières subulées, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au Nautilusune teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinzecentimètres, qui se dressaient sous les flots comme des mainsprêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères, toutes héris-sées d’épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillagescomestibles qui alimentent les marchés de l’Hindoustan, despélagies panopyres, légèrement lumineuses, et enfin d’admi-rables oculines flabelliformes, magnifiques éventails quiforment l’une des plus riches arborisations de ces mers.

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d’hy-drophytes couraient de gauches légions d’articulés, particuliè-rement des ranines dentées, dont la carapace représente untriangle un peu arrondi, des birgues spéciales à ces parages,des parthenopes horribles, dont l’aspect répugnait aux re-gards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieursfois, ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin, auquel lanature a donné l’instinct et la force nécessaires pour se nourrirde noix de coco ; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomberla noix qui se fend dans sa chute, et il l’ouvre avec ses puis-santes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avecune agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, decette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, se dépla-çaient lentement entre les roches ébranlées.

Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pinta-dines, sur lequel les huîtres perlières se reproduisent par mil-lions. Ces mollusques précieux adhéraient aux rocs et y étaientfortement attachés par ce byssus de couleur brune qui ne leurpermet pas de se déplacer. En quoi ces huîtres sont inférieuresaux moules elles-mêmes auxquelles la nature n’a pas refusétoute faculté de locomotion.

La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sont àpeu près égales, se présente sous la forme d’une coquille ar-rondie, aux épaisses parois, très rugueuses à l’extérieur.Quelques-unes de ces coquilles étaient feuilletées et sillonnéesde bandes verdâtres qui rayonnaient de leur sommet. Elles

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appartenaient aux jeunes huîtres. Les autres, à surface rude etnoire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu’à quinzecentimètres de largeur.

Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellementprodigieux de pintadines, et je compris que cette mine était vé-ritablement inépuisable, car la force créatrice de la naturel’emporte sur l’instinct destructif de l’homme. Ned Land, fidèlea cet instinct, se hâtait d’emplir des plus beaux mollusques unfilet qu’il portait à son côté.

Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre le capi-taine qui semblait se diriger par des sentiers connus de luiseul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, quej’élevais, dépassait la surface de la mer. Puis le niveau du bancse rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions dehauts rocs effilés en pyramidions. Dans leurs sombres anfrac-tuosités de gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattescomme des machines de guerre, nous regardaient de leursyeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des gly-cères, des aricies et des annélides, qui allongeaient démesuré-ment leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.

En ce moment s’ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creu-sée dans un pittoresque entassement de rochers tapissés detoutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D’abord, cettegrotte me parut profondément obscure. Les rayons solairessemblaient s’y éteindre par dégradations successives. Sa vaguetransparence n’était plus que de la lumière noyée.

Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeux s’ac-coutumèrent bientôt à ces ténèbres relatives. Je distinguai lesretombées si capricieusement contournées de la voûte que sup-portaient des piliers naturels, largement assis sur leur basegranitique, comme les lourdes colonnes de l’architecture tos-cane. Pourquoi notre incompréhensible guide nous entraînait-ilau fond de cette crypte sous-marine ? J’allais le savoir avantpeu.

Après avoir descendu une pente assez raide, nos pieds fou-lèrent le fond d’une sorte de puits circulaire. Là, le capitaineNemo s’arrêta, et de la main il nous indiqua un objet que jen’avais pas encore aperçu.

C’était une huître de dimension extraordinaire, une tridacnegigantesque, un bénitier qui eût contenu un lac d’eau sainte,

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une vasque dont la largeur dépassait deux mètres, et consé-quemment plus grande que celle qui ornait le salon duNautilus.

Je m’approchai de ce mollusque phénoménal. Par son byssusil adhérait à une table de granit, et là il se développait isolé-ment dans les eaux calmes de la grotte. J’estimai le poids decette tridacne à trois cents kilogrammes. Or, une telle huîtrecontient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomac d’un Gar-gantua pour en absorber quelques douzaines.

Le capitaine Nemo connaissait évidemment l’existence de cebivalve. Ce n’était pas la première fois qu’il le visitait, et jepensais qu’en nous conduisant en cet endroit il voulait seule-ment nous montrer une curiosité naturelle. Je me trompais. Lecapitaine Nemo avait un intérêt particulier à constater l’étatactuel de cette tridacne.

Les deux valves du mollusque étaient entr’ouvertes. Le capi-taine s’approcha et introduisit son poignard entre les coquillespour les empêcher de se rabattre ; puis, de la main, il soulevala tunique membraneuse et frangée sur ses bords qui formaitle manteau de l’animal.

Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont la gros-seur égalait celle d’une noix de cocotier. Sa forme globuleuse,sa limpidité parfaite, son orient admirable en faisaient un bijoud’un inestimable prix. Emporté par la curiosité, j’étendais lamain pour la saisir, pour la peser, pour la palper ! Mais le capi-taine m’arrêta, fit un signe négatif, et, retirant son poignardpar un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermersubitement.

Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. Enlaissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, illui permettait de s’accroître insensiblement. Avec chaque an-née la sécrétion du mollusque y ajoutait de nouvelles couchesconcentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte où « mû-rissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il l’élevait, pourainsi dire, afin de la transporter un jour dans son précieuxmusée. Peut-être même, suivant l’exemple des Chinois et desIndiens, avait-il déterminé la production de cette perle en in-troduisant sous les plis du mollusque quelque morceau deverre et de métal, qui s’était peu à peu recouvert de la matièrenacrée. En tout cas, comparant cette perle à celles que je

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connaissais déjà, à celles qui brillaient dans la collection du ca-pitaine, j’estimai sa valeur à dix millions de francs au moins.Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe, car je ne saisquelles oreilles féminines auraient pu la supporter.

La visite à l’opulente tridacne était terminée. Le capitaineNemo quitta la grotte, et nous remontâmes sur le banc de pin-tadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas en-core le travail des plongeurs.

Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacuns’arrêtant ou s’éloignant au gré de sa fantaisie. Pour moncompte, je n’avais plus aucun souci des dangers que mon ima-gination avait exagérés si ridiculement. Le haut-fond se rappro-chait sensiblement de la surface de la mer, et bientôt par unmètre d’eau ma tête dépassa le niveau océanique. Conseil merejoignit, et collant sa grosse capsule à la mienne, il me fit desyeux un salut amical. Mais ce plateau élevé ne mesurait quequelques toises, et bientôt nous fûmes rentrés dans notre élé-ment. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi.

Dix minutes après, le capitaine Nemo s’arrêtait soudain. Jecrus qu’il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’ungeste, il nous ordonna de nous blottir près de lui au fond d’unelarge anfractuosité. Sa main se dirigea vers un point de lamasse liquide, et je regardai attentivement.

A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s’abaissa jus-qu’au sol. L’inquiétante idée des requins traversa mon esprit.Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n’avions pas af-faire aux monstres de l’Océan.

C’était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, unpêcheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avantla récolte. J’apercevais les fonds de son canot mouillé àquelques pieds au-dessus de sa tête. Il plongeait, et remontaitsuccessivement. Une pierre taillée en pain de sucre et qu’il ser-rait du pied, tandis qu’une corde la rattachait à son bateau, luiservait à descendre plus rapidement au fond de la mer. C’étaitlà tout son outillage. Arrivé au sol, par cinq mètres de profon-deur environ, il se précipitait à genoux et remplissait son sacde pintadines ramassées au hasard. Puis, il remontait, vidaitson sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opération quine durait que trente secondes.

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Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du rocher nous dé-robait a ses regards. Et d’ailleurs, comment ce pauvre Indienaurait-il jamais supposé que des hommes, des êtres semblablesà lui, fussent là, sous les eaux, épiant ses mouvements. ne per-dant aucun détail de sa pêche !

Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il nerapportai pas plus d’une dizaine de pintadines à chaque plon-gée, car il fallait les arracher du banc auquel elles s’accro-chaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huîtresétaient privées de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie !

Je l’observais avec une attention profonde. Sa manœuvre sefaisait régulièrement, et pendant une demi-heure, aucun dan-ger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spec-tacle de cette pêche intéressante, quand, tout d’un coup, à unmoment où l’Indien était agenouillé sur le sol, je lui vis faire ungeste d’effroi ? se relever et prendre son élan pour remonter àla surface des flots.

Je compris son épouvante. Une ombre gigantesqueapparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C’était un re-quin de grande taille qui s’avançait diagonalement, l’œil enfeu, les mâchoires ouvertes !

J’étais muet d’horreur, incapable de faire un mouvement.Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’élança

vers l’Indien, qui se jeta de côté et évita la morsure du requin,mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frap-pant à la poitrine, I étendit sur le sol.

Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Le requinrevint, et, se retournant sur le dos, il s’apprêtait à couper l’In-dien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, posté près demoi, se lever subitement. Puis, son poignard à la main, il mar-cha droit au monstre, prêt à lutter corps à corps avec lui.

Le squale, au moment où il allait happer le malheureux pê-cheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant sur leventre, il se dirigea rapidement vers lui.

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable sang-froid le formidablesquale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, sejetant de côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc etlui enfonça son poignard dans le ventre. Mais, tout n’était pasdit. Un combat terrible s’engagea.

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Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flots deses blessures. La mer se teignit de rouge, et, à travers ce li-quide opaque, je ne vis plus rien.

Plus rien, jusqu’au moment où, dans une éclaircie, j’aperçusl’audacieux capitaine, cramponné à l’une des nageoires del’animal, luttant corps à corps avec le monstre, labourant decoups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toute-fois porter le coup définitif, c’est-à-dire l’atteindre en pleincœur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eaux avecfurie, et leur remous menaçait de me renverser.

J’aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, cloué parl’horreur, je ne pouvais remuer.

Je regardais, l’œil hagard. Je voyais les phases de la lutte semodifier. Le capitaine tomba sur le sol, renversé par la masseénorme qui pesait sur lui. Puis, les mâchoires du requin s’ou-vrirent démesurément comme une cisaille d’usine, et c’en étaitfait du capitaine si, prompt comme la pensée, son harpon à lamain, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l’eût frappede sa terrible pointe.

Les flots s’imprégnèrent d’une masse de sang. Ils s’agitèrentsous les mouvements du squale qui les battait avec une indes-criptible fureur. Ned Land n’avait pas manqué son but. C’étaitle râle du monstre. Frappé au cœur, il se débattait dans desspasmes épouvantables, dont le contrecoup renversa Conseil.

Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci, re-levé sans blessures, alla droit à l’indien, coupa vivement lacorde qui le liait à sa pierre, le prit dans ses bras et, d’un vi-goureux coup de talon, il remonta à la surface de la mer.

Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants, miracu-leusement sauvés, nous atteignions l’embarcation du pêcheur.

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce mal-heureux à la vie. Je ne savais s’il réussirait. Je l’espérais, carl’immersion de ce pauvre diable n’avait pas été longue. Mais lecoup de queue du requin pouvait l’avoir frappé à mort.

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil etdu capitaine, je vis, peu à peu, le noyé revenir au sentiment. Ilouvrit les yeux. Quelle dut être sa surpris-je son épouvantemême, à voir les quatre grosses têtes de cuivre qui se pen-chaient sur lui !

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Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirantd’une poche de son vêtement un sachet de perles, le lui eut misdans la main ? Cette magnifique aumône de l’homme des eauxau pauvre Indien de Ceylan fut acceptée par celui-ci d’unemain tremblante.

Ses yeux effarés indiquaient du reste qu’il ne savait à quelsêtres surhumains il devait à la fois la fortune et la vie.

Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc de pin-tadines, et, suivant la route déjà parcourue, après une demi-heure de marche nous rencontrions l’ancre qui rattachait ausol le canot du Nautilus.

Une fois embarqués, chacun de nous, avec l’aide des mate-lots, se débarrassa de sa lourde carapace de cuivre.

La première parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.« Merci, maître Land, lui dit-il.— C’est une revanche, capitaine, répondit Ned Land. Je vous

devais cela. »Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce fut

tout.« Au Nautilus », dit-il.L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard,

nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait.A la couleur noire marquant l’extrémité de ses nageoires, je

reconnus le terrible mélanoptère de la mer des Indes, de l’es-pèce des requins proprement dits. Sa longueur dépassait vingt-cinq pieds ; sa bouche énorme occupait le tiers de son corps.C’était un adulte, ce qui se voyait aux six rangées de dents, dis-posées en triangles isocèles sur la mâchoire supérieure.

Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et jesuis sûr qu’il le rangeait, non sans raison, dans la classe descartilagineux. ordre des chondroptérygiens à branchies fixes,famille des sélaciens, genre des squales.

Pendant que je considérais cette masse inerte, une douzainede ces voraces mélanoptères apparut tout d’un coup autour del’embarcation ; mais, sans se préoccuper de nous, ils se je-tèrent sur le cadavre et s’en disputèrent les lambeaux.

A huit heures et demie, nous étions de retour à bord duNautilus.

Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursionau banc de Manaar. Deux observations s’en dégageaient

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inévitablement. L’une, portant sur l’audace sans pareille du ca-pitaine Nemo, l’autre sur son dévouement pour un être hu-main, l’un des représentants de cette race qu’il fuyait sous lesmers. Quoi qu’il en dît, cet homme étrange n’était pas parvenuencore à tuer son cœur tout entier.

Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d’un tonlégèrement ému :

« Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant dupays des opprimés, et je suis encore, et, jusqu’à mon derniersouffle, je serai de ce pays-là ! »

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Chapitre 4La Mer RougePendant la journée du 29 janvier, l’île de Ceylan disparut sousl’horizon, et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles àl’heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui séparent lesMaledives des Laquedives. Il rangea même l’île Kittan, terred’origine madréporique, découverte par Vasco de Gama en1499, et l’une des dix-neuf principales îles de cet archipel desLaquedives, situé entre 10° et 14°30’de latitude nord, et 69° et50°72’de longitude est.

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ousept mille cinq cents lieues depuis notre point de départ dansles mers du Japon.

Le lendemain 30 janvier – lorsque le Nautilus remonta à lasurface de l’Océan, il n’avait plus aucune terre en vue. Il faisaitroute au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette merd’Oman, creusée entre l’Arabie et la péninsule indienne, quisert de débouché au golfe Persique.

C’était évidemment une impasse, sans issue possible. Oùnous conduisait donc le capitaine Nemo ? Je n’aurais pu le dire.Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-là, me demandaoù nous allions.

« Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie ducapitaine.

— Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous menerloin. Le golfe Persique n’a pas d’issue, et si nous y entrons,nous ne tarderons guère à revenir sur nos pas.

— Eh bien ! nous reviendrons, maître Land, et si après legolfe Persique, le Nautilus veut visiter la mer Rouge, le détroitde Babel-Mandeb est toujours là pour lui livrer passage.

— Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land,que la mer Rouge est non moins fermée que le golfe, puisque

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l’isthme de Suez n’est pas encore percé, et, le fût-il, un bateaumystérieux comme le nôtre ne se hasarderait pas dans ses ca-naux coupés d’écluses. Donc, la mer Rouge n’est pas encore lechemin qui nous ramènera en Europe.

— Aussi, n’ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.— Que supposez-vous donc ?— Je suppose qu’après avoir visité ces curieux parages de

l’Arabie et de l’Égypte, le Nautilus redescendra l’Océan indien,peut-être à travers le canal de Mozambique, peut-être au largedes Mascareignes, de manière à gagner le cap de Bonne-Espérance.

Et une fois au cap de Bonne-Espérance ? demanda le Cana-dien avec une insistance toute particulière.

— Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nous neconnaissons pas encore. Ah ça ! ami Ned, vous vous fatiguezdonc de ce voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur lespectacle incessamment varié des merveilles sous-marines ?Pour mon compte, je verrai avec un extrême dépit finir cevoyage qu’il aura été donné à si peu d’hommes de faire.

— Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit le Canadien,que voilà bientôt trois mois que nous sommes emprisonnés àbord de ce Nautilus ?

— Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et jene compte ni les jours, ni les heures.

— Mais la conclusion ?— La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y

pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez medire, mon brave Ned : « Une chance d’évasion nous est offerte», je la discuterais avec vous. Mais tel n’est pas le cas et, àvous parler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemos’aventure jamais dans les mers européennes. »

Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du Nautilus,j’étais incarné dans la peau de son commandant.

Quant à Ned Land, il termina la conversation par ces mots,en forme de monologue : « Tout cela est bel et bon, mais, àmon avis, où il y a de la gêne, il n’y a plus de plaisir. »

Pendant quatre jours, jusqu’au 3 février, le Nautilus visita lamer d’Oman, sous diverses vitesses et à diverses profondeurs.Il semblait marcher au hasard, comme s’il eût hésité sur laroute à suivre, mais il ne dépassa jamais le tropique du Cancer.

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En quittant cette mer, nous eûmes un instant connaissancede Mascate, la plus importante ville du pays d’Oman. J’admiraison aspect étrange, au milieu des noirs rochers qui l’entourentet sur lesquels se détachent en blanc ses maisons et ses forts.J’aperçus le dôme arrondi de ses mosquées, la pointe élégantede ses minarets, ses fraîches et verdoyantes terrasses. Mais cene fut qu’une vision, et le Nautilus s’enfonça bientôt sous lesflots sombres de ces parages.

Puis, il prolongea à une distance de six milles les côtes ara-biques du Mahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulée demontagnes, relevée de quelques ruines anciennes. Le 5 février,nous donnions enfin dans le golfe d’Aden, véritable entonnoirintroduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne leseaux indiennes dans la mer Rouge.

Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d’Aden, perché sur unpromontoire qu’un isthme étroit réunit au continent, sorte deGibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait les fortifica-tions, après s’en être emparés en 1839. J’entrevis les minaretsoctogones de cette ville qui fut autrefois l’entrepôt le plus richeet le plus commerçant de la côte, au dire de l’historien Edrisi.

Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, al-lait revenir en arrière ; mais je me trompais, et, à ma grandesurprise, il n’en fut rien.

Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit deBabel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe : « laporte des Larmes ». Sur vingt milles de large, il ne compte quecinquante-deux kilomètres de long, et pour le Nautilus lancé àtoute vitesse, le franchir fut l’affaire d’une heure à peine. Maisje ne vis rien, pas même cette île de Périm, dont le gouverne-ment britannique a fortifié la position d’Aden. Trop de stea-mers anglais ou français des lignes de Suze à Bombay, à Cal-cutta, à Melbourne, à Bourbon, à Maurice, sillonnaient cetétroit passage, pour que le Nautilus tentât de s’y montrer. Aus-si se tint-il prudemment entre deux eaux.

Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que les

pluies ne rafraîchissent guère, qu’aucun fleuve important n’ar-rose, qu’une excessive évaporation pompe incessamment et quiperd chaque année une tranche liquide haute d’un mètre et de-mi ! Singulier golfe, qui, fermé et dans les conditions d’un lac,

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serait peut-être entièrement desséché ; inférieur en ceci à sesvoisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau a seule-ment baissé jusqu’au point où leur évaporation a précisémentégalé la somme des eaux reçues dans leur sein.

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres de lon-gueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Autemps des Ptolémées et des empereurs romains, elle fut lagrande artère commerciale du monde, et le percement del’isthme lui rendra cette antique importance que les railwaysde Suez ont déjà ramenée en partie.

Je ne voulus même pas chercher à comprendre ce caprice ducapitaine Nemo qui pouvait le décider à nous entraîner dans cegolfe. Mais j’approuvai sans réserve le Nautilus d’y être entré.Il prit une allure moyenne, tantôt se tenant à la surface, tantôtplongeant pour éviter quelque navire, et je pus observer ainsile dedans et le dessus de cette mer si curieuse.

Le 8 février, dès les premières heures du jour, Moka nous ap-parut, ville maintenant ruinée, dont les murailles tombent auseul bruit du canon, et qu’abritent çà et là quelques dattiersverdoyants. Cité importante, autrefois, qui renfermait six mar-chés publics, vingt-six mosquées, et à laquelle ses murs, défen-dus par quatorze forts, faisaient une ceinture de troiskilomètres.

Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains où la pro-fondeur de la mer est plus considérable. Là, entre deux eauxd’une limpidité de cristal, par les panneaux ouverts, il nouspermit de contempler d’admirables buissons de coraux écla-tants, et de vastes pans de rochers revêtus d’une splendidefourrure verte d’algues et de fucus. Quel indescriptible spec-tacle, et quelle variété de sites et de paysages à l’arasement deces écueils et de ces îlots volcaniques qui confinent à la côteIybienne ! Mais où ces arborisations apparurent dans touteleur beauté, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus netarda pas à rallier. Ce fut sur les côtes du Téhama, car alorsnon seulement ces étalages de zoophytes fleurissaient au-des-sous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrela-cements pittoresques qui se déroulaient à dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moins colorés que ceux-là dont l’humide vitalité des eaux entretenait la fraîcheur.

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Que d’heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon !Que d’échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-ma-rine j’admirai sous l’éclat de notre fanal électrique ! Des fon-gies agariciformes, des actinies de couleur ardoisée, entreautres le thalassianthus aster des tubipores disposés commedes flûtes et n’attendant que le souffle du dieu Pan, des co-quilles particulières à cette mer, qui s’établissent dans les ex-cavations madréporiques et dont la base est contournée encourte spirale, et enfin mille spécimens d’un polypier que jen’avais pas observé encore, la vulgaire éponge.

La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, aété précisément créée par ce curieux produit dont l’utilité estincontestable. L’éponge n’est point un végétal comme l’ad-mettent encore quelques naturalistes, mais un animal du der-nier ordre, un polypier inférieur à celui du corail. Son animalitén’est pas douteuse, et on ne peut même adopter l’opinion desanciens qui la regardaient comme un être intermédiaire entrela plante et l’animal. Je dois dire cependant, que les natura-listes ne sont pas d’accord sur le mode d’organisation del’éponge. Pour les uns, c’est un polypier, et pour d’autres telsque M. Milne Edwards, c’est un individu isolé et unique.

La classe des spongiaires contient environ trois cents es-pèces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, etmême dans certains cours d’eau où elles ont reçu le nom de «fluviatiles ». Mais leurs eaux de prédilection sont celles de laMéditerranée, de l’archipel grec, de la côte de Syrie et de lamer Rouge. Là se reproduisent et se développent ces épongesfines-douces dont la valeur s’élève jusqu’à cent cinquantefrancs, l’éponge blonde de Syrie, l’éponge dure de Barbarie,etc. Mais puisque je ne pouvais espérer d’étudier ces zoo-phytes dans les échelles du Levant, dont nous étions séparéspar l’infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les ob-server dans les eaux de la mer Rouge.

J’appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus,par une profondeur moyenne de huit à neuf mètres, rasait len-tement tous ces beaux rochers de la côte orientale.

Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pé-diculées, foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient as-sez exactement ces noms de corbeilles, de calices, de que-nouilles, de cornes d’élan, de pied de lion, de queue de paon,

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de gant de Neptune, que leur ont attribués les pêcheurs, pluspoètes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’une sub-stance gélatineuse a demi fluide, s’échappaient incessammentde petits filets d’eau, qui après avoir porté la vie dans chaquecellule, en étaient expulsés par un mouvement contractile.Cette substance disparaît après la mort du polype, et se putré-fie en dégageant de l’ammoniaque. Il ne reste plus alors queces fibres cornées ou gélatineuses dont se compose l’épongedomestique, qui prend une teinte roussâtre, et qui s’emploie àdes usages divers, selon son degré d’élasticité, de perméabilitéou de résistance à la macération.

Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux coquilles des mol-lusques et même aux tiges d’hydrophytes. Ils garnissaient lesplus petites anfractuosités, les uns s’étalant, les autres se dres-sant ou pendant comme des excroissances coralligènes. J’ap-pris à Conseil que ces éponges se pêchaient de deux manières,soit à la drague, soit à la main. Cette dernière méthode qui né-cessite l’emploi des plongeurs, est préférable, car en respec-tant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur trèssupérieure.

Les autres zoophytes qui pullulaient auprès des spongiaires,consistaient principalement en méduses d’une espèce très élé-gante ; les mollusques étaient représentés par des variétés decalmars, qui, d’après d’Orbigny, sont spéciales à la mer Rouge,et les reptiles par des tortues virgata, appartenant au genredes chélonées, qui fournirent à notre table un mets sain etdélicat.

Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souvent remar-quables. Voici ceux que les filets du Nautilus rapportaient plusfréquemment à bord : des raies, parmi lesquelles les limmes deforme ovale, de couleur brique, au corps semé d’inégalestaches bleues et reconnaissables à leur double aiguillon dente-lé, des arnacks au dos argenté, des pastenaques à la queuepointillée, et des bockats, vastes manteaux longs de deuxmètres qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolumentdépourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochentdu squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se terminepar un aiguillon recourbé, long d’un pied et demi, des ophidies,véritables murènes à la queue argentée, au dos bleuâtre, auxpectorales brunes bordées d’un liséré gris, des fiatoles,

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espèces de stromatées, zébrés d’étroites raies d’or et parés destrois couleurs de la France, des blémies-garamits, longs dequatre décimètres, de superbes caranx, décorés de septbandes transversales d’un beau noir, de nageoires bleues etjaunes, et d’écailles d’or et d’argent, des centropodes, desmulles auriflammes à tête jaune, des scares, des labres, des ba-listes, des gobies, etc. , et mille autres poissons communs auxOcéans que nous avions déjà traversés.

Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus largede la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la côteouest et Quonfodah sur la côte est, sur un diamètre de centquatre-vingt-dix milles.

Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine Nemo monta surla plate-forme où je me trouvai. Je me promis de ne point lelaisser redescendre sans l’avoir au moins pressenti sur ses pro-jets ultérieurs. Il vint à moi dès qu’il m’aperçut, m’offrit gra-cieusement un cigare et me dit :

« Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vousplaît-elle ? Avez-vous suffisamment observé les merveillesqu’elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterresd’éponges et ses forêts de corail ? Avez-vous entrevu les villesjetées sur ses bords ?

— Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le Nautilus s’est mer-veilleusement prêté à toute cette étude. Ah ! c’est un intelli-gent bateau !

— Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable ! Il neredoute ni les terribles tempêtes de la mer Rouge, ni ses cou-rants, ni ses écueils.

— En effet, dis-je, cette mer est citée entre les plus mau-vaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sa renom-mée était détestable.

— Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et la-tins n’en parlent pas à son avantage, et Strabon dit qu’elle estparticulièrement dure à l’époque des vents Etésiens et de lasaison des pluies. L’Arabe Edrisi qui la dépeint sous le nom degolfe de Colzoum raconte que les navires périssaient en grandnombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasar-dait à y naviguer la nuit. C’est, prétend-il, une mer sujette àd’affreux ouragans, semée d’îles inhospitalières, et « quin’offre rien de bon » ni dans ses profondeurs, ni à sa surface.

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En effet, telle est l’opinion qui se trouve dans Arrien, Agathar-chide et Artémidore.

— On voit bien, répliquai-je, que ces historiens n’ont pas na-vigué à bord du Nautilus.

— En effet, répondit en souriant le capitaine, et sous ce rap-port, les modernes ne sont pas plus avancés que les anciens. Ila fallu bien des siècles pour trouver la puissance mécanique dela vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un second Nauti-lus ! Les progrès sont lents, monsieur Aronnax.

— C’est vrai, répondis-je, votre navire avance d’un siècle, deplusieurs peut-être, sur son époque. Quel malheur qu’un secretpareil doive mourir avec son inventeur ! »

Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après quelques mi-nutes de silence :

« Vous me parliez, dit-il, de l’opinion des anciens historienssur les dangers qu’offre la navigation de la mer Rouge ?

— C’est vrai, répondis-je, mais leurs craintes n’étaient-ellespas exagérées ?

— Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit le capitaineNemo, qui me parut posséder à fond « sa mer Rouge ». Ce quin’est plus dangereux pour un navire moderne, bien gréé, soli-dement construit, maître de sa direction grâce à l’obéissantevapeur, offrait des périls de toutes sortes aux bâtiments desanciens. Il faut se représenter ces premiers navigateurs s’aven-turant sur des barques faites de planches cousues avec descordes de palmier, calfatées de résine pilée et enduites degraisse de chiens de mer. Ils n’avaient pas même d’instrumentspour relever leur direction, et ils marchaient à l’estime au mi-lieu de courants qu’ils connaissaient à peine. Dans ces condi-tions, les naufrages étaient et devaient être nombreux. Mais denotre temps, les steamers qui font le service entre Suez et lesmers du Sud n’ont plus rien à redouter des colères de ce golfe,en dépit des moussons contraires. Leurs capitaines et leurspassagers ne se préparent pas au départ par des sacrifices pro-pitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornés de guirlandeset de bandelettes dorées, remercier les dieux dans le templevoisin.

— J’en conviens, dis-je, et la vapeur me paraît avoir tué la re-connaissance dans le cœur des marins. Mais capitaine, puisque

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vous semblez avoir spécialement étudié cette mer, pouvez-vousm’apprendre quelle est l’origine de son nom ?

— Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications àce sujet. Voulez-vous connaître l’opinion d’un chroniqueur duXIVe siècle ?

— Volontiers.— Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut donné après le

passage des Israélites, lorsque le Pharaon eut péri dans lesflots qui se refermèrent à la voix de Moïse :

En signe de cette merveille,Devint la mer rouge et vermeille.Non puis ne surent la nommerAutrement que la rouge mer.— Explication de poète, capitaine Nemo, répondis-je, mais je

ne saurais m’en contenter. Je vous demanderai donc votre opi-nion personnelle.

— La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir danscette appellation de mer Rouge une traduction du mot hébreu« Edrom », et si les anciens lui donnèrent ce nom, ce fut àcause de la coloration particulière de ses eaux.

— Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots limpides etsans aucune teinte particulière.

— Sans doute, mais en avançant vers le fond du golfe, vousremarquerez cette singulière apparence. Je me rappelle avoirvu la baie de Tor entièrement rouge, comme un lac de sang.

— Et cette couleur, vous l’attribuez à la présence d’une alguemicroscopique ?

— Oui. C’est une matière mucilagineuse pourpre produitepar ces chétives plantules connues sous le nom de trichodes-mies, et dont il faut quarante mille pour occuper l’espace d’unmillimètre carré. Peut-être en rencontrerez-vous. quand nousserons à Tor.

— Ainsi. capitaine Nemo, ce n’est pas la première fois quevous parcourez la mer Rouge à bord du Nautilus ?

— Non, monsieur.— Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israé-

lites et de la catastrophe des Égyptiens, je vous demanderai sivous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand faithistorique ?

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— Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellenteraison.

— Laquelle ?— C’est que l’endroit même où Moïse a passé avec tout son

peuple est tellement ensablé maintenant que les chameaux ypeuvent à peine baigner leurs jambes. Vous comprenez quemon Nautilus n’aurait pas assez d’eau pour lui.

— Et cet endroit ? … demandai-je.— Cet endroit est situé un peu au-dessus de Suez, dans ce

bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la merRouge s’étendait jusqu’aux lacs amers. Maintenant, que cepassage soit miraculeux ou non, les Israélites n’en ont pasmoins passé là pour gagner la Terre promise, et l’armée dePharaon a précisément péri en cet endroit. Je pense donc quedes fouilles pratiquées au milieu de ces sables mettraient à dé-couvert une grande quantité d’armes et d’instruments d’ori-gine égyptienne.

— C’est évident, répondis-je, et il faut espérer pour les ar-chéologues que ces fouilles se feront tôt ou tard, lorsque desvilles nouvelles s’établiront sur cet isthme, après le percementdu canal de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel quele Nautilus !

— Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaineNemo. Les anciens avaient bien compris cette utilité pour leursaffaires commerciales d’établir une communication entre lamer Rouge et la Méditerranée ; mais ils ne songèrent point àcreuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour intermédiaire.Très probablement, le canal qui réunissait le Nil à la merRouge fut commencé sous Sésostris, si l’on en croit la tradi-tion. Ce qui est certain, c’est que, six cent quinze ans avantJésus-Christ, Necos entreprit les travaux d’un canal alimentépar les eaux du Nil, à travers la plaine d’Égypte qui regardel’Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeurétait telle que deux trirèmes pouvaient y passer de front. Il futcontinué par Darius, fils d’Hytaspe. et probablement achevépar Ptolémée II. Strabon le vit employé à la navigation ; mais lafaiblesse de sa pente entre son point de départ, près de Bu-baste, et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendantquelques mois de l’année. Ce canal servit au commerce jus-qu’au siècle des Antonins ; abandonné, ensablé, puis rétabli

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par les ordres du calife Omar, il fut définitivement comblé en761 ou 762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empêcher lesvivres d’arriver à Mohammed-ben-Abdoallah, révolté contre lui.Pendant l’expédition d’Égypte, votre général Bonaparte retrou-va les traces de ces travaux dans le désert de Suez, et, surprispar la marée. il faillit périr quelques heures avant de rejoindreHadjaroth, là même où Moïse avait campé trois mille troiscents ans avant

lui.— Eh bien, capitaine, ce que les anciens n’avaient osé entre-

prendre, cette jonction entre les deux mers qui abrégera deneuf mille kilomètres la route de Cadix aux Indes, M. de Les-seps l’a fait, et avant peu, il aura changé l’Afrique en une îleimmense.

— Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d’être fier devotre compatriote. C’est un homme qui honore plus une nationque les plus grands capitaines ! Il a commencé comme tantd’autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphé, car il ale génie de la volonté. Et il est triste de penser que cetteœuvre, qui aurait dû être une œuvre internationale, qui auraitsuffi à illustrer un règne, n’aura réussi que par l’énergie d’unseul homme. Donc, honneur à M. de Lesseps !

— Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, tout surprisde l’accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler.

— Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire à tra-vers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir leslongues jetées de Port-Saïd après-demain, quand nous seronsdans la Méditerranée.

— Dans la Méditerranée ! m’écriai-je.— Oui. monsieur le professeur. Cela vous étonne ?— Ce qui m’étonne, c’est de penser que nous y serons après-

demain.— Vraiment ?— Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à ne m’éton-

ner de rien depuis que je suis à votre bord !— Mais à quel propos cette surprise ?— A propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcé d’im-

primer au Nautilus s’il doit se retrouver après-demain enpleine Méditerranée, ayant fait le tour de l’Afrique et doublé lecap de Bonne-Espérance !

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— Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique, monsieur leprofesseur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espérance !

— Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue en terreferme et qu’il ne passe par-dessus l’isthme…

— Ou par-dessous, monsieur Aronnax.— Par-dessous ?— Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo.

Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ceque les hommes font aujourd’hui à sa surface.

— Quoi ! il existerait un passage !— Oui, un passage souterrain que j’ai nommé Arabian-Tun-

nel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Péluse.— Mais cet isthme n’est composé que de sables mouvants ?— Jusqu’à une certaine profondeur. Mais à cinquante mètres

seulement se rencontre une inébranlable assise de roc.— Et c’est par hasard que vous avez découvert ce passage ?

demandai-je de plus en plus surpris.— Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même,

raisonnement plus que hasard.— Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à ce

qu’elle entend.— Ah monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les

temps. Non seulement ce passage existe, mais j’en ai profitéplusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventuré au-jourd’hui dans cette impasse de la mer Rouge.

— Est-il indiscret de vous demander comment vous avez dé-couvert ce tunnel ?

— Monsieur, me répondit le capitaine, il n’y peut y avoir riende secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. »

Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le récit du capi-taine Nemo.

« Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un simple raisonne-ment de naturaliste qui m’a conduit a découvrir ce passage queje suis seul à connaître. J’avais remarqué que dans la merRouge et dans la Méditerranée, il existait un certain nombre depoissons d’espèces absolument identiques, des ophidies, desfiatoles, des girelles, des persègues, des jœls, des exocets. Cer-tain de ce fait je me demandai s’il n’existait pas de communica-tion entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain

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devait forcément aller de la mer Rouge à la Méditerranée parle seul effet de la différence des niveaux. Je pêchai donc ungrand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passaià la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai à la mer.Quelques mois plus tard, sur les côtes de Syrie, je reprenaisquelques échantillons de mes poissons ornés de leur anneau in-dicateur. La communication entre les deux m’était donc dé-montrée. Je la cherchai avec mon Nautilus, je la découvris, jem’y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussivous aurez franchi mon tunnel arabique ! »

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Chapitre 5Arrabian-tunnelCe jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land la partie decette conversation qui les intéressait directement. Lorsque jeleur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu deseaux de la Méditerranée, Conseil battit des mains, mais le Ca-nadien haussa les épaules.

« Un tunnel sous-marin ! s’écria-t-il, une communicationentre les deux mers ! Qui a jamais entendu parler de cela ?

— Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entendu par-ler du Nautilus ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussezpas les épaules si légèrement, et ne repoussez pas les chosessous prétexte que vous n’en avez Jamais entendu parler.

— Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tête.Après tout, je ne demande pas mieux que de croire à son pas-sage, à ce capitaine, et fasse le ciel qu’il nous conduise, en ef-fet, dans la Méditerranée. »

Le soir même, par 21°30’de latitude nord, le Nautilus, flot-tant à la surface de la mer, se rapprocha de la côte arabe.J’aperçus Djeddah, important comptoir de l’Égypte, de la Syrie,de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l’en-semble de ses constructions, les navires amarrés le long desquais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait à mouiller enrade. Le soleil, assez bas sur l’horizon, frappait en plein lesmaisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En de-hors, quelques cabanes de bois ou de roseaux indiquaient lequartier habité par les Bédouins.

Bientôt Djeddah s’effaça dans les ombres du soir, et le Nauti-lus rentra sous les eaux légèrement phosphorescentes.

Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent quicouraient à contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa

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navigation sous-marine ; mais à midi, au moment du point, lamer étant déserte, il remonta jusqu’à sa ligne de flottaison.

Accompagné de Ned et de Conseil, je vins m’asseoir sur laplate-forme. La côte à l’est se montrait comme une masse àpeine estompée dans un humide brouillard.

Appuyés sur les flancs du canot, nous causions de choses etd’autres, quand Ned Land tendant sa main vers un point de lamer, me dit :

« Voyez-vous là quelque chose, monsieur le professeur ?— Non, Ned, répondis-je, mais je n’ai pas vos yeux, vous le

savez.— Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord devant, à peu

près à la hauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse quisemble remuer ?

— En effet, dis-je, après une attentive observation, j’aperçoiscomme un long corps noirâtre à la surface des eaux.

— Un autre Nautilus ? dit Conseil.— Non, répondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou

c’est là quelque animal marin.— Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.— Oui, mon garçon, répondis-je, on en rencontre quelquefois.— Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait

pas des yeux l’objet signalé. Les baleines et moi, nous sommesde vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas à leurallure.

— Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce côté, etavant peu nous saurons à quoi nous en tenir. »

En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu’à un mille denous. Il ressemblait à un gros écueil échoué en pleine mer.Qu’était-ce ? Je ne pouvais encore me prononcer.

« Ah ! il marche ! il plonge ! s’écria Ned Land. Mille diables !Quel peut être cet animal ? Il n’a pas la queue bifurquéecomme les baleines ou les cachalots, et ses nageoires res-semblent à des membres tronqués.

— Mais alors… . , fis-je.— Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et il dresse ses

mamelles en l’air !— C’est une sirène, s’écria Conseil, une véritable sirène, n’en

déplaise à monsieur. »

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Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je compris que cetanimal appartenait à cet ordre d’êtres marins, dont la fable afait les sirènes, moitié femmes et moitié poissons.

« Non, dis-je à Conseil, ce n’est point une sirène, mais unêtre curieux dont il reste à peine quelques échantillons dans lamer Rouge. C’est un dugong.

— Ordre des syréniens, groupe des pisciformes, sous-classedes monodelphiens, classe des mammifères, embranchementdes vertébrés », répondit Conseil.

Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n’y avait plus rien àdire.

Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaientde convoitise à la vue de cet animal. Sa main semblait prête àle harponner. On eût dit qu’il attendait le moment de se jeter àla mer pour l’attaquer dans son élément.

« Oh ! monsieur, me dit-il d’une voix tremblante d’émotion, jen’ai jamais tué de » cela ». »

Tout le harponneur était dans ce mot.En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il

aperçut le dugong. Il comprit l’attitude du Canadien, ets’adressant directement à lui :

« Si vous teniez un harpon, maître Land, est-ce qu’il ne vousbrûlerait pas la main ?

— Comme vous dites, monsieur.— Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour un jour

votre métier de pêcheur, et d’ajouter ce cétacé à la liste deceux que vous avez déjà frappés ?

— Cela ne me déplairait point.— Eh bien, vous pouvez essayer.— Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les yeux

s’enflammèrent.— Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pas

manquer cet animal, et cela dans votre intérêt.— Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer ?

demandai-je malgré le haussement d’épaule du Canadien.— Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animal revient

sur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pourmaître Land, ce danger n’est pas à craindre. Son coup d’œil estprompt, son bras est sûr. Si je lui recommande de ne pas man-quer ce dugong, c’est qu’on le regarde justement comme un fin

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gibier, et je sais que maître Land ne déteste pas les bonsmorceaux.

— Ah ! fit le Canadien, cette bête-la se donne aussi le luxed’être bonne à manger ?

— Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, est extrê-mement estimée, et on la réserve dans toute la Malaisie pour latable des princes. Aussi fait-on à cet excellent animal unechasse tellement acharnée que, de même que le lamantin, soncongénère, il devient de plus en plus rare.

— Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, sipar hasard celui-ci était le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l’épargner dans l’intérêt de la science ?

— Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans l’intérêt de lacuisine, il vaut mieux lui donner la chasse.

— Faites donc, maître Land », répondit le capitaine Nemo.En ce moment sept hommes de l’équipage, muets et impas-

sibles comme toujours, montèrent sur la plate-forme. L’un por-tait un harpon et une ligne semblable à celles qu’emploient lespêcheurs de baleines. Le canot fut déponté, arraché de son al-véole, lancé à la mer. Six rameurs prirent place sur leurs bancset le patron se mit à la barre. Ned, Conseil et moi, nous nousassîmes à l’arrière.

« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.— Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il se dirigea

rapidement vers le dugong, qui flottait alors à deux milles duNautilus.

Arrivé à quelques encablures du cétacé, il ralentit sa marche,et les rames plongèrent sans bruit dans les eaux tranquilles.Ned Land, son harpon à la main, alla se placer debout surl’avant du canot. Le harpon qui sert à frapper la baleine est or-dinairement attaché à une très longue corde qui se dévide rapi-dement lorsque l’animal blessé l’entraîne avec lui. Mais ici lacorde ne mesurait pas plus d’une dizaine de brasses, et son ex-trémité était seulement frappée sur un petit baril qui, en flot-tant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux.

Je m’étais levé et j’observais distinctement l’adversaire duCanadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d’halicore, res-semblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong se terminaitpar une caudale très allongée et ses nageoires latérales par de

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véritables doigts. Sa différence avec le lamantin consistait ence que sa mâchoire supérieure était armée de deux dentslongues et pointues, qui formaient de chaque côté des défensesdivergentes.

Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait desdimensions colossales, et sa longueur dépassait au moins septmètres. Il ne bougeait pas et semblait dormir à la surface desflots, circonstance qui rendait sa capture plus facile.

Le canot s’approcha prudemment à trois brasses de l’animal.Les avirons restèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai àdemi. Ned Land, le corps un peu rejeté en arrière, brandissaitson harpon d’une main exercée.

Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut.Le harpon, lancé avec force, n’avait frappé que l’eau sansdoute.

« Mille diables ! s’écria le Canadien furieux, je l’ai manqué !— Non, dis-je, l’animal est blessé, voici son sang, mais votre

engin ne lui est pas resté dans le corps.— Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigea l’em-

barcation vers le baril flottant. Le harpon repêché, le canot semit à la poursuite de l’animal.

Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la merpour respirer. Sa blessure ne l’avait pas affaibli, car il filaitavec une rapidité extrême. L’embarcation, manœuvrée par desbras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l’appro-cha à quelques brasses, et le Canadien se tenait prêt à frap-per ; mais le dugong se dérobait par un plongeon subit, et ilétait impossible de l’atteindre.

On juge de la colère qui surexcitait l’impatient Ned Land. Illançait au malheureux animal les plus énergiques jurons de lalangue anglaise. Pour mon compte, je n’en étais encore qu’audépit de voir le dugong déjouer toutes nos ruses.

On le poursuivit sans relâche pendant une heure, et je com-mençais à croire qu’il serait très difficile de s’en emparer,quand cet animal fut pris d’une malencontreuse idée de ven-geance dont il eut à se repentir. Il revint sur le canot pour l’as-saillir à son tour.

Cette manœuvre n’échappa point au Canadien.« Attention ! » dit-il.

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Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, etsans doute il prévint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.

Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s’arrêta, humabrusquement l’air avec ses vastes narines percées non à l’ex-trémité, mais à la partie supérieure de son museau. Puis. pre-nant son élan, il se précipita sur nous.

Le canot ne put éviter son choc ; à demi renversé, il embar-qua une ou deux tonnes d’eau qu’il fallut vider ; mais, grâce àl’habileté du patron, abordé de biais et non de plein, il ne cha-vira pas. Ned Land, cramponné à l’étrave, lardait de coups deharpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustéesdans le plat-bord, soulevait l’embarcation hors de l’eau commeun lion fait d’un chevreuil. Nous étions renversés les uns surles autres, et je ne sais trop comment aurait fini l’aventure, sile Canadien, toujours acharné contre la bête, ne l’eût enfinfrappée au cœur.

J’entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugongdisparut, entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le baril re-vint à la surface, et peu d’instants après, apparut le corps del’animal, retourné sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit à laremorque et se dirigea vers le Nautilus.

Il fallut employer des palans d’une grande puissance pourhisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilo-grammes. On le dépeça sous les yeux du Canadien, qui tenait àsuivre tous les détails de l’opération. Le jour même, le stewartme servit au dîner quelques tranches de cette chair habilementapprêtée par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, etmême supérieure à celle du veau, sinon du bœuf.

Le lendemain 11 février, l’office du Nautilus s’enrichit encored’un gibier délicat. Une compagnie d’hirondelles de mers’abattit sur le Nautilus. C’était une espèce de sterna nilotica,particulière à l’Égypte, dont le bec est noir, la tête grise etpointillée, l’œil entouré de points blancs, le dos, les ailes et laqueue grisâtres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges.On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseauxsauvages d’un haut goût, dont le cou et le dessus de la têtesont blancs et tachetés de noir.

La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il s’avançait enflânant, pour ainsi dire. J’observai que l’eau de la mer Rouge

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devenait de moins en moins salée, a mesure que nous appro-chions de Suez.

Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap deRas-Mohammed. C’est ce cap qui forme l’extrémité de l’ArabiePétrée, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah.

Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduit augolfe de Suez. J’aperçus distinctement une haute montagne,dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C’était lemont Oreb, ce Sinaï, au sommet duquel Moïse vit Dieu face àface, et que l’esprit se figure incessamment couronné d’éclairs.

A six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé, pas-sait au large de Tor, assise au fond d’une baie dont les eaux pa-raissaient teintées de rouge, observation déjà faite par le capi-taine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d’un lourd silence querompaient parfois le cri du pélican et de quelques oiseaux denuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou le gémissementlointain d’un steamer battant les eaux du golfe de ses palessonores.

De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à quelquesmètres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions êtretrès près de Suez. A travers les panneaux du salon, j’aperce-vais des fonds de rochers vivement éclairés par notre lumièreélectrique. Il me semblait que le détroit se rétrécissait de plusen plus.

A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface,je montai sur la plate-forme. Très impatient de franchir le tun-nel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cher-chais à respirer l’air frais de la nuit.

Bientôt, dans l’ombre, j’aperçus un feu pâle, à demi décolorépar la brume, qui brillait à un mille de nous.

« Un phare flottant », dit-on près de moi.Je me retournai et je reconnus le capitaine.« C’est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons

pas à gagner l’orifice du tunnel.— L’entrée n’en doit pas être facile ?— Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de me tenir dans

la cage du timonier pour diriger moi-même la manœuvre. Etmaintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, leNautilus va s’enfoncer sous les flots, et il ne reviendra à leursurface qu’après avoir franchi l’Arabian-Tunnel. »

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Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les réser-voirs d’eau s’emplirent, et l’appareil s’immergea d’une dizainede mètres.

Au moment où me disposais à regagner ma chambre, le capi-taine m’arrêta.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m’ac-compagner dans la cage du pilote ?

— Je n’osais vous le demander, répondis-je.— Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l’on peut voir de

cette navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central. A mi-

rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives supérieures etarriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s’élevait à l’extré-mité de la plate-forme.

C’était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, à peuprès semblable à celles qu’occupent les timoniers des steam-boats du Mississipi ou de l’Hudson. Au milieu se manœuvraitune roue disposée verticalement, engrenée sur les drosses dugouvernail qui couraient jusqu’à l’arrière du Nautilus. Quatrehublots de verres lenticulaires, évidés dans les parois de la ca-bine, permettaient à l’homme de barre de regarder dans toutesles directions.

Cette cabine était obscure ; mais bientôt mes yeux s’accoutu-mèrent à cette obscurité, et j’aperçus le pilote, un homme vi-goureux, dont les mains s’appuyaient sur les jantes de la roue.Au-dehors, la mer apparaissait vivement éclairée par le fanalqui rayonnait en arrière de la cabine, à l’autre extrémité de laplate-forme.

« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notrepassage. »

Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec lachambre des machines, et de là, le capitaine pouvait communi-quer simultanément à son Nautilus la direction et le mouve-ment. Il pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse del’hélice fut très diminuée.

Je regardais en silence la haute muraille très accore quenous longions en ce moment, inébranlable base du massif sa-bleux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, àquelques mètres de distance seulement. Le capitaine Nemo nequittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine à

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ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timo-nier modifiait à chaque instant la direction du Nautilus.

Je m’étais placé au hublot de bâbord, et j’apercevais de ma-gnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues etdes crustacés agitant leurs pattes énormes, qui s’allongeaienthors des anfractuosités du roc.

A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même labarre. Une large galerie, noire et profonde, s’ouvrait devantnous. Le Nautilus s’y engouffra hardiment. Un bruissement in-accoutumé se fit entendre sur ses flancs. C’étaient les eaux dela mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la Médi-terranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme uneflèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, bat-tait les flots à contre-hélice.

Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus quedes raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tra-cés par la vitesse sous l’éclat de l’électricité. Mon cœur palpi-tait, et je le comprimais de la main.

A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo aban-donna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi :

« La Méditerranée », me dit-il.En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par ce tor-

rent, venait de franchir l’isthme de Suez.

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Chapitre 6L'Archipel grecLe lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilus remontaà la surface des flots. Je me précipitai sur la plate-forme. Atrois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Pé-luse. Un torrent nous avait portés d’une mer à l’autre. Mais cetunnel, facile à descendre, devait être impraticable à remonter.

Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deuxinséparables compagnons avaient tranquillement dormi, sansse préoccuper autrement des prouesses du Nautilus.

« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadiend’un ton légèrement goguenard, et cette Méditerranée ?

— Nous flottons à sa surface, ami Ned.— Hein ! fit Conseil, cette nuit même ? …— Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons

franchi cet isthme infranchissable.— Je n’en crois rien, répondit le Canadien.— Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte basse

qui s’arrondit vers le sud est la côte égyptienne.— A d’autres, monsieur, répliqua l’entêté Canadien.— Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit Conseil, il faut

croire monsieur.— D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait les honneurs de

son tunnel, et j’étais près de lui, dans la cage du timonier, pen-dant qu’il dirigeait lui-même le Nautilus à travers cet étroitpassage.

— Vous entendez, Ned ? dit Conseil.— Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez,

Ned, apercevoir les jetées de Port-Saïd qui s’allongent dans lamer. »

Le Canadien regarda attentivement.

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« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, etvotre capitaine est un maître homme. Nous sommes dans laMéditerranée. Bon. Causons donc, s’il vous plaît, de nos petitesaffaires, mais de façon à ce que personne ne puisse nousentendre. »

Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, jepensai qu’il valait mieux causer, puisqu’il le désirait, et tous lestrois nous allâmes nous asseoir près du fanal, où nous étionsmoins exposés à recevoir l’humide embrun des lames.

« Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis-je. Qu’avez-vousà nous apprendre ?

— Ce que j’ai à vous apprendre est très simple, répondit leCanadien. Nous sommes en Europe, et avant que les capricesdu capitaine Nemo nous entraînent jusqu’au fond des mers po-laires ou nous ramènent en Océanie, je demande à quitter leNautilus. »

J’avouerai que cette discussion avec le Canadien m’embar-rassait toujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la li-berté de mes compagnons, et cependant je n’éprouvais nul dé-sir de quitter le capitaine Nemo. Grâce à lui, grâce à son appa-reil, je complétais chaque jour mes études sous-marines, et jerefaisais mon livre des fonds sous-marins au milieu même deson élément. Retrouverais-je jamais une telle occasion d’obser-ver les merveilles de l’Océan ? Non, certes ! Je ne pouvais doncme faire à cette idée d’abandonner le Nautilus avant notrecycle d’investigations accompli.

« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous à bord ? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entreles mains du capitaine Nemo ? »

Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, secroisant les bras :

« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous lesmers. Je serai content de l’avoir fait ; mais pour l’avoir fait, ilfaut qu’il se termine. Voilà mon sentiment.

— Il se terminera, Ned.— Où et quand ?— Où ? je n’en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, ou plutôt

je suppose qu’il s’achèvera, lorsque ces mers n’auront plus rienà nous apprendre. Tout ce qui a commencé a forcément une finen ce monde.

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— Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fortpossible qu’après avoir parcouru toutes les mers du globe, lecapitaine Nemo nous donne la volée à tous trois.

— La volée ! s’écria le Canadien. Une volée, voulez-vousdire ?

— N’exagérons pas, maître Land, repris-je. Nous n’avons rienà craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus lesidées de Conseil. Nous sommes maîtres des secrets du Nauti-lus, et je n’espère pas que son commandant, pour nous rendrenotre liberté, se résigne à les voir courir le monde avec nous.

— Mais alors, qu’espérez-vous donc ? demanda le Canadien.— Que des circonstances se rencontreront dont nous pour-

rons, dont nous devrons profiter, aussi bien dans six mois quemaintenant.

— Ouais ! fit Ned Land. Et où serons-nous dans six mois, s’ilvous plaît, monsieur le naturaliste ?

— Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le savez, le Nautilusest un rapide marcheur. Il traverse les océans comme une hi-rondelle traverse les airs, ou un express les continents. Il necraint point les mers fréquentées. Qui nous dit qu’il ne va pasrallier les côtes de France, d’Angleterre ou d’Amérique, surlesquelles une fuite pourra être aussi avantageusement tentéequ’ici ?

— Monsieur Aronnax, répondit le Canadien, vos argumentspèchent par la base. Vous parlez au futur : « Nous serons là !Nous serons ici ! » Moi je parle au présent : « Nous sommesici, et il faut en profiter. » »

J’étais pressé de près par la logique de Ned Land, et je mesentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quels argumentsfaire valoir en ma faveur.

« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le ca-pitaine Nemo vous offre aujourd’hui même la liberté.Accepterez-vous ?

— Je ne sais, répondis-je.— Et s’il ajoute que cette offre qu’il vous fait aujourd’hui, il

ne la renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? »Je ne répondis pas.« Et qu’en pense l’ami Conseil ? demanda Ned Land.— L’ami Conseil, répondit tranquillement ce digne garçon,

l’ami Conseil n’a rien à dire. Il est absolument désintéressé

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dans la question. Ainsi que son maître, ainsi que son camaradeNed, il est célibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants ne l’at-tendent au pays. Il est au service de monsieur, il pense commemonsieur, il parle comme monsieur, et, à son grand regret, onne doit pas compter sur lui pour faire une majorité. Deux per-sonnes seulement sont en présence : monsieur d’un côté, NedLand de l’autre. Cela dit, l’ami Conseil écoute, et il est prêt àmarquer les points. »

Je ne pus m’empêcher de sourire, à voir Conseil annihiler sicomplètement sa personnalité. Au fond, le Canadien devait êtreenchanté de ne pas l’avoir contre lui.

« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n’existepas, ne discutons qu’entre nous deux. J’ai parlé, vous m’avezentendu. Qu’avez-vous à répondre ? »

Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants merépugnaient.

« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raison contremoi, et mes arguments ne peuvent tenir devant les vôtres. Il nefaut pas compter sur la bonne volonté du capitaine Nemo. Laprudence la plus vulgaire lui défend de nous mettre en liberté.Par contre, la prudence veut que nous profitions de la premièreoccasion de quitter le Nautilus.

— Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sagement parlé.— Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que

l’occasion soit sérieuse. Il faut que notre première tentative defuite réussisse ; car si elle avorte, nous ne retrouverons pasl’occasion de la reprendre, et le capitaine Nemo ne nous par-donnera pas.

— Tout cela est juste, répondit le Canadien. Mais votre ob-servation s’applique à toute tentative de fuite, qu’elle ait lieudans deux ans ou dans deux jours. Donc, la question esttoujours celle-ci : si une occasion favorable se présente, il fautla saisir.

— D’accord. Et maintenant, me direz-vous. Ned, ce que vousentendez par une occasion favorable ?

— Ce serait celle qui. par une nuit sombre, amènerait le Nau-tilus à peu de distance d’une côte européenne.

€ » Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?

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Oui, si nous étions suffisamment rapprochés d’un rivage, etsi le navire flottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, etsi le navire naviguait sous les eaux.

— Et dans ce cas ?— Dans ce cas, je chercherais à m’emparer du canot. Je sais

comment il se manœuvre. Nous nous introduirions àl’intérieur, et les boulons enlevés, nous remonterions à la sur-face, sans même que le timonier, placé à l’avant, s’aperçût denotre fuite.

— Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n’oubliez pasqu’un échec nous perdrait.

— Je ne l’oublierai pas, monsieur.— Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître toute ma pen-

sée sur votre projet ?— Volontiers, monsieur Aronnax.— Eh bien, je pense — je ne dis pas j’espère — je pense que

cette occasion favorable ne se présentera pas.— Pourquoi cela ?— Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que

nous n’avons pas renoncé à l’espoir de recouvrer notre liberté,et qu’il se tiendra sur ses gardes, surtout dans les mers et envue des côtes européennes.

— Je suis de l’avis de monsieur, dit Conseil.— Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui secouait la tête

d’un air déterminé.— Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en là. Plus un

mot sur tout ceci. Le jour où vous serez prêt, vous nous pré-viendrez et nous vous suivrons. Je m’en rapporte complètementà vous. »

Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si gravesconséquences, se termina ainsi. Je dois dire maintenant que lesfaits semblèrent confirmer mes prévisions au grand désespoirdu Canadien. Le capitaine Nemo se défiait-il de nous dans cesmers fréquentées, ou voulait-il seulement se dérober à la vuedes nombreux navires de toutes nations qui sillonnent la Médi-terranée ? Je l’ignore, mais il se maintint le plus souvent entredeux eaux et au large des côtes. Ou le Nautilus émergeait, nelaissant passer que la cage du timonier, ou il s’en allait à degrandes profondeurs, car entre l’archipel grec et l’Asie Mi-neure nous ne trouvions pas le fond par deux mille mètres.

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Aussi, je n’eus connaissance de l’île de Carpathos, l’une desSporades, que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo mecita, en posant son doigt sur un point du planisphère :

Est in Carpathio Neptuni gurgite vatesCœruleus Proteus…C’était, en effet, l’antique séjour de Protée, le vieux pasteur

des troupeaux de Neptune, maintenant l’île de Scarpanto, si-tuée entre Rhodes et la Crète. Je n’en vis que les soubasse-ments granitiques à travers la vitre du salon.

Le lendemain, 14 février, je résolus d’employer quelquesheures à étudier les poissons de l’Archipel ; mais par un motifquelconque, les panneaux demeurèrent hermétiquement fer-més. En relevant la direction du Nautilus, je remarquai qu’ilmarchait vers Candie, l’ancienne île de Crète. Au moment où jem’étais embarqué sur I’Abraham-Lincoln, cette île venait des’insurger tout entière contre le despotisme turc. Mais cequ’était devenue cette insurrection depuis cette époque, jel’ignorais absolument, et ce n’était pas le capitaine Nemo, pri-vé de toute communication avec la terre, qui aurait pu mel’apprendre.

Je ne fis donc aucune allusion à cet événement, lorsque, lesoir, je me trouvai seul avec lui dans le salon. D’ailleurs, il mesembla taciturne, préoccupé. Puis, contrairement à ses habi-tudes, il ordonna d’ouvrir les deux panneaux du salon, et, al-lant de l’un à l’autre, il observa attentivement la masse deseaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner, et, de mon côté.j’employai mon temps à étudier les poissons qui passaient de-vant mes yeux.

Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citées parAristote et vulgairement connues sous le nom de « loches demer », que l’on rencontre particulièrement dans les eaux sa-lées avoisinant le delta du Nil. Près d’elles se déroulaient despagres à demi phosphorescents, sortes de spares que les Égyp-tiens rangeaient parmi les animaux sacrés, et dont l’arrivéedans les eaux du Reuve, dont elles annonçaient le fécond dé-bordement, était fêtée par des cérémonies religieuses. Je notaiégalement des cheilines longues de trois décimètres, poissonsosseux à écailles transparentes, dont la couleur livide est mé-langée de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de végé-taux marins, ce qui leur donne un goût exquis ; aussi ces

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cheilines étaient-elles très recherchées des gourmets de l’an-cienne Rome, et leurs entrailles, accommodées avec des laitesde murènes, des cervelles de paons et des langues de phénico-ptères, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.

Un autre habitant de ces mers attira mon attention et rame-na dans mon esprit tous les souvenirs de l’antiquité. Ce fut lerémora qui voyage attaché au ventre des requins ; au dire desanciens, ce petit poisson, accroché à la carène d’un navire,pouvait l’arrêter dans sa marche, et l’un d’eux, retenant levaisseau d’Antoine pendant la bataille d’Actium, facilita ainsi lavictoire d’Auguste. A quoi tiennent les destinées des nations !J’observai également d’admirables anthias qui appartiennent àl’ordre des lutjans, poissons sacrés pour les Grecs qui leur at-tribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins des eauxqu’ils fréquentaient ; leur nom signifie, fleur, et ils le justi-fiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances com-prises dans la gamme du rouge depuis la pâleur du rose jus-qu’à l’éclat du rubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur na-geoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se détacher de ces mer-veilles de la mer, quand ils furent frappés soudain par une ap-parition inattendue.

Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portantà sa ceinture une bourse de cuir. Ce n’était pas un corps aban-donné aux flots. C’était un homme vivant qui nageait d’unemain vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer à lasurface et replongeant aussitôt.

Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d’une voix émue :« Un homme ! un naufragé ! m’écriai-je. Il faut le sauver à

tout prix ! »Le capitaine ne me répondit pas et vint s’appuyer à la vitre.L’homme s’était rapproché, et, la face collée au panneau, il

nous regardait.A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit un

signe. Le plongeur lui répondit de la main, remonta immédiate-ment vers la surface de la mer, et ne reparut plus.

« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C’est Nicolas,du cap Matapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu danstoutes les Cyclades. Un hardi plongeur ! L’eau est son élément,et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d’une île à l’autreet jusqu’à la Crète.

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— Vous le connaissez, capitaine ?— Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placé

près du panneau gauche du salon. Près de ce meuble, je vis uncoffre cerclé de fer, dont le couvercle portait sur une plaque decuivre le chiffre du Nautilus, avec sa devise Mobilis in mobile.

En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de ma pré-sence, ouvrit le meuble, sorte de coffre-fort qui renfermait ungrand nombre de lingots.

C’étaient des lingots d’or. D’où venait ce précieux métal quireprésentait une somme énorme ? Où le capitaine recueillait-ilcet or, et qu’allait-il faire de celui-ci ?

Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemoprit un à un ces lingots et les rangea méthodiquement dans lecoffre qu’il remplit entièrement. J’estimai qu’il contenait alorsplus de mille kilogrammes d’or, c’est-à-dire près de cinq mil-lions de francs.

Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit sur soncouvercle une adresse en caractères qui devaient appartenirau grec moderne.

Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil cor-respondait avec le poste de l’équipage. Quatre homme pa-rurent, et non sans peine ils poussèrent le coffre hors du salon.Puis, j’entendis qu’ils le hissaient au moyen de palans sur l’es-calier de fer.

En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi :« Et vous disiez. monsieur le professeur ? me demanda-t-il.— Je ne disais rien, capitaine.— Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le

bonsoir. »Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.Je rentrai dans ma chambre très intrigué, on le conçoit. J’es-

sayai vainement de dormir. Je cherchais une relation entrel’apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d’or. Bientôt, jesentis à certains mouvements de roulis et de tangage, que leNautilus quittant les couches inférieures revenait à la surfacedes eaux.

Puis, j’entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je comprisque l’on détachait le canot, qu’on le lançait à la mer. Il heurtaun instant les flancs du Nautilus, et tout bruit cessa.

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Deux heures après, le même bruit, les mêmes allées et ve-nues se reproduisaient. L’embarcation, hissée à bord, était ra-justée dans son alvéole, et le Nautilus se replongeait sous lesflots.

Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leuradresse. Sur quel point du continent ? Quel était le correspon-dant du capitaine Nemo ?

Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les événe-ments de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus hautpoint. Mes compagnons ne furent pas moins surpris que moi.

« Mais où prend-il ces millions ? » demanda Ned Land.A cela, pas de réponse possible. Je me rendis au salon après

avoir déjeuné, et je me mis au travail. Jusqu’à cinq heures dusoir, je rédigeai mes notes. En ce moment — devais-je l’attri-buer à une disposition personnelle — je sentis une chaleur ex-trême, et je dus enlever mon vêtement de byssus. Effet incom-préhensible, car nous n’étions pas sous de hautes latitudes, etd’ailleurs le Nautilus, immergé, ne devait éprouver aucune élé-vation de température. Je regardai le manomètre. Il marquaitune profondeur de soixante pieds, à laquelle la chaleur atmo-sphérique n’aurait pu atteindre.

Je continuai mon travail. mais la température s’éleva au pointde devenir intolérable.

« Est-ce que le feu serait à bord ? » me demandai-je.J’allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il

s’approcha du thermomètre, le consulta, et se retournant versmoi :

« Quarante-deux degrés, dit-il.— Je m’en aperçois, capitaine, répondis-je, et pour peu que

cette chaleur augmente, nous ne pourrons la supporter.— Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n’augmentera

que si nous le voulons bien.— Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?— Non, mais je puis m’éloigner du foyer qui la produit.— Elle est donc extérieure ?— Sans doute. Nous flottons dans un courant d’eau

bouillante.— Est-il possible ? m’écriai-je.— Regardez. »

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Les panneaux s’ouvrirent, et je vis la mer entièrementblanche autour du Nautilus. Une fumée de vapeurs sulfureusesse déroulait au milieu des flots qui bouillonnaient comme l’eaud’une chaudière. J’appuyai ma main sur une des vitres, mais lachaleur était telle que je dus la retirer.

« Où sommes-nous ? demandai-je.— Près de l’île Santorin, monsieur le professeur, me répondit

le capitaine, et précisément dans ce canal qui sépare Néa-Ka-menni de Paléa-Kamenni. J’ai voulu vous donner le curieuxspectacle d’une éruption sous-marine.

Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles nouvelles étaitterminée.

— Rien n’est jamais terminé dans les parages volcaniques,répondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillépar les feux souterrains. Déjà, en l’an dix-neuf de notre ère,suivant Cassiodore et Pline, une île nouvelle, Théia la divine,apparut à la place même où se sont récemment formés cesîlots. Puis, elle s’abîma sous les flots, pour se remontrer en l’ansoixante-neuf et s’abîmer encore une fois. Depuis cette époquejusqu’à nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3février 1866, un nouvel îlot, qu’on nomma l’îlot de George,émergea au milieu des vapeurs sulfureuses, près de Néa-Ka-menni, et s’y souda, le 6 du même mois. Sept jours après, le 13février, l’îlot Aphrœssa parut, laissant entre Néa-Kamenni etlui un canal de dix mètres. J’étais dans ces mers quand le phé-nomène se produisit, et j’ai pu en observer toutes les phases.L’îlot Aphrœssa, de forme arrondie, mesurait trois cents piedsde diamètre sur trente pieds de hauteur. Il se composait delaves noires et vitreuses, mêlées de fragments feldspathiques.Enfin, le 10 mars, un îlot plus petit, appelé Réka, se montraprès de Néa-Kamenni, et depuis lors, ces trois îlots, soudés en-semble, ne forment plus qu’une seule et même île.

— Et le canal où nous sommes en ce moment ? demandai-je.— Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me montrant une

carte de l’Archipel. Vous voyez que j’y ai porté les nouveauxîlots.

— Mais ce canal se comblera un jour ?— C’est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit

petits îlots de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas dePaléa-Kamenni. Il est donc évident que Néa et Paléa se

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réuniront dans un temps rapproché. Si, au milieu du Pacifique,ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sont lesphénomènes éruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail quis’accomplit sous ces flots. »

Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La cha-leur devenait intolérable. De blanche qu’elle était. la mer sefaisait rouge, coloration due à la présence d’un sel de fer. Mal-gré l’hermétique fermeture du salon, une odeur sulfureuse in-supportable se dégageait, et j’apercevais des flammes écar-lates dont la vivacité tuait l’éclat de l’électricité.

J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui, en vérité, je mesentais cuire !

« On ne peut rester plus longtemps dans cette eaubouillante, dis-je au capitaine.

— Non, ce ne serait pas prudent », répondit l’impassibleNemo.

Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord et s’éloigna decette fournaise qu’il ne pouvait impunément braver. Un quartd’heure plus tard, nous respirions à la surface des flots.

La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi ces pa-rages pour effectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vi-vants de cette mer de feu.

Le lendemain, 16 février, nous quittions ce bassin qui. entreRhodes et Alexandrie, compte des profondeurs de trois millemètres, et le Nautilus passant au large de Cerigo, abandonnaitl’archipel grec, après avoir doublé le cap Matapan.

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Chapitre 7La Mediterranée en quarante-huit heuresLa Méditerranée, la mer bleue par excellence, la « grande mer» des Hébreux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » desRomains, bordée d’orangers, d’aloès, de cactus, de pins mari-times, embaumée du parfum des myrtes, encadrée de rudesmontagnes, saturée d’un air pur et transparent, mais incessam-ment travaillée par les feux de la terre, est un véritable monde.C’est là, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, quel’homme se retrempe dans l’un des plus puissants climats duglobe.

Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un aperçu ra-pide de ce bassin, dont la superficie couvre deux millions de ki-lomètres carrés. Les connaissances personnelles du capitaineNemo me firent même défaut, car l’énigmatique personnage neparut pas une seule fois pendant cette traversée à grande vi-tesse. J’estime à six cents lieues environ le chemin que le Nau-tilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l’ac-complit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16février des parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nousavions franchi le détroit de Gibraltar.

— Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserréeau milieu de ces terres qu’il voulait fuir, déplaisait au capitaineNemo. Ses flots et ses brises lui rapportaient trop de souvenirs,sinon trop de regrets. Il n’avait plus ici cette liberté d’allures,cette indépendance de manœuvres que lui laissaient lesocéans, et son Nautilus se sentait à l’étroit entre ces rivagesrapprochés de l’Afrique et de l’Europe.

Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles à l’heure, soitdouze lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que NedLand, à son grand ennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Ilne pouvait se servir du canot entraîné à raison de douze à

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treize mètres par seconde. Quitter le Nautilus dans ces condi-tions, c’eût été sauter d’un train marchant avec cette rapidité,manœuvre imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil neremontait que la nuit à la surface des flots, afin de renouvelersa provision d’air, et il se dirigeait seulement suivant les indi-cations de la boussole et les relèvements du loch.

Je ne vis donc de l’intérieur de cette Méditerranée que ceque le voyageur d’un express aperçoit du paysage qui fuit de-vant ses yeux, c’est-à-dire les horizons lointains, et non les pre-miers plans qui passent comme un éclair. Cependant, Conseilet moi, nous pûmes observer quelques-uns de ces poissons mé-diterranéens, que la puissance de leurs nageoires maintenaitquelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions àl’affût devant les vitres du salon, et nos notes me permettentde refaire en quelques mots l’ichtyologie de cette mer.

Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les uns, entrevu lesautres, sans parler de ceux que la vitesse du Nautilus déroba àmes yeux. Qu’il me soit donc permis de les classer d’aprèscette classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes rapidesobservations.

Au milieu de la masse des eaux vivement éclairées par lesnappes électriques, serpentaient quelques-unes de ces lam-proies longues d’un mètre, qui sont communes à presque tousles climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de cinqpieds, au ventre blanc, au dos gris cendré et tacheté, se déve-loppaient comme de vastes châles emportés par les courants.D’autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaître sielles méritaient ce nom d’aigles qui leur fut donné par lesGrecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pêcheurs modernes les ont affublées. Dessquales-milandres, longs de douze pieds et particulièrement re-doutés des plongeurs, luttaient de rapidité entre eux. Des re-nards marins, longs de huit pieds et doués d’une extrême fi-nesse d’odorat, apparaissaient comme de grandes ombresbleuâtres. Des dorades, du genre spare, dont quelques-unesmesuraient jusqu’à treize décimètres. se montraient dans leurvêtement d’argent et d’azur entouré de bandelettes, qui tran-chait sur le ton sombre de leurs nageoires, poissons consacrésà Vénus, et dont l’œil est enchâssé dans un sourcil d’or ; es-pèce précieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salées,

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habitant les fleuves, les lacs et les océans, vivant sous tous lesclimats, supportant toutes les températures, et dont la race,qui remonte aux époques géologiques de la terre, a conservetoute sa beauté des premiers jours. Des esturgeons magni-fiques, longs de neuf à dix mètres, animaux de grande marche,heurtaient d’une queue puissante la vitre des panneaux. mon-trant leur dos bleuâtre à petites taches brunes : ils ressemblentaux squales dont ils n’égalent pas la force, et se rencontrentdans toutes les mers ; au printemps, ils aiment à remonter lesgrands fleuves, à lutter contre les courants du Volga, du Da-nube, du Pô, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, et se nourrissentde harengs, de maquereaux, de saumons et de gades ; bienqu’ils appartiennent à la classe des cartilagineux. ils sont déli-cats ; on les mange frais, séchés, marinés ou salés, et, autre-fois, on les portait triomphalement sur la table des Lucullus.Mais de ces divers habitants de la Méditerranée, ceux que jepus observer le plus utilement, lorsque le Nautilus se rappro-chait de la surface, appartenaient au soixante-troisième genredes poissons osseux. C’étaient des scombres-thons, au dosbleu-noir, au ventre cuiras d’argent, et dont les rayons dorsauxjettent des lueurs d’or. Ils ont la réputation de suivre la marchedes navires dont ils recherchent l’ombre fraîche sous les feuxdu ciel tropical, et ils ne la démentirent pas en accompagnantle Nautilus comme ils accompagnèrent autrefois les vaisseauxde Lapérouse. Pendant de longues heures, ils luttèrent de vi-tesse avec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d’admirerces animaux véritablement taillés pour la course, leur tête pe-tite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dépas-sait trois mètres, leurs pectorales douées d’une remarquablevigueur et leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle,comme certaines troupes d’oiseaux dont ils égalaient la rapidi-té, ce qui faisait dire aux anciens que la géométrie et la straté-gie leur étaient familières. Et cependant ils n’échappent pointaux poursuites des Provençaux, qui les estiment comme les es-timaient les habitants de la Propontide et de l’Italie, et c’est enaveugles, en étourdis, que ces pré marseillaises.

Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des poissons médi-terranéens que Conseil ou moi nous ne fîmes qu’entrevoir.C’étaient des gymontes-fierasfers blanchâtres qui passaientcomme d’insaisissables vapeurs, des murènes-congres,

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serpents de trois à quatre mètres enjolivés de vert, de bleu etde jaune, des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foieformait un morceau délicat, des cœpoles-ténias qui flottaientcomme de fines algues, des trygles que les poètes appellentpoissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le mu-seau est orné de deux lames triangulaires et dentelées qui fi-gurent l’instrument du vieil Homère, des trygles-hirondelles,nageant avec la rapidité de l’oiseau dont ils ont pris le nom,des holocentres-mérons, à tête rouge, dont la nageoire dorsaleest garnie de filaments, des aloses agrémentées de tachesnoires, grises, brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensiblesà la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, cesfaisans de la mer, sortes de losanges à nageoires jaunâtres,pointillés de brun, et dont le coté supérieur, le côté gauche, estgénéralement marbré de brun et de jaune, enfin des troupesd’admirables mulles rougets, véritables paradisiers de l’Océan,que les Romains payaient jusqu’à dix mille sesterces la pièce,et qu’ils faisaient mourir sur leur table, pour suivre d’un œilcruel leurs changements de couleurs depuis le rouge cinabrede la vie jusqu’au blanc pâle de la mort.

Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tétrodons,ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni sur-mulets, ni labres, ni éperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels,ni bogues, ni orphes, ni tous ces principaux représentants del’ordre des pleuronectes, les limandes, les flez, les plies, lessoles, les carrelets, communs à l’Atlantique et à la Méditerra-née, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait leNautilus à travers ces eaux opulentes.

Quant aux mammifères marins, je crois avoir reconnu en pas-sant à l’ouvert de l’Adriatique, deux ou trois cachalots, munisd’une nageoire dorsale du genre des physétères, quelques dau-phins du genre des globicéphales, spéciaux à la Méditerranéeet dont la partie antérieure de la tête est zébrée de petiteslignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventreblanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ontabsolument l’air de Dominicains longs de trois mètres.

Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large desix pieds, ornée de trois arêtes saillantes dirigées longitudina-lement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, à la des-cription que m’en fit Conseil, je crus reconnaître le luth qui

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forme une espèce assez rare. Je ne remarquai, pour moncompte, que quelques cacouannes a carapace allongée.

Quant aux zoophytes. je pus admirer. pendant quelques ins-tants. une admirable galéolaire orangée qui s’accrocha à lavitre du panneau de bâbord ; c’était un long filament ténu. s’ar-borisant en branches infinies et terminées par la plus fine den-telle qu’eussent jamais filée les rivales d’Arachné. Je ne pus,malheureusement, pêcher cet admirable échantillon, et aucunautre zoophyte méditerranéen ne se fût sans doute offert à mesregards, si le Nautilus, dans la soirée du 16, n’eût singulière-ment ralenti sa vitesse. Voici dans quelles circonstances.

Nous passions alors entre la Sicile et la côte de Tunis. Danscet espace resserré entre le cap Bon et le détroit de Messine,le fond de la mer remonte presque subitement. Là s’est forméeune véritable crête sur laquelle il ne reste que dix-sept mètresd’eau, tandis que de chaque côté la profondeur est de centsoixante-dix mètres. Le Nautilus dut donc manœuvrer prudem-ment afin de ne pas se heurter contre cette barrière sous-marine.

Je montrai à Conseil, sur la carte de la Méditerranée, l’em-placement qu’occupait ce long récif.

« Mais, n’en déplaise à monsieur, fit observer Conseil, c’estcomme un isthme véritable qui réunit l’Europe à l’Afrique.

— Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en entier le détroitde Libye, et les sondages de Smith ont prouvé que les conti-nents étaient autrefois réunis entre le cap Boco et le capFurina.

— Je le crois volontiers, dit Conseil.— J’ajouterai, repris-je, qu’une barrière semblable existe

entre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps géologiques, fermaitcomplètement la Méditerranée.

— Eh ! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevait unjour ces deux barrières au-dessus des flots !

— Ce n’est guère probable, Conseil.— Enfin, que monsieur me permette d’achever, si ce phéno-

mène se produisait, ce serait fâcheux pour monsieur de Les-seps, qui se donne tant de mal pour percer son isthme !

— J’en conviens, mais, je te le répète, Conseil, ce phénomènene se produira pas. La violence des forces souterraines va tou-jours diminuant. Les volcans, si nombreux aux premiers jours

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du monde, s’éteignent peu à peu, la chaleur interne s’affaiblit,la température des couches inférieures du globe baisse d’unequantité appréciable par siècle, et au détriment de notre globe,car cette chaleur, c’est sa vie.

— Cependant, le soleil…— Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur à

un cadavre ?— Non, que je sache.— Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi.

Elle deviendra inhabitable et sera inhabitée comme la lune, quidepuis longtemps a perdu sa chaleur vitale.

— Dans combien de siècles ? demanda Conseil.— Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.— Alors, répondit Conseil, nous avons le temps d’achever

notre voyage, si toutefois Ned Land ne s’en mêle pas ! »Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut-fond que le

Nautilus rasait de près avec une vitesse modérée.Là, sous un sol rocheux et volcanique, s’épanouissait toute

une flore vivante, des éponges, des holoturies, des cydippeshyalines ornées de cyrrhes rougeâtres et qui émettaient une lé-gère phosphorescence, des beroës, vulgairement connus sousle nom de concombres de mer et baignés dans les miroite-ments d’un spectre solaire, des comatules ambulantes, largesd’un mètre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryalesarborescentes de la plus grande beauté, des pavonacées àlongues tiges, un grand nombre d’oursins comestibles d’es-pèces variées, et des actinies vertes au tronc grisâtre, audisque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivâtre detentacules.

Conseil s’était occupé plus particulièrement d’observer lesmollusques et les articulés, et bien que la nomenclature en soitun peu aride, je ne veux pas faire tort à ce brave garçon enomettant ses observations personnelles.

Dans l’embranchement des mollusques, il cite de nombreuxpétoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d’âne qui s’entas-saient les uns sur les autres, des donaces triangulaires, deshyalles tridentées, à nageoires jaunes et à coquilles transpa-rentes, des pleurobranches orangés, des œufs pointillés ou se-més de points verdâtres, des aplysies connues aussi sous lenom de lièvres de mer, des dolabelles, des acères charnus, des

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ombrelles spéciales à la Méditerranée, des oreilles de mer dontla coquille produit une nacre très recherchée, des pétonclesflammulés, des anomies que les Languedociens, dit-on, pré-fèrent aux huîtres, des clovis si chers aux Marseillais, despraires doubles, blanches et grasses, quelques-uns de cesclams qui abondent sur les côtes de l’Amérique du Nord etdont il se fait un débit si considérable à New York, des peignesoperculaires de couleurs variées, des lithodonces enfoncéesdans leurs trous et dont je goûtais fort le goût poivré, des véné-ricardes sillonnées dont la coquille à sommet bombé présentaitdes côtes saillantes, des cynthies hérissées de tubercules écar-lates, des carniaires à pointe recourbées et semblables à de lé-gères gondoles, des féroles couronnées, des atlantes à co-quilles spiraliformes, des thétys grises, tachetées de blanc etrecouvertes de leur mantille frangée, des éolides semblables àde petites limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auri-cules et entre autres l’auricule myosotis, à coquille ovale, desscalaires fauves, des littorines, des janthures, des cinéraires,des pétricoles, des lamellaires, des cabochons, des pandores,etc.

Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, très juste-ment divisés en six classes, dont trois appartiennent au mondemarin. Ce sont les classes des crustacés, des cirrhopodes etdes annélides.

Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et le premier deces ordres comprend les décapodes, c’est-à-dire les animauxdont la tête et le thorax sont le plus généralement soudés entreeux, dont l’appareil buccal est composé de plusieurs paires demembres, et qui possèdent quatre, cinq ou six paires de pattesthoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la méthode denotre maître Milne Edwards, qui fait trois sections des déca-podes : les brachyoures, les macroures et les anomoures. Cesnoms sont légèrement barbares, mais ils sont justes et précis.Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont le frontest armé de deux grandes pointes divergentes, l’inachus scor-pion, qui — je ne sais pourquoi — symbolisait la sagesse chezles Grecs, des lambres-masséna, des lambres-spinimanes, pro-bablement égarés sur ce haut-fond, car d’ordinaire ils vivent àde grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des rhom-boldes, des calappiens granuleux — très faciles à digérer, fait

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observer Conseil — des corystes édentés, des ébalies, des cy-mopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures,subdivisés en cinq familles, les cuirassés, les fouisseurs, lesastaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite des lan-goustes communes, dont la chair est si estimée chez les fe-melles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gébies rive-raines, et toutes sortes d’espèces comestibles, mais il ne ditrien de la subdivision des astaciens qui comprend les homards,car les langoustes sont les seuls homards de la Méditerranée.Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abri-tées derrière cette coquille abandonnée dont elles s’emparent,des homoles à front épineux, des bernard-l’ermite, des porcel-lanes, etc.

Là s’arrêtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manquépour compléter la classe des crustacés par l’examen des sto-mapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes, destrilobites, des branchiapodes, des ostracodes et des entomos-tracées. Et pour terminer l’étude des articulés marins, il auraitdû citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes,les argules, et la classe des annélides qu’il n’eût pas manquéde diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le Nautilus,ayant dépassé le haut-fond du détroit de Libye, reprit dans leseaux plus profondes sa vitesse accoutumée. Dès lors plus demollusques, plus d’articulés, plus de zoophytes. A peinequelques gros poissons qui passaient comme des ombres.

Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrés dansce second bassin méditerranéen, dont les plus grandes profon-deurs se trouvent par trois mille mètres. Le Nautilus, sous l’im-pulsion de son hélice, glissant sur ses plans inclinés, s’enfonçajusqu’aux dernières couches de la mer.

Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eaux of-frit à mes regards bien des scènes émouvantes et terribles. Eneffet, nous traversions alors toute cette partie de la Méditerra-née si féconde en sinistres. De la côte algérienne aux rivagesde la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de bâti-ments ont disparu ! La Méditerranée n’est qu’un lac, comparéeaux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est un lac ca-pricieux, aux flots changeants, aujourd’hui propice et caressantpour la frêle tartane qui semble flotter entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur tourmenté, démonté

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par les vents, brisant les plus forts navires de ses lamescourtes qui les frappent à coups précipités.

Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couchesprofondes, que d’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes dé-jà empâtées par les coraux, les autres revêtues seulementd’une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets,des garnitures de fer, des branches d’hélice, des morceaux demachines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puisdes coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-làrenversées.

De ces navires naufragés, les uns avaient péri par collision,les autres pour avoir heurté quelque écueil de granit. J’en visqui avaient coulé à pic, la mâture droite, le gréement raidi parl’eau. Ils avaient l’air d’être à l’ancre dans une immense radeforaine et d’attendre le moment du départ. Lorsque le Nautiluspassait entre eux et les enveloppait de ses nappes électriques,il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon etlui envoyer leur numéro d’ordre ! Mais non, rien que le silenceet la mort sur ce champ des catastrophes !

J’observai que les fonds méditerranéens étaient plus encom-brés de ces sinistres épaves à mesure que le Nautilus se rap-prochait du détroit de Gibraltar. Les côtes d’Afrique et d’Eu-rope se resserrent alors, et dans cet étroit espace, les ren-contres sont fréquentes. Je vis là de nombreuses carènes defer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchés, lesautres debout, semblables à des animaux formidables. Un deces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminée courbée, ses rouesdont il ne restait plus que la monture, son gouvernail séparé del’étambot et retenu encore par une chaîne de fer, son tableaud’arrière rongé par les sels marins, se présentait sous un as-pect terrible ! Combien d’existences brisées dans son nau-frage ! Combien de victimes entraînées sous les flots ! Quelquematelot du bord avait-il survécu pour raconter ce terrible dé-sastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de ce si-nistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint à la pensée que ce ba-teau enfoui sous la mer pouvait être l’Atlas, disparu corps etbiens depuis une vingtaine d’années, et dont on n’a jamais en-tendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoire serait à faire quecelle de ces fonds méditerranéens, de ce vaste ossuaire, où

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tant de richesses se sont perdues, où tant de victimes ont trou-vé la mort !

Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait à toutehélice au milieu de ces ruines. Le 18 février, vers trois heuresdu matin, il se présentait à l’entrée du détroit de Gibraltar.

Là existent deux courants : un courant supérieur, depuislongtemps reconnu, qui amène les eaux de l’Océan dans le bas-sin de la Méditerranée ; puis un contre-courant inférieur, dontle raisonnement a démontré aujourd’hui l’existence. En effet,la somme des eaux de la Méditerranée, incessamment accruepar les flots de l’Atlantique et par les fleuves qui s’y jettent, de-vrait élever chaque année le niveau de cette mer, car son éva-poration est insuffisante pour rétablir l’équilibre. Or, il n’en estpas ainsi, et on a dû naturellement admettre l’existence d’uncourant inférieur qui par le détroit de Gibraltar verse dans lebassin de l’Atlantique le trop-plein de la Méditerranée.

Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant que profita leNautilus. Il s’avança rapidement par l’étroite passe. Un instantje pus entrevoir les admirables ruines du temple d’Hercule en-foui, au dire de Pline et d’Avienus, avec l’île basse qui le sup-portait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur lesflots de l’Atlantique.

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Chapitre 8La Baie de VigoL’Atlantique ! Vaste étendue d’eau dont la superficie couvrevingt-cinq millions de milles carrés, longue de neuf mille millessur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importantemer presque ignorée des anciens, sauf peut-être des Carthagi-nois, ces Hollandais de l’antiquité, qui dans leurs pérégrina-tions commerciales suivaient les côtes ouest de l’Europe et del’Afrique ! Océan dont les rivages aux sinuosités parallèles em-brassent un périmètre immense, arrosé par les plus grandsfleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l’Amazone, laPlata, l’Orénoque, le Niger, le Sénégal, l’Elbe, la Loire, le Rhin,qui lui apportent les eaux des pays les plus civilisés et descontrées les plus sauvages ! Magnifique plaine, incessammentsillonnée par les navires de toutes les nations, abritée soustous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointesterribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn et le cap desTempêtes !

Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son épe-ron, après avoir accompli près de dix mille lieues en trois moiset demi, parcours supérieur à l’un des grands cercles de laterre. Où allions-nous maintenant, et que nous réservaitl’avenir ?

Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large.Il revint à la surface des flots, et nos promenades quotidiennessur la plate-forme nous furent ainsi rendues.

J’y montai aussitôt accompagné de Ned Land et de Conseil. Aune distance de douze milles apparaissait vaguement le capSaint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la péninsule his-panique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La merétait grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses deroulis au Nautilus. Il était presque impossible de se maintenir

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sur la plate-forme que d’énormes paquets de mer battaient àchaque instant. Nous redescendîmes donc après avoir huméquelques bouffées d’air.

Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine mais leCanadien, l’air assez préoccupé, me suivit. Notre rapide pas-sage à travers la Méditerranée ne lui avait pas permis demettre ses projets à exécution, et il dissimulait peu sondésappointement.

Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s’assit et meregarda silencieusement.

« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n’avezrien à vous reprocher. Dans les conditions ou naviguait le Nau-tilus, songer à le quitter eût été de la folie ! »

Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcilsfroncés, indiquaient chez lui la violente obsession d’une idéefixe.

« Voyons, repris-je, rien n’est désespéré encore. Nous remon-tons la côte du Portugal. Non loin sont la France, l’Angleterre,où nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le Nautilus,sorti du détroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s’il nouseût entraînés vers ces régions à les continents manquent, jepartagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savons maintenant,le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, et dansquelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelquesécurité. »

Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrantenfin les lèvres :

« C’est pour ce soir », dit-il.Je me redressai subitement. J’étais, je l’avoue, peu préparé à

cette communication. J’aurais voulu répondre au Canadien,mais les mots ne me vinrent pas.

« Nous étions convenus d’attendre une circonstance repritNed Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne seronsqu’à quelques milles de la côte espagnole. La nuit est sombre.Le vent souffle du large. J’ai votre parole, monsieur Aronnax,et je compte sur vous. »

Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rap-prochant de moi :

« Ce soir, à neuf heures, dit-il. J’ai prévenu Conseil. A cemoment-là, le capitaine Nemo sera enfermé dans sa chambre

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et probablement couché. Ni les mécaniciens, ni les hommes del’équipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagne-rons l’escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterezdans la bibliothèque à deux pas de nous, attendant mon signal.Les avirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je suis mêmeparvenu à y porter quelques provisions. Je me suis procuré uneclef anglaise pour dévisser les écrous qui attachent le canot àla coque du Nautilus. Ainsi tout est prêt. A ce soir.

— La mer est mauvaise, dis-je.— J’en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquer ce-

la. La liberté vaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation estsolide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pasune affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas à cent lieuesau large ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix etonze heures, nous serons débarqués sur quelque point de laterre ferme ou morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir ! »

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque aba-sourdi. J’avais imaginé que, le cas échéant, j’aurais eu le tempsde réfléchir, de discuter. Mon opiniâtre compagnon ne me lepermettait pas. Que lui aurais-je dit, après tout ? Ned Landavait cent fois raison. C’était presque une circonstance, il enprofitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cette res-ponsabilité de compromettre dans un intérêt tout personnell’avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo nepouvait-il pas nous entraîner au large de toutes terres ?

En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les ré-servoirs se remplissaient, et le Nautilus s’enfonça sous les flotsde l’Atlantique.

Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter le capitainepour cacher à ses yeux l’émotion qui me dominait. Triste Jour-née que je passai ainsi, entre le désir de rentrer en possessionde mon libre arbitre et le regret d’abandonner ce merveilleuxNautilus, laissant inachevées mes études sous-marines ! Quit-ter ainsi cet océan, « mon Atlantique », comme je me plaisais àle nommer, sans en avoir observé les dernières couches, sanslui avoir dérobé ces secrets que m’avaient révélés les mers desIndes et du Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dèsle premier volume, mon rêve s’interrompait au plus beau mo-ment ! Quelles heures mauvaises s’écoulèrent ainsi, tantôt mevoyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons, tantôt

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souhaitant, en dépit de ma raison, que quelque circonstanceimprévue empêchât la réalisation des projets de Ned Land.

Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Jevoulais voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, en ef-fet, ou nous éloignait de la côte. Mais non. Le Nautilus se te-nait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord enprolongeant les rivages de l’Océan.

Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. Monbagage n’était pas lourd. Mes notes, rien de plus.

Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu’il penseraitde notre évasion, quelles inquiétudes, quels torts peut-être ellelui causerait, et ce qu’il ferait dans le double cas où elle seraitou révélée ou manquée ! Sans doute je n’avais pas à meplaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalité ne fut plusfranche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais être taxéd’ingratitude. Aucun serment ne nous liait à lui. C’était sur laforce des choses seule qu’il comptait et non sur notre parolepour nous fixer à jamais auprès de lui. Mais cette prétentionhautement avouée de nous retenir éternellement prisonniers àson bord justifiait toutes nos tentatives.

Je n’avais pas revu le capitaine depuis notre visite à l’île deSantorin. Le hasard devait-il me mettre en sa présence avantnotre départ ? Je le désirais et je le craignais tout à la fois.J’écoutai si je ne l’entendrais pas marcher dans sa chambrecontiguë à la mienne. Aucun bruit ne parvint à mon oreille.Cette chambre devait être déserte.

Alors j’en vins à me demander si cet étrange personnageétait à bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avaitquitté le Nautilus pour un service mystérieux, mes idéess’étaient, en ce qui le concerne, légèrement modifiées. Je pen-sais, bien qu’il eût pu dire, que le capitaine Nemo devait avoirconservé avec la terre quelques relations d’une certaine es-pèce. Ne quittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entièress’étaient souvent écoulées sans que je l’eusse rencontré. Quefaisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie àdes accès de misanthropie, n’accomplissait-il pas au loinquelque acte secret dont la nature m’échappait jusqu’ici ?

Toutes ces idées et mille autres m’assaillirent à la fois. Lechamp des conjectures ne peut être qu’infini dans l’étrange si-tuation où nous sommes. J’éprouvais un malaise insupportable.

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Cette journée d’attente me semblait éternelle. Les heures son-naient trop lentement au gré de mon impatience.

Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Jemangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à septheures. Cent vingt minutes — je les comptais — me séparaientencore du moment où je devais rejoindre Ned Land. Mon agita-tion redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvaisrester immobile. J’allais et venais, espérant calmer par le mou-vement le trouble de mon esprit. L’idée de succomber dansnotre téméraire entreprise était le moins pénible de mes sou-cis ; mais à la pensée de voir notre projet découvert avantd’avoir quitté le Nautilus, à la pensée d’être ramené devant lecapitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristé de monabandon, mon cœur palpitait.

Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par lescoursives, et j’arrivai dans ce musée où j’avais passé tantd’heures agréables et utiles. Je regardai toutes ces richesses,tous ces trésors, comme un homme à la veille d’un éternel exilet qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature,ces chefs-d’œuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de joursse concentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’au-rais voulu plonger mes regards par la vitre du salon à traversles eaux de l’Atlantique ; mais les panneaux étaient herméti-quement fermés et un manteau de tôle me séparait de cetOcéan que je ne connaissais pas encore.

En parcourant ainsi le salon, j’arrivai près de la porte, ména-gée dans le pan coupé, qui s’ouvrait sur la chambre du capi-taine. A mon grand étonnement, cette porte était entrebâillée.Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo était dans sachambre, il pouvait me voir. Cependant, n’entendant aucunbruit, je m’approchai. La chambre était déserte. Je poussai laporte. Je fis quelques pas à l’intérieur. Toujours le même as-pect sévère, cénobitique.

En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroi etque je n’avais pas remarquées pendant ma première visite,frappèrent mes regards. C’étaient des portraits, des portraitsde ces grands hommes historiques dont l’existence n’a étéqu’un perpétuel dévouement à une grande idée humaine, Kos-ciusko, le héros tombé au cri de Finis Poloniœ, Botzaris, le Léo-nidas de la Grèce moderne, O’Connell, le défenseur de

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l’Irlande, Washington, le fondateur de l’Union américaine, Ma-nin, le patriote italien, Lincoln, tombé sous la balle d’un escla-vagiste, et enfin, ce martyr de l’affranchissement de la racenoire, John Brown, suspendu à son gibet, tel que l’a si terrible-ment dessiné le crayon de Victor Hugo.

Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques et l’âme du ca-pitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette réunion de portraits,dégager le mystère de son existence ? Était-il le champion despeuples opprimés, le libérateur des races esclaves ? Avait-il fi-guré dans les dernières commotions politiques ou sociales dece siècle. Avait-il été l’un des héros de la terrible guerre améri-caine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ? …

Tout à coup l’horloge sonna huit heures. Le battement dupremier coup de marteau sur le timbre m’arracha à mes rêves.Je tressaillis comme si un œil invisible eût pu plonger au plussecret de mes pensées, et je me précipitai hors de la chambre.

Là, mes regards s’arrêtèrent sur la boussole. Notre directionétait toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse modérée,le manomètre, une profondeur de soixante pieds environ. Lescirconstances favorisaient donc les projets du Canadien.

Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes demer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublée de peau dephoque. J’étais prêt. J’attendis. Les frémissements de l’hélicetroublaient seuls le silence profond qui régnait à bord. J’écou-tais, je tendais l’oreille. Quelque éclat de voix nem’apprendrait-il pas, tout à coup, que Ned Land venait d’êtresurpris dans ses projets d’évasion ? Une inquiétude mortellem’envahit. J’essayai vainement de reprendre mon sang-froid.

A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreilleprès de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre,et je revins au salon qui était plongé dans une demi-obscurité,mais désert.

J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Mêmeclarté insuffisante, même solitude. J’allai me poster près de laporte qui donnait sur la cage de l’escalier central. J’attendis lesignal de Ned Land.

En ce moment, les frémissements de l’hélice diminuèrentsensiblement, puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi ce chan-gement dans les allures du Nautilus ? Cette halte favorisait-elleou gênait-elle les desseins de Ned Land, je n’aurais pu le dire.

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Le silence n’était plus troublé que par les battements de moncœur.

Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que le Nauti-lus venait de s’arrêter sur le fond de l’océan. Mon inquiétuderedoubla. Le signal du Canadien ne m’arrivait pas. J’avais en-vie de rejoindre Ned Land pour l’engager à remettre sa tenta-tive. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans lesconditions ordinaires…

En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le capi-taine Nemo parut. Il m’aperçut, et, sans autre préambule :

« Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d’un ton aimable, je vouscherchais. Savez-vous votre histoire d’Espagne ? »

On saurait à fond l’histoire de son propre pays que, dans lesconditions où je me trouvais, l’esprit troublé, la tête perdue, onne pourrait en citer un mot.

« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu maquestion ? Savez-vous l’histoire d’Espagne ?

— Très mal, répondis-je.— Voilà bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas.

Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un cu-rieux épisode de cette histoire. »

Le capitaine s’étendit sur un divan, et, machinalement, jepris place auprès de lui, dans la pénombre.

« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien. Cettehistoire vous intéressera par un certain côté, car elle répondraà une question que sans doute vous n’avez pu résoudre.

— Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant où mon inter-locuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident serapportait à nos projets de fuite.

— Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vousle voulez bien, nous remonterons à 1702. Vous n’ignorez pasqu’à cette époque, votre roi Louis XIV, croyant qu’il suffisaitd’un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées sousterre, avait imposé le duc d’Anjou, son petit-fils, aux Espagnols.Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom de PhilippeV, eut affaire, au-dehors, à forte partie.

« En effet, l’année précédente, les maisons royales de Hol-lande, d’Autriche et d’Angleterre, avaient conclu à la Haye untraité d’alliance, dans le but d’arracher la couronne d’Espagne

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à Philippe V, pour la placer sur la tête d’un archiduc, auquelelles donnèrent prématurément le nom de Charles III.

« L’Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était àpeu près dépourvue de soldats et de marins. Cependant, l’ar-gent ne lui manquait pas, à la condition toutefois que ses ga-lions, chargés de l’or et de l’argent de l’Amérique, entrassentdans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un richeconvoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandés par l’amiral de Château-Renaud,car les marines coalisées couraient alors l’Atlantique.

« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l’amiral, ayant ap-pris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, résolut derallier un port de France.

« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contrecette décision. Ils voulurent être conduits dans un port espa-gnol, et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo, située sur lacôte nord-ouest de l’Espagne, et qui n’était pas bloquée.

« L’amiral de Château-Renaud eut la faiblesse d’obéir à cetteinjonction, et les galions entrèrent dans la baie de Vigo.

« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui nepeut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter de dé-charger les galions avant l’arrivée des flottes coalisées, et letemps n’eût pas manqué à ce débarquement, si une misérablequestion de rivalité n’eût surgi tout à coup.

« Vous suivez bien l’enchaînement des faits ? me demanda lecapitaine Nemo.

— Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel proposm’était faite cette leçon d’histoire.

— Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Ca-dix avaient un privilège d’après lequel ils devaient recevoirtoutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales.Or, débarquer les lingots des galions au port de Vigo, c’était al-ler contre leur droit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils ob-tinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder à sondéchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo jus-qu’au moment où les flottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l’on prenait cette décision, le 22 octobre1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo.L’amiral de Château-Renaud, malgré ses forces inférieures, sebattit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du

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convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendiaet saborda les galions qui s’engloutirent avec leurs immensestrésors. »

Le capitaine Nemo s’était arrêté. Je l’avoue, je ne voyais pasencore en quoi cette histoire pouvait m’intéresser.

« Eh bien ? Lui demandai-je.— Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Ne-

mo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’àvous d’en pénétrer les mystères. »

Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu letemps de me remettre. J’obéis. Le salon était obscur, mais àtravers les vitres transparentes étincelaient les flots de la mer.Je regardai.

Autour du Nautilus, dans un rayon d’une demi-mille, les eauxapparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sa-bleux était net et clair. Des hommes de l’équipage, revêtus descaphandres, s’occupaient à déblayer des tonneaux à demipourris, des caisses éventrées, au milieu d’épaves encore noir-cies. De ces caisses, de ces barils, s’échappaient des lingotsd’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sableen était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ceshommes revenaient au Nautilus, y déposaient leur fardeau etallaient reprendre cette inépuisable pêche d’argent et d’or.

Je comprenais. C’était ici le théâtre de la bataille du 22 oc-tobre 1702. Ici même avaient coulé les galions chargés pour lecompte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo ve-nait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestaitson Nautilus. C’était pour lui, pour lui seul que l’Amériqueavait livré ses précieux métaux. Il était l’héritier direct et sanspartage de ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus deFernand Cortez !

« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il ensouriant, que la mer contînt tant de richesse ?

— Je savais, répondis-je, que l’on évalue à deux millions detonnes l’argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.

— Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dépensesl’emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n’ai qu’à ra-masser ce que les hommes ont perdu, et non seulement danscette baie de Vigo, mais encore sur mille théâtres de naufrages

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dont ma carte sous-marine a noté la place. Comprenez-vousmaintenant que je sois riche à milliards ?

— Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, devous dire qu’en exploitant précisément cette baie de Vigo, vousn’avez fait que devancer les travaux d’une société rivale.

— Et laquelle ?— Une société qui a reçu du gouvernement espagnol le privi-

lège de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sontalléchés par l’appât d’un énorme bénéfice, car on évalue à cinqcents millions la valeur de ces richesses naufragées.

— Cinq cents millions ! me répondit le capitaine Nemo. Ils yétaient, mais ils n’y sont plus.

— En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnaires serait-il acte de charité. Qui sait pourtant s’il serait bien reçu. Ce queles joueurs regrettent par-dessus tout, d’ordinaire, c’est moinsla perte de leur argent que celle de leurs folles espérances. Jeles plains moins après tout que ces milliers de malheureux aux-quels tant de richesses bien réparties eussent pu profiter, tan-dis qu’elles seront à jamais stériles pour eux ! »

Je n’avais pas plutôt exprimé ce regret que je sentis qu’ilavait dû blesser le capitaine Nemo.

« Stériles ! répondit-il en s’animant. Croyez-vous donc, mon-sieur, que ces richesses soient perdues, alors que c’est moi quiles ramasse ? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne lapeine de recueillir ces trésors ? Qui vous dit que je n’en faispas un bon usage ? Croyez-vous que j’ignore qu’il existe desêtres souffrants, des races opprimées sur cette terre, des misé-rables à soulager, des victimes à venger ? Ne comprenez-vouspas ? … »

Le capitaine Nemo s’arrêta sur ces dernières paroles,regrettant peut-être d’avoir trop parlé. Mais j’avais deviné.Quels que fussent les motifs qui l’avaient forcé à chercher l’in-dépendance sous les mers, avant tout il était resté un homme !Son cœur palpitait encore aux souffrances de l’humanité, etson immense charité s’adressait aux races asservies commeaux individus !

Et je compris alors à qui étaient destinés ces millions expé-diés par le capitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dansles eaux de la Crète insurgée !

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Chapitre 9Un Continent disparuLe lendemain matin, 19 février, je vis entrer le Canadien dansma chambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air trèsdésappointé.

« Eh bien, monsieur ? me dit-il.— Oui ! il a fallu que ce damné capitaine s’arrêtât précisé-

ment à l’heure ou nous allions fuir son bateau.— Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.— Son banquier !— Ou plutôt sa maison de banque. J’entends par là cet Océan

où ses richesses sont plus en sûreté qu’elles ne le seraientdans les caisses d’un État. »

Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dansle secret espoir de le ramener à l’idée de ne point abandonnerle capitaine ; mais mon récit n’eut d’autre résultat que le re-gret énergiquement exprimé par Ned de n’avoir pu faire pourson compte une promenade sur le champ de bataille de Vigo.

« Enfin, dit-il, tout n’est pas fini ! Ce n’est qu’un coup de har-pon perdu ! Une autre fois nous réussirons, et dès ce soir s’il lefaut…

— Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.— Je l’ignore, répondit Ned.— Eh bien ! à midi, nous verrons le point. »Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que je fus habillé,

je passai dans le salon. Le compas n’était pas rassurant. Laroute du Nautilus était sud-sud-ouest. Nous tournions le dos àl’Europe.

J’attendis avec une certaine impatience que le point fut re-porté sur la carte. Vers onze heures et demie, les réservoirs sevidèrent, et notre appareil remonta à la surface de l’Océan. Jem’élançai vers la plate-forme. Ned Land m’y avait précédé.

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Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelquesvoiles à l’horizon, de celles sans doute qui vont chercher jus-qu’au cap San-Roque les vents favorables pour doubler le capde Bonne-Espérance. Le temps était couvert. Un coup de ventse préparait.

Ned rageant, essayait de percer l’horizon brumeux. Il espé-rait encore que, derrière tout ce brouillard, s’étendait cetteterre si désirée.

A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita decette éclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenantplus houleuse, nous redescendîmes, et le panneau fut refermé.

Une heure après, lorsque je consultai la carte, je vis que laposition du Nautilus était indiquée par 16°17’de longitude et33°22’de latitude, à cent cinquante lieues de la côte la plusrapprochée. Il n’y avait pas moyen de songer à fuir, et je laisseà penser quelles furent les colères du Canadien, quand je lui fisconnaître notre situation.

Pour mon compte, je ne me désolai pas outre mesure. Je mesentis comme soulagé du poids qui m’oppressait, et je pus re-prendre avec une sorte de calme relatif mes travaux habituels.

Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très inattendue ducapitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je mesentais fatigué d’avoir veillé la nuit précédente. Je répondisnégativement.

« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuseexcursion.

— Proposez, capitaine.— Vous n’avez encore visité les fonds sous-marins que le jour

et sous la clarté du soleil. Vous conviendrait-il de les voir parune nuit obscure ?

— Très volontiers.— Cette promenade sera fatigante, je vous en préviens. Il

faudra marcher longtemps et gravir une montagne. Les che-mins ne sont pas très bien entretenus.

— Ce que vous me dites là, capitaine, redouble ma curiosité.Je suis prêt à vous suivre.

— Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revêtirnos scaphandres. »

Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucunhomme de l’équipage ne devait nous suivre pendant cette

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excursion. Le capitaine Nemo ne m’avait pas même proposéd’emmener Ned ou Conseil.

En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. Onplaça sur notre dos les réservoirs abondamment chargés d’air,mais les lampes électriques n’étaient pas préparées. Je le fisobserver au capitaine.

« Elles nous seraient inutiles », répondit-il.Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer mon obser-

vation, car la tête du capitaine avait déjà disparu dans son en-veloppe métallique. J’achevai de me harnacher, je sentis qu’onme plaçait dans la main un bâton ferré, et quelques minutesplus tard, après la manœuvre habituelle, nous prenions piedsur le fond de l’Atlantique, à une profondeur de trois centsmètres.

Minuit approchait. Les eaux étaient profondément obscures,mais le capitaine Nemo me montra dans le lointain un pointrougeâtre, une sorte de large lueur, qui brillait à deux millesenviron du Nautilus. Ce qu’était ce feu, quelles matières l’ali-mentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans la masseliquide, je n’aurais pu le dire. En tout cas, il nous éclairait, va-guement il est vrai, mais je m’accoutumai bientôt à ces té-nèbres particulières, et je compris, dans cette circonstance,l’inutilité des appareils Ruhmkorff.

Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l’un près del’autre, directement sur le feu signalé. Le sol plat montait in-sensiblement. Nous faisions de larges enjambées, nous aidantdu bâton ; mais notre marche était lente, en somme, car nospieds s’enfonçaient souvent dans une sorte de vase pétrie avecdes algues et semée de pierres plates.

Tout en avançant, j’entendais une sorte de grésillement au-dessus de ma tête. Ce bruit redoublait parfois et produisaitcomme un pétillement continu. J’en compris bientôt la cause.C’était la pluie qui tombait violemment en crépitant à la sur-face des flots. Instinctivement, la pensée me vint que j’allaisêtre trempé ! Par l’eau, au milieu de l’eau ! Je ne pus m’empê-cher de rire à cette idée baroque. Mais pour tout dire, sousl’épais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide élément,et l’on se croit au milieu d’une atmosphère un peu plus denseque l’atmosphère terrestre, voilà tout.

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Après une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux.Les méduses, les crustacés microscopiques, les pennatulesl’éclairaient légèrement de lueurs phosphorescentes. J’entre-voyais des monceaux de pierres que couvraient quelques mil-lions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le pied me glissaitsouvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bâtonferré, je serais tombé plus d’une fois. En me retournant, jevoyais toujours le fanal blanchâtre du Nautilus qui commençaità pâlir dans l’éloignement.

Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler étaientdisposés sur le fond océanique suivant une certaine régularitéque je ne m’expliquais pas. J’apercevais de gigantesquessillons qui se perdaient dans l’obscurité lointaine et dont la lon-gueur échappait à toute évaluation. D’autres particularités seprésentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblaitque mes lourdes semelles de plomb écrasaient une litière d’os-sements qui craquaient avec un bruit sec. Qu’était donc cettevaste plaine que je parcourais ainsi ? J’aurais voulu interrogerle capitaine, mais son langage par signes, qui lui permettait decauser avec ses compagnons, lorsqu’ils le suivaient dans sesexcursions sous-marines, était encore incompréhensible pourmoi.

Cependant, la clarté rougeâtre qui nous guidait, s’accroissaitet enflammait l’horizon. La présence de ce foyer sous les eauxm’intriguait au plus haut degré. Était-ce quelque effluenceélectrique qui se manifestait ? Allais-je vers un phénomène na-turel encore inconnu des savants de la terre ? Ou même — carcette pensée traversa mon cerveau — la main de l’hommeintervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cetincendie ? Devais-je rencontrer sous ces couches profondes,des compagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant commelui de cette existence étrange, et auxquels il allait rendrevisite ? Trouverais-je là-bas toute une colonie d’exilés, qui, lasdes misères de la terre, avaient cherché et trouvé l’indépen-dance au plus profond de l’Océan ? Toutes ces idées folles, in-admissibles, me poursuivaient, et dans cette disposition d’es-prit, surexcité sans cesse par la série de merveilles qui pas-saient sous mes yeux, je n’aurais pas été surpris de rencontrer,au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rêvaitle capitaine Nemo !

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Notre route s’éclairait de plus en plus. La lueur blanchis-sante rayonnait au sommet d’une montagne haute de huitcents pieds environ. Mais ce que j’apercevais n’était qu’unesimple réverbération développée par le cristal des couchesd’eau. Le foyer, source de cette inexplicable darté, occupait leversant opposé de la montagne.

Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond del’Atlantique, le capitaine Nemo s’avançait sans hésitation. Ilconnaissait cette sombre route. Il l’avait souvent parcourue,sans doute, et ne pouvait s’y perdre. Je le suivais avec uneconfiance inébranlable. Il m’apparaissait comme un des géniesde la mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa hautestature qui se découpait en noir sur le fond lumineux del’horizon.

Il était une heure du matin. Nous étions arrivés aux pre-mières rampes de la montagne. Mais pour les aborder, il falluts’aventurer par les sentiers difficiles d’un vaste taillis.

Oui ! un taillis d’arbres morts, sans feuilles, sans sève, arbresminéralisés sous l’action des eaux, et que dominaient çà et làdes pins gigantesques. C’était comme une houillère encore de-bout, tenant par ses racines au sol effondré, et dont la ramure,à la manière des fines découpures de papier noir, se dessinaitnettement sur le plafond des eaux. Que l’on se figure une forêtdu Hartz, accrochée aux flancs d’une montagne, mais une forêtengloutie. Les sentiers étaient encombrés d’algues et de fucus,entre lesquels grouillait un monde de crustacés. J’allais, gravis-sant les rocs, enjambant les troncs étendus, brisant les lianesde mer qui se balançaient d’un arbre à l’autre, effarouchant lespoissons qui volaient de branche en branche. Entraîné, je nesentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguaitpas.

Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l’as-pect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leursdessous sombres et farouches, leurs dessus colorés de tonsrouges sous cette clarté que doublait la puissance réverbé-rante des eaux ? Nous gravissions des rocs qui s’éboulaient en-suite par pans énormes avec un sourd grondementd’avalanche. A droite, à gauche, se creusaient de ténébreusesgaleries où se perdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clai-rières, que la main de l’homme semblait avoir dégagées, et je

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me demandais parfois si quelque habitant de ces régions sous-marines n’allait pas tout à coup m’apparaître.

Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pasrester en arrière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prê-tait un utile secours. Un faux pas eût été dangereux sur cesétroites passes évidées aux flancs des gouffres ; mais j’y mar-chais d’un pied ferme et sans ressentir l’ivresse du vertige.Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eût fait re-culer au milieu des glaciers de la terre ; tantôt je m’aventuraissur le tronc vacillant des arbres jetés d’un abîme à l’autre, sansregarder sous mes pieds, n’ayant des yeux que pour admirerles sites sauvages de cette région. Là, des rocs monumentaux,penchant sur leurs bases irrégulièrement découpées, sem-blaient défier les lois de l’équilibre. Entre leurs genoux depierre, des arbres poussaient comme un jet sous une pressionformidable, et soutenaient ceux qui les soutenaient eux-mêmes.Puis, des tours naturelles, de larges pans taillés à pic commedes courtines, s’inclinaient sous un angle que les lois de la gra-vitation n’eussent pas autorisé à la surface des régionsterrestres.

Et moi-même ne sentais-je pas cette différence due à la puis-sante densité de l’eau, quand, malgré mes lourds vêtements,ma tête de cuivre, mes semelles de métal, je m’élevais sur despentes d’une impraticable raideur, les franchissant pour ainsidire avec la légèreté d’un isard ou d’un chamois !

Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sensbien que je ne pourrai être vraisemblable ! Je suis l’historiendes choses d’apparence impossible qui sont pourtant réelles,incontestables. Je n’ai point rêvé. J’ai vu et senti !

Deux heures après avoir quitté le Nautilus, nous avions fran-chi la ligne des arbres, et à cent pieds au-dessus de nos têtesse dressait le pic de la montagne dont la projection faisaitombre sur l’éclatante irradiation du versant opposé. Quelquesarbrisseaux pétrifiés couraient çà et là en zigzags grimaçants.Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme des oi-seaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse étaitcreusée d’impénétrables anfractuosités, de grottes profondes,d’insondables trous, au fond desquels j’entendais remuer deschoses formidables. Le sang me refluait jusqu’au cœur, quandj’apercevais une antenne énorme qui me barrait la route, ou

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quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l’ombredes cavités ! Des milliers de points lumineux brillaient au mi-lieu des ténèbres. C’étaient les yeux de crustacés gigan-tesques, tapis dans leur tanière, des homards géants se redres-sant comme des hallebardiers et remuant leurs pattes avec uncliquetis de ferraille, des crabes titanesques, braqués commedes canons sur leurs affûts, et des poulpes effroyables entrela-çant leurs tentacules comme une broussaille vivante deserpents.

Quel était ce monde exorbitant que je ne connaissais pas en-core ? A quel ordre appartenaient ces articulés auxquels le rocformait comme une seconde carapace ? Où la nature avait-elletrouvé le secret de leur existence végétative, et depuis com-bien de siècles vivaient-ils ainsi dans les dernières couches del’Océan ?

Mais je ne pouvais m’arrêter. Le capitaine Nemo, familiariséavec ces terribles animaux, n’y prenait plus garde. Nous étionsarrivés à un premier plateau, ou d’autres surprises m’atten-daient encore. Là se dessinaient de pittoresques ruines, quitrahissaient la main de l’homme, et non plus celle du Créateur.C’étaient de vastes amoncellements de pierres où l’on distin-guait de vagues formes de châteaux, de temples, revêtus d’unmonde de zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre,les algues et les fucus faisaient un épais manteau végétal.

Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par lescataclysmes ? Qui avait disposé ces roches et ces pierrescomme des dolmens des temps anté-historiques ? Où étais-je,où m’avait entraîné la fantaisie du capitaine Nemo ?

J’aurais voulu l’interroger. Ne le pouvant, je l’arrêtai. Je sai-sis son bras. Mais lui, secouant la tête, et me montrant le der-nier sommet de la montagne, sembla me dire :

« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques minutes,

j’eus gravi le pic qui dominait d’une dizaine de mètres toutecette masse rocheuse.

Je regardai ce côté que nous venions de franchir. La mon-tagne ne s’élevait que de sept à huit cents pieds au-dessus dela plaine ; mais de son versant opposé, elle dominait d’une hau-teur double le fond en contre bas de cette portion de l’Atlan-tique. Mes regards s’étendaient au loin et embrassaient un

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vaste espace éclairé par une fulguration violente. En effet,c’était un volcan que cette montagne. A cinquante pieds au-dessous du pic, au milieu d’une pluie de pierres et de scories,un large cratère vomissait des torrents de lave, qui se disper-saient en cascade de feu au sein de la masse liquide. Ainsi po-sé, ce volcan, comme un immense flambeau, éclairait la plaineinférieure jusqu’aux dernières limites de l’horizon.

J’ai dit que le cratère sous-marin rejetait des laves, mais nondes flammes. Il faut aux flammes l’oxygène de l’air, et elles nesauraient se développer sous les eaux ; mais des coulées delave, qui ont en elles le principe de leur incandescence,peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusementcontre l’élément liquide et se vaporiser à son contact. De ra-pides courants entraînaient tous ces gaz en diffusion, et les tor-rents laviques glissaient jusqu’au bas de la montagne, commeles déjections du Vésuve sur un autre Torre del Greco.

En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, appa-raissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses temples abat-tus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre, où l’on sen-tait encore les solides proportions d’une sorte d’architecturetoscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesque aqueduc ;ici l’exhaussement empâté d’une acropole, avec les formes flot-tantes d’un Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme siquelque antique port eût abrité jadis sur les bords d’un océandisparu les vaisseaux marchands et les trirèmes de guerre ;plus loin encore, de longues lignes de murailles écroulées, delarges rues désertes, toute une Pompéi enfouie sous les eaux,que le capitaine Nemo ressuscitait à mes regards !

Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix, jevoulais parler, je voulais arracher la sphère de cuivre qui em-prisonnait ma tête.

Mais le capitaine Nemo vint à moi et m’arrêta d’un geste.Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s’avançavers un roc de basalte noire et traça ce seul mot :

ATLANTIDEQuel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne Mé-

ropide de Théopompe, l’Atlantide de Platon, ce continent niépar Origène, Porphyre, Jamblique, D’Anville, Malte-Brun, Hum-boldt, qui mettaient sa disparition au compte des récits légen-daires, admis par Possidonius, Pline, Ammien-Marcellin,

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Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d’Avezac, jel’avais là sous les yeux, portant encore les irrécusables témoi-gnages de sa catastrophe ! C’était donc cette région engloutiequi existait en dehors de l’Europe, de l’Asie, de la Libye, au-de-là des colonnes d’Hercule, où vivait ce peuple puissant des At-lantes, contre lequel se firent les premières guerres de l’an-cienne Grèce !

L’historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits deces temps héroïques, c’est Platon lui-même. Son dialogue deTimée et de Critias a été, pour ainsi dire, tracé sous l’inspira-tion de Solon, poète et législateur.

Un jour, Solon s’entretenait avec quelques sages vieillards deSaïs, ville déjà vieille de huit cents ans, ainsi que le témoi-gnaient ses annales gravées sur le mur sacré de ses temples.L’un de ces vieillards raconta l’histoire d’une autre ville plusancienne de mille ans. Cette première cité athénienne, âgée deneuf cents siècles, avait été envahie et en partie détruite parles Atlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent im-mense plus grand que l’Afrique et l’Asie réunies, qui couvraitune surface comprise du douzième degré de latitude au qua-rantième degré nord. Leur domination s’étendait même àl’Égypte. Ils voulurent l’imposer jusqu’en Grèce, mais ilsdurent se retirer devant l’indomptable résistance des Hellènes.Des siècles s’écoulèrent. Un cataclysme se produisit, inonda-tions, tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent àl’anéantissement de cette Atlantide dont les plus hauts som-mets, Madère, les Açores, les Canaries, les îles du cap Vert,émergent encore.

Tels étaient ces souvenirs historiques que l’inscription du ca-pitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc,conduit par la plus étrange destinée, je foulais du pied l’unedes montagnes de ce continent ! Je touchais de la main cesruines mille fois séculaires et contemporaines des époquesgéologiques ! Je marchais là même où avaient marché lescontemporains du premier homme ! J’écrasais sous meslourdes semelles ces squelettes d’animaux des temps fabuleux,que ces arbres, maintenant minéralisés, couvraient autrefoisde leur ombre !

Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J’aurais voulu des-cendre les pentes abruptes de cette montagne, parcourir en

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entier ce continent immense qui sans doute reliait l’Afrique àl’Amérique, et visiter ces grandes cités antédiluviennes. Là,peut-être, sous mes regards, s’étendaient Makhimos, la guer-rière, Eusebès, la pieuse, dont les gigantesques habitants vi-vaient des siècles entiers, et auxquels la force ne manquait paspour entasser ces blocs qui résistaient encore à l’action deseaux. Un jour peut-être, quelque phénomène éruptif les ramè-nera à la surface des flots, ces ruines englouties ! On a signaléde nombreux volcans sous-marins dans cette portion del’Océan, et bien des navires ont senti des secousses extraordi-naires en passant sur ces fonds tourmentés. Les uns ont enten-du des bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des élé-ments ; les autres ont recueilli des cendres volcaniques proje-tées hors de la mer. Tout ce sol jusqu’à l’Équateur est encoretravaillé par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans uneépoque éloignée, accrus par les déjections volcaniques et parles couches successives de laves, des sommets de montagnesignivomes n’apparaîtront pas à la surface de l’Atlantique !

Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cherchais à fixerdans mon souvenir tous les détails de ce paysage grandiose, lecapitaine Nemo, accoudé sur une stèle moussue, demeurait im-mobile et comme pétrifié dans une muette extase. Songeait-il àces générations disparues et leur demandait-il le secret de ladestinée humaine ? Était-ce à cette place que cet hommeétrange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, etrevivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie mo-derne ? Que n’aurais-je donné pour connaître ses pensées,pour les partager, pour les comprendre !

Nous restâmes à cette place pendant une heure entière,contemplant la vaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaientparfois une intensité surprenante. Les bouillonnements inté-rieurs faisaient courir de rapides frissonnements sur l’écorcede la montagne. Des bruits profonds, nettement transmis parce milieu liquide, se répercutaient avec une majestueuseampleur.

En ce moment, la lune apparut un instant à travers la massedes eaux et jeta quelques pâles rayons sur le continent englou-ti. Ce ne fut qu’une lueur, mais d’un indescriptible effet. Le ca-pitaine se leva, jeta un dernier regard à cette immense plaine ;puis de la main il me fit signe de le suivre.

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Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêt miné-rale une fois dépassée, j’aperçus le fanal du Nautilus quibrillait comme une étoile. Le capitaine marcha droit à lui, etnous étions rentrés à bord au moment où les premières teintesde l’aube blanchissaient la surface de l’Océan.

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Chapitre 10Les houillères sous-marinesLe lendemain, 20 février, je me réveillais fort tard. Les fatiguesde la nuit avaient prolongé mon sommeil jusqu’à onze heures.Je m’habillai promptement. J’avais hâte de connaître la direc-tion du Nautilus. Les instruments m’indiquèrent qu’il couraittoujours vers le sud avec une vitesse de vingt milles à l’heurepar une profondeur de cent mètres.

Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, lespanneaux étant ouverts, il put encore entrevoir une partie dece continent submergé.

En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du sol seulement laplaine de l’Atlantide. Il filait comme un ballon emporté par levent au-dessus des prairies terrestres ; mais il serait plus vraide dire que nous étions dans ce salon comme dans le wagond’un train express. Les premiers plans qui passaient devantnos yeux, c’étaient des rocs découpés fantastiquement, des fo-rêts d’arbres passés du règne végétal au règne animal, et dontl’immobile silhouette grimaçait sous les flots. C’étaient aussides masses pierreuses enfouies sous des tapis d’axidies etd’anémones, hérissées de longues hydrophytes verticales, puisdes blocs de laves étrangement contournés qui attestaienttoute la fureur des expansions plutoniennes.

Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feuxélectriques, je racontais à Conseil l’histoire de ces Atlantes,qui, au point de vue purement imaginaire, inspirèrent à Baillytant de pages charmantes. Je lui disais les guerres de cespeuples héroïques. Je discutais la question de l’Atlantide enhomme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m’écou-tait peu, et son indifférence à traiter ce point historique me futbientôt expliquée.

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En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, etquand passaient des poissons, Conseil, emporté dans lesabîmes de la classification, sortait du monde réel. Dans ce cas,je n’avais plus qu’à le suivre et à reprendre avec lui nos étudesichtyologiques.

Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne différaient pas sen-siblement de ceux que nous avions observés jusqu’ici. C’étaientdes raies d’une taille gigantesque, longues de cinq mètres etdouées d’une grande force musculaire qui leur permet des’élancer au-dessus des flots, des squales d’espèces diverses,entre autres, un glauque de quinze pieds, à dents triangulaireset aiguës, que sa transparence rendait presque invisible au mi-lieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme deprismes et cuirassés d’une peau tuberculeuse, des esturgeonssemblables à leurs congénères de la Méditerranée, dessyngnathes-trompettes, longs d’un pied et demi, jaune-brun,pourvus de petites nageoires grises, sans dents ni langue, etqui défilaient comme de fins et souples serpents.

Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makairas noi-râtres, longs de trois mètres et armés à leur mâchoire supé-rieure d’une épée perçante, des vives, aux couleurs animées,connues du temps d’Aristote sous le nom de dragons marins etque les aiguillons de leur dorsale rendent très dangereux à sai-sir, puis, des coryphèmes, au dos brun rayé de petites raiesbleues et encadré dans une bordure d’or, de belles dorades,des chrysostones-lune, sortes de disques à reflets d’azur, qui,éclairés en dessus par les rayons solaires, formaient commedes taches d’argent, enfin des xyphias-espadons, longs de huitmètres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunâtrestaillées en faux et de longs glaives de six pieds, intrépides ani-maux, plutôt herbivores que piscivores, qui obéissaient aumoindre signe de leurs femelles comme des maris bien stylés.

Mais tout en observant ces divers échantillons de la faunemarine, je ne laissais pas d’examiner les longues plaines del’Atlantide. Parfois, de capricieux accidents du sol obligeaientle Nautilus à ralentir sa vitesse, et il se glissait alors avecl’adresse d’un cétacé dans d’étroits étranglements de collines.Si ce labyrinthe devenait inextricable, l’appareil s’élevait alorscomme un aérostat, et l’obstacle franchi, il reprenait sa courserapide à quelques mètres au-dessus du fond. Admirable et

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charmante navigation, qui rappelait les manœuvres d’une pro-menade aérostatique, avec cette différence toutefois que leNautilus obéissait passivement à la main de son timonier.

Vers quatre heures du soir, le terrain, généralement compo-sé d’une vase épaisse et entremêlée de branches minéralisées,se modifia peu à peu, il devint plus rocailleux et parut semé deconglomérats, de tufs basaltiques, avec quelques semis delaves et d’obsidiennes sulfureuses. Je pensai que la région desmontagnes allait bientôt succéder aux longues plaines, et, eneffet, dans certaines évolutions du Nautilus, j’aperçus l’horizonméridional barré par une haute muraille qui semblait fermertoute issue. Son sommet dépassait évidemment le niveau del’Océan. Ce devait être un continent, ou tout au moins une île,soit une des Canaries, soit une des îles du cap Vert. Le pointn’ayant pas été fait — à dessein peut-être — j’ignorais notreposition. En tout cas, une telle muraille me parut marquer lafin de cette Atlantide, dont nous n’avions parcouru, en somme,qu’une minime portion.

La nuit n’interrompit pas mes observations. J’étais resté seul.Conseil avait regagné sa cabine. Le Nautilus, ralentissant sonallure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol, tantôtles effleurant comme s’il eût voulu s’y poser, tantôt remontantcapricieusement à la surface des flots. J’entrevoyais alorsquelques vives constellations à travers le cristal des eaux, etprécisément cinq ou six de ces étoiles zodiacales qui traînent àla queue d’Orion.

Longtemps encore, je serais resté à ma vitre, admirant lesbeautés de la mer et du ciel, quand les panneaux se refer-mèrent. A ce moment, le Nautilus était arrivé à l’aplomb de lahaute muraille. Comment manœuvrerait-il, je ne pouvais le de-viner. Je regagnai ma chambre. Le Nautilus ne bougeait plus.Je m’endormis avec la ferme intention de me réveiller aprèsquelques heures de sommeil.

Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque je revins ausalon. Je regardai le manomètre. Il m’apprit que le Nautilusflottait à la surface de l’Océan. J’entendais, d’ailleurs, un bruitde pas sur la plate-forme. Cependant aucun roulis ne trahissaitl’ondulation des lames supérieures.

Je montai jusqu’au panneau. Il était ouvert. Mais, au lieu dugrand jour que j’attendais, je me vis environné d’une obscurité

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profonde. Où étions-nous ? M’étais-je trompé ? Faisait-il encorenuit ? Non ! Pas une étoile ne brillait, et la nuit n’a pas de cesténèbres absolues.

Je ne savais que penser, quand une voix me dit :« C’est vous, monsieur le professeur ?— Ah ! capitaine Nemo, répondis-je, où sommes-nous ?— Sous terre, monsieur le professeur.— Sous terre ! m’écriai-je ! Et le Nautilus flotte encore ?— Il flotte toujours.— Mais, je ne comprends pas ?— Attendez quelques instants. Notre fanal va s’allumer, et, si

vous aimez les situations claires, vous serez satisfait. »Je mis le pied sur la plate-forme et j’attendis. L’obscurité

était si complète que je n’apercevais même pas le capitaine Ne-mo. Cependant, en regardant au zénith, exactement au-dessusde ma tête, je crus saisir une lueur indécise, une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, le fanals’alluma soudain, et son vif éclat fit évanouir cette vaguelumière.

Je regardai, après avoir un instant fermé mes yeux éblouispar le jet électrique. Le Nautilus était stationnaire. Il flottaitauprès d’une berge disposée comme un quai. Cette mer qui lesupportait en ce moment, c’était un lac emprisonné dans uncirque de murailles qui mesurait deux milles de diamètre, soitsix milles de tour. Son niveau, — le manomètre l’indiquait — nepouvait être que le niveau extérieur, car une communicationexistait nécessairement entre ce lac et la mer. Les hautes pa-rois, inclinées sur leur base, s’arrondissaient en voûte et figu-raient un immense entonnoir retourné, dont la hauteur comp-tait cinq ou six cents mètres. Au sommet s’ouvrait un orificecirculaire par lequel j’avais surpris cette légère clarté, évidem-ment due au rayonnement diurne.

Avant d’examiner plus attentivement les dispositions inté-rieures de cette énorme caverne, avant de me demander sic’était là l’ouvrage de la nature ou de l’homme, j’allai vers lecapitaine Nemo.

« Où sommes-nous ? dis-je.— Au centre même d’un volcan éteint, me répondit le capi-

taine, un volcan dont la mer a envahi l’intérieur à la suite dequelque convulsion du sol. Pendant que vous dormiez,

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monsieur le professeur, le Nautilus a pénétré dans ce lagon parun canal naturel ouvert à dix mètres au-dessous de la surfacede l’Océan. C’est ici son port d’attache, un port sûr, commode,mystérieux, abrité de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moisur les côtes de vos continents ou de vos îles une rade quivaille ce refuge assuré contre la fureur des ouragans.

— En effet, répondis-je, ici vous êtes en sûreté, capitaine Ne-mo. Qui pourrait vous atteindre au centre d’un volcan ? Mais, àson sommet, n’ai-je pas aperçu une ouverture ?

— Oui, son cratère, un cratère empli jadis de laves, de va-peurs et de flammes, et qui maintenant donne passage à cet airvivifiant que nous respirons.

— Mais quelle est donc cette montagne volcanique ?demandai-je.

— Elle appartient à un des nombreux îlots dont cette mer estsemée. Simple écueil pour les navires, pour nous caverne im-mense. Le hasard me l’a fait découvrir, et, en cela, le hasardm’a bien servi.

— Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme lecratère du volcan ?

— Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu’à une centainede pieds, la base intérieure de cette montagne est praticable,mais au-dessus, les parois surplombent, et leurs rampes nepourraient être franchies.

— Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et tou-jours. Vous êtes en sûreté sur ce lac, et nul que vous n’en peutvisiter les eaux. Mais, à quoi bon ce refuge ? Le Nautilus n’apas besoin de port.

— Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d’électricitépour se mouvoir, d’éléments pour produire son électricité, desodium pour alimenter ses éléments, de charbon pour faire sonsodium, et de houillères pour extraire son charbon. Or, précisé-ment ici, la mer recouvre des forêts entières qui furent enliséesdans les temps géologiques ; minéralisées maintenant et trans-formées en houille, elles sont pour moi une mine inépuisable.

— Vos hommes, capitaine, font donc ici le métier demineurs ?

— Précisément. Ces mines s’étendent sous les flots commeles houillères de Newcastle. C’est ici que, revêtus du sca-phandre, le pic et la pioche à la main, mes hommes vont

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extraire cette houille, que je n’ai pas même demandée auxmines de la terre. Lorsque je brûle ce combustible pour la fa-brication du sodium, la fumée qui s’échappe par le cratère decette montagne lui donne encore l’apparence d’un volcan enactivité.

— Et nous les verrons à l’œuvre, vos compagnons ?— Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressé de conti-

nuer notre tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-jede puiser aux réserves de sodium que je possède. Le temps deles embarquer, c’est-à-dire un jour seulement, et nous repren-drons notre voyage. Si donc vous voulez parcourir cette ca-verne et faire le tour du lagon, profitez de cette journée, mon-sieur Aronnax. »

Je remerciai le capitaine, et j’allai chercher mes deux compa-gnons qui n’avaient pas encore quitté leur cabine. Je les invitaià me suivre sans leur dire où ils se trouvaient.

Ils montèrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s’étonnait derien, regarda comme une chose très naturelle de se réveillersous une montagne après s’être endormi sous les flots. MaisNed Land n’eut d’autre idée que de chercher si la caverne pré-sentait quelque issue.

Après déjeuner, vers dix heures, nous descendions sur laberge.

« Nous voici donc encore une fois à terre, dit Conseil.— Je n’appelle pas cela « la terre », répondit le Canadien. Et

d’ailleurs, nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se

développait un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande lar-geur, mesurait cinq cents pieds. Sur cette grève, on pouvaitfaire aisément le tour du lac. Mais la base des hautes paroisformait un sol tourmenté, sur lequel gisaient, dans un pitto-resque entassement, des blocs volcaniques et d’énormespierres ponces. Toutes ces masses désagrégées, recouvertesd’un émail poli sous l’action des feux souterrains, resplendis-saient au contact des jets électriques du fanal. La poussière mi-cacée du rivage, que soulevaient nos pas, s’envolait commeune nuée d’étincelles.

Le sol s’élevait sensiblement en s’éloignant du relais desflots, et nous Mmes bientôt arrivés à des rampes longues et si-nueuses, véritables raidillons qui permettaient de s’élever peu

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à peu, mais il fallait marcher prudemment au milieu de ces —conglomérats, qu’aucun ciment ne reliait entre eux, et le piedglissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspathet de quartz.

La nature volcanique de cette énorme excavation s’affirmaitde toutes parts. Je le fis observer à mes compagnons.

« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait être cetentonnoir, lorsqu’il s’emplissait de laves bouillonnantes, et quele niveau de ce liquide incandescent s’élevait jusqu’à l’orificede la montagne, comme la fonte sur les parois d’un fourneau ?

— Je me le figure parfaitement, répondit Conseil. Mais mon-sieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu sonopération, et comment il se fait que la fournaise est remplacéepar les eaux tranquilles d’un lac ?

— Très probablement, Conseil, parce que quelque convulsiona produit au-dessous de la surface de l’Océan cette ouverturequi a servi de passage au Nautilus. Alors les eaux de l’Atlan-tique se sont précipitées à l’intérieur de la montagne. Il y a eulutte terrible entre les deux éléments, lutte qui s’est terminée àl’avantage de Neptune. Mais bien des siècles se sont écoulésdepuis lors, et le volcan submergé s’est changé en grottepaisible.

— Très bien, répliqua Ned Land. J’accepte l’explication, maisje regrette, dans notre intérêt, que cette ouverture dont parlemonsieur le professeur ne soit pas produite au-dessus du ni-veau de la mer.

— Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce passage n’eût pasété sous-marin, le Nautilus n’aurait pu y pénétrer !

— Et j’ajouterai, maître Land, que les eaux ne se seraient pasprécipitées sous la montagne et que le volcan serait resté vol-can. Donc vos regrets sont superflus. »

Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus enplus raides et étroites. De profondes excavations les coupaientparfois, qu’il fallait franchir. Des masses surplombantes vou-laient être tournées. On se glissait sur les genoux, on rampaitsur le ventre. Mais, l’adresse de Conseil et la force du Cana-dien aidant, tous les obstacles furent surmontés.

A une hauteur de trente mètres environ, la nature du terrainse modifia, sans qu’il devînt plus praticable. Aux conglomératset aux trachytes succédèrent de noirs basaltes ; ceux-ci

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étendus par nappes toutes grumelées de soufflures ; ceux-làformant des prismes réguliers, disposés comme une colonnadequi supportait les retombées de cette voûte immense, admi-rable spécimen de l’architecture naturelle. Puis, entre ces ba-saltes serpentaient de longues coulées de laves refroidies, in-crustées de raies bitumineuses, et, par places, s’étendaient delarges tapis de soufre. Un jour plus puissant, entrant par lecratère supérieur, inondait d’une vague clarté toutes ces déjec-tions volcaniques, à jamais ensevelies au sein de la montagneéteinte.

Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientôt arrêtée,à une hauteur de deux cent cinquante pieds environ, par d’in-franchissables obstacles. La voussure intérieure revenait ensurplomb, et la montée dut se changer en promenade circu-laire. A ce dernier plan, le règne végétal commençait à lutteravec le règne minéral. Quelques arbustes et même certainsarbres sortaient des anfractuosités de la paroi. Je reconnus deseuphorhes qui laissaient couler leur suc caustique. Des hélio-tropes, très inhabiles à justifier leur nom, puisque les rayonssolaires n’arrivaient jamais jusqu’à eux, penchaient tristementleurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums à demipassés. Çà et là, quelques chrysanthèmes poussaient timide-ment au pied d’aloès à longues feuilles tristes et maladifs.Mais, entre les coulées de laves, j’aperçus de petites violettes,encore parfumées d’une légère odeur, et j’avoue que je les res-pirai avec délices. Le parfum, c’est l’âme de la fleur, et lesfleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n’ont pas d’âme !

Nous étions arrivés au pied d’un bouquet de dragonniers ro-bustes, qui écartaient les roches sous l’effort de leurs muscu-leuses racines, quand Ned Land s’écria :

« Ah ! monsieur, une ruche !— Une ruche ! répliquai-je, en faisant un geste de parfaite

incrédulité.— Oui ! une ruche, répéta le Canadien, et des abeilles qui

bourdonnent autour. »Je m’approchai et je dus me rendre à l’évidence. Il y avait là,

à l’orifice d’un trou creusé dans le trou d’un dragonnier,quelques milliers de ces ingénieux insectes, si communs danstoutes les Canaries, et dont les produits y sont particulière-ment estimés.

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Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision demiel, et j’aurais eu mauvaise grâce à m’y opposer. Une certainequantité de feuilles sèches mélangées de soufre s’allumèrentsous l’étincelle de son briquet, et il commença à enfumer lesabeilles. Les bourdonnements cessèrent peu à peu, et la rucheéventrée livra plusieurs livres d’un miel parfumé. Ned Land enremplit son havresac.

« Quand j’aurai mélangé ce miel avec la pâte de l’artocarpus,nous dit-il, je serai en mesure de vous offrir un gâteausucculent.

— Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d’épice.— Va pour le pain d’épice, dis-je, mais reprenons cette inté-

ressante promenade. »A certains détours du sentier que nous suivions alots, le lac

apparaissait dans toute son étendue. Le fanal éclairait en en-tier sa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni les on-dulations. Le Nautilus gardait une immobilité parfaite. Sur saplate-forme et sur la berge s’agitaient les hommes de son équi-page, ombres noires nettement découpées au milieu de cettelumineuse atmosphère.

En ce moment, nous contournions la crête la plus élevée deces premiers plans de roches qui soutenaient la voûte. Je visalors que les abeilles n’étaient pas les seuls représentants durègne animal à l’intérieur de ce volcan. Des oiseaux de proieplanaient et tournoyaient çà et là dans l’ombre, ou s’enfuyaientde leurs nids perchés sur des pointes de roc. C’étaient deséperviers au ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur lespentes détalaient aussi, de toute la rapidité de leurs échasses,de belles et grasses outardes. Je laisse à penser si la convoitisedu Canadien fut allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s’ilregretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya deremplacer le plomb par les pierres, et après plusieurs essais in-fructueux, il parvint à blesser une de ces magnifiques outardes.Dire qu’il risqua vingt fois sa vie pour s’en emparer, ce n’estque vérité pure, mais il fit si bien que l’animal alla rejoindredans son sac les gâteaux de miel.

Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crête de-venait impraticable. Au-dessus de nous, le cratère béant appa-raissait comme une large ouverture de puits. De cette place, leciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir

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des nuages échevelés par le vent d’ouest, qui laissaient traînerjusqu’au sommet de la montagne leurs brumeux haillons.Preuve certaine que ces nuages se tenaient à une hauteur mé-diocre, car le volcan ne s’élevait pas à plus de huit cents piedsau-dessus du niveau de l’Océan.

Une demi-heure après le dernier exploit du Canadien nousavions regagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représen-tée par de larges tapis de cette criste-marine, petite plante om-bellifère très bonne à confire, qui porte aussi les noms deperce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil enrécolta quelques bottes. Quant à la faune, elle comptait pasmilliers des crustacés de toutes sortes, des homards, descrabes-tourteaux, des palémons, des mysis, des faucheurs, desgalatées et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines,rochers et patelles.

En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mes compa-gnons et moi nous prîmes plaisir à nous étendre sur son sablefin. Le feu avait poli ses parois émaillées et étincelantes, toutessaupoudrées de la poussière du mica. Ned Land en tâtait lesmurailles et cherchait à sonder leur épaisseur. Je ne pus m’em-pêcher de sourire. La conversation se mit alors sur ses éternelsprojets d’évasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer, luidonner cette espérance : c’est que le capitaine Nemo n’étaitdescendu au sud que pour renouveler sa provision de sodium.J’espérais donc que, maintenant, il rallierait les côtes de l’Eu-rope et de l’Amérique ; ce qui permettrait au Canadien de re-prendre avec plus de succès sa tentative avortée.

Nous étions étendus depuis une heure dans cette grottecharmante. La conversation, animée au début, languissaitalors. Une certaine somnolence s’emparait de nous. Comme jene voyais aucune raison de résister au sommeil, je me laissaialler à un assoupissement profond. Je rêvais — on ne choisitpas ses rêves — je rêvais que mon existence se réduisait à lavie végétative d’un simple mollusque. Il me semblait que cettegrotte formait la double valve de ma coquille…

Tout d’un coup, je fus réveillé par la voix de Conseil.« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.— Qu’y a-t-il ? demandai-je, me soulevant à demi.— L’eau nous gagne ! »

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Je me redressai. La mer se précipitait comme un torrent dansnotre retraite, et, décidément, puisque nous n’étions pas desmollusques, il fallait se sauver.

En quelques instants, nous fûmes en sûreté sur le sommet dela grotte même.

« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nou-veau phénomène ?

— Eh non ! mes amis, répondis-je, c’est la marée, ce n’estque la marée qui a failli nous surprendre comme le héros deWalter Scott ! L’Océan se gonfle au-dehors, et par une loi toutenaturelle d’équilibre, le niveau du lac monte également. Nousen sommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer auNautilus. »

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevé notre pro-menade circulaire et nous rentrions à bord. Les hommes del’équipage achevaient en ce moment d’embarquer les provi-sions de sodium, et le Nautilusaurait pu partir à l’instant.

Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre.Voulait-il attendre la nuit et sortir secrètement par son passagesous-marin ? Peut-être.

Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quitté sonport d’attache, naviguait au large de toute terre, et à quelquesmètres au-dessous des flots de l’Atlantique.

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Chapitre 11La Mer de SargassesLa direction du Nautilus ne s’était pas modifiée. Tout espoir derevenir vers les mers européennes devait donc être momenta-nément rejeté. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers lesud. Où nous entraînait-il ? Je n’osais l’imaginer.

Ce jour-là, le Nautilus traversa une singulière portion del’Océan atlantique. Personne n’ignore l’existence de ce grandcourant d’eau chaude connu sous le nom de Gulf Stream. Aprèsêtre sorti des canaux de Floride il se dirige vers le Spitzberg.Mais avant de pénétrer dans le golfe du Mexique, vers lequarante-quatrième degré de latitude nord, ce courant se di-vise en deux bras ; le principal se porte vers les côtes d’Irlandeet de Norvège, tandis que le second fléchit vers le sud à la hau-teur des Acores ; puis frappant les rivages africains et décri-vant un ovale allongé, il revient vers les Antilles.

Or, ce second bras — c’est plutôt un collier qu’un bras — en-toure de ses anneaux d’eau chaude cette portion de l’Océanfroide, tranquille, immobile, que l’on appelle la mer de Sar-gasses. Véritable lac en plein Atlantique, les eaux du grandcourant ne mettent pas moins de trois ans à en faire le tour.

La mer de Sargasses, à proprement parler, couvre toute lapartie immergée de l’Atlantide. Certains auteurs ont même ad-mis que ces nombreuses herbes dont elle est semée sont arra-chées aux prairies de cet ancien continent. Il est plus probable,cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevés au ri-vage de l’Europe et de l’Amérique, sont entraînés jusqu’à cettezone par le Gulf Stream. Ce fut là une des raisons qui ame-nèrent Colomb à supposer l’existence d’un nouveau monde.Lorsque les navires de ce hardi chercheur arrivèrent à la merde Sargasses, ils naviguèrent non sans peine au milieu de cesherbes qui arrêtaient leur marche au grand effroi des

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équipages, et ils perdirent trois longues semaines à lestraverser.

Telle était cette région que le Nautilus visitait en ce moment,une prairie véritable, un tapis serré d’algues, de fucus natans,de raisins du tropique, si épais, si compact, que l’étrave d’unbâtiment ne l’eût pas déchiré sans peine. Aussi, le capitaineNemo, ne voulant pas engager son hélice dans cette masseherbeuse, se tint-il à quelques mètres de profondeur au-des-sous de la surface des flots.

Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol « sargazzo » quisignifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie,forme principalement ce banc immense. Et voici pourquoi, sui-vant le savant Maury, l’auteur de la Géographie physique duglobe, ces hydrophytes se réunissent dans ce paisible bassin del’Atlantique :

« L’explication qu’on en peut donner, dit-il, me semble résul-ter d’une expérience connue de tout le monde. Si l’on placedans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottantsquelconques, et que l’on imprime à l’eau de ce vase un mouve-ment circulaire, on verra les fragments éparpillés se réunir engroupe au centre de la surface liquide, c’est-à-dire au point lemoins agité. Dans le phénomène qui nous occupe, le vase, c’estl’Atlantique, le Gulf Stream, c’est le courant circulaire, et lamer de Sargasses, le point central où viennent se réunir lescorps flottants. »

Je partage l’opinion de Maury, et j’ai pu étudier le phéno-mène dans ce milieu spécial où les navires pénètrent rarement.Au-dessus de nous flottaient des corps de toute provenance,entassés au milieu de ces herbes brunâtres, des troncsd’arbres arrachés aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses etflottés par l’Amazone ou le Mississipi, de nombreuses épaves,des restes de quilles ou de carènes, des bordages défoncés ettellement alourdis par les coquilles et les anatifes qu’ils nepouvaient remonter à la surface de l’Océan. Et le temps justi-fiera un jour cette autre opinion de Maury, que ces matières,ainsi accumulées pendant des siècles, se minéraliseront sousl’action des eaux et formeront alors d’inépuisables houillères.Réserve précieuse que prépare la prévoyante nature pour cemoment où les hommes auront épuisé les mines descontinents.

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Au milieu de cet inextricable tissu d’herbes et de fucus, je re-marquai de charmants alcyons stellés aux couleurs roses, desactinies qui laissaient traîner leur longue chevelure de tenta-cules, des méduses vertes, rouges, bleues, et particulièrementces grandes rhizostomes de Cuvier, dont l’ombrelle bleuâtreest bordée d’un feston violet.

Toute cette journée du 22 février se passa dans la mer deSargasses, où les poissons, amateurs de plantes marines et decrustacés, trouvent une abondante nourriture. Le lendemain,l’Océan avait repris son aspect accoutume.

Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 février au12 mars, le Nautilus, tenant le milieu de l’Atlantique, nous em-porta avec une vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulait évidemment accom-plir son programme sous-marin et je ne doutais pas qu’il nesongeât, après avoir doublé le cap Horn, à revenir vers lesmers australes du Pacifique.

Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces largesmers, privées d’îles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord.Nul moyen non plus de s’opposer aux volontés du capitaine Ne-mo. Le seul parti était de se soumettre ; mais ce qu’on ne de-vait plus attendre de la force ou de la ruse, j’aimais à penserqu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyage terminé,le capitaine Nemo ne consentirait-il pas à nous rendre la liber-té sous serment de ne jamais révéler son existence ? Sermentd’honneur que nous aurions tenu. Mais il fallait traiter cettedélicate question avec le capitaine. Or, serais-je bien venu à ré-clamer cette liberté ? Lui-même n’avait-il pas déclaré, dès ledébut et d’une façon formelle, que le secret de sa vie exigeaitnotre emprisonnement perpétuel à bord du Nautilus ? Mon si-lence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraître une ac-ceptation tacite de cette situation ? Revenir sur ce sujetn’aurait-il pas pour résultat de donner des soupçons qui pour-raient nuire à nos projets, si quelque circonstance favorable seprésentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, jeles pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais àConseil qui n’était pas moins embarrassé que moi. En somme,bien que je ne fusse pas facile à décourager, je comprenais queles chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de

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jour en jour, surtout en ce moment où le capitaine Nemo cou-rait en téméraire vers le sud de l’Atlantique !

Pendant les dix-neuf jours que j’ai mentionnés plus haut, au-cun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu lecapitaine. Il travaillait. Dans la bibliothèque je trouvais souventdes livres qu’il laissait entr’ouverts, et surtout des livres d’his-toire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuille-té par lui, était couvert de notes en marge, qui contredisaientparfois mes théories et mes systèmes. Mais le capitaine secontentait d’épurer ainsi mon travail, et il était rare qu’il discu-tât avec moi. Quelquefois, j’entendais résonner les sons mélan-coliques de son orgue, dont il jouait avec beaucoup d’expres-sion, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrète obs-curité, lorsque le Nautilus s’endormait dans les déserts del’Océan.

Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes des jour-nées entières à la surface des flots. La mer était comme aban-donnée. A peine quelques navires à voiles, en charge pour lesIndes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Espérance. Un journous fûmes poursuivis par les embarcations d’un baleinier quinous prenait sans doute pour quelque énorme baleine d’unhaut prix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre àces braves gens leur temps et leurs peines, et il termina lachasse en plongeant sous les eaux. Cet incident avait paru vi-vement intéresser Ned Land. Je ne crois pas me tromper en di-sant que le Canadien avait dû regretter que notre cétacé detôle ne pût être frappé à mort par le harpon de ces pêcheurs.

Les poissons observés par Conseil et par moi, pendant cettepériode, différaient peu de ceux que nous avions déjà étudiéssous d’autres latitudes. Les principaux furent quelques échan-tillons de ce terrible genre de cartilagineux, divisé en troissous-genres qui ne comptent pas moins de trente-deux espèces: des squales-galonnés, longs de cinq mètres, à tête dépriméeet plus large que le corps, à nageoire caudale arrondie, et dontle dos porte sept grandes bandes noires parallèles et longitudi-nales puis des squales-perlons, gris cendré, percés de sept ou-vertures branchiales et pourvus d’une seule nageoire dorsaleplacée à peu près vers le milieu du corps.

Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voracess’il en fut. On a le droit de ne point croire aux récits des

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pêcheurs, mais voici ce qu’ils racontent. On a trouvé dans lecorps de l’un de ces animaux une tête de buffle et un veau toutentier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ;dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin,un cheval avec son cavalier. Tout ceci, à vrai dire, n’est pas ar-ticle de foi. Toujours est-il qu’aucun de ces animaux ne se lais-sa prendre aux filets du Nautilus, et que je ne pus vérifier leurvoracité.

Des troupes élégantes et folâtres de dauphins nous accompa-gnèrent pendant des jours entiers. Ils allaient par bandes decinq ou six, chassant en meute comme les loups dans les cam-pagnes d’ailleurs, non moins voraces que les chiens de mer, sij’en crois un professeur de Copenhague, qui retira de l’estomacd’un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C’était, il estvrai un épaulard, appartenant à la plus grande espèce connue,et dont la longueur dépasse quelquefois vingt-quatre pieds.Cette famille des delphiniens compte dix genres, et ceux quej’aperçus tenaient du genre des delphinorinques, remarquablespar un museau excessivement étroit et quatre fois long commele crâne. Leur corps, mesurant trois mètres, noir en dessus,était en dessous d’un blanc rosé semé de petites taches trèsrares.

Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux échantillons de cespoissons de l’ordre des acanthoptérigiens et de la famille dessciénoides. Quelques auteurs — plus poètes que naturalistes —prétendent que ces poissons chantent mélodieusement, et queleurs voix réunies forment un concert qu’un chœur de voix hu-maines ne saurait égaler. Je ne dis pas non, mais ces scènes nenous donnèrent aucune sérénade à notre passage, et je leregrette.

Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantité depoissons volants. Rien n’était plus curieux que de voir les dau-phins leur donner la chasse avec une précision merveilleuse.Quelle que fût la portée de son vol, quelque trajectoire qu’il dé-crivît, même au-dessus du Nautilus, l’infortuné poisson trouvaittoujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir.C’étaient ou des pirapèdes, ou des trigles-milans, à bouche lu-mineuse, qui, pendant la nuit, après avoir tracé des raies defeu dans l’atmosphère, plongeaient dans les eaux sombrescomme autant d’étoiles filantes.

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Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans cesconditions. Ce jour-là, le Nautilus fut employé à des expé-riences de sondages qui m’intéressèrent vivement.

Nous avions fait alors près de treize mille lieues depuis notredépart dans les hautes mers du Pacifique. Le point nous met-tait par 450°37’de latitude sud et 370°53’de longitude ouest.C’étaient ces mêmes parages où le capitaine Denham del’Hérald fila quatorze mille mètres de sonde sans trouver defond. Là aussi, le lieutenant Parcker de la frégate américaineCongress n’avait pu atteindre le sol sous-marin par quinzemille cent quarante mètres.

Le capitaine Nemo résolut d’envoyer son Nautilus à la plusextrême profondeur à fin de contrôler ces différents sondages.Je me préparai à noter tous les résultats de l’expérience. Lespanneaux du salon furent ouverts, et les manœuvres commen-cèrent pour atteindre ces couches si prodigieusement reculées.

On pense bien qu’il ne fut pas question de plonger en rem-plissant les réservoirs. Peut-être n’eussent-ils pu accroître suf-fisamment la pesanteur spécifique du Nautilus. D’ailleurs, pourremonter, il aurait fallu chasser cette surcharge d’eau, et lespompes n’auraient pas été assez puissantes pour vaincre lapression extérieure.

Le capitaine Nemo résolut d’aller chercher le fond océaniquepar une diagonale suffisamment allongée, au moyen de sesplans latéraux qui furent placés sous un angle de quarante-cinq degrés avec les lignes d’eau du Nautilus. Puis, l’hélice futportée à son maximum de vitesse, et sa quadruple branche bat-tit les flots avec une indescriptible violence.

Sous cette poussée puissante, la coque du Nautilus frémitcomme une corde sonore et s’enfonça régulièrement sous leseaux. Le capitaine et moi, postés dans le salon, nous suivionsl’aiguille du manomètre qui déviait rapidement. Bientôt fut dé-passée cette zone habitable où résident la plupart des pois-sons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre qu’à lasurface des mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux, setiennent à des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers,j’observais l’hexanche, espèce de chien de mer muni de sixfentes respiratoires, le télescope aux yeux énormes, lemalarmat-cuirassé, aux thoracines grises, aux pectoralesnoires, que protégeait son plastron de plaques osseuses d’un

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rouge pâle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze centsmètres de profondeur, supportait alors une pression de centvingt atmosphères.

Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observé des pois-sons à des profondeurs plus considérables.

« Des poissons ? me répondit-il, rarement. Mais dans l’étatactuel de la science, que présume-t-on, que sait-on ?

— Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les bassescouches de l’Océan, la vie végétale disparaît plus vite que lavie animale. On sait que, là où se rencontrent encore des êtresanimés, ne végète plus une seule hydrophyte. On sait que lespèlerines, les huîtres vivent par deux mille mètres d’eau, etque Mac Clintock, le héros des mers polaires, a retiré uneétoile vivante d’une profondeur de deux mille cinq centsmètres. On sait que l’équipage du Bull-Dog, de la MarineRoyale, a pêché une astérie par deux mille six cent vingtbrasses, soit plus d’une lieue de profondeur. Mais, capitaineNemo, peut-être me direz-vous qu’on ne sait rien ?

— Non, monsieur le professeur, répondit le capitaine, je n’au-rai pas cette impolitesse. Toutefois, je vous demanderai com-ment vous expliquez que des êtres puissent vivre à de tellesprofondeurs ?

— Je l’explique par deux raisons, répondis-je. D’abord, parceque les courants verticaux, déterminés par les différences desalure et de densité des eaux, produisent un mouvement quisuffit à entretenir la vie rudimentaire des encrines et desastéries.

— Juste, fit le capitaine.— Ensuite, parce que, si l’oxygène est la base de la vie, on

sait que la quantité d’oxygène dissous dans l’eau de mer aug-mente avec la profondeur au lieu de diminuer. et que la pres-sion des couches basses contribue à l’y comprimer.

— Ah ! on sait cela ? répondit le capitaine Nemo, d’un ton lé-gèrement surpris. Eh bien, monsieur le professeur. on a raisonde le savoir, car c’est la vérité. J’ajouterai, en effet, que la ves-sie natatoire des poissons renferme plus d’azote qued’oxygène, quand ces animaux sont pêchés à la surface deseaux, et plus d’oxygène que d’azote, au contraire, quand ilssont tirés des grandes profondeurs. Ce qui donne raison àvotre système. Mais continuons nos observations. »

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Mes regards se reportèrent sur le manomètre. L’instrumentindiquait une profondeur de six mille mètres. Notre immersiondurait depuis une heure. Le Nautilus, glissant sur ses plans in-clinés, s’enfonçait toujours. Les eaux désertes étaient admira-blement transparentes et d’une diaphanité que rien ne sauraitpeindre. Une heure plus tard, nous étions par treize millemètres — trois lieues et quart environ — et le fond de l’Océanne se laissait pas pressentir.

Cependant, par quatorze mille mètres, j’aperçus des pics noi-râtres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommetspouvaient appartenir à des montagnes hautes comme l’Hyma-laya ou le Mont-Blanc, plus hautes même, et la profondeur deces abîmes demeurait inévaluable.

Le Nautilus descendit plus bas encore, malgré les puissantespressions qu’il subissait. Je sentais ses tôles trembler sous lajointure de leurs boulons ; ses barreaux s’arquaient ; ses cloi-sons gémissaient ; les vitres du salon semblaient se gondolersous la pression des eaux. Et ce solide appareil eût cédé sansdoute. si, ainsi que l’avait dit son capitaine, il n’eût été capablede résister comme un bloc plein.

En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux,j’apercevais encore quelques coquilles, des serpuls, des spinor-bis vivantes, et certains échantillons d’astéries.

Mais bientôt ces derniers représentants de la vie animale dis-parurent, et, au-dessous de trois lieues, le Nautilus dépassa leslimites de l’existence sous-marine, comme fait le ballon quis’élève dans les airs au-dessus des zones respirables. Nousavions atteint une profondeur de seize mille mètres — quatrelieues — et les flancs du Nautilus supportaient alors une pres-sion de seize cents atmosphères, c’est-à-dire seize cents kilo-grammes par chaque centimètre carré de sa surface !

« Quelle situation ! m’écriai-je. Parcourir dans ces régionsprofondes où l’homme n’est jamais parvenu ! Voyez, capitaine,voyez ces rocs magnifiques, ces grottes inhabitées, ces der-niers réceptacles du globe, où la vie n’est plus possible ! Quelssites inconnus et pourquoi faut-il que nous soyons réduits àn’en conserver que le souvenir ?

— Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d’en rap-porter mieux que le souvenir ?

— Que voulez-vous dire par ces paroles ?

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— Je veux dire que rien n’est plus facile que de prendre unevue photographique de cette régions sous-marine ! »

Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que me cau-sait cette nouvelle proposition, que sur un appel du capitaineNemo, un objectif était apporté dans le salon. Par les panneauxlargement ouverts, le milieu liquide éclairé électriquement, sedistribuait avec une clarté parfaite. Nulle ombre, nulle dégra-dation de notre lumière factice. Le soleil n’eût pas été plus fa-vorable à une opération de cette nature. Le Nautilus, sous lapoussée de son hélice, maîtrisée par l’inclinaison de ses plans,demeurait immobile. L’instrument fut braqué sur ces sites dufond océanique, et en quelques secondes. nous avions obtenuun négatif d’une extrême pureté.

C’est l’épreuve positive que j’en donne ici. On y voit cesroches primordiales qui n’ont jamais connu la lumière descieux, ces granits inférieurs qui forment la puissante assise duglobe, ces grottes profondes évidées dans la masse pierreuse,ces profils d’une incomparable netteté et dont le trait terminalse détache en noir, comme s’il était dû au pinceau de certainsartistes flamands. Puis, au-delà, un horizon de montagnes, uneadmirable ligne ondulée qui compose les arrière-plans du pay-sage. Je ne puis décrire cet ensemble de roches lisses. noires,polies, sans une mousse, sans une tache, aux formes étrange-ment découpées et solidement établies sur ce tapis de sablequi étincelait sous les jets de la lumière électrique.

Cependant, le capitaine Nemo, après avoir terminé son opé-ration, m’avait dit :

« Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser decette situation ni exposer trop longtemps le Nautilus à de pa-reilles pressions.

— Remontons ! répondis-je.— Tenez-vous bien. »Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le

capitaine me faisait cette recommandation, quand je fus préci-pité sur le tapis.

Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plansdressés verticalement, le Nautilus, emporté comme un ballondans les airs, s’enlevait avec une rapidité foudroyante. Il cou-pait la masse des eaux avec un frémissement sonore. Aucundétail n’était visible. En quatre minutes, il avait franchi les

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quatre lieues qui le séparaient de la surface de l’Océan, et,après avoir émergé comme un poisson volant, il retombait enfaisant jaillir les flots à une prodigieuse hauteur.

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Chapitre 12Cachalots et BaleinesPendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direc-tion vers le sud. Je pensais qu’à la hauteur du cap Horn, il met-trait le cap à l’ouest afin de rallier les mers du Pacifique etd’achever son tour du monde. Il n’en fit rien et continua de re-monter vers les régions australes. Où voulait-il donc aller ? Aupôle ? C’était insensé. Je commençai à croire que les téméritésdu capitaine justifiaient suffisamment les appréhensions deNed Land.

Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus deses projets de fuite. Il était devenu moins communicatif,presque silencieux. Je voyais combien cet emprisonnement pro-longé lui pesait. Je sentais ce qui s’amassait de colère en lui.Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeux s’allumaient d’unfeu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturellene le portât à quelque extrémité.

Ce jour-là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dansma chambre. Je leur demandai la raison de leur visite.

« Une simple question à vous poser, monsieur, me réponditle Canadien.

— Parlez, Ned.— Combien d’hommes croyez-vous qu’il y ait à bord du

Nautilus ?— Je ne saurais le dire, mon ami.— Il me semble, reprit Ned Land, que sa manœuvre ne né-

cessite pas un nombreux équipage.— En effet, répondis-je, dans les conditions où il se trouve,

une dizaine d’hommes au plus doivent suffire à le manœuvrer.— Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il

davantage ?— Pourquoi ? » répliquai-je.

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Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions étaient fa-ciles à deviner.

« Parce que, dis-je, si j’en crois mes pressentiments, si j’aibien compris l’existence du capitaine, le Nautilus n’est passeulement un navire. Ce doit être un lieu de refuge pour ceuxqui, comme son commandant, ont rompu toute relation avec laterre.

— Peut-être, dit Conseil, mais enfin le Nautilus ne peutcontenir qu’un certain nombre d’hommes, et monsieur nepourrait-il évaluer ce maximum ?

— Comment cela, Conseil ?— Par le calcul. Étant donné la capacité du navire que mon-

sieur connaît, et, par conséquent, la quantité d’air qu’il ren-ferme ; sachant d’autre part ce que chaque homme dépensedans l’acte de la respiration, et comparant ces résultats avec lanécessité où le Nautilus est de remonter toutes les vingt-quatreheures… »

La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais je vis bien où ilvoulait en venir.

« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-là, facile à établird’ailleurs, ne peut donner qu’un chiffre très incertain.

— N’importe, reprit Ned Land, en insistant.— Voici le calcul, répondis-je. Chaque homme dépense en

une heure l’oxygène contenu dans cent litres d’air, soit envingt-quatre heures l’oxygène contenu dans deux mille quatrecents litres. Il faut donc chercher combien de fois le Nautilusrenferme deux mille quatre cents litres d’air.

— Précisément, dit Conseil.— Or, repris-je, la capacité du Nautilus étant de quinze cents

tonneaux, et celle du tonneau de mille litres, le Nautilus ren-ferme quinze cent mille litres d’air, qui, divisés par deux millequatre cents… »

Je calculai rapidement au crayon :« … donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient à

dire que l’air contenu dans le Nautilus pourrait rigoureuse-ment suffire à six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatreheures.

— Six cent vingt-cinq ! répéta Ned.

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— Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagersque marins ou officiers, nous ne formons pas la dixième partiede ce chiffre.

— C’est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.— Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la

patience.— Et même mieux que la patience, répondit Conseil, la

résignation. »Conseil avait employé le mot juste.« Après tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller

toujours au sud ! Il faudra bien qu’il s’arrête, ne fût-ce que de-vant la banquise, et qu’il revienne vers des mers plus civili-sées ! Alors, il sera temps de reprendre les projets de NedLand. »

Le Canadien secoua la tête, passa la main sur son front, nerépondit pas, et se retira.

« Que monsieur me permette de lui faire une observation, medit alors Conseil. Ce pauvre Ned pense à tout ce qu’il ne peutpas avoir. Tout lui revient de sa vie passée. Tout lui semble re-grettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens souvenirsl’oppressent et il a le cœur gros. Il faut le comprendre. Qu’est-ce qu’il a à faire ici ? Rien. Il n’est pas un savant comme mon-sieur, et ne saurait prendre le même goût que nous aux chosesadmirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrerdans une taverne de son pays ! »

Il est certain que la monotonie du bord devait paraître insup-portable au Canadien, habitué à une vie libre et active. Lesévénements qui pouvaient le passionner étaient rares. Cepen-dant, ce jour-là, un incident vint lui rappeler ses beaux jours deharponneur.

Vers onze heures du matin, étant à la surface de l’Océan, leNautilus tomba au milieu d’une troupe de baleines. Rencontrequi ne me surprit pas, car je savais que ces animaux, chassés àoutrance, se sont réfugiés dans les bassins des hauteslatitudes.

Le rôle joué par la baleine dans le monde marin, et son in-fluence sur les découvertes géographiques, ont été considé-rables. C’est elle, qui, entraînant à sa suite, les Basquesd’abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais, lesenhardit contre les dangers de l’Océan et les conduisit d’une

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extrémité de la terre à l’autre. Les baleines aiment à fréquen-ter les mers australes et boréales. D’anciennes légendes pré-tendent même que ces cétacés amenèrent les pêcheurs jusqu’àsept lieues seulement du pôle nord. Si le fait est faux, il seravrai un jour et c’est probablement ainsi, en chassant la baleinedans les régions arctiques ou antarctiques, que les hommes at-teindront ce point inconnu du globe.

Nous étions assis sur la plate-forme par une mer tranquille.Mais le mois d’octobre de ces latitudes nous donnait de bellesjournées d’automne. Ce fut le Canadien — il ne pouvait s’ytromper — qui signala une baleine à l’horizon dans l’est. En re-gardant attentivement, on voyait son dos noirâtre s’élever ets’abaisser alternativement au-dessus des flots, à cinq milles duNautilus.

« Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais à bord d’un baleinier, voilàune rencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grandetaille ! Voyez avec quelle puissance ses évents rejettent des co-lonnes d’air et de vapeur ! Mille diables ! pourquoi faut-il queje sois enchaîné sur ce morceau de tôle !

— Quoi ! Ned, répondis-je, vous n’êtes pas encore revenu devos vieilles idées de pêche ?

— Est-ce qu’un pêcheur de baleines, monsieur, peut oublierson ancien métier ? Est-ce qu’on se lasse jamais des émotionsd’une pareille chasse ?

— Vous n’avez jamais pêché dans ces mers, Ned ?— Jamais, monsieur. Dans les mers boréales seulement, et

autant dans le détroit de Bering que dans celui de Davis.— Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la

baleine franche que vous avez chassée jusqu’ici, et elle ne sehasarderait pas à passer les eaux chaudes de l’Équateur.

— Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous là ? répli-qua le Canadien d’un ton passablement incrédule.

— Je dis ce qui est.— Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilà

deux ans et demi, j’ai amariné près du Grœnland une baleinequi portait encore dans son flanc le harpon poinçonné d’un ba-leinier de Bering. Or, je vous demande, comment après avoirété frappé à l’ouest de l’Amérique, l’animal serait venu se fairetuer à l’est, s’il n’avait, après avoir doublé, soit le cap Horn,soit le cap de Bonne Espérance, franchi l’Équateur ?

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— Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce querépondra monsieur.

— Monsieur vous répondra, mes amis, que les baleines sontlocalisées, suivant leurs espèces, dans certaines mers qu’ellesne quittent pas. Et si l’un de ces animaux est venu du détroitde Béring dans celui de Davis, c’est tout simplement parcequ’il existe un passage d’une mer à l’autre, soit sur les côtes del’Amérique, soit sur celles de l’Asie.

— Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant unœil.

— Il faut croire monsieur, répondit Conseil.— Dès lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pêché

dans ces parages, je ne connais point les baleines qui lesfréquentent ?

— Je vous l’ai dit, Ned.— Raison de plus pour faire leur connaissance, répliqua

Conseil.— Voyez ! voyez ! s’écria le Canadien la voix émue. Elle s’ap-

proche ! Elle vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que jene peux rien contre elle ! »

Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissant unharpon imaginaire.

« Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux desmers boréales ?

— A peu près, Ned.— C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des ba-

leines qui mesuraient jusqu’à cent pieds de longueur !Je me suis même laissé dire que le Hullamock et l’Umgallick

des îles Aléoutiennes dépassaient quelquefois cent cinquantepieds.

— Ceci me paraît exagéré, répondis-je. Ces animaux ne sontque des baleinoptères, pourvus de nageoires dorsales, et demême que les cachalots, ils sont généralement plus petits quela baleine franche.

— Ah ! s’écria le Canadien, dont les regards ne quittaient pasl’Océan, elle se rapproche, elle vient dans les eaux duNautilus ! »

Puis, reprenant sa conversation :« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d’une petite bête !

On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des

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cétacés intelligents. Quelques-uns, dit-on, se couvrent d’algueset de fucus. On les prend pour des îlots. On campe dessus, ons’y installe, on fait du feu…

— On y bâtit des maisons, dit Conseil.— Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un beau jour l’ani-

mal plonge et entraîne tous ses habitants au fond de l’abîme.— Comme dans les voyages de Simbad le marin, répliquai-je

en riant.— Ah ! maître Land, il paraît que vous aimez les histoires ex-

traordinaires ! Quels cachalots que les vôtres ! J’espère quevous n’y croyez pas !

— Monsieur le naturaliste, répondit sérieusement le Cana-dien, il faut tout croire de la part des baleines !

— Comme elle marche, celle-ci ! Comme elle se dérobe !— On prétend que ces animaux-là peuvent faire le tour du

monde en quinze jours.— Je ne dis pas non.— Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aron-

nax, c’est que, au commencement du monde, les baleines fi-laient plus rapidement encore.

— Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?— Parce que alors, elles avaient la queue en travers, comme

les poissons, c’est-à-dire que cette queue, comprimée verticale-ment, frappait l’eau de gauche à droite et de droite à gauche.Mais le Créateur, s’apercevant qu’elles marchaient trop vite,leur tordit la queue, et depuis ce temps-là, elles battent lesflots de haut en bas au détriment de leur rapidité.

— Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression duCanadien, faut-il vous croire ?

— Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que si je vous di-sais qu’il existe des baleines longues de trois cents pieds et pe-sant cent mille livres.

— C’est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il faut avouerque certains cétacés acquièrent un développement considé-rable, puisque, dit-on, ils fournissent jusqu’à cent vingt tonnesd’huile.

— Pour ça, je l’ai vu, dit le Canadien.— Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines

baleines égalent en grosseur cent éléphants. Jugez des effetsproduits par une telle masse lancée à toute vitesse !

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— Est-il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent couler desnavires ?

— Des navires, je ne le crois pas, répondis-je. On raconte, ce-pendant, qu’en 1820, précisément dans ces mers du sud, unebaleine se précipita sur l’Essex et le fit reculer avec une vitessede quatre mètres par seconde. Des lames pénétrèrent par l’ar-rière, et l’Essex sombra presque aussitôt. »

Ned me regarda d’un air narquois.« Pour mon compte, dit-il, j’ai reçu un coup de queue de ba-

leine — dans mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons etmoi, nous avons été lancés à une hauteur de six mètres. Maisauprès de la baleine de monsieur le professeur, la miennen’était qu’un baleineau.

— Est-ce que ces animaux-là vivent longtemps ? demandaConseil.

— Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.— Et comment le savez-vous, Ned ?— Parce qu’on le dit.— Et pourquoi le dit-on ?— Parce qu’on le sait.— Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le

raisonnement sur lequel on s’appuie. Il y a quatre cents ans,lorsque les pêcheurs chassèrent pour la première fois les ba-leines, ces animaux avaient une taille supérieure à celle qu’ilsacquièrent aujourd’hui. On suppose donc, assez logiquement,que l’infériorité des baleines actuelles vient de ce qu’ellesn’ont pas eu le temps d’atteindre leur complet développement.C’est ce qui a fait dire à Buffon que ces cétacés pouvaient etdevaient même vivre mille ans. Vous entendez ? »

Ned Land n’entendait pas. Il n’écoutait plus. La baleine s’ap-prochait toujours. Il la dévorait des yeux.

« Ah ! s’écria-t-il, ce n’est plus une baleine, c’est dix, c’estvingt, c’est un troupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire !Etre là pieds et poings liés !

— Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander aucapitaine Nemo la permission de chasser ? … »

Conseil n’avait pas achevé sa phrase, que Ned Land s’étaitaffalé par le panneau et courait à la recherche du capitaine.Quelques instants après, tous deux reparaissaient sur la plate-forme.

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Le capitaine Nemo observa le troupeau de cétacés qui sejouait sur les eaux à un mille du Nautilus.

« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a là la fortuned’une flotte de baleiniers.

— Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-jeleur donner la chasse, ne fût-ce que pour ne pas oublier monancien métier de harponneur ?

— A quoi bon, répondit le capitaine Nemo, chasser unique-ment pour détruire ! Nous n’avons que faire d’huile de baleineà bord.

— Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la merRouge, vous nous avez autorisés à poursuivre un dugong !

— Il s’agissait alors de procurer de la viande fraîche à monéquipage. Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c’est unprivilège réservé à l’homme, mais je n’admets pas ces passe-temps meurtriers. En détruisant la baleine australe comme labaleine franche, êtres inoffensifs et bons, vos pareils, maîtreLand, commettent une action blâmable. C’est ainsi qu’ils ontdéjà dépeuplé toute la baie de Baffin, et qu’ils anéantiront uneclasse d’animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheu-reux cétacés. Ils ont bien assez de leurs ennemis naturels, lescachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous enmêliez. »

Je laisse à imaginer la figure que faisait le Canadien pendantce cours de morale. Donner de semblables raisons à un chas-seur, c’était perdre ses paroles. Ned Land regardait le capi-taine Nemo et ne comprenait évidemment pas ce qu’il voulaitlui dire. Cependant, le capitaine avait raison. L’acharnementbarbare et inconsidéré des pêcheurs fera disparaître un jour ladernière baleine de l’Océan.

Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra sesmains dans ses poches et nous tourna le dos.

Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de céta-cés, et s’adressant à moi :

« J’avais raison de prétendre, que sans compter l’homme, lesbaleines ont assez d’autres ennemis naturels. Celles-ci vontavoir affaire à forte partie avant peu. Apercevez-vous, mon-sieur Aronnax, à huit milles sous le vent ces points noirâtresqui sont en mouvement ?

— Oui, capitaine, répondis-je.

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— Ce sont des cachalots, animaux terribles que j’ai quelque-fois rencontrés par troupes de deux ou trois cents ! Quant àceux-là, bêtes cruelles et malfaisantes, on a raison de lesexterminer. »

Le Canadien se retourna vivement à ces derniers mots.« Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l’intérêt

même des baleines…— Inutile de s’exposer, monsieur le professeur. Le Nautilus

suffira à disperser ces cachalots. Il est armé d’un éperond’acier qui vaut bien le harpon de maître Land, j’imagine. »

Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les épaules. Atta-quer des cétacés à coups d’éperon ! Qui avait jamais entenduparler de cela ?

« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nousvous montrerons une chasse que vous ne connaissez pas en-core. Pas de pitié pour ces féroces cétacés. Ils ne sont quebouche et dents ! »

Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalotmacrocéphale, dont la taille dépasse quelque fois vingt-cinqmètres. La tête énorme de ce cétacé occupe environ le tiers deson corps. Mieux armé que la baleine, dont la mâchoire supé-rieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinqgrosses dents, hautes de vingt centimètres, cylindriques et co-niques à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. C’està la partie supérieure de cette énorme tête et dans de grandescavités séparées par des cartilages, que se trouvent trois àquatre cents kilogrammes de cette huile précieuse, dite « blancde baleine ». Le cachalot est un animal disgracieux, plutôt tê-tard que poisson, suivant la remarque de Frédol. Il est malconstruit, étant pour ainsi dire « manqué » dans toute la partiegauche de sa charpente, et n’y voyant guère que de l’œil droit.

Cependant, le monstrueux troupeau s’approchait toujours. Ilavait aperçu les baleines et se préparait à les attaquer. On pou-vait préjuger, d’avance, la victoire des cachalots, non seule-ment parce qu’ils sont mieux bâtis pour l’attaque que leurs in-offensifs adversaires. mais aussi parce qu’ils peuvent resterplus longtemps sous les flots, sans venir respirer à leursurface.

Il n’était que temps d’aller au secours des baleines. Le Nauti-lus se mit entre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous prîmes

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place devant les vitres du salon. Le capitaine Nemo se renditprès du timonier pour manœuvrer son appareil comme un en-gin de destruction. Bientôt, je sentis les battements de l’hélicese précipiter et notre vitesse s’accroître.

Le combat était déjà commencé entre les cachalots et les ba-leines, lorsque le Nautilus arriva. Il manœuvra de manière àcouper la troupe des macrocéphales. Ceux-ci, tout d’abord, semontrèrent peu émus à la vue du nouveau monstre qui se mê-lait à la bataille. Mais bientôt ils durent se garer de ses coups.

Quelle lutte ! Ned Land lui-même, bientôt enthousiasmé, finitpar battre des mains. Le Nautilus n’était plus qu’un harpon for-midable, brandi par la main de son capitaine. Il se lançaitcontre ces masses charnues et les traversait de part en part,laissant après son passage deux grouillantes moitiés d’animal.Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, il neles sentait pas. Les chocs qu’il produisait, pas davantage. Uncachalot exterminé, il courait à un autre, virait sur place pourne pas manquer sa proie, allant de l’avant, de l’arrière, docile àson gouvernail, plongeant quand le cétacé s’enfonçait dans lescouches profondes, remontant avec lui lorsqu’il revenait à lasurface, le frappant de plein ou d’écharpe, le coupant ou le dé-chirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures,le perçant de son terrible éperon.

Quel carnage ! Quel bruit à la surface des flots ! Quels siffle-ments aigus et quels ronflements particuliers à ces animauxépouvantés ! Au milieu de ces couches ordinairement si pai-sibles, leur queue créait de véritables houles.

Pendant une heure se prolongea cet homérique massacre,auquel les macrocéphales ne pouvaient se soustraire. Plusieursfois, dix ou douze réunis essayèrent d’écraser le Nautilus sousleur masse. On voyait, à la vitre, leur gueule énorme pavée dedents, leur œil formidable. Ned Land, qui ne se possédait plus,les menaçait et les injuriait. On sentait qu’ils se cramponnaientà notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sousles taillis. Mais le Nautilus, forçant son hélice, les emportait,les entraînait, ou les ramenait vers le niveau supérieur deseaux, sans se soucier ni de leur poids énorme, ni de leurs puis-santes étreintes.

Enfin la masse des cachalots s’éclaircit. Les flots redevinrenttranquilles. Je sentis que nous remontions à la surface de

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l’Océan. Le panneau fut ouvert, et nous nous précipitâmes surla plate-forme.

La mer était couverte de cadavres mutilés. Une explosion for-midable n’eût pas divisé, déchiré, déchiqueté avec plus de vio-lence ces masses charnues. Nous flottions au milieu de corpsgigantesques, bleuâtres sur le dos, blanchâtres sous le ventre,et tout bossués d’énormes protubérances. Quelques cachalotsépouvantés fuyaient à l’horizon. Les flots étaient teints enrouge sur un espace de plusieurs milles ; et le Nautilus flottaitau milieu d’une mer de sang.

Le capitaine Nemo nous rejoignit.« Eh bien, maître Land ? dit-il.— Eh bien, monsieur, répondit le Canadien, chez lequel l’en-

thousiasme s’était calmé, c’est un spectacle terrible, en effet.Mais je ne suis pas un boucher, je suis un chasseur, et cecin’est qu’une boucherie.

— C’est un massacre d’animaux malfaisants, répondit le capi-taine, et le Nautilus n’est pas un couteau de boucher.

— J’aime mieux mon harpon, répliqua le Canadien.— Chacun son arme », répondit le capitaine, en regardant

fixement Ned Land.Je craignais que celui-ci ne se laissât emporter à quelque vio-

lence qui aurait eu des conséquences déplorables. Mais sa co-lère fut détournée par la vue d’une baleine que le Nautilus ac-costait en ce moment.

L’animal n’avait pu échapper à la dent des cachalots. Je re-connus la baleine australe, à tête déprimée, qui est entière-ment noire. Anatomiquement, elle se distingue de la baleineblanche et du Nord-Caper par la soudure des sept vertèbrescervicales, et elle compte deux côtes de plus que ses congé-nères. Le malheureux cétacé, couché sur le flanc, le ventretroué de morsures, était mort. Au bout de sa nageoire mutiléependait encore un petit baleineau qu’il n’avait pu sauver dumassacre. Sa bouche ouverte laissait couler l’eau qui murmu-rait comme un ressac à travers ses fanons.

Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près du cadavre del’animal. Deux de ses hommes montèrent sur le flanc de la ba-leine, et je vis, non sans étonnement, qu’ils retiraient de sesmamelles tout le lait qu’elles contenaient, c’est-à-dire la valeurde deux à trois tonneaux.

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Le capitaine m’offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je nepus m’empêcher de lui marquer ma répugnance pour ce breu-vage. Il m’assura que ce lait était excellent, et qu’il ne se dis-tinguait en aucune façon du lait de vache.

Je le goûtai et je fus de son avis. C’était donc pour nous uneréserve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre salé ou defromage, devait apporter une agréable variété à notreordinaire.

De ce jour-là, je remarquai avec inquiétude que les disposi-tions de Ned Land envers le capitaine Nemo devenaient deplus en plus mauvaises, et je résolus de surveiller de près lesfaits et gestes du Canadien.

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Chapitre 13La banquiseLe Nautilus avait repris son imperturbable direction vers lesud. Il suivait le cinquantième méridien avec une vitesseconsidérable. Voulait-il donc atteindre le pôle ? Je ne le pensaispas, car jusqu’ici toutes les tentatives pour s’élever jusqu’à cepoint du globe avaient échoué. La saison, d’ailleurs, était déjàfort avancée, puisque le 13 mars des terres antarctiques cor-respond au 13 septembre des régions boréales, qui commencela période équinoxiale.

Le 14 mars, j’aperçus des glaces flottantes par 55° de lati-tude, simples débris blafards de vingt à vingt-cinq pieds, for-mant des écueils sur lesquels la mer déferlait. Le Nautilus semaintenait à la surface de l’Océan. Ned Land, ayant déjà pêchédans les mers arctiques, était familiarisé avec ce spectacle desicebergs. Conseil et moi, nous l’admirions pour la premièrefois.

Dans l’atmosphère, vers l’horizon du sud, s’étendait unebande blanche d’un éblouissant aspect. Les baleiniers anglaislui ont donné le nom de « ice-blinck ». Quelque épais quesoient les nuages, ils ne peuvent l’obscurcir. Elle annonce laprésence d’un pack ou banc de glace.

En effet, bientôt apparurent des blocs plus considérablesdont l’éclat se modifiait suivant les caprices de la brume.Quelques-unes de ces masses montraient des veines vertes,comme si le sulfate de cuivre en eût tracé les lignes ondulées.D’autres, semblables à d’énormes améthystes, se laissaient pé-nétrer par la lumière. Celles-ci réverbéraient les rayons du joursur les mille facettes de leurs cristaux. Celles-là, nuancées desvifs reflets du calcaire, auraient suffi à la construction de touteune ville de marbre.

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Plus nous descendions au sud, plus ces îles flottantes ga-gnaient en nombre et en importance. Les oiseaux polaires y ni-chaient par milliers. C’étaient des pétrels, des damiers, despuffins, qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelques-uns,prenant le Nautilus pour le cadavre d’une baleine, venaient s’yreposer et piquaient de coups de bec sa tôle sonore.

Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaineNemo se tint souvent sur la plate-forme. Il observait avec at-tention ces parages abandonnés. Je voyais son calme regards’animer parfois. Se disait-il que dans ces mers polaires inter-dites à l’homme, il était là chez lui, maître de ces infranchis-sables espaces ? Peut-être. Mais il ne parlait pas. Il restait im-mobile, ne revenant à lui que lorsque ses instincts de manœu-vrier reprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avecune adresse consommée, il évitait habilement le choc de cesmasses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plu-sieurs milles sur une hauteur qui variait de soixante-dix àquatre-vingts mètres. Souvent l’horizon paraissait entièrementfermé. A la hauteur du soixantième degré de latitude, toutepasse avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avecsoin, trouvait bientôt quelque étroite ouverture par laquelle ilse glissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu’elle serefermerait derrière lui.

Ce fut ainsi que le Nautilus, guidé par cette main habile, dé-passa toutes ces glaces, classées, suivant leur forme ou leurgrandeur, avec une précision qui enchantait Conseil : icebergsou montagnes, ice-fields ou champs unis et sans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisés, nomméspalchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu’ils sont faitsde morceaux allongés.

La température était assez basse. Le thermomètre, exposé àl’air extérieur, marquait deux à trois degrés au-dessous de zé-ro. Mais nous étions chaudement habillés de fourrures, dontles phoques ou les ours marins avaient fait les frais. L’intérieurdu Nautilus, régulièrement chauffé par ses appareils élec-triques, défiait les froids les plus intenses. D’ailleurs, il lui eûtsuffi de s’enfoncer à quelques mètres au-dessous des flots poury trouver une température supportable.

Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous cette latitude d’unjour perpétuel ; mais déjà la nuit se faisait pendant trois ou

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quatre heures, et plus tard, elle devait jeter six mois d’ombresur ces régions circumpolaires.

Le 15 mars, la latitude des îles New-Shetland et des Orkneydu Sud fut dépassée. Le capitaine m’apprit qu’autrefois denombreuses tribus de phoques habitaient ces terres ; mais lesbaleiniers anglais et américains, dans leur rage de destruction,massacrant les adultes et les femelles pleines, là où existaitl’animation de la vie, avaient laissé après eux le silence de lamort.

Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant lecinquante-cinquième méridien, coupa le cercle polaire antarc-tique. Les glaces nous entouraient de toutes parts et fermaientl’horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait de passe enpasse et s’élevait toujours.

« Mais où va-t-il ? demandai-je.— Devant lui, répondait Conseil. Après tout, lorsqu’il ne

pourra pas aller plus loin, il s’arrêtera.— Je n’en jurerais pas ! » répondis-je.Et, pour être franc, j’avouerai que cette excursion aventu-

reuse ne me déplaisait point. A quel degré m’émerveillaient lesbeautés de ces régions nouvelles, je ne saurais l’exprimer. Lesglaces prenaient des attitudes superbes. Ici, leur ensemble for-mait une ville orientale, avec ses minarets et ses mosquées in-nombrables. Là, une cité écroulée et comme jetée à terre parune convulsion du sol. Aspects incessamment variés par lesobliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises aumilieu des ouragans de neige. Puis, de toutes parts des détona-tions, des éboulements, de grandes culbutes d’icebergs, quichangeaient le décor comme le paysage d’un diorama.

Lorsque le Nautilus était immergé au moment où se rom-paient ces équilibres, le bruit se propageait sous les eaux avecune effrayante intensité, et la chute de ces masses créait de re-doutables remous jusque dans les couches profondes del’Océan. Le Nautilus roulait et tanguait alors comme un navireabandonne à la furie des éléments.

Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nousétions définitivement prisonniers ; mais, l’instinct le guidant,sur le plus léger indice le capitaine Nemo découvrait despasses nouvelles. Il ne se trompait jamais en observant lesminces filets d’eau bleuâtre qui sillonnaient les ice-fields. Aussi

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ne mettais-je pas en doute qu’il n’eût aventuré déjà le Nautilusau milieu des mers antarctiques.

Cependant, dans la journée du 16 mars, les champs de glacenous barrèrent absolument la route. Ce n’était pas encore labanquise, mais de vastes ice-fields cimentés par le froid. Cetobstacle ne pouvait arrêter le capitaine Nemo, et il se lançacontre l’ice-field avec une effroyable violence. Le Nautilus en-trait comme un coin dans cette masse friable, et la divisait avecdes craquements terribles. C’était l’antique bélier poussé parune puissance infinie. Les débris de glace, haut projetés, re-tombaient en grêle autour de nous. Par sa seule force d’impul-sion, notre appareil se creusait un chenal. Quelquefois, empor-té par son élan, il montait sur le champ de glace et l’écrasaitde son poids, ou par instants, enfourné sous l’ice-field, il le di-visait par un simple mouvement de tangage qui produisait delarges déchirures.

Pendant ces journées, de violents grains nous assaillirent.Par certaines brumes épaisses, on ne se fût pas vu d’une extré-mité de la plate-forme à l’autre. Le vent sautait brusquement àtous les points du compas. La neige s’accumulait en couches sidures qu’il fallait la briser à coups de pic. Rien qu’à la tempé-rature de cinq degrés au-dessous de zéro, toutes les parties ex-térieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un gréementn’aurait pu se manœuvrer, car tous les garants eussent été en-gagés dans la gorge des poulies. Un bâtiment sans voiles et mûpar un moteur électrique qui se passait de charbon, pouvaitseul affronter d’aussi hautes latitudes.

Dans ces conditions, le baromètre se tint généralement trèsbas. Il tomba même à 73°5’. Les indications de la boussole n’of-fraient plus aucune garantie. Ses aiguilles affolées marquaientdes directions contradictoires, en s’approchant du pôle magné-tique méridional qui ne se confond pas avec le sud du monde.En effet, suivant Hansten, ce pôle est situé à peu près par 70°de latitude et 130° de longitude, et d’après les observations deDuperrey, par 135° de longitude et 70°30’de latitude. Il fallaitfaire alors des observations nombreuses sur les compas trans-portés à différentes parties du navire et prendre une moyenne.Mais souvent, on s’en rapportait à l’estime pour relever laroute parcourue, méthode peu satisfaisante au milieu de ces

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passes sinueuses dont les points de repère changentincessamment.

Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilus sevit définitivement enrayé. Ce n’étaient plus ni les streams, niles palks, ni les ice-fields, mais une interminable et immobilebarrière formée de montagnes soudées entre elles.

« La banquise ! » me dit le Canadien.Je compris que pour Ned Land comme pour tous les naviga-

teurs qui nous avaient précédé, c’était l’infranchissable obs-tacle. Le soleil ayant un instant paru vers midi, le capitaine Ne-mo obtint une observation assez exacte qui donnait notre situa-tion par 51°30’de longitude et 67°39’de latitude méridionale.C’était déjà un point avancé des régions antarctiques.

De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparence devantnos yeux. Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vaste plainetourmentée, enchevêtrée de blocs confus, avec tout ce pêle-mêle capricieux qui caractérise la surface d’un fleuve quelquetemps avant la débâcle des glaces, mais sur des proportions gi-gantesques. Çà et là, des pics aigus, des aiguilles déliées s’éle-vant à une hauteur de deux cents pieds ; plus loin, une suite defalaises taillées à pic et revêtues de teintes grisâtres, vastesmiroirs qui reflétaient quelques rayons de soleil à demi noyésdans les brumes. Puis, sur cette nature désolée, un silence fa-rouche, à peine rompu par le battement d’ailes des pétrels oudes puffins. Tout était gelé alors, même le bruit.

Le Nautilus dut donc s’arrêter dans son aventureuse courseau milieu des champs de glace.

« Monsieur, me dit ce jour-là Ned Land, si votre capitaine vaplus loin !

— Eh bien ?— Ce sera un maître homme.— Pourquoi, Ned ?— Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est

puissant, votre capitaine ; mais, mille diables ! il n’est pas pluspuissant que la nature, et là où elle a mis des bornes, il fautque l’on s’arrête bon gré mal gré.

— En effet, Ned Land, et cependant j’aurais voulu savoir cequ’il y a derrière cette banquise ! Un mur, voilà ce qui m’irritele plus !

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— Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont été inventésque pour agacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nullepart.

— Bon ! fit le Canadien. Derrière cette banquise, on sait bience qui se trouve.

— Quoi donc ? demandai-je.— De la glace, et toujours de la glace !— Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquai-je, mais moi je

ne le suis pas. Voilà pourquoi je voudrais aller voir.— Eh bien, monsieur le professeur, répondit le Canadien, re-

noncez à cette idée. Vous êtes arrivé à la banquise, ce qui estdéjà suffisant, et vous n’irez pas plus loin, ni votre capitaineNemo, ni son Nautilus. Et qu’il le veuille ou non, nous revien-drons vers le nord, c’est-à-dire au pays des honnêtes gens. »

Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que lesnavires ne seront pas faits pour naviguer sur les champs deglace, ils devront s’arrêter devant la banquise.

En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens puissants em-ployés pour disjoindre les glaces, le Nautilus fut réduit à l’im-mobilité. Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en estquitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenir était aussi im-possible qu’avancer, car les passes s’étaient refermées der-rière nous, et pour peu que notre appareil demeurât station-naire, il ne tarderait pas à être bloqué. Ce fut même ce qui ar-riva vers deux heures du soir, et la jeune glace se forma surses flancs avec une étonnante rapidité. Je dus avouer que laconduite du capitaine Nemo était plus qu’imprudente.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine qui ob-servait la situation depuis quelques instants, me dit :

« Eh bien, monsieur le professeur, qu’en pensez-vous ?— Je pense que nous sommes pris, capitaine.— Pris ! Et comment l’entendez-vous ?— J’entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni en ar-

rière, ni d’aucun côté. C’est, je crois, ce qui s’appelle « pris »,du moins sur les continents habités.

— Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus nepourra pas se dégager ?

— Difficilement, capitaine, car la saison est déjà trop avancéepour que vous comptiez sur une débâcle des glaces.

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— Ah ! monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemod’un ton ironique, vous serez toujours le même ! Vous ne voyezqu’empêchements et obstacles ! Moi, je vous affirme que nonseulement le Nautilus se dégagera, mais qu’il ira plus loinencore !

— Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine.— Oui, monsieur, il ira au pôle.— Au pôle ! m’écriai-je, ne pouvant retenir un mouvement

d’incrédulité.— Oui, répondit froidement le capitaine, au pôle antarctique,

à ce point inconnu où se croisent tous les méridiens du globe.Vous savez si je fais du Nautilus ce que je veux. »

Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’à latémérité ! Mais vaincre ces obstacles qui hérissent le pôle sud,plus inaccessible que ce pôle nord non encore atteint par lesplus hardis navigateurs, n’était-ce pas une entreprise absolu-ment insensée, et que, seul, l’esprit d’un fou pouvaitconcevoir !

Il me vint alors à l’idée de demander au capitaine Nemo s’ilavait déjà découvert ce pôle que n’avait jamais foulé le piedd’une créature humaine.

« Non, monsieur, me répondit-il, et nous le découvrirons en-semble. Là où d’autres ont échoué, je n’échouerai pas. Jamaisje n’ai promené mon Nautilus aussi loin sur les mers australes ;mais, je vous le répète, il ira plus loin encore.

— Je veux vous croire, capitaine, repris-je d’un ton un peuironique. Je vous crois ! Allons en avant ! Il n’y a pas d’obs-tacles pour nous ! Brisons cette banquise ! Faisons-la sauter, etsi elle résiste, donnons des ailes au Nautilus, afin qu’il puissepasser par-dessus !

— Par-dessus ? monsieur le professeur, répondit tranquille-ment le capitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous.

— Par-dessous ! » m’écriai-je.Une subite révélation des projets du capitaine venait d’illumi-

ner mon esprit. J’avais compris. Les merveilleuses qualités duNautilus allaient le servir encore dans cette surhumaineentreprise !

« Je vois que nous commençons à nous entendre, monsieur leprofesseur, me dit le capitaine, souriant à demi. Vous

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entrevoyez déjà la possibilité — moi, je dirai le succès — decette tentative. Ce qui est impraticable avec un navire ordi-naire devient facile au Nautilus. Si un continent émerge aupôle, il s’arrêtera devant ce continent. Mais si au contrairec’est la mer libre qui le baigne, il ira au pôle même !

— En effet, dis-je, entraîné par le raisonnement du capitaine,si la surface de la mer est solidifiée par les glaces, ses couchesinférieures sont libres, par cette raison providentielle qui a pla-cé à un degré supérieur à celui de la congélation le maximumde densité de l’eau de mer. Et, si je ne me trompe, la partie im-mergée de cette banquise est à la partie émergeante commequatre est à un ?

— A peu près, monsieur le professeur. Pour un pied que lesicebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous.Or, puisque ces montagnes de glaces ne dépassent pas unehauteur de cent mètres, elles ne s’enfoncent que de trois cents.Or, qu’est-ce que trois cents mètres pour le Nautilus ?

— Rien, monsieur.— Il pourra même aller chercher à une profondeur plus

grande cette température uniforme des eaux marines, et lànous braverons impunément les trente ou quarante degrés defroid de la surface.

— Juste, monsieur, très juste, répondis-je en m’animant.— La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo, sera de rester

plusieurs jours immergés sans renouveler notre provision d’air.— N’est-ce que cela ? répliquai-je. Le Nautilus a de vastes ré-

servoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l’oxy-gène dont nous aurons besoin.

— Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit en souriant lecapitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiez m’accuser detémérité, je vous soumets d’avance toutes mes objections.

— En avez-vous encore à faire ?— Une seule. Il est possible, si la mer existe au pôle sud, que

cette mer soit entièrement prise, et, par conséquent, que nousne puissions revenir à sa surface !

— Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armé d’unredoutable éperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonale-ment contre ces champs de glace qui s’ouvriront au choc ?

— Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idées au-jourd’hui !

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— D’ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m’enthousiasmant deplus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre aupôle sud comme au pôle nord ? Les pôles du froid et les pôlesde la terre ne se confondent ni dans l’hémisphère austral nidans l’hémisphère boréal, et jusqu’à preuve contraire, on doitsupposer ou un continent ou un océan dégagé de glaces à cesdeux points du globe.

— Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit le capitaineNemo. Je vous ferai seulement observer qu’après avoir émistant d’objections contre mon projet, maintenant vous m’écra-sez d’arguments en sa faveur. »

Le capitaine Nemo disait vrai. J’en étais arrivé à le vaincreen audace ! C’était moi qui l’entraînais au pôle ! Je le devan-çais, je le distançais… Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Ne-mo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et ils’amusait à te voir emporté dans les rêveries de l’impossible !

Cependant, il n’avait pas perdu un instant. A un signal le se-cond parut. Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dansleur incompréhensible langage, et soit que le second eût étéantérieurement prévenu, soit qu’il trouvât le projet praticable,il ne laissa voir aucune surprise.

Mais si impassible qu’il fût il ne montra pas une plus com-plète impassibilité que Conseil, lorsque j’annonçai à ce dignegarçon notre intention de pousser jusqu’au pôle sud. Un «comme il plaira à monsieur » accueillit ma communication, etje dus m’en contenter. Quant à Ned Land, si jamais épaules selevèrent haut, ce furent celles du Canadien.

« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Ne-mo, vous me faites pitié !

— Mais nous irons au pôle, maître Ned.— Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! »Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un

malheur », dit-il en me quittant.Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentative ve-

naient de commencer. Les puissantes pompes du Nautilus re-foulaient l’air dans les réservoirs et l’emmagasinaient à unehaute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m’an-nonça que les panneaux de la plate-forme allaient être fermés.Je jetai un dernier regard sur l’épaisse banquise que nous al-lions franchir. Le temps était clair, l’atmosphère assez pure, le

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froid très vif, douze degrés au-dessous de zéro ; mais le vents’étant calmé, cette température ne semblait pas tropinsupportable.

Une dizaine d’hommes montèrent sur les flancs du Nautiluset, armés de pics, ils cassèrent la glace autour de la carène quifut bientôt dégagée. Opération rapidement pratiquée, car lajeune glace était mince encore. Tous nous rentrâmes à l’inté-rieur. Les réservoirs habituels se remplirent de cette eau tenuelibre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas à descendre.

J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte,nous regardions les couches inférieures de l’Océan austral. Lethermomètre remontait. L’aiguille du manomètre déviait sur lecadran.

A trois cents mètres environ, ainsi que l’avait prévu le capi-taine Nemo, nous flottions sous la surface ondulée de la ban-quise. Mais le Nautiluss’immergea plus bas encore. Il atteignitune profondeur de huit cents mètres. La température de l’eau,qui donnait douze degrés à la surface, n’en accusait plus queonze. Deux degrés étaient déjà gagnes. Il va sans dire que latempérature du Nautilus, élevée par ses appareils de chauf-fage, se maintenait à un degré très supérieur. Toutes lesmanœuvres s’accomplissaient avec une extraordinaireprécision.

« On passera, n’en déplaise à monsieur, me dit Conseil.— J’y compte bien ! » répondis-je avec le ton d’une profonde

conviction.Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le

chemin de pôle, sans s’écarter du cinquante-deuxième méri-dien. De 67°30’à 90° vingt-deux degrés et demi en latitude res-taient à parcourir, c’est-à-dire un peu plus de cinq cents lieues.Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six milles àl’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait, qua-rante heures lui suffisaient pour atteindre le pôle.

Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situationnous retint, Conseil et moi, à la vitre du salon. La mer s’illumi-nait sous l’irradiation électrique du fanal. Mais elle était dé-serte. Les poissons ne séjournaient pas dans ces eaux prison-nières. Ils ne trouvaient là qu’un passage pour aller de l’Océanantarctique à la mer libre du pôle. Notre marche était rapide.

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On la sentait telle aux tressaillements de la longue coqued’acier.

Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heuresde repos. Conseil m’imita. En traversant les coursives, je nerencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu’il se tenaitdans la cage du timonier.

Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je repris monposte dans le salon. Le loch électrique m’indiqua que la vitessedu Nautilus avait été modérée. Il remontait alors vers la sur-face, mais prudemment, en vidant lentement ses réservoirs.

Mon cœur battait. Allions-nous émerger et retrouver l’atmo-sphère libre du pôle ?

Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait heurté la sur-face inférieure de la banquise, très épaisse encore, à en jugerpar la matité du bruit. En effet, nous avions « touché » pouremployer l’expression marine, mais en sens inverse et par millepieds de profondeur. Ce qui donnait deux mille pieds de glacesau-dessus de nous, dont mille émergeaient. La banquise pré-sentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avionsrelevée sur ses bords. Circonstance peu rassurante.

Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieurs foiscette même expérience, et toujours il vint se heurter contre lamuraille qui plafonnait au-dessus de lui. A de certains instants,il la rencontra par neuf cents mètres, ce qui accusait douzecents mètres d’épaisseur dont deux cents mètres s’élevaientau-dessus de la surface de l’Océan. C’était le double de sa hau-teur au moment où le Nautilus s’était enfoncé sous les flots.

Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtinsainsi le profil sous-marin de cette chaîne qui se développaitsous les eaux.

Le soir, aucun changement n’était survenu dans notre situa-tion. Toujours la glace entre quatre cents et cinq cents mètresde profondeur. Diminution évidente, mais quelle épaisseur en-core entre nous et la surface de l’Océan !

Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l’air au-rait dû être renouvelé à l’intérieur du Nautilus, suivant l’habi-tude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pas trop,bien que le capitaine Nemo n’eût pas encore demandé à ses ré-servoirs un supplément d’oxygène.

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Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit. Espoir etcrainte m’assiégeaient tour à tour. Je me relevai plusieurs fois.Les tâtonnements du Nautilus continuaient. Vers trois heuresdu matin, j’observai que la surface inférieure de la banquise serencontrait seulement par cinquante mètres de profondeur.Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface deseaux. La banquise redevenait peu à peu ice-field. La montagnese refaisait la plaine.

Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nous remontionstoujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendis-sante qui étincelait sous les rayons électriques. La banquises’abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongées.Elle s’amincissait de mille en mille.

Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars,la porte du salon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut.

« La mer libre ! » me dit-il.

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Chapitre 14le Pôle SudJe me précipitai vers la plate-forme. Oui ! La mer libre. A peinequelques glaçons épars, des icebergs mobiles ; au loin une merétendue ; un monde d’oiseaux dans les airs, et des myriades depoissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleuintense au vert olive. Le thermomètre marquait trois degréscentigrades au-dessus de zéro. C’était comme un printemps re-latif enfermé derrière cette banquise, dont les masses éloi-gnées se profilaient sur l’horizon du nord.

« Sommes-nous au pôle ? demandai-je au capitaine, le cœurpalpitant.

— Je l’ignore, me répondit-il. A midi nous ferons le point.— Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces brumes ? dis-je

en regardant le ciel grisâtre.— Si peu qu’il paraisse, il me suffira, répondit le capitaine. »A dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot solitaire s’élevait

à une hauteur de deux cents mètres. Nous marchions vers lui,prudemment, car cette mer pouvait être semée d’écueils.

Une heure après, nous avions atteint l’îlot. Deux heures plustard, nous achevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre àcinq milles de circonférence. Un étroit canal le séparait d’uneterre considérable, un continent peut-être, dont nous ne pou-vions apercevoir les limites.

L’existence de cette terre semblait donner raison aux hypo-thèses de Maury. L’ingénieur américain a remarqué, en effet,qu’entre le pôle sud et le soixantième parallèle, la mer est cou-verte de glaces flottantes, de dimensions énormes, qui ne serencontrent jamais dans l’Atlantique nord. De ce fait, il a tirécette conclusion que le cercle antarctique renferme des terresconsidérables, puisque les icebergs ne peuvent se former enpleine mer, mais seulement sur des côtes. Suivant ses calculs,

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la masse des glaces qui enveloppent le pôle austral forme unevaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre millekilomètres.

Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer, s’était arrêtéà trois encablures d’une grève que dominait un superbe amon-cellement de roches. Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine,deux de ses hommes portant les instruments, Conseil et moi,nous nous y embarquâmes. Il était dix heures du matin. Jen’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulaitpas se désavouer en présence du pôle sud.

Quelques coups d’aviron amenèrent le canot sur le sable, oùil s’échoua. Au moment où Conseil allait sauter à terre, je leretins.

« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous l’honneur demettre pied le premier sur cette terre.

— Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n’hésite pas àfouler ce sol du pôle, c’est que, jusqu’ici, aucun être humainn’y a laissé la trace de ses pas. »

Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une vive émotionlui faisait battre le cœur. Il gravit un roc qui terminait en sur-plomb un petit promontoire, et là, les bras croisés, le regardardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de cesrégions australes. Après cinq minutes passées dans cette ex-tase, il se retourna vers nous.

« Quand vous voudrez, monsieur », me cria-t-il.Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans

le canot.Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rou-

geâtre, comme s’il eût été de brique pilée. Des scories, descoulées de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne pou-vait méconnaître son origine volcanique. En de certains en-droits, quelques légères fumerolles, dégageant une odeur sul-fureuse, attestaient que les feux intérieurs conservaient encoreleur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut es-carpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de plusieursmilles. On sait que dans ces contrées antarctiques, James Rossa trouvé les cratères de l’Érébus et du Terror en pleine activitésur le cent soixante-septième méridien et par 77°32’delatitude.

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La végétation de ce continent désolé me parut extrêmementrestreinte. Quelques lichens de l’espèce Unsnea melanoxanthas’étalaient sur les roches noires. Certaines plantules microsco-piques, des diatomées rudimentaires, sortes de cellules dispo-sées entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucus pourpreset cramoisis, supportés sur de petites vessies natatoires et quele ressac jetait à la côte, composaient toute la maigre flore decette région.

Le rivage était parsemé de mollusques, de petites moules, depatelles, de buccardes lisses, en forme de cœurs, et particuliè-rement de clios au corps oblong et membraneux, dont la têteest formée de deux lobes arrondis. Je vis aussi des myriades deces clios boréales, longues de trois centimètres, dont la baleineavale un monde à chaque bouchée. Ces charmants ptéropodes,véritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur lalisière du rivage.

Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts-fondsquelques arborescences coralligènes, de celles qui suivantJames Ross, vivent dans les mers antarctiques jusqu’à millemètres de profondeur ; puis, de petits alcyons appartenant àl’espèce procellaria pelagica, ainsi qu’un grand nombre d’asté-ries particulières à ces climats, et d’étoiles de mer qui constel-laient le sol.

Mais où la vie surabondait, c’était dans les airs. Là volaientet voletaient par milliers des oiseaux d’espèces variées, quinous assourdissaient de leurs cris. D’autres encombraient lesroches, nous regardant passer sans crainte et se pressant fami-lièrement sous nos pas. C’étaient des pingouins aussi agiles etsouples dans l’eau, où on les a confondus parfois avec de ra-pides bonites, qu’ils sont gauches et lourds sur terre. Ils pous-saient des cris baroques et formaient des assemblées nom-breuses, sobres de gestes, mais prodigues de clameurs.

Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille deséchassiers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le beccourt et conique, l’œil encadré d’un cercle rouge. Conseil en fitprovision, car ces volatiles, convenablement préparés, formentun mets agréable. Dans les airs passaient des albatros fuligi-neux d’une envergure de quatre mètres, justement appelés lesvautours de l’Océan, des pétrels gigantesques, entre autresdes quebrante-huesos, aux ailes arquées, qui sont grands

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mangeurs de phoques, des damiers, sortes de petits canardsdont le dessus du corps est noir et blanc, enfin toute une sériede pétrels, les uns blanchâtres, aux ailes bordées de brun, lesautres bleus et spéciaux aux mers antarctiques, ceux-là « sihuileux, dis-je à Conseil, que les habitants des îles Féroé secontentent d’y adapter une mèche avant de les allumer ».

« Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient des lampes par-faites ! Après ça, on ne peut exiger que la nature les ait préala-blement munis d’une mèche ! »

Après un demi-mille, le sol se montra tout criblé de nids demanchots, sortes de terriers disposés pour la ponte, et donts’échappaient de nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fitchasser plus tard quelques centaines, car leur chair noire esttrès mangeable. Ils poussaient des braiements d’âne. Ces ani-maux, de la taille d’une oie, ardoisés sur le corps, blancs endessous et cravatés d’un liséré citron, se laissaient tuer àcoups de pierre sans chercher à s’enfuir.

Cependant, la brume ne se levait pas, et, à onze heures, lesoleil n’avait point encore paru. Son absence ne laissait pas dem’inquiéter. Sans lui, pas d’observations possibles. Commentdéterminer alors si nous avions atteint le pôle ?

Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silen-cieusement accoudé sur un morceau de roc et regardant leciel. Il paraissait impatient, contrarié. Mais qu’y faire ? Cethomme audacieux et puissant ne commandait pas au soleilcomme à la mer.

Midi arriva sans que l’astre du jour se fût montré un seul ins-tant. On ne pouvait même reconnaître la place qu’il occupaitderrière le rideau de brume. Bientôt cette brume vint à se ré-soudre en neige.

« A demain », me dit simplement le capitaine, et nous rega-gnâmes le Nautilus au milieu des tourbillons de l’atmosphère.

Pendant notre absence, les filets avaient été tendus, et j’ob-servai avec intérêt les poissons que l’on venait de haler à bord.Les mers antarctiques servent de refuge à un très grandnombre de migrateurs, qui fuient les tempêtes des zones moinsélevées pour tomber, il est vrai, sous la dent des marsouins etdes phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d’un dé-cimètre, espèce de cartilagineux blanchâtres traversés debandes livides et armés d’aiguillons, puis des chimères

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antarctiques, longues de trois pieds, le corps très allongé, lapeau blanche, argentée et lisse, la tête arrondie, le dos munide trois nageoires, le museau terminé par une trompe qui serecourbe vers la bouche. Je goûtai leur chair, mais je la trouvaiinsipide, malgré l’opinion de Conseil qui s’en accommoda fort.

La tempête de neige dura jusqu’au lendemain. Il était impos-sible de se tenir sur la plate-forme. Du salon où je notais les in-cidents de cette excursion au continent polaire, j’entendais lescris des pétrels et des albatros qui se jouaient au milieu de latourmente. Le Nautilus ne resta pas immobile, et, prolongeantla côte, il s’avança encore d’une dizaine de milles au sud, aumilieu de cette demi-clarté que laissait le soleil en rasant lesbords de l’horizon.

Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le froid était unpeu plus vif. Le thermomètre marquait deux degrés au-dessousde zéro. Les brouillards se levèrent, et j’espérai que, ce jour-là,notre observation pourrait s’effectuer.

Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru, le canot nousprit, Conseil et moi, et nous mit à terre. La nature du sol étaitla même, volcanique. Partout des traces de laves, de scories,de basaltes, sans que j’aperçusse le cratère qui les avait vomis.Ici comme là-bas, des myriades d’oiseaux animaient cette par-tie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaientalors avec de vastes troupeaux de mammifères marins qui nousregardaient de leurs doux yeux. C’étaient des phoques d’es-pèces diverses, les uns étendus sur le sol, les autres couchéssur des glaçons en dérive, plusieurs sortant de la mer ou y ren-trant. Ils ne se sauvaient pas à notre approche, n’ayant jamaiseu affaire à l’homme, et j’en comptais là de quoi approvision-ner quelques centaines de navires.

« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous aitpas accompagnés !

— Pourquoi cela, Conseil ?— Parce que l’enragé chasseur aurait tout tué.— Tout, c’est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nous

n’aurions pu empêcher notre ami le Canadien de harponnerquelques-uns de ces magnifiques cétacés. Ce qui eût désobligéle capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le sang desbêtes inoffensives.

— Il a raison.

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— Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n’as-tu pas déjà clas-sé ces superbes échantillons de la faune marine ?

— Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je ne suis pastrès ferré sur la pratique. Quand monsieur m’aura appris lenom de ces animaux…

— Ce sont des phoques et des morses.— Deux genres, qui appartiennent à la famille des pinni-

pèdes, se hâta de dire mon savant Conseil, ordre des carnas-siers, groupe des unguiculés, sous-classe des monodelphiens,classe des mammifères, embranchement des vertébrés.

— Bien, Conseil, répondis-je, mais ces deux genres, phoqueset morses, se divisent en espèces, et si je ne me trompe, nousaurons ici l’occasion de les observer. Marchons. »

Il était huit heures du matin. Quatre heures nous restaient àemployer jusqu’au moment où le soleil pourrait être utilementobservé. Je dirigeai nos pas vers une vaste baie qui s’échan-crait dans la falaise granitique du rivage.

Là, je puis dire qu’à perte de vue autour de nous, les terreset les glaçons étaient encombrés de mammifères marins, et jecherchais involontairement du regard le vieux Protée, le my-thologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux deNeptune. C’étaient particulièrement des phoques. Ils formaientdes groupes distincts, mâles et femelles, le père veillant sur safamille, la mère allaitant ses petits, quelques jeunes, déjà forts,s’émancipant à quelques pas. Lorsque ces mammifères vou-laient se déplacer, ils allaient par petits sauts dus à la contrac-tion de leur corps, et ils s’aidaient assez gauchement de leurimparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congénère,forme un véritable avant-bras. Je dois dire que, dans l’eau, leurélément par excellence, ces animaux à l’épine dorsale mobile,au bassin étroit, au poil ras et serré, aux pieds palmés, nagentadmirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient des atti-tudes extrêmement gracieuses. Aussi, les anciens, observantleur physionomie douce, leur regard expressif que ne sauraitsurpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux veloutés etlimpides, leurs poses charmantes, et les poétisant à leurmanière, métamorphosèrent-ils les mâles en tritons, et les fe-melles en sirènes.

Je fis remarquer à Conseil le développement considérabledes lobes cérébraux chez ces intelligents cétacés. Aucun

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mammifère, l’homme excepté, n’a la matière cérébrale plusriche. Aussi, les phoques sont-ils susceptibles de recevoir unecertaine éducation ; ils se domestiquent aisément, et je pense,avec certains naturalistes, que. convenablement dressés, ilspourraient rendre de grands services comme chiens de pêche.

La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ou surle sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n’ont pointd’oreilles externes — différant en cela des otaries dont l’oreilleest saillante — j’observai plusieurs variétés de sténorhynques,longs de trois mètres, blancs de poils, à têtes de bull-dogs, ar-més de dix dents à chaque mâchoire, quatre incisives en hautet en bas et deux grandes canines découpées en forme de fleurde lis. Entre eux se glissaient des éléphants marins, sortes dephoques à trompe courte et mobile, les géants de l’espèce, quisur une circonférence de vingt pieds mesuraient une longueurde dix mètres. Ils ne faisaient aucun mouvement à notreapproche.

« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demandaConseil.

— Non, répondis-je, à moins qu’on ne les attaque. Lorsqu’unphoque défend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pasrare qu’il mette en pièces l’embarcation des pêcheurs.

— Il est dans son droit, répliqua Conseil.— Je ne dis pas non. »Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par le promontoire

qui couvrait la baie contre les vents du sud. Il tombaitd’aplomb à la mer et écumait sous le ressac. Au-delà éclataientde formidables rugissements, tels qu’un troupeau de ruminantsen eût pu produire.

« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?— Non, dis-je, un concert de morses. Ils se battent ?— Ils se battent ou ils jouent.— N’en déplaise à monsieur, il faut voir cela.— Il faut le voir, Conseil. »Et nous voilà franchissant les roches noirâtres, au milieu

d’éboulements imprévus, et sur des pierres que la glace ren-dait fort glissantes. Plus d’une fois, je roulai au détriment demes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchaitguère, et me relevait, disant :

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« Si monsieur voulait avoir la bonté d’écarter les jambes,monsieur conserverait mieux son équilibre. »

Arrivé à l’arête supérieure du promontoire, j’aperçus unevaste plaine blanche, couverte de morses. Ces animauxjouaient entre eux. C’étaient des hurlements de joie, non decolère.

Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurscorps et par la disposition de leurs membres. Mais les canineset les incisives manquent à leur mâchoire inférieure, et quantaux canines supérieures, ce sont deux défenses longues dequatre-vingts centimètres qui en mesurent trente-trois à la cir-conférence de leur alvéole. Ces dents, faites d’un ivoire com-pact et sans stries, plus dur que celui des éléphants, et moinsprompt à jaunir, sont très recherchées. Aussi les morses sont-ils en butte à une chasse inconsidérée qui les détruira bientôtjusqu’au dernier, puisque les chasseurs, massacrant indistinc-tement les femelles pleines et les jeunes, en détruisent chaqueannée plus de quatre mille.

En passant auprès de ces curieux animaux, je pus les exami-ner à loisir, car ils ne se dérangeaient pas. Leur peau étaitépaisse et rugueuse, d’un ton fauve tirant sur le roux, leur pe-lage court et peu fourni. Quelques-uns avaient une longueur dequatre mètres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurscongénères du nord, ils ne confiaient point à des sentinelleschoisies le soin de surveiller les abords de leur campement.

Après avoir examiné cette cité des morses, je songeai à reve-nir sur mes pas. Il était onze heures, et si le capitaine Nemo setrouvait dans des conditions favorables pour observer, je vou-lais être présent à son opération. Cependant, je n’espérais pasque le soleil se montrât ce jour-là. Des nuages écrasés sur l’ho-rizon le dérobaient à nos yeux. Il semblait que cet astre jalouxne voulût pas révéler à des êtres humains ce point inabordabledu globe.

Cependant, je songeai à revenir vers le Nautilus. Nous sui-vîmes un étroit raidillon qui courait sur le sommet de la falaise.A onze heures et demie, nous étions arrivés au point du débar-quement. Le canot échoué avait déposé le capitaine à terre. Jel’aperçus debout sur un bloc ce basalte. Ses instrumentsétaient près de lui. Son regard se fixait sur l’horizon du nord,près duquel le soleil décrivait alors sa courbe allongée.

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Je pris place auprès de lui et j’attendis sans parler. Midi arri-va, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas.

C’était une fatalité. L’observation manquait encore. Si de-main elle ne s’accomplissait pas, il faudrait renoncer définitive-ment à relever notre situation.

En effet, nous étions précisément au 20 mars. Demain, 21,jour de l’équinoxe, réfraction non comptée, le soleil disparaî-trait sous l’horizon pour six mois, et avec sa disparition com-mencerait la longue nuit polaire. Depuis l’équinoxe de sep-tembre, il avait émergé de l’horizon septentrional, s’élevantpar des spirales allongées jusqu’au 21 décembre. A cetteépoque, solstice d’été de ces contrées boréales, il avait com-mencé à redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer sesderniers rayons.

Je communiquai mes observations et mes craintes au capi-taine Nemo.

« Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain,je n’obtiens la hauteur du soleil, je ne pourrai avant six moisreprendre cette opération. Mais aussi, précisément parce queles hasards de ma navigation m’ont amené, le 21 mars, dansces mers, mon point sera facile à relever, si, à midi, le soleil semontre à nos yeux.

— Pourquoi, capitaine ?— Parce que, lorsque l’astre du jour décrit des spirales si al-

longées, il est difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l’horizon, et les instruments sont exposés à com-mettre de graves erreurs.

— Comment procéderez-vous donc ?— Je n’emploierai que mon chronomètre, me répondit le capi-

taine Nemo. Si demain, 21 mars, à midi, le disque du soleil, entenant compte de la réfraction, est coupé exactement par l’ho-rizon du nord, c’est que je suis au pôle sud.

— En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n’est pas ma-thématiquement rigoureuse, parce que l’équinoxe ne tombepas nécessairement à midi.

— Sans doute, monsieur, mais l’erreur ne sera pas de centmètres, et il ne nous en faut pas davantage. A demain donc. »

Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil et moi, nous res-tâmes jusqu’à cinq heures à arpenter la plage, observant etétudiant. Je ne récoltai aucun objet curieux, si ce n’est un œuf

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de pingouin, remarquable par sa grosseur, et qu’un amateureût payé plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raies etles caractères qui l’ornaient comme autant d’hiéroglyphes, enfaisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil,et le prudent garçon, au pied sûr, le tenant comme une pré-cieuse porcelaine de Chine, le rapporta intact au Nautilus.

Là je déposai cet œuf rare sous une des vitrines du musée. Jesoupai avec appétit d’un excellent morceau de foie de phoquedont le goût rappelait celui de la viande de porc. Puis je mecouchai, non sans avoir invoqué, comme un Indou, les faveursde l’astre radieux.

Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du matin, je montaisur la plate-forme. J’y trouvai le capitaine Nemo.

« Le temps se dégage un peu, me dit-il. J’ai bon espoir. Aprèsdéjeuner, nous nous rendrons à terre pour choisir un posted’observation. »

Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land. J’aurais voulul’emmener avec moi. L’obstiné Canadien refusa, et je vis bienque sa taciturnité comme sa fâcheuse humeur s’accroissaientde jour en jour. Après tout, je ne regrettai pas son entêtementdans cette circonstance. Véritablement, il y avait trop dephoques à terre, et il ne fallait pas soumettre ce pêcheur irré-fléchi à cette tentation.

Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le Nautilus s’étaitencore élevé de quelques milles pendant la nuit. Il était aularge, à une grande lieue d’une côte, que dominait un pic aigude quatre a cinq cents mètres. Le canot portait avec moi le ca-pitaine Nemo, deux hommes de l’équipage, et les instruments,c’est-à-dire un chronomètre, une lunette et un baromètre.

Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines quiappartenaient aux trois espèces particulières aux mers aus-trales, la baleine franche ou « right-whale » des Anglais, quin’a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptère àventre plissé, aux vastes nageoires blanchâtres, qui malgré sonnom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun-jaunâtre, le plus vif des cétacés. Ce puissant animal se fait en-tendre de loin, lorsqu’il projette à une grande hauteur ses co-lonnes d’air et de vapeur, qui ressemblent à des tourbillons defumée. Ces différents mammifères s’ébattaient par troupesdans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassin du pôle

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antarctique servait maintenant de refuge aux cétacés trop vive-ment traqués par les chasseurs.

Je remarquai également de longs cordons blanchâtres desalpes, sortes de mollusques agrégés, et des méduses degrande taille qui se balançaient entre le remous des lames.

A neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s’éclaircissait.Les nuages fuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient lasurface froide des eaux. Le capitaine Nemo se dirigea vers lepic dont il voulait sans doute faire son observatoire. Ce fut uneascension pénible sur des laves aiguës et des pierres ponces,au milieu d’une atmosphère souvent saturée par les émana-tions sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un hommedéshabitué de fouler la terre, gravissait les pentes les plusraides avec une souplesse, une agilité que je ne pouvais égaler,et qu’eût enviée un chasseur d’isards.

Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce picmoitié porphyre, moitié basalte. De là, nos regards embras-saient une vaste mer qui, vers le nord traçait nettement saligne terminale sur le fond du ciel. A nos pieds, des champséblouissants de blancheur. Sur notre tête, un pâle azur, dégagéde brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule defeu déjà écornée par le tranchant de l’horizon. Du sein deseaux s’élevaient en gerbes magnifiques des jets liquides parcentaines. Au loin, le Nautilus, comme un cétacé endormi. Der-rière nous, vers le sud et l’est, une terre immense, un amoncel-lement chaotique de rochers et de glaces dont on n’apercevaitpas la limite.

Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soi-gneusement sa hauteur au moyen du baromètre, car il devaiten tenir compte dans son observation.

A midi moins le quart, le soleil, vu alors par réfraction seule-ment, se montra comme un disque d’or et dispersa ses derniersrayons sur ce continent abandonné, à ces mers que l’hommen’a jamais sillonnées encore.

Le capitaine Nemo, muni d’une lunette à réticules, qui, aumoyen d’un miroir, corrigeait la réfraction, observa l’astre quis’enfonçait peu à peu au-dessous de l’horizon en suivant unediagonale très allongée. Je tenais le chronomètre. Mon cœurbattait fort. Si la disparition du demi-disque du soleil coïncidaitavec le midi du chronomètre, nous étions au pôle même.

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« Midi ! m’écriai-je.— Le pôle sud ! » répondit le capitaine Nemo d’une voix

grave, en me donnant la lunette qui montrait l’astre du jourprécisément coupé en deux portions égales par l’horizon.

Je regardai les derniers rayons couronner le pic et lesombres monter peu à peu sur ses rampes.

En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur monépaule, me dit :

« Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghéritk, entraîné par lescourants et les tempêtes, atteignit 64° de latitude sud et dé-couvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier, l’illustreCook, suivant le trente-huitième méridien, arriva par 67°30’delatitude. et en 1774, le 30 janvier, sur le cent-neuvième méri-dien, il atteignit 71°15’de latitude. En 1819, le Russe Bellin-ghausen se trouva sur le soixante-neuvième parallèle, et en1821, sur le soixante-sixième par 111° de longitude ouest. En1820, l’Anglais Brunsfield fut arrêté sur le soixante-cinquièmedegré. La même année, l’Américain Morrel, dont les récits sontdouteux, remontant sur le quarante-deuxième méridien, décou-vrait la mer libre par 70°14’de latitude. En 1825, l’Anglais Po-well ne pouvait dépasser le soixante-deuxième degré. La mêmeannée, un simple pêcheur de phoques, l’Anglais Weddel s’éle-vait jusqu’à 72°14’de latitude sur le trente-cinquième méridien,et jusqu’à 74°15’sur le trente-sixième. En 1829, l’Anglais Fors-ter, commandant le Chanticleer, prenait possession du conti-nent antarctique par 63°26’de latitude et 66°26’de longitude.En 1831, l’Anglais Biscoë, le ler février, découvrait la terred’Enderby par 68°50’de latitude, en 1832, le 5 février, la terred’Adélaïde par 67° de latitude. et le 21 février, la terre de Gra-ham par 64°45’de latitude. En 1838, le Français Dumont d’Ur-ville, arrêté devant la banquise par 62°57’de latitude, relevaitla terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvellepointe au sud, il nommait par 66°30’, le 21 janvier, la terreAdélie, et huit jours après, par 64°40’, la côte Clarie. En 1838,l’Anglais Wilkes s’avançait jusqu’au soixante-neuvième paral-lèle sur le centième méridien. En 1839, l’Anglais Balleny dé-couvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin,en 1842, l’Anglais James Ross, montant l’Érébus et le Terror, le12 janvier, par 76°56’de latitude et 171°7’de longitude est,trouvait la terre Victoria ; le 23 du même mois, il relevait le

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soixante-quatorzième parallèle, le plus haut point atteint jus-qu’alors ; le 27, il était par 76°8’, le 28, par 77°32’, le 2 février,par 78°4’, et en 1842, il revenait au soixante-onzième degréqu’il ne put dépasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21mars 1868, j’ai atteint le pôle sud sur le quatre-vingt-dixièmedegré, et je prends possession de cette partie du globe égaleau sixième des continents reconnus.

— Au nom de qui, capitaine ?— Au mien, monsieur ! »Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un pavillon noir, por-

tant un N d’or écartelé sur son étamine. Puis, se retournantvers l’astre du jour dont les derniers rayons léchaient l’horizonde la mer :

« Adieu, soleil ! s’écria-t-il. Disparais, astre radieux ! Couche-toi sous cette mer libre. et laisse une nuit de six mois étendreses ombres sur mon nouveau domaine ! »

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Chapitre 15Accident ou Incident ?Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin, les préparatifsde départ furent commencés. Les dernières lueurs du crépus-cule se fondaient dans la nuit. Le froid était vif. Les constella-tions resplendissaient avec une surprenante intensité. Au zé-nith brillait cette admirable Croix du Sud, l’étoile polaire desrégions antarctiques.

Le thermomètre marquait douze degrés au-dessous de zéro,et quand le vent fraîchissait, il causait de piquantes morsures.Les glaçons se multipliaient sur l’eau libre. La mer tendait à seprendre partout. De nombreuses plaques noirâtres, étalées àsa surface, annonçaient la prochaine formation de la jeuneglace. Évidemment, le bassin austral, gelé pendant les six moisde l’hiver, était absolument inaccessible. Que devenaient lesbaleines pendant cette période ? Sans doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pourles phoques et les morses, habitués à vivre sous les plus dursclimats, ils restaient sur ces parages glacés. Ces animaux ontl’instinct de creuser des trous dans les ice-fields et de les main-tenir toujours ouverts. C’est à ces trous qu’ils viennent respi-rer ; quand les oiseaux, chassés par le froid, ont émigré vers lenord, ces mammifères marins demeurent les seuls maîtres ducontinent polaire.

Cependant, les réservoirs d’eau s’étaient remplis, et le Nauti-lus descendait lentement. A une profondeur de mille pieds, ils’arrêta. Son hélice battit les flots, et il s’avança droit au nordavec une vitesse de quinze milles à l’heure. Vers le soir, il flot-tait déjà sous l’immense carapace glacée de la banquise.

Les panneaux du salon avaient été fermés par prudence, carla coque du Nautilus pouvait se heurter à quelque bloc immer-gé. Aussi, je passai cette journée à mettre mes notes au net.

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Mon esprit était tout entier à ses souvenirs du pôle. Nousavions atteint ce point inaccessible sans fatigues, sans danger,comme si notre wagon flottant eût glissé sur les rails d’un che-min de fer. Et maintenant, le retour commençait véritablement.Me réserverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais,tant la série des merveilles sous-marines est inépuisable ! Ce-pendant, depuis cinq mois et demi que le hasard nous avait je-tés à ce bord, nous avions franchi quatorze mille lieues, et surce parcours plus étendu que l’Équateur terrestre, combiend’incidents ou curieux ou terribles avaient charmé notrevoyage : la chasse dans les forêts de Crespo, l’échouement dudétroit de Torrès, le cimetière de corail, les pêcheries de Cey-lan, le tunnel arabique, les feux de Santorin, les millions de labaie du Vigo, l’Atlantide, le pôle sud ! Pendant la nuit, tous cessouvenirs, passant de rêve en rêve, ne laissèrent pas mon cer-veau sommeiller un instant.

A trois heures du matin, je fus réveillé par un choc violent. Jem’étais redressé sur mon lit et j’écoutais au milieu de l’obscuri-té, quand je fus précipité brusquement au milieu de lachambre. Évidemment, le Nautilus donnait une bande considé-rable après avoir touché.

Je m’accotai aux parois et je me traînai par les coursives jus-qu’au salon qu’éclairait le plafond lumineux. Les meublesétaient renversés. Heureusement, les vitrines, solidement sai-sies par le pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord, sousle déplacement de la verticale se collaient aux tapisseries, tan-dis que ceux de bâbord s’en écartaient d’un pied par leur bor-dure inférieure. Le Nautilus était donc couché sur tribord, et,de plus, complètement immobile,

A l’intérieur j’entendais un bruit de pas, des voix confuses.Mais le capitaine Nemo ne parut pas. Au moment où j’allaisquitter le salon, Ned Land et Conseil entrèrent.

« Qu’y a-t-il ? leur dis-je aussitôt.— Je venais le demander à monsieur, répondit Conseil.— Mille diables ! s’écria le Canadien, je le sais bien moi ! Le

Nautilusa touché, et à en juger par la gîte qu’il donne, je necrois pas qu’il s’en tire comme la première fois dans le détroitde Torrès.

— Mais au moins, demandai-je, est-il revenu à la surface dela mer ?

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— Nous l’ignorons, répondit Conseil.— Il est facile de s’en assurer », répondis-je.Je consultai le manomètre. A ma grande surprise, il indiquait

une profondeur de trois cent soixante mètres.« Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.— Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.— Mais où le trouver ? demanda Ned Land.— Suivez-moi », dis-je à mes deux compagnons.Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque, personne. A

l’escalier central, au poste de l’équipage, personne. Je supposaique le capitaine Nemo devait être posté dans la cage du timo-nier. Le mieux était d’attendre. Nous revînmes tous trois ausalon.

Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. Ilavait beau jeu pour s’emporter. Je le laissai exhaler sa mau-vaise humeur tout à son aise, sans lui répondre.

Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant à sur-prendre les moindres bruits qui se produisaient à l’intérieur duNautilus, quand le capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nousvoir. Sa physionomie, habituellement si impassible, révélaitune certaine inquiétude. Il observa silencieusement la bous-sole, le manomètre, et vint poser son doigt sur un point du pla-nisphère, dans cette partie qui représentait les mers australes.

Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement, quelques instantsplus tard, lorsqu’il se tourna vers moi, je lui dis en retournantcontre lui une expression dont il s’était servi au détroit deTorrès :

« Un incident, capitaine ?— Non, monsieur, répondit-il, un accident cette fois.— Grave ?— Peut-être.— Le danger est-il immédiat ?— Non.— Le Nautilus s’est échoué ?— Oui.— Et cet échouement est venu ? …— D’un caprice de la nature, non de l’impéritie des hommes.

Pas une faute n’a été commise dans nos manœuvres. Toutefois,on ne saurait empêcher l’équilibre de produire ses effets. On

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peut braver les lois humaines, mais non résister aux loisnaturelles. »

Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour selivrer à cette réflexion philosophique. En somme, sa réponse nem’apprenait rien.

« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est lacause de cet accident ?

— Un énorme bloc de glace, une montagne entière s’est re-tournée, me répondit-il. Lorsque les icebergs sont minés à leurbase par des eaux plus chaudes ou par des chocs réitérés, leurcentre de gravité remonte. Alors ils se retournent en grand, ilsculbutent. C’est ce qui est arrivé. L’un de ces blocs, en se ren-versant, a heurté le Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis,glissant sous sa coque et le relevant avec une irrésistible force,il l’a ramené dans des couches moins denses, où il se trouvecouché sur le flanc.

Mais ne peut-on dégager le Nautilus en vidant ses réservoirs,de manière à le remettre en équilibre ?

— C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvezentendre les pompes fonctionner. Voyez l’aiguille du mano-mètre. Elle indique que le Nautilus remonte, mais le bloc deglace remonte avec lui, et jusqu’à ce qu’un obstacle arrête sonmouvement ascensionnel, notre position ne sera pas changée.»

En effet, le Nautilus donnait toujours la même bande sur tri-bord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s’arrêteraitlui-même. Mais à ce moment, qui sait si nous n’aurions pasheurté la partie supérieure de la banquise, si nous ne serionspas effroyablement pressés entre les deux surfaces glacées ?

Je réfléchissais à toutes les conséquences de cette situation.Le capitaine Nemo ne cessait d’observer le manomètre. LeNautilus, depuis la chute de l’iceberg, avait remonté de centcinquante pieds environ, mais il faisait toujours le même angleavec la perpendiculaire.

Soudain un léger mouvement se fit sentir dans la coque. Évi-demment, le Nautilus se redressait un peu. Les objets suspen-dus dans le salon reprenaient sensiblement leur position nor-male. Les parois se rapprochaient de la verticalité. Personnede nous ne parlait. Le cœur ému, nous observions, nous

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sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontalsous nos pieds. Dix minutes s’écoulèrent.

« Enfin, nous sommes droit ! m’écria-je.— Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du

salon.— Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.— Certainement, répondit-il, puisque les réservoirs ne sont

pas encore vidés, et que vidés, le Nautilus devra remonter à lasurface de la mer. »

Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par ses ordres, onavait arrêté la marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, ilaurait bientôt heurté la partie inférieure de la banquise, etmieux valait le maintenir entre deux eaux.

« Nous l’avons échappé belle ! dit alors Conseil.— Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces blocs de glace,

ou tout au moins emprisonnés. Et alors, faute de pouvoir re-nouveler l’air… Oui ! nous l’avons échappé belle !

— Si c’est fini ! » murmura Ned Land.Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion

sans utilité, et je ne répondis pas. D’ailleurs, les panneaux s’ou-vrirent en ce moment, et la lumière extérieure fit irruption àtravers la vitre dégagée.

Nous étions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit ; mais, à unedistance de dix mètres, sur chaque côté du Nautilus, s’élevaitune éblouissante muraille de glace. Au-dessus et au-dessous,même muraille. Au-dessus, parce que la surface inférieure dela banquise se développait comme un plafond immense. Au-dessous, parce que le bloc culbuté, ayant glissé peu à peu,avait trouvé sur les murailles latérales deux points d’appui quile maintenaient dans cette position. Le Nautilus était empri-sonné dans un véritable tunnel de glace, d’une largeur de vingtmètres environ, rempli d’une eau tranquille. Il lui était donc fa-cile d’en sortir en marchant soit en avant soit en arrière, et dereprendre ensuite, à quelques centaines de mètres plus bas, unlibre passage sous la banquise.

Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant, le salonresplendissait d’une lumière intense. C’est que la puissante ré-verbération des parois de glace y renvoyait violemment lesnappes du fanal. Je ne saurais peindre l’effet des rayons vol-taïques sur ces grands blocs capricieusement découpés, dont

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chaque angle, chaque arête, chaque facette, jetait une lueurdifférente, suivant la nature des veines qui couraient dans laglace. Mine éblouissante de gemmes, et particulièrement desaphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des éme-raudes. Çà et là des nuances opalines d’une douceur infiniecouraient au milieu de points ardents comme autant de dia-mants de feu dont l’œil ne pouvait soutenir l’éclat. La puis-sance du fanal était centuplée, comme celle d’une lampe à tra-vers les lames lenticulaires d’un phare de premier ordre.

« Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria Conseil.— Oui ! dis-je, c’est un admirable spectacle. N’est-ce pas,

Ned ?— Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C’est superbe !

Je rage d’être forcé d’en convenir. On n’a jamais rien vu de pa-reil. Mais ce spectacle-là pourra nous coûter cher. Et, s’il fauttout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu avoulu interdire aux regards de l’homme ! »

Ned avait raison. C’était trop beau. Tout à coup, un cri deConseil me fit retourner.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je.— Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regarde

pas ! »Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses

paupières.« Mais qu’as-tu, mon garçon ?— Je suis ébloui, aveuglé ! »Mes regards se portèrent involontairement vers la vitre, mais

je ne pus supporter le feu qui la dévorait.Je compris ce qui s’était passé. Le Nautilus venait de se

mettre en marche à grande vitesse. Tous les éclats tranquillesdes murailles de glace s’étaient alors changés en raies fulgu-rantes. Les feux de ces myriades de diamants se confondaient.Le Nautilus, emporté par son hélice, voyageait dans un four-reau d’éclairs.

Les panneaux du salon se refermèrent alors. Nous tenionsnos mains sur nos yeux tout imprégnés de ces lueurs concen-triques qui flottent devant la rétine, lorsque les rayons solairesl’ont trop violemment frappée. Il fallut un certain temps pourcalmer le trouble de nos regards.

Enfin, nos mains s’abaissèrent.

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« Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil.— Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.— Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasés

sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de cesmisérables continents et des petits ouvrages sortis de la maindes hommes ! Non ! le monde habité n’est plus digne de nous !»

De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamandmontrent à quel degré d’ébullition était monté notre enthou-siasme. Mais le Canadien ne manqua pas d’y jeter sa goutted’eau froide.

« Le monde habité ! dit-il en secouant la tête. Soyez tran-quille, ami Conseil, nous n’y reviendrons pas ! »

Il était alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc seproduisit à l’avant du Nautilus. Je compris que son éperon ve-nait de heurter un bloc de glace. Ce devait être une faussemanœuvre, car ce tunnel sous-marin, obstrué de blocs, n’of-frait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaineNemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivraitles sinuosités du tunnel. En tout cas, la marche en avant nepouvait être absolument enrayée. Toutefois, contre mon at-tente, le Nautilus prit un mouvement rétrograde très prononcé.

« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.— Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté, le tunnel soit sans

issue.— Et alors ? …— Alors, dis-je, la manœuvre est bien simple. Nous retourne-

rons sur nos pas, et nous sortirons par l’orifice sud. Voilà tout.»

En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je nel’étais réellement. Cependant le mouvement rétrograde duNautilus s’accélérait, et marchant à contre hélice, il nous en-traînait avec une grande rapidité.

« Ce sera un retard, dit Ned.— Qu’importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu

qu’on sorte.— Oui, répéta Ned Land, pourvu qu’on sorte ! »Je me promenai pendant quelques instants du salon à la bi-

bliothèque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai

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bientôt sur un divan, et je pris un livre que mes yeux parcou-rurent machinalement.

Un quart d’heure après, Conseil, s’étant approché de moi,me dit :

« Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur ?— Très intéressant, répondis-je.— Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit monsieur !— Mon livre ? »En effet, je tenais à la main l’ouvrage des Grands Fonds sous-

marins. Je ne m’en doutais même pas. Je fermai le livre et re-pris ma promenade. Ned et Conseil se levèrent pour se retirer.

« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemblejusqu’au moment où nous serons sortis de cette impasse.

— Comme il plaira à monsieur », répondit Conseil.Quelques heures s’écoulèrent. J’observais souvent les instru-

ments suspendus à la paroi du salon. Le manomètre indiquaitque le Nautilus se maintenait à une profondeur constante detrois cents mètres, la boussole. qu’il se dirigeait toujours ausud, le loch, qu’il marchait à une vitesse de vingt milles àl’heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserré. Maisle capitaine Nemo savait qu’il ne pouvait trop se hâter, etqu’alors, les minutes valaient des siècles.

A huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. A l’arrière,cette fois. Je pâlis. Mes compagnons s’étaient rapprochés demoi. J’avais saisi la main de Conseil. Nous nous interrogions duregard, et plus directement que si les mots eussent interpréténotre pensée.

En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai à lui.« La route est barrée au sud ? lui demandai-je.— Oui, monsieur. L’iceberg en se retournant a fermé toute

issue.— Nous sommes bloqués ?— Oui. »

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Chapitre 16Faute d'airAinsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impéné-trable mur de glace. Nous étions prisonniers de la banquise !Le Canadien avait frappé une table de son formidable poing.Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait re-pris son impassibilité habituelle. Il s’était croisé les bras. Il ré-fléchissait. Le Nautilus ne bougeait plus.

Le capitaine prit alors la parole :« Messieurs, dit-il d’une voix calme, il y a deux manières de

mourir dans les conditions où nous sommes. »Cet inexplicable personnage avait l’air d’un professeur de

mathématiques qui fait une démonstration à ses élèves.« La première, reprit-il, c’est de mourir écrasés. La seconde,

c’est de mourir asphyxiés. Je ne parle pas de la possibilité demourir de faim, car les approvisionnements du Nautilus dure-ront certainement plus que nous. Préoccupons-nous donc deschances d’écrasement ou d’asphyxie.

— Quant à l’asphyxie, capitaine, répondis-je, elle n’est pas àcraindre, car nos réservoirs sont pleins.

— Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront quedeux jours d’air. Or, voilà trente-six heures que nous sommesenfouis sous les eaux, et déjà l’atmosphère alourdie du Nauti-lus demande à être renouvelée. Dans quarante-huit heures,notre réserve sera épuisée.

— Eh bien, capitaine, soyons délivrés avant quarante-huitheures !

— Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille quinous entoure.

— De quel côté ? demandai-je.— C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais échouer le

Nautilus sur le banc inférieur, et mes hommes, revêtus de

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scaphandres, attaqueront l’iceberg par sa paroi la moinsépaisse.

— Peut-on ouvrir les panneaux du salon ?— Sans inconvénient. Nous ne marchons plus. »Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des sifflements m’apprirent

que l’eau s’introduisait dans les réservoirs. Le Nautilus s’abais-sa lentement et reposa sur le fond de glace par une profondeurde trois cent cinquante mètres, profondeur à laquelle était im-mergé le banc de glace inférieur.

« Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte survotre courage et sur votre énergie.

— Monsieur, me répondit le Canadien, ce n’est pas dans cemoment que je vous ennuierai de mes récriminations. Je suisprêt à tout faire pour le salut commun.

— Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.— J’ajouterai, reprit-il, qu’habile à manier le pic comme le

harpon, si je puis être utile au capitaine, il peut disposer demoi.

— Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »Je conduisis le Canadien à la chambre ou les hommes du

Nautilus revêtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitainede la proposition de Ned, qui fut acceptée. Le Canadien endos-sa son costume de mer et fut aussitôt prêt que ses compagnonsde travail. Chacun d’eux portait sur son dos l’appareil Rou-quayrol auquel les réservoirs avaient fourni un large continentd’air pur. Emprunt considérable, mais nécessaire, fait à la ré-serve du Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles deve-naient inutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturées derayons électriques.

Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont lesvitres étaient découvertes, et, posté près de Conseil. j’examinailes couches ambiantes qui supportaient le Nautilus.

Quelques instants après, nous voyions une douzained’hommes de l’équipage prendre pied sur le banc de glace, etparmi eux Ned Land, reconnaissable à sa haute taille. Le capi-taine Nemo était avec eux.

Avant de procéder au creusement des murailles, il fit prati-quer des sondages qui devaient assurer la bonne direction destravaux. De longues sondes furent enfoncées dans les parois la-térales ; mais après quinze mètres, elles étaient encore

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arrêtées par l’épaisse muraille. Il était inutile de s’attaquer à lasurface plafonnante, puisque c’était la banquise elle-même quimesurait plus de quatre cents mètres de hauteur. Le capitaineNemo fit alors sonder la surface inférieure. Là dix mètres deparois nous séparaient de l’eau. Telle était l’épaisseur de cetice-field. Dès lors, il s’agissait d’en découper un morceau égalen superficie à la ligne de flottaison du Nautilus. C’était envi-ron six mille cinq cents mètres cubes à détacher, afin de creu-ser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champde glace.

Le travail fut immédiatement commencé et conduit avec uneinfatigable opiniâtreté. Au lieu de creuser autour du Nautilus,ce qui eût entraîné de plus grandes difficultés, le capitaine Ne-mo fit dessiner l’immense fosse à huit mètres de sa hanche debâbord. Puis ses hommes la taraudèrent simultanément surplusieurs points de sa circonférence. Bientôt. Le pic attaqua vi-goureusement cette matière compacte, et de gros blocs furentdétachés de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spéci-fique, ces blocs, moins lourds que l’eau, s’envolaient pour ainsidire à la voûte du tunnel. qui s’épaississait par le haut de cedont il diminuait vers le bas. Mais peu importait, du momentque la paroi inférieure s’amincissait d’autant.

Après deux heures d’un travail énergique, Ned Land rentraépuisé. Ses compagnons et lui furent remplacés par de nou-veaux travailleurs auxquels nous nous joignîmes, Conseil etmoi. Le second du Nautilus nous dirigeait.

L’eau me parut singulièrement froide, mais je me réchauffaipromptement en maniant le pic. Mes mouvements étaient trèslibres, bien qu’ils se produisissent sous une pression de trenteatmosphères.

Quand je rentrai, après deux heures de travail, pour prendrequelque nourriture et quelque repos, je trouvai une notable dif-férence entre le fluide pur que me fournissait l’appareil Rou-quayrol et l’atmosphère du Nautilus, déjà chargé d’acide car-bonique. L’air n’avait pas été renouvelé depuis quarante-huitheures, et ses qualités vivifiantes étaient considérablement af-faiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n’avionsenlevé qu’une tranche de glace épaisse d’un mètre sur la su-perficie dessinée, soit environ six cents mètres cubes. En ad-mettant que le même travail fût accompli par douze heures, il

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fallait encore cinq nuits et quatre jours pour mener à bonne fincette entreprise.

« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je à mes compagnons, etnous n’avons que pour deux jours d’air dans les réservoirs.

— Sans compter, répliqua Ned, qu’une fois sortis de cettedamnée prison, nous serons encore emprisonnés sous la ban-quise et sans communication possible avec l’atmosphère ! »

Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le minimum detemps nécessaire à notre délivrance ? L’asphyxie ne nousaurait-elle pas étouffés avant que le Nautilus eût pu revenir àla surface des flots ? Était-il destiné à périr dans ce tombeaude glace avec tous ceux qu’il renfermait ? La situation parais-sait terrible. Mais chacun l’avait envisagée en face, et tousétaient décidés à faire leur devoir jusqu’au bout.

Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une nouvelletranche d’un mètre fut enlevée à l’immense alvéole. Mais, lematin, quand, revêtu de mon scaphandre, je parcourus lamasse liquide par une température de six à sept degrés au-des-sous de zéro, je remarquai que les murailles latérales se rap-prochaient peu à peu. Les couches d’eau éloignées de la fosse,que n’échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des ou-tils, marquaient une tendance à se solidifier. En présence de cenouveau et imminent danger, que devenaient nos chances desalut, et comment empêcher la solidification de ce milieu li-quide, qui eût fait éclater comme du verre les parois duNautilus ?

Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deux com-pagnons. A quoi bon risquer d’abattre cette énergie qu’ils em-ployaient au pénible travail du sauvetage ? Mais, lorsque je fusrevenu à bord ? je fis observer au capitaine Nemo cette gravecomplication.

« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modi-fier les plus terribles conjonctures. C’est un danger de plus,mais je ne vois aucun moyen d’y parer. La seule chance de sa-lut, c’est d’aller plus vite que la solidification. Il s’agit d’arriverpremiers. Voilà tout. »

Arriver premiers ! Enfin, j’aurais dû être habitué à ces façonsde parler !

Cette journée, pendant plusieurs heures, je maniai le picavec opiniâtreté. Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler,

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c’était quitter le Nautilus, c’était respirer directement cet airpur emprunté aux réservoirs et fourni par les appareils, c’étaitabandonner une atmosphère appauvrie et viciée.

Vers le soir, la fosse s’était encore creusée d’un mètre.Quand je rentrai à bord, je faillis être asphyxié par l’acide car-bonique dont l’air était saturé. Ah ! que n’avions-nous lesmoyens chimiques qui eussent permis de chasser ce gaz délé-tère ! L’oxygène ne nous manquait pas. Toute cette eau encontenait une quantité considérable et en la décomposant parnos puissantes piles, elle nous eût restitué le fluide vivifiant. J’yavais bien songé, mais à quoi bon, puisque l’acide carbonique,produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties dunavire. Pour l’absorber, il eût fallu remplir des récipients depotasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette ma-tière manquait à bord, et rien ne la pouvait remplacer

Ce soir-là, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de sesréservoirs, et lancer quelques colonnes d’air pur à l’intérieurdu Nautilus. Sans cette précaution, nous ne nous serions pasréveillés.

Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur enentamant le cinquième mètre. Les parois latérales et la surfaceinférieure de la banquise s’épaississaient visiblement. Il étaitévident qu’elles se rejoindraient avant que le Nautilus fût par-venu à se dégager. Le désespoir me prit un instant. Mon pic futprès de s’échapper de mes mains. A quoi bon creuser, si je de-vais périr étouffé, écrasé par cette eau qui se faisait pierre, unsupplice que la férocité des sauvages n’eût pas même inventé.Il me semblait que j’étais entre les formidables mâchoires d’unmonstre qui se rapprochaient irrésistiblement.

En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail,travaillant lui-même, passa près de moi. Je le touchai de lamain et lui montrai les parois de notre prison. La muraille detribord s’était avancée à moins de quatre mètres de la coquedu Nautilus.

Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nousrentrâmes à bord. Mon scaphandre ôté, je l’accompagnai dansle salon.

« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque hé-roïque moyen, ou nous allons être scellés dans cette eau solidi-fiée comme dans du ciment.

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— Oui ! dis-je, mais que faire ?— Ah ! s’écria-t-il, si mon Nautilus était assez fort pour sup-

porter cette pression sans en être écrasé ?— Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l’idée du

capitaine.— Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congélation de

l’eau nous viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa so-lidification, elle ferait éclater ces champs de glace qui nousemprisonnent, comme elle fait, en se gelant, éclater les pierresles plus dures ! Ne sentez-vous pas qu’elle serait un agent desalut au lieu d’être un agent de destruction !

— Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque résistance à l’écra-sement que possède le Nautilus, il ne pourrait supporter cetteépouvantable pression et s’aplatirait comme une feuille de tôle.

— Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les se-cours de la nature, mais sur nous-mêmes. Il faut s’opposer àcette solidification. Il faut l’enrayer. Non seulement, les paroislatérales se resserrent, mais il ne reste pas dix pieds d’eau àl’avant ou à l’arrière du Nautilus. La congélation nous gagnede tous les côtés.

— Combien de temps, demandai-je, l’air des réservoirs nouspermettra-t-il de respirer à bord ? »

Le capitaine me regarda en face.« Après-demain, dit-il, les réservoirs seront vides ! »Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-je m’éton-

ner de cette réponse ? Le 22 mars, le Nautilus s’était plongésous les eaux libres du pôle. Nous étions au 26. Depuis cinqjours, nous vivions sur les réserves du bord ! Et ce qui restaitd’air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. Au mo-ment où j’écris ces choses, mon impression est tellement viveencore, qu’une terreur involontaire s’empare de tout mon être,et que l’air semble manquer à mes poumons !

Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait, silencieux, im-mobile. Visiblement, une idée lui traversait l’esprit. Mais il pa-raissait la repousser. Il se répondait négativement à lui-même.Enfin, ces mots s’échappèrent de ses lèvres !

« L’eau bouillante ! murmura-t-il.— L’eau bouillante ? m’écriai-je.— Oui, monsieur. Nous sommes renfermés dans un espace

relativement restreint. Est-ce que des jets d’eau bouillante,

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constamment injectée par les pompes du Nautilus, n’élève-raient pas la température de ce milieu et ne retarderaient passa congélation ?

— Il faut l’essayer, dis-je résolument.— Essayons, monsieur le professeur. »Le thermomètre marquait alors moins sept degrés à l’exté-

rieur. Le capitaine Nemo me conduisit aux cuisines où fonc-tionnaient de vastes appareils distillatoires qui fournissaientl’eau potable par évaporation. Ils se chargèrent d’eau, et toutela chaleur électrique des piles fut lancée à travers les serpen-tins baignés par le liquide. En quelques minutes, cette eauavait atteint cent degrés. Elle fut dirigée vers les pompes pen-dant qu’une eau nouvelle la remplaçait au fur et à mesure. Lachaleur développée par les piles était telle que l’eau froide,puisée à la mer, après avoir seulement traversé les appareils,arrivait bouillante aux corps de pompe.

L’injection commença, et trois heures après, le thermomètremarquait extérieurement six degrés au-dessous de zéro. C’étaitun degré de gagné. Deux heures plus tard, le thermomètren’en marquait que quatre.

« Nous réussirons, dis-je au capitaine, après avoir suivi etcontrôlé par de nombreuses remarques les progrès del’opération.

— Je le pense, me répondit-il. Nous ne serons pas écrasés.Nous n’avons plus que l’asphyxie à craindre. »

Pendant la nuit, la température de l’eau remonta a un degréau-dessous de zéro. Les injections ne purent la porter à unpoint plus élevé. Mais comme la congélation de l’eau de mer nese produit qu’à moins deux degrés, je fus enfin rassuré contreles dangers de la solidification.

Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace avaient été arra-chés de l’alvéole. Quatre mètres seulement restaient à enlever.C’étaient encore quarante-huit heures de travail. L’air ne pou-vait plus être renouvelé à l’intérieur du Nautilus. Aussi, cettejournée alla-t-elle toujours en empirant.

Une lourdeur intolérable m’accabla. Vers trois heures dusoir, ce sentiment d’angoisse fut porté en moi à un degréviolent. Des bâillements me disloquaient les mâchoires. Mespoumons haletaient en cherchant ce fluide comburant, indis-pensable à la respiration, et qui se raréfiait de plus en plus.

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Une torpeur morale s’empara de moi. J’étais étendu sans force,presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris desmêmes symptômes, souffrant des mêmes souffrances, ne mequittait plus. Il me prenait la main, il m’encourageait, et je l’en-tendais encore murmurer :

« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air àmonsieur ! »

Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi.Si notre situation, à tous, était intolérable à l’intérieur, avec

quelle hâte, avec quel bonheur, nous revêtions nos sca-phandres pour travailler à notre tour ! Les pics résonnaient surla couche glacée. Les bras se fatiguaient, les mains s’écor-chaient, mais qu’étaient ces fatigues, qu’importaient ces bles-sures ! L’air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! Onrespirait !

Et cependant, personne ne prolongeait au-delà du temps vou-lu son travail sous les eaux. Sa tâche accomplie, chacun remet-tait à ses compagnons haletants le réservoir qui devait lui ver-ser la vie. Le capitaine Nemo donnait l’exemple et se soumet-tait le premier à cette sévère discipline. L’heure arrivait, il cé-dait son appareil à un autre et rentrait dans l’atmosphère vi-ciée du bord, toujours calme, sans une défaillance, sans unmurmure.

Ce jour-là, le travail habituel fut accompli avec plus de vi-gueur encore. Deux mètres seulement restaient à enlever surtoute la superficie. Deux mètres seulement nous séparaient dela mer libre. Mais les réservoirs étaient presque vides d’air. Lepeu qui restait devait être conservé aux travailleurs. Pas unatome pour le Nautilus !

Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué. Quellenuit ! Je ne saurais la peindre. De telles souffrances ne peuventêtre décrites. Le lendemain, ma respiration était oppressée.Aux douleurs de tête se mêlaient d’étourdissants vertiges quifaisaient de moi un homme ivre. Mes compagnons éprouvaientles mêmes symptômes. Quelques hommes de l’équipagerâlaient.

Ce jour-là, le sixième de notre emprisonnement, le capitaineNemo, trouvant trop lents la pioche et le pic, résolut d’écraserla couche de glaces qui nous séparait encore de la nappe li-quide. Cet homme avait conservé son sang-froid et son énergie.

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Il domptait par sa force morale les douleurs physiques. Il pen-sait, il combinait, il agissait.

D’après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c’est-à-dire soule-vé de la couche glacée par un changement de pesanteur spéci-fique. Lorsqu’il flotta on le hala de manière à l’amener au-des-sus de l’immense fosse dessinée suivant sa ligne de flottaison.Puis, ses réservoirs d’eau s’emplissant, il descendit et s’embot-ta dans l’alvéole.

En ce moment, tout l’équipage rentra à bord, et la doubleporte de communication fut fermée. Le Nautilus reposait alorssur la couche de glace qui n’avait pas un mètre d’épaisseur etque les sondes avaient trouée en mille endroits.

Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grand etcent mètres cubes d’eau s’y précipitèrent, accroissant de centmille kilogrammes le poids du Nautilus.

Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances,espérant encore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.

Malgré les bourdonnements qui emplissaient ma tête, j’en-tendis bientôt des frémissements sous la coque du Nautilus. Undénivellement se produisit. La glace craqua avec un fracas sin-gulier, pareil à celui du papier qui se déchire, et le Nautiluss’abaissa.

« Nous passons ! » murmura Conseil a mon oreille.Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans

une convulsion involontaire.Tout à coup, emporté par son effroyable surcharge, le Nauti-

lus s’enfonça comme un boulet sous les eaux, c’est-à-dire qu’iltomba comme il eût fait dans le vide !

Avec toute la force électrique fut mise sur les pompes quiaussitôt commencèrent à chasser l’eau des réservoirs. Aprèsquelques minutes, notre chute fut enrayée. Bientôt même, lemanomètre indiqua un mouvement ascensionnel. L’hélice, mar-chant à toute vitesse, fit tressaillir la coque de tôle jusque dansses boulons, et nous entraîna vers le nord.

Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jus-qu’à la mer libre ? Un jour encore ? Je serais mort avant !

A demi étendu sur un divan de la bibliothèque, je suffoquais.Ma face était violette, mes lèvres bleues, mes facultés suspen-dues. Je ne voyais plus, je n’entendais plus. La notion du temps

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avait disparu de mon esprit. Mes muscles ne pouvaient secontracter.

Les heures qui s’écoulèrent ainsi, je ne saurais les évaluer.Mais j’eus la conscience de mon agonie qui commençait. Jecompris que j’allais mourir…

Soudain je revins à moi. Quelques bouffées d’air pénétraientdans mes poumons. Étions-nous remontés à la surface desflots ? Avions-nous franchi la banquise ?

Non ! C’étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui sesacrifiaient pour me sauver. Quelques atomes d’air restaientencore au fond d’un appareil. Au lieu de le respirer, ilsl’avaient consacré pour moi, et, tandis qu’ils suffoquaient, ilsme versaient la vie goutte à goutte ! Je voulus repousser l’ap-pareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants,je respirai avec volupté.

Mes regards se portèrent vers l’horloge. Il était onze heuresdu matin. Nous devions être au 28 mars. Le Nautilus marchaitavec une vitesse effrayante de quarante milles à l’heure. Il setordait dans les eaux.

Où était le capitaine Nemo ? Avait-il succombé ? Sescompagnons étaient-ils morts avec lui ?

En ce moment, le manomètre indiqua que nous n’étions plusqu’à vingt pieds de la surface. Un simple champ de glace nousséparait de l’atmosphère. Ne pouvait-on le briser ?

Peut-être ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis,en effet, qu’il prenait une position oblique, abaissant son ar-rière et relevant son éperon. Une introduction d’eau avait suffipour rompre son équilibre. Puis, poussé par sa puissante hé-lice, il attaqua l’ice-field par en dessous comme un formidablebélier. Il le crevait peu à peu, se retirait, donnait à toute vi-tesse contre le champ qui se déchirait, et enfin, emporté parun élan suprême, il s’élança sur la surface glacée qu’il écrasade son poids.

Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l’air purs’introduisit à flots dans toutes les parties du Nautilus.

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Chapitre 17Du cap Horn à l'AmazoneComment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-être le Canadien m’y avait-il transporté. Mais je respirais, jehumais l’air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s’en-ivraient près de moi de ces fraîches molécules. Les malheu-reux. trop longtemps privés de nourriture, ne peuvent se jeterinconsidérément sur les premiers aliments qu’on leur présente.Nous. au contraire, nous n’avions pas à nous modérer, nouspouvions aspirer à pleins poumons les atomes de cette atmo-sphère, et c’était la brise, la brise elle-même qui nous versaitcette voluptueuse ivresse !

« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygène ! Que mon-sieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâ-choires à effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations !Le Canadien « tirait » comme un poêle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regar-dai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l’équipage. Pas même le capitaine Ne-mo. Les étranges marins du Nautilus se contentaient de l’airqui circulait à l’intérieur. Aucun n’était venu se délecter enpleine atmosphère.

Les premières paroles que je prononçai furent des paroles deremerciements et de gratitude pour mes deux compagnons.Ned et Conseil avaient prolongé mon existence pendant lesdernières heures de cette longue agonie. Toute ma reconnais-sance ne pouvait payer trop un tel dévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, celane vaut pas la peine d’en parler ! Quel mérite avons-nous eu àcela ? Aucun. Ce n’était qu’une question d’arithmétique. Votreexistence valait plus que la nôtre. Donc il fallait la conserver.

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— Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personnen’est supérieur à un homme généreux et bon, et vous l’êtes !

— C’est bien ! c’est bien ! répétait le Canadien embarrassé— Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.— Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait

bien quelques gorgées d’air, mais je crois que je m’y serais fait.D’ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et cela ne medonnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait,comme on dit, le respir… »

Conseil, confus de s’être jeté dans la banalité, n’acheva pas.« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liés les

uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits…— Dont j’abuserai, riposta le Canadien.— Hein ? fit Conseil.— Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi,

quand je quitterai cet infernal Nautilus.— Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?— Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, et

ici le soleil, c’est le nord.— Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous

rallions le Pacifique ou l’Atlantique, c’est-à-dire les mers fré-quentées ou désertes. »

A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaineNemo ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne àla fois les côtes de l’Asie et de l’Amérique. Il compléterait ainsison tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers oùle Nautilus trouvait la plus entière indépendance. Mais si nousretournions au Pacifique, loin de toute terre habitée, que deve-naient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important.Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôtfranchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous étionspar le travers de la pointe américaine, le 31 mars, à septheures du soir.

Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Le sou-venir de cet emprisonnement dans les glaces s’effaçait denotre esprit. Nous ne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Ne-mo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Lepoint reporté chaque jour sur le planisphère et fait par le se-cond me permettait de relever la direction exacte du Nautilus.

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Or, ce soir-là, il devint évident, à ma grande satisfaction, quenous revenions au nord par la route de l’Atlantique.

J’appris au Canadien et à Conseil le résultat de mesobservations.

« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va leNautilus ?

— Je ne saurais le dire, Ned.— Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter le

pôle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage dunord-ouest ?

Il ne faudrait pas l’en défier, répondit Conseil.— Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie

auparavant.— En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maître homme que ce

capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.— Surtout quand nous l’aurons quitté ! » riposta Ned Land.Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta à la

surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eûmesconnaissance d’une côte à l’ouest. C’était la Terre du Feu, à la-quelle les premiers navigateurs donnèrent ce nom en voyantles fumées nombreuses qui s’élevaient des huttes indigènes.Cette Terre du Feu forme une vaste agglomération d’îles quis’étend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues delarge, entre 53° et 56° de latitude australe, et 67°50’et77°15’de longitude ouest. La côte me parut basse, mais au loinse dressaient de hautes montagnes. Je crus même entrevoir lemont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix mètres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à som-met très aigu, qui, suivant qu’il est voilé ou dégagé de vapeurs,« annonce le beau ou le mauvais temps », me dit Ned Land.

« Un fameux baromètre, mon ami.— Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m’a jamais

trompé quand je naviguais dans les passes du détroit deMagellan. »

En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur lefond du ciel. C’était un présage de beau temps Il se réalisa.

Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côtequ’il prolongea à quelques milles seulement. Par les vitres dusalon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, cesvarechs porte-poires, dont la mer libre du pôle renfermait

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quelques échantillons, avec leurs filaments visqueux et polis,ils mesuraient jusqu’à trois cents mètres de longueur ; véri-tables câbles, plus gros que le pouce, très résistants, ilsservent souvent d’amarres aux navires. Une autre herbe,connue sous le nom de velp, à feuilles longues de quatre pieds,empâtées dans les concrétions coralligènes, tapissait les fonds.Elle servait de nid et de nourriture à des myriades de crustacéset de mollusques, des crabes, des seiches. Là, les phoques etles loutres se livraient à de splendides repas, mélangeant lachair du poisson et les légumes de la mer, suivant la méthodeanglaise.

Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec uneextrême rapidité. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel desMalouines, dont je pus, le lendemain, reconnaître les âpressommets. La profondeur de la mer était médiocre. Je pensaidonc, non sans raison, que ces deux îles, entourées d’un grandnombre d’îlots, faisaient autrefois partie des terres magella-niques. Les Malouines furent probablement découvertes par lecélèbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-SouthernIslands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands,îles de la Vierge. Elles furent ensuite nommées Malouines, aucommencement du dix-huitième siècle. par des pêcheurs deSaint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles ap-partiennent aujourd’hui.

Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beaux spécimensd’algues, et particulièrement un certain fucus dont les racinesétaient chargées de moules qui sont les meilleures du monde.Des oies et des canards s’abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientôt dans les offices du bord. En faitde poissons, j’observai spécialement des osseux appartenantau genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux déci-mètres, tout parsemés de taches blanchâtres et jaunes.

J’admirai également de nombreuses méduses, et les plusbelles du genre, les chrysaores particulières aux mers des Ma-louines. Tantôt elles figuraient une ombrelle demi-sphériquetrès lisse, rayée de lignes d’un rouge brun et terminée pardouze festons réguliers ; tantôt c’était une corbeille renverséed’où s’échappaient gracieusement de larges feuilles et delongues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leursquatre bras foliacés et laissaient pendre à la dérive leur

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opulente chevelure de tentacules. J’aurais voulu conserverquelques échantillons de ces délicats zoophytes ; mais ce nesont que des nuages, des ombres, des apparences, qui fondentet s’évaporent hors de leur élément natal.

Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurent disparusous l’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt-cinqmètres et suivit la côte américaine. Le capitaine Nemo ne semontrait pas.

Jusqu’au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Pa-tagonie, tantôt sous l’Océan, tantôt à sa surface. Le Nautilusdépassa le large estuaire formé par l’embouchure de la Plata,et se trouva, le 4 avril, par le travers de l’Uruguay, mais à cin-quante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et ilsuivait les longues sinuosités de l’Amérique méridionale. Nousavions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquementdans les mers du Japon.

Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne futcoupé sur le trente-septième méridien, et nous passâmes aularge du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand déplaisir deNed Land, n’aimait pas le voisinage de ces côtes habitées duBrésil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas unpoisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pou-vaient nous suivre, et les curiosités naturelles de ces merséchappèrent à toute observation.

Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril,au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientalede l’Amérique du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alorsle Nautilus s’écarta de nouveau, et il alla chercher à de plusgrandes profondeurs une vallée sous-marine qui se creuseentre ce cap et Sierra Leone sur la côte africaine. Cette valléese bifurque à la hauteur des Antilles et se termine au nord parune énorme dépression de neuf mille mètres. En cet endroit.La coupe géologique de l’Océan figure jusqu’aux petites An-tilles une falaise de six kilomètres, taillée à pic. et, à la hauteurdes îles du cap Vert, une autre muraille non moins considé-rable, qui enferment ainsi tout le continent immergé de l’Atlan-tide. Le fond de cette immense vallée est accidenté dequelques montagnes qui ménagent de pittoresques aspects àces fonds sous-marins. J’en parle surtout d’après les cartes ma-nuscrites que contenait la bibliothèque du Nautilus, cartes

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évidemment dues à la main du capitaine Nemo et levées surses observations personnelles.

Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent vi-sitées au moyen des plans inclinés. Le Nautilus fournissait delongues bordées diagonales qui le portaient à toutes les hau-teurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre nousréapparut à l’ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuairedont le débit est si considérable qu’il dessale la mer sur un es-pace de plusieurs lieues.

L’Équateur était coupé. A vingt milles dans l’ouest restaientles Guyanes, une terre française sur laquelle nous eussionstrouvé un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise,et les lames furieuses n’auraient pas permis à un simple canotde les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne meparla de rien. De mon côté, je ne fis aucune allusion à ses pro-jets de fuite, car je ne voulais pas le pousser à quelque tenta-tive qui eût infailliblement avorté.

Je me dédommageai facilement de ce retard par d’intéres-santes études. Pendant ces deux journées des 11 et 12 avril, leNautilus ne quitta pas la surface de la mer, et son chalut lui ra-mena toute une pêche miraculeuse en zoophytes, en poissonset en reptiles.

Quelques zoophytes avaient été dragues par la chaîne deschaluts. C’étaient, pour la plupart, de belles phyctallines, ap-partenant à la famille des actinidiens. et entre autres espèces,le phyctalis protexta, originaire de cette partie de l’Océan, pe-tit tronc cylindrique, agrémenté de lignes verticales et tachetéde points rouges que couronne un merveilleux épanouissementde tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en pro-duits que j’avais déjà observés, des turritelles, des olives-por-phyres. à lignes régulièrement entrecroisées dont les tachesrousses se relevaient vivement sur un fond de chair. des ptéro-cères fantaisistes, semblables à des scorpions pétrifiés, deshyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes àmanger, et certaines espèces de calmars, que les naturalistesde l’antiquité classaient parmi les poissons-volants, et quiservent principalement d’appât pour la pêche de la morue.

Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eul’occasion d’étudier, je notai diverses espèces. Parmi les carti-lagineux : des pétromizons-pricka, sortes d’anguilles, longues

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de quinze pouces, tête verdâtre, nageoires violettes, dos grisbleuâtre, ventre brun argenté semé de taches vives, iris desyeux cerclé d’or, curieux animaux que le courant de l’Amazoneavait dû entraîner jusqu’en mer, car ils habitent les eauxdouces ; des raies tuberculées, à museau pointu, à queuelongue et déliée, armées d’un long aiguillon dentelé ; de petitssquales d’un mètre, gris et blanchâtres de peau, dont les dents,disposées sur plusieurs rangs, se recourbent en arrière. et quisont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; deslophies-vespertillions, sortes de triangles isocèles rougeâtres,d’un demi-mètre, auxquels les pectorales tiennent par des pro-longations charnues qui leur donnent l’aspect de chauves-sou-ris, mais que leur appendice corné, situé près des narines, afait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espèces de ba-tistes, le curassavien dont les flancs pointillés brillent d’uneéclatante couleur d’or, et le caprisque violet clair, à nuanceschatoyantes comme la gorge d’un pigeon.

Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais trèsexacte, par la série des poissons osseux que j’observai : pas-sans, appartenant au genre des apléronotes. dont le museauest très obtus et blanc de neige, le corps peint d’un beau noir,et qui sont munis d’une lanière charnue très longue et très dé-liée ; odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de trois dé-cimètres, resplendissant d’un vif éclat argenté ; scombres-guares, pourvus de deux nageoires anales ; centronotes-nègres, à teintes noires, que l’on pêche avec des brandons,longs poissons de deux mètres, à chair grasse, blanche, ferme,qui, frais, ont le goût de l’anguille, et secs, le goût du saumonfumé ; labres demi-rouges, revêtus d’écailles seulement à labase des nageoires dorsales et anales ; chrysoptères, sur les-quels l’or et l’argent mêlent leur éclat à ceux du rubis et de latopaze ; spares-queues-d’or, dont la chair est extrêmement dé-licate, et que leurs propriétés phosphorescentes trahissent aumilieu des eaux ; spares-pobs, à langue fine, à teintes orange ;sciènes-coro à caudales d’or, acanthures-noirauds, anableps deSurinam, etc.

Cet « et cœtera » ne saurait empêcher de citer encore unpoisson dont Conseil se souviendra longtemps et pour cause.

Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie très aplatiequi, la queue coupée, eût formé un disque parfait et qui pesait

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une vingtaine de kilogrammes. Elle était blanche en dessous,rougeâtre en dessus, avec de grandes taches rondes d’un bleufoncé et cerclées de noir, très lisse de peau, et terminée parune nageoire bilobée. Étendue sur la plate-forme, elle se débat-tait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs,et faisait tant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la préci-piter à la mer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se préci-pita sur lui, et, avant que je ne pusse l’en empêcher, il le saisità deux mains.

Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l’air, paralysé d’unemoitié du corps, et criant :

« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi. »C’était la première fois que le pauvre garçon ne me parlait

pas « à la troisième personne ».Le Canadien et moi, nous l’avions relevé, nous le friction-

nions à bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternelclassificateur murmura d’une voix entrecoupée :

« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, àbranchies fixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies,genre des torpilles ! »

— Oui, mon ami, répondis-je, c’est une torpille qui t’a misdans ce déplorable état.

— Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais jeme vengerai de cet animal.

Et comment ?— En le mangeant. »Ce qu’il fit le soir même, mais par pure représaille, car fran-

chement c’était coriace.L’infortuné Conseil s’était attaqué à une torpille de la plus

dangereuse espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un mi-lieu conducteur tel que l’eau, foudroie les poissons à plusieursmètres de distance, tant est grande la puissance de son organeélectrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pasmoins de vingt-sept pieds carrés.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s’ap-procha de la côte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni.Là vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins.C’étaient des manates qui, comme le dugong et le stellère, ap-partiennent à l’ordre des syréniens. Ces beaux animaux, pai-sibles et inoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peser

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au moins quatre mille kilogrammes. J’appris à Ned Land et àConseil que la prévoyante nature avait assigné à ces mammi-fères un tôle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme lesphoques, doivent paître les prairies sous-marines et détruireainsi les agglomérations d’herbes qui obstruent l’embouchuredes fleuves tropicaux.

« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis queles hommes ont presque entièrement anéanti, ces races utiles ?C’est que les herbes putréfiées ont empoisonné l’air, et l’airempoisonné, c’est la fièvre jaune qui désole ces admirablescontrées. Les végétations vénéneuses se sont multipliées sousces mers torrides, et le mal s’est irrésistiblement développé de-puis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »

Et s’il faut en croire Toussenel, ce fléau n’est rien encore au-près de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mersseront dépeuplées de baleines et de phoques. Alors, encom-brées de poulpes, de méduses, de calmars, elles deviendrontde vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne posséderontplus « ces vastes estomacs, que Dieu avait chargés d’écumer lasurface des mers ».

Cependant, sans dédaigner ces théories, l’équipage du Nauti-lus s’empara d’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, eneffet, d’approvisionner les cambuses d’une chair excellente, su-périeure à celle du bœuf et du veau. Cette chasse ne fut pas in-téressante. Les manates se laissaient frapper sans se défendre.Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à être séchée,furent emmagasinés à bord.

Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encoreaccroître les réserves du Nautilus, tant ces mers se montraientgiboyeuses. Le chalut avait rapporté dans ses mailles un cer-tain nombre de poissons dont la tête se terminait par uneplaque ovale à rebords charnus. C’étaient des échénéïdes, dela troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leurdisque aplati se compose de lames cartilagineuses transver-sales mobiles, entre lesquelles l’animal peut opérer le vide, cequi lui permet d’adhérer aux objets à la façon d’une ventouse.

Le rémora, que j’avais observé dans la Méditerranée, appar-tient à cette espèce. Mais celui dont il s’agit ici. c’était l’éché-nélde ostéochère, particulier à cette mer. Nos marins, a

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mesure qu’ils les prenaient, les déposaient dans des baillespleines d’eau.

La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. Encet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient àla surface des flots. Il eût été difficile de s’emparer de ces pré-cieux reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur solide ca-rapace est à l’épreuve du harpon. Mais l’échénéïde devait opé-rer cette capture avec une sûreté et une précision extraordi-naires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui feraitle bonheur et la fortune du naïf pêcheur a la ligne.

Les hommes du Naulilus attachèrent à la queue de ces pois-sons un anneau assez large pour ne pas gêner leurs mouve-ments, et à cet anneau, une longue corde amarrée à bord parl’autre bout.

Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leurrôle et allèrent se fixer au plastron des tortues. Leur ténacitéétait telle qu’ils se fussent déchirés plutôt que de lâcher prise.On les halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles ilsadhéraient.

On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mètre, qui pe-saient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaquescornées grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouche-tures blanches et jaunes, les rendaient très précieuses. Enoutre, elles étaient excellentes au point de vue comestible, ain-si que les tortues franches qui sont d’un goût exquis.

Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l’Ama-zone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer.

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Chapitre 18Les poulpesPendant quelques jours, le Nautilus s’écarta constamment dela côte américaine. Il ne voulait pas, évidemment, fréquenterles flots du golfe du Mexique ou de la mer des Antilles. Cepen-dant, l’eau n’eût pas manqué sous sa quille, puisque la profon-deur moyenne de ces mers est de dix-huit cents mètres ; mais,probablement ces parages, semés d’îles et sillonnés de stea-mers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.

Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la Martinique et dela Guadeloupe, à une distance de trente milles environ. J’aper-çus un instant leurs pitons élevés.

Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à exécutiondans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostant undes nombreux bateaux qui font le cabotage d’une île à l’autre,fut très décontenancé. La fuite eût été très praticable si NedLand fût parvenu a s’emparer du canot à l’insu du capitaine.Mais en plein Océan, il ne fallait plus y songer.

La Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assez longueconversation à ce sujet. Depuis six mois nous étions prison-niers à bord du Nautilus. Nous avions fait dix-sept mille lieues,et, comme le disait Ned Land, il n’y avait pas de raison pourque cela finît. Il me fit donc une proposition à laquelle je nem’attendais pas. Ce fut de poser catégoriquement cette ques-tion au capitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garderindéfiniment à son bord ?

Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, elle nepouvait aboutir. Il ne fallait rien espérer du commandant duNautilus, mais tout de nous seuls. D’ailleurs, depuis quelquetemps, cet homme devenait plus sombre, plus retiré, moins so-ciable. Il paraissait m’éviter. Je ne le rencontrais qu’à de raresintervalles. Autrefois, il se plaisait à m’expliquer les merveilles

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sous-marines ; maintenant il m’abandonnait à mes études et nevenait plus au salon.

Quel changement s’était opéré en lui ? Pour quelle cause ? Jen’avais rien à me reprocher. Peut-être notre présence à bordlui pesait-elle ? Cependant, je ne devais pas espérer qu’il fûthomme à nous rendre la liberté.

Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d’agir. Sicette démarche n’obtenait aucun résultat, elle pouvait raviverses soupçons, rendre notre situation pénible et nuire aux pro-jets du Canadien. J’ajouterai que je ne pouvais en aucune façonarguer de notre santé. Si l’on excepte la rude épreuve de labanquise du pôle sud, nous ne nous étions jamais mieux portés,ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette atmo-sphère salubre, cette régularité d’existence, cette uniformitéde température, ne donnaient pas prise aux maladies, et pourun homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucunregret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui, qui va où ilveut, qui par des voies mystérieuses pour les autres, non pourlui-même, marche à son but, je comprenais une telle existence.Mais nous, nous n’avions pas rompu avec l’humanité. Pour moncompte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes études si cu-rieuses et si nouvelles. J’avais maintenant le droit d’écrire levrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tôt que plustard, il pût voir le jour.

Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au-des-sous de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que deproduits intéressants j’eus à signaler sur mes notes quoti-diennes ! C’étaient, entre autres zoophytes, des galèresconnues sous le nom de physalie spélagiques, sortes de grossesvessies oblongues, à reflets nacrés, tendant leur membrane auvent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des filsde soie ; charmantes méduses à l’œil, véritables orties au tou-cher qui distillent un liquide corrosif. C’étaient, parmi les arti-culés, des annélides longs d’un mètre et demi, armés d’unetrompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs,qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes leslueurs du spectre solaire. C’étaient, dans l’embranchement despoissons, des raies-molubars, énormes cartilagineux longs dedix pieds et pesant six cents livres, la nageoire pectorale trian-gulaire, le milieu du dos un peu bombé, les yeux fixés aux

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extrémités de la face antérieure de la tête, et qui, flottantcomme une épave de navire, s’appliquaient parfois comme unopaque volet sur notre vitre. C’étaient des balistes américainspour lesquels la nature n’a broyé que du blanc et du noir, desbobies plumiers, allongés et charnus, aux nageoires jaunes, àla mâchoire proéminente, des scombres de seize décimètres, àdents courtes et aiguës, couverts de petites écailles, apparte-nant à l’espèce des albicores. Puis, par nuées, apparaissent dessurmulets, corsetés de raies d’or de la tête à la queue, agitantleurs resplendissantes nageoires ; véritables chefs-d’œuvre debijouterie consacrés autrefois à Diane, particulièrement re-cherchés des riches Romains, et dont le proverbe disait : « Neles mange pas qui les prend ! » Enfin, des pomacanthes-dorés,ornés de bandelettes émeraude, habillés de velours et de soie,passaient devant nos yeux comme des seigneurs de Véronèse ;des spareséperonnés se dérobaient sous leur rapide nageoirethoracine ; des clupanodons de quinze pouces s’enveloppaientde leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la merde leur grosse queue charnue ; des corégones rouges sem-blaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et dessélènes argentées, dignes de leur nom, se levaient sur l’horizondes eaux comme autant de lunes aux reflets blanchâtres.

Que d’autres échantillons merveilleux et nouveaux j’eusseencore observés, si le Nautilus ne se fût peu à peu abaissé versles couches profondes ! Ses plans inclinés l’entraînèrent jus-qu’à des fonds de deux mille et trois mille cinq cents mètres.Alors la vie animale n’était plus représentée que par des en-crines, des étoiles de mer, de charmantes pentacrines tête deméduse, dont la tige droite supportait un petit calice, destroques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mol-lusques littoraux de grande espèce.

Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne dequinze cents mètres. La terre la plus rapprochée était alors cetarchipel des îles Lucayes, disséminées comme un tas de pavésa la surface des eaux. Là s’élevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposés parlarges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs quenos rayons électriques n’éclairaient pas jusqu’au fond.

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Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, de laminairesgéants, de fucus gigantesques, un véritable espalier d’hydro-phytes digne d’un monde de Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned etmoi, nous fûmes naturellement amenés à citer les animaux gi-gantesques de la mer. Les unes sont évidemment destinées à lanourriture des autres. Cependant, par les vitres du Nautiluspresque immobile, je n’apercevais encore sur ces longs fila-ments que les principaux articulés de la division des bra-chioures, des l’ambres à longues pattes, des crabes violacés,des clios particuliers aux mers des Antilles.

Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon at-tention sur un formidable fourmillement qui se produisait à tra-vers les grandes algues.

« Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes,et je ne serais pas étonné d’y voir quelques-uns de cesmonstres.

— Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de laclasse des céphalopodes ?

— Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’amiLand s’est trompé, sans doute, car je n’aperçois rien.

— Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contemplerface à face l’un de ces poulpes dont j’ai tant entendu parler etqui peuvent entraîner des navires dans le fond des abîmes. Cesbêtes-là, ça se nomme des krak…

— Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.— Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier

de la plaisanterie de son compagnon.— Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels ani-

maux existent.— Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru au

narval de monsieur.— Nous avons eu tort, Conseil.— Sans doute ! mais d’autres y croient sans doute encore.— C’est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis

bien décidé à n’admettre l’existence de ces monstres quelorsque je les aurai disséqués de ma propre main.

— Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas auxpoulpes gigantesques ?

— Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien.

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— Beaucoup de gens, ami Ned.— Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !— Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !— Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plus sérieux

du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grandeembarcation entraînée sous les flots par les bras d’uncéphalopode.

— Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.— Oui, Ned.— De vos propres yeux ?— De mes propres yeux.— Où, s’il vous plaît ?— A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil.— Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.— Non, dans une église, répondit Conseil.— Dans une église ! s’écria le Canadien.— Oui, ami Ned. C’était un tableau qui représentait le poulpe

en question !— Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui

me fait poser !— Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler de ce ta-

bleau ; mais le sujet qu’il représente est tiré d’une légende, etvous savez ce qu’il faut penser des légendes en matière d’his-toire naturelle ! D’ailleurs, quand il s’agit de monstres, l’imagi-nation ne demande qu’à s’égarer.

Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaient en-traîner des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d’uncéphalopode, long d’un mille, qui ressemblait plutôt à une îlequ’à un animal. On raconte aussi que l’évêque de Nidros dres-sa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, lerocher se mit en marche et retourna à la mer. Le rocher étaitun poulpe.

— Et c’est tout ? demanda le Canadien.— Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan de Ber-

ghem, parle également d’un poulpe sur lequel pouvait manœu-vrer un régiment de cavalerie !

— Ils allaient bien, les évêques d’autrefois ! dit Ned Land.— Enfin, les naturalistes de l’antiquité citent des monstres

dont la gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient trop grospour passer par le détroit de Gibraltar.

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— A la bonne heure ! fit le Canadien.— Mais dans tous ces récits, qu’y a-t-il de vrai ? demanda

Conseil.— Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de

la vraisemblance pour monter jusqu’à la fable ou à la légende.Toutefois, à l’imagination des conteurs, il faut sinon une cause,du moins un prétexte. On ne peut nier qu’il existe des poulpeset des calmars de très grande espèce, mais inférieurs cepen-dant aux cétacés. Aristote a constaté les dimensions d’un cal-mar de cinq coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs envoient fréquemment dont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts. Les musées de Trieste et de Montpellier conservent dessquelettes de poulpes qui mesurent deux mètres. D’ailleurs,suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long desix pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept.Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.

— En pêche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.— S’ils n’en pêchent pas, les marins en voient du moins. Un

de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souvent af-firmé qu’il avait rencontré un de ces monstres de taille colos-sale dans les mers de l’Inde. Mais le fait le plus étonnant et quine permet plus de nier l’existence de ces animaux gigan-tesques, s’est passé il y a quelques années, en 1861.

— Quel est ce fait ? demanda Ned Land.— Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peu près

par la latitude où nous sommes en ce moment, l’équipage del’aviso l’Alecton aperçut un monstrueux calmar qui nageaitdans ses eaux. Le commandant Bouguer s’approcha del’animal, et il l’attaqua à coups de harpon et à coups de fusil,sans grand succès, car balles et harpons traversaient ceschairs molles comme une gelée sans consistance. Après plu-sieurs tentatives infructueuses, l’équipage parvint à passer unnœud coulant autour du corps du mollusque. Ce nœud glissajusqu’aux nageoires caudales et s’y arrêta. On essaya alors dehaler le monstre à bord, mais son poids était si considérablequ’il se sépara de sa queue sous la traction de la corde, et, pri-vé de cet ornement, il disparut sous les eaux.

— Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.— Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposé

de nommer ce poulpe « calmar de Bouguer ».

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— Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.— Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit Conseil, qui

posté à la vitre, examinait de nouveau les anfractuosités de lafalaise.

— Précisément, répondis-je.— Sa tête, reprit Conseil, n’était-elle pas couronnée de huit

tentacules, qui s’agitaient sur l’eau comme une nichée deserpents ?

— Précisément.— Ses yeux, placés à fleur de tête, n’avaient-ils pas un déve-

loppement considérable ?— Oui, Conseil.— Et sa bouche, n’était-ce pas un véritable bec de perroquet,

mais un bec formidable ?— En effet, Conseil.— Eh bien ! n’en déplaise à monsieur, répondit tranquille-

ment Conseil, si ce n’est pas le calmar de Bouguer, voici, dumoins, un de ses frères. »

Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.« L’épouvantable bête », s’écria-t-il.Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer un mouvement

de répulsion. Devant mes yeux s’agitait un monstre horrible,digne de figurer dans les légendes tératologiques.

C’était un calmar de dimensions colossales, ayant huitmètres de longueur. Il marchait à reculons avec une extrêmevélocité dans la direction du Nautilus. Il regardait de sesénormes yeux fixes à teintes glauques. Ses huit bras, ou plutôtses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ont valu à ces ani-maux le nom de céphalopodes, avaient un développementdouble de son corps et se tordaient comme la chevelure des fu-ries. On voyait distinctement les deux cent cinquante ven-touses disposées sur la face interne des tentacules sous formede capsules semisphériques. Parfois ces ventouses s’appli-quaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche dece monstre — un bec de corne fait comme le bec d’un perro-quet — s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, sub-stance cornée, armée elle-même de plusieurs rangées de dentsaiguës, sortait en frémissant de cette véritable cisaille. Quellefantaisie de la nature ! Un bec d’oiseau à un mollusque ! Soncorps, fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formait une

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masse charnue qui devait peser vingt à vingt-cinq mille kilo-grammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrêmerapidité suivant l’irritation de l’animal, passait successivementdu gris livide au brun rougeâtre.

De quoi s’irritait ce mollusque ? Sans doute de la présencede ce Nautilus, plus formidable que lui, et sur lequel ses brassuceurs ou ses mandibules n’avaient aucune prise. Et cepen-dant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalité le créa-teur leur a départie, quelle vigueur dans leurs mouvements,puisqu’ils possèdent trois cœurs !

Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je nevoulus pas laisser perdre l’occasion d’étudier soigneusementcet échantillon des céphalopodes. Je surmontai l’horreur quem’inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commençai àle dessiner.

« C’est peut-être le même que celui de l’Alecton, dit Conseil.— Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et

que l’autre a perdu sa queue !— Ce n’est pas une raison, répondis-je. Les bras et la queue

de ces animaux se reforment par rédintégration, et depuis septans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le tempsde repousser.

— D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-être un de ceux-là ! »

En effet, d’autres poulpes apparaissaient a la vitre de tri-bord. J’en comptai sept. Ils faisaient cortège au Nautilus, etj’entendis les grincements de leur bec sur la coque de tôle.Nous étions servis à souhait.

Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dansnos eaux avec une telle précision qu’ils semblaient immobiles,et j’aurais pu les décalquer en raccourci sur la vitre. D’ailleurs,nous marchions sous une allure modérée.

Tout à coup le Nautilus s’arrêta. Un choc le fit tressaillirdans toute sa membrure.

« Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.— En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjà déga-

gés, car nous flottons. »Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les

branches de son hélice ne battaient pas les flots. Une minute

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se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans lesalon.

Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il me parutsombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-être, il alla aupanneau, regarda les poulpes et dit quelques mots à sonsecond.

Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Le pla-fond s’illumina.

J’allai vers le capitaine.« Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton déga-

gé que prendrait un amateur devant le cristal d’un aquarium.— En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nous

allons les combattre corps à corps. »Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas bien entendu.« Corps à corps ? répétai-je.— Oui, monsieur. L’hélice est arrêtée. Je pense que les man-

dibules cornées de l’un de ces calmars se sont engagées dansses branches. Ce qui nous empêche de marcher.

— Et qu’allez-vous faire ?— Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.— Entreprise difficile.— En effet. Les balles électriques sont impuissantes contre

ces chairs molles où elles ne trouvent pas assez de résistancepour éclater. Mais nous les attaquerons à la hache.

— Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusezpas mon aide.

— Je l’accepte, maître Land.— Nous vous accompagnerons », dis-je, et, suivant le capi-

taine Nemo, nous nous dirigeâmes vers l’escalier central.Là, une dizaine d’hommes, armés de haches d’abordage, se

tenaient prêts à l’attaque. Conseil et moi, nous prîmes deuxhaches. Ned Land saisit un harpon.

Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un desmarins, placé sur les derniers échelons, dévissait les boulonsdu panneau. Mais les écrous étaient à peine dégagés, que lepanneau se releva avec une violence extrême, évidemment tirépar la ventouse d’un bras de poulpe.

Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent parl’ouverture, et vingt autres s’agitèrent au-dessus. D’un coup de

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hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, quiglissa sur les échelons en se tordant.

Au moment où nous nous pressions les uns sur les autrespour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air,s’abattirent sur le marin placé devant le capitaine Nemo etl’enlevèrent avec une violence irrésistible.

Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au-dehors. Nousnous étions précipités à sa suite.

Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé àses ventouses, était balancé dans l’air au caprice de cetteénorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait : A moi ! à moi !Ces mots, prononcés en français, me causèrent une profondestupeur ! J’avais donc un compatriote à bord, plusieurs, peut-être ! Cet appel déchirant, je l’entendrai toute ma vie !

L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cette puis-sante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s’était précipitésur le poulpe, et, d’un coup de hache, il lui avait encore abattuun bras. Son second luttait avec rage contre d’autres monstresqui rampaient sur les flancs du Nautilus. L’équipage se battaità coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfon-cions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeurde musc pénétrait l’atmosphère. C’était horrible.

Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe,serait arraché à sa puissante succion. Sept bras sur huitavaient été coupés. Un seul, brandissant la victime comme uneplume, se tordait dans l’air. Mais au moment où le capitaineNemo et son second se précipitaient sur lui, l’animal lança unecolonne d’un liquide noirâtre, sécrété par une bourse situéedans son abdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuagese fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortunécompatriote !

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne sepossédait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au mi-lieu de ces tronçons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire. Il semblait queces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes del’hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeaitdans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon

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audacieux compagnon fut soudain renversé par les tentaculesd’un monstre qu’il n’avait pu éviter.

Ah ! comment mon cœur ne s’est-il pas brisé d’émotion etd’horreur ! Le formidable bec du calmar s’était ouvert sur NedLand. Ce malheureux allait être coupé en deux. Je me précipi-tai à son secours. Mais le capitaine Nemo m’avait devancé. Sahache disparut entre les deux énormes mandibules, et miracu-leusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea son harpontout entier jusqu’au triple cœur du poulpe.

« Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo auCanadien.

Ned s’inclina sans lui répondre.Ce combat avait duré un quart d’heure. Les monstres vain-

cus, mutilés, frappés à mort, nous laissèrent enfin la place etdisparurent sous les flots.

Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal,regardait la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, etde grosses larmes coulaient de ses yeux.

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Chapitre 19Le Gulf-StreamCette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra ja-mais l’oublier. Je l’ai écrite sous l’impression d’une émotionviolente. Depuis, j’en ai revu le récit. Je l’ai lu à Conseil et auCanadien. Ils l’ont trouvé exact comme fait, mais insuffisantcomme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait laplume du plus illustre de nos poètes, l’auteur des Travailleursde la Mer.

J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots.Sa douleur fut immense. C’était le second compagnon qu’il per-dait depuis notre arrivée à bord. Et quelle mort ! Cet ami, écra-sé, étouffé, brisé par le formidable bras d’un poulpe, broyésous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec sescompagnons dans les paisibles eaux du cimetière de corail !

Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri de désespoirpoussé par l’infortuné qui m’avait déchiré le cœur. Ce pauvreFrançais, oubliant son langage de convention, s’était repris àparler la langue de son pays et de sa mère, pour jeter un su-prême appel ! Parmi cet équipage du Nautilus, associé decorps et d’âme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contactdes hommes. j’avais donc un compatriote ! Était-il seul à repré-senter la France dans cette mystérieuse association, évidem-ment composée d’individus de nationalités diverses ? C’étaitencore un de ces insolubles problèmes qui se dressaient sanscesse devant mon esprit !

Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le visplus pendant quelque temps. Mais qu’il devait être triste,désespéré, irrésolu, si j’en jugeais par ce navire dont il étaitl’âme et qui recevait toutes ses impressions ! Le Nautilus negardait plus de direction déterminée. Il allait, venait, flottaitcomme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait été

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dégagée, et cependant, il s’en servait à peine. Il naviguait auhasard. Il ne pouvait s’arracher du théâtre de sa dernière lutte,de cette mer qui avait dévoré l’un des siens !

Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement quele Nautilus reprit franchement sa route au nord, après avoir euconnaissance des Lucayes à l’ouvert du canal de Bahama. Noussuivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui ases rives, ses poissons et sa température propres. J’ai nomméle Gulf-Stream.

C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu del’Atlantique, et dont les eaux ne se mélangent pas aux eauxocéaniennes. C’est un fleuve salé, plus salé que la mer am-biante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa lar-geur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, soncourant marche avec une vitesse de quatre kilomètres àl’heure. L’invariable volume de ses eaux est plus considérableque celui de tous les fleuves du globe.

La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par le com-mandant Maury, son point de départ, si l’on veut. est situédans le golfe de Gascogne. Là, ses eaux, encore faibles de tem-pérature et de couleur. commencent à se former. Il descend ausud, longe l’Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux rayonsde la zone torride, traverse l’Atlantique. atteint le cap San-Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branchesdont l’une va se saturer encore des chaudes molécules de lamer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, chargé de rétablirl’équilibre entre les températures et de mêler les eaux des tro-piques aux eaux boréales, commence son rôle de pondérateur.Chauffé à blanc dans le golfe du Mexique, il s’élève au nord surles côtes américaines, s’avance jusqu’à Terre-Neuve, déviesous la poussée du courant froid du détroit de Davis, reprendla route de l’Océan en suivant sur un des grands cercles duglobe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers lequarante-troisième degré, dont l’un, aidé par l’alizé du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Açores, et dontl’autre, après avoir attiédi les rivages de l’Irlande et de la Nor-vège, va jusqu’au-delà du Spitzberg, où sa température tombeà quatre degrés, former la mer libre du pôle.

C’est sur ce fleuve de l’Océan que le Nautilus naviguait alors.A sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large,

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et sur trois cent cinquante mètres de profondeur, le Gulf-Stream marche à raison de huit kilomètres à l’heure. Cette ra-pidité décroît régulièrement à mesure qu’il s’avance vers lenord, et il faut souhaiter que cette régularité persiste, car, si,comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa directionviennent à se modifier, les climats européens seront soumis àdes perturbations dont on ne saurait calculer lesconséquences.

Vers midi, j’étais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui fai-sais connaître les particularités relatives au Gulf-Stream.Quand mon explication fut terminée, je l’invitai a plonger sesmains dans le courant.

Conseil obéit, et fut très étonné de n’éprouver aucune sensa-tion de chaud ni de froid.

« Cela vient, lui dis-je, de ce que la température des eaux duGulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique. est peu différentede celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifère quipermet aux côtes d’Europe de se parer d’une éternelle ver-dure. Et, s’il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, to-talement utilisée. fournirait assez de calorique pour tenir en fu-sion un fleuve de fer fondu aussi grand que l’Amazone ou leMissouri. »

En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream était de deuxmètres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement dis-tinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimées font sailliesur l’Océan et qu’un dénivellement s’opère entre elles et leseaux froides. Sombres d’ailleurs et très riches en matières sa-lines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts quiles environnent. Telle est même la netteté de leur ligne de dé-marcation, que le Nautilus, à la hauteur des Carolines, tranchade son éperon les flots du Gulf-Stream, tandis que son hélicebattait encore ceux de l’Océan.

Ce courant entraînait avec lui tout un monde d’êtres vivants.Les argonautes, si communs dans la Méditerranée, y voya-geaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, lesplus remarquables étaient des raies dont la queue très déliéeformait à peu près le tiers du corps, et qui figuraient de vasteslosanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d’unmètre, à tête grande, à museau court et arrondi, à dents

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pointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le corps parais-sait couvert d’écailles.

Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons parti-culiers à ces mers, des spares-synagres dont l’iris brillaitcomme un feu, des sciènes longues d’un mètre, à large gueulehérissée de petites dents. qui faisaient entendre un léger crides centronotes-nègres dont j’ai déjà parlé, des coriphènesbleus, relevés d’or et d’argent. des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l’Océan. qui peuvent rivaliser de couleur avec les plusbeaux oiseaux des tropiques des blémies-bosquiens à tête tri-angulaire. des rhombes bleuâtres dépourvus d’écailles. des ba-trachoïdes recouverts d’une bande jaune et transversale qui fi-gure un t grec, des fourmillements de petits gohies-hoc poin-tillés de taches brunes, des diptérodons à tête argentée et àqueue jaune, divers échantillons de salmones, des mugilo-mores, sveltes de taille. brillant d’un éclat doux, que Lacépèdea consacrés à l’aimable compagne de sa vie, enfin un beaupoisson, le chevalier-américain, qui, décoré de tous les ordreset chamarré de tous les rubans, fréquente les rivages de cettegrande nation où les rubans et les ordres sont si médiocrementestimés.

J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentesdu Gulf-Stream rivalisaient avec l’éclat électrique de notre fa-nal, surtout par ces temps orageux qui nous menaçaientfréquemment.

Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras, à lahauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream estlà de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dixmètres. Le Nautilus continuait d’errer à l’aventure. Toute sur-veillance semblait bannie du bord. Je conviendrai que dans cesconditions, une évasion pouvait réussir. En effet, les rivageshabités offraient partout de faciles refuges. La mer était inces-samment sillonnée de nombreux steamers qui font le serviceentre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit etjour parcourue par ces petites goëlettes chargées du cabotagesur les divers points de la côte américaine. On pouvait espérerd’être recueilli. C’était donc une occasion favorable, malgré lestrente milles qui séparaient le Nautilus des côtes de l’Union.

Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument lesprojets du Canadien. Le temps était fort mauvais. Nous

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approchions de ces parages où les tempêtes sont fréquentes,de cette patrie des trombes et des cyclones, précisément en-gendrés par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer sou-vent démontée sur un frêle canot, c’était courir à une pertecertaine. Ned Land en convenait lui-même. Aussi rongeait-ilson frein, pris d’une furieuse nostalgie que la fuite seule eût puguérir.

« Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que cela finisse. Jeveux en avoir le cœur net. Votre Nemo s’écarte des terres etremonte vers le nord. Mais je vous le déclare j’ai assez du pôleSud, et je ne le suivrai pas au pôle Nord.

— Que faire, Ned, puisqu’une évasion est impraticable en cemoment ?

— J’en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vousn’avez rien dit, quand nous étions dans les mers de votre pays.Je veux parler, maintenant que nous sommes dans les mers dumien. Quand je songe qu’avant quelques jours, le Nautilus vase trouver à la hauteur de la Nouvelle-Ecosse, et que là, versTerre-Neuve, s’ouvre une large baie, que dans cette baie sejette le Saint-Laurent et que le Saint-Laurent, c’est mon fleuveà moi le fleuve de Québec, ma ville natale ; quand je songe àcela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se hérissent.Tenez, monsieur, je me jetterai plutôt à la mer ! Je ne resteraipas ici ! J’y étouffe ! »

Le Canadien était évidemment à bout de patience. Sa vigou-reuse nature ne pouvait s’accommoder de cet emprisonnementprolongé. Sa physionomie s’altérait de jour en jour. Son carac-tère devenait de plus en plus sombre. Près de sept moiss’étaient écoulés sans que nous eussions eu aucune nouvelle dela terre. De plus, l’isolement du capitaine Nemo, son humeurmodifiée, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnité,tout me faisait apparaître les choses sous un aspect différent.Je ne sentais plus l’enthousiasme des premiers jours. Il fallaitêtre un Flamand comme Conseil pour accepter cette situation,dans ce milieu réservé aux cétacés et autres habitants de lamer. Véritablement, si ce brave garçon, au lieu de poumonsavait eu des branchies, je crois qu’il aurait fait un poissondistingué !

« Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant que je ne ré-pondais pas.

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— Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaineNemo quelles sont ses intentions à notre égard ?

— Oui, monsieur.— Et cela, quoiqu’il les ait déjà fait connaître ?— Oui. Je désire être fixé une dernière fois. Parlez pour moi

seul, en mon seul nom, si vous voulez.— Mais je le rencontre rarement. Il m’évite même.— C’est une raison de plus pour l’aller voir.— Je l’interrogerai, Ned.— Quand ? demanda le Canadien en insistant.— Quand je le rencontrerai.— Monsieur Aronnax, voulez-vous que j’aille le trouver, moi ?— Non, laissez-moi faire. Demain…— Aujourd’hui, dit Ned Land.— Soit. Aujourd’hui, je le verrai », répondis-je au Canadien,

qui, en agissant lui-même, eût certainement tout compromis.Je restai seul. La demande décidée, je résolus d’en finir im-

médiatement. J’aime mieux chose faite que chose à faire.Je rentrai dans ma chambre. De là, j’entendis marcher dans

celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser échapper cetteoccasion de le rencontrer. Je frappai à sa porte. Je n’obtins pasde réponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai le bouton. Laporte s’ouvrit.

J’entrai. Le capitaine était là. Courbé sur sa table de travail,il ne m’avait pas entendu. Résolu à ne pas sortir sans l’avoir in-terrogé, je m’approchai de lui. Il releva la tête brusquement,fronça les sourcils, et me dit d’un ton assez rude :

« Vous ici ! Que me voulez-vous ?— Vous parler, capitaine.— Mais je suis occupé, monsieur, je travaille. Cette liberté

que je vous laisse de vous isoler, ne puis-je l’avoir pour moi ? »La réception était peu encourageante. Mais j’étais décidé à

tout entendre pour tout répondre.« Monsieur, dis-je froidement, j’ai à vous parler d’une affaire

qu’il ne m’est pas permis de retarder.— Laquelle, monsieur ? répondit-il ironiquement. Avez-vous

fait quelque découverte qui m’ait échappé ? La mer vous a-t-elle livré de nouveaux secrets ? »

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Nous étions loin de compte. Mais avant que j’eusse répondu,me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d’unton plus grave :

« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit en plusieurslangues. Il contient le résumé de mes études sur la mer, et, s’ilplaît à Dieu, il ne périra pas avec moi. Ce manuscrit, signé demon nom, complété par l’histoire de ma vie, sera renfermédans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivant denous tous à bord du Nautilus jettera cet appareil à la mer, et ilira où les flots le porteront. »

Le nom de cet homme ! Son histoire écrite par lui-même !Son mystère serait donc un jour dévoilé ? Mais, en ce moment,je ne vis dans cette communication qu’une entrée en matière.

« Capitaine, répondis-je, je ne puis qu’approuver la penséequi vous fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos études soitperdu. Mais le moyen que vous employez me paraît primitif.Qui sait où les vents pousseront cet appareil, en quelles mainsil tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ? Vous, ou l’un desvôtres ne peut-il… ?

— Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine enm’interrompant.

— Mais moi, mes compagnons, nous sommes prêts à garderce manuscrit en réserve, et si vous nous rendez la liberté…

— La liberté ! fit le capitaine Nemo se levant.— Oui, monsieur, et c’est à ce sujet que je voulais vous inter-

roger. Depuis sept mois nous sommes à votre bord, et je vousdemande aujourd’hui, au nom de mes compagnons comme aumien, si votre intention est de nous y garder toujours.

— Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous répon-drai aujourd’hui ce que je vous ai répondu il y a sept mois : Quientre dans le Nautilus ne doit plus le quitter.

C’est l’esclavage même que vous nous imposez.— Donnez-lui le nom qu’il vous plaira.— Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer sa liber-

té ! Quels que soient les moyens qui s’offrent à lui, il peut lescroire bons !

— Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui vous le dénie ?Ai-je jamais pensé à vous enchaîner par un serment ? »

Le capitaine me regardait en se croisant les bras.

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« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujetne serait ni de votre goût ni du mien. Mais puisque nousl’avons entamé, épuisons-le. Je vous le répète, ce n’est passeulement de ma personne qu’il s’agit. Pour moi l’étude est unsecours, une diversion puissante, un entraînement, une passionqui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme àvivre ignoré, obscur, dans le fragile espoir de léguer un jour àl’avenir le résultat de mes travaux, au moyen d’un appareil hy-pothétique confié au hasard des flots et des vents. En un mot,je puis vous admirer, vous suivre sans déplaisir dans un rôleque je comprends sur certains points : mais il est encored’autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entouréede complications et de mystères auxquels seuls ici, mes compa-gnons et moi, nous n’avons aucune part. Et même, quand notrecœur a pu battre pour vous, ému par quelques-unes de vosdouleurs ou remué par vos actes de génie ou de courage, nousavons dû refouler en nous jusqu’au plus petit témoignage decette sympathie que fait naître la vue de ce qui est beau et bon,que cela vienne de l’ami ou de l’ennemi. Eh bien, c’est ce senti-ment que nous sommes étrangers à tout ce qui vous touche,qui fait de notre position quelque chose d’inacceptable, d’im-possible, même pour moi mais d’impossible pour Ned Land sur-tout. Tout homme, par cela seul qu’il est homme, vaut qu’onsonge à lui. Vous êtes-vous demandé ce que l’amour de la liber-té, la haine de l’esclavage, pouvaient faire naître de projets devengeance dans une nature comme celle du Canadien, ce qu’ilpouvait penser, tenter, essayer ? … »

Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva.« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra,

que m’importe ? Ce n’est pas moi qui l’ai été chercher ! Cen’est pas pour mon plaisir que je le garde à mon bord ! Quant àvous, monsieur Aronnax, vous êtes de ceux qui peuvent toutcomprendre, même le silence. Je n’ai rien de plus à vous ré-pondre. Que cette première fois où vous venez de traiter ce su-jet soit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourraismême pas vous écouter. »

Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut trèstendue. Je rapportai ma conversation à mes deux compagnons.

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« Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien à at-tendre de cet homme. Le Nautilus se rapproche de Long-Is-land. Nous fuirons, quel que soit le temps. »

Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symp-tômes d’ouragan se manifestaient. L’atmosphère se faisaitblanchâtre et laiteuse. Aux cyrrhus à gerbes déliées succé-daient à l’horizon des couches de nimbocumulus. D’autresnuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et se gon-flait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, à l’excep-tion des satanicles, amis des tempêtes. Le baromètre baissaitnotablement et indiquait dans l’air une extrême tension des va-peurs. Le mélange du storm-glass se décomposait sous l’in-fluence de l’électricité qui saturait l’atmosphère. La lutte deséléments était prochaine.

La tempête éclata dans la journée du 18 mai, précisémentlorsque le Nautilus flottait à la hauteur de Long-Island, àquelques milles des passes de New York. Je puis décrire cettelutte des éléments, car au lieu de la fuir dans les profondeursde la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice, vou-lut la braver à sa surface.

Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en grand frais, c’est-à-dire avec une vitesse de quinze mètres à la seconde, qui futportée à vingt-cinq mètres vers trois heures du soir. C’est lechiffre des tempêtes.

Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avait prisplace sur la plate-forme. Il s’était amarré à mi-corps pour résis-ter aux vagues monstrueuses qui déferlaient. Je m’y étais hisséet attaché aussi, partageant mon admiration entre cette tem-pête et cet homme incomparable qui lui tenait tête.

La mer démontée était balayée par de grandes loques denuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucunede ces petites lames intermédiaires qui se forment au fond desgrands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses,dont la crête ne déferle pas, tant elles sont compactes. Leurhauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles. Le Nautilus,tantôt couché sur le côté, tantôt dressé comme un mât, roulaitet tanguait épouvantablement.

Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattitni le vent ni la mer. L’ouragan se déchaîna avec une vitesse dequarante-cinq mètres à la seconde, soit près de quarante lieues

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à l’heure. C’est dans ces conditions qu’il renverse des maisons,qu’il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu’il romptdes grilles de fer, qu’il déplace des canons de vingt-quatre. Etpourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cetteparole d’un savant ingénieur : « Il n’y a pas de coque bienconstruite qui ne puisse défier à la mer ! » Ce n’était pas unroc résistant, que ces lames eussent démoli, c’était un fuseaud’acier, obéissant et mobile, sans gréement, sans mâture, quibravait impunément leur fureur.

Cependant j’examinais attentivement ces vagues déchaînées.Elles mesuraient jusqu’à quinze mètres de hauteur sur une lon-gueur de cent cinquante a cent soixante-quinze mètres, et leurvitesse de propagation. moitié de celle du vent, était de quinzemètres à la seconde. Leur volume et leur puissance s’accrois-saient avec la profondeur des eaux. Je compris alors le rôle deces lames qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et le re-foulent au fond des mers où elles portent la vie avec l’oxygène.Leur extrême force de pression — on l’a calculée peut s’éleverjusqu’à trois mille kilogrammes par pied carré de la surfacequ’elles contrebattent. Ce sont de telles lames qui, aux Hé-brides, ont déplacé un bloc pesant quatre-vingt-quatre millelivres. Ce sont elles qui, dans la tempête du 23 décembre 1864,après avoir renversé une partie de la ville de Yéddo, au Japon,faisant sept cents kilomètres à l’heure, allèrent se briser lemême jour sur les rivages de l’Amérique.

L’intensité de la tempête s’accrut avec la nuit. Le baromètre,comme en 1860, à la Réunion, pendant un cyclone, tomba à710 millimètres. A la chute du jour, je vis passer à l’horizon ungrand navire qui luttait péniblement. Il capeyait sous petite va-peur pour se maintenir debout à la lame. Ce devait être un dessteamers des lignes de New York à Liverpool ou au Havre. Ildisparut bientôt dans l’ombre.

A dix heures du soir, le ciel était en feu. L’atmosphère fut zé-brée d’éclairs violents. Je ne pouvais en supporter l’éclat, tan-dis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblait aspi-rer en lui l’âme de la tempête. Un bruit terrible emplissait lesairs, bruit complexe, fait des hurlements des vagues écrasées,des mugissements du vent, des éclats du tonnerre. Le vent sau-tait à tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est,

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y revenait en passant par le nord, l’ouest et le sud, en sens in-verse des tempêtes tournantes de l’hémisphère austral.

Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tem-pêtes ! C’est lui qui crée ces formidables cyclones par la diffé-rence de température des couches d’air superposées a sescourants.

A la pluie avait succédé une averse de feu. Les gouttelettesd’eau se changeaient en aigrettes fulminantes. On eût dit quele capitaine Nemo, voulant une mort digne de lui, cherchait àse faire foudroyer. Dans un effroyable mouvement de tangage,le Nautilus dressa en l’air son éperon d’acier, comme la tiged’un paratonnerre, et j’en vis jaillir de longues étincelles.

Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers le pan-neau. Je l’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignaitalors son maximum d’intensité. Il était impossible de se tenirdebout à l’intérieur du Nautilus.

Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les réser-voirs se remplir peu à peu, et le Nautilus s’enfonça doucementau-dessous de la surface des flots.

Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons ef-farés qui passaient comme des fantômes dans les eaux en feu.Quelques-uns furent foudroyés sous mes yeux !

Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’il retrouveraitle calme à une profondeur de quinze mètres. Non. Les couchessupérieures étaient trop violemment agitées. Il fallut allerchercher le repos jusqu’à cinquante mètres dans les entraillesde la mer.

Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieu paisible !Qui eût dit qu’un ouragan terrible se déchaînait alors à la sur-face de cet Océan ?

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Chapitre 20Par 47°24' de Latitude et de 17°28' deLongitudeA la suite de cette tempête, nous avions été rejetés dans l’est.Tout espoir de s’évader sur les atterrages de New York ou duSaint-Laurent s’évanouissait. Le pauvre Ned, désespéré, s’isolacomme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous ne nous quit-tions plus.

J’ai dit que le Nautilus s’était écarté dans l’est. J’aurais dûdire, plus exactement, dans le nord-est. Pendant quelquesjours, il erra tantôt à la surface des flots, tantôt au-dessous, aumilieu de ces brumes si redoutables aux navigateurs. Elles sontprincipalement dues à la fonte des glaces, qui entretient uneextrême humidité dans l’atmosphère. Que de navires perdusdans ces parages, lorsqu’ils allaient reconnaître les feux incer-tains de la côte ! Que de sinistres dus à ces brouillardsopaques ! Que de chocs sur ces écueils dont le ressac est éteintpar le bruit du vent ! Que de collisions entre les bâtiments,malgré leurs feux de position, malgré les avertissements deleurs sifflets et de leurs cloches d’alarme !

Aussi, le fond de ces mers offrait-il l’aspect d’un champ debataille, où gisaient encore tous ces vaincus de l’Océan ; lesuns vieux et empâtés déjà ; les autres jeunes et réfléchissantl’éclat de notre fanal sur leurs ferrures et leurs carènes decuivre. Parmi eux, que de bâtiments perdus corps et biens,avec leurs équipages, leur monde d’émigrants, sur ces pointsdangereux signalés dans les statistiques, le cap Race, l’îleSaint-Paul, le détroit de Belle-Ile, l’estuaire du Saint-Laurent !Et depuis quelques années seulement que de victimes fourniesà ces funèbres annales par les lignes du Royal-Mail, d’Inmann,de Montréal, le Solway, I’Isis, le Paramatta, I’Hungarian, le Ca-nadian, l’Anglo-Saxon, le Humboldt, l’United-States, tous

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échoués, l’Artic, le Lyonnais, coulés par abordage, le Président,le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes igno-rées, sombres débris au milieu desquels naviguait le Nautilus,comme s’il eût passé une revue des morts !

Le 15 mai, nous étions sur l’extrémité méridionale du bancde Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines,un amas considérable de ces détritus organiques, amenés soitde l’Équateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pôle bo-réal, par ce contre-courant d’eau froide qui longe la côte amé-ricaine. Là aussi s’amoncellent les blocs erratiques charriéspar la débâcle des glaces. Là s’est formé un vaste ossuaire depoissons de mollusques ou de zoophytes qui y périssent parmilliards.

La profondeur de la mer n’est pas considérable au banc deTerre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Mais versle sud se creuse subitement une dépression profonde, un troude trois mille mètres. Là s’élargit le Gulf-Stream. C’est un épa-nouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de sa tempé-rature, mais il devient une mer.

Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha à son passage,je citerai le cycloptère d’un mètre, à dos noirâtre, à ventreorange, qui donne à ses congénères un exemple peu suivi de fi-délité conjugale, un unernack de grande taille, sorte de mu-rène émeraude, d’un goût excellent, des karraks à gros yeux,dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien, desblennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boule-rots ou goujons noirs de deux décimètres, des macroures àlongue queue, brillant d’un éclat argenté, poissons rapides,aventurés loin des mers hyperboréennes.

Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi, audacieux, vi-goureux, bien musclé, armé de piquants à la tête et d’aiguillonsaux nageoires, véritable scorpion de deux à trois mètres, enne-mi acharné des blennies, des gades et des saumons, c’était lecotte des mers septentrionales. au corps tuberculeux, brun decouleur, rouge aux nageoires. Les pêcheurs du Nautilus eurentquelque peine à s’emparer de cet animal, qui, grâce à laconformation de ses opercules, préserve ses organes respira-toires du contact desséchant de l’atmosphère et peut vivrequelque temps hors de l’eau.

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Je cite maintenant — pour mémoire — des bosquiens, petitspoissons qui accompagnent longtemps les navires dans lesmers boréales, des ables-oxyrhinques, spéciaux à l’Atlantiqueseptentrional, des rascasses, et j’arrive aux gades, principale-ment à l’espèce morue, que je surpris dans ses eaux de prédi-lection, sur cet inépuisable banc de Terre-Neuve.

On peut dire que ces morues sont des poissons de mon-tagnes, car Terre-Neuve n’est qu’une montagne sous-marine.Lorsque le Nautilus s’ouvrit un chemin à travers leurs pha-langes pressées, Conseil ne put retenir cette observation :

« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les moruesétaient plates comme des limandes ou des soles ?

— Naïf ! m’écriai-je. Les morues ne sont plates que chezl’épicier, où on les montre ouvertes et étalées. Mais dans l’eau,ce sont des poissons fusiformes comme les mulets, et parfaite-ment conformés pour la marche.

— Je veux croire monsieur, répondit Conseil. Quelle nuée,quelle fourmilière !

— Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs en-nemis, les rascasses et les hommes ! Sais-tu combien on acompté d’œufs dans une seule femelle ?

— Faisons bien les choses, répondit Conseil. Cinq cent mille.— Onze millions, mon ami.— Onze millions. Voila ce que je n’admettrai jamais, à moins

de les compter moi-même.— Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me

croire. D’ailleurs, c’est par milliers que les Français, les An-glais, les Américains, les Danois, les Norvégiens. pêchent lesmorues. On les consomme en quantités prodigieuses, et sansl’étonnante fécondité de ces poissons, les mers en seraientbientôt dépeuplées. Ainsi en Angleterre et en Amérique seule-ment, cinq mille navires montés par soixante-quinze mille ma-rins, sont employés à la pêche de la morue. Chaque navire enrapporte quarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq mil-lions. Sur les côtes de la Norvège, même résultat.

— Bien, répondit Conseil, je m’en rapporte à monsieur. Je neles compterai pas.

— Quoi donc ?— Les onze millions d’œufs. Mais je ferai une remarque.— Laquelle ?

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— C’est que si tous les œufs éclosaient, il suffirait de quatremorues pour alimenter l’Angleterre, l’Amérique et la Norvège.»

Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armées de deuxcents hameçons, que chaque bateau tend par douzaines.Chaque ligne entraînée par un bout au moyen d’un petit grap-pin, était retenue a la surface par un orin fixé sur une bouée deliège. Le Nautilus dut manœuvrer adroitement au milieu de ceréseau sous-marin.

D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages fré-quentés. Il s’éleva jusque vers le quarante-deuxième degré delatitude. C’était à la hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve etde Heart’s Content, où aboutit l’extrémité du câbletransatlantique.

Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher au nord prit di-rection vers l’est, comme s’il voulait suivre ce plateau télégra-phique sur lequel repose le câble, et dont des sondages multi-pliés ont donné le relief avec une extrême exactitude.

Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de Heart’sContent, par deux mille huit cents mètres de profondeur, quej’aperçus le câble gisant sur le sol. Conseil, que je n’avais pasprévenu, le prit d’abord pour un gigantesque serpent de mer ets’apprêtait à le classer suivant sa méthode ordinaire. Mais jedésabusai le digne garçon et pour le consoler de son déboire,je lui appris diverses particularités de la pose de ce câble.

Le premier câble fut établi pendant les années 1857 et 1858 ; mais, après avoir transmis quatre cents télégrammes en-viron, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingénieurs construi-sirent un nouveau câble, mesurant trois mille quatre cents kilo-mètres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui fut embar-qué sur le Great-Eastern. Cette tentative échoua encore.

Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois mille huit centtrente-six mètres de profondeur, se trouvait précisément en cetendroit où se produisit la rupture qui ruina l’entreprise. C’étaità six cent trente-huit milles de la côte d’Irlande. On s’aperçut,à deux heures après-midi, que les communications avec l’Eu-rope venaient de s’interrompre. Les électriciens du bord réso-lurent de couper le câble avant de le repêcher, et à onzeheures du soir, ils avaient ramené la partie avariée. On refit un

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joint et une épissure ; puis le câble fut immergé de nouveau.Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne put être res-saisi dans les profondeurs de l’Océan.

Les Américains ne se découragèrent pas. L’audacieux CyrusField, le promoteur de l’entreprise, qui y risquait toute sa for-tune, provoqua une nouvelle souscription. Elle fut immédiate-ment couverte. Un autre câble fut établi dans de meilleuresconditions. Le faisceau de fils conducteurs isolés dans une en-veloppe de gutta-percha, était protégé par un matelas de ma-tières textiles contenu dans une armature métallique. Le Great-Eastern reprit la mer le 13 juillet 1866.

L’opération marcha bien. Cependant un incident arriva. Plu-sieurs fois, en déroulant le câble, les électriciens observèrentque des clous y avaient été récemment enfoncés dans le butd’en détériorer l’âme. Le capitaine Anderson, ses officiers, sesingénieurs, se réunirent, délibérèrent, et firent afficher que sile coupable était surpris à bord, il serait jeté à la mer sansautre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se re-produisit plus.

Le 23 juillet, le Great-Eastern n’était plus qu’à huit cents ki-lomètres de Terre-Neuve, lorsqu’on lui télégraphia d’Irlande lanouvelle de l’armistice conclu entre la Prusse et l’Autricheaprès Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des brumes le portde Heart’s Content. L’entreprise était heureusement terminée,et par sa première dépêche, la jeune Amérique adressait à lavieille Europe ces sages paroles si rarement comprises : «Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volon-té sur la terre. »

Je ne m’attendais pas à trouver le câble électrique dans sonétat primitif, tel qu’il était en sortant des ateliers de fabrica-tion. Le long serpent, recouvert de débris de coquille, hérisséde foraminifères, était encroûté dans un empâtement pierreuxqui le protégeait contre les mollusques perforants. Il reposaittranquillement, à l’abri des mouvements de la mer, et sous unepression favorable à la transmission de l’étincelle électriquequi passe de l’Amérique à l’Europe en trente-deux centièmesde seconde. La durée de ce câble sera infinie sans doute, caron a observé que l’enveloppe de gutta-percha s’améliore parson séjour dans l’eau de mer.

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D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le câblen’est jamais immergé à des profondeurs telles qu’il puisse serompre. Le Nautilus le suivit jusqu’à son fond le plus bas, situépar quatre mille quatre cent trente et un mètres, et là, il repo-sait encore sans aucun effort de traction. Puis, nous nous rap-prochâmes de l’endroit où avait eu lieu l’accident de 1863.

Le fond océanique formait alors une vallée large de centvingt kilomètres, sur laquelle on eût pu poser le Mont-Blancsans que son sommet émergeât de la surface des flots. Cettevallée est fermée à l’est par une muraille à pic de deux millemètres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus n’était plusqu’à cent cinquante kilomètres de l’Irlande.

Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les îlesBritanniques ? Non. A ma grande surprise, il redescendit ausud et revint vers les mers européennes. En contournant l’îled’Émeraude, j’aperçus un instant le cap Clear et le feu de Fas-tenet, qui éclaire les milliers de navires sortis de Glasgow oude Liverpool.

Une importante question se posait alors à mon esprit.Le Nautilus oserait-il s’engager dans la Manche ? Ned Land

qui avait reparu depuis que nous rallions la terre ne cessait dem’interroger. Comment lui répondre ? Le capitaine Nemo de-meurait invisible. Après avoir laissé entrevoir au Canadien lesrivages d’Amérique, allait-il donc me montrer les côtes deFrance ?

Cependant le Nautilus s’abaissait toujours vers le sud. Le 30mai, il passait en vue du Land’s End, entre la pointe extrêmede l’Angleterre et les Sorlingues, qu’il laissa sur tribord.

S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franche-ment à l’est. Il ne le fit pas.

Pendant toute la journée du 31 mai, le Nautilus décrivit surla mer une série de cercles qui m’intriguèrent vivement. Ilsemblait chercher un endroit qu’il avait quelque peine à trou-ver. A midi, le capitaine Nemo vint faire son point lui-même. Ilne m’adressa pas la parole. Il me parut plus sombre que ja-mais. Qui pouvait l’attrister ainsi ? Était-ce sa proximité des ri-vages européens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son paysabandonné ? Qu’éprouvait-il alors ? des remords ou des re-grets ? Longtemps cette pensée occupa mon esprit, et j’eus

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comme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu lessecrets du capitaine.

Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mêmes al-lures. Il était évident qu’il cherchait à reconnaître un point pré-cis de l’Océan. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur dusoleil, ainsi qu’il avait fait la veille. La mer était belle, le cielpur. A huit milles dans l’est, un grand navire à vapeur se dessi-nait sur la ligne de l’horizon. Aucun pavillon ne battait à sacorne, et je ne pus reconnaître sa nationalité.

Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil pas-sât au méridien, prit son sextant et observa avec une précisionextrême. Le calme absolu des flots facilitait son opération. LeNautilus immobile ne ressentait ni roulis ni tangage.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relève-ment fut terminé, le capitaine prononça ces seuls mots.

« C’est ici ! »Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bâtiment qui mo-

difiait sa marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne sau-rais le dire.

Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j’entendis les sif-flements de l’eau dans les réservoirs. Le Nautilus commençade s’enfoncer, suivant une ligne verticale, car son hélice entra-vée ne lui communiquait plus aucun mouvement.

Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait à une profondeur dehuit cent trente-trois mètres et reposait sur le sol.

Le plafond lumineux du salon s’éteignit alors, les panneauxs’ouvrirent, et à travers les vitres, j’aperçus la mer vivementilluminée par les rayons du fanal dans un ravo d’un demi-mille.

Je regardait à bâbord et je ne vis rien que l’immensité deseaux tranquilles.

Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescencequi attira mon attention. On eût dit des ruines ensevelies sousun empâtement de coquilles blanchâtres comme sous un man-teau de neige. En examinant attentivement cette masse, je crusreconnaître les formes épaissies d’un navire, rasé de ses mâts,qui devait avoir coulé par l’avant. Ce sinistre datait certaine-ment d’une époque reculée. Cette épave, pour être ainsi en-croûtée dans le calcaire des eaux, comptait déjà bien des an-nées passées sur ce fond de l’Océan.

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Quel était ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter satombe ? N’était-ce donc pas un naufrage qui avait entraîné cebâtiment sous les eaux ?

Je ne savais que penser, quand, près de moi, j’entendis le ca-pitaine Nemo dire d’une voix lente :

« Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portaitsoixante-quatorze canons et fut lancé en 1762. En 1778, le 13août, commandé par La Poype-Vertrieux, il se battait audacieu-sement contre le Preston. En 1779, le 4 juillet, il assistait avecl’escadre de l’amiral d’Estaing à la prise de Grenade. En 1781,le 5 septembre, il prenait part au combat du comte de Grassedans la baie de la Chesapeak. En 1794, la république françaiselui changeait son nom. Le 16 avril de la même année, il rejoi-gnait à Brest l’escadre de Villaret-Joyeuse ? chargé d’escorterun convoi de blé qui venait d’Amérique sous le commandementde l’amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette es-cadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais. Monsieur, c’estaujourd’hui le 13 prairial, le ler juin 1868. Il y a soixante-qua-torze ans, jour pour jour, à cette place même, par 47°24’de la-titude et 17°28’de longitude, ce navire, après un combat hé-roïque, démâté de ses trois mâts, l’eau dans ses soutes, le tiersde son équipage hors de combat, aima mieux s’engloutir avecses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouantson pavillon à sa poupe, il disparut sous les flots au cri de :Vive la République !

— Le Vengeur ! m’écriai-je.— Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le

capitaine Nemo en se croisant les bras.

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Chapitre 21Une hécatombeCette façon de dire, l’imprévu de cette scène, cet historique dunavire patriote froidement raconté d’abord, puis l’émotion aveclaquelle l’étrange personnage avait prononcé ses dernières pa-roles, ce nom de Vengeur, dont la signification ne pouvaitm’échapper, tout se réunissait pour frapper profondément monesprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui, lesmains tendues vers la mer, considérait d’un œil ardent la glo-rieuse épave. Peut-être ne devais-je jamais savoir qui il était,d’où il venait, où il allait, mais je voyais de plus en plusl’homme se dégager du savant. Ce n’était pas une misanthropiecommune qui avait enfermé dans les flancs du Nautilus le capi-taine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuseou sublime que le temps ne pouvait affaiblir.

Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L’avenirdevait bientôt me l’apprendre.

Cependant, le Nautilus remontait lentement vers la surfacede la mer, et je vis disparaître peu à peu les formes confusesdu Vengeur. Bientôt un léger roulis m’indiqua que nous flot-tions à l’air libre.

En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Je re-gardai le capitaine. Le capitaine ne bougea pas.

« Capitaine ? » dis-je.Il ne répondit pas.Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Cana-

dien m’y avaient précédé.« D’où vient cette détonation ? demandai-je.— Un coup de canon », répondit Ned Land.Je regardai dans la direction du navire que j’avais aperçu. Il

s’était rapproché du Nautilus et l’on voyait qu’il forçait de va-peur. Six milles le séparaient de nous.

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« Quel est ce bâtiment, Ned ?— A son gréement, à la hauteur de ses bas mâts, répondit le

Canadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il ve-nir sur nous et couler, s’il le faut, ce damné Nautilus !

— Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il faire auNautilus ? Ira-t-il l’attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonnerau fond des mers ?

— Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaître lanationalité de ce bâtiment ? »

Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupières,plissant ses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants lenavire de toute la puissance de son regard.

« Non, monsieur, répondit-il. Je ne saurais reconnaître àquelle nation il appartient. Son pavillon n’est pas hisse. Mais jepuis affirmer que c’est un navire de guerre, car une longueflamme se déroule à l’extrémité de son grand mât. »

Pendant un quart d’heure, nous continuâmes d’observer lebâtiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, ce-pendant. qu’il eût reconnu le Nautilus à cette distance, encoremoins qu’il sût ce qu’était cet engin sous-marin.

Bientôt le Canadien m’annonça que ce bâtiment était ungrand vaisseau de guerre, à éperon, un deux-ponts cuirassé.Une épaisse fumée noire s’échappait de ses deux cheminées.Ses voiles serrées se confondaient avec la ligne des vergues.Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance empêchait en-core de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottaitcomme un mince ruban.

Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait ap-procher, une chance de salut s’offrait à nous.

« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passe àun mille je me jette à la mer, et je vous engage faire commemoi. »

Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et je conti-nuai de regarder le navire qui grandissait à vue d’œil. Qu’il fûtanglais, français, américain ou russe, il était certain qu’il nousaccueillerait, si nous pouvions gagner son bord.

« Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, quenous avons quelque expérience de la natation. Il peut se repo-ser sur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s’il luiconvient de suivre l’ami Ned. »

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J’allais répondre, lorsqu’une vapeur blanche jaillit à l’avantdu vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard, leseaux troublées par la chute d’un corps pesant, éclaboussèrentl’arrière du Nautilus. Peu après, une détonation frappait monoreille.

« Comment ? ils tirent sur nous ! m’écriai-je.— Braves gens ! murmura le Canadien.— Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragés accro-

chés à une épave !— N’en déplaise à monsieur… . Bon, fit Conseil en secouant

l’eau qu’un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu’à lui. – N’endéplaise à monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ils canonnentle narwal.

— Mais ils doivent bien voir, m’écriai-je qu’ils ont affaire àdes hommes.

— C’est peut-être pour cela ! » répondit Ned Land en meregardant.

Toute une révélation se fit dans mon esprit. Sans doute, onsavait à quoi s’en tenir maintenant sur l’existence du prétendumonstre. Sans doute, dans son abordage avec l’Abraham-Lin-coln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le comman-dant Farragut avait reconnu que le narwal était un bateausous-marin, plus dangereux qu’un cétacé surnaturel ?

Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les mers, sans doute,on poursuivait maintenant ce terrible engin de destruction !

Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capi-taine Nemo employait le Nautilus à une œuvre de vengeance !Pendant cette nuit, lorsqu’il nous emprisonna dans la cellule,au milieu de l’Océan Indien, ne s’était-il pas attaqué à quelquenavire ? Cet homme enterré maintenant dans le cimetière decorail, n’avait-il pas été victime du choc provoqué par le Nauti-lus ? Oui, je le répète. Il en devait être ainsi. Une partie de lamystérieuse existence du capitaine Nemo se dévoilait. Et si sonidentité n’était pas reconnue, du moins, les nations coaliséescontre lui, chassaient maintenant, non plus un être chimérique,mais un homme qui leur avait voué une haine implacable !

Tout ce passé formidable apparut à mes yeux. Au lieu de ren-contrer des amis sur ce navire qui s’approchait, nous n’y pou-vions trouver que des ennemis sans pitié.

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Cependant les boulets se multipliaient autour de nous.Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s’en allaient parricochet se perdre à des distances considérables. Mais aucunn’atteignit le Nautilus.

Le navire cuirassé n’était plus alors qu’à trois milles. Malgrésa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas surla plate-forme. Et cependant, l’un de ces boulets coniques,frappant normalement la coque du Nautilus, lui eût été fatal.

Le Canadien me dit alors :« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce

mauvais pas. Faisons des signaux ! Mille diables ! Oncomprendra peut-être que nous sommes d’honnêtes gens ! »

Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans l’air. Mais ill’avait à peine déployé, que terrassé par une main de fer, mal-gré sa force prodigieuse, il tombait sur le pont.

« Misérable, s’écria le capitaine, veux-tu donc que je te clouesur l’éperon du Nautilus avant qu’il ne se précipite contre cenavire ! »

Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terrible en-core à voir. Sa face avait pâli sous les spasmes de son cœur,qui avait dû cesser de battre un instant. Ses pupilles s’étaientcontractées effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle rugis-sait. Le corps penché en avant, il tordait sous sa main lesépaules du Canadien.

Puis, l’abandonnant et se retournant vers le vaisseau deguerre dont les boulets pleuvaient autour de lui :

« Ah ! tu sais qui je suis, navire d’une nation maudite !s’écria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n’ai pas eu besoin detes couleurs pour te reconnaître ! Regarde ! Je vais te montrerles miennes ! »

Et le capitaine Nemo déploya à l’avant de la plate-forme unpavillon noir. semblable à celui qu’il avait déjà planté au pôlesud.

A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque duNautilus, sans l’entamer, et passant par ricochet près du capi-taine. alla se perdre en mer.

Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis, s’adressant àmoi :

« Descendez, me dit-il d’un ton bref, descendez, vous et voscompagnons.

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— Monsieur, m’ecriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire,— Monsieur, je vais le couler. Vous ne ferez pas cela !— Je le ferai, répondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous

avisez pas de me juger, monsieur. La fatalité vous montre ceque vous ne deviez pas voir. L’attaque est venue. La riposte se-ra terrible. Rentrez.

— Ce navire, quel est-il ?— Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux ! Sa nationali-

té, du moins, restera un secret pour vous. Descendez. »Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu’obéir. Une

quinzaine de marins du Nautilus entouraient le capitaine et re-gardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire quis’avançait vers eux. On sentait que le même souffle de ven-geance animait toutes ces âmes.

Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillaitencore la coque du Nautilus, et j’entendis le capitaine s’écrier :

« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tun’échapperas pas à l’éperon du Nautilus. Mais ce n’est pas àcette place que tu dois périr ! Je ne veux pas que tes ruinesaillent se confondre avec les ruines du Vengeur ! »

Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second étaientrestés sur la plate-forme. L’hélice fut mise en mouvement, leNautilus, s’éloignant avec vitesse se mit hors de la portée desboulets du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaineNemo se contenta de maintenir sa distance.

Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l’impatienceet l’inquiétude qui me dévoraient, je revins vers l’escalier cen-tral. Le panneau était ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s’y promenait encore d’un pas agité. Il re-gardait le navire qui lui restait sous le vent à cinq ou six milles.Il tournait autour de lui comme une bête fauve, et l’attirantvers l’est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n’attaquaitpas. Peut-être hésitait-il encore ?

Je voulus intervenir une dernière fois. Mais j’avais a peine in-terpellé le capitaine Nemo, que celui-ci m’imposait silence :

« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suisl’opprimé, et voilà l’oppresseur ! C’est par lui que tout ce queJ’ai aime, chéri, vénéré, patrie, femme, enfants, mon père, mamère, j’ai vu tout périr ! Tout ce que je hais est là ! Taisez-vous ! »

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Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre quiforçait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil.

« Nous fuirons ! m’écriai-je.— Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?— Je l’ignore. Mais quel qu’il soit, il sera coulé avant la nuit.

En tout cas, mieux vaut périr avec lui que de se faire les com-plices de représailles dont on ne peut pas mesurer l’équité.

— C’est mon avis, répondit froidement Ned Land. Attendonsla nuit. »

La nuit arriva. Un profond silence régnait à bord. La bous-sole indiquait que le Nautilus n’avait pas modifié sa direction.J’entendais le battement de son hélice qui frappait les flotsavec une rapide régularité. Il se tenait à la surface des eaux, etun léger roulis le portait tantôt sur un bord, tantôt sur unautre.

Mes compagnons et moi, nous avions résolu de fuir au mo-ment où le vaisseau serait assez rapproché, soit pour nousfaire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune. qui devaitêtre pleine trois jours plus tard, resplendissait. Une fois à bordde ce navire, si nous ne pouvions prévenir le coup qui le mena-çait, du moins nous ferions tout ce que les circonstances nouspermettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilusse disposait pour l’attaque. Mais il se contentait de laisser serapprocher son adversaire, et, peu de temps après, il reprenaitson allure de fuite.

Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettionsl’occasion d’agir. Nous parlions peu, étant trop émus. NedLand aurait voulu se précipiter à la mer. Je le forçai d’attendre.Suivant moi, le Nautilusdevait attaquer le deux-ponts à la sur-face des flots, et alors il serait non seulement possible, mais fa-cile de s’enfuir.

A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme.Le capitaine Nemo ne l’avait pas quittée. Il était debout, àl’avant, près de son pavillon. qu’une légère brise déployait au-dessus de sa tête. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Sonregard, d’une extraordinaire intensité, semblait l’attirer, le fas-ciner, l’entraîner plus sûrement que s’il lui eût donné laremorque !

La lune passait alors au méridien. Jupiter se levait dans l’est.Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l’Océan rivalisaient

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de tranquillité, et la mer offrait a l’astre des nuits le plus beaumiroir qui eût jamais reflété son image.

Et quand je pensais à ce calme profond des éléments, compa-ré à toutes ces colères qui couvaient dans les flancs de l’imper-ceptible Nautilus, je sentais frissonner tout mon être.

Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s’était rappro-ché, marchant toujours vers cet éclat phosphorescent qui si-gnalait la présence du Nautilus Je vis ses feux de position, vertet rouge, et son fanal blanc suspendu au grand étai de misaine.Une vague réverbération éclairait son gréement et indiquaitque les feux étaient poussés à outrance. Des gerbes d’étin-celles, des scories de charbons enflammés, s’échappant de sescheminées, étoilaient l’atmosphère.

Je demeurai ainsi jusqu’à six heures du matin, sans que le ca-pitaine Nemo eût paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restait àun mille et demi, et avec les première, lueurs du jour. sa ca-nonnade recommença. Le moment ne pouvait être éloigné où,le Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons et moi,nous quitterions pour jamais cet homme que je n’osais juger.

Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque lesecond monta sur la plate-forme. Plusieurs marins l’accompa-gnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas lesvoir. Certaines dispositions furent prises qu’on aurait pu appe-ler le « branle-bas de combat » du Nautilus. Elles étaient trèssimples. La filière qui formait balustrade autour de la plate-forme. fut abaissée. De même, les cages du fanal et du timo-nier rentrèrent dans la coque de manière à l’affleurer seule-ment. La surface du long cigare de tôle n’offrait plus une seulesaillie qui pût gêner sa manœuvre.

Je revins au salon. Le Nautilus émergeait toujours. Quelqueslueurs matinales s’infiltraient dans la couche liquide. Sous cer-taines ondulations des lames, les vitres s’animaient des rou-geurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait.

A cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse du Nautilus semodérait. Je compris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs lesdétonations se faisaient plus violemment entendre. Les bouletslabouraient l’eau ambiante et s’y vissaient avec un sifflementsingulier.

« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée demain, et que Dieu nous garde ! »

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Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, me conte-nant à peine.

Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où je pous-sais la porte qui s’ouvrait sur la cage de l’escalier central, j’en-tendis le panneau supérieur se fermer brusquement.

Le Canadien s’élança sur les marches, mais je l’arrêtai. Unsifflement bien connu m’apprenait que l’eau pénétrait dans lesréservoirs du bord. En effet, en peu d’instants, le Nautilus s’im-mergea à quelques mètres au-dessous de la surface des flots.

Je compris sa manœuvre. Il était trop tard pour agir.Le Nautilus ne songeait pas a frapper le deux-ponts dans son

impénétrable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne de flottai-son, là ou la carapace métallique ne protège plus le bordé.

Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés du si-nistre drame qui se préparait. D’ailleurs, nous eûmes à peine letemps de réfléchir. Réfugiés dans ma chambre, nous nous re-gardions sans prononcer une parole. Une stupeur profondes’était emparée de mon esprit. Le mouvement de la pensées’arrêtait en moi. . Je me trouvais dans cet état pénible qui pré-cède l’attente d’une détonation épouvantable. J’attendais,j’écoutais, je ne vivais que par le sens de l’ouïe !

Cependant, la vitesse du Nautilus s’accrut sensiblement.C’était son élan qu’il prenait ainsi. Toute sa coque frémissait.

Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relative-ment léger. Je sentis la force pénétrante de l’éperon d’acier.J’entendis des éraillements, des raclements. Mais le Nautilus,emporté par sa puissance de propulsion, passait au travers dela masse du vaisseau comme l’aiguille du voilier à travers latoile !

Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m’élançai hors de machambre et me précipitai dans le salon.

Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, il re-gardait par le panneau de bâbord.

Une masse énorme sombrait sous les eaux, et pour ne rienperdre de son agonie, le Nautilus descendait dans l’abîme avecelle. A dix mètres de moi, je vis cette coque entr’ouverte, oùl’eau s’enfonçait avec un bruit de tonnerre, puis la double lignedes canons et les bastingages. Le pont était couvert d’ombresnoires qui s’agitaient.

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L’eau montait. Les malheureux s’élançaient dans les hau-bans, s’accrochaient aux mâts, se tordaient sous lés eaux.C’était une fourmilière humaine surprise par l’envahissementd’une mer !

Paralysé, raidi par l’angoisse, les cheveux hérissés, l’œil dé-mesurément ouvert, la respiration incomplète, sans souffle,sans voix, je regardais, moi aussi ! Une irrésistible attractionme collait à la vitre !

L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le Nautilus le sui-vant, épiait tous ses mouvements. Tout à coup, une explosionse produisit. L’air comprimé fit voler les ponts du bâtimentcomme si le feu eût pris aux soutes. La poussée des eaux futtelle que le Nautilus dévia.

Alors le malheureux navire s’enfonça plus rapidement. Seshunes, chargées de victimes, apparurent, ensuite des barres,pliant sous des grappes d’hommes. enfin le sommet de songrand mât. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cetéquipage de cadavres entraînés par un formidable remous…

Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier,véritable archange de la haine, regardait toujours. Quand toutfut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sachambre, l’ouvrit et entra. Je le suivis des yeux.

Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses hé-ros, je vis le portrait d’une femme jeune encore et de deux pe-tits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelquesinstants, leur tendit les bras, et, s’agenouillant. il fondit ensanglots.

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Chapitre 22Les dernières paroles du Capitaine NemoLes panneaux s’étaient refermés sur cette vision effrayante,mais la lumière n’avait pas été rendue au salon. A l’intérieur duNautilus, ce n’étaient que ténèbres et silence. Il quittait ce lieude désolation, à cent pieds sous les eaux, avec une rapiditéprodigieuse. Où allait-il ? Au nord ou au sud ? Où fuyait cethomme après cette horrible représaille ?

J’étais rentré dans ma chambre où Ned et Conseil se tenaientsilencieusement. J’éprouvais une insurmontable horreur pourle capitaine Nemo. Quoi qu’il eût souffert de la part deshommes, il n’avait pas le droit de punir ainsi. Il m’avait fait, si-non le complice, du moins le témoin de ses vengeances !C’était déjà trop.

A onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passai dansle salon. Il était désert. Je consultai les divers instruments. LeNautilus fuyait dans le nord avec une rapidité de vingt-cinqmilles à l’heure, tantôt à la surface de la mer, tantôt à trentepieds au-dessous.

Relèvement fait sur la carte, je vis que nous passions à l’ou-vert de la Manche, et que notre direction nous portait vers lesmers boréales avec une incomparable vitesse.

A peine pouvais-je saisir à leur rapide passage des squales aulong nez, des squales-marteaux, des roussettes qui fréquententces eaux, de grands aigles de mer, des nuées d’hippocampes,semblables aux cavaliers du jeu d’échecs, des anguilles s’agi-tant comme les serpenteaux d’un feu d’artifice, des armées decrabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces surleur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient derapidité avec le Nautilus. Mais d’observer, d’étudier, de clas-ser, il n’était plus question alors.

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Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l’Atlantique.L’ombre se fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu’aulever de la lune.

Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’étais assailli decauchemars. L’horrible scène de destruction se répétait dansmon esprit.

Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’où nous entraîna leNautilusdans ce bassin de l’Atlantique nord ? Toujours avecune vitesse inappréciable ! Toujours au milieu des brumeshyperboréennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux ac-cores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers ignorées,la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipel deLiarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je nesaurais le dire. Le temps qui s’écoulait je ne pouvais plus l’éva-luer. L’heure avait été suspendue aux horloges du bord. Il sem-blait que la nuit et le jour, comme dans les contrées polaires,ne suivaient plus leur cours régulier. Je me sentais entraînédans ce domaine de l’étrange où se mouvait à l’aise l’imagina-tion surmenée d’Edgard Poë. A chaque instant, je m’attendaisà voir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure humainevoilée, de proportion beaucoup plus vaste que celle d’aucunhabitant de la terre, jetée en travers de cette cataracte qui dé-fend les abords du pôle » !

J’estime — mais je me trompe peut-être, j’estime que cettecourse aventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinzeou vingt jours, et je ne sais ce qu’elle aurait duré, sans la catas-trophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n’étaitplus question. De son second, pas davantage. Pas un homme del’équipage ne fut visible un seul instant. Presque incessam-ment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand ii remontait àleur surface afin de renouveler son air, les panneaux s’ou-vraient ou se refermaient automatiquement. Plus de point re-porté sur le planisphère. Je ne savais où nous étions.

Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et de pa-tience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seulmot, et craignait que, dans un accès de délire et sous l’empired’une nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il le surveillait doncavec un dévouement de tous les instants.

On comprend que, dans ces conditions, la situation n’étaitplus tenable.

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Un matin — à quelle date, je ne saurais le dire — je m’étaisassoupi vers les premières heures du jour, assoupissement pé-nible et maladif. Quand je m’éveillai, je vis Ned Land se pen-cher sur moi, et je l’entendis me dire à voix basse :

« Nous allons fuir ! »Je me redressai.« Quand fuyons-nous ? demandai-je.— La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu

du Nautilus. On dirait que la stupeur règne à bord. Vous serezprêt, monsieur ?

— Oui. Où sommes-nous ?— En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu

des brumes, à vingt milles dans l’est.— Quelles sont ces terres ?— Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y

réfugierons.— Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la mer nous

engloutir !— La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles à

faire dans cette légère embarcation du Nautilus ne m’effraientpas. J’ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteillesd’eau à l’insu de l’équipage.

— Je vous suivrai.— D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me dé-

fends, je me fais tuer.— Nous mourrons ensemble, ami Ned. »J’étais décidé à tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la

plate-forme, sur laquelle je pouvais à peine me maintenircontre le choc des lames. Le ciel était menaçant, mais puisquela terre était là dans ces brumes épaisses, il fallait fuir. Nousne devions perdre ni un jour ni une heure.

Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois de ren-contrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir.Que lui aurais-je dit ? Pouvais-je lui cacher l’involontaire hor-reur qu’il m’inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouverface à face avec lui ! Mieux valait l’oublier ! Et pourtant !

Combien fut longue cette journée, la dernière que je dussepasser à bord du Nautilus ! Je restais seul. Ned Land et Conseilévitaient de me parler par crainte de se trahir.

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A six heures, je dînai, mais je n’avais pas faim. Je me forçai àmanger, malgré mes répugnances, ne voulant pas m’affaiblir.

A six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Ilme dit :

« Nous ne nous reverrons pas avant notre départ. A dixheures, la lune ne sera pas encore levée. Nous profiterons del’obscurité. Venez au canot. Conseil et moi, nous vous yattendrons. »

Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donné le temps de luirépondre.

Je voulus vérifier la direction du Nautilus. Je me rendis au sa-lon. Nous courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante,par cinquante mètres de profondeur.

Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, surces richesses de l’art entassées dans ce musée, sur cette col-lection sans rivale destinée à périr un jour au fond des mersavec celui qui l’avait formée. Je voulus fixer dans mon espritune impression suprême. Je restai une heure ainsi, baigné dansles effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces tré-sors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins à machambre.

Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je rassemblai mesnotes et les serrai précieusement sur moi. Mon cœur battaitavec force. Je ne pouvais en comprimer les pulsations. Certai-nement, mon trouble, mon agitation m’eussent trahi aux yeuxdu capitaine Nemo.

Que faisait-il en ce moment ? J’écoutai à la porte de sachambre. J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo étaitlà. Il ne s’était pas couché. A chaque mouvement, il me sem-blait qu’il allait m’apparaître et me demander pourquoi je vou-lais fuir ! J’éprouvais des alertes incessantes. Mon imaginationles grossissait. Cette impression devint si poignante que je medemandai s’il ne valait pas mieux entrer dans la chambre ducapitaine, le voir face à face, le braver du geste et du regard !

C’était une inspiration de fou. Je me retins heureusement, etje m’étendis sur mon lit pour apaiser en moi les agitations ducorps. Mes nerfs se calmèrent un peu, mais, le cerveau surexci-té, je revis dans un rapide souvenir toute mon existence à borddu Nautilus, tous les incidents heureux ou malheureux quil’avaient traversée depuis ma disparition de l’Abraham-Lincoln,

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les chasses sous-marines, le détroit de Torrès, les sauvages dela Papouasie, l’échouement, le cimetière de corail, le passagede Suez, l’île de Santorin, le plongeur crétois, la baie de Vigo,l’Atlantide, la banquise, le pôle sud, l’emprisonnement dans lesglaces, le combat des poulpes, la tempête du Gulf-Stream, leVengeur, et cette horrible scène du vaisseau coulé avec sonéquipage ! … Tous ces événements passèrent devant mes yeux,comme ces toiles de fond qui se déroulent à l’arrière-plan d’unthéâtre. Alors le capitaine Nemo grandissait démesurémentdans ce milieu étrange. Son type s’accentuait et prenait desproportions surhumaines. Ce n’était plus mon semblable,c’était l’homme des eaux, le génie des mers.

Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma tête à deuxmains pour l’empêcher d’éclater. Je fermais les yeux. Je ne vou-lais plus penser. Une demi-heure d’attente encore ! Une demi-heure d’un cauchemar qui pouvait me rendre fou !

En ce moment, j’entendis les vagues accords de l’orgue, uneharmonie triste sous un chant indéfinissable, véritablesplaintes d’une âme qui veut briser ses liens terrestres. J’écou-tai par tous mes sens à la fois, respirant à peine, plongécomme le capitaine Nemo dans ces extases musicales qui l’en-traînaient hors des limites de ce monde.

Puis, une pensée soudaine me terrifia. Le capitaine Nemoavait quitté sa chambre. Il était dans ce salon que je devais tra-verser pour fuir. Là, je le rencontrerais une dernière fois. Il meverrait, il me parlerait peut-être ! Un geste de lui pouvaitm’anéantir, un seul mot, m’enchaîner à son bord !

Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment était venude quitter ma chambre et de rejoindre mes compagnons.

Il n’y avait pas à hésiter, dût le capitaine Nemo se dresserdevant moi. J’ouvris ma porte avec précaution, et cependant, ilme sembla qu’en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruiteffrayant. Peut-être ce bruit n’existait-il que dans monimagination !

Je m’avançai en rampant à travers les coursives obscures duNautilus, m’arrêtant à chaque pas pour comprimer les batte-ments de mon cœur.

J’arrivai à la porte angulaire du salon. Je l’ouvris doucement.Le salon était plongé dans une obscurité profonde. Les accordsde l’orgue raisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo était là.

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Il ne me voyait pas. Je crois même qu’en pleine lumière, il nem’eût pas aperçu, tant son extase l’absorbait tout entier.

Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont lebruit eût pu trahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pourgagner la porte du fond qui donnait sur la bibliothèque.

J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me clouasur place. Je compris qu’il se levait. Je l’entrevis même, carquelques rayons de la bibliothèque éclairée filtraient jusqu’ausalon. Il vint vers moi, les bras croisés, silencieux, glissant plu-tôt que marchant, comme un spectre. Sa poitrine oppressée segonflait de sanglots. Et je l’entendis murmurer ces paroles —les dernières qui aient frappé mon oreille :

« Dieu tout puissant ! assez ! assez ! »Était-ce l’aveu du remords qui s’échappait ainsi de la

conscience de cet homme ? …Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque. Je montai l’es-

calier central, et, suivant la coursive supérieure, j’arrivai au ca-not. J’y pénétrai par l’ouverture qui avait déjà livré passage àmes deux compagnons.

« Partons ! Partons ! m’écriai-je.— A l’instant ! » répondit le Canadien.L’orifice évidé dans la tôle du Nautilus fut préalablement fer-

mé et boulonné au moyen d’une clef anglaise dont Ned Lands’était muni. L’ouverture du canot se ferma également, et leCanadien commença à dévisser les écrous qui nous retenaientencore au bateau sous-marin.

Soudain un bruit intérieur se fit entendre. Des voix se répon-daient avec vivacité. Qu’y avait-il ? S’était-on aperçu de notrefuite ? Je sentis que Ned Land me glissait un poignard dans lamain.

« Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! »Le Canadien s’était arrêté dans son travail. Mais un mot,

vingt fois répété, un mot terrible, me révéla la cause de cetteagitation qui se propageait à bord du Nautilus. Ce n’était pas ànous que son équipage en voulait !

« Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait-il.Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation

plus effrayante pouvait-il retentir à notre oreille ? Noustrouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la côte

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norvégienne ? Le Nautilus était-il entraîné dans ce gouffre, aumoment où notre canot allait se détacher de ses flancs ?

On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrées entre lesîles Feroë et Loffoden sont précipitées avec une irrésistible vio-lence. Elles forment un tourbillon dont aucun navire n’a jamaispu sortir. De tous les points de l’horizon accourent des lamesmonstrueuses. Elles forment ce gouffre justement appelé le «Nombril de l’Océan », dont la puissance d’attraction s’étendjusqu’à une distance de quinze kilomètres. Là sont aspirés nonseulement les navires, mais les baleines, mais aussi les oursblancs des régions boréales.

C’est là que le Nautilus involontairement ou volontairementpeut-être — avait été engagé par son capitaine. Il décrivait unespirale dont le rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, lecanot, encore accroché à son flanc, était emporté avec une vi-tesse vertigineuse. Je le sentais. J’éprouvais ce tournoiementmaladif qui succède à un mouvement de giration trop prolongé.Nous étions dans l’épouvante, dans l’horreur portée à soncomble, la circulation suspendue, l’influence nerveuse annihi-lée, traversés de sueurs froides comme les sueurs de l’agonie !Et quel bruit autour de notre frêle canot ! Quels mugissementsque l’écho répétait à une distance de plusieurs milles ! Quelfracas que celui de ces eaux brisées sur les roches aiguës dufond, là où les corps les plus durs se brisent, là où les troncsd’arbres s’usent et se font « une fourrure de poils », selon l’ex-pression norvégienne !

Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. LeNautilus se défendait comme un être humain. Ses musclesd’acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui !

« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! En restantattachés au Nautilus, nous pouvons nous sauver encore… ! »

Il n’avait pas achevé de parler, qu’un craquement se produi-sait. Les écrous manquaient, et le canot, arraché de son al-véole, était lancé comme la pierre d’une fronde au milieu dutourbillon.

Ma tête porta sur une membrure de fer, et, sous ce chocviolent, je perdis connaissance.

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Chapitre 23Conclusion]Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se pas-sa pendant cette nuit, comment le canot échappa au formi-dable remous du Maelstrom, comment Ned Land, Conseil etmoi, nous sortîmes du gouffre, je ne saurai le dire. Mais quandje revins à moi, j’étais couché dans la cabane d’un pêcheur desîles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs étaientprès de moi et me pressaient les mains. Nous nous embras-sâmes avec effusion.

En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner laFrance. Les moyens de communications entre la Norvège sep-tentrionale et le sud sont rares. Je suis donc forcé d’attendre lepassage du bateau à vapeur qui fait le service bimensuel duCap Nord.

C’est donc là, au milieu de ces braves gens qui nous ont re-cueillis, que je revois le récit de ces aventures. Il est exact. Pasun fait n’a été omis, pas un détail n’a été exagéré. C’est la nar-ration fidèle de cette invraisemblable expédition sous un élé-ment inaccessible à l’homme, et dont le progrès rendra lesroutes libres un jour.

Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, après tout. Ce que jepuis affirmer maintenant, c’est mon droit de parler de ces merssous lesquelles, en moins de dix mois j’ai franchi vingt millelieues, de ce tour du monde sous-marin qui m’a révélé tant demerveilles à travers le Pacifique, l’Océan Indien, la mer Rouge,la Méditerranée, l’Atlantique, les mers australes et boréales !

Mais qu’est devenu le Nautilus ? A-t-il résisté aux étreintesdu Maelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-ilsous l’Océan ses effrayantes représailles, ou s’est-il arrêté de-vant cette dernière hécatombe ? Les flots apporteront-ils unjour ce manuscrit qui renferme toute l’histoire de sa vie ?

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Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparunous dira-t-il, par sa nationalité, la nationalité du capitaineNemo ?

Je l’espère. J’espère également que son puissant appareil avaincu la mer dans son gouffre le plus terrible, et que le Nauti-lus a survécu là où tant de navires ont péri ! S’il en est ainsi, sile capitaine Nemo habite toujours cet Océan, sa patrie d’adop-tion, puisse la haine s’apaiser dans ce cœur farouche ! Que lacontemplation de tant de merveilles éteigne en lui l’esprit devengeance ! Que le justicier s’efface, que le savant continue lapaisible exploration des mers ! Si sa destinée est étrange, elleest sublime aussi. Ne l’ai-je pas compris par moi-même ? N’ai-je pas vécu dix mois de cette existence extranaturelle ? Aussi, àcette demande posée, il y a six mille ans, par l’Éccclésiaste : «Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abîme ? » deuxhommes entre tous les hommes ont le droit de répondre main-tenant. Le capitaine Nemo et moi.

FIN

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