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L'identité perdue: Georges Perec et l'autobiographie
par
Élizabeth Molkou
Mémoire de maîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et dt la recherche
en vue de l'o~tention du diplôme de Maîtrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaises Université McGiIl Montréal, Québec
Juillet 1992
c Élizabeth Molkou, 1992
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RÉSUMÉ
L'autobiographie. Une activité d'écriture avec laquelle Georges Perec a entretenu
des liens singuliers car il est difficile d'aborder son oeuvre sans reconnaître le caractère
déterminant d'un événement qui a bouleversé le cours de l'ex.Îstence du futur écrivain.
Il ~'ar.jt du génocide juif ou de la Shoah. Pl~s que toute autre de ses oeuvres, Wou le
souvenir d'etifance pose le problème essentiel des rapports entre la littérature et le
génocide.
Il est ainsi démontré que lorsque l'écrivain a entrepris de raconter son histoire à
partir de cette rupture existentielle, il nr. pouvait qu'écarter le modèle traditionne1Jement
admis du genre, dont l'historique est dans un premier temps retracé, pour faire
l'expérience d'une écriture très spécitique de l'autobiographie.
En effet, ce texte a la particularité de Juxtaposer l'autobiographie et la fiction,
deux notions communément reconnues comme antinomiques et qu'il était nécessaire au
préalable d'expliciter. Wou le souvenir d'enfance est la preuve que cette opposition n'a
plus lieu d'être dans la mesure où la fiction acquiert ici le statut de fait autobiographique.
Tout en faisant éclater la notion d'autobiographie, Perec a, par ailleurs, poussé
loin la confrontation du génocide et de la littérature. Ni témoin, ni survivant, l'écrivain
occupe également une place particulière dans cette littérature vieille d'à peine quatre
décennies d'existence. À ce nouveau défi imposé à l'écrivain, il a répondu par un texte
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placé sous le signe de J'absence et auquel est consacrée une analyse dans le troisième et
dernier chapitre de ce travail.
Cette analyse confirme les prédictions de la critique contemporaine quj avait
annoncé qu'un événement tel la Shoah ne pouvait que compliquer la division
traditionnelle des genres et engendrer une forme de littérarure caractérisée pa: son? peet
fragmenté, éclaté et profondément subversif.
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ABSTRACT
Autobiography. Present in Georges Perec's writings but only in a profoundly
revisionary way. In order to get a genuine understanding of his works, we must begin
by recognizing the centrality of the jewish genocide, the Shoah, in the writer's existence
as weIl as in his activity. More than ail his other works, W ou Il' souvl'IIir d'elljance
raises the fundamental questions about Holocaust literature.
Unprovided with a story of his own, the writer surely feh the inbalance betwecn
what the autobiographical tradition offered him and his necd 10 fashion the ephemeral
recollections of his past. Hence, he had to destabilize the very idca of autobiographical
narrative by writing out his story in a singular and distinct manner.
Assembling fact and fiction, the text raises doubt about the ongoing viability of
the oppositlon between fiction and non-fiction, distinctions of which the aulobiography
has al ways becn dependant. The present study has concentrated on these implications
showing how fiction coexisting with autobiography offers the only possible avenue for
Georges Perec to the lost experience caused by the Shoah upon which alone a wholeness
of identity can be founded.
While reversing the traditional pattern of autobiography, Georges Perce trics to
find the most appropriale literary form to record the enormity of the human loss causcd
by the event. Despite the fact that he is neither a victim nor a survivor, the writcr has
succeeded in replying to the Holocaust threat to impose silence, by writing a text that
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occupies a legitimate place in this llterature. As the contemporary critics had predicted
it, one of the governing laws of this Iiterature is the regulation of ils Iiterary antecedents,
as in this case the autobiographical genre.
Further more, the last chapter of this study focuses on the literary form of Wou
le souvenir d'enfance, which b~ its shards and fragments reminds us that an evenl such
as the HoJocaust which has put a severe burden on literature could only produce
fragmentary forms.
INTRODUCTION
Dix ans ont passé depuis la mort de Georges Perec. À la surprise d'une mort
brutale, a succédé une prolifération sans précédent d'études et d'interrogations sur ce qui
est vite devenu un phénomène littéraire international. Perec le génial virtuose des lettres,
Perec le pasticheur ou encore Perec prince de l'anagr:lmme, autant de désignations qui
invitent à la découverte d'une oeuvre et d'un écrivain qui, !Jar prédilection autant que par
obligation, fut amené à fréquenter les disciplines les plus diverses. Le visage le plus
exposé de Georges Perec est sans doute celui qui le conduit à publier des oeuvres comme
La disparition, inaugurant une phase d'écriture placée sous le signe du jeu absolu.
L'activité de ce magmfique inventeur le rattache aux travaux du groupe très confidentiel
de t'ouvroir de littérature potentielle, l'Oulipo, de Raymond Queneau, François Le
Lionnais et autres lettrés-farceurs.
En dehors de la clé oulipienne qui se propose spontanément comme voie d'accès
à son oeuvre, l'écrivain, friand des protocoles de lecture, a lui-même suggéré une autre
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y ! •
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clé, étonnamment celle de l'autoriographie. Car l'écrivain ne s'cst jamais retenu
d'exprimer sa répugnance pour la confes5ion impudique à laquclle IIlcitcmit
l'autobiographie. Il n'empêche que tout au long de SOI1 oeuvre, à l'aide de multiples
masqLJes, il n'a cessé de se raccnter de mille façons différentes. L'ocuvre intitulée Wou
le souvenir d'enfance à laquelle nous consacrons ce travail serait à cc titre la seule
manifestation avouée d'une mise en scène de son moi, sans pour autant répondre aux
critères du genre autobiographique tels qu'ils ont été esquissés en France depllls le XVlllr
siècle. En effet, le texte en question constitue un moment d'écriture exceptionnel, tmll
par sa forme inédite que par ce qu'il dit. Comme l'a pre~scnti le poète Claude Roy, cc
texte est le «coeur du coeur'» de Perec, joyau intime placé au ~eln d'une forteresse
érigée grâce aux remparts de l'écriture, aux rigoureuses contnl1nte~ UC'i Jeux formels et
autres échafaudages de l'artifice.
Quel souvenir s'évertue-t-il à protéger, à préserver scrupuleusement des regards
indiscrets? la mort de ses parents JUIfs, l'un tué au combat, l 'autre dl~parue à Au~chwltz,
à laquelle renvoie en creux ce texte comme toute son oeuvre, car cct événement
~raumatique suffit à expliquer pourquùi la littérature comptait ta.,t pour luI. Rattacher cc
texte au corpus de la littérature de la Shoah nous paraît ainsi légitIme dan~ la mesure où
il est tout d'abord le récit du passé meurtner d'un enfant juif pendant la Seconde Guerre
mondiale et dans un deuxième temps parce que l'auteur a Inséré dan!' son texte lin ~ond
récit qui s'apparente à la fiction romanesque du génocide. En dépit du fait que Perce ne
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soit pas un survivant, il nous est permis de J'inclure dans un teJ corpus dont nous
évoquerons la diversité.
Cette analyse devra donc tenir compte des problèmes esthétiques et éthiques posés
à l'écrivain dépourvu de l'expérience concentrationnaire qui a cependant entrepris de la
traduire sur le plan littéraIre. Il conviendra tout d'abord de cerner comment cette
autobiographie, qui n'a aucun antécédent, s'inscrit totalement en faux dans la tradition
du genre. Une simple raison à ce dévoiement dont Perec fera presque son emblème: «je
n'ai pas de souvemrs d'enfance» qui pourtant devrait interdire toute possibilité de
réminiscence. Il sera donc question en guise d'introduction de déterminer de quelle façon
l.!lte carence a présidé au geste autobiographique de W ou le souveni,. d'enfance,
comment elle a pu donner son impulsion au geste d'écriture. Le caractère unique de cette
motivation est à situer dans la tradition du genre, un genre débordant auquel Philippe
Lejeune a su donner un statut et fixer des limites, et d0nt il est nécessaire au préaJable
de retracer le développement historique.
Outre cette dimension novatrice, W déplace par ailleurs de façon radicale les
frontières déjà incertames des catégories dichotomiques d'autobiographie et de fiction.
Malgré les changements considérables intervenus au cours des siècles, on relève une
constante dans la tradition de ce genre, la volonté de soumettre les faits à un ordre de
vérité supéneur, qui implique une dévalorisation de ce qui relève de l'imagination. Le
recours à la fiction effectué par Perec dans le récit qu'il fait dr. son existence est-il donc
voué à la déconsidération?
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11 va de soi que dans la perspctive que nous adoptons ici, qui vIse ultimement
à situer W dans la littérature de la Shoah, l'analyse de ces mêmes rapports soulève des
questions hautement plus complexe~. La littérature du génocide, on te verra, introduit de
nouvelles problématiques dans la représentation du réel. On devine que si W opère un
bouleversement au sein du genre autobiographique, son statut est égaiement
problématique dans ce corpus qui quarante ans après l'événement connaît une popularité
sans précédent.
Ce travail se propose donc de dégager les aspects essentiels des catégories
théoriques d'autobiographie et de fiction et de soulever la question de la représentation
de la Shoah, qui se trouvera ultimement éclairée par une analyse textuelle de ce qui fait
la spérificité de Wou le souvenir d'enfance de Georges Perec.
Pour reprendre l'expression de Claude Burgelin, l'oeuvre de Georges Perec reste
issue d'un «orpheHnage2» : euphémisme qui désigne un événement particulier, celui
provoqué par l'extermination de plus de 6 millions de Juifs sous le régime nazi,
événement plus communément désigné par le terme Holocauste, que nous écartons
déllbéréml. nt, comme impropre, pour lui préférer la désignation biblique de Shoah3• Ce
lien avec l'oeuvre de Perec peut a priori surprendre, tant il paraît curieux d'associer
l'aspect ludique de La Vie Mode d'Emploi, pour prendre un exemple, à un corpus aussi
lourd et chargé que celui de la littérature de la Shoah.
Pourtant, l'~ lien qu'entretient l'oeuvre à l'événement de la destruction des Juifs
d'Europe est à nos yeux déterminant: oeuvre bâtie sur le «rien», l'oeuvre perecquienne
pose la question fondamentale du rapport de la littérature à la Shoah.
Dans ("'elte mesure un événement aussi central, ayant causé une telle crise des
valeurs et du langage a affecté la forme littéraire de La Vie ou encore d'Un cabinet
d'amateur, cette question mériterait sans doute une étude dont les aboutissements
apporteraient un éclaircissement digne d'intérêt.
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Cependant, nous avons choisi de nous en tenir à Wou le sOU\'l'nir d '('nfance dont
le rayonnement dans l'oeuvre de Perec a été mis aIl jour à travers diverses analyses
intertextuelles. Texte à l'origine de toute l'oeuvre, il se rattache au corpus de la
littérature de la Shoah de fa('on indéniable, tout en gardant un statut discursif hautement
problématique.
Cette oeuvre a été l'objet de nombreuses études aux approches multiples, mais
aucune n'a réellement tenté de la situer dans un corpus plus large, à savoir celui de la
littérature de la Shoah. Texte uniqu ~ à bien des égards, W y occup~ une place singulière
que nous tenterons de délimiter tout d'abord à l'aide de la typologie proposée par A. H.
Rosenfeld dans Double Dying, qui a le mérite de faire le point sur cette littérature d'à
peine quatre décennies d'existence.
La grille d'analyse proposée par Rosenfeld établit en premier lieu une distinction
temporelle : la littérature de la survivance, de loin la plus abondante, s'oppose par
définition à la littérature de l'incarcération qui l'? précédée dans le temps. Comment
définir alors le statut de l'écrivain Perec? La présentation classique d'un écrivain tend
à privilégier l'énumération de faits bioeraphiques comme indications, sources
d'explication pertinentes. Cette méthode a certainement ses défauts, notamment celui de
surestimer le caractère révélateur d'une date de naissance, des origines famIliales uu de
Panecdote. Reconnaissant le fait qu'un écrivain se définit fondamentalement par sa
pratique d'écriture, et ayant choisi la clé autobiographique pour accéder à l'oeuvre de
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l'écrivain, nous croyons donc inévitable de rappeler quelques faits qui ne sont
certainement pas vides de sens.
Georges Perec est âgé de trois ans lorsque ]a guerre éclate. Un an plus tard, il
perd son père, tué au combat, alors que sa mère disparaît à Auschwitz, en même temps
que trois de ses grands-parents.
193b-1943, une enfance de la guerre ponctuée par le départ avec la Croix-Rouge
pour Villard-de-Lans. Cassure. Rupture. Alors que pendant 3 ans, personne ne pourra
lui dire ce qu'est devenue sa mère, Georges Perec vit les événements de façon brutale.
Cette période dramatique marque un tournant dans l'existence du futur écdvain.
C'est sous le poids d'une absence que Perec a écrit. Absence d'autant plus
difficile à accepter qu'il n'a pas vécu les événements qui l'ont engendrée. Si ces
événements historiques et en particulier le génocide perpétré contre les Juifs ont façonné
l'enfance de l'écrivain, il les aura toutefois vécus te] un témoin lointain et non un acteur.
C'est pourquoi il tient à en avertir le lecteur dès les premières lignes de W: «Je n'ai pas
de souvenirs d'enfance ... J'en étais dispensé: une autre histoire, la Grande, l'Histoire
avec sa grande hache avait déjà répondu à ma place4.»
Nous ne possédons que quelques rares indications sur l'univers du jeune Perec
avant la catastrophe, avant l'anéantissement, grâce aux minces souvenirs égrenés dans
le texte et aux quelques éléments de biographie fournis par Claude Burgelin.
11 semblera ... que rien dans son enfance ne le destinait à devenir un jour écrivain
français. Issu d'une famille d'immigrés juifs polonais, fils d'Icek Judko Perec et de Cyrla
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Szulewicz, Georges Perec grandit rue Vilin, à Ménilmontant, entouré de sa mère et de
ses grands-parents. Monde d'enfant, dernier moment d'un cercle protecteur dont il ne se
souvient pas et qui devient dans le texte le lieu de développements fantasmatiques.
Entre la cassure de 1942 et l'année de publication de W, trente-trois années se
sont écoulées. Long silence de l'écrivain qui témoigne de la lente et laborieuse
construction dont W fut l'objet; cet écrit, rappelons-le, a pour point de départ la
reconstitution d'un fantasme enfantin. C'est la longue période d'«occultation» de l'enfance
dont parle Perec dans un entretien avec Ewa Pavlikowskas. Refus du passé qui, comme
l'a démontré Marcel Benabou, signifie aussi un éloignement du judaisme. Cette retraite
de l'écrivain le situera en marge de la scène littéraire juive de l'après-guerre, ct lui fera
prendre un itinéraire singulier.
De cette périod\'! de gestation, on peut distinguer six ~tapes principales:
1) 1942 : départ pour Villard-de-Lans;
2) (1) dessins d'étranges sportifs qui inspireront W;
3) 1948-1949 : psychothérapie avec Françoise Dolto;
4) 1967 : résurgence du souvenir de ces sportifs à Venise;
5) 1969 : lettre à Maurice Nadeau et début d'une psychanalyse;
6) 1975 : parution de Wet fin de l'analyse.
Dans une lettre é.crite en 1969 à Maurice J'I/'adeau, publiée dans le recueil
posthume Je suis né, il est question des différents projets d'écriture envisagés par Perec.
Il est intéres!laJ1t d'y noter la formulation du projet initial de W: "'( ... ) Par contre W me
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passionne: un roman d'aventures, un roman de voyages, un roman d'éducation
(Bildungsroman!); Jules Verne, Roussel et Lewis Carro1l6! ..
Comme le fait rt.marquer justement Philippe Lejeune, il est étonnant de relever
dans cette même lettre-programme l'emploi de mots tels que «marrant» et .foireux .. à
propos d'un projet d'écriture semblable à celui de W.
Il y a eu de toute évidence une évolution significative Qui a mené progressivement
l'écrivain à entreprendre l'histoire de son enfance, projet longtemps différé (l'embryon
d'histoire de Wayant donné l'impulsion à la quête du souvenir d'enfance) mais également
à assumer pleinement le sujet auquel il se confrontait: la cité cauchemardesque de W.
Cette évolution s'est manifestée dans le t~xte d'abord paru sous la forme d'un feuilleton
dans la Quinzaine littéraire, abandonné au bout de la septième livraison, en janvier 1970,
non sans provoquer un certain étonnement chez les lecteurs ...
Entre temps, Perec a déjà publié plusieurs oeuvres importantes dont Les choses.
Ce moment précis. marqué par l'effondrement de son projet initial, constitue selon
Lejeune le paroxysme d'une période autobiographique, qui s'est étendue de 1966 à 1975,
précédant une période d'écriture aux pratiques diverses et qui trouvera sa concrétisation
monumentale avec La vie mode d'emploi.
L'espace autobiographique d'avant W se révèle toutefois constant, notamment à
travers des oeuvres telles Un homme qui don ou La disparition. À partir de 1970 et après
ce silence que les biographes s'emploieront un jour à élucider, l'autobiographie
«déclarée .. va préoccuper l'écrivain pour une brève période, et enfin lui permettre de
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cerner l'absence origineHe, élan qui d'ailleurs s'arrêtera net à W. Perec s'est cependanl
exprimé sur le caractère pour le moins incertain de son entreprise :
Je tente de préciser les mécanismes de cette espèce de blocage - ce qui me fascine dans les réussites, mais dans le fait d'attendre, des heures sans écrire - ... tout un chapitre du futur W devrait être consacré aux difficultés que j'ai eu à écrire ce récit. 7
Une première remarque s'impose alors. Le parcours littéraire de Georges Perec,
en ce qui concerne W, n'offre rien de commun avec celui d'un André Schwartz-Bart,
pour prendre l'exemple d'une figure incontournable de la littérature de la Shoah
d'expression française, chez qui le projet d'écriture procède d'une urgence de :
rendre compte de la catastrophe mais encore, et surtout, de dissiper le malentendu déconcertant qui a transformé les victimes en complices de leur propre mort, répondre à l'interrogation oppressante des survivants désorient~s, leur rénondre par un roman. 8
Alors que cette oeuvre, qui obtint le Prix Goncourt, effectue une remontée dans
l'histoire pour tenter d'interpréter Auschwitz, Wou le souvenir d'enfance commémore
de façon intime, et même secrète, la disparition d'êtres chers. Comme c'cst le cas pour
de nombreuses oeuvres du corpus de la Shoah, il est nécessaire afin d'abordcr Le dernier
des justes de s'aventurer sur «les chemins mal connus de la spiritualité juive9~: la lecture
de W ne demande, elle, aucune connaissance de ce type. Rien de tel chez Perec qui a
toutefois en commun avec Schwartz-Bart, la mention en fin d'ouvrage de L'univers
concentrationnaire de David Rousset, comme l'une des principales sources de
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documentation de son oeuvre. L'oeuvre qui nous intéresse ici ne comporte pas cette
dimension encyclopédique et c'est '!n ce sens qu'elle lui ressemble peu car pour Perec,
l'essentiel ne s'atteint jamais, ne peut donc être dit.
Son statut est bien particulier, car avant toute chose Perec demeure, rappelons-le,
un absent de son histoire. Il fait partie de cette génération de l'après-Shoah, ces -sortes
de survivants» comme les appelle Rosenfeld qui n'étaient pas sur les lieux, mais dont les
conséquences de l'événement ont profondément affecté l'existence. Perec lui-même se
compare au déporté dans un petit texte de W intitulé l'Exode, où il raconte comment il
a été contraint de quitter Paris pour la zone libre, dans le Vercors: «Le noir mystère de
ce qui s'est passé en Europe est pour moi inséparable de ma propre identité. Précisément
parce que je n'y étais paslO.»
Ceux que l'on désigne habituellement comme les enfa'lts de l'après-génocide,
auxql'pls Alain Finkielkraut fait référence dans son essai consacré au parcours de
l'imaginaire juif chez les descendants du temps du génocide (Le juif imaginaire) , sont nés
dans les années qui ont suivi la fin de la guerre. Perec partage avec des écrivains comme
Claude Lanzmann ou Henri Raczymow, qui comme lui ont été privés de leurs racines,
le même héritage traumatique : une absence qui tient lieu de mémoire. Absence au
niveau de sa généalogie, sa mère a disparu sans qu'il en sache ni l'heure, ni le jour, ni
le lieu. Absence dans la mémoire de l'événement, de l'anéantissement qui a eu lieu sans
lui: «Ce monde assassiné me concerne et me hante, mais dans la mesure où j'en suis
tout à fait exc1u ll .»
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Or Perec est âgé de 10 ans en 1946, et c'est ici que l'identification avec le
portrait d'une génération d'Alain Finkielkraut cesse d'être pertinente. L'écrivain n'a pas,
pour reprendre une image usée, été amputé d'une main qu'il n'a jamais eue, car les
événements l'ont affecté directement et de façon inexorable.
De plus, la jouissance rapportée par Finkielkraut ne présente rien de commun
avec le sentiment de dépossession vécu par un écrivain à qui la mémoire a été refusée:
«En un sens, j'étais comblé: la proximité de la guerre me magnifiait et me préservait tout
ensemble; elle me conviait à m'identifier aux victimes tout en me donnant la quasi
certitude de ne jamais en faire paltieI2 .»
Le statut de l'écrivain oscille véritablement entre celui du survivant et celui de
l'enfant de l'après-génocide. En effet, contrairement à un Elie Wiesel ou encore un Piotr
Rawicz, Georges Perec n'est pas non plus considéré comme un écrivain de la génération
d'Auschwitz. Il n'a pas survécu aux camps, il n'a pas en lui la mémOIre de l'événement
qui lui conférerait le droit de porter témoignage. Exclu du .. banc du souvenir-, du
royaume impénétrable des camps, il a reçu pour tout héritage une blessure, celle d'un
immense vide au sein de son histoire::.
Ces survivants devenus victimes ont été l'objet d'une étude entreprise par
Claudine Vegh dans Je ne lui ai pas dit au revoir et dans laquelle on trouve cette
réflexion du psychanalyste Bruno Bettelheim, qui nous aide à mieux percevoir le désarroi
dans lequel a été plongé le jeune Perec au sortir de la guerre:
Nous avons besoin dans ce travail de deuil, d'être soutenus par les rites que la religion et la société ont créés à cet effet ( ... ) c'est pourquoi, depuis les temps les plus reculés, les rites funéraires comptent parmi les plus importantes et les plus détaillées des cérémonies religieuses ( ... ) combien il est difficile à de jeunes enfants de pleurer leurs parents, surtout quand ils n'ont pas participé aux cérémonies rituelles et quand il n'y a point de dépoUille à quoi rattacher leur deui1. 13
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Nous aurons l'occasion de démontrer comment la structure de W repose
essentiellement sur cette rupture initiale qui est absence. En attendant, il convient de
s'attarder sur les pages 58 et 59 du texte, qui renferment de précieuses indications sur
la finalité de J'écriture chez Perec et qui constituent un moment littéraire d'une rare
intensité. Le commentaire de l'écrivain débute par un constat d'échec, un constat
d'impuissance. Il avoue que les textes sur ses parents qu'il présente au lecteur Gnt été
rédigés quinze ans auparavant, soit avant 1960. À ces textes, il a rajouté plJS de neuf
pages de notes sans toutefois parvenir à dissiper l'incertitude et le doute dont ils sont
entourés. Comme si cette rupture l'avait privé de la possibilité même de connaître les
jalons manquants de sa généalogie. Il est important de souligner que l'aveu de ce
«vieillissement» de l'écriture est un constat de mort. La quête du souvenir est condamnée
d'avance à un «ressassemenl sans issue», elle est signe d'un «anéantissement une fois
pour toutes", car l'absence est pire que la souffrance.
Cel aveu d'impuissance n'est autre que celui évoqué par Rosenfeld qui s'interroge
sur le type de littérature pouvant se développer dans le sillage de l'événement et, si sa
mémoire nous a été refusée, de l'absence qu'elle a engendrée: «there is no such thing
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as a literdture of the Holocaust, nor can there be. The very expression is a contradiction
in terms. Auschwitz negates any f:>rm of literalure, as il defies ail systems, ail
doctrines'4.»
C'est ici que se situe la contradiction inhérente à la littérature de la Shoah : elle
est re qui interdit et stimule à la fois le geste d'écriture. Tout écrivain qui choisit de
confronter le sujet s'il est mu par un souci d'authenticité se place dans des difficultés
inconnues jusqu'alors. Dans son "prière d'insérer», l'auteur effectue le lien entre les
deux:
( ... ) Dans cette rupture, cette cassure qui suspend le récit autour d'on ne sait quelle attente, se trouve le lieu initial d'où est sorti ce livre, ces points de suspension auxquels se sont accrochés les fils rompu~ de l'enfance et la trame de l'écriture. (WSO, prière d'insérer)
Ce constat d'impuissance a finalement pour unique retentissement l'écho de sa
propre parole, répétitif et indépassable: «Je ne sais pas si je n'ai rien à dire, je sais que
je ne dis rien; je ne sais pas si ce que j'aurais à dire n'est pas dit parce qu'il est
l'indicible.» (WSO, p. 58).
Cet emploi répété du (<je;;, qui vient marteler le texte est d'ailleurs tout à fait
caractéristique de cette littérature de la Shoah dont l'expression est entravée par une
fondamentale «incapacité linguistique», par une suffocation de la parole. C'est un je qui
cherche à contrecarrer l'absence. L'absence, comme thème privilégié des écrivains nés
dans l'ombre du génocide, est également la force motrice de ces quelques lignes. Liés
!
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à ce thème, on relève liCi.amment la récurrence de mots tels «blanc», «intervalle»,
"silence», "rien» qui convergent tous: vers le même sentiment de vide initial, point de
départ de l'écriture.
Le manque n'est pas attribuable à cette occultation de l'enfance évoquée plus
haut. Il n'est pas qu(~stion ici pour l'écrivain - qui semble pour une fois abandonner
quelques instants la stratégie de protection qui ne le quitte jamais - d'emprunter les
chemins de l'autoblOg"aphie déplacée, telle qu'il l'a souvent pratiquée: «Ce n'est pas
comme je l'ai longtemps avancé, l'effet d'une alternative sans fin entre la sincérité d'une
parole à trm;ver et l'anifice d'une écriture exclusivement préoccupée de dresser ses
remparts.» (WSO, p. 58).
Force est de constater qu'il n'y a pas de souvenir réel qui tienne lieu de référent.
Le référent absolu demeure «l'anéantissement une fois pour toutes), l'absence que
l'écrivain s'évertue à encercler, assiéger, investir. Comme il l'affirme lui-même, son
écriture ne vise pas à combler l'absence de cette mémoire, même SI tout part de là,
même si elle lui est inhérente, mais plutôt à la présenter comme absente: «l'indicible
n'est pas tapi dans l'écriture, il est ce qui l'a bien avant déclenché.» (WSO, p. 59).
Cette écriture est envisagée dans ses manifestations les pius concrètes: «les mots
que je trace» ou les «lignes que ces mots dessinent» ou encore cette «marque indélébile»
viennent s'affronter à l'impossibilité de dire, qui se traduit par toute une thématique de
l'indicible: «parole à trouveD), «rien à dire» ou «parole absente à l'écriture».
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Lorsque tout travail de deuil est rendu irréalisable, l'écriture devient pour Pere~
un exercice purement existentiel, elle se confond avec la vie:
J'écris: j'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps; j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture : leur souvenir est mort à l'écriture; l'écnture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie. (WSO, p. 59).
Jamais Georges Perec n'a été aussi loin dans l'affirmation de la valeur fondatrice
de l'acte d'écriture. Mise en scène de la mémoire et seul moyen de faire resurgir l,
passé, elle autorise une rencontre quasi «physique» avec les parents, tout comme chez
Elie Wiesel elle devient une «pIerre tombale» érigée à la mémoire des morts sans
sépulture, et prend valeur de rituel pour les morts brûlés à Auschwltl.
Si là est la visée ultime de l'écriture perecquienne, elle ne s'est pas faite sans
difficultés. Car toutes les contraintes évoquées plus haut viennent sans cesse s'interposer
entre l'écrivain et l'oeuvre et se révèlent non pas seulement dans la thématique mais
inévitablement dans la structure textuelle.
Depuis le célèbre «écrire de la poésie après Auschwitz est barbare ls» de Theodor
Adorno, la question reste lancinante. Y a-t-il un récit possible après Auschwitz, si oui
lequel? Si l'on tient compte de la pauvreté des ressources dont di~pose désormais
l'écrivain pour rendre compte d'un événement qui surpasse tous les désastres humains,
de ce devant quoi se bloque toute possibilité de parler, la représentation littéraire est-elle
possible?
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La Shoah a-t-elle produit un nouveau type de littérature, ou n'a-t-elle pas plutôt,
comme le prétend Rosenfeld, bouleversé considérablement nos habitudes littéraires en
compliquant les formes existantes et en ayant, entre autres, remis en cause la division
traditionnelle des genres? Car il le répète assez souvent, la littérature de la Shoah exclut
toute correspondance avec la littérature qui l'a précédée. Or notre propos ici est de situer
justement W dans le genre autobiographique. Toute analyse de ce type implique par
définition un rapprochement entre l'oeuvre étudiée et ses antécédents:
ln the main, the Holocaust Literature relies for its \!xpression on the received languages and the established literary forms. It does so, however, in the profoundly revisionary way turning earlier Iiterary models against themselves and, in the process, overturning the conceptions of man and his world tha! speak in and through the major writings of our literary traditions. 16
Le critique ~'emploie sans cesse à avertir le lecteur de la littérature de la Shoah
que ses attentes seront sftrement déçues. Car selon lui, il faut faire table rase de nos
réflexes habituels. Désormais, les approches marxistes, freudiennes ou structuralistes ne
nous sont plus utiles. Les conceptions de l'homme qui leur sont propres n'ont plus de
place dans les ghettos et les camps.
Pour les mêmes raisons, il convient de dissuader le lecteur de Perec qui
chercherait ~n W ou le souveJnir d'enfance une autobiographie de type conventionnel.
Nous avons cerné plus haut les Motivations qui ont présidé à l'acte autobiographique chez
J
1
18
Perec. Motivations pour le moins uniques car jamais l'autobiographie ne s'est appart:ntée
à un contenu aussi vital.
Sans entrer dans les profondeurs du texte, la simple alternance entre tes deux
séries de chapitres, l'une portant sur t'évocation de souvenirs d'enfance, l'autre sur la
cité cauchemardp.sque de W, indique bien l'écart qui s'est opéré par rapport à la tradition.
L'utilisation de techniques de montage, là où on l'attendait le moins, dans
l'autobiographie, confirme la pensée de Rosenfeld.
Il convient désormais de réfléchir sur l'état d'esprit qui motive au départ le
discours autobiographique pour tenter de mleux saisir comment t'oeuvre de Perec sc situe
en marge de la tradition et ainsi amorcer une réflexIon sur son statut générique.
Entre l'oeuvre et le genre, il existe des relations multiples. En princl(JC, le genre
indique ce qui rapproche l'oeuvre analysée des autres. Parce qu'il est avant tout un
système clos de contraintes et de codes, il est depuis quelques temps l'objet d'une
certaine suspicion. Rattacher l'oeuvre de Georges Perec à la tradition autobiographique
peut sembler de prime abord relever de l'exploit. Surtout. pour un écrivain qui est
toujours allé à contre-courant de cette tendance, en s'imposant ses propres règles
narratives. Notre objectif étant d'atteindre une compréhension de l'état d'esprit qui
motive au départ tout discours autobiographique, il apparaît comme inévitable d'effectuer
un survol rapide du développement historique du genre.
Mais avant de poser la question de savoir d'où vient à J'écrivain cette permanente:
tentation de se mettre en avant, de faire de son moi l'objet de son écriture, il convient
(
r
19
de rappeler que la théorie de l'autobiographie est tourmentée par une série de questions
récurrentes. Peut-on parler d'autobiographie avant le dix-huitième siècle, ou bien est-ce
un phénomène typiquement romantique OLi préromantique?
Il faut préciser que le mot «autobiographie» fait son apparition à la fin du XVIIIe
siècle. Ce genre a longtemps été perçu comme une variante de la biographie, dont la
naissance remonte à )' Antiquité grecque. Et si le geste autobiographique est aujourd'hui
reconnu comme une entreprise distincte et délibérée, il a toutefois été pendant une longue
période l'objet de malentendus et de p .. ~jugés : c'est seulement à une date récente, dans
l'histoire littéraire, qu'on a estimé qu'il relevait de la littérature. Il y a encore peu de
temps, Louis Althusser évoquant le genre eut ces mots : «L'autobiographie, cette
décadence sans précédent de la Iittérature17.»
Les caractéristiques textuelles d'un genre, ainsi que sa valeur esthétique, sont
soumises à une évolution: ce qui nous apparaît aujourd'hui comme une autobiographie,
ne constituait-il pas à l'origine le sous-produit d'un autre acte? En effet, avant qu'il ne
devienne un choix délibéré, ce type d'écriture se rattachait à une préoccupation plus
élevée et plus noble, se situant principalement dans l'apologétique, dél.'1s l'exemplaire:
le récit de la vie d'un individu était conçu dans le but de transmettre un enseignement,
aussi implicite qu'il fût.
On a coutume de dire que le genre prend ses racines dans la tradition chrétienne
et qu'il fut au début lié de très près à l'examen de conscience: les Confessions de Saint
Augustin constitueraient à cet égard le premier specimen du genre.
•
'f , ..
1
20
Ce n'est pas l'opinion de Georges Misch selon qui les fondements de l'histoire
de l'autobiographie ont été posés bien avant Saint-Augustin el ce, par la civilisation
grecque antique. Ce que semble confirmer Michel Foucault dans son articlt' intitulé
«L'écriture de soi», où il étudie le rôle de l'écriture de soi juste avant le christianisme,
chez des penseurs tels que Sénèque, Plutarque et Marc Aurèle. Nous sommes loin ici de
l'acception stricte du terme «autobiographie» défini par Lejeune dans son llistoire de
l'autobiographie, qui ne consent pas à la reconnaître avant le XVIII' siècle; G, Misch fait
remarquer que le moi objet d'écriture n'est pas un trait moderne de la Réforme ni du
Romantisme mais remonte à une des plus anciennes traditions occidentales, profondément
enracinée avant la parution des Confessions: tel qu'il apparaît à travers des documents
des 1er et 2e siècles de l'Empire, le rôle de l'écriture se compare à celui de l'écriture
spirituelle dans la littérature chrétienne: «comme élément de l'entraînement, l'écriture
a, pour utiliser une expression que l'on retrouve chez Plutarque, une fonction
éthopoiétique : elle est opérateur de la transformation de la vérité en éthos'&,,.
Mais pourquoi s'attarder sur cette manifestation de "autobiographie a priori si
éloignée du modèle proposé par Philippe Lejeune? Parce que c'est sans doute le seultypc
d'écrit dans l'histoire de la littérature autobiographique, qui peut présenter quelque
parenté avec les pratiques d'écriture de l'écrivain qui nous intéresse ici, plus
particulièrement les «hypomnemata» que Foucault définit comme suit:
on y consignait des citations, des fragments d'ouvrage, des exemples et des actions dont on avait été témoin ( ... ) ils constituaient une mémoire
matérielle des choses lues, entendues ou pensées; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieure. (ES, p. 7).
21
Cette activité d'écriture, scumise à une extrême rigueur, nous fait
immanquablement songer à celle des «je me souviens» ou encore des «Lieux», projet
autobiographique dont Lejeune s'est employé à explorer les manuS('.rits.
Tout comme les «Je me souviens» «(<je me souviens de Paul Ramadier et de sa
barbiche ( ... ) Je me souviens des petits autobus bleus à tarif uniqueI9»), les fragments
hétérogènes et discordants des «hypomnemata» devaient permettre à l'écrivain de
constituer sa propre identité : ils présentent un aspect réglé, volontaire, tout à fait
caractéristique de la pratique d'écriture de Georges Perec. Même goût pour l'inventaire,
le décompte et l'énumération qui deviennent une manière d'esquiver les chemins
habituels de l'autobiographie, qui permettent d'engranger une émotion, une angoisse de
la mort difficilement avouables.
C'est également à cette période de l'Antiquité gréco-romaine qu'on attribue
l'origine de la seconde des motivations principales du discours autobiographique :
l'apologie. Selon Élisabeth W. Bruss, le discours autobiographique, largement dominé
par les écrits d'hommes d'État, généraux et <lutres acteurs de la vie politique, devait
ser ... \r alors de réponse à des accusations d'ordre civil ou criminel. On en trouve de
nombreux exemples dans les sept volumes que Georges Misch consacre à l'histoire de
l'autobiographie de l'Antiquité au Moyen Âge, dont celui d'Aratus de Sycion :
r
1
1
1
Aratus had no further purpose than to state his case and it is evident that he missed the opportunity afforded by one scene that could have been artistically worked up. But the outstanding elements in the fragments is a genuine motive of memoirs in ge,neral self-exculpation, on the plea of the necessity or force majeure ( ... )20
22
Avec la parution des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, première oeuvre
véritablement autobiographique selon les critères de Philippe Lejeune, un changement
majeur s'est produit dans l'histoire du genre : le rayonnement de la Philosophie des
lumières en France et à travers l'Europe a introduit une nouvelle perception de l'individu
comme unité de base du corps social, c'est la première fois que l'on consent à parler de
soi «gratuitement».
Dans le préambule de ce texte, l'auteur se plait à justifier son activité
autobiographique en invoquant le mobile qui se donne incontestablement comme le plus
désintéressé, comme le plus altruiste:
J'ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant si possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du coeur d'autrui par le sien, tandis qu'au contraire il faudrait souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui d'autrui. Je veux tâcher que pour apprendre à s'apprécier, on puisse avoir du moins une pièce de comparaison; que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera moi. 21
Mais là ne réside pas l'originalité de l'écrivain qui a contribué à donner au Moi
ses lettres de noblesse littéraires, car, comme le souligne Jean Starobinski :
(A vant les Confessions), il n 'y aurait pas eu de motif suffisnnt pour une autobiographie, s'il n'était intervenu, dans l'existence antérieure, une modification, une transformation radicale: conversion, entrœ dans une nouvelle vie, opération de la grâce. 22
On se doute bien qu'au-delà des intentions de type rationnel, de type conscient,
l'autobiographe peut trouver des motifs qui le touchent plus profondément, plus
secrètement, mais qu'il a plus de réticence à "vouer. Or Jean-Jacques Rousseau sera le
premier à affirmer son désir de goûter à la volupté de la réminiscence, «premier à
proclamer d'emblée qu'on écrit parce qu'on s'aime soi-même ou parce qu'on est aussi
bon que les autres, ou unique2J».
Cette affirmation du Moi dans le domaine de la littérature est signe de l'évolution
parcourue : l'autobiographie va progressivement se dégager de ses contraintes et
s'affranchir de son lien premier d'avec la vie des Saints évoqué par Foucault.
À la suite de la prédominance des témoignages, confessions et autres
autobiographies exclusivement intellectuelles, une nouvelle forme d'autobiographie
émerge, enfin perçue comme un acte autonome avec ses responsabilités propres. La Vie
d 'He",i Brûlard de Stendhal en serait alors une des premières manifestations car comme
le signale Béatrice Didier, elle constitue une «autobiographie pure parce qu'elle n'a pas
d'autre fin qu'elle même24),.
Un siècle plus tard, l'écrivain Michel Leiris sanctionne le mouvement amorcé par
Rousseau en renouvelant le genre de façon radicale: jusqu'à ce jour considérée comme
une activité secondaire (ou écriture seconde selon la formule de Philippe Lejeune),
1
1
24
l'activité autobiographique peut enfin jouir d'une reconnaissance: l'oeuvre, où se déploie
une activité autobiographique permanente, mérite une attention parth:ulière dans la
mesure où l'on a souvent relevé l'influence qu'avait pu avoir Leiris sur Perce.
Les motivations de cet écrivain se cantonnent dans la catégorie des mobiles
affectifs établie par Georges May2S. Elle en offre d'ailleurs un riche échantillon. Mû
par le plus déterminant de ces mobiles, soit <<trouver sens et unité à son existence", il a
largement bouleversé les lois traditionnelles du genre: c'est au niveau de la construction
d'ensemble de son oeuvre, qu'il a en premier lieu innové.
Du point de vue strictement esthétique, il s'agissait pour moi de condenser, à l'état brut, un ensemble de faits et images que je me refusais à exploiter en laissant travailler dessus mon imagination, en somme la négation d'un roman. 26
De tout temps l'autobiographie est re~té'!, comme on le sait, dépendante des
distinctions entre la fiction et la non-fiction. Refusant de s'en tenir prudemment au
schéma traditionnel imposé par la chronologie, Leiris entreprend de laisser les faits
rassemblés dans l'ordre où ils se présentent. C'est par leur simple assemblage qu'ils sont
censés produire du sens. Organisant une sorte de «collage surréaliste ou plutôt de photo-
montage», l'auteur délaisse Je modèle traditionnel pour élaborer une fabrication fictive
de lui-même.
Cet éventail des mobiles pouvant donner naissance à J'activité autobiographique
ne nous est pas de grande utilité lorsqu'il s'agit d'aborder J'oeuvre de Georges Perec.
25
Comment le situer dans la tradition de ce genre, depuis peu reconnu? Les critiques
s'accordent pour dire qu'avant Philippe Lejeune, la réflexion sur le fait autobiographique
en France faisait défaut. Son premier ouvrage, L'autobiographie en France, a pour
mérite d'avoir démêlé quelque peu les genres foisonnants de cet immense domaine qu'on
appelle la littérature intim:!.
La définition générique qu'il propose alors demeure somme toute assez précise
et directe. Elle a pour composantes essentielles le pacte autobiographique, le récit
«rétrospectif en prose)) et le va-et-vient passé-présent et présent-passé de la narration.
Exigeantes distinctions, diront certains - plus partîculièrement ceux qui rejettent la
catégorie du genre autobiographique comme purement artificielle et Qui déclarent qu'elle
n'a pas lieu d'être -- qui ont souvent été perçues comme arbitraires.
Or la réflexion du théoricien ne s'est pas bornée au texte mentionné ci-dessus
mais s'est considérablement enrichie avec d'importantes révisions apportées
ultérieurement dans les textes Moi aussi et Je est un autre. Lejeune a été le premier à
reconnaître les limites de sa définition : il a ainsi fait éclater la catégorie du récit
rétrospectif en prose, pour admettre les multiples modes d'expression autoréférentielle
tels que les confessions radiophoniques, tout comme il a par aBleurs convenu du
caractère incertain de la frontière dressée entre l'autobiographie et la fiction.
Il est indéniable que le modèle tout d'abord esquissé pouvait susciter un certain
nombre d'objections: tout en regrettant une approche trop strictement formaliste, la
première est de déplorer le caractère uniforme de l'expression du souci de soi, de
...
1
26
Rousseau à Sartre en passant par Leiris. Car quoi de comparable dans le projet ou même
la technique d'écriture d'un Rousseau et d'un Perec? Assurément, ce dernier ne partage
rien avec ses prédécesseurs. Faute de pouvoir lui donner les moyens de traduire son
histoire, le récit d'enfance lyrique, de type rousseauiste, le fait plutôt sourire. Sa formule
correspond à une vision du monde périmée qui ne lui est d'aucune utilité, d'aucun
secours.
Suivant la suggestion de Philippe Lejeune, il est intéressant de consulter un
manuel qui aurait pu avoir pour titre L'autobiographie: mode d'emploi pour mesurer à
quel point le modèle du récit traditionnel devient tout à fait inopérant dans le cas de
Perec. Inutile de chercher outre-atlantique pour trouver un ouvrage de ce genre, la
Méthode d'autobiographie de Philippe Larminie enseigne ia technique d'écriture à celui
qui aurait formulé le souhait de se peindre.
Tant au niveau du contenu que de la forme, aucun des nombreux et rigoureux
conseils prodigués ne présente quelque élément qui puisse s'apparenter à la démarche de
Perec : «inscrivez dans cette liste quelques repères historiques marquants d'ordre
politique, scientifique ou culturel qui ont marqué le cours de votre vie ou celui de votre
famille27.» Des pages entières de graphiques et schémas invitent l'autobiographe à
établir sa généalogie en lui présentant une recette toute faite et assurée du succès:
«essayer de retrouver les n(':lIS et dates de vos ascendants, ainsi que le lieu de leur
naissance et J'endroit où ils sont enterrés». (MA, p. 13). La lecture de cette
recommandation a quelque chose de presque tragique pour ce qui est du dossier lacunaire
27
de Perec. Les inùications donnant la marche à suivre supposent l'existence d'une
abondante documentation qu'iJ faut consentir à organiser, trier, réduire, pour ne garder
que l'essentiel et éviter d'alourdir la trame du récit. Or, on sait combien cette
documentation, ces connaissances ont fait défaut à l'écrivain Perec, qui se voit contraint
de traquer le même et dérisoire souvenir sur plusieurs pages de son récit. Ce prêt-à-
porter de l'autobiographie se révèle ". :Qut du compte bien futile et ne fait que ressortir
l'aspect de privation qui caractérise la situation de l'écrivain.
À bien des égards Wou le souvenir d 'enfance représente l'opposé du récit de type
rousseauiste. Le théoricien en Lejeune a toujours reconnu sa fascination pour les
possibilités créatrices du genre et c'est sans doute ce qui l'a amené à se pencher de plus
près sur le cas de Perec. Son portrait de Perec en autobiographe n'a rien de commun
avec J'écrivain traditionnel car le souci de l'auteur pour l'autobiographie - aussi
éphémère qu'il fût - est, rappelons-le, le résultat d'une brisure fondamentale. Il appert
que l'écrivain ne s'est jamai~ départi d'une pudeur qui se situe aux antipodes du
narcissisme de J'écrivain classique qui a formé le «sot projet de se raconter».
Tant à travers ses interviews, qu'il accordait volontiers, qu'à travers son oeuvre,
l'écrivain s'est toujours montré peu loquace lorsqu'il s'agissait de parler de lui. Véritable
horreur à parler de soi que confirment certains témoignages de proches, dont celui de
J'ami oulipien Marcel Bénabou : «l'ai connu Georges en 1957, il avait 21 ans, moi 18.
Pendant trois ans, je n'ai jamais su qu'il était juif2s.»
1
1
28
Pudicité natureJle, contrai(~ à toute propension à se dire, si nécessaire pourtant
à l'activité autobiographique. Il est inconcevable pour lui de se laisser aller à la
confidence des sentiments ou encore de faire étalage de sa sexualité, comme en témoigne
le texte Les lieux d'une ruse, récit de l'analyse suivie entre 1971 et 1975 et où il évoque,
non sans ironie, le "Petit Oedipe illustré,. et la «rengaine usée du papa-maman, ZIZI-
Si l'autobiographie déplacée relève tout d'abord du caractère réservé du
personnage, elle est aussi liée à un phénomène qu'il a appelé occultation de l'enfance,.,
qui correspond à une période précise de son existence et dont il a reconnu l'importance
dans un entretien avec Ewa Pawlivkoska :
L'idée de ce livre est la suivante: il y a d'une part ce que je pourrais appeler la biographie. Et cette biographie était occultée, il n'y avait plus de souvenirs. Je la refusais. Et pour remplacer ce refus, pour remplacer cette occultation, j'ai inventé une histoire quand j'avais quinze ans. 10
De manière plus générale, il est possible d'effectuer un parallèle entre cette
occultation et ce qui historiquement a été appelé en France l'après-Shoah. De l'immédiat
après-guerre jusqu'à nos jours, la mémoire de cet événement traul"atiquc a connu
plusieurs phases: du deuil au réveil de la mémoire juive en passant par le refoulement,
tel fut l'itinéraire tortueux de la mémoire de nombreux intellectuels juifs français, dont
celui de Nicole Lapierre, qu'elle retrace dans le Silence de la mémoire:
,
Comme beaucoup d'autres, j'ai commencé tardivement à me soucir.r du peu de consistance de ma judéité. L'intérêt de la génération juive de l'après-guerre pour un passé appelé à fonder son identité est en effet un phénomène récent inscrit lui-même dans une tendance générale et diverse de ressourcement. JI
29
Nous avons déjà évoqué les difficultés de la transmission de cette mémoire pour
ceux qui ont reçu pour tout héritage l'absence d'un événement non-représentable. Sur le
plan littéraire, la discrétion qu'a choisi d'irrposer l'écrivain à son expérience d'enfant de
l'après-Shoah se manifeste essentie))ement dans la circulation accessoire d'une veine
autobiographique à travers toute son oeuvre; W constitue ici l'exception, puisque tout en
étant autobiographie déclarée H'autre texte est une autobiographie: le récit fragmentaire
d'une vie d'enfant pendant la guerre»), elle suscite une redéfinition du genre. Il serait
cependant vain de s'attarder à une lecture st:ictement autobiographique d'oeuvres dites
de fiction, telles Les choses ou Un homme qui dorf32, communément classées comme
autobiographiques et ce, malgré les dénégations de l'auteur.
Par oppositlOn à ces textes dits de fiction, les projets d'écriture autobiographique,
dont Lejeune a entamé l'exploration, offrent eux aussi un exemple significatif d'activité
autobiographique déplacée: déplacée parce qu'elle procède d'une slratégie profondément
perecquienne de l'indirect, du détourné, qui sebn Lejeune est devenue la caractéristique
principale du geste autobiographique de l'écrivain. Dans Lieux où j'ai donni par
exemple, l'auteur part d'un programme pré-établi, à contrainte très forte: «Lieux oùj'ai
domli va être une sorte de catalogue de chambre~, dont l'évocation minutieuse (et de
r
J
30
celle des souvenirs s'y rapportant) esquissera une sorte d'autobiographie vespérale ...
(MO, p. 26).
Son travail consiste alors à énumérer à partir d'innombrables fiches sans pour
autant viser un achèvement, une boucle de type autobiographique qui viendrait
sanctionner le tout. Tous ces projets autobiographiques ont pour moteur d'écriture un
principe d'accumulation (accumulation de faits uniquement), contraire à la forme
synthétique du récit; énumérations, listes, fiches, inventaires cloisonnés qui servent de
remparts, de systèmes de défense à J'écrivain se heurtant à l'éternel «Il faudrait dire 'je',
il voudrait dire 'je\>.
La plupart d'entre eux n'ont malheureusement pas été réalisés et sont demeurés
en suspens. De ces différents projets (Lieux de la trentaine, Lit'ux où j'a; dormi) seul,
Je m~ souviens, a vu le jour. Texte caractéristique du refus (mais aussi de l'impossibilité)
de l'écrivain d'emprunter les sentiers battus du genre, pour faire l'expérience d'un texte
dont le caractère fragmentaire fait obstacle à la notion canonique de rrclL Au-delà de
l'écart produit par rapport aux normes, Je me souviens présente un intérêt Indéniable
dans la mesure où il est tout le contraire de W: tant par sa forme - la numérotation des
énoncés (plus de 480) semble indiquer une abondance de souvenirs - que sur le plan
thématique, où il ne présente aucune cohérence. Le lecteur est sans cc'\sc dérouté. La
discontinuité des souvenirs mis le~ uns à la suite des autres contribue à créer un effet
d'euphorie. En effet, une place prédominante est accordée aux souvenirs communs
d'apparence anodine (<<Je me souviens du 'Dop, Dop, Dop, adoptez le shampoing Dop')
,
31
au détriment des souvenirs personnels (cJe me souviens des mois de Mai à Étampes
quand on commençait à aller à la piscine33,»)
Révélateur d'une impossible énonciation au (~e», Je me souviens vient en quelque
sorte servir de contre-poids au contenu dramatique de W. Le recollrs presque exclusif
(dans une proportion de 9/10 selon Lejeune), et pour le moins inhabituel, à la mémoire
coHective à des fins autobiographiques participe de cette même stratégie de
l'autobiographie déplacée ou détournée.
On retrouve par ailleurs une des manifestations particulières de l'autobiographie
détournée dans l'ébauche d'un projet auquel l'écrivain tenait particulièrement et qui avait
pour titre L'arbre, Sorte de roman familial à dimension encyclopédique, ce projet aurait
constitué, comnme son titre l'indique, un arbre généalogique en quatre parties :
((Wallerstein, Perl'lZ, Bienelifeld, Histoire de Rose et et de David».
Une fois de plus, l'écrivain témoigne de sa prédilection pour une structure
imposée qui sert de cadre fixe à l'activité autobiographique et dans laquelle il se réfugie.
Il fait ici toutefois exception, car c'est vraisemblablement une des rares fcis où
il explore les possibles de l'écriture tout en se consacrant à une quête privée sur l'histo:re
de sa famille: quête de la vie juive d'autrefois, d'un monde d'avant la destruction, qu'il
entreprend par le biais de l'investigation généalogique. Cette démarche n'est pas sans
rappeler, à une moindre échelle, celle de Nicole Lapierre, qui a mené une enquête
beaucoup plus vaste en tentant de retracer l'histoire des Juifs d'un village de Pologne,
appelé Plock : «le vieillissement ou la mort n'étaient pas seulement des choses lointaines
..
v \ 1
1
32
mais pouvaient menacer les miens, cette famille si réduite déjà, et de l'histoire de mes
parents, moi non plus, je ne savais Tien ou presque14.»
Par la force des choses, il a été exclu du langage qu'empruntent habituellement
les autobiographes. Il a ainsi rejeté en bloc «la synthèse heureuse du discours
autobiographique classique qui tend à accomplir et à fermer une vic» et n'a pas hésité à
exprimer son dégoût pour «la forme récit, pour une littérature confessionnelle de type
psychologique3\. C'est d'une manière toute négative qu'il se définit par rapport à
l'autobiographie traditionnelle.
Nous aurons l'occasion de démontrer de quelle façon le texte est le résultat d'une
véritable recherche, d'une nouvelle formule susceptible de coller à son désir
autobiographique, comment il vient se placer à contre-pied du genre et mine un à un ses
fondements tels qu'ils ont été posés au XVIUC siècle.
Nul doute qu'un des plus importants changements opérés par Perec dans West
d'avoir entrepris de juxtaposer au récit d'enfance un texte de fiction, construit à partir
de fantasmes, el reconnu comme tel: «L'un de ces textes appartient tout entier à
l'imaginaire: c'est un roman d'aventures, la reconstitution, arbitraire mais minutieuse,
d'un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l'idéal olympique.» (WSO, prière
d'insérer).
Si la définition de Lejeune excluait a priori tout ce qui peut entraver la confiance
du lecteur en la référence, on constate là l'effondrement de J'un des principes de base de
sa théorie: le pacte autobiographique, notion que l'écrivain n'a pas répugné à faire voler
33
en mille éclats. En effet, si l'on excepte le texte qui nous préoccupe ici, celui qui
entreprend de débusquer les éléments autobiographiques de l'oeuvre de fiction de Perec
est promis à un exercice extrêmement exigeant sinon démoralisant, car ces références ne
sor.t jamais mani festes mais toujours enfouies. La citadelle Perec ne se laisse pas si
facilement investir et regorge de pièges et autres obstacles que l'écrivain a soigneusement
conçus pour déjouer l'intention du lecteur. Force est de reconnaître qu'à aucun moment
il ne lui apporte sa coopération et qu'il tente plutôt de l'égarer dans le labyrinthe de ses
redoutables jeux formels. Cette stratégie du «sabotage» entraîne une remise en question
du traditionnel contrat de véracité lecteur-auteur. Même W, d'une certaine façon, exige
la vigilance du lecteur de par les complexités de 3a construction, car l'écrivain ne
parvient jamais à se départir de cette tenue qui le caractérise. Perec, le divertisseur, a
pourtant reconnu à plusieurs reprises l'existence d'une veine autobiographique, circulant
accessoirement dans son oeuvre de fiction. Mais uniquement dans le cadre d'entretiens
à caractère privé, comme celui qu'il accorda à Franck Venaille :
( ... ) Il yen a même un quatrième, qui serait du domaine, comment dire! de «l'encryptage», de l'inscription complètement cryptée, et qui serait la notation d'éléments de souvenirs dans une fiction comme dans La vie mode d'emploi mais à usage pratiquement interne. Je veux dire qu'il n'y a que moi et quelques personnes qui peuvent y être sensibles. C'est une sorte de résonance, un thème qui court en dessous de la fiction, qui la nourrit, mais qui n'apparaît pas comme tel ( ... ) (JSN, p. 86-87).
L'ébranlement de ce contrat de véracité est provoqué d'abord par cet usage de la
fiction dans un récit d'enfance, qui est le signe d'une évolution: celle de l'insistante
1
1
34
perception de la fiction comme antithétique à la vérité censée être révélée par
l'autobiographe. Le cas de Leiris, évoqué plus-haut, annonçait en quelque sorte ce
glissement de la fiction dans le domaine de la littérature du Moi.
Dans son article intitulé «L'autobiographie considérée comme un acte littéraire»,
Élizabeth W. Bruss affirme le caractère rigide de la définition proposée par Lejeune en
soulignant l'instabilité des catégories de vérité et de fiction. Selon elle, les règles sur
lesquelles repose l'autobiographie sont «soumises au changement» et elle invoque comme
exemple la respectabilité récemment acquise que nous évoquions plus-haut.
Il est alors nécessaire, selon elle, d'élargir la définition et de tenir compte qu'«un
changement dans un genre peut être le résultat de changements de moindre ampleur qui
affectent principalement l' insti tution li ttérai re 16.»
Cette remarque parvient à dissiper quelque peu la difficulté rencontrée devant
l'obligation d'établir une sorte de pont artificiel entre Rousseau et Perec, car comme nous
l'avions signalé dès le départ, le lien qu'entretient W aux événements historiques est
déterminant.
Il convient désormais de se pencher sur la question de l'usage de la fiction dans
W, qui selon Lejeune constitue sans doute la plus grande innovation de l'oeuvre.
W ou le souvenir d'enfance a cette particularité de reposer sur une dualité
fondamentale : deux textes, qu'à première vue seule la typographie distingue, se
succèdent en alternance. Dualité qui ne pose aucun doute, dans la mesure où elle est
sanctionnée par l'écrivain dans ~::)Il prière d'insérer et où est révélée au passage le statut
35
de chacun de ces deux textes: «L'un de ces textes appartient tout entier à l'imaginaire ...
l'autre texte est une autobiographie.- (WSO, prière d'insérer).
L'écrivain souhaite que toute lecture respecte l'alternance entre les deux: car
c'est au croisement des deux parties que se joue la signification profonde de W. Lecture
qui devient extrêmement contraignante puisque constamment fracturée dans son rythme
habituel. Au-delà de la difficulté première de l'exercice de lecture, cette dualité revêt un
caractère déroutant : elle incarne la rencontre de deux notions théoriquement
antinomiques: autobiographie et fiction ou encore Art et Vérité.
Car à la différence de ce qui constitue la présupposition des genres fictifs, la
vérité constitue la présupposition du genre autobiographique : son discours a de tout
temps été gouverné par une loi unique : dire sur soi la vérité (toute la vérité, rien que
la vérité).
Pourtant, cette prétention à d:;-e le vrai a été l'objet de remises en cause. N'a-t-on
pas assisté à la disparition progressive de ]a frontière séparant les deux notions? Certes,
les autobiographes qui se sont exprimés sur la validité de leur art ont toujours reconnu
la part d'imaginaire qui pouvait coexister avec le discours autobiographique. Cependant,
ce discours a été largement dominé par une approche positiviste des textes qui s'emploie
avec rigueur et dans un va-et-vient continu à la vérification texte/personne,
homme/oeuvre. Comme si le récit d'une vie pouvait correspondre complètement au réel
vécu. Comme si la fonction de l'autobiographie se résumait à celle d'un récit de
l'existence et celle du langage, à un simple instrument de vérité.
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l
1
36
L'usage de la fiction dans le genre qui nous intéresse ici est un phénomène récent.
Si l'on en croit Philippe Lejeune c'est, une fois de plus, l'oeuvre de Michel Leiris qui
fut à l'origine d'une remise en cause de l'ensemble de ces assertions. En prouvant que
la vraie référence de l'histoire dans l'autobiographie n'appartient pas à crUe période
éloignée de la vie de l'autobiographe, mais se situe plutôt dans le déploiement de l'acte
autobiographique lui-même dans le langage, Leiris a ressenti la nécessité de donner une
forme aux faits qu'il a entrepris de raconter: (<.le comptais pour cela sur la lueur tragique
également dont serait éclairé l'ensemble de mon récit par les symboles mêmes que je
mettais en oeuvre: figures bibliques et de l'Antiquité classiques, héros de théâtre ou bien
le torero3?»
Peu à peu, le contenu factuel s'est vu attribuer un rôle secondaire alors qu'une
importance croissante est accordée à la création, à la re-création de ce passé dans le
présent, qui devient la référence et n'est plus immobile: cele caractère créateur met en
lumière un sens nouveau et plus profond de la vérité comme expression de l'être intime,
à la ressemblance non plus des choses mais de la personne.»
Le problème de la connaissance de soi que pose le genre déborde bien sûr le
cadre strictement littéraire: il est l'objet de nombreuses réflexions, tant dans le domaine
de la phénoménologie que de la psychologie: avant toute chose, un doute concernant la
réalité et même l'existence du moi persiste. Ses détracteurs sont nombreux. Les
structuralistes ainsi que les déconstructionnistes n'ont cessé d'exprimer leurs réticences
,
37
face aux hypothèses que le discours autobiographique prend pour acquises et qui selon
eux demeurent hautement problématiques.
Ils ont ainsi ébranlé l'unicité et l'unité de ce moi caractérisé par son aspect
insaisissable mais sur lequel a toujours reposé l'idéologie du genre. S'attaquant à
l'autobiographie t"aditionnelle, ils ont dénoncé la croyance en un sujet pleinement
constitué et préexistant au langage: c'est le moment de l'écriture qui donne à l'écrivain
la possibilité de construire son moi, sans l~uel il n'existerait pour ainsi dire pas: «( ... )
intentionally or not, a monument of the self as it is bec(',.ni~g, a metaphor of the self at
the summary moment of composition38.» Le geste autoréférentiel devenant l'événement
déterminant de l'écriture autobiographique, la circonscription autobiographie/fiction n'a
plus lieu d'être. Dans le domaine de la littérature américaine, c'est, selon Paul John
Eakin, l'écrivain Mary McArthy qui a assumé ce bouleversement au sein du genre.
En plus de partager certaines caractéristiques autobiographiques communes avec
Perec, l'oeuvre de Mary McArthy revendique de façon indiscutable le recours de la
fiction jusque dans l'autobiographie. De même que pour Perec, c'est le statut d'orphelin
de l'écrivain qui stimule et interdit à la fois le projet autobiographique: semblable
tournoiement incessant de l'oeuvre autour de la question des origines.
Si l'autobiographie représente essentiellement un art de la mémoire, l'écrivain se
heurte aux mêmes résistances évoquées plus haut. De cette mémoire fissurée à
l'utilisation de l'imaginaire, il n'y a qu'un pas qu'il franchit impunément, faute de mieux.
Démonstration est faîte que la fiction peut se mesurer pleinement au fait remémoré: «Ail
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autobiography has sorne fiction in it as it is to recognize that ail fiction is in some sense
autobiographical.» (FA, p. 26).
L'un se joint à l'autre, se fond avec l'autre sans qu'il n'y ait plus aucune
opposition entre les deux: la fiction n'est plus perçue comme le corps étranger car elle
assume désormais un tout autre rôle, elle devient instrument de liberté, d'une vérité qui
ne peut être dite autrement : «La fiction est le détour d'un aveu qu'emprisonne
l'étroitesse des faits et la volonté de leur rester fidèle.»
L'«auto-invention» pratiquée par Mary McArthy est le signe d'une évolution
considérable: celle de la notion même de vérité autobiographique. L'incrédulité <.le Perec
face à l'autobiographie telle qu'elle a été pratiquée pendant plusieurs siècles correspond
à ce profond ébranlement subi par le «moi» : «Doute concernant sa réaJité et même son
existence; certitude que la tâche de la littérature n'est pas d'en exprimer la richesse mais
d'en combler le vide.»
Dans le cas de W, fondé principalement sur une structure du manque (ce que nous
aurons largement J'occasion de démontrer), cette affirmation prend un seris particulier.
Car si elles ne peuvent confirmer l'existence du .cmoi» comme fait ultime, les
autobiographies témoignent en revanche de l'impératif autobiographique : entreprise
nécessaire pour Georges Perec car elle lui donne la possibilité de s'.cauto-inventer ... Il
n'est pas question ici de .cthérapie .. de l'écriture puisque, comme ne le manque pas de le
souligner Philippe Lejeune, on ne saurait comparer l'activité autobiographiyue à la cure
psychanalytique, l'une relevant d'un procédé de reconstruction, l'autre de dissociation.
i
39
On est en mesure cependant d'établir un parallèle entre les deux, qui justifierait
cet usage de la fiction : tant chez Perec que chez McArthy, le récit va entraîner une
rencontre presque physique avec les parents:
Tandis que le patient utilise un allocutaire réel, présent matériellement comme support de ses fantasmes, l'écrivain s'invente à mesure un destinataire, le fantasme de l'écrivain étant précisément la conviction que l'oeuvre obligera en fin de compte, cet interlocutaire désiré et impossible à se présenter en chair et en OS.39
Le privilège de l'autobiographie se situe donc, au bout du compte, dans son
ambiguïté: à la fois littéraire et non-littéraire. C'est cette contradiction qui constitue le
fondement de son existence. À la question: comment concevoir le récit d'une vie sans
un certain recours à l'imaginaire? il faut ajouter: comment le concevoir autrement chez
un écrivain privé de son passé et de sa tradition41l? : «On peut attendre de la fiction
littéraire que, placée au coeur de l'autobiographie, elle permette au 'moi' de rejoindre
un espace-hors du temps et surmonte ainsi l'angoisse de la mort.» (CAM, p. 54).
«Un roman sur Auschwitz n'est pas un roman ou n'est pas sur Auschwitz41 .»
À la lumière de cette phrase d'Élie Wiesel, il convient désormais de tenter d'interpréter
l'usage de la fiction par Perec dans une perspective plus restreinte, celle de la littérature
de la Shoah.
Ces diverses réflexions sur le statut générique de W égrénées depuis le début
attestent toutes d'une même chose: l'originalité de la démarche de Perec autobiographe.
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Or, ceci n'est pas sans causer une certaine gêne, car il y a quelque chose de
véritablement anti-perecquien à faire valoir sans cesse l'aspect novateur de
l'oeuvre. Il est vrai que l'écrivain a souvent exprimé sa répugnance pour le genre
autobiographique traditionnel etl'étemel refrain auquel il est voué.
Ça peut durer longtemps. C'est le propre de l'homme de lettres de disserter sur son être, de s'engluer dans sa bouillie de contradictions : lucide et desespéré, solitaire et solidaire, beau phraseur de sa mauvaise conscience. (JSN, p. 68).
Cependant, son rejet des formes conventionnelles n'a jamais étayé une quelconque
volonté de transformer le genre. Contrairement à certains auteurs qui n'ont pas hésité à
revendiquer le caractère subversif de leurs oeuvres42, la révolution accomplie par Perec
(du moins dans W) s'est presque faite à son insu.
Et puis il y a quelque indécence à trop vouloir insister sur la hardiesse de son
geste autobiographique : ce serait omettre un él~ment fondamental de la pulsion
d'écriture derrière W : la détresse laissée par l'absence et par laquelle l'oeuvre a été
prescrite. Rappelons à cet égard que le texte constitue le prolongement d'une
psychothérapie faite avec Françoise Dolto en 1949 et que sa génèse a connu plusieurs
développements inattendus.
Cette réflexion amorcée sur le statut générique de J'oeuvre nous a conduit à
négliger de façon momentanée le lien pourtant essentiel à nos yeux qui rattache Wou le
Souvenir d'enfance au vaste corpus de la littérature de la Shoah. Les premiers principes
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41
de cette littérature, mentionnés plus-haut, nous avaient mis en garde contre toute attente
habituelle de la part d'un lecteur, nous avaient préparés au caractère profondément
singulier de toute entreprise d'écriture qu'un événement tel qu'Auschwitz pouvait
engendrer, en dépit des difficultés qui lui sont inhérentes.
Ainsi, un grand nombre d'acquis sur le plan littéraire ont subi l'ébranlement
qu'imposait une telle rupture: notamment la configuration générique traditionnelle et de
surcroît le genre qui nous concerne ici, l'autobiographie : «to grasp it, we must
understand the revisionary and essentially antihetical nature of so much of Holocaust
writing, which not only mimics and parodies but finally refutes and rejects literary
antecedents.» (DD, p. 23). Cette littérature comprend donc un éventail foisonnant de
genres, aHant du récit de survivant jusqu'à la fiction en apparence la plus éloignée de la
réalité de l'événement. Ici, l'opposition autobiographie/fiction fait également l'objet de
nombreux débats mais les questions morales qu'elle soulève sont autrement plus difficiles
et posent un dilemme quasi-insoluble à l'écrivain qui entreprend de traiter du sujet.
Depuis l'immédiat après-Shoah, un grand nombre de questions se sont posées à
l'écrivain dont celle-ci, essentielle: comment rendre compte de cet événement dont il est
presque devenu un lieu commun d'affirmer l'incommensurabilité? Quel genre de réponse
littéraire peut-on lui opposer? Dans cette réflt'xion, le philosophe allemand Theodor
Adorno exerça une influence incontestable, surtout avec son célèbre «écrire de la poésie
après Auschwitz est barbare» prononcé dans le début des années 1950. Comment
interpréter ces propos? comme une rigoureuse ligne de conduite suggérée de façon naïve
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1
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à l'écrivain ou bien comme un cri d'alarme plutôt désespéré, tout en sachant que s'en
tenir au silence reviendrait à trahir la mémoire des disparus. Quoi qu'il en soit, il n'en
a pas moins et de façon indirecte ouvert la porte aux romanciers.
Celte réflexion est surtout révélatrice d'une certaine délimitation dont l'événement
de la Shoah fut J'objet, délimitation en un domaine sacré dont toute transgression serait
blasphématoire. Le critique américain Irving Howe emprunte à la mythologie grecque la
métaphore de Persée qui menace de se figer en statue de pierre s'il se nsque à regarder
la Méduse de face. Interdiction d'y faire face sinon d'une façon indirecte, oblique.
Cette technique du miroir, bon nombre de romanciers ont choisi de l'adopter
comme seule solution possible. Et ceci n'est pas sans nous faire songer à la structure de
W à laquelle a été consacrée une étude de Robert Mizrahi : W, un roman rt11exif ct sur
laquelle nous réfléchirons longuement:
W, ou le souvenir d'enfaru:e est un roman réflexif. C'est le roman réflexif qu'un Juif construit peu à peu, dans par et à travers la quête de soi lorsque celle-ci se délimite comme recherche du passé et lorsque cette recherche prend la forme d'une tentative de reconstitution.4J
Ce domaine constitue donc un domaine réservé où pour une fois la littérature n'est
pas admise, ne peut pénétrer, car elle est reconnue comme inopérante face à J'extrême
de l'expérience humaine tel qu'il a été vécu à Auschwitz. Toute réponse de type littéraire
est a priori perçue comme dérisoire: c'est pourquoi de nombreux survivants ont choisi
"
43
de se retrancher dans un silence qui, seul, peut rester fidèle à la mémoire de ceux qui
y sont morts. Le silence comme seule manière d'en parler.
Pour les autres, il est essentiel de poser les balises de cette littérature
concentrationnaire en accordant la primauté au document brut, au récit fidèle de
l'expérience vécue. La seule contrainte imposée à l'écrivain est celle de l'exactitude
historique: les faits, rien que les faits, SA.'lS besoin de les interpréter. Le récit La nuit,
d'Élie Wiesel (bien que fictif dans une infime proportion) serait à ce titre le prototype
de cette littérature de témoignage. Les oeuvres qu'il publia par la suite (Wiesel incarne
l'exemple le plus célèbre de l'écrivain ayant polarisé son oeuvre sur son expérience de
survivant) ont sans doute débordé cette mission première de témoignage. Or, ce tout
premier texte a le mérite incontestable d'avoir traduit immédiatement après l'événement
une expérience difficilement communicable.
La faillite de la littérature d'imagination est ainsi déclarée. Car que peut-elle bien
produire, créer de plus que le récit-témoignage n'a pas sous-entendu? La plupart des
romanciers de la Shoah (ceux qui n'ont pas vécu l'événement) se servent dans le fonds
inestimable de cette littérature autobiographique pour trouver la matière qui servira de
base à leur oeuvre de fiction: les textes de Primo Levi, de Filip Müller et de David
Rousset, dans le cas de Perec, sont à cette fin souvent consultés :
This need to place documentary or expository prose in apposition to works of fiction is quite common in Holocaust writings and would seem to indicate an awareness that imaginative Iiterature on this s~bject does not
1
1
carry a sufficient authority in its own right and needs support from without. (DD, p. 16).
44
Dans le cas précis des camps de la mort, aucune marge n'est laissée au
romancier: contrairement aux camps de travail, le déporté qui y séjournait ne pouvait
entrevoir le moindre espoir de s'en sortir. C'est donc le lieu sacré par excellence qui
interdit tout procédé de fabulation. Selon Howe, tout écrivain se risquant à intégrer le
thème de la Shoah à la littérature de fiction fait face à d'insurmontables difficultés: en
situation de dépendance, il restera en définitive «prisonnier.. de ses sources de
documentation, des faits bruts. Tout détour hors du récit de type strictement réaliste est
périlleux, ne peut que se traduire en de : ccsymbolic or grotesque modes ( ... ) sufficiently
'broken in' myths and metaphors that might serve as workabJe, publicly recognizable
analogues for the Holocaust experience44 ••• On assiste ici à l'inversion de ce qui avait
été affirmé plus haut au sujet de la littérature autobiographique traditionnelle : est
valorisée l'autobiographie qui s'en tient strictement aux faits alors que toute insertion de
l'imaginaire dans le témoignage discrédite l'entreprise de l'é.::rivain. C'est une littérature
autonome, contrairement à la littérature autobiographique et son lien premier avec le
récit-confession; en ce sens, la tâche du survivant est plus «simple» que pour celui qui
a recours à la fabulation.
Toujours selon Howe, si un écrivain comme Piotr Rawicz a toutefois réussi sa
transfiguration littéraire de l'événement, c'est tout simplement parce que son texte est
45
parvenu à se hausser au statut du récit véridique: la représentation de l'événement est
enracinée dans la réalité historiql'c et morale, les faits aisément reconnaissables.
Pour justifier sa conviction que St'ul le récit-témoignage a la possibilité, les
moyens de recréer le sens de ce qui s'est réellement passé dans les camps, le critique
décrit le climat qui a prédominé dans l'après-Shoah et qui selon lui fut, dès le départ,
hostile au développement d'une littérature de fic,tion : concevoir une littérature de ce
genre était, et est toujours, prématuré. Cinq décennies seulement nous séparent de la
tragédie et il est nécessaire qu'un certain temps s'écoule, qui permette de recouvrer la
sérénité après le maëlsfrom (n'assiste-t-on pas déjà depuis une vingtaine d'années au
développement d'une littérature nourrie par une exploitation peu scrupuleuse de
l'histoire?)
La littérature de fiction a cependant proliféré : selon la critique Hannah Yaoz,
cette littérature de la tragédie juive peut être divisée en deux modes d'expression:
1) mimetic which incorporates the events into the continuum of history and human experience.
2) transtïgurating the events into a mythic reality where madness reigns and ail historical loci are relinquishedY
C'est de toute évidence à cette seconde catégorie qu'appartient Wou le souvenir
d'ellfallce, ou du moins sa partie consacrée à la description minutieuse de la cité
cauchemardesque de W. La place occupée par une telle oeuvre dans le corpus de la
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46
littérature de la Shoah est encore une fois assez singulière: dans l'éventail des genres
qu'elle englobe, le texte qui nous préoccupe possède un statut ambigu. Il est tout d'abord
le récit d'enfance d'un enfant de déporté qui n'entretient qu'un rapport en apparence
lointain avec la réalité des camps de concentration.
Mais il est aussi le récit de W, cité olympique, dans laquelle a été reconnue de
façon incontournable une allégorie des camps de la mort; ce travail de la fiction pourrait
être comparé à la transfiguration uccomplie par de nombreux écrivains de la Shoah.
Cette utilisation de la fiction, on l'a vu, est largement motivée par le besoin de
l'écrivain de légitimer sa souffrance et de commémorer la disparition de sa mère :
l'expérience concentrationnaire est loin d'occuper la place qu'elle occupe dans les
oeuvres sus-mentionnées. Wa toutefois en commun l'utilisation de sources documentaires
qui ont servi de point de départ à la description de la cité olympique, ce qui indique bien
la pauvreté des ressources dont dispose l'écrivain qui traite de la Shoah (et plus
particulièrement Perec). Le rapport que cette partie entretient avec l'expérience
concentrationnaire semble somme toute secondaire car son rôle ne se résume pas à une
volonté de mimésis.
La déception attend le critique qui explorera les interviews et autres éléments de
l'épitexte de Perec dans l'espoir d 'y découvrir quelque rétlexion ou commentaire portant
de loin ou de près sur l'événement de la Shoah, pourtant si crucial dans J'existence et
l'oeuvre de l'écrivain. Une exception à la règle cependant, un article publié dans la revue
Pan;sans intitulé «Robert Antelme ou la vérité de la littérature>t. Article précieux tout
47
d'abord pour le caractère exceptionnel de la confidence d'un écrivain d'ordinaire
circonspect sur un sujet qui lui tÎent à coeur, mais aussi pour l'analyse poussée, d'une
étonnante profondeur, des rapports entre littérature et Shoah qui y est proposée.
L'espèce humaine de Robert Antelme est sans aucun doute devenu - avec Si
j'étais un homme de Primo Levi et l'Univers concentrationnaire de David Rousset - un
des textes sur l'expérience concentrationnaire auquel il est le plus souvent fait référence.
Maurice Blanchot lui a rendu un hommage: «oui, il fallait parler: faire droit à la parole
en répondant à la présence silencieuse d'autrui)46.
Il est clair que le texte critique de Perec s'inscrit d'emblée contre le principe
adornien précédemment évoqué: «écrire de la poésie après Auschwitz est barbare». Il
établit en premier lieu la distinction des genres prédominant dans la littérature de la
Shoah, relevant de la dichotomie Art et Vérité qui, on l'a vu, se place au coeur de la
problématique de cette littérature:
L'on ne voit plus souvent, dans la littérature concentrationnaire, que des témoignages utiles, ou même nécessaires, des documents précieux, certes, indispensables et bouleversants, sur ce que fut l'époque, son «ambiance»: la Guerre, la Libération, le «tournant de notre civilisation».
Tout en traçant la frontière entre les deux versants de cette littérature, Perec ne
manque pas de souligner l'aspect limitatif d'une littérature essentiellement nourrie par le
témoignage. Mais aussi, ce sur quoi il s'élève tout au long de cet article, la condamnation
subie par ce qu'il appelle la «vraie littérature).
r
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Cette exclusion à laquelle toute entreprise littéraire qui tente de s'aventurer sur
le terrain incertain de la Shoah est vouée, est à ses yeux tout à fait illégitime dans la
mesure où tout doit et peut être objet de littérature. Principe largement appliqué par
Perec lui-même comme en témoigne cet article qu'il a publié dans Action poétique et qui
se propose d'être une «Tentative d'énumération de tous IfS aliments liquides et solides
que j'ai ingurgités au cours d'une année». Dans cette même logique, qui fait de l'écriture
une activité toujours exhaustive et dans certains cas poussée même jusqu'au délire, il
fallait prévoir que Perec ne ferait pas exception de la littérature du génocide: .. Mais la
littérature n'est pas une activité séparée de la vie. Nous vivons dans un monde de parole,
de langage, de récit ( .. ) toute expérience ouvre à la littérature ct toute littérature à
l'expérience.» (RA VL, p. 123).
L'urgence de raconter chez le déporté que fut Robert Antelme est telle qu'il est
difficilement concevable pour lui de se retrancher dans le silence qu'ont choisi d'adopter
certains. Témoigner à tout prix est cependant loin d'être une entreprise aisée :
l'anamnèse de ce passé quasi obsédant à des fins d'écriture engendre de nombreuses
difficultés. C'est la difficulté dont parle Rosenfeld, née du décalage entre la réalité vécue
et les ressources mises à la disposition du déJX)rté :
Dès les premiers jours, écrit Robert Antelme, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. (RA VL, p. 123).
. ,
-~- ---------------
49
De même que pour Antelme, la résolution de ce dilemme inhérent à la littérature
de la Shoah est, pour Perec, uniquement envisageable à partir d'un recours à
l'imagination: celes faits ne parlent pas d'eux-mêmes,. (RAVL, p. 123). Ce qu'admire
Perec dans ce texte, c'est le refus du pathétique au profit d'une distance par rapport ~
l'univers concentrationnaire. La description de cette réalité est en quelque sorte filtrée
par le travail qu'il fait de sa mémoire. Contrairement à certains récits dont l'auteur fait
la critique et dans lesquels la réalité concentrationnaire repose sur des images de violence
toutes faites, l'Espèce humaine sait recréer le processus par lequel l'insensé devient
réalité:
Détaché de ses significations les plus conventionnelles, interrogé et mis en question, éparpillé, dévoilé de proche en proche par une série de médiations qui plongent au coeur même de notre sensibilité, l'univers des camps apparaît pour la première fois sans qu'il nous soit possible de nous y soustraire. (RAVL, p. 126).
La description de l'organisation des moyens d'oppression sur lesquels repose la
machine infernale revêt ainsi à ses yeux une importance capitale. On le vérifiera dans sa
propre recréation de l'univers concentrationnaire, Perec nourrit la conviction que
l'extrême de cette expérience ne se résume pas au spectacle des crématoires, des
chambres à gaz : ~~\'horreur, écrit Robert Antelme, n'y est pas gigantesque. L'horreur
y est obscurité, manque absolu de repères, solitude, oppression incessante,
anéantissement lent.» (RAVL, p. 127) .
!
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50
C'est peut-être dans ce court et peu connu texte critique où Perec interroge le
récit du génocide, événement qui le touche au plus profond de son être, qu'il faut voir
la clé de son activité d'écriture et plus particulièrement celle de W ou le souvenir
d'enfance. Il est selon lui impératif de dépasser la fascination, la sensation de vertige
ressentie face à l'abîme qu'ont ouvert entre nous les événements liés à la Shoah: cesser
d'affirmer le caractère incompréhensible qui tient à l'essence même du phénomène, de
prétendre qu'il est impossible d'en rendre compte. Le monde doit émerger de cette crise
du langage qu'a engendrée Auschwitz:
Le monde n'est plus ce chaos que des mots vides de sens désespèrent de décrire. Il est une réalité vivante et difficile que le pouvoir des mots, peu à peu conquiert. La littérature commence ainsi, lorsque commence, par le langage, dans le langage, cette transformation, pas du tout évidente et pas du tout immédiate, qui permet à un individu de prendre conscience, en exprimant le monde, en s'adressant aux autres. Paf son mouvement, par sa méthode, par son contenu enfin, l'Elpèce humaine définit la vérité de la littérature et la vérité du monde. (RAVL, p. 134).
Ces remarques préliminaires étant faites, iJ est nécessaire d'entrer en profondeur
dans le texte pour tenter de démontrer comment il échappe à tous les avertissements et
les mises en garde de critiques tels qu'Irving Howe.
On ne peut s'engager dans la lecture de W ()u le s()uvenir d'enjànce sans être
attentif à un aspect qui d'ordinaire n'appelle pas le commentaire mais qui ici ne peut
manquer de solliciter la curiosité du lecteur. Il s'agit du texte de W dans sa réalité, dans
-
51
sa matérialité, du livre de Wou plus exactement, et pour emprunter à la terminologie de
Genette, de l'espace situé entre le texte et le hors-texte ou paratate :
le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement public. Plus que d'une limite ou d'une frontière étanche, il s'agit ici d'un seuil ( ... ) qui offre à tout un chacun la possibilité d'entrer, ou de rebrousser chemin.47
Cet espace comporte plusieurs éléments, tous ayant été l'objet d'une analyse par
Vincent Colonna dans son article «W, un livre blanc» : le titre, le sous-titre, l'indication
générique, la dédicace, l'achevé de rédaction.
Tous ces éléments, chacun à des degrés divers, entourent et prolongent le texte
pour constituer un ensemble musical inhérent à W. S'il est habituellement considéré
comme un élément accessoire, auxiliaire du texte, le paratexte acquiert ici une fonction
à nos yeux signiticative. Indissociable du texte, il est le «vestibule48» par lequel le
lecteur pénètre dans l'univers de W, et à la découverte duquel il invite: «pour le rendre
présent, pour assurer sa présence au monde.)) (S, p. 9).
Cet espace, dans la mesure où il appelle à une exploration sur l'élaboration des
formes, devient pour Perec un espace privilégié. Il permet la matérialisation graphique
d'une impossibilité de dire, d'un vide initial. De façon plus générale, il n'est pas
surprenant qu'une littérature telle la littérature de la Shoah, caractérisée par son
dépouillement face aux ressources habituelles de l'écrivain, s'emploie à sonder, et
exploiter ce champ spatial de l'écriture: on l'a vu, le besoin de marquer, de laisser une
1
1
52
trace nourrit souvent la pulsion d'écriture propre à la littérature qu'a engendrée la Shoah,
qui permet d'entrevoir un nouvel espace du texte.
La définition du paratexte établie par Genette n'est pas sans nous rappeler celle
que Philippe Lejeune donne du pacte autobiographique :
on dispose d'un critère textuel général, l'identité du nom (auteurnarrateur-personnage). Le pacte autobiographique, c'est l'affirmation dans le texte de cette identité, renvoyant en dernier ressort au nom de l'auteur sur la couverture.49
Tout comme ce dernier, le paratexte est fondé sur une stratégie mise au service
d'une lecture plus pertinente du texte. À la lumière de ce qui a été précédemment dit sur
le contrat de lecture défini par Lejeune, il est nécessaire de considérer le paratexte - tcl
qu'il a été aménagé par Perec - avec quelque circonspection: plus part;\:ulièrement le
prière d'insérer, petit texte imprimé sur la quatrième de couverture, habituellement à
caractère publicitaire, et qui se présente ici comme mode d'emploi à l'usage des lecteurs
de W. Outre le caractère inusité de l'autographe, il est nécessaire de souligner la richesse
de ce petit texte mode d'emploi auquel nous nous sommes à plusieurs reprises déjà
reporté. S'agissant d'un commentaire sur une autobiographie, il est également étonnant
de constater le ton impersonnel et distant qui est adopté. Deux paragraphes d'une grande
précision le composent, l'un consacré au dispositif textuel de W et l'autre à sa
thématique. Une seule affirmation de l'auteur peut en revanche surprendre: Perec place
,
53
son texte sous le signe de la rupture: .Car il commence par raconter une histoire et,
d'un seul coup, se lance dans une autre;- (WSO, prière d'insérer).
Or sommes-nous si sûrs qu'il y ait une telle dissociation par rapport au récit
précédent, soit entre la première et la deuxième partie? Enfin, le prière d'insérer
accentue l'importance de la dualité propre à W mais aussi de ce qui constitue aux yeux
de l'auteur son origine, le signe graphique des points de suspension ou la césure de la
page 85 ( ... ) Cette césure est indéniablement l'élément le plus singulier du paratexte et
mérite que l'on s'y attarde quelque peu.
À un premier niveau (événementiel) et en ce qui concerne la partie
autobiographique, elle indique la séparation temporelle entre les deux parties: l'avant et
l'après-guerre, ainsi que la démarcation géographique: Paris, Villars-de-Lans. En ce qui
a trait au récit de fiction, elle sépare la recherche d'identité de Gaspard Winckler de la
description de la Cité olympique.
Comment interpréter la présence de ces signes de ponctuation au coeur du texte
de W! DiffiCile de les considérer comme une simple ligne de démarcation car cette césure
est avant tout fracture. Tracés sur le tiers supérieur de la page, emplacement pour le
moins inusité, les points de suspension interpellent le lecteur, qui se voit contrarié dans
le mouvement de sa lecture, en lui signalant une interruption brusque du récit. Il faut y
voir un appel supplémentaire à sa participation à la production du sens, qui est généré
à partir d'un travail sur les structures. Puisque le sens n'est pas donné au préalable mais
l
1
54
doit être déduit de ces structures, plus que jamais, l'acte de lecture demande ici un travail
de la part du lecteur.
Comme le signale Vincent Colonna, ce signe correspond ordinairement à une
ellipse du discours et plus précisément à une figure de rhétorique désignée par le terme
aposiopèse: selon la définition du Petit Roben citée dans le Gradus, elle dénote -une
interruption brusque, traduisant une émotion, une hésitation, une menace~o ...
Perec en fait sans aucun doute ici un usage particulier puisqu'il l'a logée tel un
tampon entre les deux parties du texte alors que d'ordinaire cette figure se trouve insérée
dans le corps d'une phrase. En outre, cette césure est manifestation de l'émotion, elle
contraste singulièrement avec l'extrême rigueur de la construction textuelle de W.
Mentionnons de plus que la césure est souvent commentée par l'écrivain dans le
texte même: notamment dans un passage déjà cité (p. 58-59). Il s'agit d'un procédé
elliptique spécifique à l'écriture perecquienne qui, on l'a vu, gravite autour d'un trou,
d'un blanc, d'une absence originelle. Elle en constitue le pivot, les "points de suspension
auxqllels se sont accrochés les fils rompus de l'enfance et la trame de l'écriture .. (WSO,
prière o'insérer). Par définition, elle fait entendre par le peu qu'on dit, un niveau de
vérité qui ne peut être exprimé que par le silence d'une ellipse. Elle incarne une vérité
qui ne peut être transmise :
De cet événement, mon absolu, qui communique avec l'absolu de l'histoire - intéressant seulement à ce titre? - parler - il le faut - sans pouvoir, sans que le langage trop puissant, trop souverain, ne vienne
maîtriser la situation la plus aporétique, l'impouvoir absolu et la détresse même, ne vienne l'enfermer dans la clarté et le bonheur du jour751
55
Naturellement, on serait porté à traduire les parenthèses de l'aposopièse comme les
parenthèses de l'histoire dans lesquelles on a souvent eu tendance à confiner l'événement
de la Shoah, la monstruosité d'Auschwitz: incompréhensible, inexplicable, perplexité qui
nous porte à saisir dans J'événement ]a fameuse éclipse de la raison qu'évoque la
philosophie. Plus d'un demi-siècle plus tard, l'historien François Furet en évoquant le
nazisme parle encore d'une sorte d'éni~me pour la raison historiQue.
À cette perception, on oppose l'idée que l'événement, bien que toujours enveloppé
de mystère, n'a pas surgi sans être précédé de signes annonciateurs, que le génocide ne
s'est pas perpétré sans que l'on connaisse l'existence des camps de la mort etc ... Une
explication qui se refuse ~ reconnaître dans la Shoah une aberration de l'histoire et qui
repose sur la démonstration qu'Auschwitz n'a été que l'issue inexorable d'un ensemble
de phénomènes élémentaires organisé dans le temps.
La radicalisation de cette attitude est incarnée par les historiens fonctionnalistes
qui, en niant que la destruction systématique des Juifs pour l'Allemagne constituait une
fin en soi et en normalisant le phénomène nazi, s'emploient à remettre en question
l'identité de la solution finale.
Il est difficile de savoir quel était le sentiment de l'écrivain à ce sujet mais on
peut toutefois avancer que le récit de W, par sa lente et savante description de la cité
..
1
1
56
cauchemardesque de W, nous interdit en quelque sorte d'interpréter le signe
typographique è.e l'aposopièse comme cette aberration de l'histoire évoquée plus-haut.
Car quelle présentation de l'horreur oe la barbarie nazie l'écrivain fait-il sinon
celle du résultat «de processus logiques élémentaires qui pourront toujours étayer leur
emprise sur quelques lieux communs et le moralisme le plus plat\2,.. «Les autres
compétitions se déroulent dans un silence total. C'est le directeur de la course qui, en
levant les bras, donne le signal des applaudissements et des vivats." (WSO, p. 179).
Il n'en demeure pas moins que cette césure continuera longtemps encore de
fasciner le lecteur. Elle reste le signe qui porte l'événement sans le dire. Mais si, comme
on l'a dit, elle est en premier lieu fracture, la césure est également l'articulation des deux
parties, l'aimant s'inscrivant au coeur du dispositif ourdi par l'écrivain dans W : c'est
pourquoi il faut s'interroger sur la place qu'elle occupe dans le corps du texte.
Notons que le texte s'ouvre sur un chapitre de fiction, ce qui ne veut pas pour
autant dire que la fiction transcende l'autobiographie. À la page 14, Perec évoque les
circonstances où Wa été conçu, en révélant qu'il s'inspire directemènt d'un souvenir
d'enfant:
A treize ans, j'inventai, racontai et dessinai une histoire. Plus tard, je l'oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s'appelait W et qu'elle était, d'une certaine façon, sinon l'histoire, du moins une histoire de mon enfance. (WSO, p. 14).
\
57
De surcroît, le chapitre final (XXXVII) réaffirme cette origine du récit de fiction.
Une lecture purement référentielle de cette anecdote (qui n'entretient qu'un lointain
rapport avec l'élaboration définitive du texte de fiction) reviendrait à considérer le récit
de W comme une annexe de la partie autobiographique, à lui nier toute existence propre.
De plus, cela contribuerait à sous-estimer la correspondance entre les deux parties de ce
dispositif duel. Ce qui fait l'originalité de W, comme nous l'avons souligné, c'est
l'alternance autobiographie/fiction, chacune des deux catégories contaminant l'autre, ce
qui complique de façon significative la lecture, fondée sur un principe de rupture et
devenue un ex.ercice ex.trêmement exigeant. Le lecteur ou le critique, constamment
ballotté, sans qu'il puisse finalement privilégier l'une ou l'autre, est contraint de chercher
la signification profonde du texte dans son croisement, ce qui contrecarre toute volonté
de scinder le livre de W. Il convient de noter enfin que la numérotation des chapitres
dans la première partie, paire pour le récit autobiographique et impaire pour le récit de
fiction, est inversée dans la seconde comme pour suggérer qu'ils sont parfaitement
interchangeables.
Les deux parties seront appelées respectivement GP (l et 2) et W (l et 2), la
première étant naturellement la partie autobiographique, soit la restitution du passé de
l'écrivain Georges Perec et la seconde ayant pour contenu principal la description de la
cité olympique de W : il est nécessaire toutefois de souligner que le propos de la partie
W n'est pas uniquement celui de l'île de W, mais également la recherche d'identité de
Gaspard Winckler, du moins dans la première partie. Or, il suffit de compter le nombre
1
1
58
de chapitres consacrés à l'une puis à l'autre pour se rendre compte d'un d~lage réel,
comme si la quête de Winck}er ne constituait qu'un prélude à la description de la cité
olympique.
PREMIÈRE PARTIE
GPl chapitres 2, 4, 6, 8, 10
Wl chapitres 1, 3, 5, 7, 9, Il
( ••• ) p. 85
DEUXIÈME PARTIE
GP2 chapitres 13, 15, 17, 19,21,23,25,27,29,31,33,35,37
W2 chapitres 12, 14, 16, 18, 20, 22, 24, 26, 28, 30,32, 34, 36
59
La relation signifiante (pour le moins évidente même si il n'y a aucun lien patent)
de la série de chapitres autobiographiques à la série qui lui est parallèle est posée
d'emblée : le premier chapitre tout comme le second a pour thème principal une
recherche d'identité:
W 1 Longtemps, j'ai cherché les traces de mon histoire. (WSO, p. 9).
GPI Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes. (WSO, p. Il).
Dès les premières lignes, la nécessité d'une lecture à plusieurs niveaux de cette
intrigue digne d'un roman d'aventures s'impose et mobilise la sensibilité du lecteur rendu
conscient de la dimension autobiographique du texte: l'indication du prière d'insérer qui
revendiquait son entière appartenance à l'imaginaire est bien sûr elle aussi à prendre avec
circonspection. Les liens avec la narration autobiographique sautent aux yeux du lecteur
qui reconnaît la parenté entre l'enfant sourd-muet porté disparu et le narrateur de
l'autobiographie. Il semblerait en fait que la création de ce personnage fictif constitue
précisément le prolongement du héros autobiographique.
C'est certainement cette relation de similitude qui a le plus souvent fait l'objet de
commentaires critiques: on retrouve dans le récit W le même motif de l'orphelin, la
même quête de traces qui apparaît dans le récit autobiographique. Il est clair que les
actants (le narrateur tout comme son homonyme l'enfant sourd-muet, principal objet de
la quête) qui portent tous deux le même nom, soit Gaspard Winckler, ont une valeur
I
1
60
symbolique: tous deux font écho au «j~ autobiographique du deuxième chapitre. Malgré
le ton apparemme-nt désinvolte d'une aventure à rebondissements pleine de suspens, le
lecteur s'aperçoit très vite qu'il s'agit d'une enquête existentielle dont l'enjeu est
beaucoup plus grave: «Quoi qu'il arrive, quoi que je fasse, j'étais le seul dépositaire,
la seule mémoire vivante, le seul vestige de ce monde. Ceci, plus que toute autre
considération, m'a décidé à écrire.» (WSO, p. 8).
La mère de Gaspard Winckler (l'enfant et non le narrateur), la cantatrice Caecilia,
n'entrevoit guère de guérison possible pour son enfant sinon celle d'entreprendre une
croisière autour du monde afin de découvrir le lieu secret où un miracle pourrait se
produire, où l'enfant pourrait enfin sortir de son isolement : «( ..• ) chacun semble
persuadé qu'un tel endroit existe, qu'il y a quelque part sur la mer une île, un atoll, un
roc, un cap, où soudain tout pourra arriver, où tout se déchirera, tout s'éclairera, qu'il
suffira d'une aurore un peu particulière ... » (\VSO, p. 39).
Cette relation que le début du texte laisse déjà entrevoir ne va cependant pas se
borner à un rapport de ressemblance. Elle sera hautement plus complexe. À ce titre,
l'analyse détaillée de ces deux premiers chapitres renferme quelques indications
précieuses. La présentation typographique du titre de W, isolé sur la page de couverture
du livre, éveille la curiosité du lecteur. Dès la première phrase, on apprend que West
un lieu. Un lieu secret où le narrateur a fait un voyage, où il a été le témoin
d'événements et d'où il est revenu. Il ne reste en fait plus rien de ce lieu mystérieux, ni
sur les cartes ni sur les annuaires que le narrateur a parcourus dans l'espoir d'cn
1 ,
61
retrouver des traces, ce qui l'a conduit à douter même de son souvenir persistant «de ces
villes fantômes, de ces courses sanglantes dont je croyais encore entendre les mille
clameurs*.
Le narrateur, pour qui le témoignage de son histoire s'impose comme une
nécessité inéluctable, entreprend donc le récit, récit fait de lacunes lui aussi, d'un
dévoilement, d'une enquête qui s'est amorcée dans une gargote de la Giudecca, cette île
qui porte le nom de la judéité et qui fait f3ce à Venise. La narration présente tous les
ingrédients du roman d'aventures qui s'intéresse plus aux actes qu'aux motivations:
imprévu, péripéties, géographie et goût du symbole. Usant d'un procédé pour lequel il
" a une prédilection, Perec additionne les motifs propres à ce genre comme la fameuse
lettre d'Otto Apfelsthal, le ~igle MD, etc ...
Car le récit se trouve soudain interrompu et c'est là, nous ne le répéterons jamais
assez, que réside la trouvaille de l'écrivain qui a su construire son ouvrage sur un
dispositif duel, ou bicéphale, pour reprendre le terme de Vincent Colonna. La structure
de l'ouvrage va ainsi entraîner une confrontation constante entre la fiction et
l'autobiographie qui s'éclairent mutuellement. Cette alternance est signifiée par le
changement de chapitre, augmenté d'une variation typographique (on passe d'un caractère
italique à un caractère droit) qui marque la suspension du récit au profit d'une seconde
narration, d'un second (~e», brutale absence de transition qui a pour effet de
décontenancer le lecteur.
!
1
62
Le récit de ce second sujet a lui pour point de départ et pour origine l'absence de
souvenirs: ,,'Je n'ai pas de souvenirs d'enfance' : je posais cette affirmation avec
assurance, avec presque une sorte de défi.lt (WSO, p. 8).
C'est précisément par cette affirmation, qui de son propre aveu lui a longtemps
servi de bouclier, que le narrateur crée un décalage par rapport au récit de fiction : le
narrateur proclame d'emblée que l'autobiographie n'est pour lui qu'une entreprise
incertaine parce que motivée par une Impossibilité de dire: .. l' Histoire avec sa grande
hache, avait déjà répondu à ma place: la guerre, les camps.» (WSO) p .8). De surcroît,
l'entreprise se complique de ce que nous avons précédemment désigné comme relevant
de l'autobiographie déplacée, des pièges de l'écriture et du moteur de l'écnture
perecquienne : «rester caché, être découvert».
Il s'agit là de la stratégie d'écriture qui constitue le fondement de la démarche
réflexive de Perec et que Philippe Lejeune désigne comme l'autobiographie critique:
le cas le plus rare, où l'autobiographe, au lieu de se défendre du soupçon, le reprend sérieusement à son compte et exerce systématiquement, sous les yeux du lecteur, un travail critique sur sa propre mémoire ... C'est un travail presque contre nature, en tout cas à contre-courant des pratiques habituelles du récit d'enfance. (MO, p. 41).
À aucun moment le narrateur ne dépasse le constat par lequel il entame sa
démarche introspective, le constat d'une mémoire absente. Ce qui affecte
considérablement la construction de son récit dont le mouvement est extrêmement
\
63
morcelé, caractérisé par un va-et-vient incessant, qui tend à prouver que le travail de la
mémoire est voué à une hésitation indépassable.
Dans l'impossibilité de raconter son histoire telle que l'exige le récit
autobiographique conventionnel, il tente une entreprise audacieuse, celle de s'attarder sur
le travail critique qu'il fait de sa propre mémoire pour en faire la substance du récit
autobiographique de W. Cette volonté délibérée de dépouillement, ce refus des formes
usées devenues inefficaces contribuent ainsi à l'éclatement du récit autobiographique de
facture traditionnelle.
Cet éclatement va se traduire avant tout par une fragmentation du récit, qui se
nourrit essentiellement des scrupules et doutes du narrateur: la première affirmation sur
l'absence de souvenirs est ainsi le prétexte à un long commentaire du narrateur soucieux
de percer le mystère entourant ce que Freud a appelé les «souvenirs écrans» qui séparent
l'écrivain adulte de l'enfant.
Afin de combler ceUe distance, le narrateur emploie un système, dont l'usage est
original dans une autobiographie (original mais désespéré), mais qui révèle plus que tout
l'incapacité de l'écrivain à dépasser ceUe mémoire déficiente. Il s'agit de l'apparat
critique qu'il joint au texte et qui regroupe au total plus de 36 notes: deux au chapitre
IV, trois au chapitre VI, plus de vingt-six au chapitre VIII et enfin une au chapitre X.
Cet apparat critique vient de surcroît se greffer à un texte qui se présente au lecteur sous
une forme éclatée: dans le chapitre X par exemple où l'écrivain se soumet à un ordre
thémahque. la rue Vilin, l'Exode, etc ...
r
1
64
Ce recours aux notes n'est tout d'abord pas surprenant, venant d'un écrivain qui
se plaît dans plusieurs de ses oeuvres à accumuler allègrement les signes extérieurs de
la scientificité. Cette pratique revêt ici, on s'en doute, un aspect autrement moins
ludique, mais participe elle aussi d'une certaine façon de cette stratégie d'écriture que
Marcel Benabou nomme «fausse érudition» :
C'est peut-être la manière la plus simple et la plus efficace d'écarter le risque de la «disparition)), d'affirmer tranquillement «je me souviens» en agrégeant au besoin à sa propre mémoire, par le biais de la recherche érudite, toute la mémoire du monde.53
Plus particulièrement dans la troisième citation du chapitre VI qui occupe d'une
manière extraordinaire près de deux pages: Perec y dresse après consultation d'archives
un inventaire des événements officiels survenus précisément le Jour de sa naissance. La
litanie, dévelOppée dans un art ou l'écrivain est passé maître, est révélatrice par son côté
dérisoire de l'insuffisance des ressources qui contraint l'écrivain à recourir à un ordre
extérieur pour combler le manque initial de sa mémoire. Elle forme une plage d'écnture
où il peut se retirer momentanément et échapper à l'impossibilité d'une énonciatIOn au
«je» qui motive et entrave à la fois sa pratique d'écriture.
Malgré le souci de scientificité affiché - «les deux textes qui suivent datent de
plus de quinze ans. Je les recopie sans rien y ajouter» - le lecteur n'est pas dupe et
devine qu'au-delà des scrupules exprimés par le narrateur il s'agit véritablement d'une
investigation policière menée avec acharnement contre une histoire écrasante et un passé
65
qui se dérobe. C'est pourquoi l'écrivain fait appel à un support matériel composé d'objets
et de photos qu'il décrit avec une rigueur déconcertante: «sept individus - quatre
appartenant à diverses espèces animales, trois à l'espèce humainp - apparaissent au
premier plan. Ce sont, de droite à gauche (sur la photo) : a) une chèvre noire avec
quelques tâches blanches ... (WSO, p. 116). Philippe Lejeune, en établissant une
typologie des fonctions de ces appels de notes qu'il limite à quatre, 1) rectification des
détails inexacts, 2) dénonciation d'éléments inventés, 3) critique du discours du narrateur,
et 4) prolongement du texte, a fait la démonstration qu'il s'agit là d'une démarche plus
destructrice que constructive: les notes du chapitre VIII à ce sujet nous fournissent un
exemple remarquable : ~:>ulignons tout d'abord la variation typographique qui caractérise
ces petits textes consacrés aux parents et que le narrateur avoue avoir écrit quelques
années plus tôt sans pour autant parvenir à les améliorer: il ne peut rien y ajouter car
l'écriture est condamnée à un éternel «ressassement». Il semble que l'écrivain ait tenu à
les singulariser en optant pour un caractère gras qui indique le vieillissement de l'écriture
et l'immobilité à laquelle est condamnée la quête du souvenir. Les 26 notes qui suivent,
finissent d'ailleurs par surpasser en longueur le texte auquel elles sont annexées.
Notons de plus que c'est dans la dernière note de ce fabuleux débordement qu'il
faut peut-être voir, contre toute attente, une des affirmations les plus significatives de W:
.. ma mère n'a pas de tombe,. (WSO, p. 119). Il n'y a là aucun changement dans le ton
du narrateur qui poursuit sa quête avec le même style neutre et plat. Dans une étude fort
éclairante de ce qu'il appelle les «sutures54,. de W, Bernard Magné a démontré comment
A
1
66
l'écriture de cette autobiographie portait la trace de la mort des parents et plus
particulièrement de la mère. Il faut cependant préciser que la mère dans cette
autobiographie à rebours ne ressemble guère à la figure idéalisée de la mère juive dans
la littérature. En effet, de nombreux écrivains contemporains, tels Albert Cohen, ont
rendu hommage à la mère juive perçue comme le personnage central de la famille, lieu
protecteur par excellence. L'écriture pudique et distanciée de Perce, elle, édifie
minutieusement une pierre tombale en la mémoire de la 111ère : par opposition au père,
mort au combat, la mère a vécu quelque temps avec son fils avant d'être déportée. Elle
incarne plus que tout la disparition et l'anéantissement, eHe est la Shoah. De surcroît,
comme en témoignera le récit de fiction, le personnage de Caecilia, la mère du Jeune
enfant autiste, représente l'inconscience ou la cccécites,. d'une mère qui, malgré eHe,
a dû abandonner son enfant. Cet épisode décisif de l'existence de l'écrivain ne sera
jamais évoqué sans une certaine amertume.
Or il faut remarquer que dans la seconde partie de l'ouvrage, l'auteur ne renoue
pas avec ce système de notes, abandon qui trouve plusieurs explications : dans un
premier temps, l'anamnèse du récit GP2, bien que toujours problématique, est
certainement plus féconde que dans la première partie. Les souvenirs de la période passée
à Villard-de-Lans sont moins flous et par conséquent exigent moins qu'on leur ajoute
d'autres éléments afin qu'ils soient complets.
C'est d'autre part la relation au récit de fiction, qui a considérablement évolué au
fur et à mesure de la lecture du texte, qui dispense le narrateur d'une telle pratique. En
67
effet, il est indéniable que cette relation basée sur la similitude thématique, actantielle du
début, s'est altérée au profit de l'émergence dans la seconde partie du récit
concentrationnaire, et que l'alternance se fait désormais à un autre niveau. Consacré à
la seule description poussée jusqu'à saturation des institutions monstrueuses de la cité
olympique, le récit W, de plus en plus envahissant, écarte naturellement l'usage de notes.
Si le récit GP (1 et 2) retrace en somme les moments forts de l'existence dujeune
Perec, les faits narrés par J'écrivain demeurent à l'état de débris et miettes, de souvenirs
ténus. Le va-et-vient incessant, les tentatives de rectifications ne contribuent finalement
qu'à étourdir le lecteur en lui découvrant l'énorme béance qui tient lieu de mémoire pour
l'écrivain. À ces débris autobiographiques. il faut ajouter les longs et très éloquents
silences du texte (une évaluation de l'espace occupé par les nombceux interstices du texte
ainsi que les blancs entre les chapitres serait à ce titre révélatrice) qui renforcent ce
sentiment de vide et de dépossession.
Conscient de l'insuffisance de l'évocation de ses souvenirs, ~'écrivain démuni s'est
trouvé devant la nécessité de créer une structure textuelle pouvant pallier à ces manques
et trous qui nient toute possibilité de récit autobiographique. Tous les éléments fournis
par le narrateur invitent le lecteur à faire le rapprochement entre l'enfant privé de l'usage
de la parole et le héros autobiographique, et de façon plus générale à distinguer dans le
récit de W l'enrichissement, le prolongement significatif de la matrice événementielle de
GP.
1
1
68
D'où l'invention de W qui vient précisément répondre à ce besoin, tenter de
combler les lacunes sans cesse mises en avant par le narrateur, qui vient affabuler à
partir du rien. D'où la structure duelle qui, par l'alternance des deux récits, signifie cet
«impossible à dire», ce sens caché que le lecteur pressent et recherche à travers le récit
de fiction, comme la trace des ongles de Caecilia sur le coffre qui provoqua sa mort,
pendant le naufrage, renvoie à ces ongles lacérant les fours crématoires dans le récit
autobiographique.
Il faut voir là le motif pour lequel il était sflrement difficilement concevable pour
Perec de faire d'un chapitre autobiographique le premier chapitre de W, car quelle sorte
d'ouvrage peut se permettre de débuter par quelque chose d'aussi fragmenté, qui nie à
ce point toute possibilité de récit? En fait, le choix de placer le récit de fiction au
premier plan n'est sans doute pas insignifiant. C'est pour mieux déjouer le lecteur, qui
va se rendre compte que la curiosité qu'avait suscitée le narrateur du début sera vite
déçue. L'aventure qui lui est contée va soudain être interrompue sans qU'II en connaisse
l'aboutissement et l'entraîner insensiblement vers les institutions démentielles de W.
Dès le début, il était clairement annoncé que le texte ne partageait ricn avec le
récit d'enfance tel que l'ont pratiqué des écrivains comme Michel Leiris ou Jean-Paul
Sartre, ni avec le récit de déportés comme il en a été écrit dans l'imméchat après-guerre
et encore moins avec un texte du type du célèbre Journal d'Anne Franck. Dans un court
texte intitulé Je suis né, l'écrivain a d'ailleur~ exprimé son sentiment à ce sujet :
69
-feuilleté aussi le journal d'Anne Franck, pas grand-chose à en tirer pour moi» (JSN,
p. Il).
Même si, comme n'a pas manqué de le constater Marcel Benabou, Wou le
:muvenir d'enfance est un des seuls textes où une allusion est faite à ses origines juives,
l'autobiographe n'exprime aucune réflexion à proprement parler sur ce qu'a été l'enfance
d'un Juif persécuté pendant la guerrt~, sur l'événement qui a pourtant été crucial pour lui.
11 s'cn tient à une pure description. Tar ' le récit fictionnel que le récit autobiographique
bouleversent en fin de compte les lois des genres auxquels ils sont censés appartenir, soit
le roman d'aventure et l'autobiographie.
La quête entreprise par le narrateur du premier chapitre ne mènera nulle part ".
sinon justement à la cité cauchemardesque de la deuxième partie : la croisière qui
constituait pour la cantatrice Caecilia la seule chance de voir un jour son fils guérir s'est
ainsi brutalement interrompue, le navire ayant échoué sur les rivages de la Terre de Feu,
causant la mort de CaeciJia et de tout l'équipage. L'enfant, lui, est demeuré disparu sans
laisser de traces. C'est à ce moment que l'autre Gaspard Winckler se voit confier la
mission de partir à sa recherche et cette mission le conduit à découvrir l'île de W. Les
mots qui concluent la première partie de W ne peuvent qu'intriguer le lecteur qui a
jusqu'au bout de cette étrange confession été tenu en haleine: «Je me tus. Un bref
instant, j'eus envie de demander à Otto Apfelsthal s'il croyait que j'aurais plus de chance
que les garde-côtes. Mais c'était une question à laquelle, désormais, je pouvais seul
répondre ( .. ) (WSO, p. 83). Nous avons précédemment commenté le clivage qui sépare
1
1
70
les deux parties. Il faut toutefois rappeler que cette césure, malgré l'affirmation de Perec
dans son prière d'insérer, ne rompt pas véritablement le récit, W2 répondant à WI : bien
que l'enquête menée par Gaspard Winckler n'ait en apparence pas abouti, la cité
cauchemardesque n'est autre que cette île dont il était question dans la première partie
et qui va en quelque sorte se substituer à l'objet premier de la recherche, de même que
la période de Villard-de-Lans est le prolongement de l'enfance passée.
Entre les deux parties, Auschwitz, l'événement auquel n'a pas directement assisté
Perec mais dont il porte en lui la mémoire, et c'est en ce sens que le récit de tiction lui
permet de projeter ses fantasmes : car le narrateur a ceci de supérieur au héros de
l'autobiographie, il a été le témoin d'événements qui ont bouleversé son existence ct dont
il garde des visions d'épouvante: Interligne à trouver: L'incompréhension, l'horreur et
la fascination se confondaient dans ces souvenirs sans fond. Ce qui justifie l'urgence ql"i1
ressent de raconter son périple sur l'île de W, l'urgence propre aux survivants chez qui
l'acte d'écrire répond à un impérieux devoir de témoigner. Cette expérience
concentrationnaire, contenue dans les parenthèses de }'aposopièse et qui fait défaut à
l'écrivain comme au dossier autobiographique du récit GP, doit pourtant être dite. Même
s'il ne partage pas cette expérience «du dedans», Perec a choisi d'affronter l'événement.
Cette tentative a exigé de lui la création d'une forme susceptible de «traduire une réalité
inimaginable, une logique de l'horreur et de communiquer le message à un lecteur
incapable de se référer à rien de connu ... (GFe, p. 111).
1
71
Qui entreprend la description de l'île de W? la voix autodiégétique de Gaspard
Winckler a bel et bien disparu alors qu'il avait fait la promesse au lecteur de lui raconter
la circumnavigatIOn qui l'a conduit à l'île de W. Elle s'est évanouie au profit d'une voix
de type hétérodiégétique : .. II y aurait là-bas, à l'autre bout du monde, une île, elle
s'appelle W.» (WSO, p. 86). L'apparition soudaine de cette autre voix implique donc la
retraite et peut-être également la mort de Gaspard Winckler, comme si finalement tout
témoignage était rendu irréalisable, comme si celte mystérieuse île était régie par un
ordre fou auquel rien ne permet d'échapper. Élément en apparence caractéristique du
roman d'aventures, cette séquestration ne fait-elle pas songer à la situation des Juifs des
camps de la mort, cette disparition ne renvoie-t-elle pas en creux à une autre disparition,
difficilement nommable, et que chaque page de ce récit tente pourtant de cerner?
Comme nous l'avons souligné précédemment, la situation de l'écrivain resté exclu
de J'événement de la Shoah, n'autorise pas un quelconque témoignage de sa part et
condamne le ré<.'it autobiographique à une éternelle répétition. C'est par contre la partie
de l'oeuvre que nous avons nommée W2, qui fait que l'on est porté instinctivement à
rattacher Wou le Jou~'enir d'enfance au corpus de la littérature du génocide. La question
qui nous préoccupe ici est donc de savoir comment l'écrivain est parvenu à traduire la
réalité concentratIOnnaire, comment le lecteur est amené à voir dans la description d'une
île en apparence exclusivement préoccupée de compétitions sportives, une allégorie du
monde concentrationnairt .. ?
1
72
Avant d'interroger le texte, il est nécessaire au préalable de rappeler que
l'existence même de W ou le souvenir d'enfance présuppose que l'écrivain se soit
interrogé sur les problèmes soulevés par l'esthétisation de la tragédie juive, sujet sur
lequel, on l'a vu, il s'est rarement exprimé en dehors de son commentlire critique sur
l'Espèce humaine de Robert Antelme. Si l'on excepte la dernière page où l'écrivain
exprime sa dette envers L'univers cOllcelllratio"naÎre de David Rousset, force est de
constater que le texte ne porte pas la trace d'une interrogation, d'une rétlexion sur
l'événement: jamais la Shoah n'est nommée ou identifiée comme telle. En dehors de
quelques motifs propres à cet univers (leur survêtement gris frappé dans le dos d'un
immense W blanc), on peut présumer que pour le lecteur peu familier de certains détails
historiques de l'événement, ceUe allégorie des camps de concentration pourrait à la limite
passer inaperçue. Comme chacun sait, à la lumière de ce qui a été dit sur le récit de
Robert Antelme, Perec ressent une pure horreur pour tout discours pathétique. Il ne faut
donc pas s'en étonner outre mesure.
Car avant tout ce récit ne vise pas à reconstituer la réalité matérielle de
l'événement. Il 1ébute en premier lieu par une description géographique et historique de
W. La voix qui a soudain pris la parole entraîne le lecteur à t:-avers une exploration
détaillée d'une île en apparence vierge et peu hospitalière, que la présence humaine
n'aurait pas marquée :
Aucun point de débarquement naturel ne s'offre en effet sur la côte, mais des bas-fonds que des récifs à fleur d'eau rendent extrêmement dangereux,
..
des falaises de basalte, abruptes, rectilignes et sans failles, ou encore à l'ouest9 dans la région correspondant à l'occiput du mouton, des marécages pestilentiels. (WSO, p. 89).
73
En dépit des apparences, l'univers de West de fait un monde extrêmement
maîtrisé : sitôt après cette exposition, le narrateur révèle que toule activité sur son
territoire étant reliée au sport, les hommes qui la peuplent sont à quelques exceptions
près tous des athlètes (on isole les vieillards, les femmes et les enfants dans une
forteresse située au sud-ouest de l'île) qui arborent fièrement leur unique devise «Fortius
Altius Citius)). Afin de rendre compte de la façon dont l'activité sportive gouverne l'île,
il se lance dans une description des lois qui définissent son système olympique,
description dont le souci de précision confine parfois au délire :
On sait une fois pour toutes qu'il y a, dar.s tout W, soixante sprinters de 100 mètres répartis en quatre équipes de quinze, que six participent aux championnats locaux ou aux épreuves ùe sélection, huit aux Atlantiades, douze aux Olympiades et quarante-huit aux Spartakiades. (WSO, p. 113).
Tout comme les origines de la population de cette curieuse communauté qui restent
mystérieuses, les habitants de W ne portent pas de nom: leur existence dépersonnalisée
demeure entièrement assujettie à l'activité sportive dirigée par le Gouvernement central,
l'Admimstration, se déployant au Stade, autant d'institutions dont les majuscules sont le
signe d'une présence écrasante au sein de cette société.
Car cette cité régie par l'idéal olympique est cependant loin de nous faire songer
à celle qu'aurait imaginée un Pierre de Coubertin : on flaire l'ironie dans le ton
1
1
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d'évidence enjouée qu'emploie l'écrivain au commencement : «Qui ne serait
enthousiasmé par cette discipline audacieuse, par ces prouesses quotidiennes, cette lutte
coude à coude, cette ivresse que donne la victoire?» (WSO, p. 92). La lente et savante
visite guidée d'un roman à la Jules Verne va progresivement s'assombrir: l'univers de
la lutte qui prédomine ici est un univers impitoyable dont les lois qui lui sont inhérentes
produisent inlassablement ses vainqueurs, qui jouissent d'une gloire éphémère, alors que
ses perdants, éternels damnés, doivent subir les pires humiliations et tortures à chacune
de leurs défaites: «plus les vainqueurs sont fêtés, plus les vaincus sont punis, comme si
le bonheur des uns était l'exact envers du malheur des autres.» (WSO, p. 113).
Un univers qui fait immanquablement allusion aux pires systèmes de répression
totalitaire : car, rappelant à certains égards le stalinisme, l'idéologie de ce système
olympique avec ses institutions telles «les organisateurs», faisant de W sa spécificité,
attribue à la loi une suprématie absolue. Or cette loi, comme ne manque pas de le
souligner Perec, est totalement imprévisible et arbitraire. Au fur et à mesure que le
lecteur découvre la réalité de ces combats quotidiens, il est indiqué que rien n'est assuré
pour ces vainqueurs dont on est censé exalter les mérites, car l'Institution peut
légitimement (elle seule en a le pouvoir) modifier les lois qu'elle énonce et inciter à leur
transgression : subversion qui donne lieu à toutes sortes de rivalités, tricheries et
combines. La manifestation sportive des Atlantiades en offre un éloquent exemple:
contrairement à toutes les autres compétitions qui se déroulent dans une discipline
!
75
rigoureuse lp" Atlantiades se réalisent dans l'anarchie la plus complète. Avant même que
le départ des courses ne soit donné, un véritable carnage a lieu sur le stade:
Un bon tiers des concurrents sont déjà pratiquement éliminés, les uns parce qu'ils ont été assommés et qu'ils gisent inanimés sur le sol, les autres parce que les coups qu'ils ont reçus, et particulièrement les blessures aux pieds et aux jambes ( ... ) (WSO, p. 176).
Progressivement, la voix narrative qui avait commencé par énumérer sur un ton neutre
et presque complice les présupposés idéologiques de W relevant de modèles généralement
admis et difficilement discutables (Je sport est une école de modestie) a habilement
démontré comment le système en apparence fondé sur un sens développé de la
compétition sportive n'était en fait qu'une parabole des systèmes totalitaires les plus
répressifs.
Il manque vraisemblablement à ce portrait une incarnation de la répression : à
aucun moment ceux qui exercent la terreur sur l'île de W ne sont représentés sous la
forme d'humains ou de bourreaux tels qu'on a coutume de se les imaginer. Jamais ils ne
sont désignés en tant que tels mais toujours à travers les institutions dépersonnalisées de
l'Administration, des Jeux, des Officiels, e~c ... C'est la preuve que cette vision appartient
à un monde d'enfant, celui du jeune Perec; l'imaginaire d'un garçon de treize ans n'a pas
su donner de visage aux bourreaux.
Le mécanisme de cette cruauté, qui s'f'!xerce anonymement, une fois actionné, les
activités sportives donnent lieu à des tueries, des massacres - tous perpétrés par et
, !
"
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contre les habitants de l'île - dont la lecture devient difficilement supportable. C'est une
suite de violences répétées au nom de ce même idéal qui contribuent à créer un sentiment
de confusion tel qu'on ne peut plus véritablement distinguer le camp des victimes de celui
des bourreaux, une version plus aiguë de la «zone grise,. dont parle Primo Levi, ct à
l'échelle d'une population.
Pour les athlètes de W dont l'attente de la victOire polarisent l'existence, et qui
ne savent pas véritablement où et qui sont leurs réels ennemis, Il ne reste plus qu'à
espérer, naïvement:
Il préfère croire à son Étoile. II attend que la chance lui sourie. Un jour, les Dieux seront avec lui, il sortira le bon numéro, il sera celui que le hasard élira pour amener jusqu'au brûloir central la Flamme olympique ( ... ) (WSO, p. 216).
Jusqu'ici il n'a pas été explicitement question du génOCide JUIf dont pourtant le tcxte
recèle la marque: les fêtes données en l'honneur des Athlètes victorieux, Oll l'on joue
l'hymne de la nation en hissant l'oriflamme du village vainqueur, nc sont pas sans nous
rappeler les fêtes que donnaient les nazis du 3e Reich, etc ...
Par ailleurs, la lecture de ce déchaînement de cruauté Sf.! révèle d'autant plus
ardue que l'alternance des récits W2 et GP2 est oc plus en plus décalée. La période de
Villard-de-Lans, objet d'incessantes interrogations, est caractérisée par une plus nette
souvenance de l'enfance : elle se superpose à la description de W d'une façon
particulière. Elle vient en quelque sorte la prolonger. En effet, l'auteur fait dans son récit
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autobiographique l'économie des années qui suivirent 1945, comme pour attribuer à W
le pouvoir de révéler les répercussions de cette cassure chez le jeune Perec, cassure qui
reste virtuellement contenue dans le croisement des deux textes. Dans le récit GP2, il
s'agrippe à quelques menus souvenirs, à quelques symboles tels que la lettre hébraïque
autour desquels il noue son histoire. Ce scrupuleux travail de la mémoire ajouté à la
gymnastique de plus en plus épuisante des Athlètes, au son répété des ShneIl, Shnell et
Raus, Raus instaure un rythme de lecture insoutenable. Perec emprunte de toute évidence
ici des éléments du témoignage sur la précaire condition des déportés à partir d'Antelme
ou de Rousset :
Courir. Courir sur les cendrées, courir dans les marais, courir dans la bouc. Courir, sauter, lancer les poids. Ramper. S'accroupir, se relever. Se relever, s'accroupir. Très vite, de plus plus en vite. Courir en rond, se jeter à terre, ramper, se relever, courir. Rester debout, au garde-àvous, des heures, des jours, des jours et des nuits. (WSO, p. 215).
C'est précisément vers :a fin du texte que le sens de ceUe parabole devient de plus en
plus évident, les signifiants évocateurs propres à l'univers concentrationnaire se
multiplient mais restent tout de même réduits:
( ... ) les vestiges souterrains d'un monde qu'il croira avoir oublié: des tas de dents d'or, d'alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité ( ... ) (WSO, p. 218).
1
1
78
La lecture d'une parabole de l'univers concentrationnaire à laquelle nous invitent ces
quelques allusions est sanctionnée par l'écrivain dans le dernier chapitre du récit
autobiographique qui vient englober en quelque sorte la fiction de W. Perec y cite alors
David Rousset dont l'Univers concenrrarionnamJ aurait été l'inspiration de son récit de
fiction. Par là, l'écrivain vient chercher la caution d'un auteur qui à ses yeux est pcut
être plus digne que lui d'écrire sur la tragédie Juive: en 'ssurant la présence de la réahté
dans la fiction, elle rend légitime son entreprise littéraire.
Il nous apprend en même temps que cette lecture de Roussel a permis de donner
un contenu au fantasme qUI s'enracine dans son enfance, venu, il ne s'en est rendu
compte que bien plus tard, occulter le passé de sa jeunesse confisquée. Comme s'il avait
pu en quelque sorte imaginer ce qu'il ne savait pas, ce dont on l'avait exclu, comme s'il
avait dû combler à la hàte l'énorme béance qui lUI tenait lieu de mémoire.
En somme, l'impulsion d'écriture qui a présidé à la création de W n'est pas liée
à une qu\!lconque volonté de recréer la réalité de l'événement: on l'a vu, l'ocuvre de
Perec s'inscrit plutôt contre une volonté de représentation dite réaliste du génocide.
Compte tenu que l'écriture de la Shoah chez lui est essentiellement motivée par une
recherche de la mère, une quête d'identité, le référent du discours est entièrement
intériorisé par l'écrivain lui-même. La question qui s'impose alors est de déterminer si
ce choix littéraire ne se fait pas aux dépens des faits historiques qui restent sar.s cesse
sous-entendus, mais ne constituent en aucun cas le matériau événementiel du récit.
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Le récit W2 appelle plusieurs interprétations possibles. Bien sûr, comme le
suggère l'auteur lUI-même, il faut y voir une allégorie des camps de concentration.
Pourtant, une des réussites de l'écrivain est justement d'avoir pu donner à son texte la
possibilité de recevoir simultanément plusieurs sens: il est ainsi signalé dans le dernier
paragraphe de cette autobiographie que l'on peut voir dans W, au même titre que le
référent nazi, le système tyrannique de Pinochet:
J'ai oublié les raIsons qUI, à douze ans, m'ont fait choisir la Terre de Feu pour y installer W : les fasc.stes de Pinochet se sont ,;:hargés de donner à mon fantasme une ultime résonance: plusieurs îlots de la Terre de Feu sont aUJourd'hui des camps de déportation. (WSO, p. 220).
II faut par conséquent convenir que si l'écrivain s'est au départ inspiré du référent
nazi, il est tout de même parvenu à hisser son texte au niveau d'un mythe, un mythe
universel dans lequel peuvent être déchiffrés d'autres systèm($ totalitaires. À la question
de savoir si, isolé de son double autobiographique, le récit de fiction W2 répond à
l'exigence d'authentIcité de la littérature du génocide, on pourrait opposer quelques
objections: Perec n'a pas souhaité dépeindre les personnages des Athlètes qui demeurent
totalement anonymes: bien qu'il ait su créer une sorte de zone de brouillard enveloppant
les victimes autant que les bourreaux de cette démente cité olympique, jamais il n'a tenté
de saisir la complexité des comportements des déportés, ne leur a donné la parole. En
dehors de la récurrence de pal! onymes à consonance germanique, rien ne permet de
rassembler les détails caractéristiques du tortionnaire nazi. ..
[
1
80
Le monde cauchemardesque de W dominé par la folie correspond au choix d'une
forme d'écriture des plus éloignées de la littérature traditionnelle du génocide. Il
n'empêche que la réussite incontestable de cette oeuvre réside justement dans ce qu'elle
a su relever "le défi lancé à l'imagination littéraire ( ... ) de trouver un moyen de rendre
cette vérité fondamentale (l'altération de la réalité opérée par Dachau ct Auschwitz)
accessible à J'esprit et aux émotions du lecteur ... (GFR, p. 36). En effet, la lente et
progressive description de la machine infernale de W fait découvnr au lecteur le
mécanisme de la perversion du réel, comment l'insensé deVIent réalité. En outre, cette
narration de la réalité concentrationnaire est insérée dans un récit autobiographique qui
d'un point de vue historique se déroule simultanément. Ce récit ne vient en aucun cas
reléguer la fiction à un second plan. Il lui est inextricablement lié en cc sens que
l'énormité de la Shoah est à saisir entre chacune des lIgnes qUI le composent.
C'est peut-être la plus grande particularité de ce récit qui trame une nouvelle
figure littéraire par laquelle l'indicible peut être atteint. Comme l'avait prédit Roscnfeld,
les moyens poétiques traditionnels viennent à manquer lorsqu'il s'agit d'affronter le
génocide. Le défi du romancier consiste just,'!ment à tenter d'outre-passer ces obstacles.
Il importe peu en fin de compte de s'attarder sur la querelle des partisans et des
réfractaires d'une littérature du génocide. Ce qui distingue les entreprises des écnvains,
en ce domaine de la littérature, réside dans les interprétations qu'ils en font ainsi que les
motivations qui les poussent à exploiter le sujet. En ce qui concerne l'écrivain qui nous
intéres!ie ici, la représentation de ce qui fut un réel élaboré par les hommes, aussi
f \
81
inimaginable qu'il fût, s'impose commme une nécessité, un devoir car il est urgent de
délier le caractère catastrophique de l'histoire.
LUI-même écrivam de la Shoah sans expérience concentrationnaire, la re-création
de la réalité conœntrationnaire, essentiellement subjective, s'est faite à travers une
recherche d'identité, une quête des parents disparus, défime comme un acte de
commémoration sans pour autant porter atteinte à son authenticité. C'est dans ce chez-soi
que l'indiVidu pnvé de ses racmes parvient à réintroduire le sens de son existence en tant
qu'écnvalll el c'est dans ce lieu qu'il faut déchiffrer la signification profonde de cette
oeuvre:
la violence du traumatisme provoqué par ce qui nie l'individualité implique donc une affirmation non moins puissante de l'individualité, que ce soit la sienne ou celle de l'être cher ou proche. L'individualité qui se cabre devant la mort est une individualité qui s'affirme contre la mort. 56
Facteur donc essentiellement personnel qui prédomine dans son rapport au génocide. Ce
n'est pas en tant que Juif qu'il s'en préoccupe. La dimension juive est cruellement
absente de sa réflexion, contrauement à un André Schwartz-Bart qui dans son oeuvre
«assume» plus que sa propre existence et qui, à partir de cette impulsion supplémentaire,
tente de placer la Shoah dans le spectre de la souffrance juive. L'oulipien Marcel
Benabou a d'ailleurs fait la preuve que le judaïsme de l'auteur reposait sur un constat de
carenceS7• Mais s'JI nous faut le situer dans la scène littéraire juive, on peut affirmer
qu'il en fall partie intt:gnuHe dans la mesure où l'autobiographie n'a été possible pour lui
1
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que par une esthétisation de la tragédie juive; d'une certaine façon, eJ1e s'est substituée
à son histoire comme si l'être juif ne pouvait s'appréhender en tant que personnalité
individuelle (et par là atteint à l'essence judaïque de la tragédie).
, ..
La vérité de la description de W ne repose ni sur la création de personnages, ni
sur la reproduction du langage perverti des camps de la mort mais plutôt sur le choix de
la forme de son texte, la juxtaposition de deux récits inextricablement liés (l'un n'étant
pas du tout soutenu par une quelconque volonté de recréer cette réalité
concentrationnaire) flOurtant autonomes, mêlant de maigres souvenirs d'enfance à un récit
de tiction sur-signifiant. Elle est tout d'abord passée par une déformation systématique
des modèles et des symboles lIttéraires traditionnels car l'écho de ces écrits antérieurs,
en porlant ombre à l'événement, aurait évacué son caractère particulier: ni l'écrivain
parti à la recherche de son histoire, ni le faux Gaspard Winckler engagé à retrouver
l'enfant sourd-muet n'ont obtenu l'objet de leur quête, le premier découvrant l'écriture,
l'autre la cité cauchemardesque de W : l'autobiographie, conçue dans sa formule
habituelle. autant que le roman d'aventures et a fortiori le Bildungsroman tel qu'il avait
été prévu initialement, ont subi un revers assez remarquable. Alors que jusqu'à présent,
la littérature avai t insisté pour reconnaître ses antécédents, force est de reconnaître
qu'elle perd ici ses points de repère habituels. Car que peut apporter le récit
83
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l
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autobiographique classique, qui implique une définition humaniste de J'homme, dans un
univers dont le fonctionnement reposait sur sa disparition?
Sur le plan formel, cette profonde dérive s'est traduite par un effet de lecture qui
impose progressivement l'atrocité. Le texte ne supporte pas une lecture classique car il
est sans cesse brisé par un va-ct-vient perpétuel, rendu possible par la composition
fragmentaire, caractéristique de la littérature du génocide. Seul moyen pour l'écrivain de
reconstituer son image.
Le fragment ne signifie pas l'absence de sens ou le non-scn~ i"ldis suggère un sens dont la perception sera différente, un sens qui n'apparaîtra que d'être articulé, énoncé, par un sujet dans sa liberté et à J'intérieur de son histoire. 58
Ce qui ne diminue pas pour autant son pouvoir d'évocation, car elle est toujours en
mesure d'articuler de puissantes vérités: même dans le cas de Perce que J'on doit situer
à la toute fin des éventails du genre, soit parmi ces écrivains qui ont choisi de traduire
la réalité des camps en termes non-représentationnels, en des visions abstraites de
souffrance, d'absurdité et de cruauté, tout en distillant une réalité dans les symboles
essentiels de cet univers :
The answer is, a literature of fragments of partial and provisional forms, no one of which by itself can suffice to express the Holocaust, but the totality of which begins to accumulate and register a coherent and powerful effect. (DO, p. 33).
!
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La structure du manque découlant de l'absence de la mémoire se trouve simplement
devenir à nos yeux la caractéristique essentielle de l'univers de W ou le souvenir
d'enfance. Elle n'est pourtant pas un obstacle. Pour la première fois, la littérature
incorpore les blancs de l 'histoire auxquels la génération de l'Après-Shoah a du se
confronter: elle impose cette transformation de cette expérience de la mémoire en
langage. L'Imaginaire et l'expérience de cette absence de la mémoire ont permis à
Georges Perec de créer une nouvelle forme de Pautobiographie, une autobiographie
pulvérisée :
Il ya une pensée du fragmentaire parce qu'il y a une pensée de la vie et que celle-ci ne peut être pensée en totalité par l'individu qu'achevée. Et il Y a pour la modernité nécessité d'une pensée de la vie à la fois parce ce que reconstruire la vie est un impératif dans un siècle de désastres et parce que la faillite des pensées globalisantes, le seul matériau pour la pensée est offert par la vie. (LM, p. 142).
1
86
NOTES
1. C. Roy, L'étonnement du voyageur, p. 33.
2. C. Burgelin, «Perec et la cruauté», p. 31.
3. De l'hébreu «catastrophe» ou «destruction».
4. G. Perec, Wou le Jouvenir d'enfance, p. 13. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle WSO.
5. E. Pawlikowska, «Entretien», p. 76.
6. G. Perec, Je JUÎS né, p. 62. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle JSN.
7. JSN, p. 118.
8. F. Kaufmann, Pour relire le dernier des justes, p. 182.
9. F. Kaufmann, Pour relire le dernier des justes, p. 187.
10. N. Fresco, (cLa diaspora des cendres», p. 208.
Il. A. Finkielkraut, Le juif imaginuire, p. 52. Désormais, les renvois à cc livre seront indiqués par le sigle JI.
12. N. Fresco, (cLa diaspora des cendres», p. 211.
13. C. Vegh, Je ne lui ai pas dit au revoir, p. 165.
14. E. Wiesel, A Jew Today, p. 189.
15. Cité par C. Wardi, Le génocide dans lafiction romanesque, p. 33-34. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle GFR.
16. A. H. Rosenfeld, Double dying, p. 12. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle DD.
17. Cité dans le Monde du 24 avril 1992, p. 7.
18. M. Foucault, «L'Écriture de soi)), p. 6. Désormais, les renvois à cet article seront indiqués par le sigle ES.
87
19. G. Perec, Je me souviens, p. 143.
20. G. Misch, A hi.\'tory of aurobiography, p. 71.
21. )-J. Rousseau, Ol'llVres complètes, p. 3.
22. J. StarobillSki, «Le style de l'autobiographie», p. 26l.
23. J. Starobinski, «Le style de l'autobiographie», p. 26l.
24. B. Didier, Sll'ndhal aUlObio!!,raphe, p. 32.
25. G. May, L'uU/oblO!!,raphu', p. 29.
26. M. Leiris, L 'â!!,(' d'homme, p. 21.
27. P. Larminie, MétllOdi' d'autobiographie, p. 12. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle ME.
28. M. Bénabou, «Perec de A à Z», p. 23.
29. Cause commune, «Les lieux d'une ruse», p. 122.
30. E. Pawlikowska, «Entretien», p. 75-76.
31. N. Lapierre, Le si/ence de la mémoire, p. 17.
32. Dans la perspective qui est la nôtre ici, une analyse du réseau thématique de la Shoah dans le texte VII homme qUi dort serait sans doute pertinente.
33. G. Perce, Ji' me SOUViens, p. Ill.
34. N. L:1pierre, Li' .... i/el/ce dl' la mémoire, p. 13.
35. P. Lejeune, La mémoire et l'oblique, p. 34. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle MO.
36. É. Bruss, «L'autobiographie considérée comme un acte littéraire», p. 25.
37. M. Leiris, L'Age d'homme, p. 19.
38. P. J. Eakin, Fictiol/S in Autobiograhy, p. 22. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle FI.
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88
39. B. Pingaud, L'écriture et la cure, p. 40.
40. M. Contat, L'auteur et le manuscrit, p. 110.
41. E. Wiesel, Un Juif aujourd'hui, p. 74.
42. Notamment Alain Robbe-Grillet à la parution du Miroir qui revie1U, que Philippe Lejeune cite comme exemple dans La mémoire et l'oblique.
43. R. Misrahi, «W, un roman réflexif», p. 81.
44. 1. Howe, «Writing and the Holocaust», p. 174.
45. S. Dekoven Ezrahi, By Words A/one, p. 12.
46. M. Blanchot, (L'expérience-limite», p. 191.
47. G. Genette, Seuils, p. 7-8. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle S.
48. Terme employé par Borges et cité par Genette.
49. P. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. Il.
50. B. Dupriez, Gradus, p. 113.
51. S. Kofman, Paroles suffoquées, p. 15.
52. C. Burgelin, Georges Perec, p. 182. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle GP.
53. M. Benabou, «Perec, vraie ou fausse érudition», p. 123.
54. B. Magné, (Les sutures dans W ou le souvenir d'enfance», p. 4.
55. Tel que suggéré par C. Burgelin.
56. E. Morin, L 'homme et la mort, p. 29.
57. M. Benabou, «Perec et la judéité», p. 17.
58. A. Nouss, La modernité, p. 141. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle LM.
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1
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MAGNÉ, Bernard, «Les sutures dans W», Textuel, 34/44, n° 21, Paris 7, 1988, p. 25-31.
89
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ROY, Claude, L'étonnement du voyageur, Paris, Gallimard, 1990, 374 p.
2 - AUTOBIOGRAPHIE
BRUSS, Élisabeth, «L'autobiographie considérée comme un acte littéraire», Poétique, n° 4, Paris, 1973, p. 22-29.
DIDIER, Béatrice, Stendhal autobiographe, Paris, Presses universitaires de France, 1983, 319 p.
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