11
Christian-Bernard AMPHOUX CNRS L'EV ANGILE SELON LES HEBREUX SOURCE DE L'EV ANGILE DE LUC Among the apocryphal gospels, the Gospel according to the Hebrews showsthe unusualparticularism to be classifiedby Eusebius of Cesarea in a group of intermediatewritings between those of the New Testament and thosewhich have been rejectedasheretical. Does what is left of this book allow us to put it on the same level with someapostolical writings (as the Didache), or neotestamentary (the Revelation of John)? Two old refer- ences, the Ignace of Antioch s and the Papias',invite us to consider that this book was amongst thesources ofLuke, whichjustifies, obviously, the Euse- bius' classification. Parmi les evangiles apocryphes, l'Evanglie selonles H6breux presente la particularite remarquabled'etre classe par Eusebe de Cesaree dans une categorie d'ecrits intermediaires entre ceux du Nouveau Testament et ceux qui sont rejetes commeheretiques. Ce que nous conservons de ce livre perdu nous permet-il de rendre compte de cette misea egalite avec certainsecrits apostoliques(commela Didache), voire neotestamentaires (I 'Apocalypse de Jean)? Deux references anciennes, l'une chez Ignaced'Antioche, l'autre chez Papias, invitent a considerer que ce livre a figure parmi lessources de Luc, ce qui justifie, evidemment, Ie classement propose par Eusebe. Apocrypha 6,1995, p. 67-77

Upload: claudiu-razvan-banu

Post on 18-Feb-2016

213 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

ap

TRANSCRIPT

Page 1: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

Christian-Bernard AMPHOUXCNRS

L'EV ANGILE SELON LES HEBREUX

SOURCE DE L'EV ANGILE DE LUC

Among the apocryphal gospels, the Gospel according to the Hebrewsshows the unusual particularism to be classified by Eusebius of Cesarea ina group of intermediate writings between those of the New Testament andthose which have been rejected as heretical. Does what is left of this bookallow us to put it on the same level with some apostolical writings (as theDidache), or neotestamentary (the Revelation of John)? Two old refer-ences, the Ignace of Antioch s and the Papias', invite us to consider that thisbook was amongst the sources of Luke, which justifies, obviously, the Euse-bius' classification.

Parmi les evangiles apocryphes, l'Evanglie selon les H6breux presentela particularite remarquable d'etre classe par Eusebe de Cesaree dans unecategorie d'ecrits intermediaires entre ceux du Nouveau Testament et ceuxqui sont rejetes comme heretiques. Ce que nous conservons de ce livre perdunous permet-il de rendre compte de cette mise a egalite avec certains ecritsapostoliques (comme la Didache), voire neotestamentaires (I 'Apocalypsede Jean)? Deux references anciennes, l'une chez Ignace d'Antioche, l'autrechez Papias, invitent a considerer que ce livre a figure parmi les sources deLuc, ce qui justifie, evidemment, Ie classement propose par Eusebe.

Apocrypha 6,1995, p. 67-77

Page 2: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

68 C.-B. AMPHOUX

L' Evangile selon les Hebreux est Ie nom d'un ecrit ancien doniil ne nous est parvenu aucune copiel, mais doni il subsiste un cer-tain nombre de mentions et de citations, de Clement d' Alexandriea Jerome, qui laissent ouverte la question de la place de ce livreparmi leg ecrits judeo-chretiens2. Mais l'interet de ce livre estailleurs. D'une part, Eusebe reserve a cet « evangile » une place apart en Ie classant, non parmi leg livres a rejeter, comme la plupartdes ecrits apocryphes, mais parmi ceux qui ne sont ni canoniquesni heretiques et qui jouissent d'une certaine consideration, sansavoir leg qualites de ceux qui entrent dans Ie corpus du NouveauTestament3. D'autre part, leg deux plus anciennes mentions de celivre semblent Ie rattacher a la tradition de Luc plutot qu'a celIede Matthieu ; si bien que ce livre perdu demeure une enigme,quant a son origine et son contenu general. Aussi nous proposons-nous d'examiner ici plus specialement leg deux mentions qui appa-rentent ce livre a la tradition lucanienne et d'en tirer quelquesenseignements quant a l'origine probable du livre.

1. 11 n' est pas raisonnable, dans ces conditions, de vouloir porter un juge-ment d'ensemble sur l'reuvre. Appartient-elle, pendant un moment deson existence au moin~ au courant que I'on appelle «judeo-chretien» ?Se confond-elle avec I' bvangile des Nazoreens, sur lequel on est ii. peu presaussi mal informe? La question DOllS parait de pure forme. En dehorsdes evangiles canoniques, on ne petit guere parler precisement que detrois ecrits portant Ie nom d'evangile : Ie Protevangile de Jacques, l' E-vangile selon Thomas et I' Evangile de Nicodeme ; ajoutons encore, toutau plus, leurs descendants directs, et remarquons qu'aucun d'eux ne con-cerne Ie fecit du ministere de Jesus. Y a-t-il eu tine quatrieme traditionconcernant ce rninistere, qui soit distincte de celIe qui va former les evan-giles canoniques ? Nous ne Ie croyons pas. L'autonomie des fragmentsd'evangiles non canoniques presentant des episodes du ministere de JesusTeste ii. etablir. Mais, pour autant, ce ne soot pas necessairement desreuvres qui dependent des evangiles canoniques, et c'est Iii. tout leur inte-ret ; dans certains cas, elles peuvent etre Ie temoin de sources des evan-giles. Et nous croyons en tenir deux exemples.2. Cf. P. VIELHAUER -G. STRECKER, Jewish-Christian Gospels, dans W.SCHNEEMELCHER (Ed.), New Testament Apocrypha, Louisville (Kent.),1991, 134-165 et 172-178; M. ERBETTA, Gli Apocrifi del Nuovo Testamento,t. 1/1, Turin, 1975, p.111-136. Voir aussi: A. F. J. KLIJN, Patristic eviden-ce for Jewish Christian and Aramaic Gospel tradition, dans E. BEST -R.McL. WILSON (Ed.), Text and Interpretation, Cambridge, 1979, p. 169-177.3. Dans son Histoire ecclesiastique (III, 25,4-5), Eusebe mentionne commeV6~Ol, «batards », entre les livres reCtUS et les livres rejetes, les Actes dePaul, Ie Pasteur d'Hermas, I' Apocalypse de Pierre, I' Epftre de Barnabe,les Instructions des apotres, I'Apocalypse de Jean et, ajoute-t-il encore, I' E-vangile selon les Hebreux.

Page 3: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

69

L'

EVANGILE SELON LES HEBREUX

Un bref rappel des principaux manuscrits de la tradition textuel-Ie des evangiles est necessaire. Les onciaux B.03 (Vaticanus) et S.Ol(Sinai"ticus) soot des Bibles grecques dont Ie texte a ete recense etpourvu d'une division numerotee, ils representent des editions reali-sees vers Ie milieu du We siecle, a Alexandrie (B) et a Cesaree(S)4,et soot la base du texte du Nouveau Testament imprime d'au-jourd'hui. Oe plus, pour leg evangiles, Ie texte de B reproduit sim-plement une edition plus ancienne, egalement alexandrine, reali-see vers 175, tandis que celui de S utilise une recension de la findu llIe siecle (celIe de Pamphile ?) qui subit diverges influences,et en particulier celIe d'un type de texte dit « palestinien », cou-vrant en realite une aire geographique plus large et correspondantplutot a un texte «courant », c'est-a-dire non recense -d'ou ladiversite du texte, d'un temoin a l'autre -, et represente par desmanuscrits medievaux : l'oncial 0.038, ou Codex de Koridethi, legfamilIes f et f3, leg minuscules 28, 565 et 700, notamment. L'edi-lion alexandrine de 175 est encore representee, pour Luc et Jean,par Ie papyrus p75 (Bodmer XIV-XV) et suivie plus librement parp66 (Bodmer II) et p45 (Chester Beatty I), tous trois copies vers200. Avant cette edition, une autre a eu lieu a Smyrne, vers 120, etn'est plus representee que par un manuscrit bilingue, 0.05, IeCodex de Beze, copie au Ve siecle avec une version latine (itd),mais elle est encore attestee dans de nombreuses citations, chezJustin, Marcion, Heracleon, Tatien, Celse, Irenee, Tertullien,notamment. Cette chronologie servira de base de comparaisonentre leg evangiles dits « canoniques » et leg autres ecrits.

1. Le temoignage d'Ignace d' Antioche

Dans la lettre d'Ignace Aux Smyrniotes, nous lisons cette paro.Ie du ressuscite :

3,1-2 : Apres la resurrection, je sais et je craig qu'il etait lui-meme dans la chair. Et lorsqu'il vint veTS ceux qui etaient autourde Pierre, illeur dit: «Prenez, touchez-moi et voyez ('I'TlA.u(f)il-crute ~E Kut '(OEtE) que je ne suis pas un demon incorporel ».

4. II existe en grec trois systemes de division numerotee des evangiles, etchacun des grands onciaux, A, B et S, en contient un ; cela contirme I'ob-servation des variantes qui permet de conclure que ces manuscrits attes-tent les trois principales editions realisees au IVe siecle, celie d' Antioche(A) etant un peu plus tardive que les autres. Ct. C.-B. AMPHOUX, « Lesdivisions du texte grec des Evangiles dans I' Antiquite », dans Actes ducolloque de Chantilly, decembre 1994 (a paraltre).

Page 4: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

70 C.-B. AMPHOUX

La parole a un contexte narratif, a la difference des paroles deJesus reunies dans les discours evangeliques de Matthieu, de Luc,ou dans l' Evangile selon Thomas. L'origine est donc probablementdifferente. Or, cette parole, ne figurant pas dans les evangiles entermes identiques -ce qui est assez commun pour les lettresd'Ignace, contenant plutot des allusions aux Evangiles que des cita-tions litterales -, a dans Luc un equivalent tout a fait remarquablequi, de plus, commence par les memes verbes :

24,39 : «... Touchez et voyez (\JfllAa<p1'jcratE Kat 'LDEtE), l'es-prit n'a pas des os et des chairs (ocrtEa Kat crapKas-) comme vousobservez «(3AE1tEtE) que j'ai» (D). A partir de cette premiereredaction, Marcion mutile Ie texte en supprimant les mots quiheurtent son docetisme, «toucher» et « chairs» ; et Ie verbe« observer» «(3AE1tEtE) est corrige en «contempler» (~E(J}pEltE )5.Apres Marcion, les mots supprimes sont retablis; «chairs »,encore au pluriel dans p75 (crapKas- Kat ocrtEa), passe ensuite ausingulier, plus abstrait, et « contempler » est maintenu :« ...Tou-chez-moi et voyez, un esprit n'a pas de chair et d'os (crapKa KatocrtEa) comme vous contemplez (~E(J}pEltE) que j'ai» (B).

Les deux paroles expriment une idee commune: Jesus est cor-porellement ressuscite, idee que l'on trouve egalement chez Paul,en lCo15. L'expression OU1J.1°Vl0V l1crroJ.1u'tov, «demon incorpo-reI », e&i commentee a deux reprises, apres Ignace: Origene, quila critique dans l'introduction du De principiis (ou llEpi l1pxwv),la dit provenir d'un ecrit qu'il appelle Instruction de Pierre -Ie latinDoctrina Petri recouvre un probable L110Uxl'J ('tou) llE'tpOU, maisce livre d'Origene ne nous est pas parvenu en grec- ; et Jerome,dans la preface de son Commentaire sur Isai"e, la dit provenir del' Evangile seiGn les Hebreux. Ce double commentaire souleve aumains deux questions: les deux titres recouvrent-ils Ie me meecrit? Et peut-on dater l'attestation d'Ignace?

-La Doctrina Petri est un ecrit qui n'est pas connu autrement:TieD ne permet un rapprochement avec les KllPuyJ.1u'tu llE'tpOU,«Predications de Pierre », l'une des sources des Homelies clemen-

5. D'apres Tertullien, Adversus Marcionem 4,43; De carne Christi 5; etEpiphane, Scholie 78; voir A. VON HARNACK, Marcion, das Evangeliumvom fremden Gott, Leipzig, 1924, p. 239* ; et C.-B. AMPHOUX, «Le chap.2 de Luc et l'origine de la tradition textuelle du Codex de Beze (D.O5 duNT) », dans Filologia neotestamentaria 7 (1991), p. 21-49, ct. plus particu-lierement p. 36-37.

Page 5: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

71L' EVANGILE SELON LES HEBREUX

tines6; mais il se situe dans line tradition se rattachant au nom dePierre. L' Evangile seton les Hebreu.x, au contraire, par ses autresattestations, s'inscrit plutot dans la tradition de Matthieu, qui n'estpas sans rapport avec celie de Pierre; l'une et l'autre, en revanche,semblent plus eloignees de celie de Luc, si bien que Ie titre Doc-trina Petri, a premiere vue, n'aide pas a elucider Ie rapport avec latradition de Luc.

-La date des lettres d'Ignace d' Antioche est, a juste titre, fortdiscutee. On en retient surtout, aujourd'hui, leg passages concer-nant l'autorite de l'eveque, pronee par leg lettres, et qui ne sem-ble pas avoir d'autre attestation avant 150, alors que la redactiondes lettres d'Ignace se situe, selon Eusebe, SOliS Trajan (98-117)7,c'est-a-dire vers 110. De fait, leg lettres contiennent des allusionsaux evangiles qui out un caractere archalque et ne peuvent, sansdifficulte, etre situees vers 150, c'est-a-dire a l'epoque de Justin.Nous avons resolu cette difficulte de date de la maniere suivante :Ignace aurait bien ecrit ses lettres vers 110, mais son intentionaurait ete de proner l'autorite d'un livre en projet, non celie d'unarbitre de la communaute ; Ie projet en serait visible dans la let-tre Au.x Ephesiens. One generation plus lard, leg conditions outchange; au moins a Jerusalem, l'echec politique de Bar Kocheba,soutenu par Rabbi Aquiba (135), a montre que l'autorite du livreque s'etaient donne leg pharisiens ne suffisait pas. Et c'est a Smyr-ne que serait nee, chez leg chretiens, l'idee de se doDDer un arbi-tre qui prend Ie qualificatif d'E7tlOlCo7tOC;,« eveque ». Peu apres legevenements tragiques de Jerusalem, Polycarpe aurait rassembleet edite leg lettres d'Ignace, et introduit a cetle occasion leg passa-ges concernant l'episcopat monarchique, modifiant ainsi l'autori-te pronee par Ignace. Et c'est de cetle edition que viendrait Ie texted'Ignace que no us connaissons. En somme, pour ce qui est desallusions evangeliques, DOUg maintenons la date de 110. L'ecrit quecite Ignace existe a cetle date, c'est donc un livre du Ier siecle ;mais pourquoi Ignace se refere-t-il a lui plutot qu'a Luc? Si DOUgn'avons pas d'indice de l'existence de Luc avant Ignace, c'est peut-etre que celui-ci a cite un autre livre, parce que Luc n'est pas enco-re connu de lui. Notons que Ie livre cite est assez ancien pourqu'Ignace Ie connaisse deja, et qu'il a assez d'autorite pour etreconsidere par lui comme rapport ant line parole authentique deJesus ressuscite.

6. A. SIOUVILLE, Les Homelies clemen tines, Paris, 1933, p. 9-13.7. Eusebe de Cesaree, Histoire ecclesiastique III, 33 [Trajan] et 36 [Igna-ce].

Page 6: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

72 C.-B. AMPHOUX

2. Le temoignage de Papias

L'autre temoignage est celui de Papias, egalement rapporte parEusebe : celui-ci se termine, en effet, par une allusion a un episo-de introduit par Papias dans ses prop res ecrits et emprunte al' Evangile seton les Hebreux; il s'agit de l'histoire de la «Femmeadultere » :

3,39,17 : Le meme Papias (...) expose aussi une autre histoi-re a propos d'une femme(1tEpi yuvatK6~) accusee de nombreuxpeches (&1ti 1toJ..J..al~ l1~aprlat~ Ota(3J..ll~Ei(Jll~) devant Ie Sei-gneur, que renferme l'E'vangile selon les Hebreux (to Ka~'

'E(3paiou<; EuaYYEJ..tOV).

Le rapport entre celie histoire et l'episode de la« Femme adul-tere » est etabli dans la traduction latine d'Eusebe, faite par Rutin,qui traduit 7tEP\ 'YuvatK6~ t.7t\ 7tOAAai:~ cil!aptiat~ par de muliereadultera. On peut songer a contester celie interpretation, mais ellepresente un appui textuel ; la premiere mention de la femme enquestion, dans l'episode qui se trouve ordinairement (mais pasdans tOllS les manuscrits) en In 7,53-8,11, se fait dans les termessuivants :

In 8,3 :« Les scribes et Ies pharisiens amenent une femme sur-prise dans Ie peche» (tn!1I~up't1<;t YUVULKU KU'tE1ATl~~EVTlV),selon D. Les papyrus p66 et p75 ignorent I'episode, de meme queIes onciaux du IVe siecle (B S) et Ies temoins du type de textealexandrin (L T W 33) ou du texte « courant » avant 300 (0565).La premiere tradition d' Antioche (Avid) est incertaine ; mais plustard, celIe de Byzance integre I'episode, avec une correction dupassage mentionne : « Les scribes et Ies pharisiens amenent unefemme surprise dans l'adultere» (YUVULKU tn! j.101XE1<;tKU'tE1ATlj.1j.1EVTlV). La vieille Iatine se partage entre I'absence deI'episode (ita f I q) et Ies traductions mulierem in adulterio

(itaurcer'), qui est aussi Ia Ie<;on de Ia Vulgate, ou mulierem moe-cationem (itff2), qui supposent, I'une et I'autre, j.101XE1<;t, «adulte-re », contre 1Ij.1up't1Q, «peche », Ie<;on de D (in peccato muliere, itd).

La correspondance entre Ie ton! aJ:!apn<;t de D et Ie ton! noAAaI~aJ:!aptiat~ du temoignage de Papias autorise a considerer qu'ils'agit bien du meme episode. II y a donc, dans I' Evangile seton lesHebreux que connait Papias, un episode correspondant a celui dela Femme adultere, qui a une redaction sans doute un peu diffe-rente, mais un contenu equivalent.

Page 7: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

L' EVANGILE SELON LES HEBREUX 73

Or, il est clair que l'episode n'est pas a sa place, dans Jean. Deuxexemples suffisent a montrer qu'il n'en a ni Ie vocabulaire ni Iestyle: Ie premier conceme les personnages en presence «< les scri-bes et les pharisiens » soot un couple employe dans les Synopti-ques, mais jamais dans Jean) et Ie second, les particules (0£ estemploye abondamment dans l'episode, alors que Jean prefereoov). Autrement dit, l'episode n'appartient pas au livre dans lequelil DOllS est parvenu. Le vocabulaire et Ie style, en revanche, res-semblent davantage aux Synoptiques. Mais cela ne suffit pas a eta-blir un rapport avec Luc. Il taut, pour cela, prendre en comptel'une des variantes concernant l'episode : dans la famille j13, quigroupe une dizaine de minuscules (13 69 124346543 788 826 828983, selon l'Edition IGNTP, Oxford, 1987), l'episode prend placenon dans Jean, mais dans Luc, a la fin du ministere, juste avant laPassion, soit entre les chap. 21 et 22. Celie variante est inexplica-ble par les regles ordinaires de la critique textuelle: ce n'est ni unevariante harmonisante, comme il s'en trouve dans celie famille demanuscrits (par ex. Lc 22,43-44 transpose apres Mt 26,39, de l'epi-sode de Gethsemane dans Lc a son correspond ant dans Mt), niune variante explicative, puisque cet episode intervient dans uncontexte oil il ne s'integre pas, mais demeure autonome de ce quil'entoure. Nous y voyons donc un nouveau type de variantes : ilpeut s'agir d'une survivance d'un etat du texte des evangiles ante-rieur a celui que represente D comme a toute la tradition ulterieu-re, et c'est la tout son interet.

Ainsi, on peut faire etat de deux elements independants pouretablir un lien entre I' Evangile selon les Hebreux et Luc: d'un cote,une parole de Jesus ressuscite invitant ses disciples a constater sacorporalite, avec une formulation plus concise, dans l'un, mais irre-cevable selon Origene, et un enonce qui commence de la memefa~on puis se complique comme pour contoumer une difficulte,dans l'autre ; et de l'autre cote, un episode issu du premier livre,qui entre ensuite par interpolation dans Jean, mais que l'on trou-ve encore dans Luc, grace a la petite tradition de la famille f 13,Deux elements, ce n'est pas beaucoup pour etablir Ie contenu dece livre perdu et determiner son rapport avec Luc; mais l'analysedes genres litteraires de ce dernier peut DOllS y aider.

3. Les sources de Luc

La redaction de Luc combine, a tout Ie moins, trois genres Iit-teraires distincts : un fecit de naissance, soIenneI et poetique(chap. 1-2); un fecit du ministere de Jesus, fait d'episodes inde-pendants ou correIes, mettant en presence Jesus avec divers inter-

Page 8: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

74 C.-B. AMPHOUX

locuteurs, adversaires ou malades (chap. 3-9 et 18-24); entin, unensemble de paroles depourvues de cadre narratif, reunies en unenseignement central dispose entre les episodes sur la rencontredes enfants, situes en 9,46-48 et 18,15-17 (chap. 10-17, y comprisquelques fares episodes narratifs, ainsi que la fin du chap. 9 et Iedebut du chap. 18). Et nul ne songe a contester, aujourd'hui, queces parties distinguees par Ie genre litteraire correspondent a dessources differentes reunies par Ie redacteur.

Le fecit du ministere se prete a une deuxieme distinction: on ytrouve, d'une part, un ensemble d'episodes qui ant dans Matthieuet dans Marc la meme disposition relative et qui torment, une foisreunis separement, une structure si forte qu'on doit envisager qu'ilsant constitue, d'abord, une source propre8; et, d'autre part, un reli-quat d'episodes dont Ie statut est plus divers: les uns sont propresa Luc, d'autres se trouvent dans Marc et Luc, d'autres encore dansLuc et Matthieu, mais avec une disposition relative toute differen-te9. L'unite de ce reliquat n'est pas evidente; il a pourtant une orga-nisation interne que l'on peut mettre en evidence et qui permetd'envisager que cet ensemble narratif provienne d'une quatriemesource, distincte des trois precedentes. Ce reliquat a, en somme,une qualite qui Ie distingue des autres : il se definit negativement,une fois reconnues et rassemblees les parties qui constituent lesautres ensembles. Le reliquat parait ainsi correspondre a la partiedu livre autour de laquelle se sont agreges les trois ensemblesmieux caracterises, selon Ie projet du redacteur.

Or, c'est a ce reliquat que DOllS menent les deux temoignagessur I' Evangile selon les Hebreux. Et plus precisement a la fin de cereliquat: l'episode de la Femme adultere, selon la place attesteepar f3, terminait Ie ministere, et la parole du ressuscite, d'apres Ieparallele de Lc 24,39, prenait place dans Ie dernier episode du livre,qui mettait ainsi l'accent sur la corporalite de la resurrection. Ainsi,tout ou partie de ce reliquat a un rapport avec un livre dont DOllSsavons, par ailleurs, qu'il existe avant Ignace, a pour lui quelqueautorite, et se rattache alors a la tradition de Pierre, avant de serapprocher, peut-etre seulement au lie siecle, de celIe de Matthieu.Ce livre a deja des caracteristiques de vocabulaire et de styleappartenant aux Synoptiques, et il a en commun avec Luc une idee

8. Ct. C.-B. AMPHOUX, «La composition de Matthieu inscrite dans dixpropheties de la Bible grecque », dans G. DORIVAL -O. MUNNICH (Ed.),Kurd rol'>l; 6, SeLon Les Septante, Paris, 1995, p. 333-369 (et specialement p.

347).9. C.-B. AMPHOUX, «op. cit. », dans G. DORIVAL -O. MUNNICH (Ed.),Kurd roVt; 6, SeLon Les Septante, Paris, 1995, p. 349. Nous presentons ci-apres tine lisle corrigee de ces episodes.

Page 9: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

75L' EVANGILE SELON LES HEBREUX

qui ne se trouve pas dans les autres evangiles : la corporalite de laresurrection.

A ce point de nolle etude, il semble que Ie nom d' Evangile setonles Hebreux corresponde a une source de Luc plutot qu'a un ecritqui en soil derive; et ce n'est pas n'importe queUe source, maiseUe concerne la partie de Luc autour de laqueUe les autres sontvenues s'ajouter, au moment de la redaction. Les deux elementsqui permettent d'etablir un rapport avec Luc sont independantset complementaires, mais ils ne suffisent pas a rendre compte ducontenu de cet ecrit qui intervient dans la partie qui forme Ie cceurde Luc; on peut, en revanche, a partir de Luc, dessiner precise-ment les contours de cette partie; en tenant compte de la presen-ce de la Femme adultere a la fin du ministere, on aboutit a unensemble de vingt quatre episodes que voici :

Mc Lc Mt

1,21-393,13-19

8,14-1710,1-45,3-12/ 10,21-25

8,5-1311,2-19

4,21-25 5,15 /10,26

4,35-415,1-205,21-43

6,6b-139,38-41

8,23-278,28-349,18-26

10,5-8(12,30)8,18-229,35-38; 10,9-16

11,20-27

Echec de Jesus a NazarethSucces de Jesus a CapharnaumL'appeL des DouzeEnseignement aux Douze

Guerisons de 2 hommesJean Ie prophete et JesusSimon Ie pharisien et Jesus

La vraie famille (a)La Lampe et Ie secretLa vraie famille (b)

La tempete apaiseeGuerison du demoniaqueGuerisons de 2 femmes

Mission des DouzePour ou contre nousLa route de JerusalemEnseignement en mission

Retour de missionAppel de Zachee Ie peagerParabole des minesPleurs sur Jerusalem

Aumone de La veuveLa Femme adultereLes signes du ressusciteLa corporalite du ressuscite

(25,14-30)

12,41-44

4,16-304,31-446,12-166,20-49

7,1-177,18-357,36-50

8,1-38,16-188,19-21

8,22-258,26-398,40-56

9,1-69,49-509,51-6210,1-16

10,17-2419,1-1019,11-2719,41-44

21,1-4[ap.21,38]24,13-3524,36-49 (28,16-20)

Page 10: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

76 C.-B. AMPHOUX

Cet ensemble s'etend du debut a la fin du ministere de Jesus eten couvre un peu moins de la moitie ; les references des parallelesde Marc attestent que ceux-ci ont la meme disposition relative etse repartissent sur tout Ie ministere; ceux de Matthieu, au contrai-re, sont groupes dans la premiere partie du ministere de Galilee(chap. 3 a 11) et presentent une organisation differente.

Le lien qui existe entre Marc et Luc, pour ces episodes, merited'etre approfondi, mais ce n'est pas ici notre objet; qu'il nous suf-rise de rappeler que la premiere redaction marcienne est situee,par deux temoins independants et complementaires, dans l'entou-rage de Pierre, lequel est porteur de traditions venant de son expe-rience passee, au temps de Jesus et de la communaute primitive 1°.Et les deux premiers episodes mentionnes de Marc reposent, jus-tement, sur une telle tradition. Ainsi, les deux titres « Instructionde Pierre » et « Evangile selon les Hebreux » disent quelque chosede cet ensemble de Luc ; Ie rapport reste a preciser, mais on doitnoter que la source de Luc a laquelle ils correspondent apparaitcomme une amplification en milieu paulinien (peut-etre en Asie)d'un ecrit plus ancien redige dans l'entourage de Pierre.

Conclusion

11 existe au debut du lIe siecle, et depuis un certain temps pro-bablement, un ecrit evangelique dont nous ignorons presque tout,sauf deux elements qui proviennent de la fin du livre: un episoderacontant I'histoire de la Femme adultere, connu de Papias, et unerencontre de Jesus ressuscite avec ses disciples dont Pierre est Iepremier, au COUTS de laquelle illeur revele sa corporalite, par uneparole que connait et cite Ignace d' Antioche. Cet ecrit se transfor-me, au COUTS du lIe siecle, et devient un livre de tradition mat-theenne dont on connait plusieurs citations, et notamment uneparole de Jesus attribuee par Clement d' Alexandrie a I' Evangile

10. Ces temoins sont Papias, toujours d'apres Eusebe (Histoire ecclesias-tique III, 39,15) et Ie Pseudo-Clement d' Alexandrie a qui I'on doit la let-tre sur I' Evangile secret de Marc; lettre publiee et commentee par soninventeur, M. SMITH Clement of Alexandria and a secret Gospel of Mark,Cambridge/MA, 1973. Ct. aussi mainenant I.-D. KAESTLI, « l'Evangilesecret de Marc. Une version longue de l'Evangile de Marc reservee auxchretiens avances dans l'Eglise d' Alexandrie », dans I.-D. KAESTLI -D. MARGUERAT (ED.), Le mystere apocryphe -Introduction ii une littera-ture meconnue, Geneve, 1995, p. 85-106 (traduction fran~aise de cettelettre aux p.103-106).

Page 11: 10.1484@J.APOCRA.2.301107

L' EVANGILE SELON LES HEBREUX 77

selon les Hebreuxll, nom que ce livre avail deja pour Papias et qu'ilgarde jusqu'a Jerome.

Des indices patristiques et textuels nons amenent a conclureque, dans sa forme du ler siecle, cet ecrit constitue une des sour-ces de Luc. Plus precisement, une des sources narratives du minis-tere de Jesus. Le lieu oil ce livre est connu est l' Asie, c'est-a-direla region de Smyrne et d'Ephese. Le lieu de sa premiere utilisa-tion reperee est celui de la redaction de Luc, probablement aussil' Asie. Est-illui-meme originaire d' Asie? L'idee de la corporalitede la resurrection est un indice favorable, mais Ie rattachement ala tradition de Pierre signifie qu'une partie au moins a une autreorigine. II pourrait s'agir, en somme, d'un ecrit emanant, dans unpremier stade, de l'entourage de Pierre, puis remanie et amplifieen Asie. On pense, ainsi, au « Marc primitif », atteste par Papias,puis a une redaction amplifiee que Luc ou un autre Asiate auraitproduit ; on en formule ici l'hypothese, en attendant de pouvoirla conforter par de nouveaux indices. L' Evangile selon les Hebreux,cite par Ignace et mentionne par Papias, se presente, en somme,comme la premiere source de la redaction lucanienne de l'Evan-gile, utilisant elle-meme un ecrit primitif redige dans l'entouragede Pierre, peut-etre Ie livre de Marc. Cette source va constituer lapartie principale de Luc, celIe autour de laquelle s'organise ensui-te la matiere puisee dans d'autres livres, et que l'on distingue dansLuc, parce qu'ils sont a l'origine d'ensembles bien caracterises. Etquand, au lYe siecle, Eusebe mentionne ce livre dans une catego-rie intermediaire entre les ecrits canoniques et heretiques, il attes-te que Ie souvenir de cette origine remarquable ne s'est pas com-pletement efface.

11. Citee en Stromates II, 9,45 : t<\l Ka~' 'E/3pmou<; EuaYYEAirp, 6 ~aul1a-cra<; /3acrlAEuEl, YEypantal, Kai b /3acrlAEucra<; avanaTjcrEtal, «dans l' E-vangile seton les Hebreux, "Celui qui s'etonne regnera", est-il ecrit, "etcelui qui regne trouvera Ie repos". Parole qui rappelle la deuxieme de l' E-vangile seton Thomas (EvTh 2), en partie conservee en grec (Pap. Oxy.654) : 111'1 naucracr&o 6 ~ll<tmv toU ~lltEl v £<0<; av> EUPt;1, Kai otav EUPt;1<9al1/31l9TjcrEtal, Kai ~al1>/3ll~Ei<; /3acrlAEucrEl Ka<i /3acrlAEucra<; uva-na>ucrEtal, «que celui qui cherche ne cesse de chercher jusqu'a ce qu'iltrouve, et quand il aura trouve, il sera stupefait, et stupefait il regnera, etregnant il trouvera Ie repos» (la partie restituee l'est d'apres la parolecopte). On rejoint ainsi la tradition mattheenne des paroles.