« un racisme sans race -...

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Chaire de recherche du Canada sur les inégalités sociales et parcours de vie 1 « UN RACISME SANS RACE » Les logiques de l’exclusion selon Norbert Elias Donrock Pierre Alexis La monographie « The Established and the Outsiders » est le fruit d’une enquête menée sur le terrain à la fin des années 1960 par John L. Scotson, sous la direction de Norbert Elias. Ce terrain d’enquête n’est nul autre qu’une petite ville d’Angleterre, Leicester, que les coauteurs appelleront par discrétion « Winston Parva ». Cette recherche s’inscrit dans la tradition de la sociologie urbaine développée par les tenants de l’école de Chicago, qui à cette même période cherchaient à comprendre, aux moyens d’enquêtes empiriques, les problèmes occasionnés par l’arrivée des populations immigrantes dans la ville de Chicago, devenue alors un véritable «laboratoire social» pour reprendre les termes de Robert E. Park. Par exemple, les travaux de William Thomas et Florian Znaniecki dans le «Paysan polonais 1 » montrent que les changements qui touchent l’environnement dans lequel les individus évoluent entrainent des transformations dans leur propre comportement. Ces travaux auront aussi contribué à rejeter le «réductionnisme biologique» en montrant que le comportement des immigrants n’était pas lié à une question de race ou à une certaine défaillance psychologique, mais renvoyait intimement à leur position sociale et aux problèmes qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne (Valastro, 2001). La singularité des « logiques de l’exclusion » de Norbert Elias et John Scotson est, selon leurs propres termes, d’aborder « concrètement des problèmes fondamentaux du racisme, de la ségrégation et des rapports d’exclusion sociale sur un terrain ou l’on ne s’attend pas à rencontrer les problèmes de race et d’ethnicité et où l’on pourrait s’attendre à voir des rapports de classes surdéterminer tout autre rapport social» (Elias, 1965 [2015] : 13). Situation assez paradoxale qui permettra d’ailleurs à l’auteur de mettre à nu « le racisme sans race, et l’exclusion sans fracture économique » (Ibid.:13). 1 Florian Znaniecki et William Thomas, Le paysan polonais en Europe et en Amérique : Récit de Vie d’un Migrant, trad. Yves Gaudillat, Paris, Armand Colin, coll. "Essais & Recherches", 446 p., 2005.

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«UNRACISMESANSRACE»Leslogiquesdel’exclusionselonNorbertElias

DonrockPierreAlexis

Lamonographie«TheEstablishedandtheOutsiders»estlefruitd’uneenquêtemenéesur leterrainà lafindesannées1960parJohnL.Scotson,sousladirectiondeNorbertElias.Ceterraind’enquêten’estnulautrequ’unepetitevilled’Angleterre,Leicester,quelescoauteursappellerontpardiscrétion«WinstonParva».Cetterecherches’inscritdanslatraditiondelasociologieurbainedéveloppéeparlestenantsdel’écoledeChicago,quiàcettemêmepériodecherchaientàcomprendre,auxmoyensd’enquêtesempiriques,lesproblèmesoccasionnésparl’arrivéedespopulationsimmigrantesdanslavilledeChicago,devenuealorsunvéritable«laboratoiresocial»pourreprendre les termesdeRobertE.Park.Parexemple, les travauxdeWilliamThomaset FlorianZnanieckidans le«Paysanpolonais1»montrentqueleschangementsquitouchentl’environnementdanslequellesindividusévoluententrainentdestransformationsdans leurproprecomportement.Cestravauxaurontaussicontribuéàrejeterle«réductionnismebiologique»enmontrantque

lecomportementdesimmigrantsn’étaitpasliéàunequestionde race ou à une certaine défaillance psychologique, maisrenvoyaitintimementàleurpositionsocialeetauxproblèmesqu’ilsrencontrentdansleurviequotidienne(Valastro,2001).Lasingularitédes« logiquesde l’exclusion»deNorbertEliasetJohn Scotson est, selon leurs propres termes, d’aborder«concrètementdesproblèmesfondamentauxduracisme,delaségrégationetdesrapportsd’exclusionsocialesurunterrainoul’onnes’attendpasàrencontrerlesproblèmesderaceetd’ethnicitéetoùl’onpourraits’attendreàvoirdesrapportsdeclasses surdéterminer tout autre rapport social» (Elias, 1965[2015]:13).Situationassezparadoxalequipermettrad’ailleursàl’auteurdemettreànu«leracismesansrace,etl’exclusionsansfractureéconomique»(Ibid.:13).

1 Florian Znaniecki et William Thomas, Le paysan polonais en Europe et en Amérique : Récit de Vie d’un Migrant, trad. Yves Gaudillat, Paris, Armand Colin, coll. "Essais & Recherches", 446 p., 2005.

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WinstonParvaoulaconstructiond’unehiérarchiesocialeentre«established»et«outsiders»

Crédit : John Godwin, 4 janvier 2006 Leicester, Angleterre WinstonParvaestunebanlieuefaisantpartied’unegrandevilleindustrielleprospèredesMidlandsenAngleterre.AumomentoùNorbertEliass’intéressaàcetteville,ill’adiviséeen trois zones : la zone 1 qu’il présente comme le quartier dans lequel résident lesbourgeois,lazone2qu’ilprésentecommeunquartierd’ouvriers,demêmequelazone3,plus récente. Ce qui a particulièrement retenu son attention, c’est la différence deréputationquiexistaitentreleshabitantsdeszones2et3,endépitdeconditionssocialessemblables.Leshabitantsdelazone2sedisentapparteniràunrangsocialsupérieurdeceluideshabitantsdelazone3quiacceptaient«nonsanscontrecœuretsansquelqueamertume»(Ibid.:72)cetteétiquette«d’inférieurs»queleurspairsleuravaientconstruite.L’objetdelamonographie«Leslogiquesdel’exclusion»deNorbertEliasetJohnL.Scotsonestjustementdetenterd’expliquerlesprocessusparlesquelsleshabitantsdelazone2parviennentàaffirmeretàmaintenirleur«supériorité»parrapportauxhabitantsdelazone3,alorsmêmequ’ilssontenréalitéissusdelamêmeclassesocialeouvrière,quileurconfèreobjectivementunmêmestatut.Unemêmeclassesociale,maisdifférentesréputations:pourquoi?La première hypothèse soulevée par les chercheurs pour expliquer cette hiérarchieobservée entre les «Established» et les «Outsiders» est celle de l’ancienneté dans lequartier.Cettehypothèsearapidementmontréseslimitesexplicatives.Desobservationsplusprécises leurontpermisdeconstaterégalementquecertainsgroupesminoritairesrésidantdans chaquequartier jouaientun rôleprépondérantdans l’imageque chaquegroupeseforgeaitdesoietdesautres:parcequedanslazone3vivaituneminoritédefamillesàqui ilétaitappliqué l’étiquette«àproblèmes», toute l’imagede la zone futentachée;inversement,parcequedanslazone2résidaitunpetitgroupederésidentsplusnantis,c’esttoutel’estimedeshabitantsdelazonequis’esttrouvéerehaussée.

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Voilàdoncunesituationoriginalequinousconduithorsdessentiersbattusetdel’aprioriinvitant à classer les gens en fonctions de leurs classes sociales, de leurs différenceséconomiquesoudeleursdifférencesphysiques(racisme).Ici,aucunedecesclés«faciles»nesemblenousoffrirl’intelligencedelachose.Ancienneté,cohésionsocialeetrelationsdepouvoirPourNorbertElias,c’estfondamentalementlacohésionsocialequeleszones1et2ontpubâtirgrâceàleuranciennetéetàl’instaurationdenormescommunesrenforcéesparlecontrôlesocialet lespressionssur leshabitants,qu’ellesparviennentàsecréerun«nous»différentetcontrerlesproblèmesdedéviancedansleursquartiers.Leshabitantsdelazone3,quisontdesnouveauxarrivantsnonmodelésparcesnormes,nepeuventqueconstituerauxyeuxdecette«communauté»undangerdedéstabilisationdel’ordreétabli. Ils sontconsidéréscommedesétrangersnepartageantpas leursvaleurset leurmodedevie.Cesreprésentationslesconduisentàlesteniràdistancedanslaviedetouslesjours,enmargedeslieuxdedécision,desassociationsdeloisirs,desclubsetmêmedeséglises réputées dans l’imaginaire collectif comme étant des lieux de communionfraternelle.Cemécanismederejetseperpétuedegénérationengénération,àtelpointquepour rompre lecaractèreprésentécomme«allantdesoi»de la situation, ila fallus’attarder sur les conditions de sa genèse. Norbert Elias nous conduit ainsi dans lesrelations de pouvoir au sein desquelles le groupe dominant renforce sa cohésion enexcluantles«marginaux».DanslecasdeWinstonParva,c’estparladiffusionderumeurs,depotinsouenaffichantdespréjugésque lesdominantsviennentà ternir l’imagedesnouveauxvenus.Lesensdeces«leslogiquesdel’exclusion»Àtraversceslogiquesdel’exclusion,nousprenonsconsciencequelesphénomènestelsque le racismepeuvent sedéveloppermêmeencontextedepleinemploi.Toutecettediscrimination,cetteexclusion,cerejetdontsontvictimesles«outsiders»n’ontpointdejustification économique. Ce n’est pas un profit économique que les «established» entirent,maisduprestigeetunsentimentdesupériorité.AvecNorbertElias,oncomprendqueleracismen’anulbesoindedifférencephysiqueobjectiveetmatérielle(noir-blancparexemple) pour semanifester. Le racisme crée ses différences par des représentationssociales,oupourledireconcrètement,des«imagesdansnostêtes».Dansleslogiquesdel’exclusion,lacouleurdepeau,lafortune,laclassesociale,l’ethniciténesontpasenjeu,maisplutôtlesconditionsd’existencedifférentes:quartierentretenu/quartiermoinsentretenuparexemple:auxyeuxdes«established»,les«outsiders»habitentdes«trousàrats».Avecles«logiquesdel’exclusion»,nouspassonsd’unracismeinégalitaireconstruitàpartirdedonnéesscientifiquesàunracismedifférentiel.Lelivreabeauavoirétépubliéà la fin des années soixante, il garde toute son actualité et pourrait éclairer bien dessituationsdediscriminationdansnotre sociétéquébécoiseactuelle.Norbert Eliasnousmontre aussi que l’exclusion n’est pas un phénomène abstrait, mais un fait social

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répondantàunprocessusparticulierdefonctionnement,misconcrètementenactionparlesacteurseux-mêmes.Bibliographie:EliasNorbert,ScotsonJohnL.,Logiquesdel’exclusion,Paris,Fayard,1997.Valastro,OrazioMaria.'LePaysanPolonaisenEuropeetenAmérique:récitdevied'unmigrant.',Espritcritique,vol.03no.11,Novembre2001,consultésurInternet:http://www.espritcritique.frPourcitercetarticle:DonrockPierreAlexis,««Unracismesansrace»:leslogiquesdel’exclusionselonNorbertElias»,Inegalitessociales.com,ChairederechercheduCanadasurlesinégalitéssocialesetlesparcoursdevie,février2017.Publiédansinegalitessociales.com,Le08février2017©Chairederecherchesurlesinégalitéssocialesetparcoursdevie.